Commentaire de saint Jean Chrysostome

sur l'Evangile selon Saint Matthieu

DEUXIEME PARTIE (XVI à FIN)

Traduction sous la direction de M. Jeannin, Bar-Le-Duc, 1865

Commentaire de saint Jean Chrysostome. 1

sur l'Evangile selon Saint Matthieu. 1

Traduction sous la direction de M. Jeannin, Bar-Le-Duc, 1865. 1

HOMÉLIE XLIV: « COMME IL PARLAIT ENCORE AU PEUPLE, SA MÈRE ET SES FRÈRES ÉTAIENT DEHORS QUI DEMANDAIENT A LUI PARLER. ET QUELQU’UN LUI DIT: VOILA VOTRE MÈRE ET VOS FRÈRES QUI SONT LÀ DEHORS ET QUI VOUS DEMANDENT. MAIS IL RÉPONDIT A CELUI QUI DISAIT CELA : QUI EST MA MÈRE ET QUI SONT MES FRÈRES? ET ÉTENDANT SA MAIN SUR SES DISCIPLES : VOICI, DIT-IL, MA MÈRE, ET VOICI MES FRÈRES. » (CHAP. XII, 46, 47, 48, 49, JUSQU’AU VERSET 10 DU CHAP. XIII.) 5

HOMÉLIE XLV: « SES DISCIPLES S’APPROCHANT DE LUI, LUI DIRENT : POURQUOI LEUR PARLEZ-VOUS AINSI EN PARABOLES? IL LEUR RÉPONDIT PARCE QU’IL VOUS EST DONNÉ DE CONNAITRE LES MYSTÈRES DU ROYAUME DES CIEUX, MAIS POUR EUX IL NE LEUR EST PAS DONNÉ,» (CHAP. XIII, 19, 11, JUSQU’AU VERSET 24.) 13

HOMÉLIE XLVI: « JÉSUS LEUR PROPOSA UNE AUTRE PARABOLE EN DISANT : LE ROYAUME DES CIEUX EST SEMBLABLE A UN HOMME QUI AVAITSEMÉ DU BON GRAIN DANS SON CHAMP. MAIS PENDANT QUE LES HOMMES DORMAIENT, SON ENNEMI VINT ET SEMA DE L’IVRAIE PARMI LE BLÉ ET S’EN ALLA. » (CHAP. XIII, 24, 25, JUSQU’AU VERSET 34.) 17

HOMÉLIE XLVII: « JÉSUS DIT TOUTES CES CHOSES AU PEUPLE EN PARABOLES, ET IL NE LEUR PARLAIT POINT SANS PARABOLES, AFIN QUE CETTE PAROLE DU PROPLIÈTHIE FUT ACCOMPLIE: J’OUVRIRAI MA BOUCHE POUR PARLER EN PARABOLES; JE PUBLIERAI DES CHOSES QUI ONT ÉTÉ CACHÉES DEPUIS LA CRÉATION DU MONDE. » (CHAP. XLII, 34, 35, JUSQU’AU VERSET 53.) 23

HOMÉLIE XLVIII: JÉSUS AYANT ACHEVÉ CES PARABOLES PARTIT DE LA, ET ÉTANT VENU DANS SON PAYS IL LES INTRUISAIT DANS LEUR SYNAGOGUE, » (CHAP. XIIII, VERSET 53, JUSQU’AU VERSET 13 DU CHAP. XIV.) 29

HOMÉLIE XLIX: « JÉSUS DONC AYANT APPRIS CE QU’HÉRODE CROYAIT DE LUI, PARTIT DE CE LIEU DANS UNE BARQUE, ET SE RETIRA EN PARTICULIER DANS UN LIEU DÉSERT : ET LE PEUPLE L’AYANT SU LE SUIVIT A PIED DE DIVERSES VILLES. » (CHAP. XIV, VERSET 13, JUSQU’AU VERSET 23.) 39

HOMÉLIE L: « ET JÉSUS AYANT RENVOYÉ LE PEUPLE, MONTA TOUT SEUL SUR LA MONTAGNE POUR PRIER, ET LE SOIR ÉTANT VENU, IL ÉTAIT LA SEUL. CEPENDANT LA BARQUE ÉTAIT FORT BATTUE DES FLOTS AU MILIEU DE LA MER, PARCE QUE LE VENT ÉTAIT CONTRAIRE. (CHAP. XIV, 23, JUSQU’A LA FIN DU CHAPITRE.) 48

HOMÉLIE LI: « ALORS DES DOCTEURS ET DES PHARISIENS DE JÉRUSALEM VINRENT, ET LUI DIRENT : POURQUOI VOS DISC1PLES, ETC.,» (CHAP. XV, 1, JUSQU’AU VERSET 21.) 54

HOMÉLIE LII: «APRÈS, JÉSUS S’EN ALLANT DE CE LIEU, SE RETIRA DU CÔTÉ DE TYR ET DE SIDON, ET UNE FEMME CHANANÉENNE QUI ÉTAIT SORTIE DE CE PAYS-LÀ, S’ÉCRIA EN LUI DISANT : SEIGNEUR, FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE MOI, MA FILLE EST MISÉRABLEMENT TOURMENTÉE DU DÉMON. » ( CHAP. XV, 21 JUSQU’AU VERSET 32.) 62

HOMÉLIE LIII: « OR, JÉSUS, APPELANT SES DISCIPLES, LEUR DIT : J’AI GRANDE COMPASSION DE CE PEUPLE, PARCE QU’IL YA DÉJA TROIS JOURS QU’ILS DEMEURENT CONTINUELLEMENT AVEC MOI, ET ILS N’ONT RIEN A MANGER. ET JE NE VEUX PAS LES RENVOYER SANS AVOIR MANGÉ, DE PEUR QU’ILS NE TOMBENT EN DÉFAILLANCE SUR LES CHEMINS. » (CHAP. XV, 38, JUSQU’AU VERSET 13 DU CHAP. 16.) 71

HOMÉLIE LIV: « OR, JÉSUS ÉTANT VENU AUX ENVIRONS DE CÉSARÉE DE PHILIPPES, INTERROGEAIT SES DISCIPLES EN LEUR DISANT : QUE DISENT LES HOMMES DE MOI? QUI DISENT-ILS QU’EST LE FLLS DE L’HOMME ? (CHAP. XVI, 13, JUSQU’AU VERSET 24.) 79

HOMÉLIE LV: « ALORS JÉSUS DIT A SES DISCIPLES SI QUELQU’UN VEUT VENIR APRÈS MOI, QU’IL RENONCE À SOI-MÊME, QU’IL SE CHARGE DE SA CROIX, ET QU’IL ME SUIVE. » (CHAP. XVI, 24, JUSQU’AU VERSET 28.) 88

HOMÉLIE LVI: « JE VOUS DIS EN VÉRITÉ QU’IL Y EN A QUELQUES-UNS DE CEUX QUI SONT ICI PRÉSENTEMENT QUI NE MOURRONT POINT QU’ILS N’AIENT VU LE FILS DE L’HOMME VENIR EN SON RÈGNE». (CHAP. XVI, 28, JUSQU’AU VERSET 10 DU CHAP. XVII.) 97

HOMÉLIE LVII: « ET SES DISCIPLES L’INTERROGÈRENT EN LUI DISANT : POURQUOI DONC LES DOCTEURS DE LA LOI DISENT-ILS QU’IL FAUT QU’ÉLIE VIENNE AUPARAVANT» (CHAP. XVII, 10, JUSQU’AU VERSET 22.) 106

HOMÉLIE LVIII: « OR, COMME ILS ÉTAIENT EN GALILÉE, JÉSUS LEUR DIT : LE FILS DE L’HOMME DOIT ÊTRE LIVRÉ ENTRE LES MAINS DES HOMMES. ET ILS LE FERONT MOURIR, ET ILS RESSUSCITERA LE TROISIÈME JOUR : CE QUI LES AFFLIGEA EXTRÊMEMENT ». (CHAP. XVII, 21, 22, JUSQU’AU VERSET 7, DU CHAP. XVIII.) 114

HOMÉLIE LIX: « MALHEUR AU MONDE A CAUSE DES SCANDALES! CAR IL EST NÉCESSAIRE QU’IL ARRIVE DES SCANDALES. MAIS MALHEUR A L’HOMME PAR QUI LE SCANDALE ARRIVE ! QUE SI VOTRE MAIN OU VOTRE PIED VOUS SCANDALISE COUPEZ-LE ET JETEZ-LE LOIN DE VOUS ». (CHAP. XVIII, 7, 8, JUSQU’AU VERSET 15.) 122

HOMÉLIE LX: « QUE SI VOTRE FRÈRE A PÉCHÉ CONTRE VOUS, ALLEZ LE REPRENDRE EN PARTICULIER ENTRE VOUS ET LUI S’IL VOUS ÉCOUTE, VOUS AUREZ GAGNÉ VOTRE FRÈRE ». (CHAP. XVIII, 15, JUSQU’AU VERSET 21.) 133

HOMÉLIE LXI: « ALORS PIERRE, S’APPROCHANT DE JÉSUS-CHRIST LUI DIT : SEIGNEUR, COMBIEN DE FOIS PARDONNERAI-JE A MON FRÈRE, LORSQU’IL AURA PÉCHÉ CONTRE MOI ? SERA-CE JUSQU’À SEPT FOIS ? JÉSUS LUI RÉPONDIT : JE NE VOUS DIS PAS JUSQU’À SEPT FOIS. » (CHAP. XVIII, 21, 22, JUSQU’AU CHAP. XIX.) 137

HOMÉLIE LXII: « JÉSUS AYANT ACHEVÉ CES DISCOURS, PARTIT DE GALILÉE, ET VINT DANS LES TERRES DE JUDÉE LE LONG DU JOURDAIN ». (CHAP. XIX, 1, JUSQU’AU VERSET 19) 145

HOMÉLIE LXIII: « ET VOILA QU’UN JEUNE HOMME S’APPROCHANT DE JÉSUS LUI DIT: BON MAITRE, QUE FAUT-IL QUE JE FASSE POUR ACQUÉRIR LA VIE ÉTERNELLE » ? (CHAP. XIX, 16, JUSQU’AU VERSET 27.) 152

HOMÉLIE LXIV: « APRÈS CELÀ PIERRE LUI DIT : POUR NOUS AUTRES, VOUS VOYEZ, SEIGNEUR, QUE NOUS AVONS TOUT QUITTÉ, ET QUE NOUS VOUS AVONS SUIVI, QUELLE RÉCOMPENSE DONC EN RECEVRONS-NOUS » ? (CHAP. XIX, 27, JUSQU’AU VERSET 17 DU CHAP. XX.) 158

HOMÉLIE LXV: « ET JÉSUS ALLANT A JÉRUSALEM PRIT A PART SES DISCIPLES PENDANT LE CHEMIN, ET LEUR DIT : NOUS NOUS EN ALIONS A JÉRUSALEM, ET LE FILS DE L’HOMME SERA LIVRÉ AUX PRINCES DES PRÊTRES ET AUX DOCTEURS DE LA LOI, ET ILS LE CONDAMNERONT A LA MORT, ET ILS LE LIVRERONT AUX GENTILS, AFIN QU’ILS LE TRAITENT AVEC MOQUERIE ET AVEC OUTRAGE, QU’ILS LE FOUETTENT ET QU’ILS LE CRUCIFIENT : ET IL RESSUSCITERA LE TROISIÈME JOUR ». (CHAP. XX, 17, 18, 19, JUSQU’AU VERSET 29.) 166

HOMÉLIE LXVI: « ET COMME ILS SORTAIENT DE JÉRICHO, IL FUT SUIVI D’UNE GRANDE TROUPE DE PEUPLE. ET DEUX AVEUGLES QUI ÉTAIENT ASSIS LE LONG DU CHEMIN, AYANT ENTENDU DIRE QUE JÉSUS PASSAIT, COMMENCÈRENT A CRIER: SEIGNEUR, FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE NOUS. ET COMME LE PEUPLE LES REPRENAIT ET LES VOULAIT FAIRE TAIRE, ILS SE MIRENT A CRIER ENCORE PLUS HAUT: SEIGNEUR, FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE NOUS ». (CHAP. XX, 29, 30, 34, JUSQU’AU VERSET 12, DU CHAP. XXI.) 175

HOMÉLIE LXVII: ET JÉSUS ÉTANT ENTRÉ DANS LE TEMPLE DE DIEU, CHASSA TOUS CEUX QUI VENDAIENT ET ACHETAIENT DANS LE TEMPLE, ET IL RENVERSA LES TABLES DES CHANGEURS, ET LES CHAISES DE CEUX QUI Y VENDAIENT DES COLOMBES, LEUR DISANT: IL EST ÉCRIT : MA MAISON SERA APPELÉE LA MAISON DE LA PRIÈRE, ET VOUS EN AVEZ FAIT UNE MAISON DE VOLEURS . » (CHAP. XXI, 12, 13, JUSQU’AU VERSET 33.) 182

HOMÉLIE LXVIII: « ÉCOUTEZ UNE AUTRE PARABOLE: UN PÉRE DE FAMILLE AYANT PLANTÉ UNE VIGNE, L’ENTOURA D’UNE HAIE, ET CREUSANT DANS LA TERRE , Y FIT UN PRESSOIR ET Y BÂTIT UNE TOUR, PUIS AYANT LOUÉ SA VIGNE À DES VIGNERONS, IL S’EN ALLA EN UN PAYS ÉLOIGNÉ. ET LE TEMPS DES VENDANGES ÉTANT PROCHE, IL ENVOYA SES SERVITEURS POUR EN RECUEILLIR LE FRUIT. MAIS LES VIGNERONS SE SAISISSANT DES SERVITEURS, BATTIRENT L’UN, TUÈRENT L’AUTRE, ET LAPIDÈRENT L’AUTRE. IL LEUR ENVOYA ENCORE D’AUTRES SERVITEURS EN PLUS GRAND NOMBRE QUE LES PREMIERS, ET ILS LES TRAITÈRENT DE MÊME. ENFIN, IL LEUR ENVOYA SO N FILS, DISANT EN LUI-MÊME : ILS AURONT AU MOINS QUELQUE RESPECT POUR MON FILS. MAIS LES VIGNERONS VOYANT LE FILS, DIRENT ENTRE EUX : VOICI L’HÉRITIER, ALLONS, TUONS-LE, ET RENDONS-NOUS MAITRES DE SON HÉRITAGE. AINSI S’ÉTANT SAISIS DE LUI, ILS LE JETÈRENT HORS DE LA VIGNE ET LE TUÈRENT. LORS DONC QUE LE SEIGNEURDE LA VIGNE SERA VENU, COMMENT TRAITERA-T-IL SES VIGNERONS? ILS LUI RÉPONDIRENT : IL PERDRA CES MÉCHANTS COMME ILS LE MÉRITENT, ET LOUERA SA VIGNE A D’AUTRES VIGNERONS, QUI LUI EN RENDRONT LES FRUITS EN LEUR SAISON ». (CHAP. XXI, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 4O, 41, JUSQU’A LA FIN DU CHAPITRE.) 189

HOMÉLIE LXIX: « JÉSUS PARLANT ENCORE EN PARABOLES, LEUR DIT : LE ROYAUME DES CIEUX EST SEMBLABLE A UN ROI, QUI, VOULANT FAIRE LES NOCES DE SON FILS, ENVOYA SES SERVITEURS POUR APPELER AUX NOCES LES CONVIÉS, MAIS ILS REFUSÈRENT D’Y VENIR. IL ENVOYA ENCORE D’AUTRES SERVITEURS AVEC ORDRE DE DIRE DE SA PART AUX CONVIÉS: J’AI PRÉPARÉ MON DINER; J’AI FAIT TUER MES BOEUFS, MES VOLAILLES ET TOUT CE QUE J’AVAIS FAIT ENGRAISSER: TOUT EST PRÊT, VENEZ-VOUS-EN AUX NOCES». (CHAP. XXII, 1, 2, 3, 4, JUSQU’AU VERSET 15.) 197

HOMÉLIE LXX: « ALORS LES PHARISIENS S’ÉTANT RETIRÉS, FIRENT DESSEIN ENTRE EUX DE LE SURPRENDRE DANS SES PAROLES ». (CHAP. XXI, 15, JUSQU’AU VERSET 34.) 205

HOMÉLIE LXXI: « LES PHARISIENS, AYANT APPRIS QUE JÉSUS CHRIST AVAIT FERMÉ LA BOUCHE AUX SADDUCÉENS, TINRENT CONSEIL ENSEMBLE ET L’UN D’EUX, QUI ETAIT DOCTEUR DE LÀ LOI, VINT LE TENTER, EN LUI FAISANT CETTE QUESTION : MAÎTRE, QUEL EST LE GRAND COMMANDEMENT DE LA LOI? » (CHAP. XXII, 34, 35, 36, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE.) 212

HOMÉLIE LXXII: « ALORS JÉSUS PARLA AU PEUPLE ET A SES DISCIPLES, ET LEUR DIT : LES DOCTEURS DE LA LOI ET LES PHARISIENS SONT ASSIS SUR LA CHAIRE DE MOÏSE. OBSERVEZ DONC ET FAITES TOUT CE QU’ILS VOUS ORDONNERONT DE FAIRE, MAIS NE FAITES PAS CE QU’ILS FONT. CAR ILS DISENT CE QU’IL FAUT FAIRE, ET NE LE FONT PAS ». (CHAP. XXXIII, 1, 2, 3, JUSQ U’AU VERSET 43.) 218

HOMÉLIE LXXIII: « MALHEUR A VOUS, DOCTEURS DE LA LOI ET PHARISIENS HYPOCRITES, QUI DÉVOREZ LES MAISONS DES VEUVES SOUS PRÉTEXTE QUE VOUS FAITES DE LONGUES PRIÈRES, C’EST POUR CELA QUE VOUS RECEVREZ UNE CONDAMNATION PLUS RIGOUREUSE ». (CHAP. XXIII, 14, JUSQU’AU VERSET 29.) 224

HOMÉLIE LXXIV: « MALHEUR A VOUS, DOCTEURS DE LA LOI ET PHARI SIENS HYPOCRITES, QUI BÂTISSEZ DES TOMBEAUX AUX PROPHÈTES ET ORNEZ LES MONUMENTS DES JUSTES, ET QUI DITES : SI NOUS EUSSIONS ÉTÉ DU TEMPS DE NOS PÈRES, NOUS NE NOUS FUSSIONS PAS JOINTS AVEC EUX POUR RÉPANDRE LE SANG DES PROPHÈTES ». (CHAP. XXIII, 29, 30, JUSQU’AU CHAP. XXIV.) 231

HOMÉLIE LXXV: ET COMME JÉSUS SORTAIT DU TEMPLE POUR S’EN ALLER, SES DISCIPLES VINRENT A LUI POUR LUI FAIRE REMARQUER LA GRANDEUR DE CET ÉDIFICE. MAIS JÉSUS LEUR DIT : VOUS VOYEZ TOUS CES BÂTIMENTS: JE VOUS DIS EN VÉRITÉ QU’ILS SERONT TELLEMENT DÉTRUITS QU’IL N’Y RESTERA PAS PIERRE SUR PIERRE ». (CHAP. XXIV, 1, 2, JUSQU’AU VERSET 16.) 238

HOMÉLIE LXXVI: «ALORS, QUE CEUX QUI SERONT DANS LA JUDÉE S’EN VIENT SUR LES MONTAGNES. QUE CELUI QUI SERA AU HAUT DU TOIT, NE DESCENDE POINT POUR EMPORTER QUELQUE CHOSE DE SA MAISON. ET QUE CELUI QUI SERA DANS LE CHAMP. NE RETOURNE POINT EN ARRIÈRE POUR PRENDRE SES VÊTEMENTS». (CHAP. XXIV, 16, 17, 18, JUSQU’AU VERSET 32.) 246

HOMÉLIE LXXVII: « COMPRENEZ CECI PAR UNE PARABOLE TIRÉE DU FIGUIER. LORSQUE SES BRANCHES SONT DÉJÀ TENDRES ET QU’IL POUSSE SES FEUILLES, VOUS SAVEZ QUE L’ÉTÉ EST PROCHE. DE MÊME LORSQUE VOUS VERREZ TOUTES CES CHOSES ARRIVER, SACREZ QUE LE FILS DE L’HOMME EST PROCHE, QU’IL EST A LA PORTE ». (CHAP. XXIV, 32, 33, JUSQU’À LA FIN DU CHAP.) 254

HOMÉLIE LXXVIII: « ALORS LE ROYAUME DES CIEUX SERA SEMBLABLE A DIX VIERGES, LESQUELLES AYANT PRIS LEURS LAMPES S’EN ALLÈRENT AU DEVANT DE L’ÉPOUX. OR, IL Y EN AVAIT CINQ FOLLES ET CINQ SAGES.- CELLES QUI ÉTAIENT FOLLES, AYANT PPRIS LEURS LAMPES, NE SE POURVURENT POINT D’HUILE. LES SAGES, AU CONTRALRE, PRIRENT DE L’HUILE DANS LEURS VASES AVEC LEURS LAMPES ». ( CHAP. XXV, 1, 2, 3, 4, JUSQU’AU VERSET 34.) 264

HOMÉLIE LXXIX: « MAIS QUAND LE FILS DE L’HOMME VIENDRA DANS SA GLOIRE ACCOMPAGNÉ DE TOUS SES SAINTS ANGES, ALORS IL S’ASSIÉRA SUR LE TRÔNE DE SA GLOIRE. ET TOUTES LES NATIONS DE LA TERRE SERONT RASSEMBLÉES DEVANT LUI, ET, IL SÉPARERA LES UNS D’AVEC LES AUTRES, COMME UN BERGER SÉPARE LES BREBIS D’AVEC LES BOUCS ». (CHAP. XXV, 31, 32, JUSQU’AU VERSET 6 DU CHAP. XXVI.) 271

HOMÉLIE LXXX: « OR, JÉSUS ÉTANT A BÉTHANIE DANS LA MAISON DE SIMON LE LÉREUX, UNE FEMME VINT A LUI AVEC UN VASE D’ALBÂTRE PLEIN D’UN PARFUM DE GRAND PRIX, QU’ELLE RÉPANDIT SUR LA TÊTE DE JÉSUS, COMME IL ÉTAIT A TABLE ». (CHAP. XXVI, 6, 7, JUSQU’AU VERSET 17.) 279

HOMÉLIE LXXXI: « OR, LE PREMIER JOUR DES AZYMES, LES DISCIPLES VINRENT TROUVER JÉSUS, ET LUI DIRENT : OU VOULEZ-VOUS QUE NOUS VOUS PRÉPARIONS A MANGER LA PAQUE? JÉSUS LEUR RÉPONDIT : ALLEZ-VOUS-EN DANS LA VILLE, CHEZ UN TEL, ET LUI DITES: NOTRE MAÎTRE VOUS ENVOIE DIRE : MON TEMPS EST PROCHE JE VIENS FAIRE LA PAQUE CHEZ VOUS AVEC MES DISCIPLES. LES DISCIPLES FIRENT CE QUE JÉSUS-CHRIST LEUR AVAIT COMMANDÉ, ET PRÉPARÈRENT LA PÂQUE ». (CHAP. XXVI 17, 18, 19, JUSQU’AU VERSET 26.) 286

HOMÉLIE LXXXII: « ET COMME ILS MANGEAIENT, JÉSUS PRIT DU PAIN ET L’AYANT BÉNI, LE ROMPIT, ET LE DONNA A SES DISCIPLES, EN DISANT : PRENEZ, MANGEZ, CECI EST MON CORPS. ET PRENANT LE CALICE, AYANT RENDU GRÂCES, IL LE LEUR DONNA EN DISANT: BUVEZ- EN TOUS. CAR CECI EST MON SANG, LE SANG DE LA NOUVELLE ALLIANCE QUI EST RÉPANDU POUR PLUSIEURS POUR LA RÉMISSION DES PÉCHÉS ». (CHAP. XXVI, 26, 27, 28, JUSQU’AU VEBSET 36.) 294

HOMÉLIE LXXXIII: « APRÈS CELA JÉSUS S’EN VINT EN UN LIEU APPELÉ GETHSEMANI, ET DIT A SES DISCIPLES: ASSEYEZ-VOUS ICI PENDANT QUE J’IRAI LA POUR PRIER. PUIS PRENANT AVEC LUI PIERRE ET LES DEUX FILS DE ZÉBÉDÉE, IL COMMENÇA D’ÊTRE DANS LA TRISTESSE ET DANS L’ABATTEMENT; ET ALORS IL LEUR DIT : MON ÂME EST TRISTE JUSQU’À LA MORT, DEMEUREZ ICI ET VEILLEZ AVEC MOI ». (CHAP. XXVI, 36, 37, 38, JUSQU’AU VERSET 51.) 302

HOMÉLIE LXXXIV: « ALORS UN DE CEUX QUI ÉTAIENT AVEC JÉSUS, METTANT LA MAIN A L’ÉPÉE, ET FRAPPANT UN DES GENS DU GRAND PRÊTRE, LUI COUPA L’OREILLE. JÉSUS LUI DIT : REMETTEZ VOTRE ÉPÉE EN SON LIEU; CAR TOUS CEUX QUI PRENDRONT L’ÉPÉE, PÉRIRONT PAR L’ÉPÉE ». (CHAP. XXVI, 51, 52, JUSQU’AU VERSET 67.) 308

HOMÉLIE LXXXV: « AUSSITÔT ON LUI CRACHA AU VISAGE, ON LE FRAPPA A COUPS DE POING, ET D’AUTRES LUI DONNÈRENT DES SOUFFLETS. EN DISANT : CHRIST, PROPHÉTISE-NOUS QUI T’A FRAPPÉ ». (CHAp. XXVI, 67, 68, JUSQU’AU VERSET 10 DU CHAP. XXVII.) 314

HOMÉLIE LXXXVI: « OR, JÉSUS FUT PRESENTA DEVANT LE GOUVERNEUR ET LE GOUVERNEUR L’INTERROGEA EN CES TERMES: ÊTES-VOUS LE ROI DES JUIFS? JÉSUS LUI RÉPONDIT : VOUS LE DITES. ET ÉTANT ACCUSÉ PAR LES PRINCES DES PRÊTRES ET LES SÉNATEURS, IL NE RÉPONDIT RIEN ». (CHAP. XXVII, 11, 12, JUSQU’AU VERSET 2) 321

HOMÉLIE LXXXVII: « LES SOLDATS DU GOUVERNEUR MENÈRENT JÉSUS DANS LE PRÉTOIRE, ET TOUTE LA COHORTE S’ASSEMBLA AUTOUR DE LUI. ET LUI AYANT ÔTÉ SES HABITS, ILS LE REVÊTIRENT D’UN MANTEAU D’ÉCARLATE. ET TRES SANT UNE COURONNE D’ÉPINES, ILS LA LUI MIRENT SUR LA TÊTE AVEC UN ROSEAU DANS SA MAIN DROITE, ET S’AGENOUILLANT DEVANT LUI, ILS SE MOQUAIENT DE LUI, EN DISANT : SALUT, ROI DES JUIFS. ET LUI CRACHANT AU VISAGE, ILS PRENAIENT LE ROSEAU, ET LUI ET LUI EN FRAPPAIENT LA TÊTE ». (CHAP. XXVII, 27, 28, 29, 30, JUSQU’AU VERSET 45.) 327

HOMÉLIE LXXXVIII: « OR, DEPUIS LA SIXIÈME HEURE DU JOUR JUSQU’A LA NEUVIÈME, TOUTE LA TERRE FUT COUVERTE DE TÉNÈBRES. ET SUR LA NEUVIÈME HEURE JÉSUS POUSSA UN GRAND CRI EN DISANT : ÉLI, ÈLI, LAMMA SABATHANI. C’EST-A-DIRE, MON DIEU, MON DIEU, POURQUOI M’AVEZ-VOUS ABANDONNÉ? » (CHAP. XXVII, 45, 46, JUSQU’AU VERSET 62.) 333

HOMÉLIE LXXXIX: « MAIS LE LENDEMAIN, QUI ÉTAIT LE JOUR D’APRÈS CELUI QUI EST APPELÉ LA PRÉPARATION DU SABBAT, LES PRINCES DES PRÊTRES ET LES PHARISIENS S’ÉTANT ASSEMBLÉS VINRENT TROUVER PILATE, ET LUI DIRENT : SEIGNEUR, NOUS NOUS SOMMES SOUVENUS QUE CET IMPOSTEUR A DIT LORSQU’IL ÉTAIT ENCORE EN VIE : JE RESSUSCITERAI TROIS JOURS APRÈS MA MORT. COMMANDEZ DONC, S’IL VOUS PLAÎT, QUE LE SÉPULCRE SOIT GARDÉ JUSQUES AU TROISIÈME JOUR POUR QUE SES DISCIPLES NE VIENNENT LA NUIT DÉROBER SON CORPS ET NE DISENT : IL EST RESSUSCITÉ D’ENTRE LES MORTS, ET AINSI LA DERNIÈRE ERREUR SERA PIRE QUE LA PREMIÈRE ». (CHAP. XVII, 62, 63, 64, JUSQU’AU V. 11, DU CHAP. XXVII.) 340

HOMÉLIE XC. « APRÈS QU’ELLES FURENT PARTIES, QUELQUES-UNS DES GARDES VINRENT DANS LA VILLE ET RAPPORTÈRENT TOUT CE QUI S’ÉTAIT PASSÉ AUX PRINCES DES PRÊTRES. CEUX-CI SE RÉUNIRENT AVEC LES ANCIENS ET AYANT TENU CONSEIL, ILS DONNÈRENT UNE GRANDE SOMME D’ARGENT AUX SOLDATS, EN LEUR DISANT: DITES QUE SES DISCIPLES SONT VENUS DURANT LA NUIT LORSQUE VOUS DORMIEZ, ET ONT DÉROBÉ SON CORPS». (CHAP. XXVIII, 11, 12, 13, JUSQU’A LA FIN.) 347

 

HOMÉLIE XLIV: « COMME IL PARLAIT ENCORE AU PEUPLE, SA MÈRE ET SES FRÈRES ÉTAIENT DEHORS QUI DEMANDAIENT A LUI PARLER. ET QUELQU’UN LUI DIT: VOILA VOTRE MÈRE ET VOS FRÈRES QUI SONT LÀ DEHORS ET QUI VOUS DEMANDENT. MAIS IL RÉPONDIT A CELUI QUI DISAIT CELA : QUI EST MA MÈRE ET QUI SONT MES FRÈRES? ET ÉTENDANT SA MAIN SUR SES DISCIPLES : VOICI, DIT-IL, MA MÈRE, ET VOICI MES FRÈRES. » (CHAP. XII, 46, 47, 48, 49, JUSQU’AU VERSET 10 DU CHAP. XIII.)

ANALYSE

1 et 2. Marie est proclamée bienheureuse pour avoir porté le Fils de Dieu dans ses entrailles, et surtout pour avoir été en tout obéissante à la volonté de Dieu.

3. Parabole de la semence. Celui qui sème est sorti. — Comment celui qui est partout peut-il sortir de quelque part. — Nous ne recevons pas la semence par notre faute et non par la faute du semeur.

4 et 5. Que la même mesure de vertu n’est pas exigée de tous. — Combien il est dangereux de laisser perdre les instructions que Dieu nous donne. — Que les plaisirs de la vie sont très- justement comparés à es épines. — Des maux que l’excès de la bonne chère et l’intempérance de la bouche produit en nous.

 

 

1. Jésus-Christ, mes frères, nous fait voir ici dans un exemple bien sensible combien ce que je vous disais l’autre jour est vrai, savoir que là où manque la vertu, tout le reste est inutile. Je vous disais la dernière fois que ni l’âge, ni le sexe, ni le désert, ni tous les saints exercices ne nous serviraient de rien, si nous n’avions une piété sincère dans le cœur. Aujourd’hui nous apprenons quelque chose de plus, nous apprenons qu’il ne servirait de rien d’avoir porté Jésus-Christ dans ses entrailles et de l’avoir enfanté miraculeusement comme a fait la Vierge, si l’on ne possédait en même temps la vertu. C’est là une conséquence évident? des paroles évangéliques que nous allons expliquer.

« Lorsque Jésus-Christ parlait encore au peuple, quelqu’un lui dit (46): Voilà votre mère et vos frères qui sont là dehors, et qui vous demandent (47). Mais il lui répondit: Qui est ma mère et qui sont mes frères (48)?» Il ne parlait pas ainsi pour désavouer sa mère, ni par la crainte qu’il eut de passer pour son fils devant les hommes. S’il avait pu rougir d’avoir Marie pour mère, il ne serait jamais descendu dans son sein. Il voulait donc nous apprendre qu’il n’eût servi de rien à la Vierge d’être mère de Jésus-Christ, si sa vie n’eût été en même temps parfaite.

