Essai sur la philosophie de Dante

thèse pour le doctorat présentée à la Faculté des lettres de Paris

de Frédéric Ozanam

 

 

Essai sur la philosophie de Dante. 1

thèse pour le doctorat présentée à la Faculté des lettres de Paris. 1

de Frédéric Ozanam... 1

INTRODUCTION.. 1

PREMIERE PARTIE CH. 1 : situation religieuse, politique, intellectuelle de la chrétienté du XIIIe au XIVe siècle ; causes qui favorisèrent le développement de la philosophie. 7

PREMIERE PARTIE CH. 2 : De la philosophie scolastique au XIIIème siècle. 11

PREMIERE PARTIE CH. 3 : Caractères particuliers de la philosophie italienne. 17

PREMIERE PARTIE CH. 4 : Vie, études, génie de Dante. Dessein général de la divine comédie, place que l'élément philosophique y obtient. 20

SECONDE PARTIE CH. 1 : Prolégomènes. 28

SECONDE PARTIE CH. 2 : Le mal 32

SECONDE PARTIE CH. 3 : Le mal et le bien, dans leur rapprochement et dans leur lutte. 39

SECONDE PARTIE CH. 4 : Le bien. 50

TROISIEME PARTIE CH. 1 : Appréciation de la philosophie de Dante. Analogies avec les doctrines orientales  62

TROISIEME PARTIE CH. 2 : Rapports de la philosophie de Dante avec les écoles de l'antiquité, Platon et Aristote. Idéalisme et sensualisme. 65

TROISIEME PARTIE CH. 3 : Rapports de la philosophie de Dante avec les écoles du moyen âge. Saint Bonaventure et saint Thomas D'Aquin. Mysticisme et dogmatisme. 72

TROISIEME PARTIE CH. 4 : Analogie de la philosophie de Dante avec la philosophie moderne. Empirisme et rationalisme. 78

TROISIEME PARTIE CH. 5 : orthodoxie de Dante. 84

 

INTRODUCTION

Lorsque, réalisant un pèlerinage souvent rêvé, on est allé visiter Rome, et qu'on a monté, avec le frémissement d'une curiosité pieuse, le grand escalier du Vatican ; après avoir parcouru les merveilles de tous les âges et de tous les pays du monde réunies dans l'hospitalité de cette magnifique demeure, on arrive en un lieu qui peut être appelé le sanctuaire de l'art chrétien : ce sont les chambres de Raphaël. Le peintre y retraça, dans une série de fresques historiques et symboliques, les illustrations et les bienfaits du catholicisme. Parmi ces fresques, il en est une où l'oeil se suspend avec plus d'amour, soit à cause de la beauté parfaite du sujet, soit à cause du bonheur de l'exécution.

Le saint sacrement y est représenté sur un autel, élevé entre le ciel et la terre ; le ciel, qui s’ouvre et laisse voir dans ses splendeurs la trinité divine, les anges et les saints ; la terre, qui se couronne d'une nombreuse assemblée de pontifes et de docteurs de l'église. Au milieu de l'un des groupes dont l'assemblée se compose, on distingue une figure remarquable par l'étrangeté de son caractère, la tête ceinte, non d'une tiare ou d'une mitre, mais d'une guirlande de laurier, noble et austère toutefois, et nullement indigne d'une telle compagnie.

Et si l'on recueille ses souvenirs, on reconnaît Dante Alighieri.

Alors, on se demande de quel droit l'image d'un tel homme a été introduite, parmi celles des vénérables témoins de la foi, par un peintre accoutumé à l'observation scrupuleuse des traditions liturgiques, sous l'oeil des papes, au sein de la citadelle même de l'orthodoxie.

La réponse à cette question se laisse pressentir à la vue des honneurs presque religieux que l'Italie entière a rendus à la mémoire de cet homme, et qui annoncent en lui plus qu'un poète. Les pâtres des environs d'Aquilée montrent encore aujourd'hui, au bord du Tolmino, un rocher qu'ils appellent le siége de Dante, où souvent il vint méditer les pensées de l'exil.

Les habitants de Vérone aiment à faire voir l'église sainte-Hélène, où, voyageur, il s’arrêta pour soutenir une thèse publique. à l'ombre des sauvages montagnes de Gubbio, dans un monastère de Camaldules, son buste fidèlement conservé rappelle qu'il y trouva quelques mois de solitude et de repos. Ravenne saintement jalouse garde ses cendres. Mais surtout Florence a entouré d'un culte expiatoire tout ce qui reste de lui, le toit qui abritait sa tête, la pierre même où il avait coutume de s’asseoir. Elle lui a décerné une sorte d'apothéose en le faisant représenter, par la main de Giotto, vêtu d'une robe triomphale, et le front couronné, sous l'un des portiques de l'église métropolitaine, et presque entre les saints patrons de la cité.

Des monuments d'un autre genre rendent un témoignage plus intelligible encore. Ce sont les chaires publiques fondées, dès le xive siècle, à Florence, à Pise, à Plaisance, à Venise, à Bologne, pour l'interprétation de la divine comédie . Ce sont les commentaires de ce poème dont s’occupèrent les plus graves personnages : comme l'archevêque de Milan, Visconti, qui réunit pour ce travail deux citoyens florentins, deux théologiens et deux philosophes ; comme l'évêque Jean De Serravalle, qui y consacra ses loisirs durant le concile de Constance. Les plus beaux génies italiens s’inclinent devant ce génie fraternel et leur aîné : Boccace, Villani, Marsile Ficin, Paul Jove, Varchi, Gravina, Tiraboschi ont salué Dante du nom de philosophe.

Et l'opinion unanime, se formulant en un vers devenu proverbial, l'a proclamé tout ensemble le docteur des vérités divines, et le savant à qui rien n'échappa des choses humaines : (...).

Ces voix amies avaient trouvé des échos de l'autre côté des Alpes. L'un des premiers traducteurs français de la divine comédie s’en exprimait ainsi, dans sa dédicace à Henri Iv : " sire, je ne craindrai point d'affirmer que ce poème sublime ne doit aucunement être au nombre de plusieurs compositions que le divin Platon comparoit avec les parterres et jardins du bel Adonis, qui, tout à-coup et en un jour venus en lumière, se sèchent et meurent incontinent. En ce noble poème, il se découvre un poète excellent, un philosophe profond, et un théologien judicieux. " la critique allemande a prononcé de même.

Brucker reconnaît Dante comme " le premier d'entre les modernes, auprès duquel les muses platoniciennes, depuis sept cents ans exilées, aient trouvé un asile ; un penseur égal aux plus renommés de ses contemporains ; un sage qui méritait d'être compté au nombre des réformateurs de la philosophie. " mais, telle est parmi nous, passagères créatures que nous sommes, l'impuissance des souvenirs et la courte portée de la gloire, qu'à peine, de ceux qui honorèrent le plus l'humanité, nous parvient-il, au bout de quelques siècles, autre chose que le nom. Ces noms vont ordinairement à l'immortalité, portés par une admiration traditionnelle et ignorante, comparable au dauphin de la fable, qui, sans le savoir, portait à travers les mers tantôt un animal moqueur, et tantôt un poète aux accents divins. Si ces complaisances paresseuses de la postérité profitent quelquefois à des personnages peu dignes, plus souvent elles font tort aux grands hommes. Il semble que justice suffisante leur ait été rendue, parce qu'on leur paie en l'occasion un tribut de vulgaires louanges, tandis que leurs titres les plus précieux restent ensevelis dans la poussière. En sorte que, s’ils pouvaient tout à coup soulever les pierres de leurs tombes, on ne sait quel sentiment les agiterait davantage, ou l'indignation de se voir ainsi méconnus, ou l'orgueil d'être entourés de tant d'hommages alors même qu'on les connaît si peu.

Dante a fait l'expérience de ces singulières destinées de la gloire humaine. L'oeuvre de tant de veilles et de tant de prédilection, à laquelle il sacrifia sa vie et par laquelle il vainquit la mort, la divine comédie, ne nous est arrivée, après six cents ans, qu'en perdant pour nous sa valeur philosophique, c'est-à-dire, peut-être sa valeur principale. Parmi ceux qu'on appelle les gens instruits, beaucoup ne connaissent du poème entier que l'enfer, et, de l'enfer, que l'inscription de la porte et la mort d'Ugolin. Et le chantre des douleurs résignées du purgatoire, celui qui raconta les radieuses visions du paradis, leur apparaît comme une figure sinistre, comme un épouvantail de plus dans ces ténèbres fabuleuses du XIIIe siècle déjà peuplées de tant de fantômes. D'autres, plus éclairés, n'ont pas voulu être plus justes. Ainsi Voltaire ne voit, dans la divine comédie, " qu'un ouvrage bizarre, mais brillant de beautés naturelles, où l'auteur s’élève dans les détails au dessus du mauvais goût de son siècle et de son sujet. " si les critiques de nos jours en ont abordé la lecture avec des dispositions plus sérieuses, quelques-uns n'y ont découvert qu'une inspiration pieusement érotique, d'autres un manifeste politique écrit sous la dictée de la vengeance. Pour les uns et pour les autres, les fréquents passages dogmatiques qui s’y rencontrent ne sont guère que la végétation parasite d'un esprit trop fécond, et comme la mauvaise herbe de la science contemporaine qui jetait partout ses racines.

Enfin, les historiens de la philosophie, tout en revendiquant ce qui lui appartient dans cette vaste composition, se sont contentés de poser la thèse sans entrer dans la controverse, laissant croire qu'ils appréciaient mal l'importance du résultat. Et pourtant, c'était à eux, c'était aux intelligences méditatives, exemptes de la contagion de l'erreur, qu'il en appelait, le vieux poète, lorsque, interrompant ses récits commencés, il songeait avec tristesse à ceux qui ne le comprendraient pas, et s’écriait d'une voix noblement suppliante : " ô vous qui avez l'entendement sain, soyez attentifs à la doctrine qui se cache sous le voile de ces vers étranges : (...). " ainsi, en nous proposant de mettre en lumière la philosophie de Dante, nous ne prétendons pas signaler un fait inaperçu, mais insister sur un fait négligé. L'ambition des découvertes n'est point la nôtre. Nous avons estimé que ce serait faire beaucoup pour nos forces, et peut-être aussi quelque chose pour la science, que de nous emparer d'une donnée fournie par des autorités respectables, et de la suivre dans ses développements qui peuvent offrir plus d'un genre d'intérêt.

Et d'abord, de toutes les choses du moyen âge, la plus calomniée, celle dont la réhabilitation s’est fait le plus attendre, c'est sa philosophie.

Contre elle l'ignorance a suscité le dédain, et le dédain à son tour a encouragé l'ignorance.

On nous l'a représentée parlant un langage barbare, pédantesque dans ses habitudes, monacale dans ses tendances. Sous ces dehors défavorables, nous l'avons facilement crue absorbée dans des préoccupations toutes théologiques, alternativement livrée à des spéculations sans profit, ou à des disputes qui n'ont pas de fin. Il nous paraissait que Leibnitz avait traité l'école avec une souveraine indulgence, en assurant qu'on trouverait de l'or dans son fumier. -or, voici une philosophie qui s’exprime dans la langue la plus mélodieuse de l'Europe, dans un idiome vulgaire que les femmes et les enfants comprennent. Ses leçons sont des chants, que les princes se font réciter pour charmer leurs loisirs, et que répètent les artisans pour se délasser de leurs travaux. La voici dégagée du cortège de l'école et de la servitude du cloître, aimant à se mêler aux plus doux mystères du coeur, aux plus bruyantes luttes de la place publique : elle est familière, laïque, et tout à fait populaire. Si l'on essaie de la suivre dans le cours de ses explorations, on la voit, partie de l'étude profonde de la nature humaine, s’avancer, étendant ses conjectures sur la création tout entière, pour s’aller perdre à la fin, mais à la fin seulement, dans la contemplation de la divinité. On la trouve partout ennemie des subtilités dialectiques, n'usant d'abstractions que sobrement, et comme de formules nécessaires pour coordonner des connaissances positives ; peu rêveuse, et moins empressée à la réforme des opinions qu'au redressement des moeurs. Puis, si l'on s’enquiert de son origine, on apprend qu'elle naquit à l'ombre de la chaire des docteurs scolastiques, qu'elle se donne pour leur interprète, qu'elle en fait preuve, et qu'elle en fait gloire. -il y a là, sans doute, un phénomène remarquable en soi. Mais, peut-être, il y aura plus. On se laissera réconcilier par l'élève avec ses maîtres ; on ira s’asseoir à leurs pieds. Les préventions accumulées se dissiperont, et laisseront reconnaître une vaste lacune dans l'histoire de la science. Une lacune reconnue est bien près d'être remplie.

Il existe des préventions d'une autre sorte, qu'il n'importe pas moins de repousser. Le nombre est grand aujourd'hui de ceux qui n'attribuent à la poésie qu'un mérite purement esthétique, et n'y voient qu'une beauté résultant de la triple harmonie des pensées, des pensées avec les paroles, des paroles entre elles. Du reste, ces esprits étroits ne tinrent jamais compte ni de la valeur logique de la pensée, ni de la portée morale de la parole. Pour eux, l'art n'est qu'une jouissance sans but ultérieur, parce que la vie est un spectacle sans signification sérieuse ; ils demeurent captifs dans le monde visible, dont le sensualisme et le scepticisme leur ferment les issues. Leurs traditions sont celles de quelques poètes de l'antiquité et des temps modernes, qui ne célèbrent que des sensations et des passions, et dont le triomphe était de produire dans ceux qui les écoutaient la terreur et la pitié, c'est-à-dire deux affections stériles. De là, cette indifférence qui accueille aujourd'hui beaucoup de tentatives poétiques : de là, ces colères des auteurs délaissés, et, si l'on peut dire ainsi, cette impénétrabilité réciproque de la littérature et de la société, qui les empêche de s’unir pour se vivifier mutuellement. Or, voici un poète qui parut dans un siècle tumultueux, qui marcha comme enveloppé d'orages.

Cependant, derrière les ombres mouvantes de la vie, il a pressenti des réalités immuables. Alors, conduit par la raison et par la foi, il devance le temps, il pénètre dans le monde invisible ; il s’en met en possession ; il s’y établit comme dans sa patrie, lui qui n'a plus de patrie ici-bas.

De ces hauteurs, s’il laisse encore tomber ses regards sur les choses humaines, il en découvre à la fois le principe et la fin ; par conséquent, il les mesure et il les juge. Ses discours sont des enseignemens qui subjuguent les convictions et qui inclinent les consciences, en même temps que, par le rhythme, ils se fixent dans les mémoires. C'est comme une prédication qui se fait parmi les multitudes, ne se taisant jamais ; qui les captive, en s’emparant de ce qu'il y a de plus fort en elles, l'intelligence et l'amour. C'est donc une poésie qui, aux trois harmonies d'où la beauté résulte, en joint deux autres : l'harmonie de la pensée avec ce qui est, c'est-à-dire, la vérité ; l'harmonie de la parole avec ce qui doit être, c'est-à-dire, la moralité.

Ainsi, elle porte en soi une double valeur logique et morale, par où elle répond aux besoins les plus chers du plus grand nombre des hommes : elle se fait comprendre de ceux qu'elle a compris ; elle est nécessairement sociale. -il y a encore là un phénomène qui mérite sans contredit une place dans l'histoire de l'art. C'est plus qu'un phénomène ; c'est un exemple.

Et l'exemple, quand il est excellent, entraîne après soi la réfutation des théories contraires.

Enfin, l'union de deux choses si rares, une philosophie poétique et populaire, une poésie philosophique et vraiment sociale, constitue un événement mémorable qui indique un des plus hauts degrés de puissance où l'esprit humain soit jamais parvenu. Que si toute puissance a sa raison d'être dans les circonstances contemporaines, l'événement que nous signalons nous donnera lieu d'apprécier la culture intellectuelle de l'époque où il se rencontra.

Comme nous nous arrêtons avec respect devant la maison qui vit naître un homme illustre, encore que les murs en soient noircis par la vétusté, et que nous n'en comprenions pas l'ordonnance intérieure, nous apprendrons aussi à respecter la civilisation au sein de laquelle il vécut, bien qu'elle nous apparaisse confuse dans l'ombre des temps. Alors il faudra modifier quelques-unes de nos habitudes historiques : nous pourrons être contraints d'avancer, de deux siècles et plus, cette date généralement admise de la renaissance, qui suppose d'une manière calomnieuse l'abrutissement de dix générations antérieures. Il faudra confesser qu'on savait déjà l'art de penser et de dire, alors qu'on savait encore croire et prier. Nous rendrons hommage à cet âge catholique, à cette belle adolescence de l'humanité chrétienne, vers laquelle, en ces jours où nous sommes de virilité orageuse, nous avons besoin de reporter quelquefois nos regards. Ces aveux tardifs ne manquent pas maintenant. Et néanmoins, s’il nous est permis d'attacher quelque espérance à ce travail, ce sera l'espérance de les multiplier encore.

C'est surtout un intérêt de piété filiale qui nous a dominé pendant que nous avons recueilli les faits et les idées qu'on va lire : c'étaient pour nous quelques fleurs de plus à répandre sur les tombes de nos pères, qui furent bons et grands ; quelques grains d'encens de plus à offrir sur les autels de celui, qui les fit bons et grands pour ses desseins.

Ces motifs, qui ont déterminé le choix du point de vue philosophique où nous nous sommes placé, ne nous feront pas oublier les bornes de l'horizon qu'il embrasse. Nous ne chercherons pas à embrasser le cadre immense, à découvrir tous les mystérieux labyrinthes, de la divine comédie . Nous savons que les souvenirs du passé, et les scènes du présent ; les passions politiques, et d'autres passions plus tendres ; les traditions nationales, et les croyances religieuses ; et le ciel et la terre, ont pris part à cette admirable création : (...).

Nous y reconnaissons des éléments épique, élégiaque, satirique, didactique, rassemblés dans une combinaison savante. L'élément didactique, à son tour, nous paraît divisible en deux autres : le premier, purement théologique ; le second, véritablement philosophique. Mais la divine comédie ressemble à ces vastes héritages tombés entre les mains d'une postérité débile et appauvrie, qui les morcelle pour les cultiver.

Nous avons pris la portion la plus inculte, mais peut-être une des plus fécondes. Nous ne saurions la défricher sans mettre d'abord le pied hors de ses limites.

Toute chose en effet doit être étudiée dans son milieu. Alors même qu'on s’efforce d'en isoler quelqu'une pour mieux s’en rendre maître, on ne saurait la soustraire entièrement aux influences du dehors. Dans toute abstraction il reste un peu de réalité, comme, dans le vide artificiel, il reste toujours un peu d'air. Un système philosophique n'est point un fait solitaire ; il est le produit du concours de toutes les facultés de l'âme : ces facultés obéissent à une éducation antérieurement reçue, à des impulsions extérieures. Il est donc utile, en commençant, d'étudier l'aspect général de l'époque de Dante, les phases de la scholastique contemporaine, les caractères spéciaux de l'école italienne à laquelle il appartint, les études et les vicissitudes qui remplirent sa vie, et l'action que ces causes réunies durent exercer sur ses doctrines. Telle sera la première partie de cet essai.

C'est assurément dans la divine comédie que s’est formulé le génie de son auteur. Mais le génie ne saurait se contenir tout entier dans une formule, si vaste qu'elle soit. Il faut qu'il la déborde, et que, soit en préludant à son oeuvre préférée, soit en la suspendant quelquefois, il laisse échapper ailleurs ce qu'il y a d'exubérant dans ses inspirations. Aussi, la même main qui traça la divine comédie, jeta, comme en se jouant, d'autres écrits qui en sont le commentaire et le complément naturel. De tous ces documents rapprochés entre eux, mais en nous attachant surtout aux conceptions qui se rencontrent dans le poème, en nous astreignant même à la méthode que nous croyons y reconnaître, nous tenterons de faire ressortir une complète analyse de la philosophie du poète : deuxième et principal objet de nos investigations.

Enfin, après avoir ébauché tous les traits de cette philosophie, nous aurons à en caractériser l'ensemble. Nous nous transporterons dans les divers ordres d'idées anciennes, intermédiaires, et modernes, au centre desquelles elle nous paraît placée. Nous examinerons par quels points elle tient aux unes ou aux autres ; comment elle touche aux souvenirs de l'académie ou du lycée, aux disputes des réalistes et des nominaux, aux débats récents du sensualisme et du spiritualisme. Ainsi, trop pénétré de notre faiblesse pour juger nous-même la philosophie de Dante, nous la traduirons au tribunal de l'histoire, où elle aura pour juges Aristote et Platon, saint Thomas et saint Bonaventure, Bacon et Leibnitz. Puis, nous nous élèverons avec elle au-dessus des systèmes qui passent ; nous la suivrons au pied d'un tribunal immuable, celui de la religion. Et, nous prêtant à d'anciennes controverses renouvelées naguère, nous verrons s’il faut reléguer le poète italien parmi la foule tumultueuse des esprits hétérodoxes, ou l'admettre au nombre des plus nobles disciples de l'éternelle orthodoxie. Ce sera la troisième partie, et le terme du travail que nous entreprenons.

Parvenus à ce terme, si nous regardons derrière nous, nous ne saurons nous dissimuler l'insuffisance de nos investigations. La divine comédie est, en quelque sorte, le résultat composé de toutes les conceptions du moyen âge, chacune desquelles à son tour résulte d'une lente élaboration poursuivie à travers les écoles chrétiennes, arabes, alexandrines, latines, grecques, et commencé dans les sanctuaires de l'Orient. Il importerait de redire cette longue généalogie. Il importerait de savoir combien il faut de siècles et de générations ; combien de veilles ignorées, de pensées péniblement obtenues, abandonnées, reprises, transformées, pour faire possible un tel ouvrage : ce qu'il coûte, et, par conséquent, ce qu'il vaut. Mais des études de ce genre n'auraient pas de fin. Si Bernardin De Saint-Pierre découvrit un monde d'insectes sur un fraisier, et, après vingt jours de méditation, se retira confondu devant les merveilles de l'humble plante, est-il étonnant qu'un grand homme, un seul livre de ce grand homme, un seul aspect de ce livre suffise au labeur de plusieurs années ? Mais des années consumées de la sorte seraient-elles sans regret ? ...

comme notre poète, pèlerin dans les régions sans bornes de l'histoire, entouré de toutes les figures du passé, il ne nous est permis qu'un court entretien avec chacune d'elles, sous peine de ne pouvoir aborder les autres.

à nous comme à lui, il semble qu'une voix crie : " que le temps nous est mesuré, et que des choses inattendues nous restent à voir. "

 

PREMIERE PARTIE CH. 1 : situation religieuse, politique, intellectuelle de la chrétienté du XIIIe au XIVe siècle ; causes qui favorisèrent le développement de la philosophie.

La providence divine et la liberté humaine, ces deux grandes puissances dont le concours explique l'histoire, s’accordent quelquefois pour mettre plus solennellement la main à l'oeuvre et pour faire toutes choses nouvelles. Alors, les tendances unanimes et spontanées, qui sont parmi la multitude comme des manifestations de la volonté de Dieu, changent de direction. Les institutions sociales, qui sont l'expression d'un développement obtenu des facultés de l'homme, cèdent sous l'effort d'un développement ultérieur. Ces époques sont appelées époques de transition. Il s’en rencontre une, au moyen âge, depuis le milieu du XIIIe jusqu'au delà des premières années du XIVe siècle.

1 en ce temps-là, l'église elle-même, immuable dans l'accomplissement de ses destinées éternelles, dut modifier son action sur les affaires temporelles de la chrétienté. Si, deux fois encore, elle descendit dans l'arène ; si elle combattit contre Frédéric II et Philippe le bel, pour la défense des libertés générales, la seconde fois, en présence des malheurs de son chef, Boniface VIII, elle jugea que d'autres temps étaient venus. Elle commença dès lors à se démettre de la tutelle politique qu'elle avait exercée sur les peuples enfants, devenus désormais assez forts pour défendre eux-mêmes leur cause. Elle se retira lentement dans le domaine spirituel. Quatre conciles œcuméniques : un de Latran, deux de Lyon, un de Vienne, rassemblés en moins de cent années, avaient déjà étendu l'intelligence des dogmes, resserré la discipline, pourvu à la réforme des moeurs.

Quatre ordres religieux nouvellement institués, ceux de saint-Dominique et de saint-François, les augustins, et les pères de la merci, multiplièrent, sur tous les points qu'ils parcoururent, les lumières de l'instruction et les oeuvres merveilleuses de l'amour. La pensée religieuse plana moins souvent sur les champs de bataille et dans les conseils des princes, mais elle vint s’asseoir plus intime au foyer des familles, elle pénétra plus avant dans la solitude des consciences. Elle y forma des vertus qui furent couronnés de l'auréole des saints. Il est peu de siècles qui aient tant peuplé les autels.

D'un autre côté, sur les plages de l'Afrique, échouaient deux croisades, suprêmes et héroïques efforts de la chrétienté pour sortir de ses frontières européennes. Il lui fallait défendre ces frontières mêmes au nord contre les hordes mongoles, les recouvrer au midi sur les maures. Satisfaite de conserver son indépendance au dehors, elle employa désormais ses forces au dedans. à l'ère glorieuse des conquêtes succéda l'ère laborieuse de l'organisation politique. Le saint empire romain, déshonoré par les crimes des Hohenstaufen, perdait les hommages de ses plus illustres feudataires et ses vieux titres de suprématie universelle. échappées à la centralisation dont il les avait menacées, les nationalités nouvelles s’établissaient, se dégageaient les unes des autres, se disputaient leurs limites, non sans des guerres nombreuses, non sans de fréquentes tentatives diplomatiques qui furent les premiers rudiments du droit international.

-l'aristocratie féodale cessait d'être ce pouvoir exclusif, devant lequel plusieurs générations s’étaient silencieusement inclinées. Elle dut entrer en lutte ou en négociations avec la royauté, qui se séparait d'elle ; avec le clergé et le peuple, qui réclamaient énergiquement leurs franchises. Sous les noms d'états, de parlements, de diètes, de cortès, des assemblées représentatives existèrent, où les trois ordres paraissaient comme les gardiens des intérêts moraux, militaires, industriels, des nations. Mais surtout le tiers-état, issu de l'émancipation des communes, grossi par l'affranchissement d'un grand nombre de serfs, ingénieux à entretenir dans ses rangs cette union qui fait la force, habile à s’allier avec les pouvoirs plus anciens que lui, agrandissait progressivement la place qui lui était faite dans le droit public reconstitué. -les coutumes locales et arbitraires cédaient à l'autorité générale des ordonnances des princes, à l'autorité savante de la jurisprudence romaine. Les lois nouvellement codifiées s’exécutèrent par le ministère d'une magistrature sédentaire, et qui admit des roturiers dans ses tribunaux. De ce moment, devait dater la renaissance du droit civil.

De pacifiques révolutions s’accomplissaient aussi dans l'empire de la pensée. La théologie dominait encore les sciences, mais elle les voyait sans jalousie grandir autour d'elle. Les voyages de Marco Polo, les missions de quelques pauvres religieux à travers les déserts de l'Asie septentrionale, les vaisseaux génois poussés par les vents aux rivages des Canaries avaient reculé les bornes de la terre connue. La découverte de la boussole, des lunettes, de la poudre à canon, faisait pressentir, dans la nature, des forces inaperçues jusque là. De toutes parts s’ouvraient des écoles, variées, spéciales, comme celles de Salerne et de Montpellier, pour la médecine ; de Pise, pour la jurisprudence. Dans les principales provinces du monde chrétien s’élevaient des universités vraiment dignes de ce nom, par le caractère encyclopédique de leur enseignement, et par la multitude des étudiants qu'elles attiraient des contrées les plus lointaines. Paris en avait donné le premier exemple. Oxford, Bologne, Padoue, Salamanque, Naples, Upsal, Naples, Lisbonne, et Rome, l'imitèrent avant qu'un siècle fût passé. - les progrès des arts avaient été encore plus rapides. Le temps des grandes inspirations synthétiques n'était déjà plus : celui des travaux analytiques commençait. Aux épopées chevaleresques et aux poèmes lyriques qui s’étaient chantés succédait une poésie amie de l'allégorie et de la satire, didactique, souvent pédantesque, et qui, abandonnée de la musique, ne gardait plus que le rythme.

La prose, à son tour, dérobait la parole écrite aux lois du rythme, pour l'assujettir aux seules règles d'une grammaire encore incertaine. Elle faisait ses premiers et timides efforts dans les recueils de lois et les histoires, et fixait le caractère des langues modernes. Il en était de même des arts du dessin.

L'architecture, après avoir atteint la plus haute perfection possible du style gothique, tenta d'acquérir en richesse ce qu'elle perdait peut-être en pureté. La peinture et la sculpture, abritées sous son ombre, asservies à ses dispositions, traitées jusqu'ici comme de simples dépendances, ne se contentaient plus d'animer les vitraux et de donner une population aux niches des basiliques ; elles essayaient leurs premières compositions originales dans les fresques dont se couvrirent les murs, et dans la décoration des tombeaux. -enfin, le commerce qui, à la faveur des croisades, avait étendu le cercle de ses entreprises maritimes, s’occupait maintenant d'explorer les voies de terre et de multiplier les entrepôts. L'industrie manufacturière prospérait dans les cités, à l'ombre des libertés municipales. Et la transformation du servage en vasselage encourageait l'agriculture, comme autrefois le changement de l'esclavage en servage l'avait régénérée.

Au milieu de ces formes mobiles de l'activité humaine, l'une des plus excellentes, la philosophie, ne pouvait demeurer stationnaire. Le bruit du monde extérieur devait parvenir jusque dans les plus profondes solitudes, détourner le cours et prolonger la durée des méditations les plus sérieuses.

Les âmes généreuses ne veulent pas rester au dessous des faits dont elles sont témoins, et les grands événements provoquent les grandes conceptions.

Mais le mouvement qui s’opérait était un mouvement de retraite et d'organisation intérieure, où les éléments étrangers, jusque là confondus, se dégageaient ; où s’attiraient des éléments homogènes, jusque là séparés. Ce mouvement, en se reproduisant dans la philosophie, se résolvait en réflexion, abstraction, recomposition, c'est-à-dire, dans les actes même qui la constituent. Ainsi les efforts du siècle portaient sur elle et déterminaient l'exercice de toutes ses forces.

2 les hommes vinrent aider aux circonstances.

Ce furent d'abord les souverains pontifes. Innocent IV, dont l'indomptable courage domina le XIIIe siècle, voulut régner aussi par l'intelligence.

Obligé de fuir de ville en ville et d'abriter sa tête sous des toits étrangers, il emmenait avec lui, comme le seul ornement de son exil, un cortège de savants qui formaient une université tout entière. Plus tard, étendant sa sollicitude à toutes les écoles des royaumes chrétiens, il s’alarmait d'y voir la foule, empressée autour des chaires de jurisprudence, déserter les leçons de philosophie. Il s’efforçait de réconcilier les esprits avec cette étude ; il y rattachait même les intérêts, en décidant qu'elle serait un préliminaire indispensable pour parvenir aux honneurs et aux bénéfices ecclésiastiques.

Urbain IV ordonna qu'à Rome et sous ses yeux la physique et la morale fussent enseignées par saint Thomas D'Aquin. Lui-même, chaque jour après son repas, faisait agiter entre ses cardinaux des disputes philosophiques auxquelles il aimait à prendre part.

Cette honorable familiarité consolait la science et lui faisait oublier les superbes mépris des histrions dorés et des ignorants bardés de fer. Sur le trône papal et en la personne de Clément IV, Roger Bacon trouva l'unique protecteur de ses travaux incompris. D'autres enfin, ne portèrent pas seulement sous la tiare des dispositions bienveillantes, mais un mérite scientifique personnel et une renommée justement acquise : tels furent Pierre De Tarentaise, orateur, canoniste, et métaphysicien, qui prit le nom d'Innocent V ; et Jean XXI, plus connu sous le nom de Pierre l'espagnol, qui fut l'auteur d'une logique reçue avec une approbation unanime, et demeurée longtemps classique.

Parmi les princes temporels, plusieurs imitèrent ces exemples. Ce fut d'abord Frédéric II, empereur d'Allemagne, qui ceignit quatre couronnes, dont le règne ne fut qu'une guerre de quarante ans, législateur et tyran tour à tour : vandale sous ses tentes en Lombardie, voluptueux sultan dans ses harems de Pouille et de Sicile, il fut aussi troubadour quelquefois, et souvent philosophe.

Durant les heures de loisir qu'il passait dans sa riche bibliothèque, des manuscrits grecs ou arabes s’étaient souvent déroulés sous ses mains. Il en voulut doter l'Europe ; et, dans un manifeste rédigé par son chancelier Pierre Des Vignes, il annonça la traduction de plusieurs ouvrages, et spécialement des écrits d'Aristote. Ce magnifique présent fait à la science marqua une époque mémorable dans ses annales. Elle ne rencontra pas moins de faveur auprès du roi Robert de Naples, loué après sa mort comme un sage consommé ; auprès d'Alphonse de Castille, qui mérita le titre de savant ; et jusqu'à la cour d'Angleterre, où la foule adulatrice se pressait aux leçons de Duns Scott. Mais, nulle part mieux qu'en France, la royauté ne sut s’honorer par l'influence qu'elle exerça sur la culture de l'entendement humain. Il serait long de tout redire : saint Thomas D'Aquin convié à la table de saint Louis, et le monarque faisant écrire par ses secrétaires les soudaines inspirations du docteur ; Vincent De Beauvais, admis en qualité de docteur dans l'intimité du même prince ; la Sorbonne fondée ; Philippe-Le-Hardi, donnant pour précepteur à son fils le célèbre Égidius Colonna. Il suffit de rappeler que les bienfaits de nos rois firent la prospérité de l'université de Paris. Ils l'environnèrent de ce prestige qui attirait sur ses bancs quarante mille élèves de toutes les nations, captivait dans ses chaires les plus illustres étrangers, et la rendait digne d'être saluée, par les papes, comme la source de la vérité, comme le foyer de toutes les lumières. En sorte qu'en se plaçant, au XIIIème siècle, sur l'humble colline de Sainte-Geneviève, on voit venir tributaires à ses pieds toutes les gloires intellectuelles du monde catholique ; on entend s’agiter les innombrables questions soulevées dans la controverse ; on découvre au loin les évolutions des esprits : on peut, de ce point de vue, embrasser toute l'histoire de la philosophie contemporaine.

La puissance spirituelle et la puissance séculière si souvent armées l'une contre l'autre, s’accordaient donc dans leur action sur les travaux de la pensée. Toutes deux assuraient aux études consciencieuses sécurité, liberté, loisir. Toutes deux surtout, en donnant à l'enseignement une consécration publique, lui imposaient l'abnégation des rivalités personnelles, et le formaient à des habitudes graves et conciliantes.

3 un des effets les plus signalés de cette protection des grands était la multiplication plus rapide des livres et des traductions ; l'accès rendu chaque jour plus facile des connaissances de l'antiquité et des doctrines orientales. Les derniers écrivains échappés aux ruines de Rome avaient été, avec l'Organon d'Aristote et les livres de saint Denis l'aréopagite, les seuls initiateurs des premiers scolastiques. Plus tard, les croisades avaient familiarisé les latins avec les langues de la Grèce et de l'Orient. Les oeuvres de saint Jean Damascène furent traduites ; Platon eut un commentateur ; et Guillaume, abbé de saint-Denis, rapporta de Constantinople des manuscrits, parmi lesquels se rencontrèrent la physique, la métaphysique, et la morale d'Aristote. Déjà les versions du moine Constantinus Afer, et l'Alcoran, traduit sous les auspices de Pierre-Le-Vénérable, avaient fait connaître les doctrines arabes, lorsque parut le livre de Causis, où se trouvaient résumées les idées d'Alpharabi, d'Avicenne, et d'Algazel. Mais ce fut surtout vers le temps qui nous occupe que l'hellénisme et l'orientalisme intervinrent, avec un déploiement de forces inattendu, dans les destinées philosophiques de l'Occident. La diversité des idiomes n'était plus un obstacle pour un âge qui avait vu la conquête de l'empire byzantin et l'invasion de l'Égypte par les armées françaises.

Gérard De Crémone et Hermangard de Biais transportèrent en langue latine les ouvrages d'Avicenne et d'Averrhoës. Moïse Maimonide fit connaître à la fois les travaux des docteurs musulmans et les rêveries de la kabbale juive. En même temps, l'Almageste de Ptolémée, le Timée de Platon, les livres de Proclus, et d'autres encore, moins renommés, trouvèrent des interprètes. Mais surtout la fortune d'Aristote fut grande : ses oeuvres, déjà traduites sur des versions arabes, le furent de nouveau sur le texte original. à la traduction, exécutée par ordre de Frédéric Ii, en succéda une autre, qu'entreprit Guillaume De Morbeka par les conseils de saint Thomas D'Aquin et peut-être par la volonté d'Urbain IV. Quelques traités passèrent même jusque dans les idiomes vulgaires. L'opposition, d'abord menaçante, de l'université de Paris, qui avait obtenu dans un concile provincial la condamnation des doctrines péripatéticiennes, avait été modérée par la sagesse du pape Grégoire IX.

Elle dut bientôt admettre des exceptions ; puis elle se prêta à une tolérance générale, et finit par s’effacer devant l'exemple des docteurs les plus vénérés qui couvrirent le Stagirite de leur manteau et le firent entrer avec eux, non plus sur le seuil, mais jusqu'au centre même de l'école. Au commencement du XIVe siècle, l'antiquité et l'orient reçoivent, en quelque sorte, une solennelle hospitalité dans la république chrétienne, quand, au concile de Vienne, il est ordonné d'établir, dans les quatre universités principales et au lieu où la cour romaine séjournera, des chaires d'hébreu, de chaldéen, d'arabe, et de grec. Cette autorité, accordée aux anciens et aux arabes, n'était point tyrannique en son principe ; elle était due à une longue série d'hommes laborieux, quelquefois inspirés d'une manière sublime, et qui représentaient la tradition savante de l'humanité. Si cette tradition ne peut être acceptée sans examen, elle ne saurait non plus être négligée sans imprudence. C'est dans une économie sagement ménagère de l'expérience du passé pour les besoins de l'avenir, que réside le secret du progrès scientifique des générations. Et malheur aux générations solitaires, qui, n'ayant point reçu l'héritage de l'enseignement, ou l'ayant répudié, sont contraintes de recommencer, faibles et mortelles, l'oeuvre des siècles !

Ainsi, tandis que les événements contemporains communiquaient à la philosophie un mouvement durable, et que le bon vouloir des hommes puissants lui donnait une direction, l'apparition des doctrines anciennes et étrangères lui marquait le point de départ.

 

PREMIERE PARTIE CH. 2 : De la philosophie scolastique au XIIIème siècle

1 quand la barbarie avait envahi l'Europe, effaçant sous ses pas les sillons laborieux de la civilisation latine, le peu de connaissances qui restaient éparses après ce grand désastre, recueillies par des mains pieuses, resserrées pour échapper à une perte complète, avaient été renfermées dans un cercle étroit, encyclopédie indigente qui réduisait les arts libéraux au nombre de sept, divisés en trivium et quadrivium .

La philosophie ne s’y trouvait comprise que par la moindre de ses parties, la dialectique : la théologie n'y avait point de place ; elle était demeurée, seule et inactive, au fond du sanctuaire. Puis, des jours moins ténébreux s’étaient levés.

Au fond du sanctuaire, au milieu des pompes inspiratrices du culte et des retentissements de la prédication, la théologie s’était réveillée ; elle cherchait à concevoir les choses invisibles qu'elle proposait à croire : ce fut le commencement de la métaphysique. Dès lors, la dialectique ne pouvait plus se contenir dans les limites du trivium .

Lasse de combiner des mots, elle tenta de lier les conceptions qui venaient de se produire, elle s’éleva à la fonction de logique. La métaphysique et la logique se trouvèrent en présence : une philosophie dogmatique résulta de leur union. -les conditions de cette union dépendaient d'un premier problème : savoir, s’il y a correspondance entre les existences invisibles que la métaphysique suppose et les notions que la logique déduit, entre les réalités et les idées ? C'était ce problème célèbre des universaux légué par l'antiquité, dans une phrase de l'alexandrin Porphyre, au moyen âge qui l'accepta. Saint Anselme le résolut, en concluant de la notion de Dieu à l'existence de Dieu, en établissant la réalité nécessaire de l'idée de perfection, en réalisant toutes les idées générales, en se faisant ainsi le chef des réalistes. D'autres, au contraire, avec Roscelin, refusèrent toute valeur objective aux idées générales, ne reconnurent dans les genres et les espèces que des créations arbitraires du langage : ce furent les nominaux. Ces deux écoles rivales renouvelaient la lutte interminable de l'idéalisme et du sensualisme. Elles eurent d'illustres athlètes, Guillaume De Champeaux et Abailard, qui remplirent toute la chrétienté du bruit des coups qu'ils se portaient. La dispute multiplia les divisions : il y eut quatre sectes de réalistes ; et les nominaux en comptèrent trois. Ces contradictions de la raison semblaient accuser son impuissance. Plusieurs rejetèrent le secours incertain de la logique, et pensèrent s’élever à la science par l'intuition, à l'intuition par l'ascétisme. Il y eut donc une philosophie mystique, dont les principes se formulèrent sous la plume de Godefroy, de Hugues, de Richard, tous religieux de l'abbaye de saint-Victor. La théologie, en allant tirer de leur sommeil les études rationnelles, les avait appelées sur les confins de l'orthodoxie et de l'opinion. Il arriva que ces confins, difficiles à déterminer, furent souvent méconnus. Certaines doctrines appelèrent le soupçon : d'autres, comme celles d'Amaury De Chartres, de David De Dinant, provoquèrent de solennels anathèmes.

Du choc violent de la liberté scientifique et de l'autorité religieuse devait jaillir le doute. Les réminiscences confuses de la littérature païenne et les premières influences des docteurs sarrasins encouragèrent le scepticisme. -ainsi, toutes les tendances de l'esprit humain s’étaient manifestées ; et leur divergence même témoignait de leur énergie, dès le commencement du XIIIème siècle.

2 ce siècle déjà resplendissant de tant de gloires, fut aussi celui où la philosophie scolastique atteignit son apogée.

 Et d'abord, cette abdication que l'église allait faire de son pouvoir dans l'ordre politique, la théologie y préluda dans l'ordre intellectuel. Elle émancipa la philosophie, qui avait assez grandi sous sa tutelle pour se soutenir d'elle-même. Elle ne retint qu'une supériorité maternelle et des relations de réciproque assistance : car il y avait séparation, mais non pas en tout, ni pour toujours ; émancipation, mais non pas reniement mutuel. " la science de la foi,... etc. " assurée désormais d'une existence indépendante et qui n'était pas sans honneur, la philosophie se développa librement ; et voici quelles larges limites elle se traçait, en se définissant elle-même.