Mais ce que les parents de Jésus-Christ faisaient en cette rencontre venait de l’amour. propre. Ils veulent montrer devant le peuple que Jésus-Christ leur appartient; ils n’ont pas encore de lui une juste idée, et ils viennent à contre-temps le trouver. Voyez leur vanité. Au lieu d’entrer avec les autres, et d’écouter Jésus-Christ avec un profond silence, ou d’attendre au moins à la porte qu’il eût achevé de parler, ils vont au contraire l’appeler devant tout le monde, affectant de faire paraître qu’ils avaient pouvoir de lui commander.

C’est ce que marque l’Evangile par ces paroles : « Lorsqu’il parlait encore au peuple;» comme s’il disait : N’avaient-ils point d’autre temps plus propre pour lui parler? Ne pouvaient-ils le faire sans l’incommoder ? Qu’avaient-ils de si près à lui dire? S’ils lui voulaient faire quelque question de doctrine, que ne la lui proposaient-ils en public, afin que sa réponse servît d’instruction à tout le peuple? Si ce n’était que pour des affaires particulières, il ne fallait pas témoigner cet empressement.

Que si le Sauveur avait refusé à l’un de ses disciples la permission d’aller ensevelir son (348) père, afin qu’il ne différât peint de le suivre, combien eût-il été plus éloigné d’interrompre ses prédications pour des sujets qui ne le méritaient pas? On voit donc qu’ils agissaient humainement en cette rencontre et par un désir secret de vaine gloire.

Saint Jean exprime encore plus clairement cette disposition des parents de Jésus-Christ, lorsqu’il dit : « Que ses frères mêmes ne « croyaient pas en lui. » (Jean, VII, 5) Il rapporte même de leurs paroles où il y a beaucoup d’indiscrétion. Ils lui faisaient, dit-il, violence pour le faire venir à Jérusalem dans l’espérance de tirer de la gloire des miracles qu’il y ferait: « Si vous faites ces choses, faites-vous connaître au monde. Car nul’homme « n’agit en secret; lorsqu’il veut être connu dans le public. » (Ibid. IV.) C’est alors que Jésus-Christ les réprimanda de leurs pensées charnelles et terrestres, parce que les Juifs disaient de lui : ce N’est-ce pas là ce fils d’un artisan dont nous connaissons le père et la « mère, et dont les frères sont parmi nous? » lui reprochant ainsi la bassesse de sa naissance; ses parents le portaient au contraire à se relever par la grandeur de ses miracles. Mais Jésus-Christ les rebute pour les guérir de cette passion.

Si le Sauveur avait voulu renoncer sa mère, il l’aurait fait, lorsqu’on en voulait tirer un sujet de le mépriser. Mais il a été si éloigné de cette pensée, et il a eu d’elle un soin si particulier, que près d’expirer sur la croix, il l’a recommandée au plus chéri de ses disciples, et lui a ordonné de la regarder comme sa mère. Que s’il parle d’elle en cet endroit avec plus de sévérité, c’est qu’il voulait guérir l’esprit de ses proches, qui ne le considéraient que comme un homme ordinaire, et qui tiraient vanité de ce qui paraissait de grand en lui. Il les reprend donc, mais comme un médecin; et ces paroles ne sont pas pour les blesser, mais pour les guérir.

Ne considérez donc pas seulement cette réprimande de Jésus-Christ, laquelle est pleine de modération et de sagesse; mais pensez en même temps, combien était téméraire et inconsidérée la hardiesse de ses proches, et surtout quel est celui qui fait la réprimande. Ce n’est pas un simple homme, c’est un Dieu, et le Fils unique du Père. Pesez bien aussi le dessein dans lequel il leur parle. Car il ne voulait point les confondre, mais les délivrer de la passion la plus tyrannique; leur inspirer des sentiments plus relevés de sa personne; et leur persuader qu’il n’était pas seulement le Fils, mais encore le Maître et le Seigneur de Marie. Considérez ces raisons et vous reconnaîtrez que cette réprimande de Jésus-Christ était très-digne de lui, très-utile à ceux à qui il la fait, et toute pleine de modération et de sagesse. Car il rie dit pas : va et dis à ma mère qu’elle n’est pas ma mère; c’est à celui même qui lui parle qu’il répond: « qui est ma mère «et qui sont mes frères? » Et ces paroles, outre le sens qui vient d’être indiqué, ont encore une autre portée. Laquelle? Elles tendent à faire comprendre à ceux qui sont là que ni eux ni personne ne peut trouver assez d’avantage dans les liaisons de la chair et du sang pour avoir le droit de négliger la vertu. Car puisqu’il n’eût servi de rien à la Vierge même d’être la Mère de Jésus-Christ si elle n’eût soutenu cette dignité par sa vertu, combien toutes les alliances charnelles seront-elles moins utiles à tous les autres? La parenté véritable qui nous lie avec Jésus-Christ, est de faire la volonté de son Père. C’est cette liaison qui ennoblit l’âme, et qui la rend plus illustre que tous les avantages de la chair et du sang.

2. Comprenons donc cette vérité, nies frères, et si nous avons des enfants qui se signalent par leur piété, ne tirons point vanité de leur gloire, si nous n’avons aussi leur vertu. Ne nous glorifions peint de même de la piété de nos pères, si nous ne tâchons de leur ressembler. Il peut se faire dans le christianisme que celui qui nous aura donné la vie ne soit pas notre père, et qu’un autre le sera véritablement, quoiqu’il ne nous ait pas engendrés. C’est pourquoi lorsqu’une femme disait à Jésus-Christ dans un autre endroit de 1’Evangile: « Bienheureux le sein qui vous a porté, « et lés mamelles que vous avez sucées « (Luc, XI, 27),» il ne lui répond point: Je n’ai point été porté dans le sein d’une femme, et je n’ai point sucé ses mamelles; mais « bienheureux au contraire ceux qui font la volonté de mon Père! » Ainsi on peut remarquer partout qu’il ne désavoue pas cette liaison et cette parenté charnelle; mais qu’il lui en préfère une autre qui est toute spirituelle et toute sainte.

Quand le bienheureux précurseur disait aux Juifs : « Race de vipères, ne dites point: Nous avons Abraham pour père (Matth. III, 17,) » (349) ils ne niaient pas qu’ils descendissent en effet d’Abraham selon la chair ; mais il leur déclarait qu’il ne leur servirait de rien d’être sortis d’Abraham, si leur vie n’était semblable à la sienne. C’est ce que Jésus-Christ exprime clairement, lorsqu’il leur dit : « Si vous étiez les enfants d’Abraham vous en feriez les actions.» Il ne veut pas dire qu’ils ne descendaient pas d’Abraham selon la chair, mais il les exhorte à s’unir à Abraham par un lien bien plus noble en se rendant les héritiers et les imitateurs de sa vertu. C’est encore ce qu’il veut faire entendre ici, mais d’une manière plus douce, parce qu’il s’agissait de sa mère. Il ne dit point: Ce n’est point là ma mère: ce ne sont point là mes frères, parce qu’ils ne font point ma volonté. Il ne les blâme point, il ne les accuse point; mais il dit en général:

« Quiconque fait la volonté de mon Père, « celui-là est mon frère, ma soeur et ma mère. (50.) » S’ils veulent donc être ma mère et mes frères, qu’ils marchent par cette voie. Lorsque cette femme cria: « Heureux est le sein qui vous a porté, » Jésus-Christ ne répondit point que Marie n’était point sa mère; mais il fit une réponse qui revient à ceci : Il n’y a d’heureux que celui qui fait la volonté de mon Père; c’est celui-là qui est mon frère, ma soeur, ma mère.

O puissance de la vertu ! ô combien grande est la gloire à laquelle elle élève ceux qui l’embrassent! Combien de femmes, dans la suite des temps, ont admiré le bonheur de la Vierge, et béni ces chastes entrailles qui ont porté le Sauveur du monde! Combien se sont dit qu’elles auraient tout sacrifié pour une maternité si glorieuse! Et cependant qui les empêche d’avoir cet honneur? Jésus-Christ nous ouvre une voie facile pour arriver à cette haute dignité, et il veut bien faire part de ce titre auguste non-seulement aux femmes, mais encore aux hommes. Il nous élève même plus haut, et il nous offre encore un plus grand honneur, puisque la liaison que nous avons avec Jésus-Christ par l’Esprit de Dieu, surpasse celle que nous aurait pu donner la chair et le sang. Car on devient ainsi mère de Jésus-Christ d’une manière bien plus excellente que si on l’avait porté dans son sein. Mais ne vous contentez pas de désirer simplement un si grand honneur, et marchez avec ardeur dans la voie qui vous y conduit.

En ce jour-là, Jésus sortit de la maison, et s’assit auprès de la mer (1). » Admirez comment, après avoir repris ses proches, fine laisse pas de faire aussitôt ce qu’ils lui demandent. Il se conduisit de même à l’égard de sa mère aux noces de Cana. Car après lui avoir dit que son temps n’était pas encore venu, il ne laissa pas de lui obéir pour faire voir, d’un côté, que tous ses moments étaient réglés, et pour témoigner de l’autre la grande tendresse qu’il avait pour elle. Il fait la même chose en cette rencontre. Il guérit d’abord ses proches de leur vanité, et il sort néanmoins aussitôt de la maison pour rendre à sa mère tout l’honneur que la bienséance exigeait de lui, et cela bien que la demande fût à contre-temps.

« En ce jour-là, » dit l’Evangile, «Jésus sortit de la maison, et s’assit auprès de la mer;»comme s’il eût dit à ses parents qui le demandaient: Puisque vous avez tant de désir de me voir et de m’écouter, voici que je viens pour parler. Après avoir fait tant de miracles, il veut de nouveau être utile aux hommes par ses instructions Il s’assied auprès de la mer, pour prendre comme à l’hameçon et au filet les habitants de la terre. Et ce n’est pas sans grande raison que l’évangéliste rapporte cette circonstance, comme pour marquer que Jésus-Christ s’était placé dans cette assemblée du peuple, d’une telle manière, qu’il avait tous ses auditeurs en face, sans qu’il y en eût un seul derrière lui.

« Et une grande multitude s’assembla autour de lui, de sorte que montant dans une barque il s’y assit, tout le peuple se tenant sur le rivage. Et il leur disait beaucoup de choses en paraboles (2, 3).» Il n’usa pas de cette manière d’enseigner lorsqu’il parlait sur la montagne, et il ne dit rien en paraboles, parce qu’il n’y avait alors auprès de lui qu’un peuple simple et grossier, au lieu qu’il est environné ici de scribes et de pharisiens. Considérez, je vous prie, quelle est la première de ces paraboles, et le soin que l’évangéliste a de les rapporter dames leur ordre. Il choisit pour la première celle qui de toutes était la plus propre pour rendre ses auditeurs attentifs. Comme il ne leur allait parler que par énigmes, il était nécessaire de les réveiller d’abord, et de les exciter par cette première parabole à l’écouter avec grande attention. C’est pourquoi un autre évangéliste marque que Jésus-Christ leur lit des reproches de ce qu’ils étaient sans entendement, et qu’il leur dit: « Comment ne (350) comprenez-vous point cette parabole? » (Marc, IV, 13.) Mais ce n’était pas seulement- pour ces raisons qu’il leur parlait en paraboles. Il 1e faisait encore pour donner plus de poids et plus de force à son discours, pour le mieux imprimer dans la mémoire de ses auditeurs, et pour leur rendre les vérités qu’il leur disait plus sensibles et plus palpables. C’est ainsi que les prophètes ont agi autrefois lorsqu’ils ont parlé aux peuples. Quelle est donc cette parabole?

3. « Celui qui sème est sorti pour aller semer (3.) » D’où est « sorti » celui qui est présent partout et qui remplit tout? Comment a-t-il pu sortir et où a-t-il pu aller? Mais quand Jésus-Christ s’est approché de nous par son incarnation, il ne l’a pas fait en passant d’un lieu en un autre, mais en se faisant homme et en se rendant visible à nous. Comme nos péchés nous séparaient de Dieu et qu’ils étaient comme une muraille qui nous fermait l’entrée pour aller à lui, il est lui-même venu à nous. Et- pour quel sujet y est-il venu? Est-ce pour perdre la terre qui était toute couverte de ronces et d’épines? Est-ce pour punir les laboureurs de leur lâcheté et de leur paresse? Nullement. Mais il est venu pour en être le laboureur lui-même; pour rendre cette terre fertile, en la cultivant avec soin, et pour y semer sa parole comme une semence précieuse de vertu et de piété. Car j’entends ici par cette « semence » sa parole; par la « terre » qui la reçoit, nos âmes, et il est lui-même « celui qui la sème. » Mais que devient enfin cette semence? Il s’en perd trois parties, et il ne s’en sauve qu’une.

« En semant, une partie de la semence tomba le long du chemin, et les oiseaux vinrent et la mangèrent (4).» Il ne dit pas qu’il ait lui-même jeté cette semence hors du chemin, mais qu’elle y est tombée.

« Une autre tomba dans des lieux pierreux, où elle n’avait pas beaucoup de terre, et elle leva aussitôt, la terre où elle était ayant peu de profondeur (5). Le soleil s’étant levé ensuite, elle en fut brûlée; et comme elle n’avait pas beaucoup de racine, elle se dessécha (6). Une autre tomba dans les épines, et les épines crurent et l’étouffèrent (7). Une autre partie de la semence tomba dans une bonne terre, et elle fructifia; quelques grains rendant cent pour un, d’autres soixante, et d’autres trente (8). Que celui-là l’entende qui a des oreilles pour entendre (9). Il n’y a que cette quatrième partie de toute la semence qui se sauve, et encore même avec beaucoup d’inégalité et de différence. Jésus-Christ voulait dire par là qu’il offrait indifféremment à tous les instructions de sa parole. Car comme un laboureur ne choisit point en semant, et ne fait aucun discernement d’une terre d’avec une autre, mais répand sa semence également partout, Jésus-Christ de même, en prêchant, ne faisait point de distinction entre le riche et le pauvre, entre le savant et l’ignorant, entre l’âme ardente et celle qui était lâche et paresseuse. Il semait de même sur tous les coeurs, et il faisait de son côté tout ce qu’il devait faire, quoiqu’il n’ignorât pas quel devait être le succès de son travail. Après cela il pourra dire véritablement : « Qu’ai-je dû faire que je n’aie point fait? » (Isaïe, XIII, 9.) Les prophètes comparent partout le peuple à une vigne. Isaïe dit: « Il est devenu comme une vigne. » (Isaïe, V.) Et David dit: « Vous avez « transféré votre vigne de l’Egypte. » (Ps. LXXIX, 13.) Et Jésus-Christ le compare à un champ semé, pour marquer que les hommes allaient à l’avenir lui obéir avec plus de promptitude et que la terre porterait bientôt d’excellents fruits.

Ces paroles: « Celui qui sème est sorti pour aller semer, » ne doivent pas être regardées comme une redite. Car un laboureur sort souvent pour d’antres choses que pour semer. Il sort pour labourer et pour cultiver la terre. Il sort pour en arracher les épines et toutes les mauvaises herbes , ou pour d’autres sujets semblables; mais Jésus-Christ n’est sorti que pour semer. D’où vient donc, mes frères, qu’une si grande partie de cette semence se perd? Il n’en faut pas accuser celui qui sème, mais la terre qui reçoit cette semence, c’est-à-dire l’âme qui n’écoute point cette divine parole. Pourquoi ne dit-il pas plutôt que les lâches ont reçu cette semence et l’ont laissé perdre? que le-s riches l’ont reçue et l’ont étouffée? que ceux qui vivaient dans la mollesse l’ont reçue et qu’ils l’ont rendue inutile? Jésus-Christ ne veut pas parler si clairement pour ne point porter ces peuples au désespoir. Il veut les laisser à eux-mêmes, et il veut que ce soit leur propre conscience qui les justifie ou qui les condamne.

Ce qui arrive ici à la semence dont une partie se perd, arrive aussi ensuite à la pêche, où l’on rejette une partie des poissons qu’on avait pris. (351)

Jésus-Christ dit à dessein cette parabole à ses disciples, pont les fortifier par avance et pour les avertir que si dans la suite des temps ils voyaient beaucoup de ceux à qui ils au- -raient prêché l’Evangile, se perdre, ils ne devaient pas pour cela se décourager, puisque la même chose était arrivée à Jésus-Christ, qui, sachant le peu de succès que devait avoir la divine semence, n’avait pas néanmoins laissé de semer.

Mais comment peut-on concevoir, me dites-vous, qu’on sème sur des épines, sur des pierres et dans des chemins ? Je vous réponds que cela serait ridicule à l’égard d’une semence matérielle qu’on jette sur la terre; mais à l’égard de nos âmes et de la parole de Dieu, c’est une chose qui ne peut être que très louable. On blâmerait très-justement un laboureur s’il perdait ainsi sa semence, parce que les pierres ne peuvent devenir de la terre et que les chemins ne peuvent cesser d’être des chemins, ni les épines d’être des épines. Mais il n’en est pas ainsi de nos âmes Les pierres les plus dures peuvent se changer en une terre très-fertile. Les chemins les plus battus peuvent n’être plus foulés aux pieds, ni exposés à tous les passants, mais devenir un champ bien préparé et bien cultivé. Les épines peuvent disparaître pour faire place à la semence, afin que le grain croisse et pousse en haut, sans qu’il trouvé rien qui l’empêche de monter.

Si ces changements étaient impossibles, le semeur divin et adorable n’aurait jamais rien semé dans le monde. Et s’ils ne sont pas arrivés dans toutes les âmes, ce n’est point la faute du laboureur, mais de ceux qui n’ont pas voulu se changer. Il a accompli avec un soin entier ce qui dépendait de lui. Si les hommes, au lieu de correspondre à son ouvrage; l’ont au contraire détruit en eux-mêmes, il n’est point responsable de leur perfidie, après qu’il a témoigné tant de bonté et tant d’affection envers les hommes.

Mais remarquez ici, je vous prie, qu’on ne se perd pas en une seule manière, mais en plusieurs qui sont différentes l’une de l’autre.

Ceux qui sont comparés « au chemin», sont les paresseux, les lâches et les négligents. Ceux qui sont figurés « par la pierre», sont ceux qui tombent seulement par faiblesse: « Celui, » dit l’Evangile, « qui est semé sur les pierres est celui qui écoute la parole, et la reçoit aussitôt avec joie, mais il n’a point de racine en lui-même et n’a cru que pour un temps, et lorsqu’il s’élève quelque persécution à cause de la parole, il se scandalise, aussitôt. Lorsqu’un homme écoute la parole de Dieu et n’y donne point d’attention, l’esprit malin vient ensuite, et il enlève ce qui avait été semé dans son coeur. C’est là celui qui est marqué par la semence qui tombe le long du, chemin. » Ce n’est pas un crime égal de renoncer à la parole de l’Evangile, lorsque personne ne nous y contraint par ses persécutions, ou de le faire seulement en cédant à la force et à la violence.

Mais ceux qui sont figurés «par les épines» sont encore bien plus coupables que les autres.

4. Afin donc, mes frères, que nous ne tombions point dans ces malheurs, cachons cette divine semence dans le fond de notre âme et conservons-la comme un trésor précieux dans notre mémoire. Si le diable fait ses efforts pour nous la ravir, il dépend de nous d’empêcher qu’il ne nous l’ôte. Si cette semence se sèche, cela ne vient point de l’excès de la chaleur; Jésus-Christ ne dit point que ce soit le grand chaud qui produise cet effet; mais il dit : « Parce qu’elle n’a point de racine. » Si cette sainte parole est étouffée, il n’en faut point accuser les épines, mais celui qui les laisse croître. On petit couper si l’on veut cette tige malheureuse et se servir utilement de ses richesses. C’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas simplement « le siècle; » mais « les soins du siècle; » ni « les richesses» en général, «mais la tromperie des richesses. »

N’accusons donc point les choses en elles-mêmes, mais l’abus que nous en faisons et la corruption de notre esprit. On peut être riche sans se laisser surprendre par les richesses. On peut demeurer dans le monde sans être accablé de ses soins. Les richesses ont deux maux qui sont opposés l’un à l’autre; l’un d’exciter notre avarice et d’allumer nos désirs, et l’autre de nous rendre lâches et mous. Et c’est avec grande raison que Jésus-Christ attribue cette «tromperie » aux richesses. Car il n’y a rien daims les richesses que de trompeur. Ce n’est qu’un nom vain qui n’a rien de solide et de véritable. Le plaisir, la gloire, la beauté et toutes les choses semblables ne sont que des fantômes, qui n’ont point d’être et de subsistance.

Enfin, après avoir marqué ces différentes manières, par lesquelles les hommes se (352) perdent, il commence aussitôt à parler « de la bonne terre, » pour nous empêcher de tomber dans le désespoir et pour nous donner une sainte confiance que nous pourrons nous sauver par une pénitence sincère, et passer de ces trois états marqués par ces trois sortes de terre en un quatrième, où l’âme devient une bonne, une excellente terre.

Mais pourquoi, la terre étant bonne, la semence étant la même, ainsi que le laboureur qui la répand, un grain néanmoins en porte-t-il, l’un « cent, » l’autre « soixante, » et l’autre « trente ? » Cela ne vient que de la différence de la terre. Car, bien qu’elle soit toute bonne, elle ne laisse pas d’admettre divers degrés-de bonté. Ainsi cette inégalité ne vient ni du laboureur, ni de la semence, mais de la terre qui la reçoit, non selon la différence de sa nature, mais selon la différente disposition de la volonté. Et ce qui fait paraître encore la grande miséricorde de Dieu envers les hommes, c’est qu’il n’exige pas de tous un même degré de vertu, mais qu’eu recevant avec joie les premiers, il ne rejette ni les seconds ni les troisièmes.

Le but qu’il avait en tout ceci, était de persuader ses disciples qu’il ne suffit pas d’écouter sa parole sainte. Pourquoi donc, direz-vous, Jésus-Christ ne parle-t-il point des autres passions comme de l’impureté et de la vaine gloire? Je vous réponds qu’il a tout compris dans ces deux mots « des inquiétudes du siècle, et de la tromperie des richesses; car la vaine gloire et toutes les autres passions sont des ruisseaux de ces deux sources. Il y joint encore ceux qui sont figurés « par la « pierre » et « par le chemin, » pour montrer qu’il ne suffit pas de renoncer à ses richesses, mais qu’il faut encore pratiquer les autres vertus. Car, que vous servirait-il d’être dégagé de l’argent, si vous êtes négligent et lâche? Que vous servirait-il de même d’être fervent et généreux dans le reste si vous êtes paresseux à écouter la parole de Jésus-Christ?

On ne se sauve point en ne pratiquant la vertu qu’à demi. Il faut premièrement écouter avec ardeur et retenir avec soin les vérités de l’Evangile. Il faut ensuite les pratiquer avec force et avec courage, et enfin mépriser l’argent, renoncer aux richesses, et fouler aux pieds toutes les choses de cette vie. L’enchaînement de toutes ces vertus commence par l’application à écouter la parole de Dieu C’est le premier pas pour le salut. « Comment croiront-ils, » dit saint Paul, « s’ils n’entendent? »(Rom. X, 14.) Je vous dis aussi la même chose. Comment pratiquerons-nous ce que Dieu nous ordonne, si nous n’écoutons ce qu’il nous dit? Mais après ce premier degré, Dieu exige de nous le courage et la vigueur, et un mépris général pour toutes les choses d’ici-bas,

Ecoutons, mes frères, ces vérités saintes que Jésus-Christ nous n enseignées. Qu’elles soient notre bouclier pour nous défendre contre toutes les attaques de nos ennemis. Qu’elles jettent de profondes racines dans notre coeur, et qu’elles nous servent à nous dégager de tous les soins de la terre. Que si nous pratiquons une partie de ces vérités, en négligeant l’autre, quel avantage en retirerons-nous, puisque d’une façon ou d’autre nous ne laisserons pas de nous perdre? Qu’importe que nous périssions, ou par l’amour du bien, ou par ta paresse, ou par un manquement de courage? Un laboureur ne plaint-il pas également la perte de sa semence, de quelque manière qu’elle se perde?

Ne nous consolons donc pas de ce que nous ne perdons point le fruit de la parole divine de toutes les manières que nous le pourrions; mais pleurons plutôt de ce que nous la laissons périr en quelque manière que ce puisse être. Portons le feu dans ces «épines, » et dans ces ronces. Ce sont ces tiges malheureuses qui étouffent cette divine semence. Les riches ne le savent que trop, eux que leurs richesses rendent incapables non-seulement de la vertu, mais même de tout le reste. Aussitôt qu’ils se sont rendus les esclaves de leurs plaisirs, ils ne peuvent plus s’appliquer aux affaires même de ce monde, et encore bien moins aux choses du ciel qui regardent le salut. Car leur esprit est attaqué en même temps d’une double peste, par les passions qui le corrompent, et par les inquiétudes qui le déchirent. Chacune de ces deux causes suffit pour les perdre. Lors donc qu’elles se joignent ensemble, dans quel abîme les doivent-elles jeter?

5. Et ne vous étonnez pas que Jésus-Christ donne le nom d’ « épines aux plaisirs de la vie. » Vous êtes trop charnel et trop enivré de vos passions pour comprendre cette vérité. Mais ceux qui renoncent à ces faux plaisirs, savent que les délices ont des pointes plus perçantes et plus mortelles que toutes les épines que nous voyons, et qu’elles perdent encore plus l’âme et le corps même, que les soins et les embarras du monde. (353)

Il n’y a point de chagrins et d’inquiétudes, qui nuisent autant à l’esprit, que l’excès de la bonne chair nuit à notre corps. Car ces excès engendrent enfin les maladies, les insomnies et les autres maux de tête, d’oreilles et d’estomac, ce que les épines ne peuvent faire. Comme on se met toutes les mains en sang lorsqu’on presse des épines; ces excès de même et ces délices perdent toutes les parties du corps, et leur venin se répand sur la tête, sur les yeux, sur les mains, et sur les pieds. Comme les épines sont stériles, les délices le sont aussi; et elles causent une perte bien plus grande, et dans des choses bien plus importantes. Car elles avancent la vieillesse, elles interdisent les sens, elles étouffent la raison, elles aveuglent l’âme la plus éclairée; elles rendent le corps lâche et efféminé, elles le remplissent d’un amas d’ordures et de saletés. Elles lui causent mille mauvaises humeurs, et elles deviennent une source de corruption et de pourriture.

Elles sont au corps ce qu’une charge trop pesante est à un vaisseau qui coule à fond, accablé par la grandeur de ce poids. Pourquoi travaillez-vous tant à engraisser votre corps?

- En voulez-vous faire ou une victime qui soit bonne à immoler; ou une masse de chair qu’on nous doive servir sur nos tables? On peut être excusable d’engraisser des volailles, quoique peut-être on ne le soit pas, puisque si grasses elles sont contraires à la santé. Tant la bonne chair est dangereuse, puisqu’elle l’est même jusque dans les animaux!

Toutes les superfluités ne sont jamais bonnes à rien. Elles sont la source des indigestions et des mauvaises humeurs. Les animaux qu’on nourrit moins et qui travaillent plus, s’en portent mieux, et sont plus utiles pour nous servir. Leur chair est aussi plus saine à ceux qui en mangent. Mais ceux qui se nourrissent de ces animaux si gras, se remplissent de graisse comme eux, entretiennent par cette réplétion une source de maladies, et ne font qu’appesantir les chaînes qu’ils portent. Car rien n’est si contraire au corps que cet excès de manger, et rien ne lui est si mortel que les débauches et les délices. Qui n’admirera donc la stupidité de ces personnes qui épargnent moins leur propre corps, que les autres n’épargnent ces vaisseaux de cuir où ils renferment leur vin? Ils ont soin de ne les pas remplir si fort qu’ils en crèvent; mais ceux-ci remplissent tellement leurs corps de vin, qu’ils crèvent de toutes parts. Ils en ont jusques au gosier. Les fumées en montent jusques aux narines, aux oreilles et au cerveau, obstruant de plus en plus les voies de l’esprit et de la puissance vitale. Dieu ne vous a pas donné une bouche et un estomac pour les remplir de vin et de viande, mais pour vous en servir à louer Dieu, à lui offrir de saints cantiques, à prononcer les paroles de la loi sainte, et à les employer à l’édification de vos frères. Et vous au contraire, par un abus criminel, vous ne vous en servez presque jamais pour ce saint usage, et vous l’asservissez à votre intempérance durant toute votre vie.

Vous ressemblez à un homme qui aurait entre les mains un luth parfaitement beau dont les cordes seraient de fil d’or, et qu’on regarderait comme un chef-d’oeuvre de l’art, et qui au lieu de se servir de cet instrument pour la fin à laquelle il est destiné, le remplirait d’ordure et de boue. C’est là proprement le désordre où vous tombez. Car j’appelle de l’ordure et de la boue, non la nourriture en elle-même, mais l’abus que vous en faites par votre intempérance et par votre luxe.

Tout ce qui est au delà de la nécessité n’est plus une nourriture mais un poison. Le ventre n’est fait que pour recevoir les viandes; mais la gorge, la bouche et la langue ont d’autres usages plus nobles et plus nécessaires. Quand je dis même que le ventre n’est fait que pour recevoir les viandes, je ne l’entends que des viandes qu’on lui don-ne avec modération, et avec retenue. Une preuve de ce que je dis c’est que lorsqu’on le charge de trop de viandes, non-seulement il s’y oppose par les dégoûts qu’il nous cause, et comme par les cris qu’il jette, mais qu’il se venge même de nous, par une infinité de maux qu’il nous fait souffrir.

Il commence par punir les pieds qui nous ont conduits à ces festins déréglés. Il attaque ensuite les mains qui l’ont chargé de tant de viandes superflues. Il sert les uns et les autres avec des douleurs très-aiguës. Quelques-uns même en ont perdu les yeux, et d’autres en ont eu des maux de tête épouvantables. Car le ventre est comme un serviteur qui, ayant plus de charge qu’il n’en peut porter, murmure et se révolte contre celui qui l’accable de la sorte. Il se révolte, dis-je, non-seulement contre ces membres dont je viens de parler, mais contre (354) l’âme même, et contre la raison et le jugement. Dieu a permis ces mauvais effets par une admirable conduite, afin que si nous ne sommes retenus par notre devoir, et si nous ne sommes sobres par vertu, nous le soyons au moins par force, et par la crainte des maux qui sont une suite de l’intempérance.

Comprenons donc ces vérités, mes frères, fuyons le luxe et les délices, aimons la sobriété et la vie réglée, pour jouir dans le corps et dans l’âme d’une parfaite santé, et pour obtenir ensuite les biens à venir, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (355)

HOMÉLIE XLV: « SES DISCIPLES S’APPROCHANT DE LUI, LUI DIRENT : POURQUOI LEUR PARLEZ-VOUS AINSI EN PARABOLES? IL LEUR RÉPONDIT PARCE QU’IL VOUS EST DONNÉ DE CONNAITRE LES MYSTÈRES DU ROYAUME DES CIEUX, MAIS POUR EUX IL NE LEUR EST PAS DONNÉ,» (CHAP. XIII, 19, 11, JUSQU’AU VERSET 24.)

ANA LYSE.

1. Le libre arbitre n’est point supprimé par la grâce.

2. Que le péché ne vient ni du tempérament, ni d’aucune nécessité.

3. De l’obligation de donner son bien à Jésus-Christ en la personne des pauvres. — Que l’aumône est un excellent sacrifice, et que celui qui la fait devient le prêtre de Jésus-Christ. — Combien ceux qui ne seront point charitables envers les pauvres seront justement condamnés de Dieu.

 

1.Nous devons ici, mes frères, admirer la retenue des apôtres qui désirant beaucoup de faire une question à Jésus-Christ, savent néanmoins prendre leur temps et attendre une occasion propre pour l’interroger. Car ils ne le font point devant tout le monde. Saint Matthieu le donne à entendre, lorsqu’il dit « Ses disciples s’approchant de lui (Marc, IV, 13),» et le reste. Que ce ne soit pas là une simple conjecture, saint Marc nous en donne la preuve, puisqu’il marque formellement qu’ils s’approchèrent de lui « en particulier. » C’est ainsi que ses frères devaient agir, lorsqu’ils le demandaient, et non le faire sortir avec ostentation lorsqu’il était engagé à parler au peuple. Mais admirez encore la tendresse et la charité qu’ils avaient pour tout ce peuple. Ils sont plus en peine de lui que d’eux, et ils en parlent au Sauveur avant que de lui parler d’eux-mêmes. « Pourquoi, » lui disent-ils, « leur parlez-vous ainsi en paraboles?» ils ne disent pas: pourquoi nous parlez-vous en paraboles? C’est ainsi qu’en plusieurs rencontres ils témoignent beaucoup de tendresse pour ceux qui suivaient Jésus-Christ, comme lorsqu’ils lui dirent : « Renvoyez ce peuple, » etc. (Marc, VI, 27.) « Et vous savez qu’ils se sont scandalisés de cette parole. » (Matth. XV, 10.) Que leur répond donc ici Jésus-Christ?

« Il vous est donné de connaître les mystères du royaume des cieux, mais pour eux, il ne leur est pas donné (11). » Il parle de la sorte non pour nous marquer qu’il y eut quelque nécessité fatale, ou quelque discernement de personnes fait au hasard et sans choix. Il veut leur montrer seulement que ce peuple était l’unique cause de tous ses maux: que cette révélation des mystères était l’ouvrage de la grâce du Saint-Esprit, et un don d’en-haut; mais que ce don n’ôte pas à l’homme la liberté de sa volonté, comme cela devient évident par ce qui suit. Et voyez comment, pour empêcher (35) qu’ils ne tombent, les Juifs dans le désespoir, les disciples dans le relâchement, en se voyant les uns privés, les autres favorisés de ce don, voyez comment Jésus-Christ montre que cela dépend de nous.

« Car quiconque a déjà, on lui donnera, et il sera comblé de biens; mais pour celui qui n’a point, on lui ôtera même ce qu’il a(12).» Cette parole, quoiqu’extrêmement obscure, fait voir néanmoins qu’il y a en Dieu une justice ineffable. IL semble que Jésus-Christ dise:

Si quelqu’un a de l’ardeur et du désir, Dieu lui donnera toutes choses. Mais s’il est froid et sans vigueur, et qu’il ne contribue point de son côté, Dieu non plus ne lui donnera rien:

« On lui ôtera même, » dit Jésus-Christ, « ce « qu’il croit avoir;» non que Dieu le lui ôte en effet, mais c’est qu’il le juge indigne de ses grâces et de ses faveurs,

Nous agissons nous-mêmes tous les jours de cette façon. Lorsque nous remarquons que quelqu’un nous écoute froidement, et qu’après l’avoir conjuré de s’appliquer à ce que nous lui disons, nous ne gagnons rien sur son esprit, nous nous taisons alors; parce qu’en continuant de lui~parler, nous attirerions sur sa négligence une condamnation encore plus sévère. Lorsqu’au contraire nous voyons un homme qui nous écoute avec ardeur, nous l’encourageons encore davantage, et nous répandons avec joie dans son âme les vérités saintes.

C’est avec raison que Jésus-Christ dit : « Ce qu’il croit avoir, » puisqu’il ne l’a point en effet. Et pour expliquer encore plus clairement ce qu’il voulait dire par ces paroles « Quiconque a déjà, on lui donnera, et il sera comblé de biens; mais pour celui qui n’a point, on lui ôtera même ce qu’il a; » il ajoute : « C’est pourquoi je leur parle en paraboles, parce qu’en voyant ils ne voient point, et qu’en écoutant ils n’écoutent ni ne comprennent point (13). » Mais s’ils ne voient point, me direz-vous, ne fallait-il donc pas leur ouvrir les yeux ? Il l’eût fallu si leur aveuglement eût été involontaire, comme l’est celui du corps. Mais il était volontaire, et de leur propre choix: c’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas simplement; « parce qu’ils ne voient point; » mais « parce qu’en voyant ils ne voient point. » Car leur aveuglement est un aveuglement de malice. Ils ont vu Jésus-Christ chasser les démons, et ils disent: « C’est par la vertu de Béelzébub, prince des démons, qu’il chasse les démons. » (Jean, XIX, 3.) Ils voient que tout son désir est de les attirer à Dieu, et qu’il ne veut jamais que ce que son Père veut, et ils disent : « Cet homme n’est pas de Dieu. » Ils jugent des oeuvres de Jésus-Christ autrement qu’ils ne les voient et qu’ils ne les entendent. C’est pourquoi je leur ôterai même cet avantage, et je les empêcherai de voir et d’entendre à l’avenir, puisqu’ils ne s’en servent que pour attirer sur eux une plus grande condamnation. Car ces hommes ne se contentaient pas de ne point croire en Jésus-Christ, mais ils le déshonoraient même, ils le décriaient, et ils lui dressaient des pièges pour le surprendre. Cependant il ne les reprend point de ces excès, parce qu’il ne voulait point leur être pénible par ses accusations et par ses reproches.

Il ne leur parlait pas ainsi dans les commencements. Il s’ouvrait davantage à eux, et il s’expliquait plus nettement. Mais depuis que leur esprit s’est altéré par l’envie, il ne leur parle plus qu’en paraboles. Et pour empêcher ensuite que cette sentence terrible ne passât pour un effet de la haine, ou pour une pure calomnie, et que les Juifs ne lui reprochassent qu’il ne leur disait des paroles si dures, que parce qu’il était leur ennemi, il rapporte le témoignage du Prophète.

« Et cette prophétie d’Isaïe s’accomplit en eux: Vous écouterez, et en écoutant vous n’entendrez point : vous verrez, et en voyant vous ne verrez point (14). (lsaïe, VI, 20.) Car le coeur de ce peuple s’est appesanti, et leurs oreilles sont devenues sourdes, et ils ont bouché leurs yeux, de peur que leurs yeux ne voient, que leurs oreilles n’entendent, que leur coeur ne comprenne, et que s’étant convertis je ne les guérisse (15). » Considérez, mes frères, avec quelle exactitude le prophète fait ce reproche. Il ne dit pas : Vous ne verrez point: mais «vous verrez, et en voyant vous ne verrez point. » Il ne dit pas non plus : Vous n’entendrez point; mais « vous écouterez, et en écoutant vous n’entendrez point. » De sorte que ce sont eux-mêmes, qui se sont volontairement aveuglés, en se fermant les yeux, en se bouchant les oreilles, et endurcissant leur coeur. » Car non-seulement ils n’écoutaient point, mais ils écoutaient avec aigreur et avec peine. Et ils ont agi de la sorte, dit le prophète, « de peur que s’étant convertis je ne les guérisse. » (356)

2. Ces paroles marquent une malice consommée, et un dessein formé d’être rebelle à la vérité. Jésus-Christ néanmoins leur rapporte ce passage d’un prophète pour leur donner encore espérance, et pour les attirer à la foi, en les assurant que s’ils se veulent convertir il les guérira. C’est de même que si quelqu’un disait à un homme : Vous ne m’avez pas voulu regarder, et je vous en suis obligé; car si vous l’aviez fait, je vous aurais aussitôt pardonné, montrant par ces paroles qu’il est encore tout prêt à le faire. Il en est de même ici : « De peur, »dit Jésus-Christ, « qu’ils ne se convertissent, et « que je ne les guérisse. » Il leur montrait par ces paroles qu’ils pouvaient encore se convertir et se sauver par la pénitence; et qu’il ne cherchait que leur salut, et non pas sa gloire.

S’il n’eût point voulu être écouté d’eux et trouver occasion de les sauver, il n’avait qu’à se taire sans leur proposer ces paraboles. C’est au contraire par cette obscurité même, dont elles sont voilées, qu’il tâche de leur exciter le désir de s’instruire de ce qu’elles cachent. Car nous savons d’ailleurs, mes frères, que « Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. » (Ezéch. XVIII, 23.) Et pour nous faire voir que le péché n’est point un effet ou de la nature, ou de la nécessité, ou de la violence, il dit ensuite à ses apôtres:

« Mais pour vous vos yeux sont heureux de « ce qu’ils voient, et vos oreilles de ce qu’elles « entendent (16). » Il ne parle point ici des yeux ni des oreilles du -corps, mais des oreilles du coeur. Car les apôtres étaient Juifs aussi bien que les autres ; ils avaient été élevés dans l’observance des mêmes lois, et des mêmes cérémonies. Cependant cette prophétie d’Isaïe ne les touchait pas, parce que leur âme et leur volonté étant bien disposées, étaient comme une racine qui devait produire de bons fruits. Ainsi vous voyez que par ce mot: « Pour vous il vous est donné » ,Jésus-Christ ne marque point quelque nécessité fatale, puisqu’il ne les aurait pas appelés heureux s’ils n’eussent fait le bien librement et sans aucune contrainte.

Et ne me dites point pour favoriser les Juifs que ces paraboles étaient obscures, et qu’ils étaient excusables de n’en pas comprendre le mystère. Ils pouvaient s’adresser en particulier à Jésus-Christ aussi bien que les apôtres, pour lui en demander l’intelligence. Mais ils ne le voulaient pas à cause de leur indifférence et de leur paresse. Que dis-je, ils ne le voulaient pas? Ils firent même tout le contraire. Non-seulement ils ne croyaient point ce que Jésus- Christ leur disait; non-seulement ils ne le voulaient point écouter, mais ils le combattaient même, et témoignaient n’avoir pour lui que de l’aversion et de la haine. C’est cette disposition que Jésus-Christ marque en rapportant ce reproche du prophète: « Ils ont écouté avec aigreur. » Mais comme les apôtres étaient bien éloignés de cette disposition, Jésus-Christ les appelle « heureux », et confirme encore ce qu’il leur-dit par les paroles suivantes :

« Car je vous dis en vérité que beaucoup de prophètes et de justes ont souhaité de voir ce que vous voyez, et ne l’ont pas vu : et d’entendre ce que vous entendez, et ne l’ont « pas entendu (17); » c’est-à-dire, mon avènement, ma présence, mes miracles, ma voix, et mes prédications. Il les préfère par ces paroles, non-seulement, aux Juifs qui étaient corrompus, mais aux justes même de l’ancienne loi. Il les appelle plus heureux qu’eux, parce qu’ils voyaient ce que ces autres n’avaient pas vu, et qu’ils avaient tant souhaité « de voir. » Les autres ne voyaient ces merveilles que par la foi, mais les apôtres « les voyaient de leurs yeux » même, et beaucoup plus clairement que les anciens.

Remarquez encore ici l’union que Jésus-Christ fait voir entre l’Ancien Testament et le Nouveau, lorsqu’il montre que les justes de l’ancienne loi, non-seulement ont vu par la foi, les mystères de la nouvelle; mais encore qu’ils ont souhaité avec ardeur de les voir de leurs propres yeux: ce qu’ils n’auraient pas fait si Jésus-Christ eût été opposé à Dieu, et s’il eût renversé sa loi.

« Ecoutez donc vous autres la parabole de celui qui sème (18). » Il leur explique ensuite ce que nous avons déjà dit: il leur parle de l’indifférence des uns et de l’ardeur des autres, de la timidité des uns et du courage des autres, de l’amour ou du mépris des richesses; et il leur fait voir le malheur dans lequel on tom-. hait d’un côté, et l’avantage que l’on retirait de l’autre. Il passe de là à plusieurs différents degrés de vertus. Car dans son amour pour les hommes, il a voulu leur ouvrir plus d’une voie de salut. Il ne dit pas que si l’on ne rapporte « cent » pour un, on ne se sauvera point, mais que celui même qui rapportera « soixante, » ne laissera pas de se sauver, et (357) même celui qui ne rapportera que « trente, » ce qu’il fait dans le dessein de nous faire voir combien il nous est aisé de nous sauver.

Si donc vous ne pouvez demeurer dans l’état de virginité, vivez chrétiennement dans le mariage. Si vous ne pouvez renoncer à tous vos biens, donnez au moins l’aumône de ce que vous avez. Si les richesses vous accablent comme un fardeau insupportable, partagez-les par la moitié avec Jésus-Christ. Si vous ne pouvez vous résoudre à lui donner tout, donnez-lui en la moitié ou la troisième partie. Puisqu’il vous doit rendre son frère et son cohéritier dans le ciel, faites-le aussi votre frère et votre cohéritier sur la terre. Vous vous donnerez à vous-même tout ce que vous lui donnerez.

N’entendez-vous pas ce que dit le Prophète: « Ne méprisez pas ceux qui viennent du même « sang que vous?» (Isaïe, 38.) Si vous ne devez pas mépriser ceux de votre race quelque vils et méprisables qu’ils soient; combien moins devez-vous mépriser celui qui, outre cette liaison du sang qui l’unit à vous, a sur vous une autorité suprême, comme étant celui qui vous a créé? Sans avoir rien reçu de vous, il vous a fait des avantages prodigieux, il a partagé ses biens avec vous, il vous a prévenu par une libéralité incompréhensible.

Ne faut-il donc pas être plus stupide et plus dur que les pierres, pour n’apprendre point à aimer les hommes, après que Dieu vous a tant aimé; pour ne témoigner aucune reconnaissance de tant de bienfaits dont vous avez été comblé, et pour refuser de si petites choses après en avoir reçu de si grandes? Il a partagé le ciel avec vous, et vous ne lui voulez point faire part de ce peu de biens que vous avez sur la terre? Il vous a aimé lors même qu’il n’a vu aucun bien en vous; il vous a réconcilié à son Père lorsque vous étiez son ennemi, et vous ne faites pas la moindre grâce à celui qui vous aime et qui vous a fait tant de bien? N’est-il pas raisonnable qu’avant -même de recevoir cet héritage du ciel et ces autres biens que Dieu vous promet, vous lui rendiez grâces par avance de cette faveur qu’il vous fait de lui pouvoir donner quelque chose? Ne savez- vous pas que lorsque les maîtres reçoivent quelque présent de leurs serviteurs, ou qu’ils daignent aller manger à leurs tables, ce sont les serviteurs qui se tiennent pour obligés, et qui croient avoir reçu une grâce? C’est ici tout le contraire. Ce n’est point le serviteur qui invite son maître à sa table, mais le Seigneur même, qui invite et qui prévient son esclave, et après cela même, vous avez la dureté de ne pas inviter votre maître à votre tour.

Il vous a le premier invité à venir manger sous son toit, et vous ne lui rendez pas la pareille? Il vous a vêtu lorsque vous étiez nu, et vous ne le recevez pas chez vous, lorsqu’il est étranger et qu’il passe? Il vous a le premier fait boire à sa coupe, et vous ne lui donnez pas un verre d’eau froide? Il a rassasié votre âme de l’eau si douce du Saint-Esprit; et vous négligez de soulager la soif de son corps? Il vous a donné ce breuvage céleste et spirituel lorsque vous ne méritiez que des supplices, et vous lui refusez ces assistances temporelles d’un bien même qui est à lui? Ne tenez-vous pas à grand honneur de prendre entre vos mains cette coupe sacrée dont Jésus-Christ même doit boire, et de l’approcher de votre bouche? Et ne savez-vous pas qu’il n’est permis qu’au prêtre seul de vous présenter le calice où est le sang de Jésus-Christ? Mais je n’examine point avec rigueur, vous dit Jésus-Christ, la grandeur des biens que je vous donne pour les comparer avec ce que je reçois de vous. Je recevrai de bon coeur ce que vous me donnerez. Quoique vous ne soyez que laïque, je ne rejetterai point votre don, et je n’exige pas de vous autant que vous avez reçu de moi. Je ne vous demande pas votre sang; je ne vous demande qu’un verre d’eau quand elle serait froide.

3. Pensez donc quel est Celui à qui vous donnez à boire et tremblez-en de frayeur. Pensez que vous êtes devenu le prêtre de Jésus-Christ lui offrant de votre propre main, non pas votre chair, mais votre pain; non votre sang, mais de l’eau froide. Il vous a revêtu des vêtements du salut, et il vous en a revêtu par lui-même; revêtez-le donc au moins par votre serviteur, Il vous adonné un rang honorable dans le ciel, délivrez-le donc de cette nudité affreuse où vous le voyez, et de ce froid qu’il endure. Il vous a rendu le compagnon de ses anges, recevez-le donc au moins dans votre maison. Quand vous ne me traiteriez, vous dit-il, que comme l’un de vos serviteurs je ne refuse point cette demeure, quoique je vous aie ouvert les cieux. Je vous ai délivré de la plus dure prison qui fût jamais; je n’exige point néanmoins de vous que vous me fassiez la même (358) grâce. Je ne vous demande point que vous me délivriez des fers et de la prison, mais seulement que vous m’y veniez visiter; cela me suffit pour me consoler. Je vous ai ressuscité de la mort horrible où vous étiez; je ne vous demande point cela, venez seulement me voir quand je suis malade.

Lors donc que les biens qu’on nous a faits sont si grands et que ceux qu’on exige de nous sont si petits et que nous négligeons néanmoins de les faire, quels supplices ne devons-nous point attendre? N’est-ce pas avec sujet qu’on nous condamne à ces flammes éternelles, qui ont été préparées pour le diable et pour ses anges, puisque nous sommes plus insensibles que les pierres? Car quelle insensibilité qu’après avoir reçu tant de choses, et que devant en recevoir de si grandes, nous soyons encore les esclaves d’un or que nous allons bientôt - quitter malgré que nous en ayons? Tant de personnes ont donné leur propre vie et ont répandu leur sang, et vous ne voulez pas même donner quelques superfluités pour gagner le ciel, et pour mériter ces immortelles couronnes? Quelle excuse alléguerez-vous, quel pardon espérerez-vous, vous qui êtes si prompt à vider vos greniers pour. semer vos terres, si joyeux d’épuiser vos coffres, pour donner tout votre argent à usure; niais qui êtes si avare et si cruel lorsqu’il s’agit de nourrir votre propre maître dans la personne des pauvres.

Pensons donc à ceci, mes frères; pensons à ce que nous avons reçu, à ce que nous devons recevoir, et à ce que Dieu nous demandera; et ne tenons plus nos coeurs attachés au monde. Devenons enfin tendres et compatissants à la misère des. pauvres, et n’attirons pas sur nous par notre dureté, la rigueur de cet effroyable jugement. Car ne suffirait-il pas pour nous condamner que nous ayons joui de tant de biens pendant cette vie, que Dieu en exige si peu de nous pour en soulager les pauvres, qu’il ne nous demande même que ce que nous serons obligés de quitter bien malgré nous, et qu’ayant si peu d’affection pour ce qu’il nous commande, nous en ayons tant pour tous les biens de la vie? Une seule de ces choses serait capable de nous perdre : que sera-ce donc lorsqu’elles seront toutes jointes ensemble? quelle espérance nous restera-t-il de nous sauver?

Pour éviter donc une condamnation si épouvantable, témoignons à l’avenir plus de tendresse envers les pauvres, pour jouir ainsi des biens d’ici-bas et de ceux de l’autre vie, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (359)

HOMÉLIE XLVI: « JÉSUS LEUR PROPOSA UNE AUTRE PARABOLE EN DISANT : LE ROYAUME DES CIEUX EST SEMBLABLE A UN HOMME QUI AVAITSEMÉ DU BON GRAIN DANS SON CHAMP. MAIS PENDANT QUE LES HOMMES DORMAIENT, SON ENNEMI VINT ET SEMA DE L’IVRAIE PARMI LE BLÉ ET S’EN ALLA. » (CHAP. XIII, 24, 25, JUSQU’AU VERSET 34.)

ANALYSE

1. Combien la vigilance est nécessaire.

2. Il ne faut pas tuer les hérétiques. — Les prédicateurs de l’Evangile ne doivent point redouter les maux de cette vie.

3 et 4. En quoi consistait ta grandeur des apôtres. — Que ce ne sont point les miracles, mais la bonté qui rend les hommes recommandables. — Que la vertu est plus puissante pour convertir les hommes que les miracles. — Que c’est une plus grande chose de bannir le péché de notre âme que de chasser le démon d’un possédé.

 

1. Quelle différence y a-t-il entre cette parabole et la précédente? Dans la précédente Jésus-Christ a en vue les inattentifs, les négligents, ceux qui ne reçoivent même pas la semence de la parole sainte : dans celle-ci, il marque les erreurs et les assemblées des hérétiques. Il veut prévenir le trouble où ses disciples pourraient tomber à l’apparition des hérésies, et il leur prédit qu’il en arriverait, après qu’il leur a appris pourquoi il leur parlait en paraboles. Il leur montre dans la parabole précédente que les Juifs ne recevaient pas sa parole; et dans celle-ci qu’ils recevraient même les séducteurs et les corrupteurs de sa vérité.

C’est l’artifice ordinaire du démon de mêler le mensonge avec la vérité, afin que sous le masque de la vraisemblance, l’erreur passe pour la vérité même, et qu’elle trompe ceux qui sont faciles à séduire. C’est pourquoi Jésus-Christ ne marque point dans cette semence de l’ennemi, d’autre mauvais grain que l’ivraie qui est fort semblable au froment. Jésus-Christ nous apprend ensuite l’occasion que le démon prend pour surprendre les âmes.

« Pendant que les hommes dormaient, son ennemi vint, sema de l’ivraie parmi le bon grain, et s’en alla (25). » Ces paroles font voir à quel danger sont exposés les prélats, à qui l’on a particulièrement confié la garde du champ de l’Eglise, et non-seulement les prélats, mais tous les fidèles.

Jésus-Christ marque encore ici que l’erreur, ne paraît qu’après l’établissement de la vérité; comme l’expérience nous l’a fait assez connaître. Les faux prophètes n’ont paru qu’après les vrais prophètes, les faux apôtres qu’après les apôtres véritables, et l’Antéchrist ne doit paraître qu’après Jésus-Christ. Car si le démon ne voyait, ou ce qu’il doit imiter, ou à qui il doit dresser des piéges, il ne saurait pas même par quelle voie il nous pourrait nuire. Mais quand une fois il a vu que cette semence divine de Jésus-Christ fructifiait dans les âmes, que les uns rendaient « cent » pour un les autres « soixante, » et les autres « trente; » qu’il ne pouvait ni arracher ce qui était enraciné trop profondément, ni l’étouffer, ni le brûler, il tente ‘une autre voie, et il mêle le mauvais grain avec le bon, pour confondre ainsi l’un avec l’autre.

Quelle différence, me direz-vous, y a-t-il entre ceux « qui dorment » et ceux qui sont figurés « par le chemin » dans la parabole précédente? Il y a cette différence que dans les autres la semence est enlevée tout d’abord avant même que le démon lui ait laissé prendre racine; au lieu qu’il a besoin dans ceux-ci d’un artifice particulier, pour rendre le grain inutile, après même qu’il a pris racine, et qu’il a poussé. Jésus-Christ nous avertit ainsi de veiller sur nous, et de nous tenir sur nos gardes: Quand vous auriez, nous dit-il, (360) évité tous les malheurs qui sont marqués dans la première parabole, vous ne seriez pas encore en sûreté. Comme vous y voyez la semence se perdre, ou par « le chemin », ou par « les pierres », ou par les « épines ; elle se perd ici « par le sommeil. » C’est ce qui nous oblige à vivre dans une vigilance continuelle. C’est pourquoi Jésus-Christ dit ailleurs : « Celui-là sera sauvé qui persévérera jusqu’à la fin. » (Matth. X, 22.)

Ce malheur que Jésus-Christ prédit ici est arrivé dès le commencement de l’Eglise. Plusieurs de ceux qui étaient alors dans les charges ecclésiastiques introduisaient dans l’Eglise des hommes corrompus, et des hérésiarques cachés, et donnaient par là une grande facilité au démon pour surprendre les fidèles. Car une fois qu’il a semé ce mauvais grain dans le champ de l’Eglise, le démon a beau jeu pour tout perdre.

Mais vous me direz: Comment peut-on s’empêcher de dormir? On ne le peut pas s’il s’agit du sommeil du corps; mais on peut s’empêcher de tomber dans celui de l’âme. C’est pourquoi saint Paul disait : « Veillez, demeurez fermes dans la foi. » (I Cor. XVI, 13.)

Jésus-Christ nous représente ce travail du démon non-seulement comme une oeuvre de malice, mais encore comme une superfétation. Car après que le champ a été bien cultivé, et qu’on y a mis de bonne semence, lorsqu’il n’y manque plus rien, c’est alors qu’il y vient sursemer l’ivraie. C’est proprement ce pie font les hérétiques , qui en répandant leur poison n’ont point d’autre but que la vaine gloire. Jésus-Christ marque encore mieux par ce qui suit, toutes les intrigues et tous les artifices de ces hommes dangereux.

« L’herbe donc ayant poussé et étant montée si en épi, l’ivraie commença aussi à paraître (26). » C’est la conduite que gardent les hérétiques. Ils se cachent avec soin au commencement; mais après qu’ils sont devenus plus hardis, et que quelqu’un les appuie et leur donne du crédit, ils publient alors leurs dogmes impies.

« Alors les serviteurs du père de famille lui vinrent dire : Seigneur n’avez-vous pas semé

si de bon grain dans votre champ? D’où vient donc qu’il y a de l’ivraie (27)? Il leur répondit: c’est mon ennemi qui a fait cela. Ses serviteurs lui dirent : voulez-vous que nous allions l’arracher (28)? Non, leur répondit-il, de peur qu’en cueillant l’ivraie vous ne « déraciniez aussi tout ensemble le bon grain (29). » Pourquoi Jésus-Christ nous marque-t-il que ces serviteurs font ce rapport à leur maître, sinon pour nous apprendre par la réponse de ce père de famille qu’il ne faut point tuer les hérétiques? Il appelle le démon « un homme ennemi, » à cause du mal qu’il fait aux hommes. C’est nous qu’il attaque par tous ses efforts, et néanmoins l’origine de cette guerre irréconciliable qu’il nous fait, n’est pas tant l’aversion qu’il a pour nous, que la haine qu’il a conçue contre Dieu. Et nous voyons, mes frères, par le soin que Dieu prend de nous défendre d’un tel ennemi, que Dieu nous aime plus que nous ne nous aimons nous-mêmes. Mais considérez encore la malice du démon. Il ne sème point cette semence de mort avant la semence de la vie, parce qu’il n’aurait rien eu à perdre. Mais aussitôt que le champ a été semé, il s’efforce de ruiner en un moment tous les travaux du divin laboureur, tant il se déclare en toutes choses l’ennemi de Dieu! Considérez aussi l’affection de ces serviteurs envers leur maître. Aussitôt qu’ils aperçoivent cette ivraie, ils pensent à l’arracher. Leur zèle, quoi’qu’un peu trop indiscret, témoigne le grand soin qu’ils avaient de la bonne semence, et montre que leur unique but était non de faire punir l’ennemi, mais de prévenir la perte du bon grain. Ils ne cherchent que les moyens de remédier à un si grand mal.

Ils ne s’appuient pas même sur leur propre sentiment. Ils consultent la sagesse de leur maître : « Voulez-vous? » lui disent-ils; mais il le leur défend et leur dit: « Non, de peur qu’en cueillant l’ivraie, vous ne déraciniez «aussi tout ensemble le bon grain. » II leur parle de la sorte pour empêcher ainsi les guerres, les meurtres et l’effusion de sang. Car il ne faut point tuer les hérétiques, puisque ce serait remplir toute la terre de guerres et de meurtres. Il leur défend ces violences pour deux raisons; la première, parce qu’en voulant arracher l’ivraie on pourrait aussi nuire au froment; et l’autre parce que tôt ou tard les hérétiques seront punis, s’ils ne se convertissent de leur erreur. Si vous voulez donc qu’ils soient châtiés sans qu’ils nuisent au bon grain, attendez le temps que Dieu a marqué pour en faire justice.

2. Considérons encore cette parole : « De peur qu’en cueillant l’ivraie, vous ne déraciniez (361) aussi tout ensemble le bon grain. » Il semble qu’il dise par là : Si vous prenez les armes contre les hérétiques; si vous voulez répandre leur sang et les tuer, vous envelopperez nécessairement dans ce meurtre beaucoup de justes et d’innocents. De plus il y en a beaucoup qui sortant de l’hérésie, d’ivraie qu’ils étaient pourraient se changer en bon grain. Que si on prévenait ce temps, en croyant arracher de l’ivraie on détruirait le froment qui en devait naître. Ainsi il donne du temps aux hérétiques pour se convertir, et pour rentrer en eux-mêmes. Il n’empêche pas néanmoins qu’on ne réprime les hérétiques, qu’on ne leur interdise toute assemblée, qu’on ne leur ferme la bouche, et qu’on ne leur ôte toute liberté de répandre leurs erreurs; mais il ne veut pas qu’on les tue, et qu’on répande leur sang. Et considérez, je vous prie, la douceur de Jésus-Christ. Il ne défend pas seulement d’arracher l’ivraie; mais il donne la raison de sa défense, et il répond à ceux qui lui pourraient dire que cette ivraie peut-être demeurerait toujours ce qu’elle est :

«Laissez croître, » dit-il, « l’un et l’autre jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs. Cueillez premièrement l’ivraie, et liez-la en bottes pour la brûler; mais amassez le blé dans mon grenier (30). » Il les fait souvenir ici des paroles de saint Jean, lorsqu’il parlait du Sauveur comme du Juge de l’univers. Il leur ordonne d’épargner l’ivraie tant qu’elle sera mêlée parmi le froment, pour lui donner lieu de se changer, et de devenir froment elle-même. Que si ces hommes, représentés par l’ivraie, ne font aucun usage de la bonté et de la patience du maître du champ, ils tomberont alors nécessairement dans les mains de l’inévitable justice:

« Je dirai aux moissonneurs: Cueillez premièrement l’ivraie. Pourquoi cueillez premièrement l’ivraie? » Afin de ménager les auditeurs qui se seraient effrayés si le bon grain eût été indifféremment cueilli avec le mauvais: « Liez-la en bottes pour la brûler; mais amassez le blé dans mon grenier. »

« Il leur proposa une autre parabole en disant: Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé (31). » Comme Jésus-Christ leur avait déjà dit que les trois quarts de la semence s’étaient perdus, et que la quatrième partie restante avait encore souffert un grand dommage, ils devaient être portés à s’effrayer et à dire: Qui seront donc ceux qui croiront, et combien y en aura-t-il peu qui seront sauvés? C’est à cette crainte que Jésus-Christ veut remédier par la parabole du grain de sénevé à l’aide de laquelle il raffermit leur foi et leur fait voir l’Evangile s’étendant sur toute la terre. Il choisit pour cela la comparaison de cette semence qui représente parfaitement cette vérité.

« Elle est la plus petite de toutes les semences; mais lorsqu’elle a cru cité est plus grande que toutes les autres, et devient un arbre, en sorte que les oiseaux du ciel viennent se reposer sur ses branches (32). »Cette dernière circonstance est un indice de grandeur. Or, telle sera la prédication de l’Evangile. Et en effet, ceux qui l’ont prêché étaient bien les plus humbles des hommes, mais comme il y avait en eux une grande vertu, leur prédication s’est étendue sur toute la terre.

Après cette parabole, il leur propose celle du levain:

« Le royaume des cieux est semblable au levain qu’une femme prend et met dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que la pâte soit toute levée (33). » Comme ce levain répand sa force invisible dans toute cette pâte, vous de même, mes disciples, vous changerez et vous convertirez le monde entier. Mais considérez ici la sagesse du Sauveur. Il tire toutes ses comparaisons des choses ordinaires et naturelles, pour marquer que si la nature dans ses ouvrages agit certainement et infailliblement, lui qui est le maître de la nature agira de même.

Et ne dites point: Que pourrons-nous faire n’étant que douze, lorsque nous serons mêlés avec tout un monde? Car c’est en cela même qu’éclatera votre force, qu’étant mêlés avec le monde, vous vaincrez le monde. Comme le levain ne montre sa force que lorsqu’on l’approche de la pâte, et que non-seulement on l’en approche, mais qu’on l’y mêle et qu’on l’y confond, puisque non-seulement cette femme l’y met, mais qu’elle « l’y cache, » de même, lorsque vous serez au milieu des peuples et qu’ils vous environneront de toutes parts pour vous perdre, ce sera alors que vous en serez les vainqueurs. Et comme le levain se répand dans toute la pâte sans rien perdre de sa force, mais que peu à peu, il la change toute en lui-même, votre prédication aussi changera tous (362) les peuples et les rendra semblables à vous, Ne craignez donc point tous les maux que je vous prédis. Tous ces obstacles seront votre gloire et vous surmonterez tous vos ennemis.

Dans ces mesures de farine, le nombre de « trois » est mis pour un grand nombre comme c’est l’ordinaire dans l’Ecriture.

Ne vous étonnez point, mes frères, que Jésus-Christ, découvrant aux hommes les plus grands mystères de son royaume, leur parle si « de sénevé et de levain. » Il parlait à des personnes grossières et ignorantes, qui avaient besoin de ces sortes de comparaisons. Ils étaient si peu éclairés, qu’après même des paraboles si simples, ils avaient encore besoin qu’on leur en donnât l’éclaircissement.