" la philosophie est l'étude... etc. " cette énumération constituait la philosophie à l'état de science universelle, telle que les anciens l'avaient conçue lorsqu'ils faisaient rentrer dans son cadre l'éloquence et la poésie, la géométrie et la législation, et qu'ils l'appelaient la connaissance des choses divines et humaines. Si d'ailleurs on éliminait la grammaire, la rhétorique, et les mathématiques, qui, déjà contenues dans la classification des sept arts, avaient leur enseignement spécial, il restait la logique, la physique, la métaphysique et la morale, qui composèrent dans leur ensemble le cours de philosophie de l'école formant un système complet d'explications sur Dieu, la nature, et l'humanité, et comme le couronnement nécessaire des études antérieures. Mais puisque, dans ce cours, la logique occupait la première place et qu'un examen scrupuleux s’y faisait des phénomènes intellectuels, avant qu'il fût permis de se livrer à l'exploration du monde extérieur, c'était vraiment dans les idées qu'on étudiait les choses ; les vérités de toute espèce n'apparaissaient qu'à la lumière de la conscience ; et, dès lors, sans être nommée, existait la psychologie, où devaient se concentrer les recherches philosophiques des modernes. En sorte que toutes les définitions qui ont été données de la philosophie, à tous les moments de sa durée, les plus étendues comme les plus profondes, conviennent à la scolastique.

Pour agir dans la sphère nouvelle qu'elle venait de s’ouvrir, la philosophie avait besoin de rassembler toutes ses forces. Il fallait une organisation qui ramenât à un concours efficace les efforts de la pensée jusque là dispersés. Nous avons déjà dit les causes politiques qui favorisaient le rapprochement des systèmes. Parmi les nombreuses nuances du réalisme et du nominalisme, il s’en était trouvé qui se touchaient de près. Ainsi, l'opinion de Gilbert De La Porée, qui admettait la généralité dans les lois seulement de la nature, semblait se confondre aisément avec celle de Jean De Salisbury, qui avouait la légitimité des idées générales formées par l'abstraction des qualités communes à plusieurs individus. Cette fusion s’opéra.

Et, tandis qu'à dater environ de l'an 1200, tous les penseurs chrétiens prenaient avec orgueil le nom de réalistes, au fond de leur enseignement avait pénétré le conceptualisme issu des nominaux. Ainsi se conciliaient les deux écoles qui avaient divisé le dogmatisme, en s’attachant sans réserve à l'expérience des sens ou à l'infaillibilité de la raison. Elles surent apprécier aussi l'importance du mysticisme, et lui empruntèrent ces perceptions intuitives dont lui seul a le secret. En même temps les tentations sceptiques, qu'avait suscitées une connaissance imparfaite et par conséquent dangereuse des doctrines païennes et musulmanes, disparurent devant une érudition complète, grave, et sagement modératrice. Il y eut donc un véritable éclectisme, où la raison, les sens, l'intuition, la tradition du passé, toutes les grandes puissances de l'entendement, firent alliance. Au lieu des sectes exclusives de l'âge précédent, il s’éleva d'illustres docteurs, dont chacun représenta plus excellemment une de ces puissances, mais jamais ne méconnut les autres.

3 Alain Des îles, Alexandre De Hales, Vincent De Beauvais, Guillaume D'Auvergne, ne furent que des précurseurs.

Enfin parut Albert-Le-Grand (1195-1280) ; Atlas, qui porta sur sa tête le monde entier de la science, et qui ne fléchit point sous le poids : familier avec les langues de l'antiquité et de l'orient, il avait puisé à ces deux sources de la tradition ses forces gigantesques. Des bancs de l'université de Paris où il s’était assis humble élève, il avait passé à Cologne où il établit sa chaire, où il se posa comme l'hiérophante initiateur de l'Allemagne.

C'est dans l'immensité et la prodigalité de son érudition que réside son mérite principal.

Toutefois, il ne négligea point les questions psychologiques qui ne peuvent se résoudre que par l'exercice personnel de la raison ; il se prononça sur l'origine et la valeur des idées, sur la division des facultés de l'âme. Il ne dédaigna pas d'interroger la nature et de chercher dans une observation persévérante, dans les fourneaux et les creusets, des pouvoirs inconnus, comme celui de transmuter les métaux. Il osa plus encore : dans des régions inaccessibles au regard, impénétrables à l'induction, il pensa découvrir des agents surnaturels, capables de modifier l'ordre régulier des phénomènes : lui-même, dit-on, crut au titre de magicien, que lui donnèrent ses disciples. Il est demeuré populaire dans les souvenirs de la postérité, comme un être presque mythologique et plus qu'humain.

D'un autre côté, et dans une cellule de quelque monastère ignoré d'Angleterre, l'inspiration qui fait les grandes découvertes descendit sur un pauvre religieux, Roger Bacon (1214-1294). Il avait étudié à Oxford, et à Paris ; mais l'imperfection des études de son temps l'avait frappé d'abord : il en chercha les causes et sut les déterminer, démontra la nécessité d'une réforme, en proposa les conditions, et lui-même en donna l'exemple. Il s’attacha surtout à l'expérience, à l'expérience éclairée, calculatrice, qui ne se contente point d'observer les phénomènes, qui les provoque et les reproduit. Alors, dans l'obscurité de son laboratoire, cet homme eut une vision de l'avenir. " on peut, dit-il, faire jaillir... etc. "

Roger Bacon savait pourtant s’arracher à des investigations si attrayantes, afin de visiter les autres parties du domaine philosophique. Il résolut dans le sens éclectique la question des universaux.

Outre l'expérience extérieure et les conceptions rationnelles, il admit une expérience intérieure, qui s’acquiert dans le commerce de l'âme avec Dieu.

Il acceptait aussi l'autorité de la sagesse antique, mais en la soumettant à une critique sévère : la philologie avait été l'objet de ses persévérantes méditations. La providence lui avait fait une longue vie, et la science attendait de lui un siècle entier de progrès ; mais l'étonnement de ses contemporains, qui l'appelaient admirable doctor mirabilis, se changea en soupçons odieux. Sa vieillesse se passa dans une prison, et la lumière manqua à ses derniers travaux. Plus tard, et à l'époque de la réforme, ses manuscrits furent brûlés dans l'incendie d'un couvent de son ordre, par des hommes dont les descendants triomphent aujourd'hui, au nom de l'industrie protestante, sur les bateaux à vapeur et sur les chemins de fer que le vieux moine catholique avait prédits.

Vers le même temps, sous un ciel moins rigoureux, au pied de ces montagnes de Toscane et de Calabre, dont les flancs portèrent tant de grands hommes, deux génies frères étaient nés. Un même âge les rapprochait déjà : un même jour les réunit, à Paris, pour y recevoir tous deux les honneurs académiques ; l'amitié les rassembla pendant la vie, la même année dans le tombeau, le même culte sur les autels ; on ne saurait séparer, dans l'histoire, saint Bonaventure et saint Thomas D'Aquin.

Saint Bonaventure (1221-1274), intelligence moins laborieuse peut-être et plus aimante, inclinait aux doctrines contemplatives et s’efforçait d'accorder avec elles l'exercice légitime de toutes les facultés humaines.

Malheureusement pour ses disciples, le séraphique docteur s’éleva trop tôt, et par une voie trop courte, à ces sommités mystérieuses qu'il avait signalées d'en bas. Il mourut au milieu du deuxième concile de Lyon : les députés réunis de l'église universelle honorèrent ses funérailles. Et s’il fallait à sa mémoire d'autres hommages moins pompeux et plus tardifs, cent cinquante ans plus tard ses écrits allaient consoler dans sa solitude le pieux Gerson, fatigué des spectacles d'une société corrompue et des disputes d'une école dégénérée.

S Thomas D'Aquin (1224-1274) avait entendu son maître définir l'esprit humain, " un tout potestatif " . On peut dire que lui-même fut ce tout réalisé. Jamais de plus excellentes facultés ne furent réunies dans un assortiment plus heureux ; mais toutes étaient dominées par une raison haute, solennelle, et puissamment méditative. C'est pourquoi, lorsque ses compagnons d'études l'appelaient le grand boeuf de Sicile, ses maîtres acceptèrent pour lui l'augure. Le séjour ordinaire de ses pensées devait donc être la science la plus rationnelle de toutes, celle par conséquent qui domine et coordonne les autres, c'est-à-dire, la métaphysique.

Là, au terme de toutes les spéculations, se présentait l'inévitable problème des universaux : il fallait prononcer sur la réalité objective des conceptions rationnelles, établir l'équation des idées et des choses. Saint Thomas admit en Dieu l'existence des idées archétypes de la création.

Mais l'homme ne jouit point d'une vision directe de ces archétypes : ses connaissances se forment des images reçues par les sens, et des perceptions abstraites qui s’en dégagent à la lumière de la raison. -cette logique conciliante, qui avait fait une juste part à l'intervention des sens, devait conduire saint Thomas dans ses recherches physiques.

Il réfuta l'opinion qui excluait les corps du plan primitif de la création ; il leur donna place dans la hiérarchie des êtres, et découvrit en eux un concours à l'ordre universel, une tendance incessante à la perfection, un vestige de la divinité. Cependant ses préoccupations théoriques le ramenaient aux sollicitudes pratiques : il formulait une législation qui enlaçait dans le réseau de ses prévisions l'homme, la famille et la cité ; il reconnaissait l'excellence de la contemplation ; il savait les voies par lesquelles une vertu sublime peut conduire à la vue immédiate de l'éternelle vérité. -mais c'était peu pour lui de s’être éprouvé en des exercices si divers : il recourut encore aux enseignements de ses devanciers ; de nombreux écrits d'Aristote, le Timée de Platon, le maître des sentences, furent tour à tour l'objet de ses consciencieux commentaires. Alors saint Thomas conçut une oeuvre digne de lui : ce fut une vaste synthèse des sciences morales, où serait dit tout ce qui se peut savoir de Dieu, de l'homme, et de leurs rapports ; une philosophie vraiment catholique, summa totius theologiae . Ce monument, plein d'harmonie, malgré l'apparente aspérité de ses formes, colossal dans ses dimensions, magnifique dans son plan, demeura toutefois inachevé, semblable en cela même à toutes les grandes créations politiques, littéraires, architecturales du moyen âge, choses que le destin n'a fait que montrer et n'a pas laissé être jusqu'au bout...

un long cri d'admiration suivit l'ange de l'école doctor angelicus rappelé au ciel.

Albert-Le-Grand, Roger Bacon, saint Bonaventure, et saint Thomas D'Aquin, constituent entre eux une représentation complète de toutes les puissances intellectuelles : ce sont les quatre docteurs qui soutiennent la chaire de la philosophie, dans le temple du moyen âge. Leur mission était vraiment l'instauration des sciences, mais non point la consommation définitive. Ils ne furent pas exempts des ignorances et des erreurs de leur siècle ; car la providence permet les erreurs du génie, de crainte de laisser croire aux hommes qu'il ne leur reste rien à faire après lui. Souvent la majesté, la grâce même de leurs conceptions disparaît sous les voiles des expressions dont elles sont revêtues ; mais ces imperfections furent rachetées par d'autres mérites.

C'est que ces philosophes chrétiens ne recelèrent point en eux le divorce, devenu depuis si fréquent, de l'intelligence et de la volonté ; c'est que leur vie fut tout entière une laborieuse application de leurs doctrines. Ils réalisèrent dans sa plénitude cette sagesse pratique, tant rêvée des anciens : l'abstinence des disciples de Pythagore, la constance des stoïciens, l'humilité, la charité que nul de ceux-là n'avait connues. Albert-Le-Grand et saint Thomas étaient descendus des châteaux de leurs nobles ancêtres dans l'ombre des cloîtres de saint Dominique : le premier abdiqua, le second refusa, les honneurs de l'église. Roger Bacon et saint Bonaventure ceignaient leurs reins du cordon de saint-François ; et, quand on vint chercher l'un d'eux pour revêtir la pourpre romaine, l'histoire a dit à quel obscur ministère il était occupé. -aussi, ne s’enfermaient-ils point dans les superbes mystères d'un enseignement ésotérique ; ils ouvraient les portes de leurs écoles aux fils des pâtres et des artisans, et, comme le Christ, leur maître, ils disaient : " venez tous. " après avoir rompu le pain de la parole, on les voyait distribuer celui de l'aumône. Le pauvre peuple les connaissait, et bénissait leur nom.

Aujourd'hui encore, après six cents ans, les habitants de Paris s’agenouillent aux autels de l'ange de l'école ; et les ouvriers de Lyon s’honorent de porter, une fois par an, sur leurs robustes épaules, les restes triomphants du séraphique docteur.

4 la scolastique n'était pourtant point demeurée sans reproches. Dans ces temps belliqueux, ceux à qui leur profession interdisait de rompre la lance et de croiser l'épée portaient leur ardeur dans les tournois de la parole. La controverse devenait la passion de toute leur vie ; on les voyait, vieillards flétris, s’agiter encore dans les carrefours, discutant chaque syllabe et chaque lettre d'un discours, ou d'un écrit. Ils étendaient leurs argumentations comme des filets, dressaient leurs syllogismes comme des embûches, multipliaient les combinaisons des mots comme la nature multiplie les combinaisons des choses, et, grâces à d'innombrables distinctions, prouvaient et niaient tour à tour la vérité, la fausseté, l'incertitude, d'une même maxime. Mais, de même que cette multitude ameutée dont parle le poète, à la vue d'un personnage illustre par ses services et ses vertus, se tait et demeure suspendue aux pacifiques paroles qui lui sont apportées ; ainsi, ce peuple disputeur d'écoliers jeunes et vieux sembla soudain oublier ses empressements et ses colères, quand les grands maîtres de la pensée parurent au milieu de lui : l'étonnement fit faire le silence. Mais le désordre recommença, quand ils furent passés. Une autre génération se leva, et aux hommes de génie succédèrent les hommes de talent.

Raymond Lulle (1244-1315), Duns Scott (1275-1308), et Occam (mort en 1345), ouvrent l'ère de la décadence. D'une part, Raymond flattait les penchants dangereux des dialecticiens d'alors, en leur offrant, dans son art combinatoire, un jeu mécanique où devaient se déduire sans retard et sans efforts toutes les conséquences des principes donnés.

D'un autre côté, ce docteur, né sous le ciel de Majorque et dans le voisinage de la domination musulmane, entraîné en de longs voyages sur les côtes d'Afrique et au Levant, s’était embrasé de toutes les ardeurs du mysticisme arabe et alexandrin ; il les rayonnait à son tour parmi la foule, que l'admiration de sa vie aventureuse réunissait avide autour de lui. L'anglais Duns Scott, plus calme peut-être, mais non moins impatient de remettre en problème les doctrines de ses prédécesseurs, nia la possibilité de rencontrer la certitude dans les connaissances acquises par les sens. Les genres et les espèces, au contraire, lui parurent des réalités primordiales ; il peupla la science d'êtres de raison arbitrairement conçus, et, renouvelant les opinions des anciens réalistes, il formula le plus audacieux idéalisme. Occam, qui passa ses jours dans les querelles religieuses, politiques, littéraires, à Oxford dans sa jeunesse, à Paris sous Philippe-Le-Bel, en Allemagne auprès de Louis De Bavière, chevalier errant de la controverse, releva le gant au nom des nominaux.

De cet axiome qu'il ne faut pas sans nécessité multiplier les êtres, il fut conduit, non seulement à repousser les êtres de raison comme des fantômes, mais jusqu'à méconnaître la valeur objective de l'idée de substance, jusqu'à hésiter devant la distinction de l'esprit et de la matière, c'est-à-dire, jusqu'aux limites du sensualisme.

-ces hésitations même indiquent les approches du scepticisme qui va reparaître, et que rien ne favorise en effet comme l'extrême hardiesse des systèmes dogmatiques auxquels on ne peut ni croire, ni répondre.

Ainsi, les écoles exclusives sortaient de leurs ruines. Elles remplirent le quatorzième siècle de leurs rivalités. La logique, cette gymnastique savante où l'esprit européen avait pris son vigoureux tempérament, dégénérait en un assaut de sophismes, en un jeu puéril et dangereux : les questions, divisées à l'infini, se soulevaient comme la poussière sous les pas des lutteurs. La métaphysique se perdait dans une ontologie inféconde, où les formalités, les haeccéités, et autres créations capricieuses de l'entendement humain, prirent la place qui appartenait aux vivantes créations de Dieu. On n'interrogea plus l'expérience, dont les réponses étaient trop lentes à obtenir et trop peu flexibles au gré des opinions belligérantes ; on chercha d'autres oracles plus faciles à corrompre dans les enseignements de l'antiquité, qui furent déclarés infaillibles. Alors, au milieu du concert presque unanime des docteurs chrétiens, fut célébrée l'apothéose d'Aristote. La divinité païenne ne se contenta point toujours d'encens ; il lui fallut des sacrifices : l'immolation de toute doctrine indépendante. La scolastique finit au milieu de ces orgies, comparable au monarque d'Israël, dont la jeune sagesse avait étonné le monde, et qui traîna dans les temples des idoles étrangères sa vieillesse déshonorée.

5 c'est vers le milieu de la période que nous venons de décrire, aux approches de l'an 1300, entre l'apogée et le commencement de la décadence, dans un de ces moments solennels où la prospérité même devient mélancolique, parce qu'elle se sent toucher à sa fin ; c'est à cette heure du chant du cygne, que la philosophie du moyen âge dut avoir son poète. Car, tandis que la prose, surtout la prose d'une langue morte comme celle de l'école, mise à l'épreuve des ans, se corrompt bientôt et ne laisse plus apercevoir que défigurée l'idée qui y était enfouie, la poésie est comme un corps glorieux, sous lequel la pensée demeure incorruptible et reconnaissable. Elle est aussi une forme agile, qui pénètre les masses, et se rend présente sur les points les plus éloignés. Immortalité, popularité, ce sont les deux présents divins dont les poètes ont été faits dispensateurs. La philosophie grecque avait eu son Homère, en la personne de Platon ; la scolastique, moins heureusement partagée sous d'autres rapports, menacée d'un dépérissement plus rapide, éprouvait encore davantage le besoin d'une consolation pareille. Le poète qui allait venir avait donc sa place marquée dans le temps ; il faut dire quelles causes la lui assignèrent dans l'espace : son siècle étant connu, il reste à faire connaître la situation intellectuelle de son pays.

 

PREMIERE PARTIE CH. 3 : Caractères particuliers de la philosophie italienne

1 trois choses inséparables, le vrai, le bien, et le beau, sollicitent l'âme de l'homme à la fois par le sentiment de leur absence actuelle et par l'espoir d'un rapprochement possible. Le désir du bien fut la première préoccupation des premiers sages, et la philosophie, à son origine, ainsi que son nom le témoigne (...), fut l'oeuvre de l'amour.

Mais, le bien ne pouvant se faire sans être d'abord perçu comme vrai, la pratique incertaine appela le secours de la spéculation : il fallut étudier les êtres, pour déterminer les lois qui les unissent.

On ne pouvait approcher du vrai, sans être frappé de sa splendeur, qui est le beau ; l'harmonie des êtres, se réfléchissant dans les conceptions des savants, devait se reproduire dans leurs discours. La philosophie des premiers temps fut donc morale dans sa direction, et poétique dans sa forme.

Telle, au sein de l'école pythagoricienne, elle apparut pour la première fois en Italie. Alors, les villes lui demandèrent des lois ; et, plus tard, les métaphysiciens d'élée et Empédocle D'Agrigente chantèrent les mystères de la nature dans la langue des dieux. -puis, Rome fut, et comme son nom l'annonçait (...), Rome fut la force ; et cette force, mise en action, devint l'empire du monde. Le peuple romain devait donc être doué surtout du génie de l'action. Cependant, le sentiment de l'art ne lui manquait pas non plus : il fallait d'harmonieuses paroles à sa tribune, des chants à ses triomphes.

Lors donc que, dans ses murs, il accueillit la philosophie, c'est que l'étrangère se présenta sous les auspices de Scipion et d'Ennius, s’engageant ainsi à servir et à plaire ; et, depuis, elle ne cessa pas de se prévaloir du patronage commun des hommes d'état et des poètes.

Elle visitait la retraite de Cicéron, accompagnait Sénèque dans l'exil, mourait avec Thraséas, dictait à Tacite, régnait avec Marc-Aurèle, et s’asseyait dans l'école des jurisconsultes qui ramenaient toute la science des choses divines et humaines à la détermination du bien et du mal. Elle avait convié à ses leçons Lucrèce, Virgile, Horace, Ovide, et Lucain. Les systèmes de Zénon et d'Épicure, prompts à se résoudre en conséquences morales, les traditions de Pythagore empreintes d'une ineffaçable beauté, obtinrent seules vraiment le droit de cité romaine. -le christianisme vint féconder de nouveau le sol italien, que tant d'illustres enfantements semblaient devoir épuiser. Après Panthénus, l'abeille de Sicile et le premier fondateur de l'école chrétienne d'Alexandrie ; après Lactance et saint Ambroise, le génie énergique et artistique des anciens romains revécut, au sixième et au septième siècles, dans deux de leurs plus nobles descendants, Boëce et saint Grégoire.

L'un, martyr du courage civil, sut prêter à la philosophie un langage harmonieusement consolateur ; l'autre, infatigable pontife, laissa pour monuments, dans l'histoire de l'esprit humain, ses livres admirables sur les divines écritures, et le système de chant demeuré sous son nom. -aux derniers temps, le soleil italien ne cessa pas de luire sur des générations de philosophes, moralistes, jurisconsultes, publicistes, et de poètes qui se firent honneur de philosopher. C'est Marsile Ficin, confondant en son enthousiasme néo-platonique la science, l'art, et la vertu ; c'est Campanella, rêvant une cité idéale ; Machiavel, qu'il suffit de nommer ; Vico et Gravina, sondant les bases de la société ; Beccaria, Filangieri, et les économistes du dix-huitième siècle. C'est aussi Pétrarque, descendant couronné du capitole pour aller méditer à la clarté de sa lampe solitaire " les remèdes de l'une et de l'autre fortune " ; Tasse se reposant des combats de la Jérusalem délivrée dans d'admirables dialogues ; et, s’il est permis de citer des célébrités plus récentes et non moins chères, Manzoni et Pellico.

Il existe donc, au-delà des Alpes, une philosophie antique, fidèle à son double caractère, et, par conséquent, nationale : car la permanence des idées, qui fait la personnalité chez les individus, constitue aussi la nationalité parmi les populations. Il existe une philosophie italienne qui a su maintenir, dans leur primitive alliance, la tendance morale et la forme poétique ; soit que, sur cette terre bénie du ciel, en présence d'une nature si active et si suave, l'homme aussi apporte dans l'action plus de vivacité et plus de bonheur ; soit qu'un dessein d'en haut ait ainsi fait l'Italie pour être le siège principal du catholicisme, en qui devaient se rencontrer une philosophie excellemment pratique et poétique, les idées réunies et réalisées du vrai, du bien, et du beau.

2 au moyen âge, la philosophie italienne n'était ni moins florissante, ni moins fidèle à son double caractère. à la fin des siècles barbares, le b Lanfranc et saint Anselme, sortis de Pavie et d'Aoste pour aller prendre possession l'un après l'autre du siège primatial de Cantorbéry, inaugurèrent, dans l'Europe septentrionale, les études régénérées. Le lombard Pierre fut porté, par l'admiration universelle, de sa chaire de professeur à l'évêché de Paris. Pendant que Jean Italus faisait honorer son nom dans l'école de Constantinople, Gérard De Crémone, fixé à Tolède, interrogeait la science des arabes, et apprenait aux espagnols à s’enrichir des dépouilles scientifiques de leurs ennemis. Bologne avait été le siège d'un enseignement philosophique qui ne manqua pas d'éclat, avant de voir commencer ces leçons de jurisprudence qui la rendirent si célèbre. La logique et la physique ne cessèrent point d'y être assidument professées au treizième siècle. Padoue n'avait rien à envier à sa rivale. Milan comptait près de deux cents maîtres de grammaire, de logique, de médecine, et de philosophie. Enfin, la renommée des penseurs de la péninsule était si grande dans toutes les provinces du continent, qu'elle servait à expliquer l'origine des doctrines nouvellement apparues, et qu'Arnaud De Villeneuve, par exemple, passait pour l'adepte d'une secte pythagoricienne disséminée dans les principales villes de la Pouille et de la Toscane. -mais la vigueur exubérante de la philosophie italienne se manifeste surtout dans la mémorable lutte qui s’engagea, et qui, analogue à celle du sacerdoce et de l'empire, continua pendant plus de deux cents ans entre les systèmes orthodoxes et les systèmes hostiles. Il y aurait peut-être le sujet d'intéressantes investigations à faire dans les doctrines des fratricelles, de Guillelmine de Milan, des frères spirituels, où la communauté absolue de corps et de biens, l'émancipation religieuse des femmes, la prédication d'un évangile éternel, rappelleraient les tentatives modernes du saint-simonisme. Mais, en se restreignant aux faits purement philosophiques, on en rencontre de plus surprenants encore. Dès l'année 1115, les épicuriens étaient assez nombreux à Florence pour y former une faction redoutée, et pour provoquer des querelles sanglantes : plus tard, le matérialisme y apparaissait comme la doctrine publique des gibelins. Les petits-fils d'Averrhoës furent accueillis, à la cour italienne des Hohenstaufen, en même temps qu'une colonie sarrasine était fondée à Nocera, et faisait trembler Rome. Frédéric Ii ralliait autour de lui toutes les opinions perverses et semblait vouloir constituer une école antagoniste de l'enseignement catholique. Cette école, quelque temps réduite au silence après la chute de la dynastie qui l'avait protégée, reprit des forces lorsqu'un autre empereur, Louis De Bavière, descendit des Alpes pour aller recevoir la couronne des mains d'un anti-pape. Alors Pétrarque, en citant dans ses discours saint Paul et saint Augustin, excitait un sourire dédaigneux sur les lèvres des savants qui l'entouraient, adorateurs d'Aristote et des commentateurs arabes.

Ces théories irréligieuses étaient pressées de se réduire en voluptés savantes : elles eurent des poètes pour les chanter. La vérité toutefois ne demeura point sans défenseurs : pour elle furent suscités deux hommes que nous avons déjà rencontrés parmi les plus grands de leur âge, saint Thomas D'Aquin et saint Bonaventure, qu'il faut rappeler ici comme deux gloires italiennes. Moralistes profonds, ils furent encore poétiquement inspirés, l'un, quand il composa les hymnes qui devaient un jour désespérer Santeuil ; l'autre, lorsqu'il écrivit le cantique traduit par Corneille.

Aegidius Colonna combattit aussi l'averrhoïsme de cette même plume qui traçait des leçons aux rois ; Albertano De Brescia publia trois traités d'éthique en langue vulgaire. Il faudrait citer encore Jacques De Ravenne, Alexandre D'Alexandrie, et d'autres que leur époque célébra, et qui ont éprouvé ce qu'il y a de trompeuses promesses dans les applaudissements des hommes.

Mais, de toutes les cités assises au pied de l'Apennin, aucune ne put s’enorgueillir d'une plus heureuse fécondité que la belle Florence. Déchirée par les guerres intestines, si elle enfantait dans la douleur, elle se donnait des enfants immortels.

Sans compter Lapo Fiorentino, qui professa la philosophie à Bologne, et Sandro De Pipozzo, auteur d'un traité d'économie dont le succès fut populaire, elle avait vu naître Brunetto Latini et Guido Cavalcanti. Brunetto, notaire de la république, avait su, sans faillir à ses patriotiques fonctions, servir utilement la science ; il avait traduit en italien la morale d'Aristote ; il rédigea, sous le titre de trésor, une encyclopédie des connaissances de son temps, et donna, dans son tesoretto, l'exemple d'une poésie didactique où ne manquait ni la justesse de la pensée, ni la grâce de l'expression. Guido Cavalcanti fut salué le prince de la lyre : un chant, qu'il composa sur l'amour, obtint les honneurs de plusieurs commentaires, auxquels les théologiens les plus vénérés ne dédaignèrent pas de mettre la main. Il aurait été admiré comme philosophe, si son orthodoxie fût demeurée irréprochable. C'était assez de deux citoyens de ce mérite pour honorer une ville déjà fameuse : un troisième pourtant était proche, qui les allait faire oublier.

3 la philosophie du treizième siècle devait donc demander à l'Italie le poète dont elle avait besoin ; mais l'Italie devait le donner marqué de l'empreinte nationale, pourvu avec une égale libéralité des facultés contemplatives et des facultés actives, non moins éminemment doué de l'instinct moral que du sentiment littéraire. Il fallait trouver, quelque part, une âme en qui ces dispositions, harmonieusement unies par la nature, fussent développées encore par les épreuves d'une vie providentiellement prédestinée, et qui, impressionnable à l'action du dehors, eût toutefois l'énergie nécessaire pour rassembler ses impressions et produire à son tour.

 

PREMIERE PARTIE CH. 4 : Vie, études, génie de Dante. Dessein général de la divine comédie, place que l'élément philosophique y obtient.

1 en l'année 1265, sous des sinistres auspices et dans la maison d'un exilé, un enfant était né, qui fut Dante. De mémorables événements entourèrent son berceau : la croisade de Tunis, la fin du grand interrègne par l'élection de Rodolphe De Habsburg, le second concile de Lyon, les vêpres siciliennes, la mort d'Ugolin, tels furent les premiers entretiens auxquels s’ouvrit son oreille.

Il avait vu sa patrie divisée entre les guelfes et les gibelins ; les uns, représentants de l'indépendance italienne et des libertés communales ; les autres, défenseurs des droits féodaux et de la vieille suzeraineté du saint empire.

Les traditions de sa famille et ses propres inclinations l'attachaient à la cause des guelfes ; il prit la robe virile en combattant dans leurs rangs, à Campaldino, où ils triomphèrent (1289). Bientôt après, il assista aux dissensions du parti victorieux, quand, sous l'orageux tribunal della bella (1292), les constitutions de la commune furent modifiées, les nobles exclus des magistratures, et les intérêts de la république remis aux mains des plébéiens. Chargé successivement de plusieurs ambassades, quand il reparut dans son pays, les suprêmes honneurs et les derniers périls l'y attendaient. En revêtant les fonctions de prieur (1300), il trouva les nobles et les plébéiens rentrant en lutte sous les nouveaux noms de noirs et de blancs ; ses sympathies pour les seconds lui donnèrent les premiers pour ennemis. Tandis qu'il allait à Rome combattre leur influence, ils appelèrent à Florence Charles De Valois, frère de Philippe-Le-Bel : il ne parut pas que ce fût trop d'un prince de maison royale pour lutter contre l'autorité d'un grand citoyen. Le prince l'emporta ; mais il se déshonora lui-même et le nom français, en faisant prononcer contre les chefs des blancs une sentence de proscription. Deux solennelles iniquités, dans l'espace de quelques mois, s’accomplirent en Italie, à l'ombre de nos lys : l'exil de Dante, et l'enlèvement de Boniface VIII. Dante maudit ses juges, mais non pas sa patrie ; le souvenir qu'il garda d'elle l'accompagna, errant de ville en ville, aux foyers des marquis de Lunigiane, des Scaligieri de Vérone, des seigneurs de Polenta, sombre, et trouvant toujours amer le pain de l'hospitalité.

Tantôt par la force, et tantôt par la prière, par toutes les voies, hormis celles où il aurait fallu ramper, il tenta de rentrer dans ces murs chéris, bercail de ses premiers ans. Et, quand ses attentes déçues ne lui laissèrent plus d'autre recours, s’il sembla passer dans le camp des gibelins, c'est qu'il crut y retrouver la cause de la liberté pour laquelle il avait combattu contre eux : c'est que l'intervention française, sollicitée par l'imprudence des guelfes, menaçait l'Italie d'un péril nouveau. Ou plutôt, ces deux noms de factions rivales avaient plusieurs fois changé de sens au milieu des luttes intestines : ils demeuraient comme des mots de sinistre augure inscrits sur des étendards qui ne ralliaient plus que des intérêts, des passions, et des crimes.

Dante ne cessa pas de confondre dans une commune réprobation les excès des deux partis, et de chercher dans une région plus haute les doctrines sociales auxquelles appartenait son dévouement. Car ce besoin d'intervenir dans les affaires de son temps, qui l'avait précipité dans de si étranges infortunes, ne l'abandonna jamais : il venait de remplir une mission diplomatique à Venise, quand il mourut à Ravenne (1321). Le bruit des hommes et des choses ne manqua pas non plus à ses derniers jours : les révolutions, qui changèrent en seigneuries la plupart des républiques italiennes ; les triomphes populaires de la Flandre et de la Suisse ; les guerres de l'Allemagne, de la France et de l'Angleterre ; la majesté pontificale outragée dans Agnani ; la condamnation des templiers ; la translation du Saint-Siége à Avignon. Ces tragiques spectacles, qui suffisaient pour laisser de profondes images dans la mémoire de Dante s’il en fût resté le témoin, devaient, quand il s’y donnait un rôle, émouvoir puissamment sa conscience : car, le sens moral qui s’éveille à l'aspect du juste et de l'injuste s’exalte en s’attachant à l'un, en se sentant opprimé par l'autre. Il avait connu le mal par la souffrance, la seule école où puissent apprendre les hommes vertueux : il avait connu le bien par la joie qui s’éprouve à le faire ; il l'avait voulu d'une volonté ardente, par conséquent communicative. Dès lors, il avait dû chercher à le réaliser autour de soi dans la société tout entière, en vertu de ces tendances généralisatrices qui font les hommes d'état. Et, plus tard, le souvenir de ses intentions généreuses était pour lui comme un compagnon d'exil, dans les entretiens duquel il trouvait la justification de sa conduite politique et l'excuse avec la consolation de ses malheurs.

2 mais, être conçu dans l'exil et y mourir, remplir de hautes magistratures et subir d'inénarrables infortunes, ce destin a été celui de beaucoup d'autres ; ce sont là les côtés par lesquels Dante touche à la foule et se confondrait avec elle, si, au milieu des agitations de la vie publique, d'autres circonstances ne lui avaient fait une vie intime dont il faut pénétrer les mystères.

En effet, selon les lois qui régissent le monde spirituel, pour élever une âme il est besoin de l'attraction d'une autre âme : cette attraction c'est l'amour, qui s’appelle aussi amitié dans la langue de la philosophie, et charité dans celle du christianisme. Dante dut éprouver quelque chose de pareil. à neuf ans, à un âge dont l'innocence ne laissait rien soupçonner d'impur, il rencontra, dans une fête de famille, une jeune enfant pleine de noblesse et de grâce. Cette vue fit naître en lui une affection qui n'a pas de nom sur la terre, et qu'il conserva plus tendre et plus chaste encore durant la périlleuse saison de l'adolescence. C'étaient des rêves, où Béatrix se montrait radieuse ; c'était un désir inexprimable de se trouver sur son passage ; c'était un salut d'elle, une inclination de sa tête, en quoi il avait mis tout son bonheur ; c'étaient des craintes et des espérances, des tristesses et des jouissances, qui exerçaient, épuraient sa sensibilité jusqu'à une extrême délicatesse, et le dégageaient peu à peu des habitudes et des sollicitudes vulgaires.

Mais surtout quand Béatrix quitta la terre, dans tout l'éclat de sa jeunesse et de la virginité, il la suivit par la pensée dans ce monde invisible dont elle était devenue l'habitante, et se plut à la parer de toutes les fleurs de l'immortalité : il l'entoura des cantiques des anges ; il la fit asseoir au plus haut degré du trône de Dieu. Il oubliait sa mort, en la contemplant dans cette glorieuse transfiguration. Ainsi, cette beauté, qui s’était montrée à lui sous des formes réelles, devenait un type idéal qui remplissait son imagination, qui devait la faire se dilater et s’épancher au dehors. Il sut dire ce qui se passait en lui ; il sut noter les chants intérieurs de l'amour : et Dante fut poète.

Puis, quand une fois l'inspiration fut venue le visiter, il lui fut peu difficile de la retenir, parmi les circonstances favorables qui l'environnaient : contemporain de Guido Cavalcanti, de Giacopo De Todi, de Dante Da Majano, de Cino Da Pistoja, dont les poétiques accents se provoquaient, se répondaient, comme un concert sans fin ; ami du musicien Casella, de l'architecte Arnolfo, du peintre Giotto ; au temps où Florence élevait trois de ces monuments qui la font surnommer la belle, le palais vieux, sainte-croix, la cathédrale ; au milieu d'une atmosphère enchantée, où s’épanouissaient tous les arts.

3 ce n'était point encore assez ; et Dante devait s’offrir, sous un autre aspect, à l'étonnement de la postérité. Brunetto Latini, qui l'avait vu naître et qui avait tiré son horoscope, en voulut vérifier les présages ; il se fit son maître, et lui tint lieu d'un père perdu de bonne heure : il lui enseigna les premiers éléments des sciences diverses, que lui-même avait réunies dans son trésor . Par ses soins, Dante fut initié d'abord à la connaissance des langues. Il n'ignora pas entièrement le grec ; et, s’il n'y fit point des progrès assez soutenus pour lire aisément les textes originaux, les versions ne lui manquèrent pas. La littérature latine lui était familière, et, parmi les auteurs dont la conversation journalière peuplait sa solitude, il comptait Virgile, dont il savait l'énéide entière, Ovide, Lucain, Stace, Pline, Frontin, et Paul Orose. Les divers idiomes romans avaient partagé son attention ; il citait volontiers des vers espagnols, et en composait en provençal. Il n'est pas douteux qu'il ne connût le français, dont " la parleure passoit déjà pour plus délittable à ouïr et plus commune à toutes gens " . Mais c'étaient surtout les dialectes de l'Italie qu'il avait explorés avec une infatigable persévérance ; et la forme désormais fixée de la langue littéraire ne fut pas la moins glorieuse de ses oeuvres. La rhétorique et l'histoire, la physique et l'astronomie, qu'il suivit jusqu'aux découvertes les plus avancées des observateurs arabes, se disputaient aussi son temps. Obligé de choisir entre les différents arts sous le titre desquels se classaient les habitants de Florence, il s’était inscrit dans la corporation des médecins. Cette qualité n'était pas usurpée, et la variété de son instruction lui aurait permis de prendre sans injustice le nom de jurisconsulte.

Sa jeunesse s’était écoulée parmi ces préparations fécondes ; la mort de Béatrix (1292) lui fit chercher des pensées consolantes dans quelques écrits de Cicéron et de Boëce. Il y trouva plus : il y trouva les premiers vestiges d'une science qu'il n'avait pas encore atteinte, et qui l'avait en quelque sorte attendu au terme de ses études préliminaires : la philosophie. Dès lors, il la poursuivit dans les discussions publiques de ceux qui passaient pour philosophes et dans les écoles des religieux, dans des lectures auxquelles il se livrait avec tant d'opiniâtreté que sa vue en ressentit une longue altération, dans des méditations enfin que nul tumulte extérieur ne pouvait distraire. Les deux traductions d'Aristote, peut-être quelques dialogues de Platon, saint Augustin et saint Grégoire-Le-Grand, Avicenne et le livre de Causis, saint Bernard, Richard De Saint-Victor, saint Thomas D'Aquin, Aegidius Colonna, tels étaient les guides sur les traces desquels s’acheminait avec impatience son infatigable pensée. Pourtant, à l'entrée de la métaphysique, le mystère de la création l'arrêta longtemps et le fit se détourner avec préférence vers la morale. Au bout de trente mois, la philosophie était devenue sa maîtresse exclusive, et, pour parler son langage, la dame de ses pensées.

Alors il commença à trouver trop restreinte la sphère intellectuelle de Florence : il dut aller chercher, aux universités d'Italie et d'outremonts, cet échange de la parole vivante, ce bienfait de l'enseignement oral qui, mieux que la lettre morte des écrits les plus vantés, a le don de féconder les esprits. Des motifs pareils avaient conduit les sages de la Grèce aux écoles de la Phénicie et de l'Égypte. Néanmoins les époques et les limites des voyages de Dante échappent à toute détermination certaine. Plusieurs villes de la péninsule, Padoue, Crémone, Bologne, et Naples ont revendiqué l'honneur de le compter au nombre de leurs élèves ; et les plus illustres provinces de la chrétienté, l'Allemagne et la France, la Flandre et l'Angleterre, ont voulu s’être rencontrées sur son passage. Il semble qu'on retrouve dans ses écrits les traces d'un itinéraire, qui passant par Arles, Paris, Bruges, et Londres, a pu se terminer à Oxford. Mais on ne saurait révoquer en doute son séjour à Paris. Là, dans la rue du fouarre, et sur le chaume où s’asseyait la foule des étudiants, il assista, disciple immortel, aux leçons du professeur Sigier, qu'il a sauvé de l'oubli. Là, sans doute, après de longues veilles, quand il se crut en droit d'aspirer aux honneurs de l'école, il vint soutenir avec les solennités accoutumées une dispute théologique de quolibet, où il répondit sans interruption sur quatorze questions tirées de diverses matières et proposées avec leurs arguments pour et contre par des docteurs habiles. Il lut aussi et commenta publiquement le maître des sentences et l'écriture sainte, et subit toutes les épreuves requises en la faculté de théologie. Admis au grade suprême, l'argent lui manqua pour les frais de réception. Les portes de l'université se fermèrent devant ses pas, comme celles de la patrie, et pour lui la science eut aussi des rigueurs. S'il quitta Paris sans emporter le titre dont il avait été jugé digne, il lui resta du moins une incontestable érudition et l'amour des études sérieuses : et si, comme il est permis de le penser, l'éclat des triomphes académiques ne lui fut pas indifférent, ses voeux furent satisfaits dans la suite. Après vingt années de proscription (1320), blanchi par l'âge, entouré de la double majesté de la renommée et du malheur, on le voit soutenant, dans l'église sainte-Hélène à Vérone, en présence d'un auditoire admirateur, une thèse de duobus elementis aquae et terrae . Un an plus tard, quand, à Ravenne, furent célébrées ses funérailles, Guido Novello, seigneur de Polenta, son dernier protecteur, fit placer une couronne de laurier sur son cercueil. -Dante avait donc vécu, pour ainsi dire, une troisième vie, qui fut vouée aux labeurs scientifiques, et qui eut aussi ses phases inégales, ses jours tristes et sereins. Les passions politiques et les affections du coeur n'avaient pas suffi à l'envahir tout entier : il restait en lui une large place inaccessible au tumulte des opinions et aux séductions des sens, où son intelligence se retirait, comme en un sanctuaire, et rendait à la vérité un culte exclusif. Et ce culte ne se renfermait pas dans les bornes d'un seul ordre de connaissances : il embrassait la vérité absolue et complète.

Universalité du savoir, hauteur du point de vue, ne sont-ce pas là les deux éléments constitutifs de l'esprit philosophique ?

4 ainsi se rencontrèrent, en la personne de Dante ; ainsi se développèrent, à la faveur d'une triple existence, ces trois facultés, qui, réunies dans une certaine proportion, composent le génie : l'intelligence pour percevoir, l'imagination pour idéaliser, la volonté pour réaliser. Il resterait à dire par quels mystérieux liens elles se rattachèrent entre elles et se confondirent en une parfaite unité : comment trois destinées pesèrent sur une seule tête, qu'elles purent faire plier, mais qu'elles n'écrasèrent pas. -au lieu que l'éducation ordinaire, en donnant à chacune de nos facultés une culture séparée et souvent exclusive, les divise et les affaiblit, Dante, génie indépendant et fier, avait laissé les siennes croître et se jouer ensemble, s’emprunter mutuellement leurs ressources, et quelquefois échanger leurs rôles de manière à produire d'intéressans contrastes. Tantôt c'est l'homme d'état qui s’adresse, dans la langue des sages ou dans celle des muses, aux princes et aux peuples restés sourds à la voix de leurs conseillers habituels. Tantôt c'est le poète qui n'a point perdu, dans les occupations austères de la science, le sens délicat des beautés de la nature, la promptitude des émotions généreuses, une crédulité naïve qui provoque le sourire : il s’incline avec amour devant les classiques vertus de Caton, il a foi aux boucliers que Numa vit tomber du ciel et aux oies du capitole. Mais surtout c'est le philosophe qui se retrouve, apportant une gravité religieuse à l'accomplissement de son oeuvre poétique, attendant l'inspiration dans le recueillement de l'étude, cachant une docte réminiscence ou la conclusion d'un long raisonnement sous ses images les plus hardies, prêt à rendre raison de chaque vers échappé à sa plume : ses scrupules sont allés jusqu'à vouloir expliquer ex professo, par une rigoureuse analyse logique, les sonnets et les ballades où sa jeune verve s’était d'abord essayée.

Fort de cette force véritable, qui n'est point la roideur, qui est souple parce qu'elle est vivante, Dante savait se prêter au gré du devoir et du besoin, et ramener ensuite toutes choses à ses persévérantes préoccupations. Il n'avait jamais estimé que le culte des lettres fût un sacerdoce exempt des charges publiques : il ne déroba point ses moments à la patrie, pour s’en faire d'égoïstes loisirs. Son éloquence, ailleurs peu prodigue d'elle-même, se répandait sans regret dans les conseils de la cité, comme ses sueurs et son sang sous les drapeaux. C'était cette ambition de se multiplier en quelque sorte pour le bien général, ordinairement confié à des mains inhabiles, qui le faisait s’écrier un jour, hésitant s’il accepterait une mission diplomatique : " qui donc ira si je reste ? Et qui restera si je vais ? " il sut obéir aussi aux douces exigences de la société privée.

L'amitié le trouvait fidèle à ses rendez-vous ; son front mélancolique s’éclaircissait dans la compagnie des femmes et des jeunes gens ; on y vantait la grâce de ses manières et la courtoisie de ses discours. Comme il ne se renfermait point dans un orgueilleux mystère, il ne se retranchait pas non plus dans une spécialité jalouse ; il ne dédaignait pas de cultiver les arts, comme la musique et le dessin, où il pouvait trouver des maîtres. Cependant une tempérance rare, une présence d'esprit qui saisissait au passage les plus fugitives occasions de savoir, une attention à qui rien ne pouvait arracher sa proie, une mémoire enfin qui ne connaissait pas la douloureuse nécessité de rapprendre, lui permettaient de poursuivre ses travaux de prédilection, et faisaient que le temps semblait lui mesurer des heures moins avares. Ainsi le vit-on, dans la rue principale de Sienne, penché sur un livre, rester impassible pendant toute la durée d'une fête publique, dont il ne s’aperçut pas. -mais, comme il faut toujours que la nature humaine trahisse par quelque endroit la blessure originelle dont elle est atteinte, les belles qualités de Dante se déshonorèrent quelquefois par leurs excès. Au milieu des luttes civiles, sa haine de l'iniquité devint une colère aveugle, qui ne sut plus pardonner même à l'erreur. Alors, dit-on, dans l'égarement de ses pensées, il allait, jetant des pierres aux femmes et aux enfants qu'il entendait calomnier son parti. Alors, dans une discussion philosophique, prévoyant les objections de ses adversaires : " ce n'est point avec des arguments, disait-il, c'est avec le couteau qu'il faut répondre à ces brutales doctrines. " en même temps, son extrême sensibilité, quoique protégée par le souvenir de Béatrix, résistait mal aux séductions de la beauté : le recueil de ses compositions lyriques a gardé la trace de ses affections passagères, qu'il essaya vainement de voiler à demi par d'ingénieuses interprétations. Enfin, l'étude même, qui est le refuge de tant d'âmes péniblement tentées, eut des pièges pour lui. La connaissance de soi-même, si recommandée par la sagesse ancienne, n'est pas sans danger pour les grands hommes : elle les expose à partager d'avance l'admiration de la postérité. Les amis de Dante ont regretté qu'il ne leur eût pas abandonné le soin de sa gloire : on souffre à le voir empressé pour des honneurs qui n'étaient pas dignes de lui. Il est impossible de méconnaître, dans ses écrits, un savoir quelquefois inopportun qui sollicite l'applaudissement par la surprise, et des locutions volontairement obscures qui humilient la simplicité du lecteur. Ces fautes portent leur peine avec elles ; car, en rendant l'auteur moins accessible, elles le privent aussi quelquefois de cette louange familière et préférée, qui se recueille sur les lèvres de la foule.

-toutefois ces faiblesses, pour se faire oublier, ont un secret merveilleux : le repentir. Au XIIIème siècle, on connaissait peu l'art, aujourd'hui si commun, de légitimer le vice par de complaisantes doctrines. On venait, tôt ou tard, demander à la religion l'expiation et la grâce, dont elle est l'immortelle dispensatrice. Ainsi fit le poète ; et, dans un de ses plus beaux chants, il se représenta lui-même, " les yeux baissés, comme l'enfant qui reconnaît ses torts, " confessant, à la face des siècles rassemblés, les égarements de sa jeunesse.

Plus tard, il laissa pour dernier testament cet hymne à la vierge, où il offrait les larmes de son coeur comme rançon des mauvais jours qu'il avait vécus. Il voulut revêtir, sur sa couche funèbre, l'habit de saint François. Le reste est le secret de Dieu, qui seul put concevoir tout ce qu'il y avait d'étrange dans ce caractère, un des plus remarquables qui aient passé ici-bas. -les contemporains eux-mêmes ne le comprirent point. Leur étonnement s’exprima par de fabuleux récits, et Dante eut sa légende. On disait le songe prophétique envoyé à sa mère, à la veille de sa naissance ; on affirmait la réalité de ses voyages dans le royaume des morts ; on devait à un double miracle l'intégrité de son poème, deux fois perdu ; plusieurs jours après avoir quitté la terre, il était apparu, couronné d'une auréole lumineuse. Et, s’il ne fut pas permis de lui faire partager l'encens des saints, celui des poètes ne lui a jamais manqué.

Aux diverses vicissitudes politiques, poétiques, scientifiques, par lesquelles Dante passa, correspondent trois sortes d'ouvrages, où se révéla son infatigable activité : 1 le traité de monarchia, théorie savante de la constitution du saint-empire, qui, rattachant l'organisation de l'Europe chrétienne aux traditions de l'ancien empire romain, allait enfin chercher les dernières origines du pouvoir et de la société dans la profondeur des desseins providentiels ; -2 les rime, ou compositions lyriques ; la vita nuova, confession naïve de la jeunesse de l'auteur ; et les deux livres de vulgari eloquentia, ébauche des travaux philologiques par lesquels il sut faire de la langue vulgaire, jusque là dédaignée, un instrument digne de servir les plus belles inspirations ; 3 enfin, le convito, ou banquet, où il se propose de mettre à la portée du grand nombre le pain trop rare de la science, et répand, avec une bienveillante et libre expansion, les idées philosophiques qu'il rassembla dans le commerce des sages de l'antiquité et des docteurs modernes. Toutefois, ce n'étaient là que des préludes, ou des épisodes. L'unité du génie devait se reproduire dans une oeuvre unique : la divine comédie fut conçue.

5 le cadre de la divine comédie devait être emprunté aux habitudes de l'époque, aux exemples des anciens, ou plutôt, au passé tout entier de la poésie. -la poésie, à sa plus haute puissance, est une intuition de l'infini : c'est Dieu aperçu dans la création, l'immuable destination de l'homme présentée au milieu des vicissitudes de l'histoire.

C'est pourquoi elle apparaît, à son origine, revêtue d'un caractère sacerdotal, se mêlant à la prière et à l'enseignement religieux ; c'est pourquoi, dans les temps même de décadence, le merveilleux demeure un des préceptes de l'art poétique. Aussi, dès le paganisme, les grandes compositions orientales, comme le mahabarata ; les cycles grecs, comme ceux d'Hercule, de Thésée, d'Orphée, d'Ulysse, de Psyché ; les épopées latines de Virgile, de Lucain, de Stace, de Silius Italicus ; et enfin ces ouvrages, qu'on peut nommer des poèmes philosophiques, la république de Platon et celle de Cicéron, eurent leurs voyages aux cieux, leurs descentes aux enfers, leurs nécromancies, leurs morts ressuscités ou apparus, pour raconter les mystères de la vie future. Le christianisme dut favoriser encore davantage l'intervention des choses surnaturelles dans la littérature qui se forma sous ses auspices. Les visions qui remplissent l'ancien et le nouveau testament inspirèrent les premières légendes. Les martyrs furent visités dans leurs prisons par des visions prophétiques ; les anachorètes de la Thébaïde et les moines du mont Athos avaient des récits qui trouvèrent des échos dans les monastères d'Irlande et dans les cellules du mont Cassin. Les troubadours provençaux, les trouvères de France, les meistersanger d'Allemagne, et les derniers skaldes scandinaves s’emparèrent des données fournies par les hagiographes, et y ajoutèrent le charme du rythme et du chant. Rien n'était plus célèbre, au XIIIème siècle, que les songes de sainte Perpétue et de saint Cyprien, le pèlerinage de saint Macaire romain au paradis terrestre, le ravissement du jeune Albéric, le purgatoire de saint Patrick, et les courses miraculeuses de saint Bradan. Ainsi, de nombreux antécédents et toutes les tendances littéraires contemporaines s’accordaient avec la foi, qui nous montre les régions éternelles comme la patrie de l'âme, comme le lieu naturel de la pensée. Dante le comprit ; et, franchissant les limites de l'espace et du temps pour entrer dans triple royaume dont la mort ouvre les portes, il plaça, de prime abord, la scène de son poème dans l'infini.

Là, il se trouvait au rendez-vous des générations jouissant du même horizon, qui sera celui du jugement universel et qui embrassera toutes les familles du genre humain. Il assistait à la solution définitive de l'énigme des révolutions sociales. Il jugeait les peuples, et les chefs des peuples ; il était à la place de celui qui, un jour, cessera d'être patient, puisant à son gré au trésor des récompenses et des peines. Il avait l'occasion de dérouler, avec la magnificence de l'épopée, ses théories politiques, et d'exercer, avec cette verge de la satire que les prophètes n'ont pas dédaigné de manier, ses impitoyables vengeances. Là, comme un voyageur attendu à l'arrivée, il rencontrait Béatrix, qui l'avait précédé de quelques jours ; il la voyait, telle qu'il se l'était faite dans ses plus beaux rêves ; il la possédait dans son triomphe. Ce triomphe céleste avait peut-être été l'idée primitive et génératrice de la divine comédie, conçue comme une élégie où viendraient se réfléchir les mélancolies et les consolations d'un pieux amour. -enfin, il se reconnaissait là, comme au point de vue normal de toutes choses : il dominait la création, dont nul recoin obscur ne pouvait lui échapper ; il était convié à faire voir la prodigieuse variété de ses connaissances et la profondeur de ses aperçus ; il pouvait, poète didactique, ébaucher le système entier d'une admirable philosophie.

Or, la philosophie, avec l'austérité de ses formes savantes, ne pouvait occuper qu'un espace restreint, et ne s’unissait point heureusement aux autres éléments du poème : il fallait un moyen, à l'aide duquel elle se transformât, et se répandît par une fusion intime sur tous les points de l'ensemble. Ce moyen fut le symbolisme, procédé philosophique, puisqu'il repose sur la loi incontestable de l'association des idées, et éminemment poétique d'ailleurs. Car, pendant que la prose place immédiatement sous le signe de la parole la pensée proposée, la poésie y place des images qui sont les signes, elles-mêmes, d'une pensée plus haute. Mais l'image destinée à servir ainsi de moyen terme entre la parole et la pensée ne doit point être choisie au hasard ; encore moins doit-elle être composée de traits fantastiques capricieusement réunis. Il faut que cette image soit prise dans l'ordre des réalités ; qu'elle offre une fidèle analogie avec l'idée qu'elle représente ; qu'on y trouve, selon l'énergie originelle de ce mot, un symbole (...), c'est-à-dire, un rapprochement. Les rapprochements de ce genre sont nombreux dans la nature. Le chant des oiseaux est le signe du jour, et la fleur nouvelle celui de la saison ; l'ombre d'un roseau sur le sable mesure la hauteur du soleil dans les cieux. Les poètes des anciens âges avaient le sentiment de ces universelles harmonies : toute chose leur apparaissait environnée de ses rapports ; pour eux, toute comparaison était sérieuse : ils professaient, comme croyances positives, les mythes auxquels ils donnaient d'ingénieuses interprétations.

Il en est de même, dans l'écriture sainte : chaque événement y a tout ensemble une existence réelle et une signification figurative ; chacun de ses plus illustres personnages y remplit un rôle historique et une fonction prophétique en même temps. Le génie de Dante, nourri des traditions de la bible, devait procéder ainsi. Les personnages qu'il met en scène sont réels dans sa pensée, et significatifs dans son intention ; ce sont des idées incarnées, des figures vivantes. Les actes qu'il leur fait accomplir expriment les rapports des idées au nom desquelles ils agissent. Enfin toute sa divine comédie est pénétrée d'un enseignement allégorique, qui en est la vie intérieure. Lui-même le déclare, dans sa dédicace à Cangrande Della Scala.

Héritier des traditions paternelles, Giacopo Di Dante développe plus clairement encore cette intention morale du poème, dans la préface du commentaire qu'il entreprit et dont sa piété filiale garantit l'exactitude : " l'oeuvre entière se divise en trois parties,... etc. " les plus anciens commentateurs adoptent et reproduisent cette explication.

6 avant d'aller plus loin, il est temps de jeter un regard en arrière. Nous avons vu comment le mouvement général de transition, qui s’accomplit au milieu de la société européenne du treizième au quatorzième siècle, devait se faire ressentir dans la marche de l'esprit humain ; comment la philosophie, parvenue au plus haut point de sa période scolastique, eut besoin de se populariser et de s’éterniser par les chants d'un poète ; comment elle rencontra celui qu'elle attendait, parmi les élèves de cette vieille école italienne, où le culte du vrai ne fut jamais séparé du culte du beau et du bien ; comment enfin les vicissitudes de la vie de Dante développèrent en lui le triple sens moral, esthétique, et intellectuel. Ce triple germe, grandissant sous une opiniâtre culture, devait porter son plus beau fruit, la divine comédie, et celle-ci, ouverte par l'analyse, devait laisser échapper de son enveloppe brillante et parfumée les semences philosophiques qu'elle contient. Ainsi, nous avons assisté à la naissance d'un grand homme.

Il nous est apparu tel qu'une de ces divinités aux deux visages, que les romains adoraient, regardant d'une part le passé dont il est le représentant, d'autre part l'avenir dont il est le précurseur.

C'est une nature généreuse, qui rend plus qu'elle n'a reçu. Il résume une époque et un pays, et c'est là, pour parler le langage scolastique, la matière dont il se compose ; mais il les résume dans une personnalité puissante, et c'est la forme qui le constitue. Nous avons observé de près la formation d'un de ces livres qui sont immortels : leur durée est celle de l'humanité même, qu'ils ne cessent pas d'intéresser, parce qu'ils expriment toute une phase de ses révolutions, parce qu'ils se rattachent à tout ce qu'il y a de pensées et d'affections immuables en elle. En signalant quelques-unes des origines de la divine comédie, nous les avons vues se perdre dans les dernières profondeurs de l'histoire ; mais il est surtout facile d'y reconnaître l'expression de toutes les préoccupations politiques, littéraires, scientifiques, de la société contemporaine. Enfin, dans cette oeuvre principale et dans les autres écrits qui en sont le complément, nous avons aperçu la présence d'une vaste philosophie, dont l'exposition détaillée va nous occuper désormais, et dont nous pouvons déterminer d'avance les caractères généraux, d'après les faits corrélatifs qui ont été l'objet de nos recherches préliminaires.

Elle sera éclectique dans ses doctrines, comme le furent les plus illustres doctrines d'alors ; poétique par sa forme, et morale dans sa direction, comme il le fallait pour obéir aux habitudes nationales ; elle sera, comme l'esprit de son auteur, hardie dans son essor, encyclopédique dans l'étude qu'elle embrasse. Car une doctrine philosophique peut se comparer à une liqueur : le génie de celui qui la professe est comme le vase où elle est contenue, et dont elle prend la configuration. Les circonstances de temps et de lieu ressemblent à l'atmosphère environnante, dont elle subit la température et dont les vents rident sa surface.

 

SECONDE PARTIE CH. 1 : Prolégomènes

Au seuil de toute doctrine philosophique se rencontre une question inévitable : c'est la définition même de la philosophie. La définir, c'est déterminer la place qu'elle occupe dans la hiérarchie de nos connaissances, les rapports qu'elle soutient avec celles qui semblent les plus voisines, les parties dont elle se compose, la méthode qu'elle suit.

1 Dante croyait à cette maxime, répandue parmi les sages de tous les temps, et surtout chère aux poètes, qu'il existe une harmonie préétablie entre les oeuvres de Dieu et les conceptions humaines, et que l'homme est un abrégé de l'univers. Il ne refusait pas toute confiance aux spéculations de l'astrologie, qui cherchait à développer cette idée en constatant de nombreuses correspondances entre les phases des révolutions célestes et celles de la vie terrestre. Comme, dans le système de Ptolémée, neuf cieux superposés environnaient la terre, versant la lumière sur les choses sensibles, exerçant des influences diverses sur la génération des êtres, sur les tempéraments, sur les caractères, les passions et les autres phénomènes du monde moral ; ainsi, selon le système encyclopédique de Dante, neuf sciences enveloppent l'esprit humain, illuminant les choses intelligibles, répandant la fécondité et la variété dans le monde de la pensée.

Aux sept cieux des sept planètes répondent, par des analogies qu'il serait trop long de rapporter, les sept arts du trivium et du quadrivium . La huitième sphère, avec ses étoiles brillantes et sa voie lactée, ses deux pôles visible et invisible, ses deux mouvements, rappelle la physique et la métaphysique se confondant ensemble, malgré leurs clartés inégales et leurs tendances différentes. Le ciel cristallin, ou premier mobile, qui entraîne tous les autres, ressemble à la morale d'où part l'impulsion motrice de toutes les autres sphères intellectuelles. Et, de même qu'au dessus de ces orbes matériels s’étend le ciel empyrée, pure lumière, immuable en son repos, de même, par delà toutes les sciences profanes, se trouve la théologie, où la vérité repose dans une radieuse et pacifique évidence. La physique, la métaphysique, et la morale sont donc les derniers degrés de l'échelle scientifique auxquels nos forces naturelles puissent atteindre : on les réunit sous le nom de philosophie. La philosophie, dans le sens étendu de son étymologie, est plus encore : c'est une affection sainte, un amour sacré, dont l'objet est la sagesse.

Et comme nulle part la sagesse et l'amour n'existent plus parfaitement unis qu'en Dieu même, il est permis de dire que la philosophie est de l'essence divine ; qu'elle est l'éternelle pensée, l'éternelle complaisance réfléchie sur elle-même, la fille, la soeur, l'épouse, du souverain empereur de l'univers.

2 cette notion de la philosophie va achever de prendre corps ; et, posée en face de la théologie, elle laissera mieux voir ce qui l'en rapproche et ce qui l'en distingue.

Au milieu du chemin de la vie, dans une forêt solitaire, ténébreuse, où l'a fait s’égarer l'ivresse de ses sens, au pied d'une montagne dont trois monstres lui disputent l'accès, le poète s’effraie : la reine des cieux l'a vu, et s’en émeut ; elle avertit la bienheureuse Lucie, qui s’adresse à Béatrix : Béatrix descend du ciel, et Virgile, invité par elle, sort des enfers, et tous deux sauveront le poète errant, en le conduisant tour à tour à travers les régions éternelles.

Les principaux éléments de ce récit sont historiques : les égarements de Dante, son culte de prédilection pour la vierge-mère et pour sainte Lucie, autrefois si chère à la piété italienne, la part qu'il avait faite à Béatrix dans ses affections, et à Virgile dans ses études. Mais les réalités sont aussi des figures. Le poète, c'est l'expression la plus complète de l'humanité, avec ses instincts sublimes et ses inénarrables faiblesses.

La vierge Marie, si tendrement miséricordieuse, représente la clémence divine. L'exemple des hagiographes contemporains, accoutumés à chercher dans les noms des saints de mystérieuses vertus, autorisait à faire agir, sous le nom de Lucie, la grâce illuminante. Mais surtout Béatrix, qui, par un heureux ascendant, avait dominé l'âme de Dante, qui l'avait dégagé de la foule des esprits vulgaires, qui plus tard en mourant l'avait entraîné par la pensée dans le séjour des élus, qui lui était apparue comme un rayon de la beauté divine, Béatrix ne devait plus être pour lui une simple fille des hommes, mais une intelligence inspiratrice, une dixième muse, la muse qui, dans ce temps, dominait toutes les autres : la théologie. Enfin Virgile, considéré à cette époque sous un aspect qui ne nous est pas familier, d'une part, à cause de sa quatrième églogue, comme l'un des précurseurs de la vérité religieuse au milieu du monde païen ; d'une autre part, à cause des exagérations de ses commentateurs, comme le dépositaire de toutes les connaissances de l'antiquité ; Virgile était, aux yeux de Dante, le représentant de la science humaine portée à sa plus haute puissance, c'est-à-dire, de la philosophie. Ainsi, dans les relations de ces deux personnages poétiques, il faudra reconnaître celles des deux ordres d'idées qui se personnifient en eux.

Or, il en est des divisions de la science comme de celles qu'on trouve dans la nature : c'est une chaîne, dont chaque anneau ne se ferme qu'après qu'un autre s’y est enlacé. Il y a une théologie naturelle, qui est du domaine des études philosophiques ; il y a des études philosophiques, dont la théologie emprunte le secours. Ou plutôt, la philosophie a deux parties : l'une est la préface, l'autre le commentaire de la théologie ; l'une est l'anticipation, l'autre le développement de la foi par la raison. Dans l'histoire de l'homme, comme dans celle de l'humanité, la foi est le fait primitif. Elle descend, par la parole, dans les ténèbres de notre ignorance, elle y réveille la raison, et la fait passer de la puissance à l'acte ; elle la soutient ensuite, dans sa marche chancelante, par une action insensible et continue ; puis, quand la raison est arrivée au terme de sa carrière naturelle, la foi, se rendant visible, reçoit d'elle, avec ses hommages, ses notions acquises et ses procédés accoutumés. Ainsi, par un concours admirable, s’accomplit l'éducation de l'intelligence. C'est selon cette conception plus large de la philosophie que s’expliquent, d'une manière satisfaisante, les deux rôles de Virgile et de Béatrix. On comprend pourquoi Béatrix, revêtue de l'autorité de la foi, descend dans la nuit infernale, afin d'en faire sortir Virgile, qui représente la raison. On comprend les fonctions du sage païen, soit qu'il pénètre dans les profondeurs des enfers, ou qu'il gravisse les sommités du purgatoire ; soit qu'il s’arrête à l'entrée des régions célestes ; soit que les secrets du monde matériel et de la vie morale lui semblent familiers ; soit qu'il reconnaisse et pose les problèmes d'un ordre supérieur, qu'il en décline ordinairement la solution, ou qu'il ne puisse s’empêcher de la laisser entrevoir quelquefois. On sait pourquoi la vierge chrétienne exerce une secrète et constante assistance, jusqu'à ce qu'elle apparaisse, dans tout son éclat, sur les derniers confins de la terre et du ciel ; et pourquoi, s’élevant à travers l'espace, se rapprochant toujours de la divinité, elle ne dédaigne pas d'interrompre ses contemplations, et de résoudre les questions proposées par celui qui la précéda.

Enfin on conçoit cette association merveilleuse de Virgile et de Béatrix pour conduire le poète, c'est-à-dire l'homme, à la paix, à la liberté, à la santé spirituelle, qui est le principe de l'immortalité future.

3 en même temps que les affinités extérieures de la philosophie se font ainsi reconnaître, sa constitution intérieure se détermine. On a déjà vu qu'elle comprend la physique, la métaphysique, et la morale : et, en effet, les enseignements des deux personnages allégoriques embrassent l'homme, la nature, et les êtres qui sont au-delà. Dans cette énumération, la logique est laissée à l'écart. Il semble que le hardi poète la dédaigne ; il s’élève contre ces questions oiseuses parmi lesquelles l'école aime à se jouer : " quel est le nombre des moteurs des cieux ? Si, le nécessaire et le contingent étant donnés dans la majeure et la mineure, le nécessaire peut se trouver dans la conséquence ? S'il faut admettre l'existence d'un premier mouvement ? Si, dans un demi-cercle, on peut inscrire un triangle autre qu'un rectangle ? " il apprécie librement la valeur des formules de raisonnement, où la plupart de ses contemporains mettaient une confiance illimitée : il distingue l'enchaînement des vérités d'avec celui des termes qui en sont les signes ; et, si le vrai se rencontre dans la conclusion du syllogisme, il s’y rencontre, selon lui, par accident, et, parce qu'il était présent tout d'abord sous les paroles des prémisses. Il laisse l'art de raisonner, relégué sous le nom de dialectique, au second degré du trivium : et il le compare, suivant le système d'analogies précédemment indiqué, à la deuxième planète, Mercure ; parce que Mercure est le plus petit des astres, et celui qui se voile le plus complètement sous les rayons du soleil, comme la dialectique est, de toutes les sciences, celle qui est réduite aux plus étroites proportions et qui se dérobe le plus volontiers sous les voiles spécieux du sophisme.

Enfin, par une amère ironie, il fait, de cette science, celle des esprits pervers, et du diable un logicien. Cependant les sages préceptes qui doivent modérer les labeurs de la pensée ne lui ont point échappé : mais il les rassemble avec l'étude des phénomènes intellectuels d'où ils dérivent, avec la psychologie et l'anthropologie tout entière, sous la dénomination de morale. En effet, le point de vue pratique est celui auquel toutes ses tendances le ramènent. La morale, à ses yeux, est l'ordonnatrice de l'entendement humain : elle en règle l'économie, elle y prépare la place, elle y ménage l'accès des autres sciences, qui ne sauraient exister sans elle ; de même que la justice légale, ordonnatrice des cités, y protège la culture des arts utiles. Et comme c'est dans la morale que se révèle l'excellence de la philosophie, c'est d'elle aussi qu'en résulte la beauté : car, la beauté, c'est l'harmonie, et la plus complète harmonie d'ici-bas est celle des vertus : du plaisir qui s’éprouve à les connaître, résulte le désir de les pratiquer ; et ce désir refoule les passions, brise les habitudes vicieuses, et produit la félicité intérieure qui accompagne toujours l'exercice légitime de l'activité de l'âme. De là ces attitudes, tour à tour humbles et courageuses, que prendra le véritable sage ; de là cette docilité, cette simplicité qu'il requerra de son disciple, cette horreur de toute souillure, et cette lutte avec la volupté dont il découvrira la secrète corruption. De là les vérités morales considérées comme le plus bel héritage que laissèrent au monde ceux qui, par le raisonnement, descendirent au fond des choses. De là cette maxime enfin que certaines notions demeurent inabordables au génie, jusqu'à ce qu'il ait passé par les flammes de l'amour.

4 ces idées, sur le point de départ et le but de la philosophie, devaient influer sur le choix d'une méthode. Si, dans la législation de l'intelligence, l'initiative appartient à Dieu ; s’il agit par la grâce, et que son premier ouvrage en nous soit la foi ce n'est donc point dans un doute méthodique imaginaire que la raison trouvera la condition de son progrès. Toutes vérités lui ont été implicitement données par la voie d'un enseignement supérieur ; elle n'a plus qu'à les dégager de la confusion, de l'erreur, et de l'incertitude : elle ne cherche pas, elle constate ; elle ne se propose pas des problèmes à résoudre, mais des théorèmes à démontrer ; ses conclusions sont des réminiscences ; elle procède par synthèse. D'une autre part, si le génie du poète méprise les alliances d'une logique ordinaire, s’il passe sans efforts de l'étude du monde à celle de la nature, et de l'étude de la nature à celle de l'humanité, c'est que ces divers ordres d'idées lui paraissent corrélatifs. L'homme en particulier, est vraiment pour lui un microcosme, un résumé de la création, et une image du créateur ; chaque instant de sa vie devient le résultat de ses jours écoulés et l'ombre de son existence future. Dès lors, toute la science ne semble plus qu'une suite d'équations hardies et de rapides déductions : tout s’y explique par voie de rapprochement, de comparaison ; les êtres y sont considérés dans leur réalité vivante et concrète, et l'abstraction ne se montre plus qu'à de lointains intervalles. Enfin, puisque l'utilité pratique est le terme de toutes ses investigations ; puisqu'il y a empressement, impatience d'agir ; puisque l'étude elle-même est présentée comme une obligation morale, et la science comme un devoir ; il ne faudra pas s’étonner si toutes les connaissances obtenues viennent se classer sous la notion du bien et du mal. Il y aura un ensemble de doctrines qui comprendra le mal d'abord, puis le mal en lutte ou en rapport avec le bien, enfin le bien lui-même, dans l'homme, dans la société, dans la vie à venir, dans les êtres extérieurs, aux influences desquels la nature humaine est soumise. Le monde invisible sera pris pour théâtre principal de ces explorations, parce que, là seulement, les problèmes du monde visible ont leur solution définitive ; là se contemplent face à face les substances et les causes admises ici-bas sur la foi de leurs phénomènes et de leurs effets. Ainsi, les conceptions savantes de la raison entreront, comme d'elles-mêmes, dans le cadre poétique donné par la tradition religieuse : enfer, purgatoire, et paradis.

Une semblable méthode pourrait offrir, au premier aspect, toutes les apparences du paralogisme. Car, si elle fait du travail intellectuel un précepte, d'où ressortira la preuve d'un tel précepte, sinon de ce travail même ? Elle monte et redescend à travers la suite des êtres ; elle conclut du temps à l'éternité, comme, du fond de l'éternité, elle aperçoit les choses du temps. Elle accepte a priori le dogme de la vie future ; elle en fait le point d'appui de cette étude tout entière, d'où elle devrait le déduire a posteriori . Il y a donc cercle, à l'origine de la pensée de Dante ; mais il n'y a pas cercle vicieux. Mais il y a un cercle pareil, à toutes les origines ; à celle de la certitude, en logique ; à celle des devoirs ; en morale, à celle des pouvoirs, en politique ; en littérature, à celle de la parole ; parce que, à toutes les origines, se rencontre celui qui est le commencement et la fin, Alpha et Omega, le cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part.

 

SECONDE PARTIE CH. 2 : Le mal

Au moment d'entrer dans la région du mal, l'âme se sent pénétrée de terreur : elle hésite, en présence de sa faiblesse. Elle comprend tout ce qu'il y a de triste ou de redoutable dans cette initiation aux mystères de la perversité humaine, et que c'est tout à la fois un privilège et une épreuve réservés à ceux qu'attend une grande et rare destinée. Elle s’arrêterait donc, si deux réflexions ne venaient la secourir, en lui rappelant l'impossibilité de sortir de ses propres égarements, si ce n'est par cette issue, et l'assistance divine assurée à l'exécution d'un dessein divinement inspiré. C'est pour ceux qui, déjà morts à la vérité et à la justice, abordent cette science du mal et descendent dans ses profondeurs, entraînés par une coupable avidité ; c'est pour ceux-là seulement qu'il est écrit, sur la porte, en sombres caractères : " vous qui entrez, laissez toute espérance. " le mal n'est pas seulement l'absence, c'est la privation, du bien. Le bien est la perfection. La perfection absolue est l'être porté à sa plus haute puissance : c'est Dieu. Dieu appelle les créatures à se rapprocher de lui, selon des proportions diverses, selon la diversité même des tendances dont il les doua : c'est la mesure de leur perfection relative. Leur résistance à cet attrait divin, le détournement de leurs tendances naturelles, c'est ce qui constitue leur perversité.

Ce fait, aisément reconnaissable dans l'homme isolé, se représente sur une plus grande échelle dans l'histoire des sociétés, grandit encore en se reproduisant hors des conditions de la vie terrestre, se résume enfin, d'une manière souveraine, en des êtres plus qu'humains.

1 comme la vérité est le bien suprême de l'intelligence, le mal intellectuel est l'ignorance et l'erreur. L'ignorance et l'erreur varient, comme leurs causes ; de ces causes, les unes sont au dedans de l'homme, les autres au dehors.

La première classe se divise en quatre catégories.

Il y a d'abord les défauts du corps, dont il faut distinguer deux espèces : les désordres de l'organisme, qui dérivent des sources mystérieuses de la génération ; et les altérations du cerveau, déterminées par des faits accidentels. De là le mutisme et la surdité ; la frénésie et l'aliénation mentale. -viennent ensuite les infirmités natives et universelles de l'âme : faiblesse des sens, faiblesse de la raison. Si le témoignage de la vue ou de l'ouïe, sur les qualités sensibles qui sont de leur ressort, trompe rarement, les sensations multiples qu'un seul objet fait naître et qu'il faut rassembler ne se combinent pas toujours avec bonheur. D'ailleurs, la sphère des sens est restreinte ; et si la raison s’y renferme, elle se fait des ailes bien courtes. Mais, encore qu'elle prenne tout son essor, elle arrive à des limites qu'il lui est interdit de franchir ; au terme de sa route laborieuse, elle voit s’ouvrir devant elle la voie infinie des mystères, qui monte et s’élève de toute la hauteur des cieux. -il est une autre sorte d'infirmités moins générales, mais plus graves, parce qu'elles sont volontaires : la jactance, la pusillanimité, la légèreté. La jactance fait que beaucoup présument de leurs forces, jusqu'au point de prendre leurs conceptions personnelles pour mesure de toutes choses ; dédaignent d'apprendre, d'écouter, d'interroger ; rêvent sans sommeil, et rêvent tout haut, et s’en vont philosophant par des sentiers téméraires que chacun se fraie à son gré, s’isolant pour être vu. La pusillanimité fait qu'un grand nombre croient la science au dessus de la portée de l'homme : incapables de la chercher eux-mêmes, insouciants des recherches d'autrui, obstinés dans leur inertie, comme des animaux ombrageux, ils demeurent ensevelis dans le matérialisme d'une vie grossière, parce qu'ils ont désespéré de la vérité.

La légèreté entraîne ces imaginations trop promptes qui toujours vont au delà des bornes logiques, concluent avant d'avoir raisonné, volent d'une conclusion à l'autre, nient ou affirment sans distinction, et pensent être subtiles parce qu'elles sont superficielles. -enfin, si l'on veut pénétrer jusqu'aux derniers replis de la corruption humaine, on rencontre des vices du coeur ennemis des bonnes pensées ; on aperçoit de honteuses jouissances, qui fascinent l'âme jusqu'à lui faire tenir pour vil tout ce qui n'est pas elles : l'intelligence se laisse voir captive, dans les chaînes de la sensibilité révoltée.

La seconde classe, où se rangent les obstacles extérieurs, peut se diviser aussi en deux catégories distinctes. -il y faut compter premièrement les nécessités de la vie domestique et civile ; la difficulté des temps et des lieux ; l'absence des moyens d'étude, des conseils, et des exemples ; les opinions vulgaires. -mais, au delà de ces circonstances, matérielles pour ainsi dire et faciles à reconnaître, qui nous dérobent la vérité, se cachent d'autres ennemis, perfides, insaisissables ; esprits jaloux d'une science qu'ils ont perdue, envieux de faire partager à d'autres les ténèbres qui sont leur apanage. L'action de ces puissances étrangères et mauvaises explique seule ces faits involontaires, inévitables, qu'on ne saurait considérer comme providentiels, puisqu'ils ont toujours quelque chose de funeste, et qu'on nomme tentations. La tentation, dans l'ordre logique, prend deux formes. Elle suscite, sur le chemin de nos recherches, des fantômes qui nous semblent le fermer ; des craintes, des tristesses, qui ne se raisonnent point ; un découragement douloureux, qui, nous ramenant sur nos pas, nous ferait rentrer dans la nuit honteuse de l'ignorance. Ou bien, si elle ne peut détruire le désir de savoir qui est en nous, elle cherche à l'égarer par des apparences mensongères, elle nous engage dans une direction dont le terme est l'erreur. " or, la fin de ces diverses maladies de l'entendement, c'est la mort ; car la vie est la manière d'être des êtres vivants ; végétative dans les plantes, sensitive chez les animaux, chez l'homme elle est essentiellement rationnelle. Et, comme les choses empruntent leur nom de ce qu'elles ont d'essentiel, vivre, pour l'homme, c'est raisonner ; et, se départir du légitime usage de la raison, c'est mourir. Et si quelqu'un dit : " comment peut-on appeler mort celui qu'on voit encore agir ? Il faut répondre que l'homme est mort, et que la bête est restée. " 2 la perfection de la volonté consiste dans la vertu. Le mal moral est donc le vice : le vice est la disposition de notre vouloir, contraire au vouloir divin.

Il y a trois dispositions que le ciel ne veut pas : l'incontinence, la malice, et la brutalité. -sous le nom d'incontinence, se placent la luxure et la gourmandise, qui asservissent la raison aux appétits de la chair ; l'avarice et la prodigalité, issues toutes deux d'un usage déréglé des biens temporels ; la colère et cette mélancolie coupable qui énervent l'âme, et la retiennent dans une paresseuse inaction.

La malice est plus odieuse : la fin qu'elle se propose est l'injustice ; les moyens dont elle use sont la violence et la fraude. On peut exercer la violence contre trois sortes de personnes : Dieu, soi-même, et le prochain ; et, de deux manières, selon qu'on les attaque dans leur existence, ou dans les choses qui leur appartiennent. La violence, qui porte atteinte au prochain, se résout en meurtre et brigandage ; celle qu'on tourne contre soi-même se traduit en suicide, ou en dissipation : celle qui s’adresse à la divinité s’annonce, soit par le blasphème, qui est un déicide moral ; soit par des actions lubriques, qui outragent la nature ; soit par l'usure enfin, qui implique le mépris de l'industrie, fille de la nature, comme la nature est fille de Dieu. La fraude, encore plus criminelle, parce que nulle autre créature n'en donne l'exemple à l'homme, peut s’employer contre ceux avec lesquels on n'est uni que par le lien général de l'humanité, ou ceux dont la confiance est captivée par les liens plus étroits de la parenté, de la nationalité, de la bienfaisance, de la subordination légale ; alors, parvenue à son degré le plus odieux, la fraude s'appelle trahison. Enfin, on a déjà vu l'homme, par l'abdication de sa raison, descendre au rang de la brute. Or, n'est-ce pas abdiquer, que renoncer à l'empire de soi pour subir l'esclavage des passions ? Comme donc, en dehors des limites ordinaires de la nature humaine, il est un point sublime où la vertu devient héroïsme, il est aussi un point infime où le vice devient brutalité. Tel est le sens de la fable de Circé, si célèbre dans la poésie antique. Mais l'enchanteresse, devenue invisible, n'a pas cessé d'être présente ; ou, du moins, avec d'autres apparences, ses transformations magiques ne cessent pas de s’accomplir. Sous des figures, derrière lesquelles une âme pensante semble devoir habiter, se développent les instincts vils et méchants des animaux ; il n'est pas besoin de pénétrer bien avant dans les moeurs des peuples, pour y reconnaître ces types hideux : les habitudes immondes du porc, l'humeur colère du chien, la perfidie du renard.

Des effets du vice, si l'on remonte aux causes, on rencontre une nouvelle et peut-être plus savante division. L'amour, principe nécessaire de toute activité, peut errer dans son objet, en s’écartant vers le mal ; il peut errer aussi dans l'excès ou l'insuffisance de son énergie, en demeurant dirigé vers le bien. Or, comme l'amour ne saurait cesser de tendre à la conservation de l'être en qui il réside, nul ne peut se haïr soi-même ; et, comme aucun être ne saurait se concevoir entièrement détaché de l'éternelle essence d'où tout émane, la haine de Dieu est aussi une heureuse impossibilité. Il ne reste donc à aimer d'autre mal que celui du prochain ; et cet amour corrompu se forme, de trois manières, dans le limon du coeur. Tantôt, c'est l'espérance de s’élever, qui fait souhaiter l'abaissement d'autrui ; tantôt, c'est la crainte de perdre puissance, honneur, ou renom, qui fait s’attrister des succès d'un autre ; ou bien encore, c'est la blessure laissée dans le coeur par une offense imméritée.

Orgueil, envie, colère, voilà les trois modes de l'amour du mal. -l'amour pressent confusément l'existence d'un bien véritable, dans lequel il trouverait le repos ; il s’efforce d'y atteindre : si l'effort est insuffisant, la paresse est son nom.

Enfin, il est d'autres biens qui ne font pas le bonheur ; richesses, plaisirs sensuels, jouissances, qui laissent toujours la rougeur au front ; l'amour qui s’y abandonne sans réserve devient coupable : il est avarice, gourmandise et luxure. Or, comme ces sept vices capitaux descendent d'un même principe, c'est à eux aussi que se rattache, par une funeste généalogie, la foule des vices subalternes.