Où sont maintenant les Grecs? Qu’ils reconnaissent enfin la puissance de Jésus-Christ, en voyant que l’événement a justifié ses prophéties. Qu’ils le reconnaissent enfin et qu’ils l’adorent en voyant ce double miracle; le premier qu’il a prévu et qu’il a prédit une chose si incroyable; et le second qu’il l’a accomplie de la même manière qu’il l’avait prédite. C’est lui qui donne à ce levain cette force secrète et invisible. C’est lui qui veut encore aujourd’hui, que ceux qui lui sont fidèles, soient mêlés avec la multitude des hommes du siècle, afin qu’ils soient comme un levain sacré qui leur communique la vertu et la sagesse. Qu’on ne se plaigne donc point du petit nombre des apôtres, puisque la vertu de leur parole a eu tant de force.

Ce qui a été une fois pénétré par le levain se change en levain. La prédication est comme une étincelle de feu qui s’attache à un bois sec. Elle l’enflamme premièrement et fait qu’il brûle ensuite le bois le plus vert. Jésus-Christ néanmoins ne se sert pas de cette comparaison du feu, mais de celle du levain, parce que lorsqu’un bois sec est embrasé, sa sécheresse est cause en partie de ce qu’il brûle, au lieu que c’est le levain qu,i fait tout dans le changement qu’il cause dans la pâte.

Que si douze hommes autrefois ont été le levain qui a changé et sanctifié toute la terre; jugez, mues frères, quelle doit être notre corruption et notre lâcheté, si maintenant que nous sommes un si grand nombre de chrétiens, nous ne pouvons servir de levain pour convertir ce qui reste, nous qui devrions être assez saints pour servir à la conversion de dix mille mondes !

3. Mais ces douze hommes, dites-vous, étaient des apôtres. Il est vrai! Mais n’étaient-ils pas hommes comme vous? n’avaient-ils pas été élevés au milieu des villes? n’avaient- ils pas usé des mêmes biens? n’avaient-ils pas été engagés dans les mêmes arts? Etait-ce des auges descendus du ciel? Vous me direz qu’ils faisaient des miracles, Et moi je vous réponds que les miracles n’ont pas été ce qu’il y a eu de plus admirable dans eux,

Jusqu’à quand, mes frères, chercherons-nous dans ces miracles un prétexte à notre mollesse? Que ne regardez-vous ce grand nombre de saints qui n’ont jamais fait aucun miracle? Ne savez-vous pas que plusieurs de ceux mêmes qui ont chassé les démons, sont ensuite tombés dans le péché et, qu’au lieu de s’attirer l’admiration des hommes, ils n’ont attiré sur eux que la colère de Dieu? Qu’y a-t-il donc eu dans les apôtres, me direz-vous, qui les a si fort relevés au-dessus des hommes? C’est le mépris qu’ils ont fait de l’argent. C’est l’éloignement qu’ils ont eu de la gloire; c’est le retranchement de tous les soins et de toutes les affaires du monde. Si, au lieu d’avoir de telles dispositions, ils eussent été assujétis aux mêmes passions que nous, quand ils auraient ressuscité mille morts, bien loin d’en tirer quelque avantage ils n’auraient passé que pour des fourbes et pour des séducteurs.

C’est donc par la sainteté de la vie, que l’homme brille et éclate véritablement : c’est par la sainteté de la vie qu’il attire la grâce du Saint-Esprit. Quel miracle a fait saint Jean qui a instruit tant de villes? L’Evangile ne dit-il pas clairement: « Que Jean n’a fait aucun miracle? » (Jean, X, 41.) Qui a rendu Elie si admirable , sinon cette liberté qu’il a fait paraître en parlant aux rois? ce zèle qu’il a eu pour Dieu? ce renoncement à toute chose? ces habits austères, ces peaux de bêtes dont il se couvrait et ces lieux sauvages où il demeurait? Tous les miracles qu’il a faits depuis sont beaucoup moindres que sa vie, puisqu’ils n’en ont été qu’une suite.

Quel miracle le démon a-t-il vu dans le bienheureux Job qui l’ait irrité contre ce saint homme? Il n’a point été frappé d’aucun prodige qu’il eût fait; mais il a été surpris de voir en lui une vie si sainte et un coeur aussi ferme que le diamant. Quel miracle avait fait David, étant encore tout jeune, pour obliger Dieu de dire : « J’ai trouvé David, fils de Jessé, un (363) homme selon mon coeur? » (Paralip. XIII, 22.) Quel mort ont ressuscité Abraham, Isaac et Jacob? Quel lépreux ont-ils guéri?

Ne savez-vous pas que souvent les miracles nous nuisent, si nous ne veillons sur nous? Qu’est-ce qui a divisé les Corinthiens les uns d’avec les autres, sinon les miracles? Qu’est-ce qui a été cause que beaucoup d’entre les Romains sont tombés dans l’égarement sinon les miracles? N’est-ce pas ce qui a perdu Simon le Magicien, aussi bien que ce disciple qui voulait suivre Jésus-Christ et à qui le Sauveur dit cette parole : «Les renards ont des tanières « et les oiseaux du ciel ont des nids? » (Matth. VIII, 13.) Car l’un de ces deux était avare et l’autre ambitieux, et, en voulant satisfaire leur passion par les miracles, ils tombèrent dans le malheur qui les a perdus. La vertu au contraire et la sainteté de la vie, non-seulement ne fait point naître en nous ce désir; mais elle nous l’ôte même, lorsque nous l’avons.

Quand Jésus-Christ instruisait ses disciples, leur disait-il : Faites des miracles, afin que les hommes les voient? Nullement. Mais : « Que votre lumière luise devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes oeuvres, et qu’ils en glorifient votre Père qui est dans les cieux.» (Matth. V, 17.) Il ne dit pas non plus à saint Pierre : « Si vous m’aimez, » faites des miracles; mais « paissez mes agneaux. » (Jean, XXI, 15.) Et, lorsqu’il le préférait, avec saint Jacques et saint Jean, à tous les autres apôtres, était-ce à cause de ses miracles? Ne guérissaient-ils pas tous également les lépreux? ne ressuscitaient-ils pas également les morts? n’avaient-ils pas tous reçu la même puissance? Pourquoi donc préférait-il ces trois disciples aux autres, sinon à cause de la grandeur de leur vertu et de leur courage?

4. Il est donc clair que ce que Dieu cherche en nous, c’est la bonne vie et les actions saintes: « Vous les connaîtrez, » dit Jésus-Christ, « par leurs oeuvres. » (Matth. VII, 15.) Et qu’est-ce qui rend nos actions saintes? Sont-ce les miracles ou les vertus qui en sont la source et qui se terminent enfin à ce don? Car la sainteté de la vie attire cette grâce de faire des choses miraculeuses, et celui qui la reçoit ne la reçoit que pour édifier les autres et les convertir.

Pourquoi Jésus-Christ a-t-il fait tant de miracles, sinon afin qu’en se rendant digne d’être cru, il attirât les hommes à la foi, et les fît entrer ainsi dans une vie pure? C’est là la fin qu’il s’est proposée. C’est pour cela qu’il a fait tant de prodiges, qu’il a joint à ses miracles les menaces de l’enfer, et la promesse d’un royaume éternel; qu’il nous a prescrit des lois si pures et si inconnues au monde; et tout ce qu’il a fait sur la terre a eu pour but de rendre les hommes non-seulement saints, mais égaux aux anges.

Telle a été l’unique fin du Sauveur dans tout ce qu’il a fait. Mais que dis-je, du Sauveur? Vous-même, si Dieu voulait vous donner le pouvoir ou de ressusciter les morts au nom de Jésus-Christ, ou de mourir pour lui, laquelle de ces deux grâces choisiriez-vous? Ce serait sans doute la seconde, parce que la première ne serait qu’une action extérieure que Dieu ferait par vous, au lieu que la seconde serait une action qui sanctifierait et couronnerait votre vie. Si l’on vous offrait de même, ou la puissance de changer tout le foin du monde en or, ou la grâce de mépriser tout l’or du monde comme du foin, ne préféreriez-vous pas ce second avantage au premier? Et certes ce serait avec grande raison, puisqu’il n’y aurait point de miracle qui pût faire autant d’impression sur les hommes pour les attirer à Dieu, que ce mépris des richesses. S’ils vous voyaient changer le foin en or, ils en seraient encore plus avares, et ils désireraient en même temps d’avoir cette puissance, comme il arriva à Simon le Magicien; mais s’ils voyaient au contraire tout le monde fouler aux pieds l’argent comme du foin, ils seraient bientôt guéris de leur avarice.

Vous voyez donc, mes frères, que rien ne sert tant aux hommes, que rien ne les rend si illustres que la bonne vie. J’appelle une bonne vie, non pas de, jeûner ou de coucher sur la cendre, ou de vous revêtir d’un sac, mais d’avoir un mépris de la richesse aussi sincère et aussi effectif qu’on le doit avoir, d’aimer tout le monde avec une charité tendre et véritable, de partager notre pain avec les pauvres, de vaincre la colère, de fouler aux pieds la vanité et l’orgueil, et d’étouffer tous les mouvements de l’envie.

Ce sont là les instructions que Jésus-Christ lui-même nous a données: « Apprenez de moi,» dit-il, « que je suis doux et humble de coeur.» (Matth. XI, 27.) Il ne dit pas : Apprenez de moi que j’ai jeûné; quoi qu’il pût nous proposer son jeûne de quarante jours; mais ce n’est pas ce (364) qu’il veut principalement que nous imitions en lui: «Apprenez de moi, » nous dit-il, «que je si suis doux et humble de cœur. » Et lorsqu’il envoie ses apôtres prêcher l’Evangile dans tout le monde, il ne leur dit pas : Jeûnez, mais si mangez de ce qu’on vous présentera. » Mais pour l’argent, il leur défend très-expressément d’en avoir sur eux: « Ne possédez, leur dit-il, ni or, ni argent, ni d’autre monnaie dans si votre bourse. » (Luc, X, 4.)

Je vous dis ceci, mes frères, non que je blâme le jeûne; à Dieu ne plaise! au contraire, je le loue et l’estime de tout mon coeur. Mais ma douleur est de voir que vous méprisiez toutes les autres vertus, et que vous croyiez que c’est assez de jeûner pour être sauvé, quoique le jeûne entre les vertus tienne le dernier rang. Les ver tus principales et essentielles sont la charité, l’humilité, la douceur, l’amour des pauvres; et ces vertus surpassent même la virginité. C’est pourquoi si vous voulez devenir égal aux apôtres, rien ne vous en peut empêcher. Travaillez à monter au comble de ces vertus, et vous ne leur serez pas inférieur en mérite.

Qu’on ne s’excuse donc plus sur ce qu’on n’a pas le don des miracles comme les apôtres. fi est vrai qu’on ne peut chasser comme eux les démons des corps, mais on peut les chasser de son âme et de celle des autres; et ce second miracle afflige plus le démon que le premier, parce que le péché est sa grande force. C’est pour le détruire que Jésus-Christ ‘est mort sur la croix. C’est le péché qui a introduit la mort dans le monde, et une confusion générale et universelle parmi les hommes. Si donc vous étouffez le péché en vous, vous étoufferez en même temps la plus grande force du diable; vous lui briserez la tête; vous ren~ verserez tout ce qui peut affermir sa tyrannie, vous mettrez en fuite toutes ses légions infernales, et enfin vous ferez le plus grand de tous les miracles.

Ce n’est pas moi qui vous dis ceci de moi-même. C’est le bienheureux saint Paul qui ayant dit: si Aspirez aux dons les plus parfaits, et je vous enseignerai une voie encore « beaucoup plus excellente (I Cor. I, 31), » ne parle point ensuite des miracles ni des prodiges; mais seulement de la charité qui est le principe et la racine de tous les biens. Si donc nous embrassons cette charité avec toutes les branches saintes dont elle est la tige, nous n’aurons point besoin du don des miracles, comme au contraire si nous la négligeons, tous les miracles ne nous serviront de rien.

Pensons à ces vérités, mes frères, et aspirons à ce qui a rendu les apôtres si grands devant Dieu et devant les hommes. Voulez-vous savoir ce qui les a rendus si illustres? Saint Pierre vous le dit lui-même : « Seigneur, nous avons tout quitté et nous vous avons suivi, quelle récompense donc en recevrons-nous? » (Matth. XIX, 26.) Ecoutez aussi la réponse de Jésus-Christ : « Vous serez un jour assis sur douze trônes; et quiconque quittera pour moi sa maison, ses frères, son père et sa mère, recevra le centuple en ce monde et la vie éternelle en l’autre. »

Renonçons donc, mes frères, à toutes les choses de la terre, et abandonnons-nous à Jésus-Christ, afin que selon sa parole, nous soyons égaux aux apôtres et que nous jouissions de cette vie éternelle que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (365)

HOMÉLIE XLVII: « JÉSUS DIT TOUTES CES CHOSES AU PEUPLE EN PARABOLES, ET IL NE LEUR PARLAIT POINT SANS PARABOLES, AFIN QUE CETTE PAROLE DU PROPLIÈTHIE FUT ACCOMPLIE: J’OUVRIRAI MA BOUCHE POUR PARLER EN PARABOLES; JE PUBLIERAI DES CHOSES QUI ONT ÉTÉ CACHÉES DEPUIS LA CRÉATION DU MONDE. » (CHAP. XLII, 34, 35, JUSQU’AU VERSET 53.)

ANALYSE

1. De l’usage des paraboles et pourquoi Jésus-Christ parlait aux Juifs en paraboles. – L’Evangile nous montre Jésus-Christ semant lui-même, c’est-à-dire répandant les grâces, tandis que s’il faut punir, il le fait par le ministère des anges : c’est pour mieux faire voir sa miséricorde.

2. Double supplice des damnés. — Renoncer à tout c’est un gain et non pas une perte.

3 et 4. Combien nous devons être soigneux de lire l’Ecriture sainte. . — Que la vertu est comme un corps d’une beauté parfaite, dont l’humilité est la tête, description du corps. — Excellence de la pauvreté évangélique.

1. Saint Marc dit que Jésus-Christ parlait en paraboles à ce peuple, « autant qu’il était capable de l’entendre, » (Marc, IV, 33.) Et pour montrer ensuite que ce n’était pas là une nouveauté dont on n’eût jamais ouï parler, il fait voir que les prophètes avaient prédit cette manière d’enseigner. Il montre ensuite que le but du Sauveur dans ces paraboles, n’était pas d’aveugler les Juifs et de les jeter dans l’ignorance, mais de les exciter à s’instruire et à se faire éclairer sur ce qu’on leur disait si obscurément : « Il ne leur parlait point, » dit-il, « sans paraboles, » du moins en ce moment-là, car il leur avait déjà parlé autrement qu’en paraboles. Et néanmoins personne ne l’interrogea.

Les Juifs avaient fait autrefois plusieurs questions aux prophètes, comme à Ezéchiel et aux autres, mais ils ne font rien de semblable à l’égard de Jésus-Christ. Quoique ce qu’il leur disait fût de nature à les étonner et à les porter à s’en éclaircir, parce que ces ‘paraboles se terminaient à de grandes menaces, rien néanmoins ne les put toucher. C’est pourquoi, les ayant quittés, il s’en alla.

« Après cela Jésus ayant renvoyé le peuple, vint à la maison (36); n pas un des scribes et des pharisiens ne le suivit alors, ce qui fait voir qu’ils ne le suivaient que pour lui dresser des piéges. Comme donc ces hommes ne comprenaient rien à ses paroles et ne s’inquiétaient pas de les comprendre, Jésus-Christ les laissa désormais de côté.

« Ses disciples s’approchant de lui, lui dirent: Expliquez-nous la parabole de l’ivraie semée dans le champ (36). » On voit les disciples trembler ailleurs, lorsqu’ils veulent faire quelque demande à Jésus-Christ. D’où leur vient donc ici cette hardiesse? C’est parce que Jésus-Christ venait de leur dire : « Il vous est donné de connaître les mystères du royaume des cieux. » Cette parole les avait remplis de confiance. C’est pourquoi ils s’approchent de Jésus-Christ pour lui faire cette question. Ils l’interrogent en particulier et non par aucun mouvement d’envie contre le peuple; mais seulement pour obéir à la loi de leur maître qui leur avait dit: « Et cela ne leur a pas été « donné. »

Ils ne demandent point à Jésus-Christ l’explication de la parabole « du levain » et de celle «du grain de sénevé, » parce qu’elles étaient assez claires d’elles-mêmes : mais ils l’interrogent sur celle de « l’ivraie » comme ayant plus de rapport avec la parabole des semences et renfermant encore plus d’instructions. Car ils ne regardaient point cette seconde comparaison seulement comme une redite; et les menaces étonnantes qu’ils y entrevoyaient, les excitaient encore plus à en demander (366) l’éclaircissement. C’est pourquoi Jésus-Christ ne leur reproche point leur ignorance, mais il satisfait à leur désir. Il leur explique cette parabole; il l’explique comme je vous ai si souvent dit qu’il fallait faire, c’est-à-dire en ne s’attachant pas à la lettre et aux moindres mots, ce qui donnerait lieu à beaucoup d’absurdités, Il nous apprend lui-même cette vérité par la manière dont il explique cette parabole. Car il ne dit rien de « ces serviteurs »qui vont trouver leur maître quand ils s’aperçoivent « qu’on avait semé de l’ivraie au mi-«lieu du blé. » Mais témoignant que cette circonstance n’avait été ajoutée que comme une suite de la parabole, et pour en rendre l’image plus vive et plus naturelle, il ne s’y arrête point, et passe à ce qui était le but principal de la parabole, et il fait voir clairement qu’il est le juge et le Seigneur de toutes choses.

« Et il leur, parla en cette sorte : Celui qui sème le bon grain c’est le Fils de l’homme » (37). Le champ c’est le monde, le bon grain ce sont les enfants du royaume, l’ivraie ce sont les enfants du malin esprit (38). L’ennemi qui l’a semée c’est le diable, la moisson c’est la fin du monde; les moissonneurs ce sont les anges (39). Comme donc on cueille l’ivraie et on la brûle dans le feu, il en arrivera de même à la fin du monde (40). »« Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils ramasseront et enlèveront hors de son royaume tous les scandales, et ceux qui commettent l’iniquité (41). Et ils les précipiteront dans la fournaise du feu. C’est là «qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (42). » Puisque c’est Jésus-Christ qui sème, que c’est dans son champ qu’il sème, et qu’il ramasse l’ivraie pour la jeter hors de son royaume, il est visible que tout le monde est à lui, et qu’il en est le Seigneur.

Mais considérez combien est grande sa bonté envers tous les hommes; comme il est toujours prompt à leur faire du bien, et éloigné de les punir. Car lorsqu’il faut semer, il le fait par lui-même; mais lorsqu’il faut punir il le fait par d’autres, c’est-à-dire, par les anges: « Le Fils de l’homme, » dit-il, « enverra ses anges. »

« Et alors les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père (43).» Non qu’ils ne brillent alors beaucoup plus que Je soleil; mais il se sert de cet exemple, parce que rien sur la terre n’est si brillant que cet astre. Jésus-Christ dit en d’autres endroits de son Evangile, que la « moisson » est déjà arrivée, comme lorsqu’il dit à ses apôtres, au sujet des Samaritains : « Levez vos yeux, et voyez que les campagnes sont déjà blanches pour la moisson (Jean, IV, 35) ; » et ailleurs:

« La moisson est grande, mais il y a peu d’ouvriers. » (Luc, X, 2.) Si « la moisson » est déjà prête, comment dit-il ici qu’elle n’arrivera qu’à la fin du monde? Le Fils de Dieu, mes frères, dans ces deux endroits de l’Evangile, entend par le mot de « moisson » une autre chose que ce qu’il entend ici. Mais, direz-vous, pourquoi, lorsqu’ailleurs il dit: « Que c’est l’un qui sème et l’autre qui recueille (Jean, IV, 36), » il dit néanmoins ici que c’est lui-même qui sème? C’est parce que, lorsqu’il disait : « Que l’un sème et que l’autre « recueille, » il comparait les prophètes qui avaient semé, avec les apôtres qui devaient recueillir, ou les Samaritains avec les Juifs; mais c’était lui-même qui avait toujours semé même par les prophètes. Il se sert même indifféremment en quelques endroits du nom de « semence » et « de moisson, » pour marquer une même chose par différents noms. Car lorsqu’il veut exprimer la foi et l’obéissance de ceux qui l’écoutaient, il se sert du nom de « moisson, » comme pour montrer qu’il avait alors consommé tout son ouvrage : mais lorsqu’il cherche le fruit de la prédication, il en appelle la consommation tantôt du mot de « moisson, » et tantôt du nom de « semence.»

2. Mais comment est-il dit ailleurs que les justes seront les premiers « enlevés en l’air; »puisque Jésus-Christ commande ici que l’on commence par « cueillir l’ivraie et la lier pour la jeter dans le feu? » Les justes seront les premiers e enlevés dans l’air auprès de « Jésus-Christ, » aussitôt qu’il paraîtra : mais c’est seulement après que les méchants auront été condamnés et livrés aux supplices, que les justes enfin iront dans le royaume des cieux. Comme il faut que les justes soient dans le ciel, et que c’est sur la terre que Jésus-Christ viendra juger tous les hommes, aussitôt qu’il aura condamné les méchants, il s’en retournera au ciel comme un roi triomphant accompagné de ses amis, qu’il rendra héritiers de sa gloire et de son royaume. Ainsi les méchants souffriront une double peine, la première (367) d’être brûlés dans ces feux, et la seconde d’être éternellement privés de la gloire.

Mais d’où vient, me direz-vous, qu’après même que le peuple s’est retiré, Jésus-Christ ne laisse pas de parler encore en paraboles à ses disciples? Parce que les instructions de leur Maître leur avaient ouvert l’intelligence, et qu’ils comprenaient mieux maintenant. C’est pourquoi il leur dit à la fin de ce discours « Avez-vous entendu tout ceci? Oui, Seigneur, répondirent-ils. » Ainsi outre les autres avantages de ces paraboles, Jésus-Christ en retirait encore cette utilité, qu’elles rendaient ses apôtres plus intelligents et plus habiles. Mais voyons ce que Jésus-Christ leur dit ensuite.

« Le royaume des cieux est semblable encore à un trésor caché dans un champ, qu’un homme ayant trouvé, cache de nouveau, et dans la joie qu’il en ressent, il va vendre tout ce qu’il a et achète ce champ (44). »

« Le royaume des cieux est semblable encore à un marchand qui cherche de belles perles (45); lequel ayant trouvé une perle de grand prix, va vendre tout ce qu’il avait et l’achète (46). » Comme les deux paraboles « du grain de sénevé et du levain » n’ ont beaucoup de rapport ensemble, il se trouve aussi que celles du trésor et de la perle sont assez semblables. L’une et l’autre nous font entendre qu’il faut préférer la prédication de l’Evangile à tous les biens de la terre. Ces deux premières du sénevé et du levain en marquent la force, et ces deux dernières nous en font voir l’excellence. La prédication de l’Evangile croît comme « le grain de sénevé; » elle s’étend comme « le levain » qui pénètre toute la pâte où on le mêle. Elle est aussi précieuse que « les perles, » et elle enrichit et sert à toutes choses comme « le trésor. »

Nous n’y apprenons pas seulement à mépriser tout pour nous attacher uniquement à la parole évangélique, mais encore à le faire avec plaisir et avec joie. Car celui qui renonce à ses richesses pour suivre Dieu, doit être persuadé que bien loin de perdre il gagne beaucoup en y renonçant. Vous voyez donc, mes frères, que la parole et la vérité évangélique est cachée dans ce monde comme un trésor et que tous les biens y sont renfermés. On ne peut l’acheter qu’en vendant tout. On ne peut la trouver qu’en la cherchant avec la même ardeur qu’on cherche un trésor.

Car il y a deux choses qui nous sont entièrement nécessaires; le mépris des biens de la vie, et une vigilance exacte et continuelle. « Le royaume des cieux, » dit Jésus-Christ, « est semblable à un marchand qui cherche « de belles perles, lequel en ayant trouvé une « de grand prix, va vendre tout ce qu’il avait « et l’achète. » Cette perle unique est la vérité qui est une et ne se divise point. Celui qui a trouvé cette perle précieuse sait bien qu’il est riche, mais sa richesse échappe aux autres, parce qu’il la cache, et qu’il peut tenir dans sa main ce qui le fait riche. Il en est de même de la parole et de la vérité évangélique. Celui qui l’a embrassée avec foi, et qui la renferme dans son coeur comme son trésor, sait bien qu’il est riche; mais les infidèles ne connaissent point ce trésor, et ils nous croient pauvres parmi ces richesses.

Mais pour empêcher les hommes de s’appuyer trop sur ce qu’ils auront reçu l’Evangile, et de croire que la foi seule leur suffit pour les sauver, Jésus-Christ ajoute une autre parabole pleine de terreur. « Le royaume des cieux est encore semblable à un filet jeté dans la mer, et qui recueille des poissons de toutes sortes (47). »

«Et lorsqu’il est plein, les pêcheurs le tirent sur le bord, où s’étant assis ils mettent ensemble tous les bons dans des vaisseaux, et jettent dehors les mauvais (48). » En quoi cette parabole est-elle différente de celle « de l’ivraie, » puisque l’une et l’autre montre que de tous les hommes, les uns seront enfin sauvés, et lés autres réprouvés? Oui, en effet, nous voyons dans l’une et dans l’autre qu’une partie des hommes se perdent, mais d’une manière différente. Ainsi ceux qui étaient figurés par. la parabole des semences se perdent, parce. qu’ils n’écoutent point la parole de la vérité; ceux qui sont figurés par l’ivraie se perdent, par leur doctrine hérétique, et par leurs erreurs : mais ces derniers périssent à cause du dérèglement de leurs moeurs et de leur mauvaise vie. Et ceux-ci sans doute sont les plus misérables de tous, puisqu’après avoir connu la vérité et avoir été pris dans « ce filet » spirituel, ils n’ont pu se sauver dans l’Eglise même.

Jésus-Christ marque en un endroit de l’Evangile qu’il séparera lui-même les bons d’avec les méchants, comme un pasteur sépare les brebis d’avec les boucs; et il dit ici au (368) contraire, aussi bien que dans la parabole de l’ivraie, que ce discernement se fera par les anges. « C’est ce qui arrivera à la fin du monde. Les anges viendront et sépareront les méchants des justes (49), et les jetteront dans la fournaise du feu; c’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (50). » Le Sauveur parle quelquefois à ses disciples d’une manière plus simple et plus commune, et quelquefois aussi d’une manière plus élevée. Il interprète de lui-même cette parabole des poissons sans attendre qu’on l’interroge, pour inspirer encore plus de terreur. Car afin que vous ne croyiez pas qu’une fois jetés dehors les mauvais poissons n’auront plus rien à craindre, qu’ils en seront quittes pour une simple séparation, Jésus-Christ montre le châtiment qui les attendent dehors en disant qu’ils « seront jetés dans la fournaise du feu, » et il marque la violence de la douleur qu’ils souffriront en disant: « Là il y aura des pleurs et des grincements de dents. »

Considérez, je vous prie, mes frères, par combien de voies on peut se perdre. On se perd comme les semences ou « dans le chemin », ou « dans les pierres »; ou « dans les épines. »

On se perd par l’ivraie ou l’hérésie. On se perd enfin, comme les mauvais catholiques, dans « le filet » de l’Eglise. Après cela est-ce sans sujet que le Fils de Dieu dit : «Que la voie qui mène à la perdition est e large, et que beaucoup y entrent? » (Matth, VII, 13.)

Ayant donc achevé ces paraboles et terminé ce long discours par la crainte, il l’augmente encore en s’étendant sur ce sujet et disant :

« Avez-vous entendu tout ceci? Oui, Seigneur, «répondirent-ils (54). » Et les louant de ce qu’ils l’avaient compris, il ajoute : « C’est pourquoi tout docteur qui est bien instruit en ce qui regarde le royaume des cieux, est semblable à un père de famille qui tire de son trésor des choses nouvelles et anciennes (52.) »

3. Le Fils de Dieu dit ailleurs : « Je vous enverrai des sages et des scribes. »(Matth. XXIII, 34.) Ainsi on voit qu’il ne rejette point l’Ancien Testament, mais qu’il le loue au contraire en l’appelant « un trésor ». Tous ceux donc qui sont ignorants dans I’Ecriture sainte ne seront jamais du nombre des vrais « pères de famille. » Ce sont des lâches qui ne savent rien par eux-mêmes, et qui ne veulent rien apprendre des autres. Ainsi ils meurent de faim, et ils périssent sans qu’ils s’en aperçoivent. Mais ceux-là ne seront pas exclus seuls de cette béatitude. Les hérétiques encore n’y auront aucune part; parce qu’ils « ne tirent point de leur trésor de choses nouvelles et anciennes. » En rejetant la loi ancienne, ils ne peuvent non plus suivre «la nouvelle» comme ceux qui rejettent « la nouvelle » se vantent en vain d’avoir « l’ancienne ». Ainsi en séparant l’une de l’autre, ils sont privés de l’une et de l’autre.

Ecoutons ceci, mes frères, nous tous qui négligeons de lire l’Ecriture sainte, comprenons quel tort nous nous faisons à nous-mêmes et dans quelle pauvreté nous nous jetons. Car comment nous pourrons-nous appliquer à la pratique de la piété, puisque nous n’en savons pas même les règles? Les personnes riches et avares ont soin de visiter souvent leurs mets-hies et leurs habits précieux pour empêcher qu’ils ne se gâtent, ou que les vers ne les mangent. Mais vous, lorsque votre âme se perd par l’oubli de ses devoirs, lorsque le ver de l’ingratitude la dévore, vous ne pensez point à avoir recours à ces livres saints tour vous guérir de cette langueur, et pour embellir votre âme, en traçant en elle une image de la vertu où sa tète et tous ses membres soient parfaitement représentés. Car la vertu est comme un corps d’une excellente beauté. Ce corps a sa tête et ses autres parties qui le composent, mais si belles et si agréables qu’il n’y a rien d’égal dans toutes les autres beautés du monde.

La tête de ce corps divin c’est l’humilité : c’est pourquoi Jésus-Christ commence les béatitudes par celle-ci : « Bienheureux sont les pauvres d’esprit. » (Matt. V, 3.)

Cette tête n’est point ornée par des cheveux bouclés et frisés, et néanmoins elle a tant d’agréments, qu’elle attire sur elle les yeux de Dieu même : « Sur qui, » dit-il, « jetterai-je mes regards, sinon sur celui qui est doux et humble, et qui tremble à la moindre de mes paroles ? » (Is. LXVI, 4.) Et ailleurs : « Mes yeux sont sur les doux et sur les humbles de la terre. » (Ps. XXXIII, 17.) Et ailleurs : « Le Seigneur est proche de ceux qui ont le coeur brisé.» (Ps. XXXIV, 16.)

L’ornement et la couronne de cette tête (369) sainte c’est d’offrir à Dieu des sacrifices qui lui sont très-agréables. C’est un autel d’or; un autel spirituel : « Le sacrifice agréable à Dieu, » dit David, « est un esprit affligé et un coeur brisé. .» (Ps. L, 18.) Cette humilité sainte est la mère de la sagesse; celui qui la possède possédera tous les biens.

Après avoir vu, mes frères, l’excellence de cette tête auguste, admirez maintenant la beauté de son visage. Considérez quel est son teint et sa couleur, voyez-y cette rougeur si agréable que lui imprime la pudeur et la modestie dont le Sage disait: « La grâce et la beauté marchera devant celui qui a de la pudeur. » (Prov. XXXII, 11.) Cet éclat relève tout ce qu’elle a d’ailleurs de très-agréable, et il efface toute cette rougeur artificielle dont la vanité des femmes se peint le visage.

Que si vous voulez maintenant considérer les yeux de cette tête, admirez quelle grâce la douceur y a imprimée; combien ils sont non-seulement beaux et agréables, mais encore si vifs et si perçants qu’ils pénètrent le ciel et s’élèvent jusque dans le sein de Dieu « Bienheureux, » dit-il, « ceux qui ont le coeur pur, parce qu’ils verront Dieu.» (Matth. V, 7.)

La bouche de cette tête dont nous parlons, c’est la sagesse et la prudence, elle est toujours pleine de saints cantiques. Le coeur de cet admirable corps est la connaissance et la pénétration des Ecritures; c’est la pratique et l’observance exacte de la loi de Dieu; c’est la charité et la bonté. Le corps ne peut vivre sans le coeur, ni les vertus sans la charité. Car toutes les vertus et tous les biens naissent de l’amour et de la charité, commue (le leur source.

Ce corps que nous représentons-a encore ses pieds et ses mains qui sont les bonnes oeuvres qui paraissent au dehors, li a une âme qui est la piété sincère. Il aune poitrine plus solide que l’or et le diamant, c’est la force. Et comme dans notre corps la tête et le coeur sont les sources de la vie, ainsi l’amour de Dieu répand l’esprit et la vie daims la tête et le coeur de ce divin corps.

4. Mais voulez-vous que je vous rende cette image vivante, et que vous représentant des actions effectives, je vous fasse voir ce que je vous viens de dire? Jetez les yeux sur saint Matthieu, sur cet admirable évangéliste que nous vous expliquons. Nous savons peu de ses actions; mais ce peu suffit pour nous faire voir un tableau admirable de la vertu. On voit combien il était humble et combien il avait le coeur contrit, puisqu’après même qu’il est devenu apôtre et prédicateur de l’Evangile, il ne laisse pas de s’appeler « publicain. » On voit combien il a aimé les pauvres, puisqu’il se dépouilla tout d’un coup de tous ses biens pour suivre le Fils de Dieu. Sa piété paraît par la sainteté de sa doctrine, et sa sagesse par toute l’économie de son Evangile. Sa charité s’y fait voir par le soin qu’il a eu de toute la terre. L’abondance de ses bonnes oeuvres, parce qu’il doit être un jour sur l’un de ces douze trônes pour juger le monde; enfin son courage et sa patience, « parce qu’il se tient heureux de souffrir pour Jésus, et qu’il sortait de l’assemblée des Juifs avec joie. » (Act. IV, 35.)

Imitons, mes frères, ces grandes vertus, mais particulièrement l’humilité et la charité, sans lesquelles nous ne pouvons être sauvés. Ces cinq vierges folles le font assez voir, aussi bien que le pharisien de l’évangile. On peut entrer au ciel sans être vierge; mais on n’y peut entrer sans être charitable. La charité est la vertu la plus essentielle et la plus nécessaire pour le salut. Elle est le principe de toutes les autres. C’est pourquoi nous avons dit qu’elle tient lieu du coeur dans le corps de la vertu. Mais comme le coeur périt lui-même, s’il ne répand l’esprit et la vie dans tout le corps; ainsi la charité meurt si elle n’agit. Comme une source se corrompt, si son ruisseau cesse de couler, les riches de même se corrompent s’ils retiennent leurs richesses, et s’ils ne les font couler sur les autres.

C’est pourquoi le peuple a coutume de dire d’un riche avare qu’il se perd de grands biens dans sa maison. Il ne dit pas qu’il y a chez lui de grands trésors, mais qu’il s’y perd de grands biens. Et en effet les avares se perdent, et tout ce qu’ils ont se perd aussi. Leurs meubles et leurs habillements dépérissent, leur or se rouille; leur blé se gâte, et leur âme se corrompt et se perd encore plus que toutes ces choses par les chagrins et les inquiétudes qui la dévorent. Si nous pouvions vous représenter ici l’âme d’un avare, elle vous paraîtrait comme un vêtement rongé de vers. Vous verriez qu’elle n’a plus aucune partie qui soit saine, mais que les vices la déchirent, et que le péché la corrompt de toutes parts.

L’âme du pauvre, au contraire, je dis du pauvre qui l’est volontairement et de bon (370) coeur, est bien différente de celle-là. Elle brille comme l’or; elle éclate comme le diamant. elle fleurit comme la rose. Elle n’est sujette ni aux vers, ni à la rouille, ni aux voleurs. Elle n’est point agitée de soins ni d’inquiétudes, mais elle vit sur la terre comme les anges vivent dans le ciel.

Voulez-vous voir quelle est la beauté de cette âme, et quelles sont les richesses de sa pauvreté? Elle ne se fait point obéir des hommes, mais elle commande aux démons. Elle n’a point d’accès auprès des rois de la terre; mais elle en a beaucoup auprès de Dieu. Elle ne combat point sous les enseignes des hommes; mais elle combat avec les anges. Elle n’a point deux ou trois coffres pleins d’or ou d’argent, mais elle est tellement riche que tout le monde ne lui paraît rien au prix de ce qu’elle possède. Elle n’a point de trésor sur la terre ; mais le ciel même est son trésor. Elle n’a point besoin de serviteurs, mais elle est la maîtresse de ses désirs déréglés, et elle domine souverainement sur ses passions, dont les rois même sont esclaves. Car quoiqu’ils portent la pourpre et la couronne, aussitôt qu’une passion est entrée dans leur tête, elle les domine souverainement, et ils n’oseraient lui désobéir en la moindre chose. Elle se rit des richesses, de la royauté et de toutes les magnificences du siècle, comme des châteaux de carte, des poupées, des osselets, et de tous les jouets des petits enfants. Car elle a des ornements vraiment magnifiques et précieux, qui ne peuvent seulement être compris par ceux qui s’amusent à ces bagatelles.

Qu’y a-t-il donc de comparable à ces pauvres évangéliques? Ils marchent déjà dans le ciel, et si le ciel même n’est que comme la base du palais où ils habitent, jugez quel en doit être le faîte et le comble. Vous me direz peut-être qu’ils n’ont ni chevaux ni carrosses? Ils n’en ont point en effet, parce qu’ils n’en ont point besoin. Car que servirait ce vain appareil àcelui qui va bientôt être enlevé dans l’air, et transporté dans les nuées, pour être éternellement avec- Jésus-Christ ?

Pensez à cela, mes frères; pensez-y, mes soeurs. Aimons ces richesses qui sanctifient ceux qui les possèdent. Recherchons ces trésors qui ne périront lamais, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de notre Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE XLVIII: JÉSUS AYANT ACHEVÉ CES PARABOLES PARTIT DE LA, ET ÉTANT VENU DANS SON PAYS IL LES INTRUISAIT DANS LEUR SYNAGOGUE, » (CHAP. XIIII, VERSET 53, JUSQU’AU VERSET 13 DU CHAP. XIV.)

ANALYSE

1. L’envie se combat souvent elle-même.

2. Puissance de la vertu qui fait que saint Jean après sa mort est encore redouté d’Hérode.

3. Pourquoi il n’était pas permis à Hérode d’avoir la femme de son frère, supposé même que ce frère soit déjà mort.

4.Combien il est dangereux de jurer; l’exemple d’Hérode le prouve bien.

5-7. Que la méchanceté ne regarde que le moment présent. Que nous ne devons point insulter aux pécheurs. Que l’Ecriture nous apprend à user de retenue et de modération en parlant des péchés des autres. Combien les danses sont dangereuses . Qu’il faut fuir les festins.

 

1.Pourquoi l’évangéliste a-t-il mis « ces paraboles ? » — Parce que Jésus-Christ en devait prononcer d’autres encore. Pourquoi le Sauveur s’en alla-t-il de là ? — Pour répandre de (371) toutes parts la semence de sa parole. « Et étant venu en son pays il les instruisait dans leur synagogue(54).» Je crois que ce «pays»dont l’évangile parle, est Nazareth, parce que nous allons voir dans la suite, « Que Jésus-Christ ne fit pas là beaucoup de miracles: » ce qu’on ne peut dire de Capharnaüm dont il est écrit: « Et vous, Capharnaüm qui avez été élevée jusqu’au ciel, vous serez abaissée jusques au fond des enfers, parce que si les miracles qui ont été faits au milieu de vous avaient été faits dans Sodome, elle se serait conservée peut-être jusques aujourd’hui. »(Sup. XI, 23; Luc, X, 16.) Etant venu en son pays il n’y fait que peu de miracles, pour ne pas irriter davantage l’envie de ses concitoyens contre sa personne, et pour ne pas attirer une plus grande condamnation sur leur incrédulité si opiniâtre.

Mais il leur propose sa doctrine sainte qui ne méritait pas moins d’être admirée que les miracles. Et cependant ces insensés, bien loin d’être frappés d’étonnement et d’admirer un homme qui leur parlait de la sorte, le méprisent au contraire à cause de Joseph qui passait pour son père ; quoiqu’ils eussent tant d’exemples, dans les siècles précédents,. d’hommes, qui, sortis d’une race obscure, s’étaient par eux-mêmes rendus très-illustres. David était fils d’un laboureur; Amos, d’un gardeur de chèvres, et gardeur de chèvres lui-même; et Moïse, ce grand législateur, était né d’un père beaucoup au-dessous de lui. Plus Jésus-Christ leur paraissait un homme simple, plus ils devaient être frappés des grandes choses qu’il leur disait, puisque c’était une preuve que sa sagesse n’était point l’effet d’une étude humaine, mais de la seule grâce de Dieu. Et cependant ce qui leur devait donner de l’admiration, ne leur donne que du mépris.

Jésus-Christ fréquentait les synagogues, de peur qu’en demeurant toujours dans le désert, on ne le regardât comme un schismatique, et comme un ennemi de l’Etat: « Etant donc saisis d’étonnement, ils disaient : D’où est venue à celui-ci cette sagesse et cette puissance (54)? » Ils appelaient ses miracles du nom de puissance, ou bien ils marquaient par ce terme la prédication de son Evangile. « N’est-ce pas là le fils de ce charpentier (55)? »Mais c’est précisément ce qui augmente le miracle et le prodige. « Sa mère ne s’appelle-t-elle pas Marie? et ses frères, Jacques, Joseph, Simon et Jude? Et ses soeurs ne sont-t-elles pas toutes parmi nous ? D’où lui viennent donc toutes ces choses (56)? Et ils se scandalisaient à son sujet (57).» Quoi donc! n’était-ce pas cela même qui devait surtout vous porter à le croire? Mais l’envie est une étrange passion, et elle se combat souvent elle-même. Ce qu’il y avait de plus surprenant, de plus merveilleux, de plus capable d’attirer ces hommes à Jésus-Christ, c’était là ce qui les en éloignait Je plus. Que leur dit donc le Fils de Dieu?

« Un prophète n’est sans honneur que dans son pays et dans sa maison (57). Et il ne fit pas là beaucoup de miracles à cause de leur incrédulité (58). » Saint Luc dit la même chose. Mais, dira quelqu’un, n’était-ce pas au contraire une raison d’en faire davantage?

Car puisque l’Evangile marque qu’il était admiré à cause de ces miracles, pourquoi n’en faisait-il pas un grand nombre dans un pays où il n’était pas considéré comme il méritait?

C’est parce qu’il ne cherchait jamais sa gloire dans ses oeuvres miraculeuses, mais le seul avantage des hommes. Comme donc les miracles ne gagnaient rien sur ceux-ci, Jésus-Christ méprisa la gloire qui lui en serait revenue, et il ne voulut pas qu’un plus grand abus de ses grâces rendît ces hommes plus punissables.

Cependant remarquez combien il avait laissé passer de temps, et combien il avait fait de miracles avant que de revenir à Nazareth. Et néanmoins ils ne le peuvent encore souffrir, et leur envie en devient plus furieuse.

Mais d’où vient, me direz-vous, qu’il a voulu faire parmi eux quelques miracles? C’était pour ne pas donner sujet à ce peuple de lui dire : « Médecin, guérissez-vous vous-même.» C’était pour l’empêcher de se plaindre de lui et de dire qu’il les haïssait, qu’il était leur ennemi, et qu’il méprisait ses concitoyens. C’était encore pour les empêcher de s’excuser et de dire : s’il avait fait des miracles parmi nous nous aurions cru en lui. C’est pourquoi il en fait quelques-uns et s’abstient d’en faire davantage, pour accomplir d’un côté ce qui était de son devoir, et pour éviter de l’autre d’attirer sur eux une plus grande condamnation.

Considérez, mes frères, qu’elle était la force (372) des paroles de Jésus-Christ, puisque malgré leur envie, ces hommes ne laissaient pas d’être frappés d’admiration. Mais comme, dans les miracles de Jésus-Christ, ils n’accusaient pas l’action qui paraissait au dehors, mais se formaient seulement-de vaines chimères qui n’avaient point de fondement, en disant : « Il chasse les démons au nom de Béelzébub « (Matth. XII, 24; Luc, XI, 14 ; »de même lorsqu’il s’agit de sa doctrine, ils ne la blâment point en elle-même, mais ils se rejettent sur sa personne pour le décrier par la bassesse de sa naissance.

Considérez, mes frères, la modestie du Fils de Dieu : il ne les méprise point, il nie les traite point avec aigreur, mais il leur dit avec une douceur extrême : « Un prophète n’est sans honneur que dans son pays; » et il ne s’arrête pas là, mais il ajoute « et dans sa maison, » pour marquer, je crois, ses propres frères.

2. Jésus-Christ dans saint Luc (Luc, IV, 25) rapporte quelques exemples semblables. Il fait voir qu’Elie ne se réfugia pas chez ses concitoyens, mais chez une veuve étrangère, et qu’Elisée ne guérit point de lépreux parmi les Juifs, mais le seul Naaman qui était un étranger, et qu’il ne fit aucun miracle sur ses concitoyens. Jésus-Christ leur parlait de la sorte pour leur faire voir que leurs pères avaient été méchants comme eux, et que si leur conduite était coupable, elle n’était pas quelque chose de nouveau.

« En ce temps-là Hérode le Tétrarque entendit parler des actions de Jésus ( XIV, 1).» Le roi Hérode, le père de celui dont parle ici l’Evangile, celui enfin qui avait fait mourir les innocents, était mort. Si l’écrivain sacré marque si expressément le temps, ce n’est pas sans raison; il veut nous faire voir l’orgueil et l’indifférence de ce potentat qui n’entend parler des merveilles qu’opérait Jésus-Christ que longtemps après qu’elles ont commencé d’éclater. C’est ce qui arrive tous les jours aux grands du monde. Comme ils sont pleins du faste de leur grandeur, ils ne connaissent que tard ces choses si extraordinaires, parce qu’ils s’en mettent fort peu en peine.

Mais considérez ici, mes frères, quelle est la force de la vertu! ce tyran craint tellement saint Jean tout mort qu’il est, que cette frayeur lui fait reconnaître la résurrection.

« Il dit à ceux de sa cour: C’est sans doute Jean-Baptiste que j’ai tué, qui est ressuscité d’entre les morts, et c’est pour cela qu’il se fait par lui tant de miracles (2).» Admirez jusqu’où va la crainte de ce tyran. Il n’ose pas dire ces paroles à des étrangers. Il ne se découvre qu’à ceux de sa maison. Mais sa pensée était bien absurde, et d’une grossièreté toute militaire. Soit, on avait vu des morts ressusciter, mais en avait-on jamais vus qui eussent opéré les mêmes oeuvres que Jésus-Christ opérait alors? Il me semble que l’ambition se mêle aussi avec la crainte dans ces paroles,

Car c’est le propre des âmes déréglées de s’abandonner ainsi en même temps à des passions toutes contraires. Saint Luc rapporte que le peuple, en parlant de Jésus-Christ, disait que « c’était Elie ou Jérémie, ou quelque autre des anciens prophètes (Luc, IX, 7); »mais ce prince voulant parler plus sagement que le peuple, dit cette impertinence de la résurrection de saint Jean. Peut-être aussi qu’Hérode, entendant dire que Jésus-Christ était Jean-Baptiste (quelques-uns en effet le disaient), répondit d’abord; non; car j’ai tué Jean à cause de son insolence (Saint Marc et saint Luc rapportent en effet que ce prince se vantait d’avoir décapité Jean); et que voyant ensuite la persistance de ce bruit, de cette croyance, il finit, lui aussi, par dire comme tout le monde. L’évangéliste prend de là occasion de raconter assez au long la mort de saint Jean. Pourquoi ne la rapporte-t-il que comme un fait accessoire, et seulement en passant? Parce que, son unique objet, c’était de parler de Jésus-Christ. Saint Matthieu, non plus que les autres évangélistes, ne font jamais de digression, à moins qu’elle ne puisse servir à leur but principal. C’est pourquoi ils n’auraient pas même mentionné cette histoire, si elle n’eût été liée à celle de Jésus-Christ, si Hérode n’eût dit que Jésus-Christ n’était autre que saint Jean ressuscité. Saint Marc dit qu’Hérode estimait beaucoup saint Jean, quoiqu’il le reprît avec une grande liberté. Car la vertu a tant de force, qu’elle se fait respecter même de ses plus grands ennemis. L’évangile donc rapporte ainsi cette histoire : « Hérode ayant « fait prendre Jean l’avait fait lier et mettre en « prison à cause d’Hérodiade, la femme de «son frère (3). Parce que Jean lui disait : il ne « vous est point permis d’avoir cette femme (4). (373)

« Et ayant envie de le faire mourir il avait eu peur du peuple, parce que Jean était regardé comme un prophète (5). » Saint Jean ne reprenait point cette femme, mais seulement Hérode, parce qu’il avait plus de part au crime, et plus de pouvoir pour le faire cesser. Considérez aussi combien l’évangéliste se modère, et comme il rapporte cet événement, en le racontant plutôt comme une histoire, qu’en l’exagérant comme un grand crime.

« Comme Hérode célébrait le jour de sa naissance, la fille d’Hérodiade dansa publiquement devant lui et elle lui plut (6). » O festin diabolique! ô assemblée de démons ! ô danse cruelle !, ô récompense encore plus cruelle! On y décide en un moment la mort la plus injuste. On y fait mourir un homme qui ne méritait que des louanges et des couronnes. On apporte à ce festin cette tête qui était le trophée des démons, et le moyen dont on se servit pour gagner cette victoire était digne d’un si détestable succès: « Car la fille d’Hérodiade dansa, et plut à Hérode. De sorte qu’il lui promit avec serment de lui donner tout ce qu’elle lui demanderait (7). Mais cette fille ayant été instruite auparavant par sa mère, lui dit: Donnez-moi présentement dans ce plat la tête de Jean-Baptiste (8). » Cette fille est doublement criminelle: premièrement en ce qu’elle danse; secondement en ce qu’elle plaît à Hérode, et lui plaît de telle sorte , qu’elle reçoit un homicide comme le prix de sa danse.

Considérez aussi la cruauté de ce prince, et son insensibilité pleine de folie. Il s’engage par min serment, et il permet à cette fille de lui demander tout ce qu’elle veut. Mais lorsqu’il reconnut dans quel excès il s’était engagé, il en fut fâché, » dit 1’Ecriture. Pourquoi fut-il fâché de la mort d’un homme qu’il avait osé faire emprisonner? C’est parce que la vertu est si puissante, qu’elle se fait admirer même des impies. Mais que dirons-nous de cette femme furieuse? Au lieu d’admirer saint Jean, de l’honorer, de le respecter, et de l’aimer comme celui qui faisait tous ses efforts pour la délivrer de l’oppression honteuse de ce tyran, elle ne lui dresse que des piéges, elle ne désire que sa mort, et elle la demande comme une grâce qui n’était digne que d’un démon. « Néanmoins il craignit à cause du serment qu’il avait fait, et de ceux qui étaient à table avec lui, et il commanda qu’on la lui donnât (9). » Malheureux prince! que ne craigniez-vous plutôt ce qui était plus à craindre? Si vous craigniez d’avoir ces personnes pour témoins de votre parjure, que ne craigniez-vous davantage d’avoir tous les siècles pour témoins d’un meurtre si exécrable?

3. Mais comme je crois que plusieurs de ceux qui m’écoutent, ignorent quel était le crime que saint Jean reprenait en ce prince, et qui donna lieu à sa mort, je pense qu’il est nécessaire d’en dire un mot. Et ceci vous servira pour admirer encore davantage la sagesse des lois de Moïse. Car Hérode avait violé l’une de ces anciennes lois, et saint Jean la soutenait contre lui : « Si quelqu’un , » dit Moïse, « meurt sans enfants, qu’on donne à son « frère la femme qu’il laisse veuve. » (Deut. XXV,5.)

Comme la mort alors paraissait un mal dont on ne pouvait se consoler, et qu’en ces temps-là on ne s’attachait qu’à la vie présente, Moïse ordonne par une loi, que le frère qui restait épouserait la femme de son frère mort, et donnerait le nom de celui-ci à l’enfant qu’il en aurait, afin que sa maison ne fût point détruite. Comme les enfants font la plus grande consolation de ceux qui meurent, si celui qui mourait n’en avait point laissé après lui, il semblait qu’il aurait été inconsolable dans sa mort. Moïse voulant donc adoucir les regrets de ceux à qui la nature n’aurait point donné d’enfants, commanda que leur frère épousant leur veuve, les enfants qui naîtraient de ce mariage portassent le nom du frère mort. Mais lorsque celui qui mourait avait des enfants, ce mariage n’était plus permis.

Vous me direz, peut-être: Pourquoi n’était-il pas aussi bien permis au fière du mort d’épouser sa veuve qu’à un étranger? C’est parce que Dieu a voulu étendre ainsi davantage les alliances, et donner aux hommes plus de moyens de s’unir les uns avec les autres.

D’où vient donc, me direz-vous, que lorsqu’un homme mourait sans enfants, sa veuve n’épousait pas un étranger? C’est parce que l’enfant sorti de ce second mariage n’eût point été censé du premier mari; au lieu que le frère même donnant des enfants à son frère mort, ces enfants pouvaient plus aisément passer pour être de lui. On n’obligeait donc le frère du mort à soutenir la maison de son frère, que dans le cas où ce frère n’aurait point (374) laissé d’enfants. Et lorsqu’il y était obligé, cette raison que je viens de dire justifiait son mariage avec la femme de son frère mort.

Comme donc Hérode avait épousé la femme de son frère quoique celui-ci en mourant eût laissé des enfants, saint Jean avait raison de blâmer cette alliance criminelle. Il le fait avec une sagesse admirable, et avec un zèle qui était tempéré d’une grande retenue.

Mais considérez, je vous prie, tout l’ensemble de ce festin, et vous verrez que c’était le diable qui y présidait. Premièrement tout s’y passe dans les délices, dans la fumée du vin et des viandes, ce qui ne peut avoir que de malheureuses suites. Tous les conviés sont des méchants, et celui qui les convie est le plus méchant de tous. De plus la licence et le libertinage y règnent souverainement. Enfin on y voit une jeune fille qui, étant née du frère mort, rendait ce mariage illégitime, et que sa mère devait cacher comme un témoignage public de son impudicité, qui entre au contraire avec pompe et avec magnificence au milieu de ce festin, et au lieu de se maintenir dans l’honnêteté propre à son sexe, s’expose aux yeux de tous, avec une impudence que n’auraient pas les femmes les plus débauchées.

La circonstance du- temps et du jour augmente encore le crime d’Hérode. Lorsqu’il devait rendre grâces à Dieu de ce qu’il lui avait donné la vie, il signale le jour de sa naissance par l’action la plus barbare, et au lieu que dans cette joie publique, il aurait dû tirer saint Jean de prison, il couronne sa captivité si inhumaine par u rie mort cruelle et sanglante.

Ecoutez ceci, vous jeunes filles, ou plutôt vous, jeunes femmes, qui osez dans les noces des autres vous signaler par votre licence, par vos danses peu modestes, par votre joie trop libre et par une dissolution qui déshonore votre sexe. Ecoutez ceci, vous tous qui aimez la bonne chère, et qui recherchez les festins pleins de luxe et de désordre. Craignez cet abîme et ce piége par lequel le démon fit tomber ce malheureux prince dans ce grand crime. Car il l’enveloppa de telle sorte dans se-s filets, comme il est rapporté dans saint Marc, qu’il lui fit jurer « de donner » à cette danseuse tout ce « qu’elle lui demanderait, quand ce serait la moitié de son royaume. »Dans la frénésie de la passion, qui le possédait, il estimait si peu la principauté, qu’il était prêt d’en donner la moitié pour une danse.

Mais, faut-il s’étonner qu’on ait vu alors un si grand excès, lorsque nous voyons, en ce temps où la lumière et la piété du christianisme se sont tellement répandues dans tout le monde, des jeunes gens s’abandonner de telle sorte au luxe et à la mollesse, qu’ils donnent pour se satisfaire et sans même y être engagés par serment, non pas un royaume, mais leur âme. Devenus les esclaves de la volupté, ils vont comme des brebis partout où le loup les entraîne.

N’est-ce pas ce qui arrive ici à Hérode? La passion a tellement égaré sa raison, qu’il commet à la fois deux actes de la dernière folie: d’abord, de rendre maîtresse de ses actions une fille furieuse, enivrée de passion, et capable des plus grands emportements; et ensuite de confirmer par serment une promesse si extravagante.

Mais quel qu’ait été le crime du tyran, la femme néanmoins qui inspire une si horrible demande à sa fille est sans comparaison plus criminelle que cette jeune fille qui la fait, et qu’Hérode même qui l’accorde. Car ce fut elle qui conduisit toute cette intrigue , et qui trama cette funeste tragédie. Au lieu de se montrer reconnaissante envers le prophète qui voulait faire cesser son déshonneur, elle affiche elle-même son ignominie; en faisant danser sa fille en public, elle demande la tête du saint, et elle tend un piége où Hérode vient se prendre.

Ainsi la parole de Jésus-Christ a été vérifiée:

« Celui qui aime son père et sa mère plus que moi n’est pas digne de moi.» (Marc, VI, 23.) Si la fille d’Hérodiade avait suivi cette loi, elle n’en aurait pas violé tant d’autres, et elle n’aurait pas été la cause d’un crime effroyable. Vit-on jamais une si brutale cruauté? Une fille pour grâce demande un meurtre. Elle demande une mort injuste, la mort d’un saint, et elle fait cette cruelle demande au milieu d’un festin, devant tout le monde, et sans rougir. Elle ne prend point Hérode en particulier pour lui faire cette demande. Elle la fait devant toute la cour, avec un front d’airain, avec un visage de prostituée, et le démon, qui lui avait inspiré ce qu’elle devait demander, lui fait accorder ce qu’elle demande. C’est lui qui la fit danser avec tant de grâce, qui fit qu’Hérode fut ravi de la voir, et qu’ensuite il s’abandonna aveuglément à sa passion.

Car le démon se trouve partout où il y a de (375) la danse. Dieu ne nous a point donné des pieds pour un usage si honteux, mais pour marcher avec modestie. Il ne nous les a pas donnés pour sauter comme font les chameaux (car les chameaux ne sont pas beaux à voir lorsqu’ils dansent, et les femmes encore moins), mais pour avoir place dans le choeur des anges. Que si le corps est déshonoré par ces mouvements indécents, combien l’âme l’est-elle encore davantage? Les danses sont les jeux des démons. Ses ministres et ses esclaves en font leurs divertissements et leurs plaisirs.

4. Mais je vous prie de considérer avec plus d’attention quelle est la demande de cette fille. «Donnez-moi, » dit-elle, « dans ce plat la tête de « Jean-Baptiste. » Voyez-vous l’effronterie? Entendez-vous l’organe du diable? Elle sait bien quel est celui dont elle demande la tête, puisqu’elle l’appelle « Jean-Baptiste, » et elle la demande néanmoins. Elle veut qu’on lui apporte dans un plat cette tête sacrée et bienheureuse, et elle en parle comme s’il ne s’agissait que d’un mets qu’on servirait sur une table. Elle ne donne aucune raison de cette demande barbare, parce qu’elle n’en avait point. Elle met seulement sa gloire à se faire donner une satisfaction si cruelle et si malheureuse.

Elle ne demande point qu’on fasse venir saint Jean et qu’on le tue devant tout le monde. Elle appréhendait trop sa force et sa liberté. La moindre de ses paroles l’aurait fait trembler, et la vue du glaive qui allait lui trancher la tête n’eût point empêché ce courageux prophète de parler. C’est pourquoi elle dit: « Donnez-moi ici dans ce plat la tête de Jean-Baptiste. » Elle veut voir sa tête, mais lorsque sa bouche sera muette. Elle la veut voir toute sanglante, non-seulement pour s’assurer qu’elle ne lui fera plus de reproches, mais encore pour satisfaire sa vengeance en lui insultant.

Dieu voit cela, mes frères, et il le souffre. Il ne lance point ses foudres sur cette malheureuse. Il ne réduit point en cendres ce front insolent et cette langue homicide. Il ne commande point à la terre de s’ouvrir pour abîmer ce prince et tous ses conviés avec lui. Il retint sa justice en cette rencontre pour préparer à son serviteur une couronne plus illustre, et pour laisser à tous ceux qui le suivraient une plus grande consolation dans leurs maux.

Ecoutons ceci, nous que la pratique de la vertu expose aux mauvais traitements des méchants. Un homme si admirable, un saint qui avait passé sa vie dans un désert, sous un habit si austère, sous un cilice; un prophète et le plus grand des prophètes, à qui le Fils de Dieu avait rendu ce témoignage qu’entre tous ceux qui étaient nés des femmes, il n’y en avait point de plus grand que lui : ce saint, dis-je, est sacrifié à la rage d’une femme impudique; sa tête est le prix de la danse d’une fille effrontée, et il est abandonné à ces furieuses, parce qu’il a soutenu avec vigueur la loi de Dieu.

Pensons à ce grand exemple, et souffrons généreusement tout ce qui nous pourra arriver. Cette malheureuse femme était altérée du sang de l’innocent, et elle a le plaisir de le répandre. Elle voulait se venger de l’injure qu’elle croyait que saint Jean lui avait faite, et Dieu permet qu’elle se satisfasse comme elle l’avait désiré, et qu’elle se rassasie de sa vengeance.

Qu’avait-elle à reprocher à ce saint homme? Il ne lui avait jamais fait la moindre réprimande, et il s’était toujours adressé à Hérode. Mais sa conscience criminelle lui fait sentir l’aiguillon du remords. C’est le bourreau qui la tourmente et qui la déchire. Ce qu’elle endure au dedans la rend comme furieuse au dehors. Elle remplit sa maison de confusion et d’infamie. Elle déshonore tout ensemble en elle-même sa fille et son mari mort, et découvre son adultère vivant; elle veut surpasser ses premiers excès par d’autres encore plus horribles. Il semble qu’elle dise à saint Jean : Si vous ne pouvez souffrir de voir Hérode adultère, je le rendrai même homicide; et pour faire cesser vos reproches, je le forcerai de vous-ôter la vie.

Je vous appelle ici, vous tous qui donnez aux femmes un si grand pouvoir sur votre esprit. Vous qui faites des serments indiscrets sur des choses douteuses et incertaines, et qui creusez ainsi la fosse où vous devez être précipités, en rendant les autres les maîtres de votre perte. Car n’est-ce pas ainsi que périt Hérode? Il crut que dans une fête et dans un jour de joie, cette fille lui demanderait quelque chose qui fût proportionné à elle, au lieu où elle était, et au temps de cette réjouissance publique; bien loin de s’imaginer qu’elle dût demander une tête. Et cependant il fut trompé malheureusement, et sa surprise ne l’excuse point. (376)

Car si cette fille instruite par sa mère osa lui faire une demande plus digne d’une tigresse que d’une femme, c’était à lui à s’opposer à cette furieuse, et non pas à se rendre le ministre d’une cruauté si odieuse et si inouïe.

Qui n’aurait été frappé d’horreur de voir au milieu d’un festin paraître dans un plat cette tête sacrée toute dégouttante de son sang? Hérode néanmoins n’en est point touché, et encore moins cette femme barbare. C’est là l’esprit de ces malheureuses prostituées. Elles perdent la compassion avec l’honneur, et elles sont aussi hardies et aussi inhumaines qu’impudiques. Car si le seul récit d’un événement si barbare nous fait frémir d’horreur, combien en devait faire l’action même? Quel devait être le sentiment de ces convives voyant au milieu du festin une tête qui venait d’être coupée, et qui nageait dans son propre sang? Cependant cette femme, plus cruelle que les furies, ne trouve que du plaisir dans ce spectacle. Elle triomphe de joie d’être enfin venue à bout de tous ses désirs; au moins aurait-elle dû se contenter de voir une fois cette tête coupée; mais non, il faut qu’elle se repaisse de cette vue, qu’elle s’enivre en quelque sorte de ce sang d’un prophète, dont elle avait été si altérée.

Voilà ce que produit cette infâme passion. Après avoir fait des impudiques, elle fait encore des meurtriers. C’est pourquoi je ne doute point qu’une femme qui a l’adultère dans le coeur, ne soit prête à ôter la vie à son mari aussi bien que l’honneur, et qu’elle ne soit assez hardie polir commettre, je ne dis pas seulement un ou deux , mais mille homicides. Et on nu voit que trop d’exemples de ce que je dis. C’est par cet esprit de sang et de meurtre que se conduisit alors cette femme, croyant qu’après qu’elle aurait fait mourir saint Jean, son crime serait enseveli avec lui. Mais il arriva tout le contraire, parce qu’après sa mort même, le prophète parla plus haut que jamais.