Mais, encore que rien ne soit plus libre que l'amour, son premier mouvement ne lui appartient pas. Ce mouvement, quand il est mauvais, se nomme concupiscence, et l'on en distingue trois sortes : la concupiscence des sens, qui est la volupté ; la concupiscence de l'esprit, qui est l'ambition ; et la dernière, qui tient de l'une et de l'autre, parce qu'elle a pour objet les moyens de les satisfaire, la cupidité. Ce sont là les trois monstres menaçants que l'homme rencontre, à mesure qu'il s’enfonce dans la forêt de la vie : la volupté, pareille à la panthère légère et lascive, et qui ne cesse pas de fasciner les regards qu'une fois elle a captivés ; l'ambition, qu'on peut comparer au lion superbe ; la cupidité, semblable à la louve, dont la maigreur accuse les insatiables désirs ; c'est elle qui fait les plus nombreuses victimes. Mais ces bêtes redoutables ne sont point originaires du monde qu'elles ravagent : filles de l'enfer, l'envie leur en ouvrit les portes ; ou plutôt, pour parler un langage plus rigoureux, la concupiscence est encore un de ces faits impersonnels, universels, constants, dont la présence annonce un pouvoir étranger. Ce pouvoir s’exerce à des degrés inégaux : d'abord, comme simple inspiration, contre laquelle la résistance est facile ; puis, comme préoccupation dominante, après que la volonté s’y est abandonnée. Et lorsque enfin la volonté s’est laissé conduire aux derniers abîmes du vice, elle semble, en quelque sorte, y périr : la vie morale expire, avant que la vie physique ait accompli sa dernière heure ; on peut dire que l'âme est déjà ensevelie dans la prison infernale, à laquelle elle s’est condamnée. Le corps où elle résidait est désormais comme possédé d'une autre âme, d'une autre vie, d'une autre volonté sataniques. Ce n'est pas seulement la mort ; c'est une damnation anticipée : à la place de l'homme, ce n'est plus un animal qui reste, c'est un démon.

La multiplication de l'individu dans l'espace forme la société, et l'évolution de la société dans le temps est l'objet de l'histoire. Les mêmes faits qui viennent d'être étudiés, au point de vue psychologique, doivent donc se retrouver, au point de vue historique, mais sous des proportions plus vastes.

Le mal de l'intelligence et celui de la volonté, l'erreur et le vice, s’y sont formulés, l'une, dans les doctrines philosophiques et religieuses ; l'autre, dans le gouvernement temporel et spirituel des nations.

1 les égarements du genre humain commencent, au sortir de son berceau, et dans ce trouble qu'avait fait en lui le péché du premier père. Alors, déchu du bonheur de converser ici-bas face à face avec la divinité, l'homme la chercha dans les astres du firmament, dont il ressentait les influences en même temps qu'il admirait l'éclat de leurs feux.

C'est pourquoi les noms de Jupiter et de Mercure, de Mars et de Vénus, furent salués par des voeux et des sacrifices. C'est l'origine de l'idolâtrie, la première erreur des premiers peuples. Plus tard, le besoin de la vérité absente s’empara de quelques nobles intelligences. Après les sept illustres grecs qui reçurent le titre de sages, un autre se rencontre, qui, plus pénétré du sentiment de l'infirmité humaine, se fait appeler ami de la sagesse . Les écoles se forment, et la philosophie est née. Ces efforts ne demeurent pas sans résultat, mais ils viennent échouer au pied des questions qu'il importait le plus de franchir.

La souveraine raison attend, pour se révéler, l'avènement du fils de Marie. Dieu, méconnu du plus grand nombre, ne reçoit point, de ceux à qui il se laisse entrevoir, les hommages qui lui sont dus. Tandis que cette obscurité générale couvre toutes les écoles, plusieurs s’entourent encore de ténèbres qui leur sont propres.

Il serait long d'énumérer toutes leurs aberrations ; depuis Parménide et ces présomptueux éléatiques qui s’enfoncent dans les profondeurs du raisonnement sans savoir où ils vont, jusqu'à Épicure et ses sectateurs, qui font mourir l'esprit avec le corps ; depuis Pythagore, qui fait descendre les âmes, à travers tous les degrés de la création, jusqu'à Platon qui les voit remonter aux étoiles dont elles sont émanées. Le monde moderne n'a point voulu laisser à l'ancien monde le triste privilège de croire et d'enseigner le faux : le faux y a son expression théologique dans l'hérésie, son expression rationnelle dans de nombreux systèmes. Les grands citoyens des républiques chrétiennes, les souverains du saint-empire, et les cardinaux même qui leur servaient de conseillers, ont professé des dogmes impies. La foule, désertant l'étude des arts qu'on nomme libéraux, parce que le culte en est désintéressé, s’empresse, ignorante et sordide, aux leçons des décrétalistes, ou à la suite des médecins qui lui montrent le chemin de la fortune. L'écriture et les pères demeurent ensevelis dans leur poussière.

La fable, la spéculation audacieuse, s’insinuent jusque dans la chaire sacrée, et sollicitent pour salaire l'étonnement stupide ou le rire sacrilège d'un auditoire digne d'elles.

2 mais, si affligeants que soient, aux regards du poète philosophe, les écarts de la raison publique, il en trouve du moins la cause avec une sorte de consolation dans la fragilité de la nature déchue ; il réserve toutes ses tristesses et toutes ses colères pour déplorer la corruption des moeurs, dont il reconnaît l'origine dans la corruption des lois et des pouvoirs. Il voit les pasteurs des peuples conduire leurs troupeaux à des pâturages grossiers, où ils oublient la justice dont ils avaient faim.

Il compte le petit nombre des bons rois, et les agitations des cités populaires, et les déchirements intestins, et les flots de sang versés. Et, comme si sa parole mise au défi était vaincue par ces sinistres spectacles, il emprunte le langage des prophètes de l'un et de l'autre testament. -le gouvernement des nations, considéré dans ses altérations successives, est comparable à la vision de Daniel. C'est la statue gigantesque d'un vieillard à la tête d'or, à la poitrine et aux bras d'argent, au tronc de cuivre, aux jambes de fer, aux pieds d'argile. Debout dans un antre du mont Ida, il tourne le dos à l'Égypte et regarde Rome. Chacune des parties qui le composent, la tête exceptée, est sillonnée d'une fente qui distille des larmes ; et ces larmes réunies, se faisant une issue à travers les parois de la grotte, vont former, dans l'intérieur de la terre, les quatre fleuves infernaux. La statue, c'est la monarchie, telle que les mauvais princes l'ont faite ; l'Égypte est l'image des institutions du passé ; Rome est le type des temps nouveaux. La succession des métaux représente celle des empires, des formes politiques, des âges qui vont dégénérant. Les blessures du corps social sont vraiment des sources de crimes et de douleurs, dont le débordement doit remplir l'enfer. La décadence religieuse ne se présente pas sous de moins funestes aspects. La cour romaine est devenue pareille à cette femme que vit l'évangéliste prophète, assise au bord des eaux et se prostituant aux rois. Jadis, le pontife son époux, fidèle aux règles de la vertu, sut contenir la bête aux sept têtes et aux dix cornes, le péché qui aujourd'hui n'a plus de frein. L'or et l'argent sont érigés en idoles qui ne manquent pas de prêtres. Les clefs apostoliques se sont changées en armoiries ; on les a vues sur des drapeaux qui combattaient contre des croyants. La guerre se fait, aujourd'hui, en retirant aux populations chrétiennes le pain spirituel que le père céleste a préparé pour tous. Sachent pourtant ceux qu'affligent ces scandales attendre l'heure providentielle qui doit y mettre fin. Le schisme déchire et ne guérit pas ; et ceux-là se préparent d'éternels remords, qui profitent des nuits sombres de l'église pour semer l'ivraie dans son champ.

-mais la dépravation des deux puissances ecclésiastique et séculière est moins périlleuse encore que leur confusion. La crosse et l'épée se sont unies dans des mains violentes. Le respect mutuel s’est perdu dans un rapprochement forcé. Si l'ordre est le souverain bien de la société, la confusion, le désordre, est pour elle la dernière expression du mal.

Jusqu'ici, le mal ne s’est révélé que d'une manière doublement imparfaite, limité, dans l'homme, par la liberté qui ne périt jamais entièrement ; dans la société, par les protestations toujours retentissantes de la conscience publique. Il faut le voir maintenant dégagé des obstacles que lui opposent le retour possible et la présence simultanée du bien ; il faut le voir élevé à la double condition d'universalité, d'immutabilité. La cité des méchants, invisible en ce monde où elle est confondue avec la cité de Dieu, va devenir visible dans le monde des morts.

1 la tradition populaire, inspirée peut-être par les phénomènes volcaniques, a placé l'enfer dans les entrailles du globe terrestre. La science antique représentait ce lieu, comme le plus bas de l'univers et le plus éloigné de l'empyrée ; il était naturel d'y reléguer les âmes que le péché éloigne pour toujours du séjour de la divinité. Toutefois, l'enfer garde encore les vestiges de l'omniprésence divine. La puissance, l'intelligence, et l'amour le préparèrent, dès le commencement : l'amour lui-même, car il est juste que des douleurs éternelles soient le partage de ceux qui méprisèrent l'éternel amour ! Si l'enfer est un accomplissement de l'oeuvre de réprobation dont l'ébauche est déjà tracée sur la terre, les principaux traits doivent se trouver communs, et les mêmes divisions convenir. Les réprouvés de l'autre vie se rangeront donc dans les mêmes catégories que les pécheurs de la vie présente. Neuf cercles creusent l'abîme, se resserrant à mesure qu'ils s’enfoncent. Le premier reçoit, dans sa large circonférence, ces hommes qui ne furent jamais vivants, qui passèrent ici-bas sans infamie et sans gloire, neutres entre Dieu et ses ennemis, et qui ne furent que pour eux-mêmes. Au dessous d'eux, se presse la foule de ceux qui coulèrent hors du christianisme des jours irréprochables, mais à qui manqua la connaissance de la vérité, ou le courage de la servir. L'absence d'un bonheur infini, auquel ils aspirent sans espoir, jette un voile de tristesse sur leur destinée, qui n'est du reste ni sans consolation, ni sans honneur. Les quatre cercles qui suivent contiennent les victimes de l'incontinence ; sur les confins de l'incontinence et de la malice, est châtiée l'hérésie, qui tient de l'une et de l'autre. Le septième cercle, subdivisé en trois zones, renferme ceux qui furent violents.

Le huitième est sillonné par dix larges fosses, où la fraude est punie. Dans le neuvième, gémissent les traîtres.

2 c'est dans cet espace que va se développer l'appareil des douleurs physiques, intellectuelles, morales. La douleur, issue du péché, garde son caractère primitif et demeure un mal, quand elle n'est pas expiatoire. -mais la souffrance physique suppose l'existence des sens, qui semblent à leur tour ne se point concevoir séparés de leurs organes.

Ainsi, avant que la résurrection générale ait rendu aux réprouvés la chair en laquelle ils se polluèrent autrefois, des corps provisoires leur sont donnés : ombres, si on les compare aux membres vivants qu'ils remplacent, et pourtant réalités visibles ; ne déplaçant pas les objets étrangers qu'ils rencontrent, et dérobant l'aspect de ceux devant lesquels ils s’interposent ; vanités en eux-mêmes, mais donnant prise aux tortures. Ils perdent quelquefois la forme humaine pour en revêtir de plus sinistres, ramper sous des figures de serpents, se ramifier sous une écorce trompeuse, s’agiter en tourbillons de flammes. Dès lors, tout ce qu'il y a de plus terrible dans la nature, tout ce qu'a pu inventer de plus affreux l'imagination des hommes, tout ce qu'a dû se réserver d'inénarrables rigueurs la vengeance divine, se réunit pour des supplices dont chacun représente, symbole infernal, le vice auquel il correspond. Ces souffrances s’accroîtront encore lorsque les tombeaux ouverts auront rendu les morts à une vie qui ne finira point. Car, plus un être est complet, plus complètement s’exercent ses fonctions : plus l'union de l'âme et du corps se resserre, plus vive doit devenir la sensibilité qui en résulte.

Maintenant, comment dire la peine des intelligences ? La mémoire leur reste du passé ; mais la mémoire du crime, sans repentir, n'est qu'un malheur de plus. Le présent leur est inconnu, bien que souvent l'avenir se découvre à leurs regards : pareils à ces vieillards, dont la vue affaiblie aperçoit les choses éloignées, et ne saurait les saisir lorsqu'elles s’approchent. Mais cette clarté prophétique, seul reflet qui tombe jusqu'à eux de la lumière éternelle, s’éclipsera, lorsque, les temps étant finis, se fermeront les portes de l'avenir.

Alors, en eux, toute connaissance sera morte. Les notions même qui y subsistent encore à l'heure présente, confuses, ténébreuses, n'y sont point à l'état de science, encore moins à l'état de philosophie ; car la philosophie se compose d'amour, et, là, l'amour est éteint. Les esprits infernaux sont donc privés de la contemplation de cette chose si belle, qui est la béatitude de l'entendement, et dont la privation est pleine d'amertume et de tristesse.

L'absence de l'amour, c'est le dernier supplice des volontés coupables. De là, cette haine mutuelle qui les fait s’entre-maudire ; cette haine d'elles-mêmes, qui les presse comme l'éperon et les fait se précipiter au devant des tourments ; cette haine de la divinité, qu'elles bravent au milieu de leurs peines. De là, ces blasphèmes contre le créateur, contre le genre humain, contre le lieu, le temps, les auteurs de leur naissance ; et ce désir du néant, qui ne s’exaucera jamais. Leurs passions de ce monde les ont accompagnés : avides, comme autrefois, de louanges, de voluptés, et de vengeances, elles ne cessent pas de mériter des châtiments qu'elles ne cesseront pas de subir ; et ces douleurs, qui touchent à l'infini par leur durée, y touchent aussi par leur intensité, puisque toutes procèdent de la perte du souverain bien, c'est-à-dire, de Dieu.

Nous avons reconnu, dans les erreurs et l'iniquité de la vie, l'origine des châtiments qui suivent la mort. Le mal s’est trahi tour à tour, comme cause et comme effet, sous sa forme volontaire et sous sa forme pénale. En dehors de cette alternative de la mort et de la vie, il est des êtres en qui se réunissent plus étroitement la cause et l'effet, la malice et la peine ; qui dominent l'humanité coupable par l'antériorité de leur crime ; provocateurs de ses fautes en ce monde, exécuteurs de ses supplices dans l'autre, types achevés de la perversité : ce sont les démons.

Il semble qu'en tombant des hauteurs du monde spirituel où ils étaient au premier rang, ces anges déchus aient subi la honte d'une transformation matérielle, et que des corps aussi leur aient été donnés. En même temps, on leur attribue un empire presque souverain sur la nature. Les tempêtes leur obéissent, la foudre et les eaux s’assemblent à leur gré ; ils assouvissent quelquefois leur vengeance sur les restes des morts, quand les âmes leur échappent. à cette intervention surnaturelle se rattachent les coupables entreprises de la magie. Mais ils exercent une action plus générale et plus constante sur les destinées humaines : la tentation est leur ouvrage. Nous les avons vus couvrir de pièges les chemins périlleux de la science. Nous les avons vus ouvrir aux trois concupiscences les portes de l'enfer. Pareils à des pêcheurs qui ne se fatiguent jamais, ils cachent, sous de perfides appâts, l'hameçon qui attire les volontés flottantes. Ils poursuivent leur proie jusqu'au delà du tombeau : ils ne craignent pas de la disputer aux anges, et de renouveler ainsi leurs combats des anciens jours.

Le châtiment est leur second ministère. Ils règnent sur le peuple perdu, dans les régions infernales, dont chacune est placée sous les auspices de quelques-uns d'entre eux. Ainsi, dans le vestibule, parmi la foule des égoïstes, se trouvent ces anges ingrats, qui, au temps de la révolte des cieux, restèrent neutres. Ainsi, par une réminiscence de la poésie païenne, que la théologie catholique ne désavouait pas, Caron, Minos, Cerbère, Plutus, Phlégias, les Furies, les Centaures, les Harpies, Géryon, Cacus, les géants, transformés en démons, sont établis les gardiens d'autant de zones successives. D'innombrables légions sont répandues, soit sur les remparts de la cité douloureuse, soit dans ses diverses parties, et se jouent parmi les terribles spectacles qui s’y donnent. -mais ces légions sont les esclaves d'un seul maître. Celui-là est le premier né, et jadis le plus beau, des esprits : aujourd'hui, c'est le mauvais vouloir qui ne cherche que du mal, celui de qui toute douleur procède, l'antique ennemi de l'humanité. Divinité de triste et mensongère parodie dis, empereur du royaume des souffrances, il a son trône de glace en un point qui est tout ensemble le milieu et le fond de l'abîme : autour de lui, s’échelonnent les neuf hiérarchies de la réprobation ; sur lui repose tout le système de l'iniquité. Le péché et la douleur, qui sont pour les âmes ce que la pesanteur est pour le corps, l'ont précipité au lieu qui est le centre même de la terre, où tendent tous les corps graves. La gravitation générale l'enveloppe, pèse sur lui, le presse de toutes parts : son crime fut de vouloir attirer à lui toute créature ; son supplice est d'être accablé sous le poids de la création.

 

SECONDE PARTIE CH. 3 : Le mal et le bien, dans leur rapprochement et dans leur lutte

Le mal en toute son horreur, et le bien dans toute sa pureté, ne sauraient se découvrir qu'à leur origine et à leur terme, situés l'un et l'autre au delà de l'horizon du temps. Mais tous deux se sont donné rendez-vous dans le temps, comme sur un terrain libre ; et c'est là qu'ils se rencontrent, tantôt opposés, tantôt confondus. Il convient d'étudier les circonstances et les effets de cette rencontre, soit dans les vicissitudes de la vie, individuelle ou sociale ; soit dans cette prorogation de la vie, où d'efficaces expiations s’accomplissent ; soit dans la nature, qui est le théâtre de tous les faits temporels, et qui se ressent toujours en quelque manière de leur passage.

1 c'est ici le lieu de faire connaître l'intime constitution de l'homme, substance commune de tous les phénomènes heureux ou funestes qu'il présente, donnée nécessaire de tous les problèmes qui peuvent s’élever à son sujet. Ici, il n'est permis de reculer devant aucun secret, ni ceux de la génération, ni ceux de l'union de l'âme et du corps, ni ceux de leur mutuelle séparation.

Trois pouvoirs concourent à l'oeuvre de la génération. D'abord, les astres exercent la puissance de leur rayonnement sur la matière, et dégagent, des éléments combinés en des conditions favorables, les principes vitaux qui animent les plantes et les bêtes. Ensuite, il y a dans l'homme une puissance d'assimilation qui se communique aux aliments digérés, se distribue avec le sang dans tous les membres, et va répandre la fécondité au dehors.

Enfin, la femme porte en elle une puissance de complexion, qui dispose la matière destinée à recevoir le bienfait de la naissance. -les veines altérées n'absorbent pas, dans le travail de la nutrition, tout le sang qui leur est donné. Une portion de ce liquide alimentaire, épurée, séjourne dans le coeur, s’y imprègne plus profondément d'une énergie assimilatrice ; il fermente, en descend par les canaux où son élaboration s’achève ; et, à l'heure où s’accomplit le mystère conjugal, le sang du père va féconder, actif et organisateur, le sang passif et docile recélé dans le sein de la mère. Là, se façonnent les éléments du corps futur, jusqu'à ce qu'une préparation suffisante les fasse se prêter à l'influence céleste qui produit en eux la vie. Cette vie, végétale d'abord, mais progressive, se développe par son propre exercice ; elle fait passer l'organisme, de l'état de plante à celui de zoophyte, pour parvenir ensuite à la complète animalité. Là, se borne l'action des pouvoirs de la nature : la mère, qui donne la matière ; le père, qui donne la forme ; les astres, d'où vient le principe vital. -pour faire franchir à la créature l'intervalle qui sépare l'animalité de l'humanité, il faut recourir à celui qui est le premier moteur. Aussitôt donc que l'organisation du cerveau est arrivée à son terme, Dieu jette un regard plein d'amour sur le grand ouvrage qui vient de s’achever, et souffle sur lui un souffle puissant.

Le souffle divin attire à soi le principe d'activité qu'il rencontre dans le corps de l'enfant : des deux il se fait une seule substance, une seule âme, qui vit, qui sent, et qui se réfléchit sur elle-même.

L'âme est donc unique en son essence, car l'exercice d'une de ses facultés, à un certain degré d'intensité, suffit pour l'absorber tout entière.

En elle, et distinctes entre elles, unies toutefois et se supposant mutuellement, existent trois puissances, végétative, animale, rationnelle : on peut les comparer dans leur ensemble au pentagone qui se compose de trois triangles superposés. L'âme, présente dans les membres, dans tous les atomes de poussière vivante dont ils sont formés, s’y révèle par l'exercice même de leurs fonctions. Elle est unie au corps, comme la cause l'est à l'effet, l'acte à la puissance, la forme à la matière. On la nomme forme substantielle, parce que, seule, elle fait que l'homme soit, et que sa seule retraite fait perdre à ce merveilleux composé son existence et son nom. Elle a son siège dans le sang ; néanmoins, elle fait du cerveau comme un trésor où elle dépose les images qu'elle veut retenir. C'est la face qu'elle choisit pour se manifester au dehors : là, elle spiritualise la chair, pour la rendre transparente aux clartés intérieures de la pensée ; elle dessine les traits avec une infinie délicatesse ; elle crée la physionomie ; elle fait les derniers efforts pour orner et embellir les deux endroits par où surtout elle se révèle, les yeux et la bouche. On pourrait les appeler les deux balcons, où la reine qui habite l'édifice humain se montre souvent, quoique voilée. Enfin ses ministres sont les esprits animaux, vapeurs qui se forment dans le coeur et se répandent par tous les membres, fluides subtils qui entretiennent les communications de l'organe cérébral avec les organes des sens. -mais la reine peut devenir esclave. Il est des défauts de complexion, qui s’opposent au libre développement de l'âme : il est des natures sombres et grossières, où pénètre mal le rayon de Dieu. Les révolutions du ciel et des saisons obtiennent aussi, par l'intermédiaire des dispositions physiques qu'elles produisent, une influence incontestable sur les facultés morales. Et, de même qu'aux quatre âges de la vie correspondent pour le corps quatre tempéraments qui résultent de la combinaison de l'humide, du chaud, du sec, et du froid ; de même, l'âme a ses quatre phases, dont chacune a son caractère distinct, ses charmes et ses tristesses, ses vices plus familiers et ses vertus de prédilection.

La mort interrompt cette harmonie. -mais, entre toutes les opinions brutales répandues parmi les hommes, la plus insensée, la plus vile, la plus dangereuse, est celle qui nie l'existence d'une autre vie. Elle trouve sa condamnation dans la doctrine de tous les sages des plus illustres écoles, de tous les poètes de l'antiquité, de toutes les religions du monde, de toutes les sociétés qui vivent soumises à des lois ; dans cet espoir d'une autre vie, que la nature a déposé au fond de toutes les âmes, et qui ne saurait être mensonger sans accuser une contradiction impossible au sein du plus parfait ouvrage de la création ; dans l'expérience des songes et des visions, où nous sommes en rapport avec des êtres immortels ; enfin, dans les dogmes de la foi chrétienne, dont la certitude l'emporte sur toute autre, parce qu'elle émane de celui-là même qui nous départ l'immortalité. -quand donc l'âme se détache de sa chair défaillante, elle emporte avec elle toutes les facultés divines et humaines qui lui appartinrent : les premières, c'est-à-dire, la mémoire, l'intelligence, et la volonté, devenues plus actives ; les secondes, c'est-à-dire, toutes celles qui se réunissent sous le nom de sensibilité, entièrement inertes. Son mérite, ou son démérite, comme une force qui l'entraîne, détermine le séjour de châtiment, d'expiation, ou de récompense qu'elle occupera. Aussitôt parvenue au lieu qui lui est assigné, elle exerce autour d'elle, dans l'air ambiant, la puissance informante dont elle est douée. Et, comme l'atmosphère humide se colore des rayons qui s’y réfléchissent, ainsi l'air subit la forme nouvelle qui lui est imprimée : il en résulte un corps subtil où chaque sens a son organe, chaque pensée son expression extérieure ; où l'âme recouvre les fonctions de sa vie animale, et révèle sa présence par la parole, par le sourire, ou par les larmes. C'est là ce que désignaient les anciens par ces ombres dont ils peuplaient le royaume de la mort : c'est l'opinion de plusieurs philosophes plus récents, qui ne conçoivent pas la possibilité des souffrances et des jouissances hors d'une enveloppe corporelle. Mais l'ombre doit se dissiper un jour devant la réalité, et ces corps fugitifs faire place à ceux qui, ranimés, sortiront du tombeau ; car, si la corruptibilité est la loi commune des créatures, elle l'est de celles seulement qui sont l'ouvrage d'autres êtres créés : ainsi périssent les choses que produit le concours de la matière première et de l'influence astrale ; mais ainsi ne périssent point celles qui sortent immédiatement des mains du créateur. L'éternel ne communique pas une vie tarissable : l'humanité est son oeuvre ; l'humanité tout entière, âme et corps, fut formée de ses mains, animée de son souffle, au sixième jour du monde ; au dernier jour, tout entière, corps et âme, elle revivra.

2 une analyse détaillée nous fera pénétrer plus avant dans la connaissance de nous-mêmes.

Parmi les phénomènes intellectuels, les premiers, qu'on peut appeler élémentaires, sont les sensations ; et, entre celles-ci, les plus compliquées sont celles de la vue. Les objets eux-mêmes ne viennent point réellement visiter l'oeil : ce sont leurs formes qui se transmettent, par une sorte d'impulsion, à travers l'air diaphane ; elles vont s’arrêter dans le liquide de la pupille, où elles se réfléchissent comme en un miroir. Là, elles sont accueillies par les esprits animaux affectés au service de la vision, qui les transmettent à leur tour et les représentent au cerveau : et c'est ainsi que nous voyons. Toute sensation s’accomplit, de la sorte, par une communication de l'objet au cerveau, à travers un ou plusieurs milieux continus. La partie antérieure du viscère cérébral est la source commune de la sensibilité. Là réside ce sens commun, où toutes les impressions reçues par les organes se ramènent et se comparent. Toutefois la prédominance de l'une de ces impressions efface les autres : l'âme, retenue par le charme d'un spectacle qui enchante les yeux ne s’aperçoit pas de la fuite du temps, que l'horloge fidèle annonce à l'oreille. La sensibilité se prolonge, en quelque manière, par le secours de l'imagination. Et néanmoins, l'imagination, affranchie des influences de la terre, peut s’éclairer d'une clarté céleste. Souvent elle nous ravit, hors de nous-mêmes, jusqu'à rester sourds au bruit de mille trompettes qui sonneraient à nos côtés. -enfin, les sensations n'indiquent, au premier abord, que des qualités sensibles ; et cependant, elles trahissent certaines dispositions de l'objet d'où elles émanent ; elles sont accompagnées d'un sentiment d'utilité ou de péril.

Il y a donc une faculté qui s’empare d'elles, qui dégage et saisit les rapports implicitement perçus, et les propose aux opérations de l'entendement : on l'appelle, en ramenant à sa valeur primitive un nom depuis longtemps dénaturé, appréhension. -ainsi, le fait sensible est l'élément nécessaire de toute notion intelligible. Cette initiative des sens dans les opérations de l'esprit humain est une des fatalités de notre nature, la cause principale de notre faiblesse ; c'est, en même temps, chose merveilleuse, la condition de notre perfectionnement rationnel, et, par conséquent, de notre grandeur.

L'imagination et l'appréhension marquent deux points de transition entre la passivité et l'activité. Au dessus de cette première et basse région de l'âme, troublée par des apparitions importunes et souvent mensongères, s’élève la région supérieure où tout est spontané, pur, et radieux. Les anciens l'appelèrent mens : par elle, l'homme se distingue des animaux. On y peut découvrir diverses facultés : celle qui constitue la science, celle qui conseille, celle qui invente, et celle qui juge. On peut aussi opposer entre eux l'intellect, qui marche hardiment à la recherche de l'inconnu, et la mémoire, qui revient sur les traces laissées par son infatigable devancière, sans pouvoir toujours les suivre jusqu'au bout. On peut encore distinguer l'intellect actif, et l'intellect passif. L'intellect actif élabore et combine les perceptions reçues ; il les élève à l'état de notions, et combine les notions à leur tour. La pensée se pense elle-même ; toutefois, elle s’ignore à sa naissance : c'est par un travail prolongé qu'elle prend connaissance et possession de soi ; l'activité, portée à son degré le plus haut, devient réflexion. L'intellect passif contient en puissance les formes universelles, telles qu'elles existent en acte dans la pensée divine. C'est par lui que toutes choses peuvent être comprises ; il demeure donc nécessairement indéterminé, susceptible de modifications diverses ; et on l'appelle aussi l'intellect possible.

Il faut reconnaître encore, dans l'esprit humain, d'autres éléments qui offrent un caractère passif.

On y aperçoit des idées premières, dont on ne saurait expliquer l'origine ; des vérités évidentes, qui se croient sans se démontrer. Et si l'on refuse de les avouer innées, du moins est-on contraint d'admettre comme telles les facultés qui composent le fond de notre être. Il y a donc des principes qui ne nous viennent point du dehors, et que nous ne nous sommes point donnés. Il y a une création intérieure continuelle, qui annonce la présence invisible de la divinité. Par en haut comme par en bas, par la raison comme par les sens, l'homme touche à ce qui n'est pas lui, et trouve des limites qui resserrent son indépendance.

Ces faits constatés serviront à marquer la route qui conduira, de l'ignorance et de l'erreur, à la science véritable. Le premier acte d'une étude consciencieuse sera de fixer les bornes où elle doit s’arrêter, et au delà desquelles il serait téméraire de vouloir poursuivre la raison des choses. Le second sera d'abdiquer les préjugés antérieurement admis ; car ceux qui n'ont rien appris parviennent à des habitudes vraiment philosophiques plus facilement que d'autres qui, avec de longs enseignements, ont reçu beaucoup d'opinions fausses.

Ces conditions préliminaires étant remplies, il est permis de commencer des recherches efficaces.

Le sage puisera d'abord aux sources de l'observation ; puis, il s’avancera lentement dans les voies du raisonnement ; il portera du plomb à ses pieds : jamais il ne franchira, sans chercher l'appui d'une distinction secourable, les deux pas difficiles de l'affirmation et de la négation. Il ne se laissera pas retenir par les distractions qu'il rencontrera sur son chemin : si des pensées nouvelles viennent, en quelque sorte, croiser les pensées premières, elles se retardent mutuellement dans leur marche et s’éloignent du but. Trois mots résument ces préceptes : expérience, prudence, persévérance. -on entre par là dans cette calme possession du vrai qui constitue la certitude. La certitude repose sur des bases différentes, selon les divers ordres de connaissances où elle se rencontre. Elle est dans le témoignage des sens, lorsqu'il porte sur les objets propres à chacun d'eux ; elle est dans ces axiomes indémontrables indiqués naguère ; elle est dans le consentement unanime des hommes, sur les questions du domaine de la raison : car l'hypothèse d'une déception universelle, qui envelopperait le genre humain dans un invincible aveuglement, serait un blasphème horrible à prononcer. Toutefois, au pied des vérités connues, éclosent toujours de nouveaux doutes, comme, au pied des arbres, poussent de nouveaux rejetons. La certitude reste toujours entourée de ténèbres humaines. La seule lumière qui n'ait pas d'ombre est celle de la foi.

3 dans l'ordre moral, les premiers faits qui se rencontrent sont encore du nombre de ceux où l'âme se montre passive : c'est pourquoi on les nomme excellemment passions. Il serait long de les énumérer. Mais toutes se ramènent à des dispositions antérieures, qu'on appelle appétits. Il y a trois sortes d'appétits : le premier, naturel, qui n'a point conscience de soi, et qui est la tendance irrésistible de tous les êtres physiques à la satisfaction de leurs besoins ; le second, sensitif, qui a son mobile externe dans les choses sensibles, et qui est concupiscible, ou irascible, tour à tour ; le troisième, intellectuel, dont l'objet n'est appréciable qu'à la pensée. Ces appétits eux-mêmes peuvent se réduire à un seul principe commun : l'amour. Depuis le créateur jusqu'à la plus humble des créatures, rien n'échappe à la grande loi de l'amour. Les corps simples tendent par l'attraction, qui est une sorte d'amour, au point de l'espace qui leur fut destiné. Les corps composés ont une sympathie, un amour du même genre que le précédent, pour les lieux où ils se formèrent : ils y acquièrent la plénitude de leur développement ; ils en tirent toutes leurs vertus.

Les plantes manifestent déjà une préférence, un amour plus marqué, pour les climats, les expositions, les terrains plus favorables à leur complexion. Les animaux donnent des signes d'un attachement plus vif, d'un amour aisément reconnaissable, qui les rapproche entre eux et quelquefois les rapproche de l'homme. L'homme enfin est doué d'un amour qui lui est propre pour les choses honnêtes et parfaites, ou plutôt, comme sa nature tient à la fois de la simplicité et de l'immensité de la nature divine, l'homme réunit en lui tous ces genres d'amour ; de même que les corps simples, il cède à l'attraction qui agit sur lui par la pesanteur ; il emprunte aux corps composés la sympathie qu'il ressent pour le lieu de sa naissance ; ainsi que les plantes, il a des préférences pour les aliments favorables à sa santé ; à l'exemple des animaux, il s’attache aux apparences qui flattent les sens ; enfin, et c'est là sa prérogative humaine, ou, pour mieux dire, angélique, il aime la vérité et la vertu.

Or, les trois premières sortes d'amour sont l'oeuvre de la nécessité ; dans les deux derniers seulement, qui émanent des sens et de l'intelligence, l'être moral se retrouve. C'est là qu'une exploration plus attentive fera découvrir le point où la passivité finit, où l'activité commence.

Aussitôt qu'un objet se présente, capable de plaire, il nous réveille par une sensation de plaisir. La faculté, qu'on nomme appréhension, entre en exercice ; elle perçoit le rapport de l'objet avec nos besoins ; elle le développe, jusqu'à faire que l'âme se retourne vers lui et s’y incline : cette inclination est l'amour ; et le plaisir nouveau, dont cette modification est accompagnée, nous la rend chère et en même temps durable. Puis, l'âme ébranlée entre en mouvement : ce mouvement spirituel est le désir ; ce désir ne trouve de repos que dans la jouissance, c'est-à-dire ; dans la possession de l'objet aimé.

Tel est le fait universel ; telle est, pour parler le langage de l'école, la matière de l'amour, toujours bonne en elle-même ; car c'est l'ouvrage d'une disposition spécifique naturelle, qui ne se révèle que par ses effets, et dont le premier acte, instantané et irréfléchi, n'est digne ni de louange, ni de blâme. -mais l'amour devient vertueux, ou coupable, selon le choix qu'il fait entre les choses qui le sollicitent. Avant que l'âme revêtît les formes corporelles sous lesquelles elle devait devenir enfant, Dieu la regarda avec complaisance.

Heureux lui-même, il lui communiqua l'impulsion qui la fait revenir à lui, en cherchant le bonheur ; il ne cesse de l'attirer encore, en faisant luire devant elle les rayons de son éternelle clarté. Elle, à son tour, ne saurait pas plus s’empêcher de l'aimer, qu'elle ne saurait se haïr elle-même. Si elle participe plus que tout être terrestre à la nature divine, et s’il est de la nature divine de vouloir exister, l'âme aussi veut exister : elle le veut, de toute l'énergie qui est en elle ; et, comme son existence tout entière dépend de Dieu, elle veut naturellement lui être unie pour assurer son existence. Puis, les attributs de Dieu se réfléchissant dans les qualités et les vertus humaines, quand l'âme les découvre dans une autre âme sa pareille, elle s’y unit spirituellement, elle l'aime aussi. Enfin, la création tout entière lui apparaît comme le champ qui garde les traces de l'éternel cultivateur, et chaque créature comme digne d'être aimée selon la mesure du bien qu'il a produit en elle. Telle est la forme légitime de l'amour : elle consiste dans cette juste proportion de nos affections, qui les fait se porter d'abord vers le bien suprême, et se mesurer elles-mêmes pour les biens inférieurs. L'amour peut prendre des formes moins pures. L'âme ignorante, aux premières et plus viles jouissances qu'elle rencontre, s’y trompe, et les poursuit avec une ardeur téméraire.

D'autres fois, elle se ralentit dans la recherche du bien véritable, ou, plus malheureuse encore, elle se détourne vers le mal. On a déjà vu comment, de ces trois sortes d'aberrations, dérivent les sept iniquités capitales.

Il est donc vrai de dire que l'amour est la semence commune de la justice et du péché. Comment raconter tous les fruits bons, ou mauvais, qu'il portera : la jalousie, le soin de la conservation de l'objet aimé, le zèle de sa gloire, enfin l'union avec lui, l'union qui assimile deux êtres entre eux et les confond en un ? Comment décrire l'action bienfaisante, régénératrice, d'une tendresse chaste ? Comment expliquer la contagion réciproque des affections sensuelles ? En opérant dans le secret des coeurs de si étonnantes révolutions, l'amour, quelque passif qu'il soit à son origine, se montre actif en ses résultats.

Mais, si cette activité ne se détermine qu'en présence des sollicitations du monde extérieur, peut-on dire qu'elle soit libre ? -une opinion commune et trompeuse attribue tous nos actes à des astres, comme si le ciel entraînait tous les êtres dans une direction nécessaire. Le ciel exerce sans doute une sorte d'initiative sur la plupart des mouvements de notre sensibilité ; mais cette initiative peut rencontrer en nous une résistance qui, laborieuse d'abord, devient invincible après avoir fidèlement combattu. Une puissance plus grande, celle de Dieu, agit sur nous sans nous contraindre. En nous il a créé cette partie meilleure de nous-mêmes, qui n'est point soumise aux influences du ciel. Il nous a départi la volonté libre : et ce don, le plus excellent, le plus digne de sa bonté, le plus précieux à ses regards, toutes les créatures intelligentes, et elles seules, l'ont reçu. La volonté ne saurait fléchir que par sa propre détermination ; pareille à la flamme, que les efforts répétés d'une force étrangère ne peuvent contraindre à descendre contre l'essor naturel qui la fait monter. Souvent, il est vrai, la volonté semble céder à la violence ; mais c'est encore en vertu de son choix ; c'est un mal qu'elle subit par la crainte d'un mal plus grand. Il est encore vrai que les mouvements instinctifs échappent à son empire, et que, souvent malgré elle, le sourire et les larmes trahissent les plus secrètes pensées. Mais, hors de ces circonstances, elle demeure souveraine dans son élection : placée en présence de deux objets qui exerceraient sur elle un égal attrait, elle demeurerait éternellement indécise. Il faut donc admettre, avec la volonté, une faculté qui la conseille, et qui veille sur le seuil de l'assentiment, pour accueillir, ou rejeter, les affections bonnes, ou mauvaises. Ainsi, en supposant qu'une nécessité fatale préside en nous à la naissance de l'amour, en nous aussi est une puissance capable de contenir ses débordements.

Or, le conseil qui assiste à nos décisions, c'est le discernement. C'est lui qui saisit les différences des actes, en tant qu'ils sont coordonnés à une fin : on peut l'appeler l'oeil de l'âme, le plus beau rameau qui surgisse de la racine de la raison.

C'est par lui que l'ordre moral se rattache à l'ordre intellectuel : la volonté ne peut, en effet, agir sans le concours de l'entendement ; mais ce concours ne saurait être parfait, sans une parfaite égalité des deux puissances, qui ne se rencontre point dans notre nature déchue. Le discernement, quand il s’applique à la distinction du bien et du mal, reçoit le nom de conscience, et alors aussi s’y fait remarquer quelque chose de passif, d'étranger à la personnalité humaine. Pour le méchant, il y a là un ver rongeur qui ne lui laisse pas de repos, une écume qu'il voudrait vainement rejeter loin de lui ; pour l'homme de bien, le sentiment de son innocence est comme une armure solide, ou comme un compagnon fidèle dont la présence le rassure au milieu des dangers.

Ici encore, il importe de presser les observations qui viennent d'être recueillies et d'en déduire les conséquences pratiques. L'antagonisme du vice et de la vertu était le sujet d'une fable qui fut chère, comme symbole, aux mythographes de l'antiquité, et à ses philosophes, comme leçon. Le poète italien s’en empare, et la rajeunit. -deux femmes lui ont apparu. L'une était pâle, difforme, et bègue ; mais, le regard arrêté sur elle semblait lui rendre la beauté, la couleur, et la voix : elle chantait ; et, sirène harmonieuse, elle captivait déjà les oreilles imprudentes. L'autre se montrait, à son tour, simple et vénérable : elle jetait un superbe regard sur sa rivale ; et, faisant, déchirer ses vêtements, la laissait voir atteinte d'une infecte corruption. De ces femmes, l'une était la volupté ; l'autre, la sagesse.

Mais la lutte est facile, à qui n'est point tombé ; pour la contempler dans tout son intérêt, il la faut saisir, en son moment douteux, à ce point où, longtemps retenue dans le sombre empire du vice, l'âme en sort par une heureuse délivrance, et s’efforce de rentrer dans le domaine de la vertu. Le poète s’est plu à décrire, sous un voile allégorique dont il est facile de percer le tissu, ce pèlerinage satisfactoire, cette route frayée par la miséricorde, qui joint entre elles la cité des méchants et la cité de Dieu. -l'homme, en son retour vers le bien, peut être arrêté par des obstacles de plus d'un genre. Le premier est l'isolement ; c'est le sort de celui qui, par sa chute, s’est détaché de la société religieuse, seule capable de lui offrir le point d'appui extérieur nécessaire pour se relever.

Ensuite, vient la négligence, qui fait retarder jusqu'aux derniers moments les soupirs salutaires ; puis, la mort qui apparaît, inattendue, et qui interrompt de stériles regrets ; et, d'un autre côté, la multitude des préoccupations temporelles, qui ne laissent aux intérêts spirituels qu'une place étroite et disputée. Toutefois, ces obstacles réunis ne sauraient légitimer le désespoir. Jusqu'au dernier soir de la vie, la tige de l'espérance est encore verte : la fleur du repentir y peut éclore.

Trois conditions premières forment comme les trois degrés qui conduisent au seuil de l'expiation.

Il faut une conscience fidèle et qui réfléchisse, dans sa transparence, les fautes passées ; il faut une douleur puissante, qui fende et calcine la dureté du coeur ; il faut une résolution sévère de satisfaire à la justice coupable ne saurait être juge de sa propre sincérité, arbitre de la mesure des pleurs qu'il doit répandre, exécuteur des peines qu'il encourut.

De là, la nécessité d'un ministère extérieur, d'un tribunal des âmes, dont le juge, réunissant en ses mains les deux clefs de la science et de l'autorité, puisse ouvrir et fermer, selon le mérite, la porte de la réconciliation. Cette porte livre l'entrée d'une carrière humiliante et laborieuse, mais où la fatigue diminue, et l'ignominie s’efface, avec le nombre de pas qui restent à faire pour arriver au terme. Malheur aussi à qui regarderait en arrière ! Pour lui s’évanouirait le fruit des épreuves accomplies. -celui qui voudra marcher, jusqu'au bout, dans la voie s’appliquera d'abord à la méditation des connaissances que l'histoire profane et l'écriture sainte lui fourniront des vices auxquels il se livra, et de la vertu contraire.

Ainsi envisagés, en des types vivants où ils eurent leur plus complète expression, le vice et la vertu ne sauraient se comparer, sans déterminer une préférence énergique. Dès lors, on se portera sans hésiter à la pratique des actes opposés à ceux dont on voudra détruire en soi la trace. L'habitude détruira, par une force égale, les dispositions perverses formées par l'habitude ; et, seconde nature elle-même, elle neutralisera les tendances mauvaises de la nature. Ces efforts et les résistances qu'ils rencontreront conduisent à l'emploi de la souffrance volontaire, comme moyen de réprimer, ou, pour parler le langage ascétique, de mortifier, d'anéantir, les appétits déréglés.

L'image de Dieu, qui remplissait l'âme innocente, a disparu devant le péché ; elle a laissé, à sa place, un vide que la douleur réparatrice peut seule combler. Toutefois, les ressources réunies, que la science la plus profonde du coeur humain peut mettre au service du plus austère courage, seraient encore insuffisantes. Il est de secrètes horreurs qui reviennent troubler la mémoire. Le démon de la crainte se glisse encore à travers les sentiers de la pénitence. D'ailleurs, l'oeuvre de la régénération morale est une seconde création : elle ne saurait s’accomplir sans l'intervention divine. On la sollicitera par la prière ; la prière fait violence à la toute-puissance même, parce que la toute-puissance s’est fait une douce loi de se laisser vaincre par l'amour, pour vaincre à son tour par la bonté. Enfin, au terme de la carrière expiatoire comme au commencement, pour en sortir comme pour y entrer, il faudra se soumettre encore à une autorité religieuse, et subir ces mêmes conditions sans lesquelles Dieu ne traite pas avec nous : l'aveu pour l'oubli, les larmes pour la consolation, et la honte pour la réhabilitation définitive. La réhabilitation replace l'homme dans la sérénité de la primitive innocence ; elle le refait, tel qu'il était au sortir des mains du créateur ; elle lui reconstruit dans les joies de la conscience une sorte d'éden moral, une béatitude, la plus grande qui se puisse goûter sur la terre. Cette béatitude terrestre consiste dans l'exercice vertueux des facultés humaines, dans une activité constante qui se rend témoignage de la légitimité de ses actes. Néanmoins, telle n'est pas la dernière limite qui ait été faite au bonheur de l'homme ; ou plutôt, la raison l'avait posée là : la révélation l'a portée plus loin. Le même drame, qui vient de se dénouer dans l'individu, va se représenter, à travers l'histoire, avec d'autres péripéties et sous des formes plus solennelles. Le poète a contemplé, dans une vision magnifique, les destinées religieuses, par conséquent, les destinées intellectuelles et morales, du genre humain.

La scène s’ouvre, dans le paradis terrestre, lieu de délices ineffables, prémices des complaisances de Dieu, séjour de cet âge d'or dont le souvenir imparfait charmait encore les rêves des anciens.

Mais, en présence des merveilles récentes de la création et de l'universelle obéissance que la terre et le ciel rendent à leur auteur, une femme seule, et qui naguère n'était pas encore, ne voulut pas souffrir le voile d'heureuse ignorance qui couvrait ses yeux. L'homme fut son complice : banni, il échangea des joies sans amertume contre les maux et les pleurs. Toutefois, un autre âge d'or devait refleurir, et la race déchue rentrer dans son héritage. -ce retour triomphal est figuré par le miraculeux cortège qui vient prendre possession de l'éden retrouvé. Au milieu des pompes de l'apocalypse, précédé des vingt-quatre vieillards, qui sont les écrivains de l'ancienne loi ; entouré des quatre animaux prophétiques, image des quatre évangélistes ; et suivi de sept autres personnages, où l'on reconnaît les auteurs des autres livres de la loi nouvelle, le Christ s’avance, sous les traits d'un griffon, dont le corps terrestre et les ailes aériennes rappellent l'union hypostatique des deux natures humaine et divine. Il conduit un char, emblème de l'église, sur lequel une vierge se tient debout, parée de vêtements symboliques : c'est la théologie.

A sa droite, trois nymphes, et quatre à sa gauche, représentent les vertus théologales et cardinales, marchant d'un pas harmonieux. Au son des hymnes que répètent les anges, le cortège s’avance et se dirige vers l'arbre de la science du bien et du mal, devenu, selon une belle tradition, l'arbre de salut, la croix rédemptrice. Le char y demeure attaché ; et, tandis que la vierge glorieuse, avec ses sept compagnes, demeure pour veiller sur lui, le griffon s’éloigne avec les vieillards : le Christ, abandonnant la terre, laisse l'église sous la garde de la science et de la vertu. -mais voilà qu'un aigle tombe, comme la foudre, sur l'arbre dont il arrache l'écorce, et sur le char qui fléchit sous son poids. Voici venir un renard, qui s’insinue au dedans ; voici qu'une portion en est arrachée par un dragon, qui sort de la terre entr'ouverte. Il est aisé de reconnaître jusqu'ici les persécutions impériales qui ébranlèrent l'église, l'hérésie qui la désola, et les schismes qui la déchirèrent. -et déjà l'aigle avait reparu, moins menaçant, non moins funeste ; il avait secoué ses plumes sur le char sacré, qui tout à coup subit une monstrueuse transformation. Sur ses diverses parties sept têtes armées de dix cornes s’élèvent ; une prostituée s’assied sur lui ; un géant se tient debout à ses côtés, échangeant avec elle d'impures caresses, qu'il interrompt pour la flageller cruellement.

Puis, détachant le char métamorphosé, il l'emmène et se perd avec lui dans les profondeurs de la forêt. N'est-ce point encore là l'église, enrichie par les largesses des princes devenus ses protecteurs, tristement défigurée, enfantant dans sa corruption les sept péchés capitaux, dominée par des pontifes adultères ? N'est-ce point la cour romaine, échangeant avec le pouvoir temporel des flatteries coupables, que suivront de cruelles injures ; et le saint-siège enfin, arraché du pied de la croix du Vatican, pour être transféré, dans une contrée lointaine, au bord des fleuves étrangers ? Toutefois, ces maux ne seront pas sans terme ni vengeance. On ne touche pas impunément à l'arbre qui perdit, et qui sauva, le monde ; et, si l'église a été faite militante ici-bas, c'est avec la possibilité des revers passagers, mais avec l'assurance de la dernière victoire.

En poursuivant ce genre d'induction qui doit nous devenir familier, et qui conclut des faits variés du monde visible aux invariables lois du monde invisible, nous sommes conduits par la pensée dans ces lieux où les expiations, commencées ici-bas au milieu de beaucoup de trouble et d'interruptions, s’achèvent sous une règle inaltérable. En même temps que les âmes s’y purifient des souillures de la terre, elles sont initiées aux félicités du ciel. Et les peines, si rigoureuses qu'elles soient dans leur intensité, trouvent un inestimable tempérament dans la certitude de leur fin.

1 on peut se représenter le purgatoire comme une montagne, dont les racines plongent dans l'océan, et dont la cime touche au ciel. Conique en sa structure, elle se divise en neuf parties. La première est une sorte de vestibule, dont les habitants expient, par un délai proportionné, les obstacles que rencontra leur tardive pénitence.

Ensuite, se succèdent sept zones concentriques, superposées, toujours plus étroites à mesure qu'elles s’élèvent, et dans lesquelles se purifient les sept principaux vices, les sept formes coupables de l'amour. Au sommet enfin et au terme des épreuves, le paradis terrestre étend ses ombrages déserts, sous lesquels seulement les âmes régénérées vont boire à deux sources l'oubli de leurs fautes et le souvenir de leurs mérites.

2 ceux qui peuplent ces régions mélancoliques s’y montrent revêtus des corps subtils dont on a déjà expliqué la formation, corps impalpables, échappant à qui les veut embrasser, n'interceptant point la lumière, et toutefois organisés pour que la souffrance soit possible au dedans, et visible au dehors. C'est pourquoi des peines matérielles leur sont préparées, toutes significatives des fautes qu'elles réparent : les fardeaux énormes qui courbent les épaules des superbes ; le cilice et la cécité des envieux ; la fumée où sont enveloppés ceux qui se livrèrent à la colère ; la course incessante des paresseux ; l'ignominieuse posture des avares couchés sur la terre, dont ils aimèrent trop les trésors ; la faim, qui amaigrit le visage des gourmands ; et la flamme, dont les voluptueux sortiront purs. à ces peines se joignent les autres moyens pénitenciers dont l'ascétisme chrétien fait déjà l'essai en cette vie : la méditation, la prière, et l'aveu.

3 dans cette condition sévère que la mort leur a faite, les justes souffrants ont conservé les souvenirs de leur vie passée ; et, si la science du présent leur manque, une opinion respectable, parce qu'elle est populaire, leur attribue la connaissance de l'avenir. Ils se retrouvent donc avec leurs facultés, leurs inclinations, leurs affections d'autrefois, hormis ce qui pourrait s’y rencontrer de pervers. Pour eux, les rivalités terrestres ont disparu, avec les distinctions terrestres dont elles furent les conséquences. S'ils gardent quelque intérêt aux choses d'ici-bas, c'est par un commerce mutuel de compassion et de prières. Initiés à tous les mystères de la douleur, ils demandent que le ciel nous les épargne ; et, de notre côté, nos oraisons et nos oeuvres pieuses montent vers Dieu, qu'elles fléchissent, pour redescendre en bénédictions sur ces justes dont elles abrègent la pénitence.

Toutefois, la conscience qui fut mise dans le coeur humain pour contenir l'impatience de ses désirs justifie, à leurs yeux, les rigueurs qu'ils endurent ; elle leur fait accepter, et presque chérir, ces maux réparateurs. La pensée de l'accomplissement des décrets éternels, la certitude de l'heureuse impossibilité où ils sont de pécher désormais, l'espérance du glorieux héritage dont la possession ne saurait être différée pour eux au delà du dernier jour du monde, l'amour enfin qui ne les quitte pas : puis aussi les cantiques fraternels chantés ensemble, les textes sacrés répétés en de fréquents entretiens, la paix des journées sans nuages, les nuits passées sous la garde des anges, l'union de l'église qui souffre avec celle qui combat et celle qui triomphe : c'est assez de consolations, pour attendre l'heure de la délivrance. -alors, l'âme surprendra tout à coup en elle le sentiment de sa pureté recouvrée et de sa liberté reconquise : elle en voudra faire l'épreuve ; elle se trouvera joyeuse de l'avoir voulu ; et, tandis que le mont sacré tremblera et que d'innombrables acclamations se feront entendre, elle montera, portée par la seule volonté, vers les sphères du bonheur éternel.

Après avoir accompagné l'humanité dans toutes les phases de cette existence mêlée de biens et de maux qu'elle traverse, il faut connaître le milieu dans lequel ces phases différentes s’accomplissent, qui exerce sur elles, et subit de leur part, d'inévitables influences. Car, si l'homme réfléchit en soi la nature, comme une image raccourcie mais vivante, il laisse à son tour, dans la nature, comme un reflet de lui-même, plus pâle et moins animé, mais plus vaste. Ce sont deux foyers, qui se renvoient les rayons lumineux : le premier les concentre ; le second les disperse.

1 l'imperfection des connaissances contemporaines réduisait à un petit nombre les explications vraiment scientifiques des faits qui se succèdent dans la nature. La pluie, la foudre, les volcans, le flux et le reflux de la mer, tous les spectacles qui, par leur grandeur ou par leur fréquent retour, appellent une attention plus active, donnaient lieu à des hypothèses inégalement satisfaisantes, rarement unies par un lien logique, et ne formant pas entre elles un corps de doctrines. -au contraire, l'ensemble des phénomènes physiques, le plan, les rapports, l'action réciproque des grands corps de la création, le système du monde enfin, se prêtaient aisément aux aperçus généraux, aux déductions de l'analogie, aux pressentiments d'une haute métaphysique, aux raisonnements qui s’appuient sur la considération des causes finales. La philosophie se retrouvait là dans son domaine.

2 une cosmographie inexacte, mais universellement admise, fixait les dimensions du globe terrestre et lui donnait 6500 milles de diamètre, par conséquent 20400 de circonférence. -la configuration de ce globe n'était guère mieux connue. Jérusalem, centre moral de l'humanité, était considérée aussi comme le centre géographique du continent consacré à l'habitation des hommes. Des sources de l'Èbre aux bouches du Gange, des extrémités de la Norvège à celles de l'Éthiopie, la terre habitée remplissait presque un hémisphère : la mer embrassait l'autre ; et néanmoins, une pensée divinatrice faisait rêver, au delà des colonnes d'Hercule, des régions lointaines, protégées contre l'audace des navigateurs par une terreur superstitieuse qu'entretenaient de vieilles légendes.

Mises en dehors de l'exploration positive, ces contrées antipodes devenaient le domaine et l'asile des imaginations mystiques. Il était naturel d'y marquer le site, désormais inaccessible, du paradis terrestre. Il était beau d'opposer le lieu où le premier père naquit, pour perdre sa race, à cet autre lieu sacré où le fils de l'homme mourut, pour la sauver. Ainsi, la montagne d'éden et la montagne de Sion étaient comme les deux pôles du monde, et soutenaient l'axe sur lequel s’accomplissent ses révolutions religieuses. Il était bien encore de repeupler, en y plaçant les peines du purgatoire expiatrices du péché, cette terre primitive devenue déserte par le péché même. Dès lors, il convenait de la représenter, ainsi qu'on l'a fait, comme un cône élevé, divisé en plusieurs zones, au pied duquel expirent toutes les perturbations atmosphériques qui pourraient interrompre le calme de la pénitence ; tandis que le faîte se perd dans la région de l'air pur, où la pesanteur cesse d'exercer son pouvoir, et d'où il est facile de s’enlever aux cieux. -au contraire, sous le sol que foulent nos pas, s’ouvrent les gouffres de l'enfer. Au fond, se trouve le point où tendent tous les corps. Là, nous avons vu l'esprit du mal résider dans un noyau de glace qui exclut l'hypothèse du feu central. Un vide semblable traverse dans sa profondeur l'autre moitié du globe. Ces abîmes souterrains attestent d'antiques bouleversements, antérieurs sans doute à l'espèce humaine, et pourtant conservés dans sa mémoire. Peut-être quand l'ange mauvais tomba du ciel, la terre, qui occupait l'autre hémisphère, témoin de cette chute, s’effraya, et se fit de la mer comme un voile ; puis, fuyant sous le poids du réprouvé, elle creusa ces vides intérieurs, se réfugia vers notre hémisphère, et forma le continent où nous vivons.

3 les notions astronomiques étaient déjà parvenues à un large développement. Du moins, les révolutions apparentes qui changent l'aspect de la voûte céleste se trouvaient décrites dans les livres de Ptolémée.

Les observateurs arabes avaient découvert plusieurs constellations voisines du pôle antarctique. Quelques faits particuliers, tels que les éclipses, les taches de la lune, la voie lactée, avaient inspiré d'heureuses conceptions. En méconnaissant la place qui appartient au soleil dans le système planétaire, on ne pouvait s’empêcher de pressentir la grandeur de son volume et l'importance de ses fonctions : il était salué le père de l'humanité, le premier ministre de la nature ; on voyait en lui l'image de Dieu. Ce n'était pas non plus sans une impression de religieuse crainte qu'on avait contemplé les orbes innombrables suspendus dans l'immensité. -ce qu'on n'accordait pas encore aux astres, en distance et en dimensions, on le leur rendait en influences. Ils présidaient à la génération des êtres : c'était d'eux qu'émanait la vie répandue dans toutes les familles des plantes et dans toutes les tribus des animaux. Comme un sceau empreint la cire docile, de même leur vertu marquait d'un caractère ineffaçable les âmes des hommes, au jour de la naissance ; ils continuaient d'intervenir dans ces mouvements instinctifs, qui précèdent l'exercice de la volonté : ainsi leur revenait une partie des honneurs du génie, et du mérite des actions bonnes ou mauvaises. Il fallait une sorte de hardiesse pour borner leur empire et réserver le terrain de la liberté. La témérité n'allait pas jusqu'à nier la valeur des horoscopes, ou à contester la part des mouvements célestes dans les événements qui agitent la terre. -on sait déjà quels étaient, dans les opinions de ce temps, l'ordre et le nombre des cieux. Aux huit sphères des planètes et des étoiles fixes, le besoin d'expliquer la rotation universelle d'orient en occident avait fait ajouter un neuvième ciel, appelé le premier mobile.

Celui-ci, à son tour, était supposé recevoir son mouvement de l'attraction qu'exerçait sur tous ses points le ciel empyrée enveloppant l'univers, séjour de la divinité, rempli de lumière, d'ardeurs, et d'amour. L'amour, c'est le dernier mot du système du monde : c'est lui qui fait cette harmonie des sphères, si célèbre dans les doctrines de l'antiquité, et qui se résoudra dans les lois mathématiques de la science moderne.

4 mais l'objet de cet amour immense et multiforme, celui qui meut continuellement les mondes en les attirant à soi, celui-là n'est autre que Dieu même.

Il a mis sa ressemblance auguste dans l'ordre admirable qui est la forme de la création ; il a laissé son vestige dans les êtres qui la composent, en leur donnant, selon leur degré de perfection, un instinct qui les fait contribuer pour une part proportionnelle à l'ordre général. Ainsi, une impulsion puissante fait courir chaque créature dans une direction déterminée à travers la grande mer de l'existence, dilate le feu, condense la terre, fait battre les coeurs, éveille les esprits. Ainsi, la nature peut être considérée comme un art divin, qu'exerce l'artiste éternel. L'art se peut considérer sous trois rapports : dans la pensée de l'artiste ; dans l'instrument dont il se sert ; dans la matière qu'il façonne. De même, la nature est d'abord dans la pensée de Dieu : elle est Dieu lui-même, et, sous ce point de vue, elle est inviolable, irréprochable, indéfectible. Elle est ensuite, dans le ciel, comme dans l'instrument au moyen duquel la bonté suprême se reproduit au dehors ; et, comme cet instrument est parfait, la nature est aussi sans défaut. Elle est enfin dans la matière façonnée ; et c'est là seulement que l'action divine et de l'influence céleste rencontrent un principe radical d'imperfection, qu'elles peuvent corriger, mais non détruire : c'est là seulement que se retrouve, dans la nature, l'antagonisme du bien et du mal.

 

SECONDE PARTIE CH. 4 : Le bien

Déjà plusieurs fois, dans le cours de ces recherches, le bien s’est laissé entrevoir sous des apparences diverses. Il est temps de l'aborder, face à face, et d'aller à lui en s’élevant, par une ascension progressive, du connu à l'inconnu ; de l'homme à la société ; de la vie mortelle à l'immortalité ; des créatures, renfermées dans les conditions de la matière et du temps, aux êtres supérieurs, qui en furent toujours affranchis.

1 le bien, pour l'homme, c'est ce qu'il doit être ; c'est la fin dernière de son existence. Cette fin peut être considérée tour à tour comme extérieure, puisqu'on y tend ; et comme intérieure, puisqu'un moment vient qu'on y touche. Le bien, objet externe, à la possession duquel on s’efforce d'atteindre, est le bonheur ; le bien, type interne qu'on réalise en soi, s’appelle perfection.

La fin de l'homme lui est manifestée par un instinct que la bonté divine déposa dans lui, comme un germe, obscur dans le principe et facile à confondre avec les appétits vulgaires des animaux.

Il perçoit d'abord l'existence d'une chose inconnue, à laquelle il aspire, en laquelle seule ses désirs se reposeront. Puis, il la cherche : entre les êtres dont il est environné, il se distingue et se préfère lui-même. Ensuite, distinguant en soi plusieurs parties, il préfère celle qui est la plus noble, c'est-à-dire, l'âme ; et, comme il est naturel de se complaire dans la jouissance de la chose aimée, il se complaît surtout dans l'usage des facultés dont son âme est pourvue. Il apprend donc qu'il n'est pas né pour la vie grossière des brutes, mais pour aimer et connaître. Or, si les deux principales facultés de l'âme sont l'intelligence et la volonté, il faut lui attribuer deux sortes de fonctions : les unes spéculatives, et les autres pratiques. Dès lors, il y a pour l'homme deux destinées ici-bas : l'une, active, où il s’efforce d'opérer lui-même ; l'autre, contemplative, où il considère les opérations de Dieu et de la nature. Ces deux destinées, figurées, dans l'ancien testament par Lia et Rachel, dans le nouveau par Marthe et Marie, sont représentées dans le poème par Mathilde, la grande et énergique comtesse, et par Béatrix, la sainte inspirée. La vie active, en développant la volonté de l'homme, le conduit à un premier degré de perfection, et la conscience qu'il a de cette perfection obtenue lui donne une première mesure de bonheur. Mais la vie contemplative est la meilleure part, puisqu'elle consiste dans l'exercice de la faculté la plus excellente : l'intelligence.

Or, l'intelligence ne saurait parvenir ici-bas à son exercice le plus complet, qui est de contempler l'être souverainement intelligible : Dieu. Donc, la fin vraiment dernière, la perfection, le bonheur dignes de ce nom, ne s’atteignent pas en ce monde. -les trois femmes qui allèrent visiter le sauveur au sépulcre ne l'y trouvèrent pas, mais, à sa place, un ange qui leur dit : il n'est point ici, vous le verrez ailleurs. De même, trois écoles : celles d'Epicure, de Zénon, et d'Aristote, vont chercher, dans ce tombeau terrestre que nous habitons, le souverain bien qu'elles n'y trouvent point. Mais le sentiment intérieur, qui vient d'en haut comme un messager divin, nous fait savoir qu'en une autre vie ce bien nous attend.

Ainsi, l'instinct confus, dont nous avions signalé la naissance, n'est autre chose que l'amour du bien, que la soif innée et perpétuelle d'une félicité sans bornes. Il neutralise en nous la puissance des lois de la nature, qui nous retiennent enchaînés sur la terre ; il nous entraîne dans une sphère plus haute, et plus pure ; il nous fait sortir des conditions ordinaires de l'humanité ; et, pour exprimer, en un mot nouveau, la nouvelle existence à laquelle il nous initie, il nous transhumane . Nous ne sommes que des insectes défectueux ; mais, un jour, notre formation s’achevant, des ailes nous seront données pour voler vers le bien suprême. Nous ne sommes que des vers ; mais, de ces vers, les papillons qui doivent sortir seront des anges.

2 si la science est la souveraine béatitude de l'intelligence, elle ne saurait manquer d'attirer tous les hommes, en suscitant dans eux le besoin insatiable de connaître ; et, d'un autre côté, elle doit satisfaire ce besoin, en se répandant sans jamais tarir, se donnant en partage sans se diviser.

Elle ne saurait donc se laisser acquérir qu'à la condition de se faire communiquer au dehors ; en sorte qu'elle donne lieu à deux sortes d'exercices de la pensée : l'étude, et l'enseignement. Or, l'étude et l'enseignement, pour parvenir à leur but, ont besoin d'une direction que seule peut leur donner une longue habitude. Les habitudes qui dirigent la pensée prennent le nom de vertus intellectuelles.

Elles ont leur récompense dans la possession de la vérité, où elles conduisent ; et, plus ces vérités sont sublimes, plus la possession en est douce et précieuse. Ainsi, les notions rares et incertaines qui se peuvent avoir des choses invisibles répandent plus de joie, dans l'esprit humain, que les connaissances nombreuses et certaines qui s’obtiennent par les sens. -nous avons dit, ailleurs, les découragements et les illusions qui semblent nous dérober l'accès des vérités philosophiques. Il ne faut pas oublier l'assistance merveilleuse qui nous fait triompher de ces obstacles : les clartés soudaines, qui illuminent l'entendement obscurci ; les inspirations, qui raniment l'imagination épuisée ; et cette puissance qui se manifeste en quelques-uns, inattendue, impersonnelle, irrésistible, et que les hommes ont cru descendue du ciel, puisqu'ils l'ont appelée du nom de génie.

3 au besoin de connaître correspond le besoin d'aimer. Ou plutôt, le même germe d'amour qui, sous l'influence d'une culture intellectuelle, se tourne vers le vrai, entouré d'une culture morale, se dirigera vers ce qui est bon. Une initiative providentielle s’exerce, à notre insu, dans nous-mêmes : elle s’annonce par des dispositions heureuses, qui varient avec les âges de la vie.

L'adolescence a pour elle l'obéissance et la douceur, la modestie et la beauté : la modestie, qui comprend l'humilité, la pudeur, et la honte ; la beauté, qui consiste dans la proportion et dans la santé de toutes les parties du corps, dans leur fidélité à rendre les impressions de l'âme, à subir ses impulsions. Les ornements de la jeunesse sont : la tendresse, la courtoisie, la loyauté, la tempérance, et la force. On peut dire que ces deux dernières sont le frein et l'éperon dont la raison se sert pour gouverner l'appétit, ainsi que l'écuyer gouverne un cheval généreux. La vieillesse est l'époque où les acquisitions laborieuses des années écoulées doivent se communiquer : c'est l'heure où la rose s’ouvre, et répand ses parfums. Les qualités qui lui sont propres sont : la prudence, la justice, la bienfaisance, et l'affabilité. Enfin, le dernier âge se repose dans l'attente pieuse et sereine de la mort, dans un retour reconnaissant sur les jours passés, dans une affectueuse aspiration vers Dieu, qui est proche. -jusqu'ici nous n'avons constaté que de simples dispositions, qui peuvent se rencontrer innées dans l'âme. Mais, d'une part, quand elles ne s’y trouvent pas déposées comme une semence, elles y peuvent être greffées par l'éducation. D'un autre côté, la volonté coopère à leur efflorescence et à leur fructification définitive. Par des actes répétés, elle les fait passer, de l'état de simples dispositions, à l'état d'habitudes. Or, une habitude volontaire, qui fait choisir le milieu entre les vices opposés, c'est en cela même que consiste la vertu. On peut compter onze vertus morales : le courage, la tempérance, la libéralité, la magnificence, la magnanimité, l'amour modéré des charges publiques, la mansuétude, l'affabilité, la véracité, l'aménité, la justice enfin.

On peut encore, s’attachant à une classification plus célèbre, distinguer les vertus cardinales et les vertus théologales. Les premières sont au nombre de quatre : la prudence, la tempérance, la force, et la justice. Elles ont leur racine dans la nature, et leur salaire dans le bonheur d'ici-bas. Elles existèrent donc, parmi les hommes de tous les temps, avant-courrières de la révélation, préparant les voies devant elle. Les trois autres vertus, inconnues de ceux que la révélation ne visita pas, descendirent du ciel avec elle, destinées à y retourner un jour.

Ce sont la foi, l'espérance, et la charité. La foi peut se définir : la substance des choses qu'il faut espérer, l'argument des vérités invisibles : substance, car elles n'ont pour nous, en ce monde, d'autre réalité que celle que notre croyance leur prête ; argument, car ces croyances deviennent les prémisses essentielles de tout syllogisme ultérieur.

L'espérance est l'attente certaine de la rémunération future, fondée sur la connaissance de la bonté divine et sur la conscience des mérites acquis. Enfin, vient la charité, l'amour de ce bien ineffable, que le raisonnement philosophique et l'autorité sacrée s’accordent à faire reconnaître comme objet nécessaire de nos affections ; de ce bien vivant, qui court lui-même au devant de l'amour, comme la lumière court au devant du corps capable de la réfléchir ; qui se multiplie par le partage ; qui se donne avec d'autant plus d'effusion qu'il est recherché avec plus d'ardeur, et se fait plus aimer quand un plus grand nombre l'aime. Mais cet amour, le seul qui, sans jalousie, soit aussi sans déception, et l'espérance et la foi qui l'accompagnent, vertus divines, ne sont point les étincelles d'une flamme ordinaire. Ce sont de purs rayons immédiatement venus de celui qui est le soleil des âmes, qui les éclaire et les échauffe ici-bas, en attendant qu'il les attire plus près de lui et qu'il les enveloppe de ses splendeurs. Cette action surnaturelle et gratuite, génératrice et rémunératrice de la vertu, qu'il faut bien avouer, si l'on a examiné sérieusement les phénomènes mystérieux du monde moral, est un mystère elle-même ; on l'appelle : la grâce.

1 au commencement des choses, l'individu se confond avec l'espèce, et les perfections qui viennent d'être décrites se trouvent réunies dans le premier homme, type du genre humain dont il devait être l'auteur. Aussi, la toute-puissance qui le créa voulut-elle épancher en lui tout ce que peut contenir de science une poitrine de chair. La pensée exubérante avait besoin de se produire au dehors : il lui fallait une expression saisissable à l'esprit, transmissible par les sens. Cette nécessité engendra le langage. Et le langage primitif, créé avec la première âme, fut parfait comme elle : il désigna tous les êtres, non par des règles arbitraires, mais par des mots qui portaient avec eux leur définition. -mais, après la chute, la science et la langue primitives se perdirent ensemble ; les idiomes, abandonnés aux caprices des races diverses, varièrent, et se renouvelèrent, ainsi que les feuillages des forêts.

Seulement, comme la première parole, racine de la langue originelle, avait été un élan vers Dieu et le nom de Dieu même El, ainsi, la racine des langues déchues est un soupir, une interjection de douleur heu ! . -nous avons vu se multiplier aussi les systèmes et les écoles, sans rien de commun que leur insuffisance. La plénitude de la science ne pouvait se retrouver que dans un nouvel homme : elle habita la poitrine sacrée qui fut ouverte, sur le calvaire, par la lance d'un soldat. De là, elle devait se répandre parmi ces sages du sanctuaire, pères et docteurs de l'église, dans cette école catholique où devaient se rencontrer et se succéder tant de nobles esprits. Tels furent Denys l'aréopagite, celui qui, avec des yeux mortels, pénétra le plus avant dans les choses célestes ; Boëce, qui, à la veille du martyre, dévoilait et consolait tout ensemble les douleurs recelées sous les illusions du monde ; Isidore, Bède, Raban le maure, Anselme, Bernard, Pierre Damien, et Pierre Lombard, qui se trouvait heureux, disait-il, de jeter ses sentences, comme le denier de la veuve, dans le trésor du temple ; Hugues et Richard De Saint-Victor, qui, dans leurs contemplations, se montraient plus que des hommes. Tels furent encore, en des temps plus rapprochés, Pierre l'espagnol ; et Albert Le Grand ; et Bonaventure, qui porta, dans les fonctions d'un ministère actif, la haute préoccupation de la sagesse chrétienne ; et Thomas D'Aquin, dont le nom est au dessus même de la louange.

2 la providence n'a pas moins fait pour le règne de la justice que pour celui de la vérité. -le droit est une des formes du bien ; et, comme le bien réside en Dieu même et que Dieu veut par dessus tout la permanence de son être, il veut le droit. Et, parce que tout ce qui est voulu de lui fait une même chose avec sa volonté, il faut conclure que le droit, dans son essence, est la volonté divine. Dans sa réalisation temporelle ici-bas, le droit est la conformité des faits contingents avec cette volonté immuable. Enfin, si l'on accepte le mot dans sa signification la plus restreinte, le droit est l'ensemble des relations réelles et personnelles de l'homme à l'homme, à l'observation desquelles est attaché le maintien de l'ordre social.

L'homme en effet a été placé, aux confins des deux mondes, comme l'horizon qui sépare deux hémisphères : le monde des êtres corruptibles, et celui de l'incorruptibilité. Coordonné dans un rapport nécessaire avec ces deux mondes, il a donc une double mission. L'une est de réaliser toute la somme de bien-être possible en cette vie ; on y parvient par l'accomplissement des préceptes de la philosophie, par la pratique des vertus intellectuelles et morales. L'autre est d'atteindre à la béatitude éternelle ; et l'on y arrive par une adhésion docile aux enseignements de la révélation, par l'exercice des vertus théologiques. Toutefois, cette admirable économie serait bientôt troublée par les passions rebelles, si un frein ne les contenait, si une main ne les dirigeait, si des circonstances extérieures ne les modifiaient : le frein, c'est la loi ; la main, l'autorité ; les circonstances extérieures, la société. Aux deux missions de l'homme correspondent deux sortes de loi, d'autorité, de société ; l'une, temporelle ; l'autre, spirituelle. Il en faut considérer de plus près l'organisation.

L'unité du genre humain est un fait placé, par toutes les croyances antiques et modernes, hors du domaine de la controverse. Il n'y a donc, pour le genre humain, qu'une seule et commune destination terrestre, qui est celle de chaque homme en particulier : c'est de réduire en acte toute la puissance d'intelligence dont il est doué, en se proposant pour objet principal la spéculation, pour objet secondaire la pratique. Telle est la fin suprême de la civilisation tout entière. D'un autre côté, si l'homme est nécessairement sociable ; si le besoin de vivre en société groupe les individus en familles, les familles en cités, les cités en nations, le même besoin rapproche les nations entre elles. Ce rapprochement, abandonné aux ambitions des princes et aux caprices de la fortune, devient collision : c'est l'origine de la guerre ; et la guerre accuse, à la fois, l'absence et l'importance d'un ordre légal qui réunisse pacifiquement les nations pour en former une société universelle. La forme inévitable d'une société ainsi conçue sera l'unité ; car l'unité constitue l'essence divine à l'image de laquelle la nature humaine fut faite ; elle est la loi qui préside au gouvernement du monde ; elle est la condition de l'existence, de la perfection, de l'harmonie : car encore il faut qu'une seule volonté gouverne pour procurer l'unanimité, par conséquent, l'accord et la paix, parmi ceux qui obéissent. élevée à un degré de puissance qui ne laisse plus de place aux désirs ni aux passions, cette volonté unique serait contrainte d'être juste, et contraindrait à son tour celles qui deviendraient perverses. Les rivalités des princes et des peuples s’évanouissant dès lors, une grande sérénité se ferait sous le ciel, une sécurité générale s’établirait, à la faveur de laquelle se développerait l'activité intellectuelle et morale des esprits. Ces inductions du raisonnement, confirmées par l'autorité de l'antiquité savante, d'Aristote et d'Homère, sont encore appuyées des témoignages de l'écriture sainte. N'en est-ce pas assez pour conclure que la monarchie universelle, c'est-à-dire, la domination d'un seul sur les hommes et sur les choses dans l'ordre du temps, est nécessaire au bien-être du monde ? Mais, quel sera le chef de cette monarchie, et qui pourra réclamer le droit de l'imposer aux hommes ? En reconnaissant le droit comme la volonté divine, et les pensées invisibles de Dieu comme traduites en caractères visibles dans ses oeuvres, il ne restera qu'à chercher, à travers l'histoire, les signes d'une vocation providentielle qui ait conduit une race privilégiée à l'empire de la terre. Des signes prodigieux se rencontrent dans l'histoire du peuple romain : car, il en est des peuples comme des hommes, dont les uns naissent esclaves, et les autres rois. Si le pouvoir appartient à la noblesse, et si la noblesse, à son origine, se confond avec l'héroïsme, quel peuple fut plus héroïque et put vanter une série de plus mâles vertus, depuis les Torquatus, les Cincinnatus, les Décius et les Camille, jusqu'aux Scipion, aux Caton, aux Pompée ? Si la droiture des intentions, la solennité des déclarations, la modération dans la victoire, la sagesse dans le gouvernement, légitiment les conquêtes, où ces conditions se trouvèrent-elles réunies avec plus d'éclat ? S'il est besoin de prodiges, les faits de ce genre se rencontrent, assez nombreux sans doute, dans les annales de la cité pour qui des boucliers pleuvaient du ciel, pour qui des oiseaux veillaient quand dormaient ses défenseurs. S'il y a un jugement de Dieu dans le sort des concours et des combats, Rome concourut, pour l'empire des nations, avec l'Assyrie, l'Égypte, la Perse, et la Grèce : elle les laissa bien loin derrière elle ; elle combattit, comme en un duel judiciaire, contre Carthage, les Espagnes, les Gaules, et la Germanie ; elle remporta l'honneur du champ-clos.

Enfin, s’il faut quelque sanction plus auguste encore, celui qui était l'attente de la terre et qui attendait lui-même pour paraître que la terre fût prête, celui qui venait offrir une satisfaction légitime pour les iniquités de tous les temps et qui ne pouvait l'accomplir qu'en subissant un châtiment légal, le fils de Dieu vint, à l'heure où la terre se reposait dans une soumission générale à la puissance romaine : il accepta la condamnation, l'autorité, d'un juge romain, délégué d'un césar. Comme un césar avait été le ministre des vengeances divines sur la personne de l'homme-Dieu, un autre le fut de celles qui éclatèrent sur le peuple déicide. De césars en césars, la vocation souveraine devait passer jusqu'à Constantin, et, de Justinien, retourner à Charlemagne : et la monarchie universelle, régénérée par le christianisme, recevant avec un nouveau nom une nouvelle existence, allait devenir le saint empire romain.

Or, le saint empire, fondé pour le bien-être temporel des hommes, ayant sa raison d'être dans des nécessités sociales qui, à leur tour, ont leur raison dans les lois correspondantes de la nature physique, remonte ainsi, sans intermédiaire, à l'auteur même de la nature. Il a sa place dans le plan de la création ; il s’est réalisé par une série d'actes providentiels ; il relève de Dieu seul.

L'autorité monarchique, dans sa suprême indépendance, a pourtant des limites. L'ordre social n'existe que dans l'intérêt du genre humain : ceux qui obéissent à la loi n'ont point été créés pour le bon plaisir du législateur ; le législateur au contraire a été fait pour leur besoin. C'est un axiome incontestable que le monarque est considéré comme le serviteur de tous. Dès lors, la puissance publique cesse d'être au service d'un petit nombre d'hommes, de ceux qui envahissent les hautes positions du monde politique, à titre de noblesse.

C'est ce titre qu'il faut discuter. -la noblesse, à les entendre, consiste en une longue suite de riches aïeux. Mais on ne saurait reconnaître un droit dans ces richesses triplement méprisables par les misères attachées à leur possession, les périls de leur accroissement, l'iniquité de leur origine.

Cette iniquité, à son tour, est manifeste, soit que les richesses viennent d'un hasard aveugle, ou qu'elles aient été le prix de manoeuvres coupables ; soit qu'elles procèdent de travaux intéressés, et, par conséquent, exclusifs de toute pensée généreuse, ou qu'elles dérivent du cours ordinaire des successions. Car l'ordre des successions légales ne saurait se concilier avec l'ordre légitime de la raison, qui ne voudrait appeler à l'hérédité des biens que l'héritier des vertus. D'un autre côté, si le droit des nobles est dans la longue suite des générations qu'ils invoquent, la raison et la foi reconduisant toutes les générations aux pieds d'un premier père, il faut qu'en lui ait été anoblie toute sa descendance, ou qu'en lui ait été frappée d'une perpétuelle roture. Ainsi, l'existence d'une aristocratie héréditaire, supposant l'inégalité, la multiplicité primitive, des races humaines, attente au dogme chrétien. -la noblesse véritable est, pour tous les êtres, la perfection qu'ils peuvent atteindre dans les bornes de leur nature : pour l'homme, en particulier, c'est cet ensemble d'heureuses dispositions, dont la main de Dieu déposa le germe en lui, et qui, cultivées par une volonté laborieuse, deviennent des ornements, des talents, des vertus. Celui de qui elles émanent les varie, selon la variété même des fonctions nécessaires à la vie sociale : il donne la parole aux uns pour le conseil, aux autres l'énergie pour le commandement, à d'autres le courage aveugle pour l'exécution ; de là, l'inégalité parmi les hommes. Dieu imprime donc en nous les qualités qu'il lui plaît, par le moyen des influences célestes, qui agissent dans ses mains comme un sceau pour marquer la cire de notre nature. Ces influences, qui visitent, sans les distinguer, les maisons glorieuses ou obscures, neutralisent les effets des lois de la génération, qui ferait revivre l'image parfaite du père dans ses enfants ; elles interrompent la succession des caractères dans les familles : elles y devraient aussi interrompre la successibilité aux honneurs publics.

Il a fallu que l'homme ne trouvât point en lui-même des mérites héréditaires, afin qu'il cherchât à s’en faire de personnels par le travail, et que, par la prière, il les demandât. Il faudrait aussi que les fonctions fussent individuelles, comme les vocations : il faudrait accorder la nature et la fortune, si souvent contraires dans leurs libéralités. à la solution de ce problème est attachée la prospérité du monde. -on ne saurait nier toutefois la persévérance des mêmes vertus dans un petit nombre d'illustres familles. Mais, alors, c'est l'assemblage des qualités de chacun qui fait l'illustration de tous. La noblesse est comme un manteau, que les ciseaux du temps auraient bientôt raccourci, si chaque génération n'y ajoutait quelque chose.

La société temporelle conçue de la sorte ne saurait se réaliser complètement ici-bas. Mais le poète a trouvé le type de ses conceptions dans un monde meilleur. Le ciel s’est ouvert devant lui : il a contemplé les âmes des justes, qui jadis furent assis sur des trônes destructibles, réunies maintenant dans une royauté sans fin. Il les a vues, formant, de leurs splendeurs groupées ensemble, ces mots écrits en lettres de feu, comme la loi fondamentale des cités politiques : diligite justitiam, qui judicatis terram . Puis, la lettre m reste seule et couronnée d'une auréole flamboyante, initiale et symbole de la monarchie.

Et une dernière transformation fait apparaître, à sa place, l'aigle, l'oiseau de Dieu, l'emblème du saint empire romain.