5. Les méchants se conduisent dans leurs desseins comme les malades, qui mourant de soif ne pensent qu’à boire pour se rafraîchir, sans considérer qu’ils se trouveront ensuite beaucoup plus mal. Si cette femme n’eût point fait mourir saint Jean, pour l’empêcher de lui reprocher son impudicité, on aurait beaucoup moins parlé contre elle. Car lorsque saint Jean fut mis en prison, ses disciples d’abord demeurèrent dans le silence. Mais lorsqu’ils le virent tué si cruellement, ils furent contraints enfin de dire qu’elle avait été la cause de sa mort. Ils voulaient d’abord épargner la réputation de cette femme adultère, en ne publiant point ce qui aurait pu la déshonorer. Mais ils sont forcés enfin de découvrir toute cette intrigue, de peur qu’on ne crût que leur maître eût été un séditieux comme Theudas et Judas, et qu’il eût été exécuté comme eux, pour avoir fait quelque entreprise contre l’Etat.

On voit par là, que plus on s’efforce de cacher son péché plus on le publie; et que le moyen de couvrir un crime n’est pas d’y en ajouter un autre, mais de l’expier par une sincère pénitence.

Considérez, je vous prie, avec quelle modération l’Evangile parle de cet attentat d’Hérode; comme il ne l’exagère point, et qu’il semble même l’excuser en quelque sorte. Car i! rapporte de ce prince « qu’il s’affligea de cette demande, mais que néanmoins, à cause de son serment et de ceux qui étaient à table avec lui, » il consentit à cette mort. Il dit de même de cette jeune fille, qu’elle fut poussée à cela par sa mère, et qu’elle lui porta cette tête, comme s’il disait qu’elle ne fit que lui obéir. Car les véritables justes plaignent davantage celui qui fait le mal que celui qui le souffre, parce qu’ils savent que le mal retombe sur celui qui le fait. Ainsi ce n’est point saint Jean qui est à plaindre dans sa mort, puisqu’il n’en reçut aucun mal, mais ceux qui l’ont traité si cruellement.

Imitons cette modération, mes frères, plaignons les pécheurs et n’insultons point au malheur des autres. Couvrons leurs excès autant que nous le pourrons, et entrons dans des sentiments vraiment chrétiens. Considérons que l’évangéliste, contraint de parler de cette femme impudique et meurtrière, le fait sans exagération et fort simplement. il ne dit point que cette jeune fille fut instruite par cette cruelle, par cette furieuse, mais « par « sa mère. » Il trouve un terme honorable en parlant de cette femme; et vous n’avez quo des injures en parlant de votre prochain.

Vous n’avez pas la même retenue en parlant de votre frère, lorsqu’il vous a un peu fâché, que l’évangéliste lorsqu’il parle d’une femme si criminelle. Vous vous emportez alors à des injures atroces, vous l’appelez un méchant, un détestable, un trompeur, un insensé , et mille (377) autres choses encore plus horribles. Vous oubliez que vous êtes homme; vous le traitez comme un étranger et comme un barbare, et voué le chargez d’outrages et d’injures.

Ce n’est pas ainsi qu’agissent les saints. Ils ne font pas des imprécations contre les méchants; mais ils pleurent et ils soupirent pour eux. Faisons la même chose. Pleurons Hérodiade et celles qui lui ressemblent. Il y a bien aujourd’hui de ces festins homicides. On n’y tue pas le saint précurseur, mais les membres mêmes de Jésus-Christ, et d’une manière encore plus cruelle. On n’y présente pas une tète dans un plat pour le prix d’une danse, mais on y tue les âmes des convives. Car lorsqu’on rend ces personnes esclaves des plaisirs brutaux, et qu’on les engage dans les passions les plus infâmes, n’est-il pas vrai qu’on les tue, non en retranchant leur tête de leur corps, mais en séparant leur âme d’avec Jésus-Christ?

Car oserez-vous me dire que lorsque votas êtes plongé dans le vin et dans l’excès de la bonne chère, cette danse et ces gestes d’une femme prostituée ne font aucune impression sur votre esprit; que l’impureté ne se saisit point de votre coeur, et que vous ne tombez point alors dans ce malheur horrible dont parle saint Paul: « Faisant des membres de «Jésus-Christ les membres d’une femme prostituée? »

Si la fille d’Hérodiade ne se trouve pas là, le diable s’y trouve. Et comme il était l’auteur de la danse d’Hérodiade, il l’est encore de celle qu’on danse devant vous, et il remporte pour prix de sa danse les âmes de ceux qui la regardent.

Quand vous pourriez vous défendre de l’intempérance et de tous ces excès de vin, ne tomberiez-vous pas dans un autre plus grand malheur, en participant aux péchés de ceux qui vous traitent? Car combien ces festins si magnifiques supposent-ils de rapines et de sols? Combien a-t-il fallu appauvrir de monde pour couvrir si richement une table? Ne considérez pas ces viandes si délicieuses qu’on y sert. Pensez aux moyens dont on fournit à ces prodigieuses dépenses, et vous verrez que c’est l’avarice, l’usure, les rapines et la violence, qui-font subsister ces grandes tables.

Mais ce n’est point du bien d’autrui , dites-vous, que j’entretiens ces dépenses. Je le veux. Mais quand ce serait du bien le mieux acquis, Pouvez-vous justifier un si grand luxe? Voyez ce que dit le Prophète; et comme sans marquer aucune rapine, il condamne seulement la délicatesse et la magnificence de vos tables: « Malheur à vous, » dit-il, « qui buvez des vins délicieux, et qui vous parfumez des « plus excellents parfums ! » (Amos, VII, 7.) Vous voyez qu’il n’accuse que la bonne chère, et non les concussions ou l’avarice. Et considérez, je vous prie, ce que vous faites dans vos festins. Vous mangez avec excès pendant que Jésus-Christ n’a pas de quoi soulager sa faim. Vous chargez vos tables de mets délicieux, et il n’a pas un morceau de pain sec. Vous buvez du vin de Thasos, et vous ne lui donnez pas un verre d’eau froide pour apaiser la soif qui le brûle. Vous couchez dans des lits magnifiques, et il couche à l’air, et meurt de froid, Quand donc vos festins ne seraient pas abominables, comme étant le fruit de votre avarice, ils le seraient néanmoins par ces dépenses excessives et superflues que vous y faites, lorsque vous refusez le nécessaire aux membres de Jésus-Christ, quoique ce soit lui qui vous ait donné tout ce que vous avez.

6. Si étant le tuteur d’un orphelin, vous consumiez tout le bien qu’il a, et le laissiez dans la dernière pauvreté, tous les hommes s’élèveraient contre vous, et toutes les lois s’armeraient pour punir une si grande injustice; et vous croyez que lorsque vous dissipez ainsi le patrimoine du Christ, vous demeurerez impuni? Je ne parle point ici de ceux qui entretiennent à leurs tables des femmes perdues. Je n’ai rien de commun avec ces hommes. Je les regarde, selon l’Evangile, comme « des chiens. » Je ne parle point non plus à ces avares qui pillent les uns pour traiter magnifiquement les autres; je n’ai rien à démêler avec eux et je les considère, selon l’Ecriture, comme « des pourceaux » et comme « des « loups. » Je ne m’adresse qu’à ceux qui se contentent de jouir paisiblement de leur bien sans en faire part aux pauvres, et dépensent seulement ce qu’ils ont reçu de leur père, sans faire tort à personne.

Je dis que ces personnes ne doivent point se croire innocentes. Comment prétendriez-vous n’être point coupable de nourrir tous les jours à votre table des comédiens, et des parasites, et de ne pas croire Jésus-Christ digne de la même grâce qu’eux? Un bouffon qui divertit trouve place à votre table, et Jésus-Christ qui vous offre le royaume même des cieux, n’y (378) en trouve pas? Un bon mot, une parole (lite avec esprit, vous rend libéral envers celui qui l’a dite, et lorsque Jésus-Christ vous enseigne des choses dont l’ignorance vous mettrait au rang des bêtes, vous le rejetez et le méprisez. Vous avez de l’horreur quand vous écoutez ceci : que n’en avez-vous aussi quand vous le faites? Bannissez de cette table toutes ces personnes infâmes, et invitez-y Jésus-Christ. Si vous lui faites part ici de votre bien, vous le trouverez favorable, lorsqu’il vous jugera un jour. Il sait reconnaître ceux qui l’auront reçu à leur table. Si les voleurs même ont du respect pour ceux qui les traitent, et qui les font manger avec eux, que devez-vous croire du Sauveur? Souvenez-vous de la douceur qu’il témoigna autrefois à table pour une femme pécheresse, et de ce reproche qu’il fit à Simon : « Vous ne m’avez pas donné le baiser? » Si lors même que vous ne faites rien de ceci, Jésus-Christ ne laisse pas de vous nourrir, que fera-t-il lorsque vous le nourrirez?

N’arrêtez pas vos yeux sur ce pauvre que vous voyez. Ne considérez point ces habits déchirés dont vous le voyez à demi-couvert. Croyez que c’est Jésus-Christ même qui, dans la personne de ce pauvre, entre chez vous. Quittez ces paroles outrageuses et cruelles, par lesquelles vous éloignez de vous ceux qui vous demandent l’aumône. Ne les appelez plus des fainéants, des paresseux et des lâches. Souvenez-vous seulement alors quelles sont les actions par lesquelles vos parasites vous plaisent; à quoi vous servent-ils? Que vous font-ils qui vous soit utile? Ce sont des fous, dites-vous. Ils servent à me divertir à table. Quoi! Des misérables qui ne disent que des sottises, et qui souffrent qu’on leur donne des soufflets, vous paraissent propres à vous divertir? Qu’y a-t-il au contraire de moins agréable que de frapper ainsi sur un visage fait à l’image de Dieu, et de trouver du plaisir dans la honte de celui qui est homme comme vous?

Ne rougissez-vous point de faire de votre logis un théâtre de comédiens et de bouffons, et appelez-vous vivre en homme d’honneur, que de vous rabaisser à ces infamies? Vous vous divertissez de ce qui vous devrait faire répandre des ruisseaux de larmes. Au lieu que vous devriez contribuer à convertir ces sortes de gens, et à leur faire changer de vie, vous êtes le premier à les y entretenir. Vous les excitez à dire des paroles déshonnêtes et. déréglées; vous appelez cela un divertissement, et vous faites vos délices de ce qui vous attirera les supplices de l’enfer. Ne faut-il pas-avoir perdu l’esprit pour être capable de ces pensées?

7. Je ne dis point ceci pour empêcher qu’on ne fasse quelque charité à ces personnes, mais. je ne veux pas qu’on le fasse pour une si mauvaise raison. L’aumône doit venir d’un sentiment de compassion et de miséricorde, et non point de ces vanités, ou plutôt de ces cruautés. Ayez pitié de ces gens, mais ne les perdez pas. Nourrissez-les parce qu’ils sont pauvres, parce que vous nourrissez Jésus-Christ en leur personne, et non parce qu’ils disent des paroles diaboliques, ou parce qu’ils font des actions qui vous déshonorent vous-mêmes. Ne regardez point cette bonne humeur qu’ils vous font paraître au dehors. Pénétrez dans le fond de leur conscience. Vous verrez ce qu’ils souffrent au dedans d’eux-mêmes, et qu’ils se tiennent très-malheureux d’être réduits à gagner ainsi leur vie. S’ils cachent cette douleur qui les ronge, c’est parce qu’ils ne veulent pas vous déplaire.

Recevez donc à l’avenir à votre table plutôt des hommes qui aient de l’honneur et de la vertu, quoiqu’ils soient pauvres, que des bouffons et des gens sans foi et sans conscience. Et si vous voulez tirer même quelque avantage de la grâce que vous leur faites, commandez-leur qu’aussitôt qu’ils vous verront faire ou dire quelque chose qui soit peu honnête, ils vous en avertissent et vous en reprennent; qu’ils aient soin de vos domestiques, et qu’ils veillent sur toute votre famille. Si vous avez des enfants, qu’ils en soient les pères aussi bien que vous, et qu’ils partagent avec vous l’autorité que Dieu vous donne sur eux.

Servez-vous d’eux pour vous enrichir selon Dieu, et pour entretenir par eux un trafic et un commerce tout spirituel. Si quelqu’un a besoin de secours, commandez à ces personnes de lui en porter, ordonnez-leur d’assister les malheureux. Envoyez-les chercher les hôtes et les étrangers, revêtez par eux ceux qui sont nus. Visitez par eux les prisonniers. Enfin employez-les pour remédier aux nécessités de tout le monde. C’est ainsi qu’ils reconnaîtront le bien que vous leur faites, d’une manière qui sera avantageuse, et pour vous et pour (379) eux-mêmes, et qui sera estimée de tout le monde.

C’est ainsi que vous pourrez lier avec eux une amitié plus étroite. Car bien que vous paraissiez leur ami, lorsque vous prenez soin de leur subsistance, ils ne laissent pas d’avoir toujours quelque pudeur, parce qu’ils croient qu’ils vous sont à charge; mais s’ils vous rendent quelques services, ils useront de votre bonne volonté avec moins de peine, comme ne vous étant pas tout à fait inutiles. Vous Leur donnerez des marques de votre bonté avec plus de satisfaction, et vous les obligerez encore par cette conduite à vivre auprès de vous avec une déférence accompagnée d’une honnête liberté. Ainsi votre maison qui était auparavant un théâtre, deviendra une église. Le démon en sera banni, et Jésus-Christ y entrera avec la troupe de ses saints anges. Car les anges sont toujours où est Jésus-Christ, et où est Jésus-Christ avec ses anges, là est une lumière plus éclatante que le soleil, ou plutôt là est le ciel et le paradis.

Si vous voulez encore retirer d’eux un service plus considérable, priez-les, lorsque vous avez quelque loisir, de vous lire l’Ecriture sainte. Ils vous serviront avec plus de joie en cela qu’en toute autre chose, puisque cette occupation contribuera également à leur édification et à la vôtre. Mais lorsque vous nourrissiez chez vous ces bouffons, vous vous déshonoriez aussi bien qu’eux; vous, comme un homme de désordre et de bonne chère, et eux comme des misérables qui étaient obligés, pour subsister de quelque manière, de vivre sans honneur et sans conscience. Celui qui ne nourrit ces gens que pour des usages honteux, les offense plus que s’il les tuait; et celui au contraire qui nourrit des hommes pour tirer d’eux ces services de charité, leur est plus utile que s’il les sauvait de la mort. Vous méprisiez alors ces hommes de divertissement plus que le dernier de vos serviteurs, et votre esclave aurait eu plus de liberté auprès de vous qu’ils n’en avaient: mais lorsque vous les employez à l’usage que je vous ai dit, vous les égalez aux anges.

Délivrez donc les autres de ces outrages en vous en délivrant aussi vous-mêmes. Qu’on ne parle plus de parasites à votre table, mais que ceux qui y seront invités soient vos véritables amis. Ne les traitez point comme des flatteurs et des complaisants, mais comme des personnes qui vous sont chères. Dieu a donné l’amitié aux hommes, non afin que les amis s’entre-perdent et s’entre-corrompent, mais afin qu’ils s’entr’aident à faire le bien. Lorsqu’on aime au contraire ces personnes infâmes, cette amitié est pire que les inimitiés les plus mortelles. Nous pouvons tirer beaucoup d’avantage de nos ennemis mêmes, si nous en savons bien user, mais nous ne pouvons attendre que du mal de ces faux amis.

Bannissez donc de votre maison ces amis, qui ne vous apprendront que ce qui vous peut perdre, et qui sont plutôt les amis de votre table que de votre personne. Il ne vous cherchent qu’à cause de votre luxe. Quittez-le et ils vous quitteront. Ceux au contraire qui sont liés avec vous par la vertu et la piété, demeureront fermes et vous aimeront, quelque malheur qui vous arrive.

Mais de plus ces hommes infâmes se vengent souvent de vous, et sont les premiers à semer contre vous des bruits désavantageux. Je sais que c’est de cette manière que plusieurs, très-honnêtes gens, ont été publiquement décriés et soupçonnés de crimes atroces, les uns de magie, les autres d’adultères, ou d’autres excès encore plus abominables. Comme on voit aussi que ces gens n’ont rien à faire chez vous, et qu’ils sont toujours à votre table sans qu’ils vous rendent aucun service, on se persuade aisément qu’ils sont les ministres de vos passions.

Si nous voulons donc, mes Frères, retrancher tous ces soupçons à l’égard des hommes, si nous voulons nous rendre plus agréables à Dieu, et nous préserver des supplices éternels dont il nous menace, fuyons cette coutume diabolique d’inviter des hommes si dangereux à notre table. Pratiquons cet excellent avis de saint Paul: « Soit que vous buviez, soit que vous mangiez, faites tout à la gloire de Dieu ( I Cor. X, 31), afin qu’ayant tout fait pour sa gloire, nous en jouissions un jour, par la grâce et par la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.» (380)

HOMÉLIE XLIX: « JÉSUS DONC AYANT APPRIS CE QU’HÉRODE CROYAIT DE LUI, PARTIT DE CE LIEU DANS UNE BARQUE, ET SE RETIRA EN PARTICULIER DANS UN LIEU DÉSERT : ET LE PEUPLE L’AYANT SU LE SUIVIT A PIED DE DIVERSES VILLES. » (CHAP. XIV, VERSET 13, JUSQU’AU VERSET 23.)

ANALYSE

1. Préludes du miracle de la multiplication des pains.

2. Qu’il faut prier avant le repas. — Contre Marcion et les Manichéens et les autres hérétiques qui ne voulaient pas que Jésus-Christ fût le Dieu créateur.

3. Des dispositions à apporter à la Sainte Table.

4. Contre le luxe et ta bonne chère.

5 et 6. Curieuse réprimande contre le luxe des chaussures.

 

1. Remarquez combien de fois Jésus-Christ se retire. Lorsqu’on met saint Jean en prison, lorsqu’on le fait mourir, lorsque les Juifs disaient qu’il faisait plus de disciples que saint Jean, nous voyons qu’il se retire dans toutes ces rencontres. Il voulait la plupart du temps agir en homme, parce que le temps d’agir en Dieu, et de découvrir ce qu’il était, n’était pas encore venu. C’est pour ce sujet qu’il commandait à ses disciples de ne dire à personne qu’il fût le Christ, parce qu’il attendait après sa résurrection à le faire connaître à toute la terre. Aussi il n’a pas témoigné une grande sévérité contre les Juifs, qui jusque-là avaient été incrédules, et on voit qu’il les traite avec beaucoup de douceur et d’indulgence.

Lorsqu’il se retire ici, il ne va point dans une autre ville, mais « dans le désert, » et il monte sur une barque, afin que personne ne le suive. Il est remarquable que les disciples de saint Jean s’unissent avec Jésus-Christ plus que jamais depuis la mort de leur maître, puisque ce sont eux-mêmes qui lui viennent donner cet avis. Apparemment comme ils avaient renoncé à tout, et qu’après la mort de leur maître ils ne savaient où se retirer, ils s’étaient réfugiés vers le Fils de Dieu. Ainsi la sagesse avec laquelle Jésus-Christ leur répondit, lorsqu’ils le vinrent trouver de la part de saint Jean, fit l’effet qu’elle devait sur leur esprit, dans cette affliction que leur causa la mort de leur maître.

Mais, direz-vous, pourquoi Jésus-Christ ne se retire-t-il pas même avant qu’on ne lui apporte cette nouvelle, puisqu’il savait l’événement avant qu’on le lui eût annoncé ? C’est parce qu’il voulait agir en homme pour mieux établir la foi de son incarnation. Il voulait montrer qu’il était homme, non-seulement par sa présence visible, mais encore par ses actions; parce qu’il prévoyait que la malice du démon allait tout mettre en usage pour ruiner cette vérité dans le monde.

C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ se retire. Mais le peuple ne peut encore s’empêcher de le suivre. Rien rie le peut retenir et la mort de saint Jean ne l’effraye point. Tant l’amour est puissant dans ce qu’il désire, pour repousser la crainte de tous les maux, et pour se mettre au-dessus de tous les obstacles! Aussi cette multitude fidèle reçoit-elle bientôt la récompense de son zèle.

« Comme Jésus-Christ sortait, il vit une grande multitude de personnes, et ses entrailles en furent émues de compassion, et il guérit leurs malades (14). » Quelque affection que ce peuple témoigne pour suivre le Sauveur, ce que le Sauveur fait pour lui va néanmoins beaucoup au delà. C’est pourquoi l’Evangile marque que la première cause de ces guérisons, fut sa compassion et sa grande charité : « Ses entrailles furent émues de compassion, et il guérit leurs malades. » Jésus-Christ ne demande point ici à cette foule de gens s’ils ont la foi; cette foi éclatait suffisamment dans leur conduite, puisqu’ils (381) abandonnaient leurs villes pour le suivre dans les déserts, qu’ils le cherchaient avec tant de soin, et qu’ils ne pouvaient se séparer de lui malgré la faim qui les pressait.

Quoiqu’il eût résolu de les nourrir, il ne le fait pas de lui-même ni de son propre mouvement. Il attend qu’on le prie et qu’on lui parle. Il garde ici la coutume qu’il observait partout, de ne pas aller le premier au-devant des miracles, mais d’attendre que les occasions se présentent.

Mais d’où vient que personne parmi tout ce peuple ne s’adressa lui-même à Jésus-Christ, pour lui représenter son état? C’est parce qu’ils avaient tous pour lui un profond respect, et que la joie qu’ils avaient de le suivre et de l’écouter, leur ôtait le sentiment de la nécessité où ils se trouvaient. Ses disciples même ne viennent point le prier de nourrir ce peuple, parce qu’ils étaient encore trop imparfaits.

« Mais le soir étant venu, ses disciples l’allèrent trouver, et lui dirent: Ce lieu-ci est désert et l’heure est déjà passée: renvoyez le peuple afin qu’ils s’en aillent dans les villages acheter de quoi manger (15). » Car si même après avoir vu ce grand miracle, ils en perdent aussitôt la mémoire, et si après avoir remporté tant de corbeilles pleines des morceaux qui restaient, ils ne laissèrent pas encore de croire qu’il leur voulait parler de pain, lorsqu’il leur parlait « du levain » de la doctrine des pharisiens; combien étaient-ils moins capables de s’attendre à un miracle dont rien de ce qu’ils avaient déjà vu ne pouvait leur donner l’idée? Quoiqu’en ce moment même ils eussent vu toute sorte de maladies guéries devant leurs yeux, ils étaient néanmoins si faibles qu’il ne leur vint aucune pensée de la multiplication des pains.. Et considérez ici, mes frères, la sagesse avec laquelle Jésus-Christ les attire à la foi. Il ne leur dit point tout d’un coup qu’il les nourrirait lui-même. Ils ne l’eussent pas cru s’il leur eût parlé de la sorte.

« Jésus leur répondit: Il n’est pas nécessaire qu’ils s’en aillent; donnez-leur vous-mêmes à manger (16). » Il ne dit point: Je leur donnerai moi-même à manger; mais « donnez leur-en vous-mêmes. » Car ils ne le regardaient encore que comme un homme. Cependant ces paroles ne les font point encore rentrer en eux-mêmes: et continuant de lui par1er toujours comme à un simple homme, ils lui disent: « Nous n’avons ici que cinq pains et deux poissons (17). » C’est pourquoi saint Marc écrit: «Qu’ils ne comprirent pas ce que « Jésus-Christ leur avait dit, parce que leur coeur était appesanti. » (Marc, VI, 52.) Mais Jésus voyant que leurs pensées restaient attachées à la terre, commence à se montrer et il dit: « Apportez-les-moi ici (18). » Si ce lieu est désert, il ne l’est point pour celui qui nourrit toute la terre, et si l’heure est déjà passée, celui qui vous parle n’est sujet ni aux heures ni au temps. Saint Jean marque que ces pains étaient « des pains d’orge, » ce qu’il ne fait pas sans mystère, mais pour nous apprendre à fouler aux pieds toutes les délices du monde, et tout le luxe des tables. C’était aussi la nourriture ordinaire des prophètes.

2. « Et ayant commandé au peuple de s’asseoir sur l’herbe, il prit les cinq pains et les deux poissons, et levant les yeux au ciel il les bénit (19). » Pourquoi lève-t-il ainsi les yeux au ciel pour bénir ces pains? Il fallait que l’on crût également de Jésus-Christ, qu’il était égal à Dieu, et qu’il était envoyé par son Père. Les marques qui prouvaient l’une et l’autre de ces vérités semblaient se combattre et s’entre-détruire. Car pour témoigner qu’il était égal à son Père, il devait tout faire de lui. même, et par sa propre puissance; au lieu qu’il ne pouvait persuader les hommes que c’était son Père qui l’avait envoyé, qu’en témoignant envers lui une humilité profonde, qu’en lui rapportant toute la gloire de ses actions, et en l’invoquant lorsqu’il devait faire ses plus grands miracles. C’est pourquoi il ne s’est pas attaché exclusivement à l’une ou à l’autre de ces deux conduites; mais il s’est servi de toutes les deux, et il les a tempérées l’une par l’autre. Tantôt il agit avec autorité; tantôt il prie avant que d’agir. Et pour empêcher qu’il ne parût se contredire lui-même, lorsqu’il veut faire des miracles moins importants, il lève les yeux au ciel ; mais lorsqu’il fait quelque merveille plus extraordinaire, il agit souverainement et par une puissance absolue, pour nous apprendre qu’il ne tirait point d’ailleurs sa puissance dans les miracles ordinaires, et qu’il ne se servait de prière alors, que pour rendre honneur à Dieu son Père.

Ainsi lorsqu’il remit les péchés, qu’il ouvrit le paradis, et y fit entrer un voleur, qu’il abolit si hautement la loi ancienne, qu’il ressuscita tant de morts, qu’il mit un frein aux tempêtes de la mer, qu’il révéla le secret des (382) coeurs, qu’il guérit un aveugle-né, et qu’il fit d’autres actions semblables qui ne peuvent être que les ouvrages d’un Dieu, on ne voit point qu’il fit aucune prière: mais lorsqu’il se prépare à la multiplication des pains, miracle bien moins considérable que ceux que je viens de marquer, alors il lève ses yeux au ciel, pour ‘nous apprendre cette vérité importante que je viens de dire , et nous faire voir en même temps que nous ne devons jamais nous mettre à table sans observer cette louable coutume des chrétiens, de bénir Celui qui par sa bonté nous donne de quoi nous nourrir.

Mais on me demandera peut-être pourquoi . Il ne tirait pas plutôt du néant les pains dont il nourrit tout ce peuple. Je réponds que c’était pour fermer la bouche à l’impie Marcion, et aux hérétiques manichéens, qui séparent Dieu de ses créatures, et qui nient qu’il en soit l’auteur. Il voulait nous convaincre par ses actions que tout ce qui se voit sur la terre était son ouvrage et son héritage: que c’était lui qui rendait là terre féconde, et lui faisait produire ses fruits: qu’il avait dit dès le commencement: « Que la terre germe toute sorte d’herbes, et que les eaux produisent toutes sortes de poissons. »

Le miracle qui s’opère ici n’est pas moindre que celui-là. Car si les premiers poissons n’étaient pas tirés d’autres déjà existants, ils étaient. néanmoins tirés des eaux. Et ce n’est pas une chose moins admirable, de multiplier cinq pains et peu de poissons, en tant d’autres pains et en tant d’autres poissons, que d’avoir autrefois fait sortir tant de fruits du sein de la terre, et d’avoir tiré tant de poissons du sein des eaux. Jésus-Christ ne pouvait montrer plus efficacement qu’il était le Créateur de la terre et de la mer, et qu’il avait un souverain empire sur eux.

Après s’être contenté jusqu’ici de répandre seulement ses grâces et ses faveurs sur quel,ques malades, il opère maintenant un miracle d’une efficacité universelle; jusqu’ici la multitude n’avait été que témoin des guérisons de quelques individus ; voici maintenant une faveur à laquelle cette multitude tout entière prend part. Il remet sous les yeux des Juifs le miracle qui avait paria si prodigieux à leurs pères, lorsqu’ils disaient : « Pourra-t-il nous « donner du pain, et nous préparer une nourriture dans le désert? » C’est ce qu’il exécute ici véritablement, il les avait insensiblement attirés dans ce désert, afin que ce miracle parût pins surprenant et moins suspect, et que personne ne pût dire qu’on avait eu secrètement cette nourriture de quelque ville voisine. C’est dans ce dessein que l’Evangile marque non-seulement le lieu où il était alors; mais encore l’heure où ce miracle se fit.

Nous apprenons encore ici quelle était la fermeté des apôtres, dans les grandes extrémités Où ils se trouvaient, et combien ils étaient éloignés du luxe et de toutes les délices. Au nombre de douze, ils n’avaient que cinq pains et deux poissons. Tant ils négligeaient ce qui ne regardait que le corps pour ne s’attacher qu’aux choses spirituelles ! Ils n’avaient pas même la moindre attache à ce peu qu’ils avaient, et ils le donnent de bon coeur aussitôt qu’on le leur demande.

Ceci nous apprend, mes frères, que quand nous n’aurions que fort peu de bien, nous ne devrions pas laisser de le donner à ceux qui en ont besoin. Car lorsque Jésus-Christ leur commande d’apporter ces cinq pains, ils ne lui répondent point : Seigneur, quand nous les aurons donnés, d’où aurons-nous de quoi nous nourrir, surtout lorsque nous sommes si pauvres? Ils ne murmurent point de la sorte, et donnent promptement tout ce qu’ils ont.

Mais de plus il me semble que Jésus-Christ aime mieux multiplier ce peu de pains qu’ils avaient que d’en produire d’autres du néant, pour porter davantage ses apôtres à la foi. Car ils étaient encore très-faibles. C’est encore pour cette raison qu’il lève les yeux au ciel avant de faire ce miracle d’un genre nouveau pour eux et dont ils n’avaient encore vu aucun exemple.

«Purs rompant les pains, il les donna à ses disciples, et les disciples au peuple (19). »ayant pris et rompu ces pains il les distribua au peuple par les mains de ses apôtres, non-seulement pour les honorer, par ce ministère, mais encore pour les convaincre de la vérité du miracle, et pour les empêcher, ou d’en douter lorsqu’il se faisait, ou de l’oublier ensuite, parce que leurs propres mains leur en devaient rendre témoignage.

C’est pour ce sujet aussi qu’il attend que le peuple se sente pressé de la faim, et que ses apôtres s’approchent de lui et l’interrogent. Il veut que ce soit eux qui commandent au peuple de s’asseoir sur l’herbe, et qu’ils distribuent (383) les pains de leurs propres mains, afin qu’il y eût plus de marques sensibles de ce qu’il allait faire, et plus de témoins de ce miracle. Car si après tant de preuves qu’ils en avaient, ils n’ont pas laissé de l’oublier, qu’auraient-ils fait; s’il ne se fût conduit avec tant de précaution et de prudence?

3. Il commande à tout le monde de s’asseoir sur l’herbe, pour inspirer à ce peuple un mépris de toutes les choses de la terre. Car il voulait aussi bien instruire l’âme que nourrir le corps. C’est pourquoi le lieu même où il fait ce miracle, le nombre certain des pains et des poissons, et cette distribution égale qui se fait à tous, sans préférer les uns aux autres, toutes ces choses, dis-je, sont pleines d’instruction : elles nous apprennent comment nous devons conserver l’humilité, la tempérance et la charité; que nous devons avoir une bienveillance égale et uniforme envers tous, et que tout doit être commun entre les serviteurs d’un même Dieu.

« Ils en mangèrent tous et furent rassasiés, et on emporta douze paniers pleins des morceaux qui étaient restés (20). » Jésus-Christ ayant béni et rompu ces pains les donna à ses disciples, et les apôtres au peuple, et ces pains se multipliaient entre les mains des apôtres. Il ne borna pas la multiplication au besoin du peuple, il la fit surabonder, puisqu’il resta non-seulement des pains entiers, mais encore des morceaux, afin que ceux qui n’étaient pas présents alors connussent par ces restes la vérité de ce qui s’était passé. Il attend que le peuple ait faim, afin qu’on ne prenne point cette action pour une illusion et un songe. li veut encore qu’il en reste douze corbeilles afin que Judas même porte la sienne.