Parallèlement à la monarchie universelle, où sont réglés les intérêts terrestres, s’élève l'église universelle, où s’accomplissent les destinées religieuses de l'humanité. L'église ne saurait prétendre suzeraineté sur l'empire : elle n'eut aucune part à son établissement ; aucun titre légal ne l'autorise à en revendiquer l'hommage. Elle ne peut se faire un royaume, en ce monde, sans agir contre sa constitution même, en agissant contre l'exemple du Christ où elle trouve le type immuable de sa conduite. Un autre empire lui appartient, bien plus digne d'elle : celui de l'éternité. Elle est dépositaire des enseignements divins, qui surpassent toutes les oeuvres de la raison ; elle est enrichie de grâces qui font germer les vertus étrangères à la nature ; catholique, elle embrasse plus de nations que nulle société séculière n'en rassembla jamais. Elle est monarchique aussi : car, au milieu d'une telle multitude et d'une si grande variété d'hommes, l'harmonie serait constamment troublée par l'impétuosité des volontés individuelles, sans l'intervention modératrice et directrice du souverain pontife. C'est pour préparer un siège à ce pontificat nécessaire, que Dieu mit la main à la fondation de Rome et de la puissance romaine. Voilà pourquoi la cité de Romulus fut faite en un lieu saint ; et les pierres de ses murs, dignes de respect ; et le sol sur lequel elle est assise, digne d'un culte tel que les hommes ne lui en ont jamais rendu de pareil.

C'est sur l'horizon des sept collines que, durant tant de siècles, se levèrent les deux soleils : le soleil impérial, qui éclairait les routes de la vie ; et le soleil de la papauté, qui illuminait le chemin du ciel. On a vu ces deux astres, sortis de leur orbite, se heurter l'un contre l'autre ; et l'on a cru à leur éclipse. On a vu les combats qui attendent ici-bas la milice du Christ, et le désordre introduit dans ses rangs, malgré les efforts de son chef immortel pour la rallier autour de lui. La cité de Dieu ne saurait donc attendre non plus sa réalisation complète, sous les lois du temps. La véritable Rome est celle dont le Christ est romain ; la société typique est celle dont le Christ est le supérieur visible : qui veut comprendre les vicissitudes de l'église, dans ses luttes présentes, la doit considérer d'avance dans son triomphe.

1 au delà des sphères célestes, où se poursuivent les révolutions des astres ; au delà du neuvième ciel, qui enveloppe tous les autres dans son immense tourbillon, se trouve le ciel empyrée, pure lumière, lumière intellectuelle pleine d'amour, amour du bien véritable, source de toute joie, joie qui surpasse toute douceur. Ce lieu est le séjour commun des âmes épurées par les épreuves de la vie, ou par les expiations qui la suivent. Si, quelquefois, on se les représente à des hauteurs inégales dans les orbes innombrables qui peuplent le firmament, cette image, mesurée à la faiblesse de l'esprit humain, n'a d'autre objet que de faire comprendre l'inégalité de leur récompense, proportionnée à l'inégalité de leurs mérites. Elles-mêmes sentent la justice de cette proportion ; et la conscience qu'elles en ont devient un élément constitutif de leur félicité. Car l'amour qui les rend heureuses fait entrer leurs volontés dans le cercle de la volonté divine, où elles se perdent, comme les eaux dans l'océan. Ainsi, en des conditions différentes, chacune rencontre le terme de ses désirs, c'est-à-dire, la somme de bonheur dont elle est capable : et, de la variété même des bienfaits, résulte un concert admirable, à la louange du rémunérateur.

2 selon la loi qui s’accomplit dans les trois royaumes du monde invisible, et qui supplée à l'absence temporaire des corps, les âmes bienheureuses revêtent des formes sensibles. Mais ces formes resplendissent d'une clarté merveilleuse, et toujours mesurée à la grandeur des vertus qu'elle couronne. Ce n'est d'abord qu'un voile de lumière ; ce sont des flambeaux ardents, des astres enflammés ; l'élément matériel se spiritualise : ce ne sont plus des ombres, mais des gloires, des vies, des amours.

-ici, en effet, les organes ont cessé d'être les serviteurs inévitables de l'intelligence : la pensée s’échange, sans le secours du langage ; elle ne connaît plus les obstacles que le temps et l'espace mettaient autrefois à ses explorations ; l'avenir est, pour elle, comme le passé : elle s’abaisse aussi sans effort, des hauteurs des cieux, jusqu'à l'humble globe qu'elle habita. -dès lors, les souvenirs de la terre, et surtout les saintes affections qui s’y étaient formées, ne s’effacent point dans les âmes qui l'ont abandonnée pour un séjour meilleur. Elles laissent tomber sur nous de miséricordieux regards ; elles nous servent d'interprètes et de mandataires, auprès du tout-puissant, qui, à son tour, en fait ses ministres.

Elles sont les canaux, par où monte la prière, par où descend la grâce.

Mais ce sont là, pour ainsi dire, les circonstances accessoires de la béatitude : il en faut pénétrer l'essence. -si la béatitude suppose l'impossibilité de tout désir ultérieur, elle ne peut se rencontrer que dans la perfection et la satisfaction complète des facultés humaines. Or, de ces facultés, la raison est celle qui domine toutes les autres : la raison ne se rassasie que dans la contemplation de la vérité ; et toute vérité repose dans l'entendement divin. La béatitude consiste donc dans la vision de Dieu.

C'est là, dans ce miroir immense, que les élus découvrent, en une seule et immuable perspective, tout ce qui fut, est, ou doit être, la conception même et le désir, avant la parole qui les manifeste et le fait qui les réalise. Leur vue y plonge, à des profondeurs d'autant plus grandes, qu'ils méritent davantage. L'acte par lequel ils voient est donc la base, et comme la matière, de leur félicité : l'acte par lequel ils aiment en est la forme ; les décrets éternels, en se faisant apercevoir, se font accepter et accomplir. Comme l'intuition appartient à l'entendement, la délectation appartient à la volonté : ainsi, connaissance et amour, la béatitude est l'homme élevé à sa plus haute puissance.

à un autre point de vue, la béatitude est Dieu même se donnant en possession. L'homme et Dieu, le sujet et l'objet, se touchent, mais ne se confondent pas ; le fini subsiste distinct, en présence de l'infini.

3 un jour viendra pourtant interrompre, dans son heureuse uniformité, l'existence des saints. Ce sera celui où ils reprendront leur vêtement de chair. Leur personne, rétablie ainsi dans sa primitive intégrité, sera plus agréable au créateur : en retour, il leur mesurera sa grâce avec plus d'abondance. La clarté de leur vision s’en accroîtra : en même temps, croîtra l'ardeur intérieure qu'elle allume ; en même temps, l'irradiation extérieure qui en doit résulter. Comme le charbon dans la flamme, ainsi les corps ressuscités apparaîtront dans leurs auréoles. Alors, les conviés de l'immortalité ayant pris leurs places, commencera la fête sans lendemain.

Le poète a réuni, pour la retracer, les plus ravissantes et les plus suaves couleurs. Il a vu, au milieu de l'empyrée, un immense réservoir de lumière s’étendre en forme circulaire et réfléchir les splendeurs de la gloire divine ; à l'entour, des trônes brillants s’élèvent en amphithéâtre, où sont assis, couverts de blancs vêtements, les rangs pressés des bienheureux. C'est comme une rose blanche, aux feuilles innombrables, qui s’épanouit : l'allégresse et la louange sont les parfums qui s’échappent de son calice. Des anges aux ailes d'or descendent, pareils à des essaims d'abeilles, dans cette grande fleur, et remontent vers le soleil éternel, sans que leur foule en intercepte les rayons. Seul, en effet, il satisfait et captive les contemplations et les affections de ces millions d'esprits, astre que jamais aucun nuage ne voila, sans coucher et sans hiver, affranchi des lois de la création que lui-même a fixées.

1 en accompagnant la nature humaine jusqu'à ces sommités, où elle se transfigure, on est conduit à reconnaître des natures supérieures ; et, si l'on admet que les oeuvres de Dieu ne puissent être vaincues en magnificence par l'imagination de l'homme, il suffit de concevoir des myriades de créatures spirituelles possibles, pour conclure qu'elles sont. Aussi, leur existence et leurs fonctions furent-elles pressenties par les hommes de tous les temps, quoiqu'imparfaitement démontrées, comme l'éclat du jour qui fait sentir sa présence à des yeux encore fermés. Les païens les nommèrent dieux ; Platon les appela idées ; dans le langage vulgaire, ce sont les anges : les philosophes leur donnent plutôt le nom d'intelligences. La foi a déchiré le voile qui nous séparait de ces créatures excellentes. -semées dans l'univers avec lequel elles naquirent, parce qu'elles y devaient maintenir l'ordre et la vie, leur nombre est grand comme leur perfection. Leur entendement, immobile dans la vision constante de la vérité, ne connaît point ces alternatives d'oubli et de réminiscence qui nous sont propres. La grâce illuminante, que mérita leur fidélité au jour de la tentation, confirme pour jamais leur volonté, qui ne cesse pas d'être libre, dans l'habitude de la justice. En elles donc, la puissance ne se distingue point de l'acte ; l'acte pur constitue leur manière d'être ; elles sont intelligence ; elles sont amour.

-inégales néanmoins entre elles, elles se divisent en trois hiérarchies, dont chacune se subdivise en trois ordres. à chaque hiérarchie est attribuée la contemplation spéciale de l'une des trois personnes de la sainte trinité ; à chaque ordre, un point de vue différent, chaque personne divine pouvant être considérée en elle-même, ou dans ses rapports avec les deux autres. à ces attributions contemplatives correspond un ministère actif. Les neuf choeurs des anges (car ce nombre neuf, carré de trois, a une mystérieuse signification), sont les moteurs des neuf sphères des cieux : ils leur communiquent une vitesse proportionnée aux ardeurs dont eux mêmes sont embrasés ; ils interviennent, par là, dans tous les phénomènes du monde physique. Mais leur action s’exerce, de préférence, dans le monde moral. C'est d'eux que relèvent, et c'est sur le modèle de leurs hiérarchies que se construisent, les neuf ordres des sciences humaines. C'est par leurs soins que les semences de vertus sont déposées, et se développent, dans les âmes. Si, dans les joies du paradis, ils se confondent avec les bienheureux, ils se montrent, en purgatoire, juges, gardiens, consolateurs, des justes souffrants. Leurs apparitions redoutables éclairent les ténèbres de l'enfer, lorsqu'ils vont châtier l'audace des démons. Ils rencontrent les mêmes ennemis, et les combattent avec des chances plus égales, sur la terre, où le salut et la perte des âmes sont le prix de leurs querelles. -les intérêts même passagers de la vie ne sont point abandonnés à ce hasard, que suppose notre ignorance.

Celui qui créa des esprits pour mouvoir les cieux et faire luire sur tous les points du globe une égale lumière, établit aussi une intelligence dispensatrice des splendeurs temporelles, qui fit passer les biens de ce monde, de famille en famille et de nations en nations, en dépit des précautions et des prévisions humaines. Elle pourvoit, juge, et gouverne, avec la même sagesse que les autres esprits ses pareils ; heureuse comme eux, elle roule la sphère qui lui est donnée, et se complaît dans ce mouvement. Elle n'entend pas les blasphèmes de ceux qui devraient la louer, et qui l'injurient du nom de fortune. -ainsi, tous les lieux et tous les êtres, et toutes les circonstances de leur existence, et la vie et la mort, toutes choses ont leurs anges représentants de l'omnipotence divine.

2 un pas reste à faire, et le pèlerinage intellectuel qu'on avait entrepris touche à son terme. Mais ce pas est immense : des dernières hauteurs du fini jusqu'à l'infini, des plus sublimes créatures jusqu'à leur auteur, il y a un abîme ; et ce n'est pas trop des forces réunies de la raison et de la foi pour le franchir.

Les mondes que nous avons parcourus annoncent l'art admirable qui les fit être. Jusque sur les portes de l'enfer, nous avons vu l'empreinte de la puissance, de la sagesse, et de l'amour. Le ciel, en poursuivant sur nos têtes le cours de ses révolutions, nous montre ses beautés éternelles, comme pour nous convier à reconnaître l'ouvrier qui les façonna. Le mouvement universel, qui entraîne le firmament, suppose un premier moteur immobile qui agit sur la matière par une attraction morale.

D'ailleurs, étant donné le plus obscur des êtres de la nature, il faut qu'il ait reçu l'existence de quelque autre ; et celui-ci la tiendra, à son tour, de lui-même, ou d'autrui. S'il existe de lui-même, il est le premier principe ; sinon, il faut remonter plus haut, et multiplier indéfiniment les causes efficientes ; ou bien arriver à un principe primordial, seul être qui puisse se concevoir comme nécessaire, parce que, de lui seul, médiatement ou immédiatement, émanent toutes les existences. Dieu se fait donc connaître par des preuves physiques et métaphysiques : il s’est manifesté plus complètement, en répandant la rosée céleste de l'inspiration sur les prophètes, les évangélistes, et les apôtres.

-unique dans sa substance, la puissance, la sagesse, et l'amour revêtent en lui une triple personnalité, en sorte que le singulier et le pluriel lui appartiennent dans les langues des hommes. Il est esprit : il est le centre indivisible, où convergent tous les lieux et tous les temps ; il est le cercle qui circonscrit le monde, et que rien ne circonscrit. Immense, éternel, immuable, il est la vérité première, hors de laquelle tout est ténèbres. Dans sa pensée, toutes les créatures se trouvent prévues et coordonnées à leur fin. Les faits même contingents s’y reflètent d'avance, sans devenir par là nécessaires. Ainsi, le regard du spectateur placé sur le rivage suit la course du navire sur les eaux, et ne la dirige pas. Il est aussi la bonté sans bornes ; et, comme souverain bien, il est l'invariable objet de sa propre volonté, qui devient dès lors la source et la mesure de toute justice. Mais cette justice a des profondeurs où ne saurait atteindre la courte portée de notre raison, comme le fond de la mer que sonde en vain l'œil impuissant du nautonier. Enfin, tous ses attributs, élevés au même degré de perfection souveraine, se maintiennent dans un équilibre indestructible, en sorte que, empruntant l'idiome des nombres, il est permis de définir Dieu : la première équation.

Ce Dieu, qui se suffisait à lui-même dans la solitude de son essence, devait créer, non pour accroître son bonheur, mais pour que sa gloire, resplendissant dans ses oeuvres, se rendît à elle-même témoignage. Au sein de l'éternité, en dehors de tous les temps, sans autres lois que son propre vouloir, celui qui est triple et un entra en action : la puissance exécuta ce que la sagesse avait préparé ; et l'amour infini s’ouvrit, et se manifesta, en de nouveaux amours. Et l'on ne saurait dire qu'avant de créer il demeurait oisif ; car ces mots, avant, après, sont bannis du langage des choses divines. La forme et la matière, isolées et réunies, s’élancèrent en même temps, comme d'un seul arc une triple flèche, des profondeurs de la pensée productrice ; et, avec les substances mêmes, fut créé l'ordre qui leur convenait. Celles qui sont formes pures, comme les anges, occupèrent les sommités du monde : la matière, abandonnée à elle-même, occupa les régions infimes : au milieu, la matière et la forme s’entrelacèrent d'un indissoluble lien. Les choses créées sont la splendeur de l'idée immuable que le père engendre, et qu'il aime sans fin : idée, raison, verbe sacré, lumière qui, sans se détacher de celui qui la fait luire, sans sortir de sa propre unité, rayonne de créatures en créatures, de causes en effets, jusqu'à ne plus produire que des phénomènes contingents et passagers : c'est une clarté qui se répète, de miroir en miroir, pâlissant à mesure qu'elle s’éloigne. Ainsi, dans toute chose, il y a un élément idéal et incorruptible ; mais, dans toutes celles qui naquirent sujettes à la destruction, il y a aussi un élément périssable et grossier. La matière qui est en elles présente des dispositions, et subit des influences diverses, qui la rendent plus ou moins diaphane à la lumière divine, qui la font se prêter plus ou moins fidèlement au sceau dont elle doit recevoir l'empreinte. Aussi, l'empreinte est toujours obscurcie, ou tronquée. Et cette imperfection est nécessaire ; car, celui dont le compas décrivit les extrémités de l'univers ne put ouvrir un cercle assez grand pour que son verbe s’y contînt. La nature est un espace trop étroit pour renfermer le bien infini, qui est à lui-même sa mesure ; elle ne saurait suffire à réaliser tous les desseins de l'artiste inépuisable. -enfin, s’il est difficile de comprendre la création des corps par un Dieu pur esprit, il faut prendre garde que l'effet peut être contenu éminemment dans la cause, et que la notion de cause, c'est-à-dire, de force spontanée, est adéquate à celle de l'esprit même, et qu'en ce sens on a dit avec raison : toute intelligence est pleine de formes.

Entre ses oeuvres innombrables, il en est peu en qui Dieu ait mis plus de complaisance que dans l'homme, dont l'âme libre et immortelle gardait ses traits plus ressemblants, et sollicitait plus vivement sa prédilection. Le péché, en défigurant cette ressemblance, dégrada l'homme du rang qu'il tenait dans les affections de son auteur. Il n'y pouvait rentrer que par deux voies : par une réparation laborieuse, qui vînt de lui-même ; ou par une réhabilitation gratuite, octroyée de Dieu. Mais l'homme ne pouvait descendre aussi bas, par l'humilité de son obéissance, qu'il avait prétendu monter haut par la hardiesse de sa révolte ; il demeurait fatalement incapable de satisfaire. Il fallait donc que Dieu lui-même agît en sa faveur, ou en faisant miséricorde, ou en faisant tout ensemble miséricorde et justice. Il préféra le second moyen, où se manifestait mieux l'union de ses perfections infinies : l'oeuvre est d'autant plus chère aux yeux de l'ouvrier, qu'il y reconnaît plus fidèlement sa main. Ce fut chose plus généreuse de se livrer et de subir la peine, pour rendre à l'humanité la force de se relever, que de lui remettre sans mérite la peine encourue. Par l'acte seul de son amour immense, le verbe unit à lui notre nature malade, déchue, proscrite. Cette humiliation donna à la justice inflexible une victime digne d'elle. Jamais, depuis le premier jour jusqu'à la dernière nuit du monde, jamais on ne vit, on ne verra, s’accomplir un si profond et si magnifique dessein.

Mais la rédemption ne s’achève que par le perfectionnement successif des générations qui traversent la terre, et par leur couronnement dans la gloire. C'est l'objet de cette providence particulière qui ne cesse pas d'être incompréhensible, soit qu'elle prédestine les élus ; soit qu'elle les dote de dons inégaux ; soit qu'elle fasse servir le mal au triomphe du bien ; soit que, inébranlable en ses arrêts, elle se laisse néanmoins toucher par la prière et par le mérite de la vertu ; soit qu'elle-même attire à soi nos intelligences et nos volontés, dont elle veut concentrer tous les efforts.

Car l'alpha est en même temps l'oméga. Le dieu, qui s’est révélé comme créateur, s’est engagé comme rémunérateur : il est la cause ; il sera la fin.

Ici, le poète semblait devoir s’arrêter, infidèle à son procédé systématique, où chaque série de conceptions a sa formule dans une vision correspondante ; il semblait que l'image ne pouvait plus que matérialiser la pensée. Mais le génie accepta le défi : la pensée entreprit de spiritualiser l'image ; et jamais peut-être, ni avant, ni depuis, l'expression poétique ne s’éleva à une pureté plus parfaite, avec une plus audacieuse énergie. -le ciel était ouvert : un point lumineux apparut, qui rayonnait d'une clarté insoutenable à l'oeil. De toutes les étoiles, celle qui d'ici-bas nous paraît la moindre, semblerait pareille à la lune, comparée à ce point indivisible. Environ à la même distance où l'auréole aux sept couleurs se forme à l'entour de l'astre dont elle réfléchit les rayons, autour de ce point immobile, un cercle de feu tournait, si rapide qu'il surpassait en vitesse la rotation des cieux.

D'autres cercles concentriques entouraient celui-ci jusqu'au nombre de neuf, toujours plus vastes dans leurs dimensions, mais moins prompts dans leur course, moins purs dans leur éclat. Or, comme à ce spectacle le poète demeurait suspendu entre l'étonnement et le doute, il lui fut dit : " de ce point dépend le ciel, et toute la nature. " c'était Dieu. Et, dans ces cercles qui mutuellement s’attiraient vers leur centre, il reconnut les neuf ordres de créatures spirituelles qui, entraînées par l'amour, entraînent elles-mêmes le monde entier. C'étaient les anges. Puis, quand sa vue miraculeusement affermie put pénétrer ce point qui l'avait éblouie d'abord, il y vit, rassemblé en un seul faisceau et réduit à l'état d'une simple lumière, tout ce qui se déploie dans l'univers, substance, mode, accident. C'étaient les idées typiques de la création. Dans le même point, à une profondeur plus grande, trois cercles se montrèrent à lui, égaux en mesure, divers en couleurs : et le second était comme la splendeur du premier, et, le troisième, comme une vapeur émanée des deux autres. Ainsi se manifestait la trinité. Le deuxième cercle, attentivement considéré, sans perdre sa couleur primitive, semblait se peindre d'une effigie humaine, symbole de l'incarnation du verbe. Et, tandis qu'il cherchait à comprendre ces prodigieux spectacles, le poète ressentit la joie de les avoir compris : il se sentit devenu tel, qu'il lui était impossible de détourner les yeux de ce point, où tout le bonheur auquel le désir humain peut aspirer était réuni ; et sa volonté, doucement attirée, entrait dans l'harmonieux mouvement de l'ordre universel.

L'oeuvre de la sanctification lui devenait sensible.

Tous les mystères lui étaient dévoilés, dans une intuition immédiate. C'était une pensée sans effort, et qui, par conséquent, excluait le raisonnement et le souvenir ; c'était une situation de l'intelligence, qui n'a pas de nom parmi les hommes ; c'était une complète participation à cette philosophie, la seule véritable, qui est celle des saints et des anges, qui est en Dieu même, amour infini d'une sagesse infinie.

 

TROISIEME PARTIE CH. 1 : Appréciation de la philosophie de Dante. Analogies avec les doctrines orientales

L'homme ne saurait apercevoir l'ordre qui règne dans la création, sans éprouver quelque chose de la joie d'un fils qui retrouverait la trace de son père. C'est pourquoi les notions les plus exclusivement spéculatives l'intéressent, par cela seul qu'elles se rapportent à d'autres connaissances, acquises ou innées : car l'intérêt n'est en nous que le sentiment des rapports. Les productions mêmes de l'esprit humain n'ont de prix à nos yeux qu'à la condition de se lier entre elles dans nos souvenirs.

Un système sans analogies serait aussi sans valeur.

-mais loin qu'il en soit ainsi, toutes les conceptions des philosophes sont dominées par un certain nombre de problèmes principaux, qui n'ont aussi qu'un certain nombre de réponses possibles ; ces réponses, nécessairement répétées, deviennent des points de ralliement autour desquels les penseurs de tous les temps se rangent en écoles, et comme autant de caractères qui servent à classer chaque doctrine, et qu'il y faut reconnaître pour la définir.

D'ailleurs, toute doctrine recueille inévitablement les travaux des âges antérieurs, qui lui servent de prémisses ; elle en doit tirer des conséquences, qui seront prémisses à leur tour pour les temps futurs ; et c'est là ce qui lui donne rang d'effet et de cause, ce qui constitue son mérite extérieur.

Enfin, en même temps qu'une doctrine se place de la sorte, à titre de filiation et de paternité, dans quelqu'une de ces grandes familles d'idées qui subsistent dans l'histoire, tantôt rivales, tantôt alliées, toujours vivantes, elle participe à cette portion de vérité qui est en elles et qui les fait vivre : il devient facile, dès lors, de pénétrer jusque dans son essence, pour savoir ce qu'elle renferme de vrai. Ainsi, quand nous aurons comparé la philosophie de Dante à celle qui régna dans les écoles illustres de l'orient et de la Grèce, du moyen âge et des derniers temps, nous l'aurons d'abord classée en la ramenant à des types connus ; nous aurons constaté ce qu'elle emprunta et ce qu'elle transmit, son origine et sa portée : on pourra sans peine prononcer sur la justesse de ses maximes, en y retrouvant celles d'autres systèmes déjà jugés. Cette appréciation, historique en sa forme, sera donc critique au fond ; le point de droit et le point de fait se confondront ensemble.

Ils achèveront de n'en faire plus qu'un, indivisible à nos yeux, quand nous arriverons à la question suprême : celle d'orthodoxie, où, la philosophie de Dante étant mesurée à une règle infaillible, de sa conformité dépendra pour nous sa légitimité.

1 deux voies ouvertes, l'une au midi, l'autre au nord, pouvaient conduire Dante aux sources du vieil orient : c'étaient les relations, alors fréquentes, de l'Europe avec les sarrasins et les mongols. On a déjà vu comment, au milieu du choc de la chrétienté et de l'islamisme en Espagne et en Palestine, les sciences, placées sous une sauvegarde hospitalière, avaient passé d'un camp à l'autre, et formé une active correspondance, qui, de Bagdad et de Cordoue, s’étendait dans toutes les contrées catholiques, et surtout en Italie. Les traductions d'Avicenne, d'Algazel, et la compilation qui portait le titre de livre des causes, circulant dans toutes les mains, n'avaient pu manquer de tomber dans celles de Dante ; des citations répétées en font foi, dans ses écrits. Une connaissance approfondie de l'état intellectuel des musulmans se reconnaît particulièrement dans le jugement qu'il porte de leurs idées religieuses. Tandis que la plupart de ses contemporains tenaient les disciples de l'Alcoran pour des païens, et Mahom pour une idole, il considère l'islamisme comme une secte arienne, et Mahomet comme le chef du plus grand schisme qui ait désolé l'église, châtié à son tour par les divisions de ses adeptes sous les bannières ennemies d'Omar et d'Ali. Or, ces mêmes sarrasins, derniers héritiers du synchrétisme alexandrin, initiés d'ailleurs aux rêveries du sufisme persan, touchaient ainsi, par deux côtés, à l'antique sagesse indienne, qui paraît avoir répandu des émanations fécondes sur la Perse et l'égypte. Elle se retrouvait aussi, avec ses dogmes fondamentaux, dans la religion de Bouddha, qui, chassée de la péninsule hindostane après des luttes sanglantes, avait envahi l'Asie septentrionale, et entraîné sous ses lois les hordes mongoles éparses entre l'Altaï et le Caucase. Ces peuples s’ébranlèrent : de redoutables irruptions, vers le milieu du treizième siècle, désolèrent les contrées slaves et germaniques. Plus tard, la politique savante du saint-siège les arrêta ; des rapports pacifiques s’établirent entre les princes chrétiens et les petits-fils de Gengis-Khan. Les ambassadeurs du bouddhisme parurent, dans la capitale et au rendez-vous de la catholicité, à Rome, et au deuxième concile de Lyon ; en retour, Rome et la France envoyèrent à leurs nouveaux alliés des missionnaires, chargés de leur porter la foi avec la paix. L'industrie eut aussi ses missions aventureuses.

Les routes tracées par Plan-Carpin et Rubruquis furent suivies par des marchands vénitiens ; de nombreuses relations de ces voyageurs, écrites ou verbales, se répandirent ; et, dans cet âge préoccupé plus que le nôtre des intérêts de la vie future, les opinions théologiques des mongols ne durent point rester inconnues à la curiosité des savants européens. Dante surtout, avide de savoir, toujours en quête de traditions et de systèmes qui pussent trouver place dans l'ensemble de sa vaste composition poétique ; lui qui, d'ailleurs, avait dû plus d'une fois rencontrer, à la cour des princes, les députés tartares, n'avait pu manquer de s’enquérir de leurs croyances. Il les rappelle aussi ; il les cite, en témoignage de ses propres assertions. Un double commerce le mettait donc en relation avec les prêtres philosophes des rives du Gange. Et, si l'on se souvient que leur science, si vantée dans l'antiquité, avait été consultée plusieurs fois par les sages de la Grèce et qu'elle avait laissé des traces même dans les écrits de quelques pères de l'église, on devra peut-être apercevoir là un troisième moyen de communication.

2 de remarquables analogies se rencontrent, d'abord, entre les notions indiennes et celles du poète florentin, sur la figure extérieure de la terre et sur les mystères recelés dans ses entrailles. Tandis que les brahmes représentent le mont Mérou comme le pivot du monde - à ses pieds rayonnent toutes les contrées habitées par les hommes et les génies ; au sommet, est fixée la demeure terrestre des dieux ; -la montagne du purgatoire, décrite dans la divine comédie, fut le centre du continent primitivement destiné à l'habitation de l'homme ; elle est couronnée par les délicieux ombrages du paradis terrestre. Le sombre empire d'Yama, comme le royaume de Satan, est creusé dans les profondeurs souterraines, composé de plusieurs cercles qui descendent, l'un au dessous de l'autre, en d'interminables abîmes, et dont le nombre, diversement rapporté par les mythologues, est souvent de neuf, ou d'un multiple de neuf. Les tortures s’y rencontrent pareilles, et affectées aux mêmes crimes : ténèbres ; sables enflammés ; océans de sang, où les tyrans sont plongés ; régions brûlantes, auxquelles succèdent des régions glaciales.

Au delà de ces points de contact superficiels, on découvre des rapports plus intimes. Telle est l'opinion singulière de Dante, d'après laquelle les âmes, détachées par la mort du corps qu'elles habitaient, sont revêtues d'un corps aérien. Cette hypothèse, plusieurs fois renouvelée dans la philosophie chrétienne, et empruntée au paganisme, ne se trouve nulle part, avec des développements plus complets et des traits de ressemblance plus constants, que dans les systèmes de l'Inde. " si l'âme, y est-il dit, a pratiqué la vertu et rarement le vice, revêtue d'un corps qu'elle emprunte aux cinq éléments, elle savoure les délices du paradis. -mais, si elle s’est fréquemment adonnée au mal et rarement au bien, elle prend un autre corps, à la formation duquel concourent les cinq éléments subtils, et qui est destiné aux tortures de l'enfer. -lorsque les âmes ont goûté les joies, ou subi les peines, qui leur furent réservées, les particules élémentaires se séparent, et rentrent dans les éléments d'où elles étaient sorties. " d'autres fois, la rencontre a lieu, mais elle est hostile : les idées orientales se représentent à la pensée du poète chrétien, mais, pour être combattues. Ainsi, l'une des plus graves erreurs de la théologie brahmanique, et qui tient de près au panthéisme, est celle qui suppose, dans l'homme, l'existence de deux âmes distinctes : l'une, individuelle, constituant la personnalité de chacun, mais restreinte aussi à la connaissance des faits et des individualités ; l'autre, par qui s’acquiert la connaissance des vérités universelles, raison immuable, âme du monde, Dieu même. D'où il suit que le but de la science, étant de ramener sans cesse le particulier au général, est aussi de confondre l'âme individuelle avec l'âme infinie, et de perdre la personne de l'homme dans l'immensité divine. Cette théorie, reproduite par Averrhoës, avait fait éclat au milieu des disputes scolastiques ; elle était sans doute du nombre de ces semences de corruption, que l'école anti-chrétienne de Frédéric Ii s’était empressée de recueillir et de propager. Elle avait appelé sur elle la sollicitude spéciale des docteurs catholiques. Dante se joignit à eux pour l'attaquer, et pour maintenir l'unité, l'indivisibilité, et, par conséquent aussi, la dignité, de l'esprit humain.

Mais les deux doctrines rivales semblent ne s’être heurtées que pour faire preuve d'indépendance ; elles se rapprochent, de nouveau, avec des circonstances plus favorables, et d'autant plus frappantes qu'ici les intermédiaires nous échappent.

Nous avons reconnu que le mal et le bien, isolés, ou mis aux prises, formaient les trois grandes catégories où venaient se coordonner les conceptions de Dante ; qu'il avait pensé, en décrivant l'enfer, le purgatoire, et le ciel, peindre, sous des couleurs allégoriques, les trois qualités, les trois manières d'être, de l'humanité, savoir : le vice ; la passion, qui est la lutte de la vertu et du vice ; la vertu, enfin. Or, voici ce qu'enseignent les livres sacrés qui s’écrivirent, à des époques immémoriales, à l'ombre des pagodes d'Ellore et de Bénarès : " l'âme de l'homme a trois qualités : la bonté, la passion, et l'obscurité. -le signe distinctif de la bonté est la science ; celui de l'obscurité est l'ignorance ; celui de la passion consiste dans le désir et l'aversion. -à la qualité de bonté appartiennent l'étude des livres saints, la dévotion austère, la science religieuse, la pureté, l'accomplissement des devoirs, et la méditation de l'âme suprême. -n'agir que dans l'espoir d'une récompense, se laisser aller au gré des sens, s’abandonner au découragement, ce sont les marques de la qualité de passion. -la cupidité, l'indolence, l'athéisme, l'omission des actes prescrits : à ces signes s’annonce la qualité d'obscurité. " cette triple division ne se borne pas aux phénomènes de la vie morale ; elle s’étend à la création tout entière, dont l'homme est l'image. " les trois qualités accompagnent tous les êtres. " c'est par elles qu'on distingue, sur la terre, les génies, les hommes, et les innombrables tribus des animaux et des plantes.

Bien plus, elles débordent les limites de notre séjour passager ; elles embrassent et se partagent les trois mondes : à la bonté, appartient le monde des dieux ; à la passion, est livré celui des hommes ; et l'obscurité règne dans celui des démons. -les sectes indiennes se sont multipliées à l'infini ; dans toutes, la distinction des trois qualités est demeurée comme un principe essentiel, qui donne sa forme à tout l'enseignement classique.

 

TROISIEME PARTIE CH. 2 : Rapports de la philosophie de Dante avec les écoles de l'antiquité, Platon et Aristote. Idéalisme et sensualisme

1 toutefois, l'Asie ne pouvait être encore pour Dante, comme elle l'est pour nous, qu'une contrée voilée des ombres du mystère. C'était sur l'horizon de la Grèce qu'il voyait se lever, pour la première fois, la lumière de la philosophie en toute sa splendeur. Il assistait à ses phases principales, qu'il trouvait décrites dans plusieurs ouvrages excellents de l'antiquité, mais surtout dans ceux du premier, et peut-être du plus parfait, historien de la science, Aristote. Sans doute, la traduction de la morale par Brunetto Latini, son maître, l'avait familiarisé de bonne heure avec le Stagirite. Plus tard, deux versions complètes et de nombreux commentaires lui avaient permis, non seulement de pénétrer dans l'immense édifice de la doctrine péripatéticienne, mais encore d'en sonder scrupuleusement toutes les parties. Ces explorations fécondes n'étaient pas sans résultat ; et, dans le convito seul, on trouve, outre les simples allusions, soixante et dix citations formelles de la métaphysique, de la physique, du traité de l'âme, de l'éthique, de la politique, des différents écrits dont se compose l'organon, et de plusieurs autres moins célèbres. Ces réminiscences sont, en même temps, comme des autorités à l'ombre desquelles Dante s’abrite : il leur donne autant d'empire sur ses convictions que de place dans sa mémoire. Aristote est nommé par lui des noms les plus beaux : le docteur de la raison, le sage pour qui la nature eut le moins de secrets, le maître de ceux qui savent.

La société temporelle, selon lui, pour vivre de longs siècles de prospérité, aurait assez de se soumettre aux deux puissances philosophique et politique, Aristote et l'empereur. Après avoir exalté si haut les successeurs des césars, il leur donne, pour collègue au gouvernement du monde, le précepteur d'Alexandre ; il le fait asseoir, seul immortel, sur le trône où les princes ne font que passer. Il va plus loin : et, rappelant les erreurs des philosophes des premiers temps, qui poursuivirent de leurs recherches le souverain bien, fin dernière de l'existence humaine, il montre cette vérité, entrevue par Socrate et Platon, mais dégagée de toutes les obscurités qui l'entouraient encore, par les soins d'Aristote. Et, comme la direction des moyens appartient à celui qui connaît la fin ; comme les nautoniers se reposent sur la foi du pilote : ainsi, ceux qui flottent sur la mer orageuse de la vie doivent s’abandonner à la conduite du guide inspiré, que le ciel leur envoya.

Ainsi, les destinées scientifiques de l'humanité sont renfermées dans la doctrine péripatéticienne.

Souverainement digne de foi et d'obéissance, consacrée par une adoption universelle, elle acquiert un caractère religieux : on peut la proclamer catholique.

En présence de cette reconnaissance authentique d'une suzeraineté, devant laquelle toute intelligence était obligée de plier, il semble que la fidélité promise dut être gardée. On s’étonne donc, au premier abord, d'entendre de graves témoins classer Dante, vassal infidèle, dans des rangs contraires, et le représenter comme un des plus illustres disciples de Platon. Cependant, nous venons d'apercevoir Platon compté parmi les précurseurs de l'aristotélisme, et assuré d'une haute prééminence sur les chefs des autres écoles. Souvent encore, Dante le mentionne avec honneur, et comme un homme excellent : il se prévaut de son exemple ; s’il le combat, c'est après de respectueux préliminaires ; s’il le condamne, il s’empresse d'indiquer une justification possible. On ne saurait douter qu'il ne connût le timée, dont on avait, à son époque, deux commentaires principaux, l'un, de Chalcidius, employé avec faveur dans l'enseignement scolastique ; l'autre, de saint Thomas D'Aquin, dont nous devons déplorer la perte. Mais surtout Cicéron, Boëce, saint Augustin, et quelques autres docteurs chrétiens, dont les écrits sont encore tout pénétrés des parfums de l'académie, durent exercer sur lui une action irrésistible, et l'attirer peut-être, prosélyte involontaire, aux idées platoniciennes.

Dès lors, il y a lieu d'examiner quels éléments les deux grandes écoles grecques peuvent revendiquer dans la philosophie de Dante.

2 plusieurs traits généraux nous avaient paru, d'avance, devoir caractériser le génie philosophique du poète italien ; l'exposition détaillée de son oeuvre nous les a rendus aisément reconnaissables.

C'est une pensée hardie, et, naturellement, métaphysicienne, qui se place tout d'abord dans le monde invisible, au-dessus du temps et de la terre ; une expression métaphorique, non par caprice, mais par système, et qui s’empare de toutes les images de la création, parce que toutes sont des reflets des vérités éternelles qu'elle veut manifester ; une aspiration profonde vers deux choses, ici-bas absentes, mais qui s’y peuvent reproduire, au moins en partie : la perfection, et la félicité. -mais ce triple essor vers le vrai, le bien, et le beau, n'est-ce pas ce qui fait l'honneur principal du génie de Platon ? Lui aussi abandonne le monde des phénomènes et des apparences, la caverne où se dessinent de pâles ombres, pour aller contempler les réalités absolues, au grand jour de la métaphysique. Habitué à ne plus apercevoir, dans les choses visibles, qu'une représentation des conceptions divines, il ne voyait, dans la nature, qu'un magnifique langage parlé par le très-haut ; il essayait de le parler, à son tour ; et son style s’ornait de ces couleurs admirables, qui font l'envie des poètes. Et cependant, il dédaigne de se perdre dans des spéculations oiseuses, ou de s’oublier au bruit flatteur de ses propres discours : sa parole appelle des résultats positifs, et des réformes salutaires ; toute science, pour lui, se résout dans la science du bien. C'est l'objet annoncé de toutes ses leçons ; et ses disciples, surpris de l'entendre disserter, sous ce titre, de la géométrie et de l'astronomie, de la gymnastique et de la musique, le comprendront enfin, quand, de ces notions variées, il dégagera les lois qui doivent présider au perfectionnement et au bonheur des hommes. -des facultés, si uniformément assorties de part et d'autre, donnent déjà lieu de s’attendre à une singulière ressemblance dans leurs productions.

Entre toutes les conjectures, par lesquelles les philosophes grecs tentèrent de s’élever jusqu'à la connaissance de la divinité, nulles ne s’étaient rencontrées plus heureusement que celles de Platon, si incomplètes qu'elles fussent, avec les révélations du christianisme : elles avaient obtenu le suffrage de ses plus graves apologistes. Dante n'avait pas le droit d'être plus sévère. Le dieu, que le disciple de Socrate adore, est démontré, non seulement par les forces mécaniques de la nature, mais par l'ordre général qui y domine. Il se conçoit donc, non seulement comme puissant, mais aussi comme intelligent et bon : il est incorporel ; il est l'égalité première, le beau absolu, l'un absolu, celui qui ne connaît ni changement ni repentir. Roi de la cité du monde, il ne se confond point avec le monde ; il demeure indépendant et solitaire, suffisant lui-même à sa béatitude. Toutefois, à la lueur de quelques expressions qui trahissent peut-être le secret de l'enseignement ésotérique, on croit apercevoir, dans cette notion de l'unité divine, un vestige du dogme de la trinité ; soit que le fondateur de l'académie, dans ses voyages, eût été initié aux mystères des hébreux ; soit plutôt qu'il eût recueilli les débris épars des traditions primitives. Quoi qu'il en soit, on ne saurait contester l'importance de sa théorie sur le verbe, dont il ignora sans doute la génération éternelle et l'incarnation future, mais qu'il reconnut comme ordonnateur dans la nature, comme illuminateur dans la raison. C'est là le noeud de la célèbre doctrine platonicienne des idées ; c'est là aussi que l'imitation de Dante semble s’être attachée d'abord. A l'origine des choses, telle que le philosophe grec la découvre, apparaît la bonté infinie, inaccessible à l'avarice et à la jalousie, et qui voulut s’entourer d'ouvrages bons et parfaits, s’il se pouvait, comme elle-même. Ces ouvrages ne pouvaient s’accomplir sans un modèle préexistant, dessein formé d'avance, parole que l'artiste profère en lui-même pour se guider en son travail, et qui n'est autre que sa raison même, appliquée à un objet déterminé. On peut l'appeler aussi une idée universelle. Cette idée, en tant qu'elle correspond aux différentes classes d'êtres que l'univers embrasse, se subdivise en autant d'idées distinctes. Les idées jouissent d'une réalité suprême, soit qu'elles demeurent de simples attributs de l'entendement divin, soit qu'elles s’en détachent comme des émanations vivantes.

Immatérielles et immuables, elles prêtent leur essence à tout ce qui passe et qui se voit ; c'est par une constante participation à l'idée qui est le type de leur espèce, que les individus subsistent.

Mais, à côté de cet élément de vie et de perfection, il y a, dans les individus, un élément de corruption nécessaire : l'ouvrage ne réalise jamais le dessein primitif, dans son intégrité. Il en faut chercher la cause dans une force aveugle et fatale, dans ce réceptacle de toutes les existences, que nous nommons matière, que Platon suppose incréée, et, par conséquent, invincible dans sa résistance. -or, en remplaçant le rôle d'ordonnateur par celui de créateur, ne retrouve-t-on pas ici toutes les conceptions de Dante sur le commencement des choses : les motifs qui déterminent l'action du tout puissant ; l'idée qu'engendre le maître suprême, se réfléchissant à tous les degrés du monde, et soutenant par une énergie intérieure les plus passagères créatures ; et la source de l'imperfection placée dans la matière, cire rebelle qui se dérobe à l'empreinte imposée, ou plutôt, réservoir insuffisant à contenir tout ce que pourrait enfanter la fécondité infinie ? -ce dernier trait est surtout remarquable en ce que la conclusion est acceptée sans les prémisses, et que la matière est supposée cause du mal, quoique dépouillée de sa prétendue éternité.