Le Sauveur aurait pu, s’il l’eût voulu, éteindre invisiblement la faim ; mais ses apôtres n’eussent rien vu de ce miracle caché, outre que cela s’était déjà fait dans la personne d’Elie et n’eût pas été si surprenant; au lieu que les Juifs furent tellement épouvantés de ce miracle, qu’ils voulurent sur-le-champ faire Jésus-Christ leur roi, ce qu’ils n’avaient encore fait pour aucun autre de ses prodiges.

« Or ceux qui mangèrent de ces pains étaient au nombre d’environ cinq mille hommes, sans compter les femmes et les petits enfants(21). » Mais qui pourrait ici, mes frères, relever par ces paroles la grandeur de ce miracle? Qui pourrait expliquer comment ces pains se multipliaient, comment ils sortaient des mains de Jésus-Christ comme d’une source féconde qui coulait ensuite clans tout ce désert et qui suffisait pour nourrir tant de personnes? Car l’Evangile marque expressément qu’il y avait jusqu’à « cinq mille hommes sans les femmes et les enfants. » C’est encore quelque chose qui fait l’éloge de ce peuple, que les femmes témoignent autant d’ardeur que les hommes pour suivre Jésus-Christ.

Mais que dirons-nous aussi de «ces restes?» C’est un second miracle qui n’est pas moindre que le premier? Pourquoi le nombre des corbeilles qui en reste est-il si juste, qu’il égale celui des apôtres? Pourquoi n’y en a-t-il pas pus ou moins de douze? Lorsqu’il fait ramasser ces restes, il ne les donne point au peuple, mais il donne ordre à ses disciples de les emporter, parce que le peuple était plus faible et plus imparfait que ses disciples.

« Aussitôt Jésus obligea ses disciples de monter sur une barque, et de passer à l’autre bord avant lui en attendant qu’il renvoyât le peuple (22). » Si ce miracle leur semblait une illusion lorsque Jésus-Christ était présent avec eux, et s’ils doutaient de la vérité de ce qu’ils voyaient, ils devaient se désabuser au moins lorsqu’il était absent. C’est pourquoi, pour leur permettre de soumettre à un examen attentif ce qui venait de se passer, il leur fait prendre ces restes, preuves palpables du prodige, et les fait partir sans lui.

On voit qu’ailleurs, lorsqu’il est près de faire ses plus grands miracles, il fait retirer le peuple, et souvent même ses disciples, pour nous apprendre à ne chercher jamais la gloire des hommes, et à ne les point attirer à notre suite. Ce mot de l’Evangile, « il obligea, »marque le grand amour que les disciples avaient pour Jésus-Christ, et combien ils aimaient sa présence. Il les renvoie donc sans lui, sous prétexte de demeurer pour congédier le peuple; mais en effet, pour se retirer seul sur la montagne. Il agissait de la sorte pour nous donner une instruction très-importante en nous apprenant à ne converser pas continuellement avec le monde, et à ne pas nous en éloigner non plus toujours, mais à faire l’un et l’autre utilement, modifiant notre conduite suivant le besoin du moment.

Apprenons donc, mes frères, à suivre le Fils de Dieu, et à nous attacher à lui, mais non à cause de ses faveurs sensibles, pour ne pas (384) tomber dans ce reproche honteux qu’il fit aux Juifs: «En vérité, en vérité, je vous le dis, vous « me cherchez, non parce que vous avez vu ces miracles, mais parce que vous avez mangé des pains et que vous avez été rassasiés. » (Jean, VI, 26.) C’est pour cette raison qu’il a évité de faire souvent ce miracle, et qu’il s’est contenté de le faire seulement deux fois, pour nous apprendre à n’être point les esclaves de l’intempérance, mais à nous élever au-dessus de ces choses basses et terrestres pour nous appliquer entièrement aux spirituelles.

Que ce soit là notre occupation, mes frères. Cherchons continuellement ce pain céleste et divin; et lorsque nous l’aurons reçu, bannissons tout autre soin , et tout autre désir de nos âmes. Si ce peuple quitte et oublie sa maison, sa ville, ses proches, et toutes ses affaires; s’il va dans le fond des déserts, sans que la faim et la nécessité l’en puisse chasser; combien plus le devons-nous faire, lorsque nous approchons de la sainte table ? combien devons-nous avoir plus de zèle et plus d’ardeur pour les choses spirituelles, et ne donner à l’avenir que les moindres de nos pensées aux affaires d’ici-bas? Car nous voyons ici le reproche que Jésus- Christ fait aux Juifs, non parce qu’ils le cherchaient à cause des pains qu’il avait multipliés; mais parce qu’ils ne le recherchaient qu’à cause de cela, et qu’ils en faisaient leur fin principale.

Celui qui a reçu de Dieu de grands dons, et qui les méprise pour s’attacher avec passion à d’autres qui sont infiniment moindres, et que celui-là même qui les lui donne l’oblige de négliger, perd par son ingratitude ces grandes grâces qu’il avait reçues. Que s’il recherche au contraire les choses grandes et spirituelles, Dieu lui donnera les autres « comme par surcroît ». Car les biens de la terre, quelque grands qu’ils paraissent, sont si petits, si on les compare avec les véritables biens, qui sont ceux de l’âme, qu’ils ne tiennent lieu que comme d’un accessoire à l’égard des autres.

Ne rabaissons donc point nos affections à des objets qui le méritent si peu. Regardons ces biens avec tant d’indifférence, qu’il nous soit égal ou de les posséder ou de les perdre. C’était la disposition où se trouvait le bienheureux Job. Il ne s’était pas attaché à ses richesses lorsqu’il les avait, et il ne s’affligea point lorsqu’elles lui furent ôtées.

Vous savez que dans la langue grecque, nous donnons à l’argent le nom « d’usage » cela veut dire que nous ne le devons pas cacher en terre, mais nous en servir selon nos besoins. Comme donc chaque artisan sait le métier qui le fait vivre, que les riches de même apprennent le leur. Le métier des riches ce n’est point de bâtir une maison, ou de construire un vaisseau, ou de travailler le bois et l’or; mais de bien user des richesses que Dieu leur a données, et de les employer pour nourrir les pauvres. C’est là leur occupation et leur art, qui est sans comparaison le plus élevé de tous les arts. Le lieu où l’on apprend cet art divin est le ciel. Les instruments n’en sont ni le fer ami le cuivre, mais la bonne volonté. Le maître qui l’enseigne est Jésus-Christ même, et Dieu son Père : «Soyez miséricordieux, » dit-il, « comme votre Père qui est « dans le ciel. »

4. Ce qu’il y a d’admirable dans cet art, c’est que bien qu’il soit si fort au-dessus de tous les autres, il ne faut ni beaucoup de peine, ni beaucoup de temps pour l’apprendre. La seule volonté suffit, et tout dépend de le vouloir. La fin de cet art, c’est le ciel et les biens infinis qui y sont, cette gloire ineffable, cette couche nuptiale, ces lampes éclatantes, cette demeure éternelle avec le céleste Epoux, et tant d’autres choses qui ne peuvent être ni conçues par la pensée, ni représentées par la parole des hommes. Cette considération relève cet art infiniment au-dessus des autres; puisqu’ils ne servent que pour cette vie si malheureuse et si courte, au lieu que celui-là nous mène à une vie éternellement heureuse.

Que si cet art d’user bien des richesses, et d’en assister les pauvres, a tant d’avantage sur les arts les plus nécessaires, comme sur la médecine, sur l’architecture et sur les autres arts utiles pour cette vie, combien en doit-il avoir davantage sur ceux qu’on ne peut même raisonnablement appeler des arts? Car comment pourrait-on donner ce nom à des occupations entièrement inutiles et si superflues? A quoi peut être bon l’art aujourd’hui si estimé des cuisiniers et des pâtissiers? Quelle utilité en peut-on retirer, ou plutôt quel mal n’en reçoit-on pas, et dans l’âme et dans le corps?Ne sont-ce pas eux qui jettent les hommes dans le luxe des festins et dans la bonne chère qui est la source et comme la mère de toutes les maladies du corps et de toutes les passions de l’âme? (385)

Je ne condamne pas ces arts seulement. Je passe encore à la peinture et à la broderie, et je demande à quoi elles servent. Tous ces autres arts aussi qui ne servent qu’à de vains embellissements ne méritent point ce nom, puisqu’ils ne sont propres qu’à nous faire faire des dépenses superflues, au lieu que les véritables arts doivent être ceux qui regardent les nécessités de la vie, et qui y apportent quelque soulagement. Dieu nous a donné la sagesse, pour que nous trouvions les moyens de pourvoir aux nécessités de cette vie. Mais à quoi sert de peindre des hommes ou des animaux sur du bois ou sur de la toile?

C’est pourquoi dans les arts même les plus nécessaires comme des cordonniers, et de ceux qui travaillent aux draps et aux étoffes, il se mêle beaucoup de choses qu’on en devrait retrancher. On y a passé toutes les bornes de la nécessité, pour les porter à un excès de luxe; on a corrompu l’innocence de leur première institution; on a joint un artifice superflu et mauvais, à un art qui de lui-même était bon et nécessaire.

C’est encore le désordre qu’on a introduit dans l’architecture. Car la fin de cet art est de bâtir des maisons et non pas des amphithéâtres, et de bâtir encore dans les maisons ce qui est nécessaire sans y ajouter des ornements superflus. Ainsi l’art de la draperie consiste à faire des étoffes d’usage et de service, et non à en faire de si fines qu’elles ressemblent à des toiles d’araignées. L’art d’un cordonnier consiste de même à faire des souliers qui soient propres à notre usage. Mais lorsqu’il fait pour les hommes des souliers, comme il en ferait pour des femmes, et qu’il emploie toute son adresse pour contribuer au luxe et à la mollesse, je ne donne plus à son travail le nom d’art, et je le mets au nombre des choses superflues.

Je ne doute point qu’on ne m’accuse ici de petitesse d’esprit. Plusieurs sans doute croiront que je m’arrête à de trop petites choses. Mais je leur déclare que cela ne m’empêchera pas de m’étendre encore plus sur cette matière; puisque je sais que la cause de tous les maux, c’est qu’on néglige ces péchés parce qu’on les croit petits.

Mais quel péché, me direz-vous, peut être plus léger, si c’est même un péché que d’avoir un soulier bien fait, qui soit propre et bien juste au pied? Voulez-vous donc me permettre de fermer la bouche à ceux qui parlent ainsi, et souffrir que je vous montre quelle est la bassesse d’une vanité si honteuse? Mais écoutez-moi sans vous fâcher, ou plutôt je vous déclare que, quand vous vous fâcheriez, je m’en mettrai peu en peine. Car c’est vous-mêmes qui serez cause de ce que je vous serai importun, vous qui m’obligerez à descendre dans ce détail, pour vous montrer quel est l’excès de ce désordre, et pour détruire cette fausse persuasion où vous êtes, qu’il y ait le moindre péché dans ces vanités ridicules. Considérons donc jusqu’où va ce mal, et examinons-le avec quelque soin.

5. N’est-ce pas une bassesse dont on devrait rougir, de faire passer avec art des filets de soie sur des souliers, ce qu’on ne devrait pas faire, même sur des habits? Si vous ne vous rendez pas à ce que je vous dis, écoutez avec quelle force saint Paul condamne cet excès, et reconnaissez-en la grandeur. « Qu’elle ne paraisse point ornée, » dit-il d’une femme, « par la frisure de ses cheveux, par l’or, ou les perles, ou les habits précieux. » Qui pourrait donc vous excuser en voyant que, lorsque saint Paul ne permet pas même à une femme mariée d’être recherchée dans ses habits, vous le soyez dans vos souliers? Ne savez-vous pas combien de malheurs les hommes s’exposent pour aller chercher dans les pays éloignés ces ornements superflus? Il faut construire des navires, il faut avoir des hommes pour tirer à la rame ou pour tenir le gouvernail, ou pour hausser et baisser à propos les voiles. Il faut que tous ces hommes renoncent à leur pays, à leurs femmes et à leurs enfants, à leur vie même, qu’ils courent les mers avec mille peines et mille périls, et qu’ils trafiquent dans des terres étrangères et barbares, et tout cela pour avoir de quoi satisfaire votre vanité et vous faire de beaux souliers? Y a-t-il rien de plus honteux que cette bassesse?

Nos pères avaient en horreur ces ajustements puérils. Ils s’habillaient avec bienséance, et non avec cette mollesse indigne des hommes. Pour moi, je prévois qu’avec le temps, les jeunes gens d’aujourd’hui porteront sans rougir des souliers et des habits comme les femmes en portent. Ce qu’il y a encore d’insupportable, c’est que les pères qui voient ces excès dans leurs enfants, les souffrent sans en témoigner de ressentiment, et les regardent comme des choses indifférentes. (386)

Mais, voulez-vous que je vous dise ce qui me frappe le plus? C’est qu’on fait ces folles dépenses lorsque tant de pauvres meurent de faim. Vous voyez Jésus-Christ au milieu de vous, qui n’a pas même de pain, qui est nu, qui est chargé de fers; de quelles foudres n’êtes-vous point dignes de le négliger ainsi, lorsqu’il manque de ce qui lui est le plus nécessaire, pour employer l’argent dont il devrait être nourri, à embellir vos chaussures de quelque manière nouvelle et extravagante? Jésus-Christ a défendu autrefois à ses disciples de porter des souliers, et nous autres, bien loin de nous priver de cette commodité comme eux, nous ne pouvons pas même souffrir de n’en user qu’autant que la nécessité et la modestie le demandent. Doit-on rire ou pleurer du déréglement de ces personnes, déréglement qui fait voir en même temps la mollesse de leur coeur, la cruauté de leur esprit, la vanité et la légèreté de leur âme?

Un homme qui s’applique à ces niaiseries est-il capable de penser à rien d’utile et de sérieux? Peut-il avoir soin de son âme, ou se souvenir même qu’il a une âme? Ne faut-il pas avoir une âme de terre et de boue, pour s’occuper à ces bagatelles, et ne faut-il pas avoir un coeur de fer, pour donner à cette cruelle vanité et qui était destiné à nourrir les pauvres? Comment votre esprit pourra-t-il s’élever à la piété et à la vertu, si vous l’occupez tout entier de ces soins frivoles? Comment celui qui fait sa gloire d’être bien chaussé, qui veut que, lorsqu’il marche, on admire l’éclat de la soie, les fleurs peintes à l’aiguille, et tout ce que l’art a d’agréable et de curieux dans ces sortes d’ouvrages, pourra-t-il lever les yeux en haut pour voir le ciel ? Comment admirera-t-il 1es beautés du monde, lui qui n’est attentif qu’à celle de ses souliers ?

Dieu a étendu le ciel au-dessus de la terre. Il y a placé le soleil et l’a fait si beau et si lumineux, afin d’attirer vos yeux en haut, et vous voulez au contraire les tenir toujours baissés vers la terre comme les pourceaux, vous dérobant au dessein que Dieu a sur vous, pour favoriser celui du démon? Car c’est le démon qui est l’auteur de ces vanités. C’est lui qui a inventé ces ajustements honteux, pour vous séduire et pour détourner votre esprit de la vue des véritables beautés. C’est lui qui fait tous ses efforts pour vous faire descendre du ciel en terre, et il y réussit si pleinement que Dieu vous montrant le ciel et le démon un soulier, vous quittez le ciel pour vos souliers. Je n’en accuse point la matière, parce que c’est l’ouvrage de Dieu, mais l’embellissement et le luxe, parce que c’est l’ouvrage du démon.

On voit un jeune homme marcher les yeux attachés en terre, quoique Dieu lui commande de les élever au ciel, et qui met sa gloire non à bien vivre, mais à être bien chaussé. On le voit dans les rues marcher sur le bout du pied. Il craint comme le feu, ou qu’un peu de boue, durant l’hiver, ou qu’un peu de poudre durant l’été, ne ternisse l’éclat de ses beaux souliers. Quoi! vous plongez votre âme dans la boue par une passion si basse et vous ne daignez pas la relever, ni la tirer de cette honte, et toute votre crainte c’est qu’un peu de poudre ne gâte votre soulier?

Considérez-en la fin et l’usage, et vous perdrez cette vaine crainte. Le soulier n’est-il pas fait pour aller sans crainte au milieu des boues et pour traverser les chemins les plus mauvais? Si vous appréhendez tarit de marcher, de peur que ces souliers si précieux ne se gâtent, prenez-les donc à votre cou, ou bien attachez-les à votre tête, afin qu’ils ne servent qu’à vous parer. Vous riez quand je dis cela, mes frères, et moi j’ai envie de pleurer en vous te disant. Car cette folie me perce le coeur, et cet attachement à des riens m’arrache des soupirs. Vous en verrez qui, pour éviter que leur soulier ne touche à la boue, se mettent en danger de tomber dedans.

6. Mais il naît encore un très-grand mal de celui-ci; c’est que ceux qui sont assujétis à cette vanité , deviennent ensuite passionnés pour l’argent. Car il faut nécessairement que celui qui est si recherché dans les habits, tombe dans l’avarice pour avoir de quoi soutenir ces grandes dépenses. Si un jeune homme a un père ambitieux et disposé à entretenir ce luxe, sa passion est encore doublée par cette facilité qu’il trouve à la contenter. Que s’il a un père avare, il est contraint d’avoir recours à des moyens plus honteux, pour trouver de quoi fournir à tant de dépenses. C’est ainsi que plusieurs jeunes hommes se sont perdus à la fleur de leur âge, qu’ils sont devenus les flatteurs des personnes riches et qu’ils se sont prostitués à des ministères honteux pour acheter de la perte de leur honneur ce qui devait servir à satisfaire leur luxe.

Vous voyez donc, mes frères, par ce que (387) nous venons de dire, que ceux qui s’engagent dans ces dépenses si folles, sont non-seulement lâches et efféminés , mais qu’ils s’exposent même à de grands désordres et deviennent nécessairement avares. Il est visible aussi qu’ils sont en même temps cruels et vains. Ils sont cruels parce que n’étant attentifs qu’à être parés et magnifiques, ils ne daignent pas seulement regarder un pauvre lorsqu’ils le rencontrent et que, donnant tout leur soin pour que l’or et la soie éclatent sur leurs habits, ils se mettent peu en peine qu’un pauvre soit nu ou qu’il meure de faim. Et ils sont vains, puisqu’ils cherchent à se faire remarquer par des choses si petites et si basses.

Je ne crois pas qu’un général d’armée soit aussi satisfait dans sa vanité, lorsqu’il a gagné une grande bataille, que le sont ces jeunes gens, lorsqu’ils sont chaussés bien proprement, lorsque leur habit est bien fait et que leurs cheveux sont bien ajustés. Et cependant s’il y a quelque gloire en cela, elle est due à la main et à l’art des autres. Que s’ils tirent tant de vanité de ce qui n’est point à eux, combien s’élèveraient-ils s’ils étaient louables en quelque chose?

J’aurais encore beaucoup de choses à dire sur ce sujet, mais ce que j’ai dit peut suffire, et il est temps de finir. J’ai été contraint de m’étendre un peu pour détruire la fausse imagination de ceux qui croient qu’il n’y a rien de mal dans ces vanités. Je ne doute point que plusieurs des jeunes gens qui m’entendent ne méprisent ce que je dis. Comme cette passion les enivre, je ne m’étonne pas qu’elle ne les empêche de croire à mes paroles. Mais je n’ai pas cru que cela pût me dispenser de dire ce que j’ai dit pour combattre cet excès. Et je m’assure qu’à l’avenir les pères de ces enfants, qui seront sages et raisonnables, les obligeront à être plus modestes et plus réglés.

Que personne donc ne dise que cela n’est rien, que cela n’est qu’une bagatelle. Car tout se perd effectivement, parce qu’on néglige ce qu’on appelle des bagatelles. Si les pères élevaient bien leurs enfants, s’ils leur faisaient bien comprendre en quoi consiste le véritable honneur, s’ils leur apprenaient à s’élever au-dessus de ces bassesses et à ne croire pas que leur réputation dépende de leur habit, ils les rendraient capables des plus grandes choses, après les avoir accoutumés à mépriser les petites. Car qu’y a-t-il de plus simple que les premiers éléments des sciences qu’on fait apprendre aux enfants? C’est néanmoins de là que sortent ensuite les hommes les plus éloquents et les plus grands philosophes. Ceux qui ignorent ces principes et ces premiers rudiments ne pourront jamais acquérir ces sciences plus nobles et plus élevées qui en dépendent.

Je ne prétends pas avoir parlé seulement pour les jeunes hommes dans tout ce que j’ai dit jusqu’à cette heure. Les femmes et les jeunes filles n’y doivent pas prendre moins de part que les jeunes hommes. Ces avis les regardent d’autant plus que la modestie a toujours été le plus grand ornement de leur sexe. Prenez donc aussi pour vous, mes chères soeurs, tout ce que j’ai dit aux autres, afin que je ne sois point obligé de redire les mêmes choses. Il est temps aussi bien de finir et de conclure cette instruction par la prière.

Priez donc tous ensemble avec moi, que Dieu fasse la grâce aux jeunes gens qui sont devenus les enfants de l’Eglise, de mener une vie bien réglée, et de croître ainsi en âge et en vertu jusqu’à la vieillesse. Car pour ceux qui demeurent dans leurs débauches, il leur est utile de mourir jeunes. Mais je prie Dieu que ceux qui, dès la jeunesse, auront la sagesse des vieillards vivent longtemps, qu’ils aient des enfants aussi sages qu’eux, qui réjouissent ceux qui leur auront donné la vie sur la terre et Dieu même qui les a créés. Je le conjure encore une fois de vous délivrer non-seuleS ment de cette vanité des habits, qui va jusqu’à parer à l’excès vos chaussures, mais généralement de toutes les maladies de vos âmes. Car une jeunesse négligée est semblable à un champ qu’on ne cultive jamais, et qui n’est fertile qu’en ronces et en épines. Adressons-nous donc au Saint - Esprit, afin qu’il brûle par ses flammes sacrées toutes ces épines des mauvais désirs. Défrichons celte terre inculte, rendons-la susceptible d’une divine semence , faisons voir que les jeunes gens parmi nous sont plus sages que ne sont les vieillards parmi les païens. C’est un grand mi-racle de voir la sagesse et la gravité éclater dans la jeunesse. Celui qui n’est sage que quand il est vieux, ne peut attendre une grande récompense d’une vertu qu’il doit presque toute à son âge; mais, ce qu’on doit admirer, c’est de jouir du calme au milieu de la tempête, de ne point brûler parmi les feux et de n’être point vicieux dans la jeunesse. (388)

Pensons à ces vérités, mes frères, et imitons ce bienheureux Joseph qui, dès sa jeunesse, a éclaté en toutes sortes de vertus, afin que nous ayons part à sa couronne, que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, est la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE L: « ET JÉSUS AYANT RENVOYÉ LE PEUPLE, MONTA TOUT SEUL SUR LA MONTAGNE POUR PRIER, ET LE SOIR ÉTANT VENU, IL ÉTAIT LA SEUL. CEPENDANT LA BARQUE ÉTAIT FORT BATTUE DES FLOTS AU MILIEU DE LA MER, PARCE QUE LE VENT ÉTAIT CONTRAIRE. (CHAP. XIV, 23, JUSQU’A LA FIN DU CHAPITRE.)

ANALYSE

1. Que Jésus aimait ta solitude; que la solitude est la mère de la tranquillité.

2. Pierre avait parmi les apôtres une primauté incontestée. — Ce n’est pas seulement la frange du vêtement de Jésus-Christ que, nous autres chrétiens, nous pouvons toucher, c’est son corps même que noms sommes appelés à manger.

3 et 4. Avec quel respect nous devons approcher de la sainte communion; combien les présents que nous faisons à l’Eglise doivent être exempts d’avarice. — Qu’il faut préférer de faire l’aumône aux pauvres, plutôt que d’offrir de magnifiques dons à Dieu.

 

1. Jésus-Christ monte sur une montagne pour nous apprendre que la solitude et le désert sont très-convenables pour s’entretenir avec Dieu. C’est pour ce sujet qu’il allait souvent dans les déserts, et qu’il y passait les nuits en prières, pour nous exciter par son exemple à choisir les temps elles lieux les plus tranquilles pour prier sans distraction. Car la solitude est la mère du repos. Elle est comme un port qui nous met à couvert de toutes les agitations de l’esprit. C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ monte ici sur une montagne.

Mais ses disciples cependant sont agités au milieu des flots, et subissent une nouvelle tempête aussi rude que la première. (Matth. VIII.) Cette seconde est différente de la précédente, en ce que dans l’autre ils avaient Jésus-Christ avec eux dans la barque, tandis qu’ici ils sont seuls et séparés de leur maître. Il les instruisait ainsi peu à peu à se former et comme à s’endurcir aux maux, à devenir courageux dans les accidents, et à souffrir généreusement toutes choses. C’est pourquoi dans le premier péril, il resta auprès d’eux, quoiqu’il dormît, afin qu’ils pussent trouver une prompte consolation dans la frayeur dont ils allaient être frappés. Mais ici, pour les accoutumer à une plus grande patience, il les laisse seuls, et souffre qu’il s’élève une tempête dans son absence, afin qu’il ne leur reste aucune espérance de se sauver. Il les laisse durant toute une nuit dans cet état, et il veut que ce long péril ouvre les yeux de leur coeur aveugle, et qu’il les fasse sortir de leur assoupissement. Le temps et l’obscurité de la nuit, qui se joignait encore à la tempête, redoublait leur crainte. Jésus-Christ voulait que cette double terreur fît qu’ils le désirassent plus ardemment, et que ce péril demeurât mieux imprimé dans leur mémoire. C’est pour cette raison qu’il ne se presse point de les aller secourir, et qu’il les laisse longtemps agiter par les flots.

« Mais à la quatrième veille de la nuit, Jésus vint à eux marchant sur la mer (25). »Il voulait ainsi leur apprendre à souffrir les maux avec patience et à ne point demander d’en être si tôt délivrés. Lors donc qu’ils (389) croyaient être déjà sortis de ce danger, ils tombent dans une appréhension nouvelle.

« Car le voyant ainsi marcher sur la mer, ils furent troublés, et ils disaient : C’est un fantôme, et ils crièrent de frayeur (26). » C’est la conduite ordinaire de Dieu. Lorsqu’il est près de nous délivrer de nos maux, il en fait naître d’autres encore plus terribles. C’est ce qui arrive ici. Après une tempête si effrayante ils sont encore troublés par le fantôme qu’ils croient voir. Cependant Jésus-Christ ne se hâte point de dissiper leurs ténèbres, et de se montrer à eux, parce qu’il voulait que cette longue suite d’épreuves qui se succédaient les unes aux autres les accoutumât à souffrir, et à être courageux dans les accidents.

C’est ainsi qu’il traita Job. Ce fut lorsqu’il s’apprêtait à le délivrer de ses souffrances, qu’il permit qu’il lui en arrivât de plus sensibles, non plus par la mort de ses enfants, ni par les plaintes de sa femme, mais par les reproches de ses domestiques et de ses plus intimes amis. Lorsqu’il se résolut de tirer Jacob d’une pénible servitude dans un pays étranger, il permit qu’il eût à craindre son beau-père qui le poursuivait, et qui menaçait de le tuer. Lorsqu’il fut délivré de cette appréhension, il tomba dans une autre encore plus grande, que lui causa son propre frère par les honneurs qu’il voulut lui rendre. Comme les épreuves ne peuvent être tout ensemble et longues et violentes, quand Dieu voit que les justes sont sur le point de sortir victorieux du combat, c’est alors qu’il permet qu’il leur arrive un exercice plus pénible, afin qu’ils en reçoivent une plus grande récompense. Il traita de même Abraham et il réserva, pour la dernière épreuve de sa foi, le commandement de lui sacrifier son fils.

Car c’est ainsi, mes frères, que les maux les plus insupportables nous deviennent aisés à supporter, lorsque nous en voyons presque aussitôt la fin que nous en ressentons Je poids. C’est de cette manière que Jésus-Christ se conduit ici envers ses apôtres. Il ne se découvre à eux qu’après que leur grande peur leur eut fait jeter un grand cri. Car plus la crainte qui les saisissait était forte, plus la joie qu’ils devaient recevoir de sa présence allait être douce.

« En même temps donc Jésus leur parla et leur dit: rassurez-vous : c’est moi, ne craignez point (27). » Qui peut dire combien cette parole dissipa leur crainte, combien elle leur donna de confiance? Comme ils ne le pouvaient connaître des yeux à cause de la nuit et de cette manière si surprenante de marcher, il se fait reconnaître par sa parole. Mais que fait ici saint Pierre qui témoigne partout plus de zèle que les autres?

« Pierre lui répondit: Seigneur, si c’est vous, «commandez que j’aille à vous en marchant sur l’eau (28). » Il ne dit pas : priez et invoquez Dieu, mais « commandez». Admirez son zèle, et la ferveur de sa foi. On voit souvent que ce disciple tombe en quelque danger considérable pour avoir osé demander des choses qui étaient au-dessus de ses forces. S’il en demande ici une si grande, ce n’est que par la violence de son amour, et non par un mouvement de vanité. C’est pourquoi une dit pas:

« Commandez » que je marche sur les eaux; mais « que j’aille à vous. » Car personne n’aimait autant Jésus-Christ que lui. Il fit la même chose après la résurrection du Sauveur. Ce fut une voie trop lente pour son amour d’aller trouver Jésus-Christ dans une barque avec les autres; il se jeta promptement dans l’eau pour aller plus vite retrouver son Maître. Il signala en cette rencontre, non-seulement sa charité, mais sa foi. Il crut que Jésus-Christ pouvait non-seulement marcher lui-même sur les eaux, mais y faire aussi marcher les autres, et comme il souhaitait avec passion de s’approcher de Jésus, « Jésus lui dit : venez. Et Pierre descendant de la barque marchait sur l’eau pour venir à Jésus (29). Mais voyant le grand vent il eut peur. Et comme il commençait à enfoncer dans l’eau, il s’écria en disant : Seigneur, sauvez-moi (30). Et aussitôt Jésus étendant la main le prit et lui dit:

«Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous « douté (34)? » Ce miracle, mes frères, est plus grand que celui de la première tempête, et c’est pour ce sujet que Dieu le fait le dernier. Il avait montré dans la première qu’il commandait à la mer; mais il fait voir ici un prodige bien plus surprenant. Il s’était contenté alors de se faire obéir des vents, mais il marche ici sur les eaux et il y fait marcher les autres. S’il eût d’abord engagé saint Pierre à marcher ainsi sur la mer, il eût refusé de le faire, parce que sa foi n’était pas encore assez grand.

2. Mais pourquoi Jésus-Christ lui accorde-t-il cette permission? Parce que s’il lui eût dit : non, tu ne le peux, ce disciple qui était (390) très-ardent, aurait peut-être persisté à le vouloir. Il aime mieux lui laisser apprendre par sa propre expérience que cela était au-dessus de lui, afin qu’à l’avenir il apprît à être plus sage. Il ne peut donc se tenir. Il se jette la barque dans l’eau; mais il est bientôt en danger d’être submergé. Car « il eut peur, »et cette peur qui venait de la violence du vent fut la cause de son naufrage. Saint Jean marque qu’ils « le voulurent prendre dans leur barque, et que la barque se trouva aussitôt au lieu où ils allaient. »

Descendu de la barque, Pierre vint à Jésus, plus joyeux de retrouver son Maître que de marcher sur l’eau. Après avoir fait ce qui était plus difficile, il s’arrête à ce qui était plus aisé. La mer ne l’étonnait pas, lorsqu’il marchait sur elle, et un peu de vent l’épouvante. Tel est l’homme. Souvent après avoir surmonté les plus grandes tentations, il tombe dans les plus petites. Témoin Elie à l’égard de Jézabel, Moïse à l’égard de l’Egyptien, et David à l’égard de Bethsabée. On peut y joindre aussi saint Pierre. Lorsqu’il a l’esprit encore saisi de frayeur à cause de la tempête, il ne craint point de se jeter à la mer, et il ne peut ensuite résister à la crainte que lui cause un peu de vent, et cela lorsqu’il était déjà si proche de Jésus-Christ. Ainsi il ne nous sert de rien d’être proches du Sauveur, si la foi ne nous approche de lui. Cet accident montra enfin la différence du Maître et du disciple qui semblaient marcher tous deux également sur les eaux, et donna quelque consolation aux autres apôtres qui en pouvaient être jaloux. Car il ne faut pas douter que s’ils témoignèrent de l’aigreur contre les deux frères, ils n’en ressentissent ici beaucoup plus contre saint Pierre. Comme ils n’étaient pas encore fortifiés par le Saint-Esprit, ils étaient assez susceptibles de ces mouvements. Mais après qu’ils eurent reçu cette grâce, on ne vit plus rien de semblable en eux. On voit au contraire partout qu’ils cèdent volontairement la primauté à saint Pierre, et qu’ils lui donnent toujours le premier rang dans leurs assemblées, quoiqu’il parût être plus grossier que les autres.