En passant de l'ordre physique à l'ordre moral, les idées se présentent sous un autre aspect : elles président à l'origine des connaissances. La raison suprême, de qui procèdent tous les êtres, se révèle aussi à toutes les intelligences, d'abord aux génies supérieurs, à l'homme ensuite : elle est comme un rayon, qui effleure les sommités de l'âme ; elle y fait luire les notions générales, faites à l'image des idées éternelles dont elles empruntent le nom.

Ces notions, dans leur ensemble, constituent la raison individuelle : elles fournissent l'élément scientifique, invariable, des connaissances humaines ; l'autre élément, incertain et fugitif, se puise dans les témoignages des sens. -si tels sont les enseignements de l'académie, pouvaient-ils trouver un écho plus fidèle que cette philosophie poétique, où toute lumière ruisselle du sein de la divinité pour éclairer les contemplations des esprits bienheureux, pour répandre encore un dernier crépuscule autour des tristes habitants de l'enfer ? Les vivants n'en sont point privés : ils trouvent aussi, dans le secret de leur âme, une puissance qui vient d'en haut, qui règne en souveraine, et qui ne permet pas de méconnaître la vérité.

La moitié de nos destinées est de connaître ; l'autre est d'agir. Le principe de l'activité est l'amour : l'amour remplit de sa présence l'univers entier ; il en meut les ressorts, et les fait concourir à un admirable concert. Mais, dans l'homme surtout, s’exerce son influence. Il le réveille par l'attrait, le met en mouvement par la vue de l'objet proposé, et ne le laisse reposer que dans l'union. L'union ne saurait être stérile : elle n'engendre pas seulement des créatures périssables, mais quelquefois des découvertes inespérées, des chefs-d'œuvre d'art, des actions généreuses. Ainsi, multiforme et flexible, l'amour ne saurait être appelé bon ou mauvais, en lui-même ; il tire son mérite de la fin où il nous dirige. Une inclination innée nous entraîne aux voluptés grossières ; un essor plus heureux, que l'étude et l'éducation favorisent, nous conduit à la vertu. Cet amour est le seul que l'âme du vrai philosophe connaisse : à la vue de la beauté, elle n'éprouve point d'impurs désirs ; le beau n'est pour elle que la splendeur du vrai, l'ombre d'un idéal invisible vers lequel elle voudrait voler ; l'admiration lui rend les ailes que, dans sa captivité terrestre, elle avait perdues. -en retraçant ces lignes, la plume hésite : elle ne sait si les souvenirs qui la guident sont ceux du Phèdre et du banquet, ou bien ceux de la divine comédie et du convito .

Les analogies vont se multiplier, à mesure que se presseront les conséquences. Cet instinct sublime, qui conduit à la vertu, se divise, en approchant de son terme. La vertu, unique en son essence, revêt quatre formes principales : la prudence, la tempérance, la force, et la justice, classification devenue célèbre. Mais la vertu implique la fuite du mal ; et, le courage de le faire, le premier dont on ait besoin dans le combat de la vie, ne vient que du ciel. Elle implique, de même, un effort pour l'accomplissement du bien ; et c'est au ciel aussi que cet effort doit aboutir. Tout homme ressent, en lui-même, un vague désir, dont l'objet encore indéterminé est ce qu'il appelle du nom de bien. Or, entre les choses qui semblent satisfaire ses désirs, les unes ne lui laissent qu'une joie courte et incomplète ; les autres seules sont capables de lui faire une durable félicité. Il faut donc distinguer entre les biens humains ou secondaires, qui sont les qualités du corps et les faveurs de la fortune, et le bien souverain, qui est la perfection, telle qu'elle peut s’obtenir par la science et la vertu, telle qu'elle existe suprême et incomparable en Dieu même. Dieu est donc celui de qui descendent, à qui remontent, tous les biens inférieurs ; celui qu'appellent tous les désirs, ou plutôt tous les souvenirs, de l'âme. Car un temps fut, où elle le contempla face à face : elle jouissait de lui, avant d'habiter la terre ; elle ne peut se rapprocher de lui qu'en s’élevant, en devenant libre et pure, semblable à lui et agréable à ses yeux par cette ressemblance. Mais une si grande destinée ne saurait s’achever dans les étroites limites de la vie présente. Il faut donc que, au delà du tombeau, s’ouvre la perspective radieuse de l'immortalité, pour être le refuge de nos espérances déçues, le terme de nos voeux insatiables, la rémunération de nos mérites restés sans récompense ici-bas. A ces hauteurs extrêmes, où le regard ne peut plus les suivre, le cygne des jardins d'Académus et l'aigle de Florence planent encore de concert, et vont se perdre dans les mêmes splendeurs.

Dieu reconnu a priori pour expliquer le monde, les idées pour faire comprendre les réalités, la raison pour dominer l'expérience, la vie future pour coordonner la vie présente, les vérités intelligibles devançant dans l'ordre logique les vérités expérimentales, ne sont-ce pas tous les traits de l'idéalisme ? 3 n'oublions point cependant que Dante, en acceptant un si grand nombre de dogmes platoniciens sur Dieu, la nature, et l'humanité, ne pensait pas trahir la foi de son premier maître, Aristote.

Si libre en effet que soit la muse dans son allure, il est impossible de ne pas apercevoir qu'elle traîne au pied les restes d'une chaîne, dorée sans doute, mais qui, sous l'or, laisse deviner le fer : insignes d'une servitude qui vient de finir. Nous voulons parler de ces termes techniques, étonnés de se trouver alignés en strophes harmonieuses ; de ces classifications symétriques, où la pensée se range avec une parfaite exactitude, mais où l'enthousiasme n'entre pas ; de la terminologie enfin et de la méthode, dont jamais Dante, malgré ses efforts, ne s’affranchit entièrement. On y reconnaît sans peine l'empreinte puissante du Stagirite, le premier qui ait créé la langue de la science, et qui lui ait fait à la fois un lexique et une syntaxe, en lui donnant la définition et la division pour principes constitutifs.

Rien ne tient plus intimement au langage que les notions abstraites, qui s’évanouiraient en son absence, et qui semblent au premier abord n'avoir hors de lui nulle réalité. L'ontologie n'est point seulement dans les mots ; mais elle n'est pas non plus sans les mots. Dante ne recourait aux expressions d'Aristote que pour conserver la tradition de ses idées ontologiques ; il gardait le fil, afin de pénétrer à son gré dans le labyrinthe.

De là, ces considérations profondes sur l'essence et la cause ; cette distinction, souvent répétée, de la substance et de l'accident, de la nécessité et de la contingence, de la puissance et de l'acte, de la matière et de la forme. Ces abstractions ne sont point dénuées de toute valeur : le genre est réellement dans l'espèce, l'espèce dans l'individu ; elles forment comme la trame subtile, sur laquelle viennent se dessiner toutes les réalités vivantes.

Ainsi l'a prononcé le maître : ainsi l'entend le disciple.

Dès lors, il ne faudra pas s’étonner si l'un et l'autre réduisent la physique entière au jeu de trois principes : la matière, la forme, et la privation. De l'opposition de ces deux dernières résulte le mouvement ; et le mouvement, dans sa variété et sa multiplicité, produit et explique les phénomènes du monde visible. Depuis les molécules élémentaires jusqu'aux organisations animées, tout se meut ou par impulsion, ou par spontanéité : les révolutions des astres et la génération des animaux en sont les deux plus remarquables exemples.

Toutefois, l'astronomie et la physiologie étaient représentées dans l'antiquité par deux hommes, Ptolémée et Galien, dont les aperçus, plus étendus et plus exacts, satisfaisaient mieux la curiosité de Dante.

Sa confiance au Stagirite, ébranlée sur ces deux points, demeurait intacte sur les questions vraiment philosophiques : celles qui touchent à la constitution, aux facultés, à la destination, de l'homme.

L'homme, tel que la doctrine péripatéticienne le définit, est un composé qui a pour matière le corps, et l'âme pour forme. Mais, comme la forme ne peut subsister qu'empreinte dans la matière, l'âme, bien que différente du corps, ne saurait se conserver hors de lui. Ces déductions, qui viennent heurter le dogme de l'immortalité, semblent avoir trompé la perspicacité du philosophe italien : l'âme lui apparaît encore comme l'acte constitutif, la manière d'être essentielle, de la nature humaine, bien qu'il la conçoive séparable et la fasse se maintenir séparée. Analysant ensuite les puissances qui sont en elle, ainsi qu'Aristote, il en constate trois principales : végétative, sensitive, rationnelle ; il en explique l'unité et la superposition ; et, pour se faire comprendre, il emprunte à la géométrie les mêmes similitudes. S'il décrit les opérations des sens, et, particulièrement, celles de la vue, il suit tous les traits ébauchés par Aristote, faisant arriver la figure de l'objet à l'oeil par le milieu diaphane, et de l'oeil au cerveau par l'impression communiquée. Mais, nulle part, il ne se montre plus scrupuleux imitateur que dans l'exploration des régions supérieures de la pensée, quand il caractérise l'appréhension, l'imagination, la mémoire ; quand il distingue l'intellect actif, et l'intellect passif ; quand il aperçoit des principes immuables, que l'expérience n'a point donnés, et qui se soutiennent d'eux-mêmes.

En sorte que toute connaissance suppose deux conditions accomplies : des faits perçus au dehors, une vérité générale révélée au dedans. En sorte que, la sensibilité étant le foyer des choses visibles, l'intelligence celui des choses intelligibles, l'âme, en qui elles se réunissent, est l'abrégé de l'univers.

Si le fondateur du lycée avait consacré ses méditations les plus laborieuses au développement de la logique, et si ce fut là sa première gloire dans l'opinion commune de la postérité, la morale avait, plusieurs fois aussi, appelé ses recherches ; elles formaient son plus beau titre à l'admiration de Dante. Il y trouvait le phénomène de l'amour, observé dans tous ses détails avec une délicatesse à laquelle rien n'échappe, mais considéré plus spécialement sous une forme nouvelle, celle de l'amitié : les circonstances dans lesquelles ce sentiment prend naissance, les proportions qu'il exige entre ceux qu'il unit, l'inévitable égoïsme qui se cache à sa racine, les fruits bienfaisants qu'il peut porter : rien n'était omis. Les autres éléments de la moralité humaine avaient aussi leur place dans cette large analyse : le plaisir, et le rapport d'excitation mutuelle qui lie le plaisir avec l'action, et la liberté, qui demeure constante au milieu d'eux et qui souvent les sépare, résistant à la jouissance, allant au-devant de la douleur ; le vice, et sa division en trois catégories, intempérance, malice, et brutalité ; les vertus intellectuelles et morales, formant pour ainsi dire deux familles, deux vies aussi entre lesquelles l'homme a le choix, celle de la contemplation et celle de la pratique, la première plus noble, la seconde plus facile. Avec ces données, il était permis de résoudre le problème du bonheur.

Les avantages de la santé, de la force, de la richesse, y entraient comme conditions essentielles, mais insuffisantes : le bien véritable, auquel tous les autres devaient se coordonner, c'était l'activité de l'âme exercée dans les limites de la vertu. Et cette activité vertueuse, quand elle s’applique aux paisibles fonctions de la vie contemplative, donne la plus pleine mesure de béatitude que l'humanité puisse obtenir.

Enfin, parvenu au sommet de la hiérarchie des êtres, Aristote rassemble les principaux résultats qu'il a recueillis, dans sa marche ascensionnelle : l'idée de cause, qui appartient à l'ordre des abstractions ; le mouvement, qui se voit répandu dans l'univers ; la réflexion et le bonheur, qui sont le privilège de l'homme. De ces résultats combinés, il dégage la notion de Dieu. Les forces mécaniques des corps supposent un moteur qui les mette en action, immobile lui-même, et, par conséquent, immatériel. Il est donc forme pure, acte sans fin.

Mais, cet acte ne saurait être que celui de la contemplation, laquelle est aussi souverainement heureuse. Dieu donc peut se définir : une pensée qui se pense éternellement, autour de laquelle gravitent le ciel et la nature. Les lacunes et les erreurs d'une semblable théorie se trahissent sans peine : elle suppose l'éternité, non seulement de la matière, mais du monde ; elle ne laisse au premier moteur ni providence, ni liberté, ni personnalité ; elle ne peut donc être admise qu'avec de nombreuses restrictions. Et le poète philosophe ne l'a pas oublié ; mais il lui doit des vues profondes, et des formules singulièrement expressives.

Or, les points que nous venons de parcourir composent, dans leur ensemble, ce qu'on appelle, improprement peut-être, le sensualisme péripatéticien, qui fait, de l'expérience acquise par les sens, la base nécessaire, mais non pas unique, de toute science.

4 il reste à déterminer comment se concilient, dans la pensée de Dante, les enseignements rivaux de l'académie et du lycée, et par quel prodige nouveau, aux accents de la lyre, des querelles séculaires se sont suspendues.

Platon, dans l'histoire de l'esprit humain, représente l'idéalisme, et, par conséquent, la synthèse : il s’adresse surtout aux âmes douées de cette merveilleuse puissance d'intuition, qu'on appelle aussi enthousiasme. Comme ces âmes d'élite sont rares et ne se succèdent qu'à des intervalles irréguliers, les traditions platoniciennes ont pu s’interrompre ; d'ailleurs, n'étant point rassemblées par le lien d'une méthode rigoureuse, elles étaient exposées à se disperser, et à se laisser absorber en d'autres systèmes. Aristote représente le sensualisme, et, par conséquent, l'analyse. Son oeuvre est à la portée de tous les esprits laborieux ; et comme, tous les jours, il en naît de pareils, elle a pu se conserver par leurs soins et se transmettre, comme un héritage, entre des mains connues ; enfin, les opinions dont elle se compose, puissamment systématisées, devaient demeurer inséparables et garder leur commune indépendance. Le génie poétique aurait donc conduit Dante aux pieds de Platon : mais il n'avait d'accès immédiat, auprès de ce grand homme, que par un petit nombre d'écrits mal interprétés. D'un autre côté, il en retrouva les plus excellentes conceptions, modifiées, épurées, dans la théologie chrétienne ; il les accueillait, avec un pieux respect, sans savoir les ramener à leur origine et nommer leur auteur. Au contraire, dès qu'il franchit le seuil de l'école, il y vit immuablement assise l'autorité du Stagirite ; il reçut ses leçons, par des interprètes sans doute, mais qui se donnaient pour tels, et n'aspiraient qu'au mérite de la fidélité : il dut s’incliner devant tant d'honneurs, et subir une influence à laquelle rien ne résistait. Il y avait place, en lui, pour toutes les admirations justes, parce qu'elles ne sont jamais incompatibles. Sans doute, le disciple de Socrate et le précepteur d'Alexandre ont rempli l'histoire du bruit de leurs controverses, et l'on ne saurait nier que l'exagération de leurs préoccupations dominantes ne les ait conduits à de graves dissentiments. Mais rien aussi n'est, en apparence, plus opposé que l'analyse et la synthèse, qui se personnifient en eux ; et cependant, rien ne s’accorde mieux, dans l'harmonie générale de la science. Ils se placent aux deux points de vue contraires, et, pour ainsi dire, aux deux pôles du monde intellectuel ; mais un axe commun les réunit, et ils jouissent du même horizon. Leurs dogmes, réduits à des expressions plus modérées, se complètent et se soutiennent mutuellement. Il serait même permis de dire que les idées, qui sont la clef de voûte de l'édifice académicien, touchent de près aux formes péripatéticiennes. L'(...), dans ces dialogues où elle est magnifiquement célébrée, prend souvent le nom d'(...) ; elle devient forma, en se traduisant en latin. Si l'idée est, à la fois, type et cause ; la forme est aussi, tout ensemble, l'élément par lequel les choses sont connues, et celui par lequel elles subsistent. Il n'est pas prouvé que Platon ait assigné aux idées une existence distincte des objets qui y participent, et de l'entendement divin en qui elles résident. Aristote reconnaît la présence de ses formes, dans les objets qu'elles modifient et dans l'esprit qui les abstrait. Dante semble avoir compris ces analogies, quand il s’efforce de rapprocher, par des emprunts alternatifs, les deux philosophes grecs. Son intention conciliatrice s’annonce, d'une manière plus claire encore, lorsqu'il les fait apparaître tous deux dans les Champs-Élysées, placés à l'entrée de son enfer, et qu'il les montre, l'un, entouré d'hommages, comme le maître de ceux qui savent ; l'autre, assis à ses côtés, et partageant avec lui la royauté de l'intelligence.

Il avait donc rencontré, peut-être à la faveur de la distance, cette position propice tant cherchée par les éclectiques alexandrins, où l'on voit s’intersectionner et se confondre les tendances diverses de l'idéalisme et du sensualisme. Du reste, ses relations avec la philosophie ancienne paraissent s’être restreintes dans les limites que nous venons de tracer. S'il combat l'épicuréisme, c'est surtout celui qui régnait à son époque ; et il ne connaît qu'imparfaitement, par les livres de Sénèque, la morale du stoïcisme, qu'il exalta sans mesure en la personne de Caton.

 

TROISIEME PARTIE CH. 3 : Rapports de la philosophie de Dante avec les écoles du moyen âge. Saint Bonaventure et saint Thomas D'Aquin. Mysticisme et dogmatisme.

1 l'âge qui vit éclore la divine comédie n'avait pas assisté à cette restauration générale du paganisme, qui devait, bientôt après, s’opérer dans les lettres et dans les arts. L'étude des chefs-d'oeuvre de l'antiquité déjà s’entreprenait avec ardeur, mais on n'affectait pas encore pour eux une vénération exclusive, d'autant moins coûteuse à l'orgueil humain qu'elle s’adresse à des objets plus éloignés, et largement compensée d'ailleurs par le mépris des contemporains et des ancêtres. Les plus savants professeurs de Paris et de Bologne, les artistes les plus vantés de Pise et de Florence, savaient profiter des modèles classiques, sans déserter les sources de l'inspiration chrétienne : la lampe de leurs veilles éclairait souvent les pages de l'écriture sainte et des pères. Souvent leur piété venait chercher des méditations plus sereines, au pied de l'autel ou dans la solitude des monastères ; et, quelquefois aussi, hommes simples et bons, ils aimaient à se mêler aux réunions populaires, où les légendes et les chants traditionnellement répétés leur révélaient des vérités et des beautés qu'ils n'eussent pas trouvées ailleurs.

Le commerce journalier qu'entretenait Dante avec les écrivains de la Grèce et de Rome ne l'avait point détaché d'une communion plus intime avec les docteurs du christianisme. Il les voyait, se donnant la main depuis les catacombes jusqu'à lui, former une longue et double chaîne. D'un côté, l'école gréco-orientale, dont il avait connu, par saint Denis l'aréopagite, les extatiques visions.

De l'autre, l'école latine occidentale, qu'il avait suivie dans toutes ses phases : saint Augustin, Boëce, et saint Grégoire-Le-Grand, qui appartiennent encore à la littérature romaine ; saint Martin De Braga, Isidore De Séville, Bède, et Rabanus Maurus, hommes des temps barbares ; saint Anselme, saint Bernard, Pierre Lombard, Hugues et Richard De Saint-Victor, qui inaugurent les travaux du moyen âge. Tous, il les rappelle avec louange, et, maintes fois, il les cite, ou nommément, ou par allusion. Parmi ceux au milieu desquels sa vie se passa, il paraît en avoir distingué plusieurs, qui sont aujourd'hui confondus dans la foule des noms obscurs : egidius Colonna, Pierre l'espagnol, et Sigier, célèbre dans les chaires de l'université de Paris, oublié dans ses annales. Mais il est remarquable qu'il garde un silence absolu sur Raymond Lulle, Duns Scott, et Occam, qui ouvrent, au commencement du xive siècle, une nouvelle ère scolastique. C'est donc le XIIIème, avec sa grandeur calme et majestueuse, avec cette alliance qui se fit alors des quatre puissances de la pensée : l'érudition, l'expérience, le raisonnement, l'intuition ; c'est là ce qu'on doit trouver reproduit, dans la philosophie de Dante. On a pu juger de l'immensité de ses lectures et de ses études, par les innombrables réminiscences qu'on découvre dans ses écrits : il suivait ainsi Albert-Le-Grand, dont il paraît avoir consulté à plusieurs reprises les vastes répertoires. Bien qu'il soit demeuré étranger aux travaux de Roger Bacon, les descriptions et les comparaisons astronomiques ou météorologiques qu'il ramène souvent avec une sorte de faveur, les observations qu'il propose, le montrent initié aux sciences expérimentales. Néanmoins, les recherches érudites et l'exploration de la nature ne suffisaient pas à l'énergie infatigable de ses facultés ; elles trouvaient un champ, plus large et plus libre, dans les spéculations rationnelles et contemplatives dont saint Thomas D'Aquin et saint Bonaventure avaient donné l'exemple. Entre ces deux hommes illustres se partageaient toutes les sympathies du philosophe poète. Ils avaient assez vécu, pour le laisser témoin du deuil qui accompagna leur mort. Il rencontrait, dans le monde savant, leur mémoire toute récente et toute puissante, leurs enseignements et leurs vertus confondus encore en un même et vivant souvenir, et, par conséquent, le respect qu'ils inspiraient, encore plein d'amour. Aussi, traitait-il quelquefois avec eux, comme avec de nobles mais bienveillants amis, citant, à l'appui de ses opinions, avec une familiarité sublime, le bon frère Thomas. Et cependant, il devançait, il dépassait même, par son jugement philosophique, l'apothéose solennelle que l'autorité religieuse devait lui décerner un jour : il plaçait, dans une des plus belles sphères de son paradis, les deux anges de l'école ; il les représentait dominant, dans une souveraineté fraternelle, la multitude bienheureuse des docteurs de l'église.

Ainsi, les doctrines de Dante ne peuvent manquer d'offrir la trace de l'ascendant qu'avaient pris sur lui les deux grands maîtres de son époque, représentants eux-mêmes de tout ce qu'il y avait eu de plus sage et de plus pur dans la scolastique antérieure.

2 et d'abord, la plupart des penchants secrets qui attiraient Dante aux doctrines de Platon, devaient l'incliner aussi vers saint Bonaventure et vers les autres mystiques plus anciens, comme les moines de saint Victor, saint Bernard, et saint Denis l'aréopagite. Il y avait une singulière affinité entre le séraphique franciscain et le chef de l'académie. Parmi tous les philosophes de l'antiquité, il n'en citait aucun avec plus de prédilection. Il le défendait, avec une sorte de piété filiale, contre ses adversaires. Mais, surtout, le mysticisme, par des liens nombreux, se rattachait à l'idéalisme : le mysticisme, considéré au point de vue philosophique, n'était que l'idéalisme sous une forme plus élevée et plus brillante. L'un et l'autre considéraient l'union avec la divinité, comme le principe des lumières et la fin des actions de l'homme. L'un avait marqué le lieu de cette union sublime dans la raison, qu'il montrait comme une région supérieure à celle des sens. L'autre croyait la voir s’accomplir dans l'inspiration spontanée, qu'il plaçait au dessus de la raison.

L'un proposait la théorie des idées, comme une hypothèse à laquelle il avait foi ; il la soutenait avec toute la chaleur d'une conviction profondément recueillie : l'autre sortait de l'extase, brûlant d'amour, impatient de se produire au dehors avec toute l'autorité de la vertu. Dans tous deux, mais dans le dernier surtout, une grande puissance était donnée au coeur sur l'esprit, et l'imagination avait les clefs du coeur : de là, un besoin réel, une habitude constante, des expressions allégoriques et des allusions légendaires. Contemplatif, ascétique, symbolique, tel fut toujours le mysticisme ; et tel est le triple sceau dont il marqua la philosophie de Dante.

La contemplation se propose Dieu même pour objet.

Et les mystiques ne pouvaient trouver un moyen plus sûr de confondre la raison individuelle et de lui faire avouer son insuffisance, que de la mettre immédiatement en présence de la nature divine et de ses deux attributs, qui semblent à la fois les plus incontestables et les plus incompatibles, l'immensité et la simplicité. -d'une part, Dieu se révèle comme nécessairement indivisible, par conséquent, incapable de se prêter à ces abstractions de qualité et de quantité, par lesquelles nous connaissons les créatures ; indéfinissable, parce que toute définition est une analyse qui décompose le sujet défini ; incomparable, parce que les termes manquent à la comparaison : en sorte qu'on peut dire, en donnant à ces mots une signification détournée, qu'il est l'infiniment petit, qu'il n'est rien. -mais, d'autre part, ce qui est sans étendue se meut aussi sans résistance ; ce qui est insaisissable ne saurait être contenu ; ce qui ne peut se renfermer dans aucune limite réelle ou logique est, par là même, sans bornes. L'infiniment petit est aussi l'infiniment grand ; et l'on peut dire, en quelque façon, qu'il est tout. En effet, si, dans les êtres immatériels, l'essence et la puissance ne peuvent être séparées, la cause première par sa puissance étant partout, partout aussi doit être son essence.

C'est la force qui soutient les choses inanimées, la vie de tout ce qui vit, la sagesse de tout ce qui est intelligent. L'unité divine se multiplie donc, comme par une série d'émanations ; mais elle demeure supérieure, isolée, distincte, et sans communiquer ses perfections incommunicables. Au dessous s’échelonnent, à des degrés divers, toutes les créatures unies ensemble par une influence continue. Les trois hiérarchies des anges, par l'intermédiaire de la triple hiérarchie de l'église, répandent sur le genre humain la force, la vie, et la sagesse ; et, divisées en neuf choeurs, elles agissent par les révolutions des neuf sphères célestes jusque sur les plus humbles existences perdues au bord du néant. Ces visions magnifiques avaient souvent visité les anachorètes au désert, et les sages du cloître dans leurs méditations ; mais, rapides et fugitives, elles avaient passé comme l'éclair. Dante sut les retenir, et faire descendre pour toujours leurs clartés dans le merveilleux édifice de la divine comédie .

L'ascétisme est l'étude pratique de l'homme, la science de la sanctification. On a pu voir déjà que le poème italien renfermait un système ascétique complet. Mais, on n'en saurait plus douter, quand on le rapproche des travaux du même genre, dont le moyen âge ne fut point avare. La fable qui remplit l'enfer, le purgatoire, et le paradis, c'est l'homme retiré de la forêt sombre des intérêts et des passions terrestres, et ramené, par la considération de soi-même, du monde, et de la divinité, dans les voies du salut. La science chrétienne comme celle du paganisme, commence par le (...) : elle analyse toute l'économie du péché, de la pénitence, et de la vertu. Si elle jette ses regards sur le monde physique et social, c'est afin d'y reconnaître des dangers pour nous et de la gloire pour Dieu. Enfin, si elle découvre le créateur, c'est moins par les efforts de la pensée que par le mérite du désir : les révélations intérieures, qui se font alors, ne satisfont pas seulement l'entendement ; elles ébranlent la volonté et la conduisent à des progrès sans fin. L'oeuvre de Dante, ainsi réduite à une signification sévère, mais indubitable, ne fait que reproduire les leçons de tous ceux qui professèrent la médecine des âmes, depuis les pères de la Thébaïde, dont Cassien nous a raconté les conférences, jusqu'à saint Bonaventure, dont les leçons réduisaient en doctrine ce qu'on racontait des transports et des ravissements de saint François. -c'est à la même école que Dante avait recueilli plusieurs de ses plus intéressants aperçus : les rapports de l'erreur et du vice, de la vertu et du savoir ; l'ordre généalogique des péchés capitaux ; l'action réciproque du physique et du moral, d'où résultent deux théories parallèles qui expliquent les révélations de la physionomie et les effets de la mortification. Enfin, les analogies se retrouvent encore dans la forme générale de la divine comédie, qui, en décrivant le pèlerinage de son auteur par les sphères du ciel, séjour d'autant de vertus distinctes, jusqu'au pied du tout-puissant, rappelle les titres favoris des opuscules de saint Bonaventure : " l'itinéraire de l'âme vers Dieu ; l'échelle dorée des vertus ; les sept chemins de l'éternité. " en effet, ces pieux contemplatifs, qui semblaient devoir s’être irrévocablement dépouillés des faiblesses d'ici-bas, consentaient néanmoins à parer de toutes les grâces de l'expression l'austérité de leurs idées, soit par une miséricordieuse condescendance pour leurs disciples, soit par cet attrait naturel qu'éprouvent ceux qui sont bons pour ce qui est beau. Ils gardaient une affectueuse sympathie pour la création tout entière, qu'ils considéraient, non plus dans sa dégradation actuelle, mais dans la pureté primordiale du plan divin. Elle leur paraissait comme un feuillage que le vent de la mort emporte, mais qui jette de l'ombre et de la fraîcheur, et qui atteste aussi la providence. Plus souvent encore, ils voyaient en elle une soeur, qui, d'une autre manière, exprimait les mêmes pensées qu'eux et chantait le même amour. C'est pourquoi ils lui empruntaient de fréquentes comparaisons, découvraient de sacrés accords, indiquaient des rapprochements imprévus, entre des choses en apparence étrangères, jetées aux extrémités de l'espace. Ils en usaient de même, dans le domaine du temps : les siècles, les événements, et les hommes n'étaient pour eux que prophétie et accomplissement, voix qui interrogent et se répondent, figures qui mutuellement se répètent. Les distances s’effaçaient : le passé et l'avenir intervertis se confondaient dans un présent sans fin. De là, cette admirable symbolique chrétienne, qui embrasse à la fois la nature et l'histoire, et lie ensemble toutes les choses visibles, en les prenant pour les ombres de celles qui ne se voient pas ; langue énergique, dont tous les termes sont des réalités, et toutes les paroles des faits significatifs ; langue savante et sacrée, qui avait ses traditions et ses règles, et qui se parlait dans le temple ; qui se traduisait quelquefois, sur la toile et la pierre, par la statuaire et l'architecture. Le poète l'avait apprise de la bouche des prêtres ; et, maintenant qu'il la répète à nos oreilles profanes, nous comprenons à peine, et nous considérons, comme autant de témérités de son génie, ces images qui étaient pour lui autant de souvenirs. Dieu représenté, tantôt comme circonférence et tantôt comme centre, par une mer immense qui enveloppe l'empyrée, ou par un indivisible point autour duquel se meut l'univers : -les créatures, comparées à des séries de miroirs, où tombent et se réfléchissent les rayons du soleil incréé : -les divers états de l'âme personnifiés : les vertus théologales, par les trois apôtres, Pierre, Jacques, et Jean ; les deux vies, active et contemplative, par Marthe et Marie, Lia et Rachel : -les emblèmes de l'aigle et du lion, où se reconnaissent les deux natures du Christ ; l'arbre de la croix, confondu avec l'arbre du paradis terrestre ; l'éden, figure de l'église militante ; la statue de Nabuchodonosor, type de la décadence progressive de l'humanité. Ce style hardi de la muse florentine, c'est celui dans lequel l'église, du haut des chaires, apaisait les fiers courages de nos aïeux ; c'est celui dans lequel les saint Bernard et les saint Thomas De Cantorbéry ébranlaient les peuples, et faisaient trembler les rois.

3 toutefois, nous l'avons déjà vu, si la science du moyen âge partagea son culte entre saint Bonaventure et saint Thomas, ce dernier, peut-être par son mérite, peut-être par la réputation de supériorité intellectuelle dont jouissait l'ordre de saint Dominique, avait obtenu un ascendant plus marqué sur la foule des esprits engagés dans les études sérieuses. S Thomas présentait, comme une image moderne d'Aristote, par l'universalité de ses aptitudes et de son savoir ; par la gravité pesante, mais solide, de son caractère ; par son talent d'analyse et de classification ; par l'extrême sobriété de son langage. Son intervention avait assuré l'autorité longtemps contestée du Stagirite, à qui le ramenait, indépendamment de son inclination personnelle, toute cette grande famille dogmatique d'Albert, d'Alexandre De Hales, de Jean De Salisbury, dont il était le descendant. En effet, les racines même du dogmatisme scolastique étaient dans l'ontologie et la logique péripatéticiennes. Mais les tiges vigoureuses de la révélation chrétienne, entées sur ces racines, avaient porté des fruits nouveaux : l'aridité primitive du sensualisme y était corrigée par une sève meilleure ; le sentiment religieux y circulait, vivifiant à la fois les conceptions rationnelles et les vérités sensibles. Ils ne pouvaient échapper aux regards de Dante ; et les épines qui les entouraient ne suffisaient pas pour arrêter sa main robuste.

La philosophie de saint Thomas et de son école consiste moins dans les principales thèses qu'ils proposent et qui appartiennent à la théologie, que dans les preuves dont elles sont appuyées, l'enchaînement qui les rassemble, les conséquences qui s’y rattachent : toutes choses difficiles à saisir dans un rapide résumé. On peut, néanmoins, y découvrir une progression constante de l'abstrait au concret, du simple au multiple, laquelle se divise naturellement en quatre séries : science de l'être, science de Dieu, science des esprits, science de l'homme. La science de l'être, en général, prenait son point de départ dans ces notions de substance, de forme, de matière, etc., savamment élaborées par les péripatéticiens : mais elle ne s’y arrêtait pas ; elle en faisait sortir des notions plus expresses, et plus vivantes. L'être, en passant par une suite de déductions rigoureuses, devenait successivement bonté, unité, vérité. Déjà, dans l'atmosphère nébuleuse des abstractions, commençaient à poindre et à se dessiner les attributs divins : l'unité, condition commune de toutes les existences ; le vrai, souverain bien des esprits ; le bien, terme de toutes les tendances de la nature et de toutes les volontés pensantes, essentiellement distinct du mal, qui n'est pas seulement l'absence du bien, mais la privation, la perte.

Ainsi, entre le panthéisme et le dualisme, se frayait une voie sûre, où la théologie naturelle pouvait entrer. Appuyée, à la fois, sur les axiomes de causalité et de nécessité et sur les phénomènes d'observation journalière, elle arrivait à la démonstration de l'existence de Dieu. Il semblait difficile d'aller plus loin, l'indivisibilité de Dieu ne permettant pas d'isoler ses perfections pour en faire l'étude successive ; mais, par un retour hardi, cette indivisibilité même était prise pour principe générateur de toutes les perfections, qui en dérivaient ensemble : immutabilité, éternité, bonté, justice, béatitude ; et celles-ci étaient considérées comme autant de termes d'une équation continue qui représente toujours, sous des noms différents, l'essence divine tout entière. On évitait donc les dangers de l'anthropomorphisme et du polythéisme, qui prêtent à Dieu toutes les infirmités et les incohérences de la personnalité humaine ; on approchait, en même temps, du dogme de la trinité, où se personnifient d'une façon toute mystérieuse le père, le verbe, et l'esprit, la puissance, la sagesse, et l'amour. Ce mystère, si incompréhensible qu'il soit, se liait avec celui de la création, dont il expliquait le mode et le motif : le motif, car l'amour détermina la puissance à réaliser ce que la sagesse avait conçu ; le mode, car toutes choses, par cela seul qu'elles existent, qu'elles obéissent à une loi, qu'elles concourent à un ordre déterminé, portent comme un vestige du père, du verbe, et de l'esprit.

Dans les créatures intelligentes, ce vestige, dont elles ont conscience, est plus reconnaissable, et devient image.

Parmi ces créatures, celles qui seules sont détachées de la matière, c'est-à-dire, les anges bons et mauvais, et les âmes séparées, quelle que soit leur destinée d'expiation, de châtiment, ou de récompense, devenaient l'objet d'une étude spéciale. On ne saurait trop admirer avec quelle audace, par les seules forces du raisonnement, sans le concours des sens et de l'imagination, elle s’attachait à la suite de ces êtres inconnus ; les accompagnait, à travers toutes les conditions de leur vie incorporelle, déterminait leurs caractères, leurs fonctions, leurs rapports ; et s’enfonçait, au delà des dernières limites de la certitude, dans la région des probabilités.

L'homme, résultat composé de l'âme et du corps, incomplet, si l'une de ces deux parties lui manquait, suffisait pour occuper une science entière.

On l'a nommée anthropologie. Elle rencontrait, d'abord, deux erreurs à détruire : l'une, qui tendait à multiplier les âmes dans chaque individu ; l'autre, à n'en donner qu'une seule, commune à l'espèce. Elle s’occupait ensuite d'analyser les faits complexes de l'activité humaine, et de distinguer les diverses puissances qu'ils manifestent. Et, tantôt, elle en reconnaissait trois, nutritive, sensitive, rationnelle ; tantôt, elle les divisait en deux, qu'elle appelait appréhensive, et appétitive. La puissance appréhensive était l'intellect qu'on voyait, actif et passif tour à tour, s’éclairer par en haut des rayons de la raison divine, et, par en bas, de la lumière des sensations. La puissance appétitive comprenait l'appétit naturel, qui s’ignore lui-même ; l'appétit sensitif, qui est irascible, ou concupiscible ; l'appétit rationnel, qui est la volonté : à ces trois sortes d'appétits correspondaient les trois sortes d'amour. La volonté, nécessairement astreinte à chercher le bien, c'est-à-dire, le bonheur, avait, en ce sens, reçu de Dieu une impulsion primordiale ; mais les moyens de parvenir au terme désiré étaient laissés au libre arbitre, qui ne pouvait être contraint ni par les conseils de la raison, ni par les séductions de la sensibilité, ni par les influences des corps célestes. Le libre arbitre, essentiel à toutes les natures intelligentes, exerçait donc son choix, qui était péché, ou vertu. L'éloignement du péché, l'acquisition de la vertu, c'était l'oeuvre de la vie entière ; mais cette oeuvre, commune à tous, devait s’accomplir au sein de la société, par conséquent, à l'ombre des lois. La loi éternelle et souveraine résidait dans la raison divine, qui règle les relations des choses et les coordonne à leur fin. De cette source émanait l'autorité des lois humaines, justes et obligatoires, sous la triple réserve de ne pas excéder les bornes du pouvoir, de procurer le bien-être de la communauté, de répartir proportionnellement les droits et les charges : car, l'équité politique était la conséquence de la fraternité naturelle ; et l'on disait, à haute voix, que Dieu n'avait pas créé deux Adam, l'un, de métal précieux, de qui seraient issus les nobles ; l'autre, de boue, père des roturiers. Au dessus des sociétés de la terre, la cité du ciel se montrait comme une consolante perspective. Le dogme de l'immortalité future, et la définition de l'homme telle qu'on l'avait posée d'abord, formaient deux prémisses d'où se devait conclure, conséquence suprême et glorieuse, la résurrection de la chair.

Or, de ces quatre grandes séries de conceptions philosophiques, les deux premières se retrouvent, quoique brisées et confondues, dans l'oeuvre de Dante ; supposées ou rappelées, présentes partout, elles en sont l'âme. Les deux dernières en constituent, pour ainsi dire, le corps. Le cadre même du poème, qu'est-il autre chose qu'une exploration du monde immatériel, où figurent tous ses habitants, avec leurs ténèbres et leurs lumières, leurs passions et leurs affections, leur ministère providentiel, depuis le roi des enfers et son peuple de réprouvés, jusqu'aux choeurs les plus sublimes des séraphins ? Et d'ailleurs, un retour continuel ne ramène-t-il pas le poète, des apparitions de la vie à venir, aux choses de l'existence terrestre ; et n'avons-nous pas assez longuement reproduit les traits du système anthropologique, qu'il a su renfermer dans le cycle de ses fabuleux pèlerinages ? 4 en se plaçant, à la fois, sous les auspices de saint Bonaventure et de saint Thomas, Dante suivait cet heureux entraînement, qui déjà l'avait conduit à subir tour à tour les influences du platonisme et de l'aristotélisme. S'il avait cru à la possibilité d'un rapprochement entre les deux princes des écoles grecques, il le voyait complètement réalisé entre les maîtres les plus vénérés du mysticisme et du dogmatisme. Il les voyait, purs de toutes les rivalités de l'orgueil, encouragés par les habitudes sérieuses et bienveillantes de leur siècle, mettre fin aux vieilles disputes de l'époque et résoudre, par une conciliante décision, le fameux problème des universaux, qui représentaient, à plusieurs égards, les débats des académiciens et des péripatéticiens. Les universaux, les formes, ou les idées, car, dans la langue de saint Bonaventure et de saint Thomas, ces trois termes semblent devenus synonymes, peuvent se considérer en Dieu, dans les choses, et dans l'esprit humain. Les idées existent en Dieu, comme desseins et comme types, comme principes d'existence et de connaissance. Elles y sont éternelles : elles sont dans l'essence divine, de même que le rameau sur l'arbre, l'abeille dans la fleur, le miel dans le rayon ; et l'on peut dire, en quelque sorte, qu'elles sont Dieu même. Dans les choses, l'idée, ou la forme universelle, ne se trouve que réduite à l'état d'individu ; elle est, objectivement, inséparable des circonstances matérielles qui l'individualisent ; mais la matière elle-même serait inutile, et l'individu n'existerait pas, sans la forme universelle, qui lui donne une manière d'être et le classe dans une espèce et dans un genre. Enfin, l'esprit humain peut abstraire l'universel, de la matière déterminée où il est contenu ; l'intellect saisit le caractère d'universalité, en même temps que la représentation de l'objet individuel frappe les sens. Dante, en adhérant à cette théorie, était, tout ensemble, un réaliste sage, qui évitait la multiplication stérile des êtres de raison, et un conceptualiste aux larges vues, qui ne pouvait s’emprisonner dans le cercle étroit des vérités palpables.

Cependant, on jugerait mal Dante et ses maîtres, si l'on ne voyait en eux que les continuateurs et les médiateurs des sectes philosophiques du paganisme.

Sans doute, le christianisme, avec l'inflexibilité de ses dogmes et le respect qu'il professe pour la liberté des opinions humaines, donnait un criterium sûr et la faculté d'un vaste choix, deux conditions éminemment propices pour fonder un éclectisme véritable. Mais il y a plus : le vice, et, en même temps, l'excuse de la sagesse antique, était dans le doute profond qu'elle supposait. Les vérités essentielles, Dieu, le devoir, l'immortalité, ne lui parvenaient qu'à travers les débris de la tradition et les ruines de la conscience, méconnaissables, réduites à l'état de simples conjectures : il fallait donc qu'elle en fît le sujet de longues, patientes, et pénibles recherches ; et ces recherches, appuyées sur un raisonnement faillible, ne conduisaient qu'à des résultats incertains. De là, cette défiance d'elles-mêmes, qui se trahissait dans les plus belles doctrines ; ce besoin de remettre en discussion les principes mal assurés ; le temps et le génie, absorbés par un petit nombre de problèmes métaphysiques et moraux ; les questions de détail et les sciences secondaires, laissées dans l'oubli. Au contraire, le christianisme reproduisait ces vérités, si ardemment poursuivies par les méditations des sages : il les reproduisait, non seulement dans leur pureté primitive, mais avec une nouvelle énergie, précises, rigoureuses, immuables. Acceptées par la foi, la raison ne pouvait plus en douter sans crime ; connues de tous, nul ne songeait à les rechercher encore. Il ne restait donc qu'à étudier leur mutuelle harmonie, à presser leurs développements, à reconnaître les vérités d'un ordre inférieur : la sécurité, acquise sur les principes, rendait à l'intelligence la liberté nécessaire pour s’occuper des applications ; et la sécurité des croyances religieuses permettait d'avancer, d'un pas sûr et sans regarder en arrière, jusque dans les plus lointains sentiers des sciences profanes.

Ainsi, la philosophie païenne est une philosophie d'investigation, qui se perd, en d'interminables généralités, dans les prolégomènes d'un système encyclopédique toujours incomplet. La philosophie chrétienne, toute de démonstration, a produit des spécialités fécondes : en dégageant, de tous les alliages de l'erreur, les deux idées capitales de Dieu et de l'âme, elle a fondé la théodicée et la psychologie ; elle a préparé des loisirs à ceux qui voudraient un jour observer la nature, des instructions à ceux qui seraient appelés à réformer les sociétés ; elle a vraiment accompli ce que Bacon nommait la grande instauration des connaissances humaines. Si donc les systèmes de l'antiquité semblèrent se continuer, à quelques égards, dans le dogmatisme et le mysticisme, parmi les réalistes et les conceptualistes, ce fut pour se rapprocher, et se ranimer, sous l'action conciliante et vivifiante de la foi nouvelle. Les dispositions générales de l'époque favorisaient ce résultat : Dante, expression fidèle de son époque, devait être éclectique chrétien.

 

TROISIEME PARTIE CH. 4 : Analogie de la philosophie de Dante avec la philosophie moderne. Empirisme et rationalisme.

C'est sans doute un beau spectacle que celui des savantes écoles de l'Asie, de la Grèce, et de l'Europe occidentale, environnant le poète italien de leur souvenir et de leur autorité, pareilles à ces ombres illustres avec lesquelles, dès les premiers pas de sa visite aux enfers, il se représente échangeant de mystérieux discours. On aime à voir l'exilé évoquer, autour de soi, par la magie de sa mémoire, ce magnifique cortège : on ne se lasse pas d'admirer comment son esprit put saisir et retenir, rassembler et coordonner, tant de conceptions, de maximes, et de symboles, parmi les obstacles qui rendaient encore l'étude si laborieuse et si méritoire ; on est presque effrayé de contempler, ainsi ramassé sur une seule tête, le passé intellectuel du moyen âge, et peut-être de l'humanité tout entière. -cependant, il n'y a là que la moitié des fonctions d'un grand homme : il faut qu'il résume le passé avec la force d'une pensée originale, et qu'il réagisse sur l'avenir. Il est comme un de ces voyants, que le ciel suscitait autrefois, dépositaires des traditions et des prophéties, pour lier ensemble les âges finis et ceux qui allaient commencer. En réunissant les temps, il les domine ; il échappe à l'oubli, qui marche à leur suite : c'est par là qu'il devient immortel. -quelle est donc la louange personnelle de Dante ; quelle est la valeur originale de sa philosophie, ce qui la distingue des doctrines antérieures, et la recommande à l'attention de la postérité ? Nous essaierons de le dire.

1 deux sortes de génies ont laissé la trace de leur passage, dans l'histoire de l'esprit humain : les génies de directions, s’il est permis de s’exprimer ainsi ; et les génies de découvertes. Les uns ont signalé des méthodes, et proposé des recherches ; les autres ont trouvé des faits, des lois, ou des causes. Ceux-ci ajoutent de nouvelles connaissances à celles de leur temps, qu'ils font s’accroître par voie d'addition. Ceux-là les fécondent, pour plusieurs siècles, et les font progresser par voie de multiplication. Comme les sciences particulières ont à constater certaines vérités qui leur sont propres, c'est à leur service que se rencontrent d'ordinaire les génies de découvertes ; et, comme la philosophie paraît surtout appelée à conduire les sciences elles-mêmes dans leur commun effort vers la vérité, c'est à elle qu'appartiennent principalement les génies de direction. Dans ce nombre, il faut compter les noms les plus fameux : Bacon, Descartes, Leibnitz ; les trois auteurs du nouvel organe, du discours de la méthode, et de l'écrit sur l'amendement de la philosophie première . Tel fut aussi Dante ; et, quelque lumière qu'il ait pu répandre sur plusieurs points, son mérite éminent est d'avoir agi sur tous les points à la fois, en faisant sortir la philosophie de l'ornière logique où elle était engagée, en lui imprimant une direction pratique dont jusque-là rien n'avait égalé la vigueur.

Il est vrai, comme on l'a déjà reconnu, qu'il y eut toujours, dans le caractère italien, un double penchant pour le beau et le bien, pour la forme poétique et pour l'application morale. Mais ces instincts, timides encore, hésitaient à se satisfaire. Les philosophes cédaient quelquefois aux séductions de la muse ; mais alors, ils déposaient le bonnet doctoral : et, quand les poètes philosophaient, ils jetaient loin d'eux la couronne de laurier. Ou bien, on rimait, dans le mètre de Virgile, des sentences techniques ; une idée platonicienne se glissait furtivement sous les stances fugitives d'un sonnet. La langue de la science, on l'a vu, c'était celle d'Aristote.

Depuis Charlemagne, elle n'avait cessé de régner dans l'école, sévère, emprisonnant la pensée dans ses catégories, et la parole dans ses syllogismes.

Les quatre figures et les dix-neuf modes du raisonnement syllogistique étaient les seuls rythmes qu'elle admît, et la chute monotone des prémisses et de la conséquence formait l'unique harmonie où elle pût se complaire. D'un autre côté, si quelques traités d'économie ou d'éthique étaient sortis de la plume des italiens ; si les docteurs scolastiques avaient beaucoup fait pour le perfectionnement de l'individu, et les sages de l'antiquité beaucoup pour la prospérité des nations, ces travaux partiels demeuraient dépourvus d'ensemble. Dans cette saison du moyen âge qu'on peut comparer à une effervescente adolescence, l'enthousiasme des théories laissait peu de place aux soucis de l'action ; et la science, étonnée de ses propres développements, s’oubliait dans la contemplation d'elle-même. Des habitudes si générales et si profondes ne pouvaient être ébranlées par les velléités passagères de quelques esprits d'élite. Il fallait une violente secousse, par conséquent, une impulsion hardie, prolongée, étendue, telle que Dante était capable de la donner.

2 et d'abord, s’il fut contraint de conserver quelques restes de la terminologie et des classifications péripatéticiennes, pour ne pas cesser d'être intelligible aux hommes qui s’y étaient attachés par un long usage, ce furent là les seuls sacrifices qu'il offrit à l'idole qu'on adorait autour de lui, sous le nom de logique. Il attaqua son culte, en ce qu'il avait de superstitieux. Il contesta l'infaillibilité absolue du syllogisme : la vérité des conclusions lui parut accidentelle, et dépendante de l'exactitude des deux propositions d'où elle ressort. Par là même, il proposait la critique de ces majeures et de ces mineures mensongères, qui circulaient, dans toutes les bouches, comme autant d'axiomes indubitables et de faits constants. L'étude des mots devait donc céder à celle des choses. Dès lors, il fallait faire descendre la dialectique à une place inférieure, étroite, obscure dans la hiérarchie des connaissances humaines, et révéler les abus introduits à sa suite dans l'enseignement. Mais, comme les vices de l'enseignement et de la dialectique remontaient tous ensemble à ceux de la nature humaine, il était nécessaire aussi de combattre ces derniers, soit qu'ils eussent leur origine dans l'esprit, ou dans le coeur : présomption, pusillanimité, frivolité, passions orgueilleuses, ou sensuelles. On se trouvait face à face avec les causes permanentes des erreurs de tous les temps.

-Dante se laissa entraîner à ces courageuses conséquences ; et, après les avoir suivies jusqu'au bout, il dut connaître qu'en réprouvant les règles reçues, il s’était soumis à en tracer de meilleures.

Il le fit, et dicta, non dans un ordre systématique, mais sous l'inspiration capricieuse du moment, ces maximes courtes et fécondes où il prescrit, d'abord, la détermination précise des limites de la raison et l'extirpation de toutes les racines du préjugé ; puis, l'observation des faits, la prudence du raisonnement, l'opiniâtreté d'une méditation soutenue ; enfin, le discernement des divers modes de certitude propres aux différents ordres d'idées.

-ce n'est peut-être point assez pour attribuer au poète le plan formel et complet d'une révolution intellectuelle ; mais c'est plus qu'il ne faut pour indiquer une tentative remarquable, une pierre d'attente, qui, affermie ensuite par le concours de Gerson, d'Érasme, de Ramus, de Louis Vivès, put servir de point d'appui aux efforts plus heureux du chancelier Bacon. Aussi peu semblables en leur vie politique qu'en leur foi religieuse, le fier proscrit de Florence et le courtisan disgracié de Vérulam se rencontrèrent pourtant dans un même partage de malheur et de gloire. Tous deux, condamnés par la société, la jugèrent, à leur tour ; stigmatisèrent les idoles qu'elle adorait ; accusèrent ses égarements ; et lui annoncèrent les moyens qui devaient la conduire à des résultats scientifiques plus grands que ses espérances. Si le premier des deux fut moins écouté, c'est que le monde, troublé souvent par de fausses alarmes, a depuis longtemps pris le parti de ne répondre qu'au dernier appel.

Dante devait faire davantage. Comme cet ancien, qui, pour confondre les objections des sophistes contre la possibilité du mouvement, marcha devant eux, il montra, par son exemple, qu'il était possible à la philosophie de se mouvoir hors des entraves où jusqu'ici elle avait été renfermée. Il la dépouilla des formes décolorées, raides, et souvent fatigantes, de la scolastique, pour la revêtir de tout l'éclat de l'épopée et lui donner les souples et franches allures de la langue populaire. Il ne recula point devant la nécessité de créer lui-même cet idiome poétique dont l'Italie, avant lui, n'avait fait que bégayer quelques mots, oeuvre immense et qui aurait suffi pour honorer à jamais sa mémoire. Ainsi, il mettait sa révolte légitime sous la protection de l'amour-propre national. Il réalisait son miséricordieux désir de faire que le pain sacré de l'instruction pût être offert à ceux même qui sortiraient de la mamelle, à tous ceux que l'humilité de leur rang, la multiplicité de leurs affaires, la faiblesse de leur tempérament moral éloigneraient du banquet des sages. Mais surtout il établit victorieusement la liberté de la pensée, en lui faisant plier à son gré la parole, à laquelle trop longtemps elle avait obéi. Il prouva l'indépendance réciproque des doctrines et des formes de l'école, et prévint, de la sorte, le mépris qui pourrait un jour retomber sur les premières, à cause de leur prétendue solidarité avec les secondes. Ainsi repoussait-il, à la fois, les exagérations du présent et les injustices de la postérité.

L'inspiration, qui fait les poètes, les ramène au ciel, d'où elle est descendue. Par elle, ils atteignent quelquefois, sans calcul et sans peine, aux dernières hauteurs de la métaphysique. Or, comme toutes les sciences reposent sur des faits variés à l'infini et s’élèvent, par degrés, jusqu'à la cause unique et première, on peut dire qu'elles forment entre elles une pyramide, dont la métaphysique est le sommet. Du haut de ce point où elles se touchent, on embrasse, d'un coup d'oeil, toutes leurs faces : les principes paraissent communs, où les phénomènes étaient différents. C'est pourquoi la plupart des grandes découvertes se sont faites, a priori, par une intuition soudaine, par la considération des causes finales, par analogie, par des hypothèses que leurs auteurs n'eurent pas le loisir de justifier. C'est pourquoi les mystiques, en raisonnant de Dieu à l'homme, de l'homme à la matière, surprirent souvent en eux le pressentiment de ces lois de nature, dont la révélation complète était réservée aux âges suivants. Celui qui écrivit la divine comédie semble avoir éprouvé quelque chose de pareil.

Plusieurs commentateurs, entraînés peut-être un peu loin par le charme des origines merveilleuses, ont cru retrouver, dans ses vers, le germe des plus fécondes conceptions de la physiologie : la circulation du sang, la configuration du cerveau, et ses lésions organiques mises en rapport avec l'ordre et la perturbation des facultés de l'âme. Mais on ne saurait lui contester d'autres rencontres plus frappantes. Lorsqu'il montre l'universalité des êtres enveloppés, attirés de toutes parts, et dilatés, en quelque sorte, par l'amour qui leur imprime une rotation sans fin ; l'action et la réaction mutuelle des cieux ; la pesanteur, qui contracte le globe terrestre et fait s’y précipiter les corps graves, on dirait qu'il vient d'entrevoir les combinaisons mécaniques des forces qui meuvent le monde, et la loi de l'attraction universelle que Newton lira dans les cieux. Le besoin d'une construction symétrique lui fait supposer, dans un autre hémisphère, des terres inconnues où touchera Christophe Colomb. Ou bien encore, ses conjectures le conduiront à d'anciens bouleversements qui auraient changé la face du monde, à des révolutions antédiluviennes de l'océan, à des foyers qui échaufferaient le sol sous nos pas.

Il ne va point toutefois jusqu'à l'hypothèse du feu central, car il donne au globe un noyau de glace, se jouant ainsi, trois cents ans d'avance, sur les systèmes principaux qu'enfantera la géologie, entre Buffon et Cuvier.

L'essai d'une réforme logique et l'esquisse d'une nouvelle méthode ; la liberté de l'intelligence reconquise, et son premier exercice récompensé par la prévision de plusieurs vérités desquelles dépendaient tous les progrès des sciences physiques, voilà par quels services Dante s’associa aux succès de l'empirisme moderne : mais il en sut éviter les aberrations ; il laissa loin de lui les routes par où la foule alla, plus tard, se perdre dans la fange des doctrines matérialistes et utilitaires.

3 une étoile meilleure le dirigeait ; ou plutôt, il était occupé de soins plus dignes. La religion et la douleur, ces deux sages conseillères qui s’accordent si facilement, lui faisaient porter ses regards, au delà des scènes de la terre et des besoins matériels, vers les choses de la vie future.

C'était là qu'il apercevait la raison de l'existence actuelle, la sanction des décrets de la conscience, la réalisation du malheur et du bonheur contenus en puissance dans les mérites et démérites d'ici-bas, le terme fatal enfin de toutes les actions humaines.

La conduite des actions devait, dès lors, lui sembler le seul terme raisonnable des connaissances.

Non seulement donc aux visions mystérieuses de son poème il rattacha toute une théorie ascétique du perfectionnement moral, mais il ramena à celle-ci les études les plus variées et en apparence les plus étrangères. En se plaçant au point de vue de la mort, il avait conçu le plan d'une philosophie de la vie : il fit, de celle-ci, le centre et le lieu de ralliement de toutes ses recherches ultérieures ; il en fit une science universelle. -or, cette sagesse pratique, ce côté positif du savoir, est précisément ce qui distingue les deux célèbres écoles du xvIIe siècle : celle de Descartes, d'où sortirent Pascal, Nicole, Bossuet, et Fénelon ; et celle de Leibnitz, où l'esprit germanique devait acquérir la profondeur et la gravité dont il s’enorgueillit.

Mais les pensées de Dante, encore qu'elles se reportassent fréquemment du côté de la mort, n'étaient pas accompagnées de cet égoïsme qui souvent se cache sous les dehors de la mélancolie.

D'ailleurs, l'extrême largeur de ses vues ne lui permettait point de méconnaître les rapports par lesquels le sort éternel des individus se lie aux vicissitudes temporelles des sociétés. De pieuses sollicitudes le reconduisaient donc sur ce terrain des questions politiques, où les passions de sa jeunesse l'avaient entraîné de bonne heure. Nulle part, ses idées ne se développèrent avec plus d'énergie et d'originalité ; tandis que, autour de lui, les glossateurs de Bologne se perdaient dans une minutieuse interprétation des textes législatifs, il remonte hardiment à l'origine divine et humaine du droit, et en rapporte une définition à laquelle on n'ajoutera jamais. Sans doute, il emprunte aux publicistes de son époque plusieurs des arguments sur lesquels il appuie la monarchie du saint-empire. Mais l'empire, tel qu'il le conçoit, n'est plus celui de Charlemagne, couronnant de sa suzeraineté universelle les royautés particulières, qui, à leur tour, retenaient sous leur allégeance tous les rangs inférieurs de l'aristocratie féodale. C'est une conception nouvelle, qui rappelle, d'une part, l'empire romain primitif, où le prince, revêtu de la puissance tribunitienne, représente dans son triomphe les plébéiens vainqueurs du patriciat ; d'autre part, la monarchie française s’élevant, par l'alliance des communes, sur les ruines de la noblesse. Le dépositaire du pouvoir, même sous le nom de César et le front ceint du diadème, n'est, aux yeux de Dante, que l'agent immédiat de la multitude, le niveau qui rend les têtes égales. Entre tous les privilèges, nul ne lui est plus odieux que celui de la naissance : il ébranle la féodalité, dans sa base ; et sa rude polémique, en attaquant l'hérédité des honneurs, n'épargne point l'hérédité des biens. Il avait cherché, dans les plus hautes régions de la théologie morale, les principes générateurs d'une philosophie de la société : il en devait poursuivre impitoyablement les déductions jusqu'aux plus démocratiques et plus impraticables maximes. Il avait fait, à lui seul, tout le chemin que les esprits ont parcouru, depuis Machiavel, qui, le premier, tenta de réduire en formes savantes l'art de gouverner, jusqu'à Thomasius, Leibnitz, et Wolf, qui animèrent les notions abstraites de la métaphysique en les transportant dans le droit public et civil ; et depuis Montesquieu, Beccaria, et les encyclopédistes, jusqu'à la révolution sanglante qui tira les dernières conséquences de leurs enseignements. Et naguère encore, quand les plus récents et les plus fougueux des novateurs annonçaient " à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses oeuvres ", ils n'étaient que l'écho des voeux exprimés, dans un jour de mécontentement, par le vieux chantre du moyen âge.

Enfin les intérêts des peuples, toujours restreints dans certaines bornes d'espace et de durée, n'offraient pas encore une carrière assez vaste à ses méditations. Le catholicisme, au sein duquel il était né, lui avait appris à embrasser dans un même sentiment de fraternité les hommes de tous les temps et de tous les lieux. Cette préoccupation généreuse ne le quitta point, au milieu de ses travaux scientifiques ; et sa pensée, comme son amour, s’étendit à l'humanité tout entière. Soit en effet que, dans le convito, il s’efforce d'environner le dogme de l'immortalité de l'âme de preuves irréfragables, ce sont les croyances unanimes du genre humain qu'il invoque d'abord ; soit qu'il veuille réfuter les orgueilleux préjugés de l'aristocratie héréditaire, c'est au berceau commun de la grande famille qu'il remonte. Si, dans le traité de monarchia, il croit proposer une forme parfaite de gouvernement, il la voudrait voir réalisée, sur toute la face du globe, pour hâter l'oeuvre de la civilisation qui n'est autre que le développement harmonieux de toutes les intelligences et de toutes les volontés. S'il raconte les conquêtes du peuple romain, il les montre rentrant dans l'économie des desseins providentiels pour la rédemption du monde. La divine comédie, à son tour, est vraiment l'ébauche d'une histoire universelle. Au milieu de cette immense galerie de la mort, nulle grande figure n'échappe : Adam et les patriarches ; Achille et les héros ; Homère et les poètes ; Aristote et les sages ; Alexandre, Brutus, et Caton ; Pierre et les apôtres ; et les pères et les saints ; et la série de ceux qui portèrent, avec opprobre ou avec honneur, la couronne ou la tiare, jusqu'à Jean XXII, Philippe-Le-Bel, et Henri De Luxembourg.

Les révolutions politiques et religieuses apparaissent représentées par des allégories, qui se traduisent en de sévères jugements. En même temps que l'on envisage ainsi l'humanité, à travers les transformations extérieures qu'elle ne cesse de subir, on la découvre aussi en ce qu'elle a de constant : au milieu de la diversité, se révèle l'unité ; au milieu du changement, la permanence. Au fond des zones infernales, sur la voie douloureuse du purgatoire, dans les splendeurs du paradis, c'est toujours l'homme qu'on rencontre, déchu, expiant, réhabilité ; et lorsque, à la fin du poème, le dernier voile se lève et laisse contempler la trinité divine, on aperçoit, dans ses profondeurs, le verbe éternel uni à la nature humaine. Celle-ci n'est donc plus seulement, comme disaient les anciens, un microcosme, un abrégé de l'univers : elle remplit l'univers même, elle le dépasse, et se perd dans l'infini. -il y a là toute une philosophie de l'humanité, qui est, en même temps, une philosophie de l'histoire. -on sait de quelle faveur jouit encore ce genre d'étude inauguré par l'évêque de Meaux, enrichi par les veilles de Vico et de Herder, et destiné à recueillir les fruits de tous les labeurs qu'une érudition infatigable entreprend autour de nous.

Dante peut donc être compté parmi les plus remarquables précurseurs du rationalisme moderne, pour avoir, le premier, donné aux sciences philosophiques une direction morale, politique, et, si l'on peut employer ce mot, humanitaire. Toutefois, il n'alla pas aux excès qui se sont vus, de nos jours. Il ne divinisa pas l'humanité, en la représentant suffisante à soi-même, sans autre lumière que sa raison, sans autre règle que son vouloir ; il ne l'enferma pas non plus dans le cercle vicieux de ses destinées terrestres, comme le font ceux pour qui tous les événements historiques ne sont que les causes et les effets nécessaires d'autres événements passés ou futurs. Il ne plaça l'humanité ni si haut, ni si bas. Il vit qu'elle n'est point tout entière dans ce monde, où elle passe, en quelque sorte, par caravanes détachées ; il alla, tout d'abord, la chercher au terme du voyage, où les innombrables pèlerins de la vie sont rassemblés pour toujours. -on a dit que Bossuet, la verge de Moïse à la main, chasse les générations au tombeau. On peut dire que Dante les y attend, avec la balance du jugement dernier. Appuyé sur la vérité qu'elles durent croire, et sur la justice qu'elles durent servir, il pèse leurs oeuvres, au poids de l'éternité. Il leur montre, à droite et à gauche, la place que leur ont faite leurs crimes ou leurs vertus ; et la multitude, à sa voix, se divise et s’écoule par la porte des enfers, ou par les chemins des cieux. -ainsi, avec la pensée des destinées éternelles, la moralité rentre dans l'histoire : l'humanité, humiliée sous la loi de la mort, se relève par la loi du devoir ; et, si on lui refuse les honneurs d'une orgueilleuse apothéose, on lui sauve aussi l'opprobre d'un fatalisme brutal.

4 ainsi, les tendances logiques et pratiques du poète philosophe s’accordaient avec les nôtres, sans se laisser détourner vers les mêmes erreurs. Or, il y a, dans nous, un amour-propre qui nous fait chérir au dehors notre ressemblance, et qui nous fait aussi accepter la supériorité d'autrui comme une consolation, parce qu'elle nous apprend à ne pas désespérer de notre nature. De là, ces admirations et ces sympathies universelles, qui, dans ces derniers temps, ont rappelé de l'oubli le grand homme dont nous venons d'étudier l'oeuvre. " Dante, a dit M De Lamartine, semble le poète de notre époque, car chaque époque adopte et rajeunit tour à tour quelqu'un de ces génies immortels, qui sont toujours aussi des hommes de circonstance ; elle s’y réfléchit elle-même ; elle y retrouve sa propre image, et trahit ainsi sa nature par ses prédilections. "

 

TROISIEME PARTIE CH. 5 : orthodoxie de Dante

Après avoir successivement parcouru les principales périodes de l'histoire de la philosophie pour trouver, parmi les systèmes qui s’y produisirent, des termes de comparaison avec la doctrine de Dante, il reste à la considérer d'un point de vue supérieur, indépendant, immuable : celui de la foi.

Dante appartient-il, par ses convictions, à l'orthodoxie catholique ? Ce problème, depuis trois siècles, a suscité de sérieuses discussions.

1 le protestantisme, à sa naissance, avait senti le besoin de se créer une généalogie, qui le rattachât aux temps apostoliques et justifiât, en lui, l'accomplissement des promesses d'infaillibilité laissées par le sauveur à son église. Aussi alla-t-il, remuant les pierres de toutes les ruines et de toutes les sépultures, interrogeant les morts et les institutions éteintes, se faisant une famille des hérésies de tous les temps, cherchant les plus libres et les plus hardis génies du moyen âge, pour se placer sous leur paternité. Il était sans doute peu sévère dans le choix des preuves : il lui suffisait de quelques paroles amères, tombées de la plume d'un homme célèbre sur les abus contemporains, pour l'admettre immédiatement au catalogue des prétendus témoins de la vérité. Dante ne pouvait échapper à ces honneurs posthumes. Sa verve satirique s’était, plus d'une fois, exercée contre les moeurs du clergé et la politique des souverains pontifes.

Plusieurs passages de son poème, ingénieusement torturés, semblaient, disait-on, contenir des allusions dérisoires aux plus saints mystères de la liturgie ancienne. Mais, surtout, on citait le dernier chant du purgatoire, où se trouve prédit un envoyé du ciel, qui châtiera la prostituée assise sur la bête aux sept têtes, aux dix cornes, désigné par des chiffres qui forment le mot latin dvx et qui indiquent peut-être un des capitaines gibelins de la Lombardie ou de la Toscane. Cet envoyé, disait-on, n'était autre que Luther ; car ces chiffres donnaient le nombre de cinq cent quinze, lequel, ajoutant mille ans d'un côté et deux ans de l'autre, arrivait à la date de quinze cent dix-sept, qui est l'hégire des réformés. Tels furent les arguments principaux de ceux qui, dès le seizième siècle, tentèrent de populariser en Italie les opinions nouvelles, à l'ombre d'un nom vénéré.

Le patriotisme italien répondit noblement, par l'organe du cardinal Bellarmin ; et ce fameux controversiste, qui portait le poids de toutes les querelles religieuses ; qui avait la papauté pour cliente, et des rois comme Jacques Ier pour adversaires, ne dédaigna pas de consacrer sa plume à la défense du poète national. Les mêmes questions s’agitèrent, en France, avec moins d'éclat sans doute, mais non moins d'érudition, entre Duplessis-Mornay et Coeffeteau ; et ce fut peut-être sur une connaissance incomplète du débat, que le père Hardouin prononça l'arrêt bizarre où il déclare la divine comédie l'oeuvre d'un disciple de Wiclef. Plus tard, lorsque la littérature italienne, affranchie de la funeste influence des seicentisti, revint à des traditions meilleures, le culte des vieux poètes de la patrie fut habilement exploité par les sociétés secrètes et se confondit avec leurs théories politiques et religieuses. Et, de nos jours enfin, quand les chefs d'un parti vaincu allèrent demander un asile à l'Angleterre, le besoin de charmer les tristes loisirs de l'exil, et, peut-être aussi, quelque désir de payer généreusement l'hospitalité protestante, inspirèrent le nouveau système proposé par Ugo Foscolo, et soutenu par M Rossetti, non sans un vaste déploiement de science et d'imagination. Il faut d'abord se rappeler que, après la destruction de l'hérésie albigeoise, ses cendres, dispersées par toute la chrétienté, y firent germer les sectes nombreuses qui, sous le nom de Pastoureaux, de Flagellans, de Fratricelles, préparèrent les voies des wicleffistes et des hussites, précurseurs eux-mêmes de Luther, de Henri VIII, et de Calvin.

Plus prudente que ces sectes diverses, mais dominée par le même esprit antipapal, une association mystérieuse se serait formée, à laquelle Dante, Pétrarque, et Boccace auraient prêté leurs serments et leur génie. Dès lors, tous leurs écrits recèleraient un sens énigmatique, dont la clef est perdue : les femmes célèbres qu'ils ont chantées, Béatrix, Laure, Fiametta, seraient les figures de la liberté civile et ecclésiastique, dont ils pensaient établir le règne ; la divine comédie, les rime, et le décaméron seraient, à la fois, le nouveau-testament et la charte constitutionnelle, destinés à changer la face de l'Europe. Dante, particulièrement, se constituerait le chef de cet apostolat ; il s’en ferait donner la mission spéciale, dans une de ces visions où il se représente interrogé, applaudi, béni, par les trois disciples privilégiés du Christ, Pierre, Jacques, et Jean.

Ainsi, le pauvre proscrit n'a pas trouvé, dans sa couche funèbre, le repos qui, là du moins, attend le reste des mortels. On l'en a tiré pour le jeter, encore couvert de son linceul, dans l'arène des factions ; pour en effrayer, comme d'un fantôme, les esprits vulgaires. Heureusement, des mains pieuses sont venues l'arracher à ces profanations. Foscolo a trouvé un adversaire victorieux dans Monti, son ancien rival ; et, naguère encore, l'oracle de la critique allemande, A W Schlegel, en réprouvant les paradoxes de M Rossetti, a lavé pour toujours la flétrissure de déloyauté qu'ils imprimaient au front de trois grands hommes.

2 maintenant, si l'on nous permet de venir, après tant de graves autorités, déposer notre suffrage, nous ne ferons que reproduire sommairement les textes qui nous semblent décisifs : nous laisserons la parole à l'accusé lui-même, nous fiant à lui pour son apologie.

Et d'abord, nous l'avons entendu se séparer hautement du naturalisme moderne, quand il proclamait la révélation comme le suprême criterium de la vérité logique et de la loi morale ; lorsque, à son gré, la plus noble fonction de la philosophie est de conduire, par les merveilles qu'elle explique, aux miracles inexplicables sur lesquels s’appuie la foi ; lorsqu'enfin il rend gloire à cette foi venue d'en haut, par laquelle seule on mérite de philosopher éternellement, au sein de la céleste Athènes où les sages de toutes les écoles s’accordent dans la contemplation de l'intelligence infinie. -plus sévère encore pour l'hérésie et le schisme, il leur apprête les plus affreux supplices de son enfer. Les sympathies politiques, les vertus guerrières et civiles, ne peuvent le fléchir ; il enferme, en des sépulcres brûlants, Frédéric II et le cardinal Ubaldini, idoles du parti impérial ; Farinata et Cavalcante, deux des plus glorieux citoyens de Florence. Il fait plus ; et, comme pour réfuter d'avance les calomniateurs de sa mémoire, il prophétise la fin malheureuse et prononce l'éternelle damnation du moine Dulcin, le principal chef de ces Fratricelles, dont on a voulu lui faire partager les erreurs. Au lieu de ce moine obscur, si le poète vraiment doué de cette seconde vue, qu'il feint quelquefois, eût aperçu dans l'avenir le professeur de Wittemberg jetant au bûcher la bulle de sa condamnation, certes, il lui aurait marqué sa place entre les semeurs de schisme et de scandale ; et nous lirions, avec un frémissement d'horreur admiratrice, l'épisode de Luther auprès de celui d'Ugolin.

Si ces indications générales ne suffisent pas et qu'il soit besoin d'une profession de foi expresse sur chacun des points contestés, cette exigence sera satisfaite. Pierre De Bruys, Valdo, Dulcin, et les autres novateurs de la même époque, avaient attaqué la hiérarchie ecclésiastique, la forme des sacrements, les honneurs rendus à la croix, la prière pour les morts. Dante rend hommage à l'église, épouse et secrétaire de Jésus-Christ, incapable de mensonge et d'erreur ; il met la tradition à côté de l'écriture sainte, et leur partage également l'empire des consciences ; il reconnaît la puissance des clefs, la valeur de l'excommunication, et celle des voeux.

C'est avec une sorte de prédilection qu'il décrit l'économie de la pénitence : il ne doute ni de la légitimité des indulgences, ni du mérite des oeuvres satisfactoires ; lui-même a justifié le culte des images ; il ne se lasse point de recommander aux suffrages des vivants les âmes souffrantes ; sa confiance en l'intercession des saints redouble, en s’adressant à la vierge Marie ; enfin, les ordres religieux, et l'institution même du saint-office, trouvent grâce à ses yeux ; et saint Dominique est célébré, dans ses chants, comme " l'amant jaloux de la foi chrétienne, plein de douceur pour ses disciples, redoutable à ses ennemis. " en se plaçant ainsi sous le patronage du saint docteur qui, le premier, avec le nom de maître du sacré palais, fut chargé du ministère de la censure, le poète devait-il s’attendre que nous, postérité tardive et peu théologienne, nous viendrions discuter un jour l'exactitude et la sincérité de ses croyances ? Mais enfin, un reproche subsiste contre lui : c'est l'opiniâtreté avec laquelle il poursuit de ses invectives la cour romaine et les souverains pontifes, versant l'injure à pleines mains sur la tête de ceux dont il devrait baiser les pieds. -on peut répondre, tout d'abord, en distinguant le souverain pontificat, indéfectible et divin, d'avec la personne sacrée, mais mortelle et fragile, qui en est revêtue.

Jamais les catholiques ne furent tenus de croire à l'impeccabilité de leurs pasteurs. Les défenseurs les plus ardents des droits du sacerdoce, saint Bernard, par exemple, et saint Thomas De Cantorbéry, ne dissimulaient pas les vices qui le déshonoraient quelquefois. L'église, couverte d'une inviolabilité plus sérieuse que celle dont on environne les rois d'aujourd'hui, ne saurait être solidaire des iniquités de ses ministres. Sans doute, il est plus pieux de détourner nos regards, et, comme les fils du patriarche, de jeter le manteau sur les turpitudes de ceux qui, dans la foi, sont nos pères.

Mais, si Dante l'oublia ; si, dans les jours mauvais qu'il passa loin de sa patrie, il accusa les chefs du parti qui lui en fermait les portes ; si, dans l'entraînement d'une indignation qu'il croyait vertueuse, il répéta souvent les calomnies de la renommée ; s’il apprécia mal la piété de saint Célestin, le zèle impétueux de Boniface VIII, la science de Jean XxII, ce fut imprudence et colère ; ce fut erreur et faute ; et non pas hérésie. Et d'ailleurs, il faut pardonner beaucoup au génie, parce qu'il a, comme toutes les grandeurs d'ici-bas, des tentations plus fortes et des périls plus nombreux. -néanmoins, il importe d'observer que Dante, contemporain de quatorze papes, en a loué deux, passé sous silence sept, et que, dans les cinq autres, il a prétendu blâmer les imperfections de l'humanité : il n'a jamais cessé de vénérer la sainteté du ministère. S'il veut immoler Boniface VIII à ses poétiques vengeances, il commence par le dépouiller du caractère auguste qu'il craint de profaner ; et, avec une témérité qui n'est pas dépourvue d'un geste de respect, il déclare de son chef la vacance du saint-siège. Puis, tout-à-coup, lorsque ce même pape lui paraît entouré de la seconde majesté du malheur, captif au milieu des émissaires de Philippe Le Bel, il ne voit plus, en lui, que le vicaire et l'image du Christ, une seconde fois crucifié. Toujours il s’incline, devant la papauté, comme devant une magistrature sainte, un pouvoir que Pierre a reçu du ciel et transmis à ses successeurs ; il en fait l'objet primordial des desseins providentiels, le secret des grandes destinées de Rome, le lien de l'antiquité et des temps nouveaux. Il insiste sur la nécessité de la monarchie religieuse, qu'il oppose à la monarchie temporelle ; et, bien qu'il réclame l'indépendance réciproque du sacerdoce et de l'empire, il veut que, dans l'ordre spirituel, l'héritier des césars professe pour le successeur des apôtres une déférence filiale. Si ce langage est celui qui flatte nos frères de la réforme et les décide à compter le poète comme un des leurs, qu'ils parlent de même, et, à ce mot de ralliement, le midi et le nord s’inclineront l'un vers l'autre : les fils de Londres et de Berlin se rencontreront, aux portes de Rome ; le Vatican élargira ses portiques, pour recevoir les générations réconciliées ; et, dans la joie d'une alliance universelle, se réalisera la prophétie écrite sur l'obélisque de saint-Pierre : christus vincit, christus regnat, christus imperat.

3 notre tâche est accomplie. L'orthodoxie de Dante, complètement établie par les preuves qui viennent d'être rassemblées, nous semble résulter, plus évidente encore, du travail tout entier que nous achevons. C'est la vérité culminante où viennent aboutir toutes nos inductions et nos recherches.

En étudiant les circonstances dans lesquelles le poète fut placé, nous l'avons vu naître, pour ainsi dire, sur la dernière limite des temps héroïques du moyen âge, lorsque la philosophie catholique était parvenue à son apogée, et dans une contrée où elle répandait ses plus purs rayons. Au milieu de ces salutaires influences, et à travers les vicissitudes d'une vie pleine d'infortunes, d'émotions morales, d'études profondes, dont le concours avait dû puissamment développer en lui le sentiment religieux, nous l'avons vu concevoir une oeuvre magnifique dont le plan, emprunté aux habitudes de la poésie légendaire, devait embrasser, tout ensemble, les plus sublimes mystères de la foi et les plus belles conceptions de la science. Une scrupuleuse analyse nous a fait connaître cet ensemble de doctrines, qui, sous les trois catégories du mal, du bien en lutte avec le mal, du bien enfin, comprend l'homme individuel, la société, la vie future, le monde extérieur, les esprits séparés, Dieu même. Si, par de nombreux rapports, il se rattache aux systèmes de l'orient, à l'idéalisme et au sensualisme grecs, à l'empirisme et au rationalisme des derniers temps, il appartient surtout aux deux grandes écoles mystique et dogmatique du treizième siècle, dont il accepte, avec docilité, non seulement les dogmes essentiels, mais encore les idées accessoires et souvent même les expressions favorites. On a dit qu'Homère était le théologien de l'antiquité païenne, et l'on a représenté Dante, à son tour, comme l'Homère des temps chrétiens. Cette comparaison, qui honore son génie, fait tort à sa religion. L'aveugle de Smyrne fut justement accusé d'avoir fait descendre les dieux trop près de l'homme ; et nul au contraire, mieux que le florentin, ne sut relever l'homme et le faire monter vers la divinité. C'est par là, c'est par la pureté, l'immatérialité, de son symbolisme, comme par la largeur infinie de sa conception, qu'il a laissé, bien loin au dessous de lui, les poètes anciens et récents, et particulièrement Milton et Klopstock. Si donc on veut établir une de ces comparaisons qui fixent, dans la mémoire, deux noms associés pour se rappeler et se définir l'un l'autre, on peut dire, et ce sera le résumé de ce travail, que la divine comédie est la somme littéraire et philosophique du moyen âge ; et Dante, le saint Thomas de la poésie.

Ainsi nous trouvons-nous ramenés à notre point de départ, à cette fresque admirable du Vatican, où Dante est confondu parmi les docteurs, à ces hommages solennels et populaires que l'Italie lui a décernés : nous savons maintenant la raison de sa gloire. C'est que la conscience qu'il avait de ses prodigieuses facultés ne lui avait pas fait oublier la fatalité commune de la nature, condamnée jusqu'à la fin à souffrir et à ignorer, par conséquent, à croire et à servir. Si élevé qu'il fût au dessus des autres hommes, il ne pensait pas que la distance qui les sépare du ciel fût diminuée pour lui ; il leur portait trop de respect et d'amour pour chercher à leur imposer la tyrannie de ses opinion personnelles, pour vouloir se détacher d'eux en ce qu'ils ont de plus cher, leurs croyances : il demeura dans la communion des idées éternelles, où se trouvent la vie et le salut du genre humain ; il fit que les plus humbles de ses contemporains, et les plus éloignés de leurs descendants, pussent l'appeler leur frère et jouir de ses triomphes. -six cents ans ont passé depuis que le vieil Alighieri s’est endormi, à Ravenne, sous le marbre sépulcral. Depuis lors, se sont succédé vingt générations d'hommes parlants, selon l'énergique expression des grecs ; et les paroles qui sont tombées de leurs bouches, plus encore que la poussière de leurs pas, ont renouvelé la face de l'univers. Le saint empire romain n'est plus. Les querelles qui agitaient les républiques italiennes se sont éteintes, avec les républiques elles-mêmes.

Le palais des prieurs de Florence est désert ; et, sur l'autre rive de l'Arno, une dynastie, acclimatée par ses bienfaits, porte paisiblement le sceptre grand-ducal de la Toscane. On ne connaît plus le lieu où reposent les cendres de Béatrix ; et le nom même de sa famille serait perdu, s’il ne se trouvait inscrit parmi les fondateurs d'un hôpital obscur. Les chaires où dissertaient les maîtres de la scolastique sont restées muettes. Les navigateurs ont exploré ces mers lointaines, autrefois fermées par une crainte superstitieuse ; et, au lieu de la montagne du purgatoire et de ses immortels habitants, ils y ont vu des rivages et des peuples semblables aux nôtres. Le télescope a plongé dans les cieux ; et, ces neuf sphères, qu'on supposait se mouvoir harmonieusement autour de nous, se sont enfuies dans le vide. Ainsi, se sont évanouis tous les genres d'intérêt, politique, élégiaque, scientifique, dont le poème de Dante était redevable aux choses passagères d'ici-bas : il n'aurait plus que le mérite d'un document historique, difficilement appréciable, s’il n'empruntait ailleurs une valeur constante, universelle. Ces mystères de la mort, qui préoccupaient les hommes d'autrefois, n'ont pas cessé de solliciter nos méditations ; et nulle autre lumière que celle du catholicisme n'est venue les éclairer. Comme il guidait les imaginations ardentes de nos pères, il conduit encore nos intelligences adultes et raisonneuses : il domine tous les développements des facultés humaines, immuable au milieu des ruines de la vieille science et des constructions de la science nouvelle ; il n'a pas à craindre les Christophe Colomb et les Copernic de l'avenir. Car, de même que ces deux grands hommes, en découvrant la forme véritable et les relations du globe, ont fixé, une fois pour toutes, les opinions incertaines sur ces deux points principaux du système du monde et n'ont laissé aux astronomes et aux navigateurs futurs que des découvertes de détail ; ainsi, le catholicisme, en faisant connaître l'homme et ses relations avec Dieu, a révélé pour toujours le système du monde moral : il ne laisse plus à découvrir une nouvelle terre et de nouveaux cieux, mais seulement des vérités isolées, des lois subalternes ; trop peu pour satisfaire l'orgueil, assez pour captiver longtemps encore l'assiduité laborieuse de l'esprit humain.