D’où vient qu’en cette rencontre Jésus-Christ ne commanda pas aux vents de ne plus souffler, niais qu’il étendit la main pour prendre saint Pierre? C’est à cause du peu de foi de cet apôtre. Quand nous cessons de faire ce qui dépend de nous, Dieu cesse aussi de nous aider. Jésus-Christ donc voulant montrer que ce n’était point l’impétuosité du vent, mais le peu de foi de cet apôtre qui lui causait cet accident, lui dit: « Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous douté? » Si la foi ne se fût point affaiblie, il eût aisément résisté au vent. C’est pourquoi Jésus-Christ en le prenant par la main, laissa encore souffler le vent dans toute sa violence, pour lui faire mieux reconnaître que tous les vents ne lui pourraient nuire, lorsque sa foi serait terme. Tel qu’un jeune oiseau qui, pour être sorti du nid avant le temps, est en danger de tomber, et que sa mère rapporte au nid sur ses ailes, tel saint Pierre est ramassé dans la barque par Jésus-Christ, son divin Maître.

« Et étant monté dans la barque le vent cessa (32). » Ils dirent après le calme de la première tempête: « Quel est cet homme-ci à qui les vents et la mer obéissent? » (Matth. VIII, 27.) Mais il n’en est pas de même ici. « Alors ceux qui étaient dans la barque s’approchant de lui l’adorèrent en lui disant: « Vous êtes vraiment le Fils de Dieu (33). »Vous voyez, mes frères, comment Jésus-Christ élève insensiblement ses disciples, et les fait croître en vertu. Car leur foi s’était beaucoup augmentée lorsqu’ils virent Jésus-Christ marcher sur les eaux, commander à saint Pierre d’y marcher lui-même, et le sauver du danger où il se trouva. Il commanda avec empire à la mer de se calmer dans la première tempête; il ne le fait pas ici; mais il agit bien plus divinement, en faisant sentir à cet élément une puissance invisible. C’est pourquoi ils lui dirent : « Vous êtes vraiment le Fils de Dieu. »Que fait Jésus-Christ à cette parole, mes frères? Reprend-il ses apôtres de l’avoir dite? Il fait tout le contraire, et confirme ce que ses disciples venaient de dire par une multitude innombrable de guérisons miraculeuses qu’il fit sur tous les malades qui se présentèrent à lui.

« Et ayant passé l’eau, ils vinrent en la terre de Génésareth (34). Ce que les hommes de ce lieu ayant su, ils envoyèrent dans tout le pays d’alentour et lui présentèrent tous les malades (35). Et ils le priaient de les laisser seulement toucher le bord de sa robe. Et tous ceux qui le touchèrent furent guéris (36). »

La foi de ce peuple croît visiblement. Ils ne s’empressent plus comme auparavant de faire venir Jésus-Christ dans leurs maisons, ou de (391) toucher leurs malades de sa main, ou de commander de sa bouche aux maladies de se dissiper. Ils commençaient à s’élever au-dessus de ces basses pensées, et à témoigner plus de foi dans les guérisons qu’ils demandaient. C’est sans doute la femme malade d’une perte de sang qui les avaient excités par l’exemple d’une foi si ferme. L’évangéliste, pour montrer qu’il y avait longtemps qu’il était absent de ces contrées, dit « que les hommes de ce lieu ayant su qu’il était venu, envoyèrent dans tout le pays d’alentour et lui présentèrent tous les malades. » Cependant cette longue absence de Jésus-Christ, non-seulement n’avait point affaibli la foi de ces peuples, mais l’avait même augmentée et rendue plus vigoureuse.

Allons donc, mes frères, toucher aussi nous-mêmes la frange du vêtement de Jésus-Christ, ou plutôt; si nous le voulons, allons posséder Jésus-Christ tout entier. Car nous avons maintenant son corps entre nos mains. Ce n’est plus son seul vêtement. C’est son propre corps qu’il nous donne, non pour le toucher seulement, niais pour le manger et pour en nourrir nos âmes. Approchons-nous-en donc avec une foi fervente, nous tous qui sommes malades. Si ceux qui touchèrent alors la frange de son vêtement en ressentirent un si merveilleux effet, que doivent attendre ceux qui le reçoivent tout entier?

Mais pour s’approcher de Jésus-Christ avec foi, il ne suffit pas de le recevoir extérieurement. Il faut encore le toucher avec un coeur pur, et savoir, lorsqu’on s’en approche, qu’on s’approche de Jésus-Christ même. Encore que vous n’entendiez pas sa voix, ne le voyez-vous pas qui repose sur le saint autel, ou plutôt ne l’entendez-vous pas parler lui-même, par la bouche des évangélistes? Croyez donc que c’est encore ici cette cène où Jésus-Christ était assis avec ses apôtres. Il n’y a nulle différence entre ces deux cènes. On ne peut dire que ce soit un homme qui fasse celle-ci, au lieu que Jésus-Christ a fait celle-là, c’est le même Jésus-Christ qui fait l’une et l’autre.

3. Quand donc vous voyez le prêtre vous présenter cette nourriture sacrée, ne pensez pas que ce soit la main du prêtre qui vous la donne. Croyez que c’est Jésus-Christ même qui vous tend la main pour vous la donner. Car comme, dans votre baptême, ce n’est point le prêtre qui vous lave, mais Jésus-Christ lui même qui tient, et qui purifie votre tête par son invisible puissance, sans qu’aucun ange ou archange, ou quelque autre que ce soit ose s’approcher de vous et vous toucher, vous devez croire de même que c’est Jésus-Christ qui vous communie de sa propre main. Car lorsque Dieu nous engendre pour être du nombre de ses enfants, il le fait par lui seul, et cette génération est un don qui vient tout de lui.

Ne voyez-vous pas qu’en ce monde ceux qui adoptent des enfants ne s’en rapportent pas à leurs serviteurs pour cette affaire; mais qu’ils se présentent en personne devant les juges, et qu’ils font cette importante action par eux-mêmes? C’est ainsi que Jésus-Christ n’a pas voulu commettre les anges pour accomplir ce mystère, et qu’il se trouve présent lui-même pour l’opérer par son commandement et par sa puissance. Aussi lorsqu’il vous dit: « N’appelez personne votre père sur la terre (Matth. XXV, 9), » il ne vous parle pas de la sorte pour vous porter à manquer de respect à celui qui vous a mis au monde, mais pour vous apprendre que vous devez préférer à tout autre, Celui qui vous a créé et qui vous a honoré d’une adoption divine. Car comment Celui qui a tant fait pour yods en se livrant lui-même à la mort pour l’expiation de vos péchés, comment dis-je, ne ferait-il pas ce qui est moindre en vous donnant son corps dans ce sacrement?

Ecoutons donc ceci, nous tous prêtres et laïques. Reconnaissons quelle est la nourriture dont il plaît à Dieu de nous nourrir, et à quel honneur il nous élève; et que cette vue nous frappé d’étonnement. Il nous fait l’honneur de mous rassasier de sa chair sacrée. Il se donne à nous lui-même comme une victime qui a été immolée pour l’amour de nous. Quelle excuse nous restera-t-il si, recevant une si auguste nourriture, nous ne laissons pas de commettre de si grands péchés? si en mangeant l’Agneau nous devenons des loups, et si en nous nourrissant de la chair de cette brebis sacrée, nous ne laissons pas d’être aussi furieux et aussi avides que les lions? Ce mystère exige de ceux qui s’en approchent qu’ils soient entièrement purs, je ne dis pas des grands excès et des plus grandes injustices, mais des moindres inimitiés. Car ce mystère est un mystère de paix. Ce mystère sacré ne peut souffrir que nous ayons encore de l’attachement pour les richesses. Si Jésus-Christ ne s’épargne pas lui-même, s’il donne sa propre vie pour nous, quelle excuse pouvons-nous avoir d’épargner notre bien, et (392) de négliger notre âme, pour laquelle Jésus-Christ n’a pas épargné la sienne?

Dieu avait ordonné aux Juifs de célébrer certaines fêtes, afin que ces cérémonies revenant tous les ans, rappelassent à leur mémoire le souvenir des grâces qu’ils avaient reçues de Dieu, grâces dont le Seigneur avait voulu que ces fêtes leur fussent un monument éternel. Mais Dieu renouvelle tous les jours le souvenir de ses dons par la célébration de nos saints mystères. Ne rougissez donc point de la croix. C’est la croix qui fait toute notre gloire. C’est d’elle que viennent aujourd’hui nos plus redoutables mystères. C’est ce don auguste qui nous honore infiniment. C’est cette table sacrée qui nous relève.

Quand je dirais que Dieu a étendu le ciel, qu’il a créé la terre et les mers, qu’il a envoyé ses anges et ses prophètes, je ne dirais rien d’égal à ce qu’il a fait pour nous dans ce sacrement. Le plus grand de tous nos biens et celui qui est la source des autres, c’est que Dieu n’ait point épargné son propre Fils pour sauver des serviteurs et des esclaves. Que nul Judas, que nul Simon ne s’approche donc de cette table, puisque l’un et l’autre de ces misérables ont péri par leur avarice. C’est pourquoi évitons ce crime, et ne nous imaginons pas que lorsque nous avons dépouillé les veuves et les orphelins par nos rapines et nos violences, ce soit assez pour être sauvés de donner à cet autel un calice d’or enrichi de pierreries. Si vous voulez honorer ce sacrifice, offrez-y votre âme pour laquelle Jésus-Christ a été sacrifié. Faites qu’elle devienne toute d’or. Mais si elle demeure plus pesante que le plomb et que la terre, à quoi vous serviront ces vases que vous offrez?

Ne pensons pas tant, mes frères, à offrir à Dieu de magnifiques présents, qu’à prendre garde que œ que nous lui offrons ne soit le fruit que de nos justes travaux. Les vases qui ne sont point souillés par l’avarice, sont plus précieux que s’ils étaient d’or. L’Eglise n’est point un magasin d’orfèvrerie, mais une sainte assemblée d’anges. Ce sont nos âmes que nous devons rendre pures et brillantes comme l’or, puisque c’est cette pureté de nos âmes qui fait que Dieu reçoit de nous ces autres vases. La table sur laquelle Jésus-Christ fit la cène avec ses disciples n’était pas d’argent, et le calice dans lequel il leur donna son sang divin; n’était pas d’or. Cependant tout y était précieux et digne d’un profond respect, parce que tout y était plein du Saint-Esprit.

Voulez-vous donc honorer le corps de Jésus-Christ? Ne le méprisez pas, lorsqu’il est nu et pendant qu’en cette Eglise vous le couvrez d’étoffes de soie, ne lui laissez pas souffrir ailleurs le froid et la nudité. Car Celui qui a dit « Ceci est mon corps, » et qui a produit cet effet par la vertu de sa parole, a dit aussi : « Vous m’avez vu souffrir la faim, et vous ne « m’avez pas donné à manger. Car quand vous « l’avez refusé à quelqu’un de ces petits, c’est « à moi-même que vous l’avez refusé. » (Matth. XXV.) Le corps de Jésus-Christ qui est sur l’autel, n’a pas besoin d’habits précieux qui le couvrent, mais d’âmes pures qui le reçoivent, au lieu que cet autre corps de Jésus-Christ formé des pauvres qui sont ses membres, a besoin de notre assistance et de tous nos soins.

Apprenons donc, mes frères, à traiter sagement de si grands mystères, et honorons Jésus-Christ comme il veut être honoré de nous. Le culte le plus agréable que nous puis~ions rendre à celui que nous voulons honorer, c’est le culte qu’il choisit lui-même et qu’il aime, et non celui que nous choisissons. Saint Pierre prétendait autrefois honorer Jésus-Christ en l’empêchant de lui laver les pieds; mais il le déshonorait plus qu’il ne l’honorait par sa résistance. Honorez-le donc aussi de la manière qu’il le désire, c’est-à-dire en lui donnant l’aumône dans la personne des pauvres. Dieu, comme je vous l’ai déjà dit, ne cherche point des vases d’argent, mais des âmes d’or.

4. Ce n’est pas que je vous défende de faire ces présents à l’église; mais je vous conjure seulement qu’après ces offrandes, ou plutôt qu’avant de les faire, vous ayez soin d’assister les pauvres. Dieu reçoit ces présents que vous faites à l’église: mais il agrée bien davantage ceux que vous faites aux pauvres : puisqu’à l’égard des premiers il n’y a que celui qui les fait qui en tire de l’avantage, au lieu que dans les autres, celui même qui les reçoit en tire aussi du secours. On peut croire dans les premiers que nous recherchons notre gloire, mais les seconds ne sont que le fruit de notre compassion et de notre amour.

Quel avantage peut recevoir Jésus-Christ, de voir ici sa table couverte de vases d’or, pendant qu’il meurt de faim dans la personne des pauvres ? Commencez par le soulager dans sa faim, et s’il vous reste quelque (393) argent, ornez ensuite son autel. Vous lui faites présent d’une coupe d’or, et vous lui refusez un verre d’eau froide? Que lui sert d’avoir ici de magnifiques voiles, et de n’avoir pas les vêtements les plus nécessaires dans ses membres? Croyez-vous que lorsque vous négligez un pauvre qui meurt de faim, et que vous allez couvrir l’autel de Jésus-Christ d’or et d’argent, il vous ait obligation de cet or, et que plutôt il ne s’en irrite pas? Croyez-vous que lorsque vous ne vous mettez pas en peine de revêtir un pauvre qui meurt de froid, et que vous apportez ici des colonnes d’or, en disant que vous le faites pour sa gloire, il regarde ces richesses comme un honneur que vous lui rendez et non pas plutôt comme une sanglante raillerie, et comme le dernier de tous les outrages?

Croyez donc que c’est là le jugement que Jésus-Christ porte de vous, lorsque vous parez son autel, et que vous négligez d’assister les pauvres. Il est pauvre et étranger. Il va de porte en porte demander de quoi vivre, et vous le méprisez dans cet état pour orner le pavé d’une église et d’une chapelle, pour en revêtir richement les murailles, pour en dorer des pilastres et des colonnes, pour faire briller des lampes d’argent! A quoi lui sert toute cette magnificence, lorsque vous le laissez gémir dans une prison, sans même aller le visiter?

Je vous prie encore une fois de croire que je ne vous dis point ceci pour vous défendre ces présents que vous faites à l’église. Je ne vous le dis que pour vous exhorter de les accompagner de vos aumônes, ou plutôt de ne les faire qu’après vos aumônes. Dieu n’a condamné personne pour n’avoir pas enrichi nos temples de ces ornements superbes; mais il menace ceux qui ne feront point l’aumône des supplices de l’enfer. Lors donc que vous ornez vos temples, ne méprisez pas les pauvres, qui sont des temples bien plus excellents. Les rois et les princes infidèles, les tyrans et les voleurs peuvent piller ces premiers; mais le diable même ne vous peut faire perdre ce que vous donnez au pauvre. Cet argent est pour vous en sûreté, et il est en dépôt dans un lieu où rien ne lui pourra nuire. Que, dit Jésus-Christ lui-même? « Vous aurez toujours des « pauvres avec vous; mais vous ne m’aurez « pas toujours. » (Matth. XXVI, 12.) C’est ce qui me porte à vous dire que nous devons avoir un soin particulier de faire ici l’aumône à Jésus-Christ, parce que nous ne l’aurons pas toujours en cette qualité de pauvre, mais seulement pendant cette vie. Si vous voulez en passant savoir le sens de cette parole, le voici. Il n’adresse pas ces paroles à ses disciples, quoiqu’il semble le faire, mais il les dit à cause de la faiblesse de cette femme qui venait de répandre un parfum sur sa tête. Comme elle était encore imparfaite, et qu’elle voyait les disciples murmurer contre elle, Jésus-Christ dit cette parole pour l’empêcher de se troubler, et comme pour la consoler. C’est pourquoi il dit: « Pourquoi inquiétez-vous cette femme?»

Il montre assez dans un autre endroit que nous l’aurons toujours avec nous, lorsqu’il dit : « Je serai avec vous jusqu’à la consommation du siècle. » (Matth. XXVIII.) Ce qui fait tous les jours voir que si Jésus-Christ parlait ici autrement, c’était pour empêcher que la foi naissante de cette femme ne fût traitée trop rudement par les apôtres, et qu’elle ne séchât presque aussitôt qu’elle commençait à germer. N’abusons donc point de cette parole qui fut dite pour le sujet que je vous indique. Lisons plutôt l’un et l’autre Testament: voyons ce qui est ordonné à toutes les pages touchant l’aumône , et faisons-la à l’avenir avec autant de soin que l’Ecriture nous y exhorte. Ce sera ainsi que nous nous purifierons de nos péchés : « Donnez l’aumône, » dit Jésus-Christ, « et tout vous sera pur. » (Luc, XIII.) L’aumône est plus grande même que le sacrifice. Dieu le dit lui-même : « Je veux l’aumône et non le sacrifice. » (Matt. IX.) L’aumône nous ouvre les cieux: « Vos prières et vos aumônes, » dit l’ange à Corneille, « sont montées en la présence de Dieu. » (Act. X.) L’aumône est une vertu plus nécessaire que la virginité. Nous en voyons une preuve dans les dix vierges, dont les unes furent bannies de la chambre de l’époux, parce qu’elles n’avaient pas fait l’aumône, et les autres y entrèrent parce que l’huile de la compassion et de la miséricorde n’avait point manqué dans leur cœur. Considérons ceci, mes frères, et semons nos biens sur les pauvres avec abondance, afin de moissonner avec fruit les biens éternels qui nous sont promis, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (394)

HOMÉLIE LI: « ALORS DES DOCTEURS ET DES PHARISIENS DE JÉRUSALEM VINRENT, ET LUI DIRENT : POURQUOI VOS DISC1PLES, ETC.,» (CHAP. XV, 1, JUSQU’AU VERSET 21.)

ANALYSE

1. Les Pharisiens se plaignent à Jésus de ce que ses disciples violaient les traditions des anciens en négligeant de se laver les mains avant de se mettre à table.

2. Que les Juifs tenaient moins à la loi de Dieu qu’à leurs traditions qui n’étaient pas toujours indifférentes et innocentes comme celle de se laver les mains avant le repas, mais qui étaient parfois mauvaises et subversives de la loi divine, comme celle qui permettait de refuser l’assistance à son père, sous prétexte que ce que l’on aurait pu lui donner était consacré à Dieu.

3. Précaution et prudence de Jésus-Christ dans l’abrogation des anciennes observances.

4. Combien les apôtres eux-mêmes étaient portés à se scandaliser en entendant parler contre la loi de Moïse.

5 et 6. Que la pureté des chrétiens consiste à avoir non les mains, mais l’âme pure. — Combien nous offensons Dieu lorsque nous le prions avec une âme corrompue par le péché. — Que c’est celui qui offense qui reçoit le mal et non celui qui est offensé.

1. « Alors, » dit l’Evangile. Et quand donc? Et qu’est-ce à dire? C’est-à-dire, lorsqu’il eut fait tant de miracles, et qu’il eut guéri tant de malades par le seul attouchement de la frange de ses habits. Et cette circonstance du temps, soigneusement exprimée, nous fait mieux voir jusqu’où allait la malice de ces hommes, malice qui ne pouvait céder à rien.

Pourquoi est-il marqué que ces docteurs et ces pharisiens étaient « de Jérusalem »? C’est parce qu’ils étaient répandus partout et divisés dans toutes les douze tribus: mais ceux de Jérusalem étaient les pires de tous, étant plus honorés que les autres, et par suite plus orgueilleux. Et considérez de quelle manière Jésus-Christ les prend par eux-mêmes, et parleur propre demande.

« Pourquoi vos disciples violent-ils la tradition des anciens? Car ils ne lavent point leurs mains, lorsqu’ils prennent leur repas (2). » Ils ne disent pas : Pourquoi vos disciples violent-ils « la loi de Moïse » ? Mais, pourquoi violent-ils « la tradition des anciens? »Cela nous fait voir que ces prêtres avaient introduit plusieurs nouvelles maximes. Cependant Moïse avait défendu très-expressément que personne n’eût la témérité de rien changer dans la loi, d’y rien ajouter ou d’en retrancher la moindre chose: « Vous n’ajouterez rien, » dit-il, « à ce que je vous commande « aujourd’hui, et vous n’en retrancherez rien. » (Deut. IV, 2.) Les pharisiens avaient néanmoins violé cette ordonnance en introduisant de nouvelles traditions, comme était celle de ne se point mettre à table sans se laver les mains, de laver leurs vases d’airain, et de se laver eux-mêmes.

Lorsqu’ils devaient ne penser qu’à se délivrer de toutes ces cérémonies, parce que le temps en était passé, ils en inventaient au con traire tous les jours de nouvelles, dont ils se surchargeaient volontairement. Ils craignaient. si ces lois s’abolissaient, de perdre leur autorité, et ils voulaient se rendre redoutables aux peuples par cette liberté qu’ils prenaient de faire de nouvelles lois. Cet état de choses en vint à un tel excès, qu’on n’osait pas violer leurs lois, lorsqu’on violait sans crainte celles de Dieu même; et ils s’étaient établis dans une si grande autorité, que c’était un crime que de contrevenir à leurs ordonnances. En quoi certes ils se rendaient doublement coupables premièrement en prenant la liberté de faire de nouvelles lois; et en second lieu, en vengeant si sévèrement la violation de leurs ordonnances, lorsqu’ils étaient si indifférents pour la profanation de la loi de Dieu.

Ils s’adressent donc à Jésus-Christ, et sans (395) lui parler des vases d’airain ou d’autres et d’autres observances qui eûssent paru par trop ridicules, ils s’attachent à ce qui leur paraissait plus considérable, et tâchent, autant que j’en puis juger, de l’irriter et de le mettre en colère. Ils parlent d’abord de leurs «anciens», afin que si Jésus-Christ les méprisait, il donnât par là prise contre lui.

Mais voyons d’abord pourquoi les disciples mangeaient sans laver leurs mains. Ils n’affectaient point de ne se laver jamais: ils n’en faisaient point une règle; mais ils commençaient à mépriser tout ce qui était superflu, ils ne s’attachaient plus qu’à ce qui était nécessaire. Ainsi ils ne se faisaient plus une loi ou de se laver, ou de ne pas se laver, mais ils en usaient indifféremment selon les rencontres. Car comment ceux qui négligeaient si fort le soin même de la nourriture, eussent-ils pu en avoir pour ces puérilités? Comme il arrivait donc souvent que les apôtres, à cause des occurrences qui se présentaient, mangeaient sans laver leurs mains; comme lorsqu’ils mangèrent dans le désert ou qu’ils rompirent des épis de blé, les pharisiens leur en font ici un crime, parce que leur faux zèle négligeait toujours les choses les plus importantes, et ne s’attachait qu’aux basses et aux superflues.

Que fait Jésus-Christ en cette rencontre? Il ne répond point à leur question. Il n’entreprend point de justifier ses disciples ;mais c’est par une accusation qu’il répond à leur accusation, il leur reproche leur témérité, et leur apprend qu’il sied mal à celui qui est coupable lui-même des plus grands crimes, de reprendre dans les autres avec chaleur les fautes les plus légères. Lorsque vous méritez qu’on vous reprenne vous-mêmes, leur dit-il, vous osez reprendre les autres!

Mais remarquez, mes frères, lorsque Jésus-Christ veut se dispenser de quelque ordonnance de la loi, quel ordre il garde, et comme il se justifie. Il ne vient pas tout d’un coup au crime de cette transgre6sion dont on l’accuse. Il ne dit point: ce n’est rien: c’est une chose superflue, Cette réponse eût rendu ses adversaires plus insolents, il commence par réprimer leur audace en leur objectant d’autres infractions de la loi en des choses plus importantes, et en leur reprochant d’autres crimes qui les couvraient de confusion.

Il ne dit pas non plus que ses disciples sont irrépréhensibles, en passant par-dessus ces ordonnances, afin de ne donner aux pharisiens aucune prise sur lui. il ne dit point encore qu’ils aient fait une faute, parce qu’il ne veut pas autoriser les traditions judaïques. Il évite de même d’attaquer les anciens. Il ne parle point contre eux, comme contre des prévaricateurs et des méchants, pour empêcher qu’ils n’aient. horreur de lui, comme d’un calomniateur, et comme d’un impie. Il rejette tous ces moyens pour s’attacher à celui que l’Evangile marque. Il semble blâmer ceux qui lui parlent, mais il attaque en effet ceux qui avaient osé établir ces lois. Ainsi sans dire un mot des anciens, il les comprend dans le reproche qu’il fait à ceux qui lui parlent, et fait voir qu’ils sont tombés dans deux grandes fautes. La première, parce qu’ils n’ont pas obéi aux véritables lois de Dieu; et la seconde, parce qu’ils leur en ont substitué d’autres par complaisance pour les hommes. Il semble qu’il leur dise: C’est cela même qui vous perd, que vous soyez si soumis en tout à vos anciens. Il ne le dit pas néanmoins en termes formels, mais il le marque tacitement par ces paroles:

« Pourquoi vous-mêmes violez-vous le commandement de Dieu pour suivre votre tradition (3)? Car Dieu a fait ce commandement: « Honorez votre père et votre mère; et cet autre: Que celui qui outragera de paroles son père ou sa mère, soit puni de mort (4). Et cependant vous dites: Quiconque dira à son père ou à sa mère: Tout ce dont j’aurais pu vous assister, est déjà consacré à Dieu, satisfait à la loi (5), quoiqu’après cela il n’honore et n’assiste point son père ou sa mère; et ainsi vous avez rendu inutile le commandement de Dieu par votre tradition (6). »

2. Il ne dit pas par la tradition de vos anciens; mais « par votre tradition » : comme il n’a pas dit: Vos anciens ont dit, mais « vous dites » ; afin que ce terme les offensât moins. Comme les pharisiens voulaient montrer que les apôtres violaient la loi, Jésus-Christ leur montre au contraire qu’ils tombaient eux-mêmes dans ce crime, et que ses disciples étaient innocents. Car on ne peut donner pour loi ce qui n’est ordonné que par les hommes (c’est pourquoi Jésus-Christ dit ici tradition et non pas loi) et surtout par des hommes qui ont été les plus grands violateurs de la loi. Et comme cette tradition qui commandait de laver ses mains avant que de se mettre à table n’était point formellement contraire à la loi de (396) Dieu, Jésus-Christ en rapporte une autre qui lui était entièrement opposée. Voici ce que c’est :

Ils avaient appris aux jeunes gens à mépriser leur père et leur mère sous prétexte de piété. Ils avaient pour cela inventé cet artifice. Lorsque le père demandait à son fils une brebis ou un veau, ou quelque autre chose semblable, cet enfant lui répondait: Ce que vous désirez de moi, mon père, n’est plus en ma puissance. Il est déjà consacré à Dieu et je ne puis vous le donner. Ils commettaient ainsi un double crime. Car d’un côté ils n’offraient rien à Dieu et ils trompaient de l’autre -l’attente de leurs parents sous prétexte de piété. Ainsi ils déshonoraient leur père à cause de Dieu , et ils déshonoraient Dieu dans leurs pères.

Cependant Jésus-Christ ne leur fait point d’abord ce reproche. Il leur rapporte premièrement la loi de Dieu, par laquelle il leur fait voir jusqu’où doit aller le respect des enfants envers leurs pères: « Honorez », dit-il, « votre père et votre mère, afin que vous viviez longtemps sur la terre. » Et ailleurs : « Que celui qui maudira son père ou sa mère, meure de mort! »

Mais il ne s’arrête pas aux seules récompenses que Dieu promet à ceux qui honoreraient leur père. Il passe à une matière plus effrayante et parle de la punition qui serait inévitable aux enfants qui déshonoreraient ceux dont ils ont reçu la vie. Il voulait par ce moyen les frapper de crainte et faire rentrer

en eux-mêmes ceux d’entre eux qui auraient encore quelque reste de sentiment. En un mot, il leur fait voir à tous qu’ils avaient mérité la mort. Si celui qui déshonore son père par ses paroles en est puni, combien plus le doit être celui qui le déshonore par ses actions, ou plutôt qui non-seulement le déshonore lui-même, mais qui apprend encore aux autres à le déshonorer? Comment donc, vous qui êtes indignes de vivre, osez-vous accuser mes disciples? Faut-il s’étonner que vous me traitiez si outrageusement, moi qui vous suis inconnu, puisque vous ne traitez pas mieux mon Père en violant ses ordonnances? Ainsi il leur montre partout que le mépris qu’ils font de lui découle comme de sa source, du mépris qu’ils font de son Père.

Quelques-uns expliquent autrement ces paroles : Dõron, õ eàn éXs õpheletès, et ils prétendent (396) qu’elles veulent dire ceci : Je ne vous dois aucun honneur, et, si je vous en rends, c’est par un don pur et gratuit. Mais Jésus-Christ n’a pas témoigné parler d’un si grand outrage. Saint Marc s’explique plus clairement, car il se sert du mot « Corban » qui ne signifie proprement ni pardon ni présent, mais « offrande ». (Marc, VI, 11.)

Après donc que Jésus-Christ leur a montré qu’il n’était pas raisonnable que ceux qui foulaient aux pieds la loi de Dieu accusassent avec tant de chaleur ceux qui ne violaient que les traditions des hommes, il confirme ce qu’il leur a dit par un passage des prophètes. Comme il les a déjà confondus, il le fait encore davantage, et s’appuie, comme il fait presque partout, sur l’autorité de l’Ecriture, pour montrer qu’il s’accordait en toutes choses avec Dieu. Mais que dit le Prophète? « Hypocrites, Isaïe a bien prophétisé de vous quand il a dit (7) : Ce peuple est proche de moi en paroles, et il m’honore des lèvres, mais son coeur est bien éloigné de moi. Et c’est en vain qu’ils « m’honorent, publiant des maximes et des ordonnances humaines (8). » On ne peut assez admirer le rapport qui se trouve entre les paroles du prophète et celles de l’Evangile, et comment Isaïe a prédit si longtemps auparavant la corruption de ce peuple. Car il avait longtemps auparavant fait aux Juifs le même reproche que Jésus-Christ leur fait ici : « Vous violez les commandements de Dieu, » leur dit Jésus-Christ : Ils m’honorent en vain, avait dit le Prophète : « Vous suivez, » dit Jésus-Christ, vos propres maximes de préférence aux lois de Dieu: Ils publient, dit le Prophète, des maximes et des ordonnances humaines.

3. Après que Jésus-Christ a confondu ses adversaires par sa parole, qu’il les a réfutés par le témoignage de leur propre conscience, et par l’autorité du Prophète, il ne leur adresse plus son discours et il les quitte enfin, parce qu’ils étaient inconvertibles. Il se tourne vers le peuple tt lui apprend une vérité très-importante, et pleine d’une grande. instruction. Il prend occasion de ce qu’il venait de dire, et il s’en sert pour rejeter la distinction des viandes et pour abolir cet- usage. Et remarquez qu’il ne le fait qu’après qu’il a guéri les lépreux, qu’il nous a dispensés de l’observance du sabbat, qu’il s’est fait reconnaître pour le Maître de la mer et de la terre, qu’il a établi de nouvelles lois et qu’il a ressuscité les morts. (397)

Après tant de marques de sa divinité et de sa puissance souveraine, il commence enfin à parler des viandes, pour en abolir la distinction. Il avait différé jusque-là de donner aucune atteinte à cette règle, parce qu’elle s’enfermait tout le judaïsme-et qu’en la détruisant il détruisait en même temps tout le reste. On en devait conclure qu’il fallait-de même abolir la circoncision : mais Jésus-Christ ne le dit pas expressément, parce que cette loi, beaucoup plus ancienne que les commandements de Moïse, était encore alors dans une plus grande vénération. C’était un point sur lequel il se réservait de statuer par ses disciples après sa résurrection. La circoncision était un point si important parmi les Juifs que les apôtres, voulant la détruire, sont obligés auparavant de la confirmer et de la maintenir, pour l’anéantir ensuite avec plus de facilité. Mais remarquez avec quelle sagesse Jésus-Christ introduit ici la loi.

« Et ayant appelé à lui le peuple, il leur dit: Ecoutez et comprenez bien ceci (10). » Il ne leur déclare pas tout d’un coup ce qu’il leur veut dire. Il les rend attentifs d’abord en leur parlant d’une manière obligeante (c’est ce que l’évangéliste marque par ce mot : « Et ayant appelé à lui le peuple), » puis en choisissant le moment favorable. Après qu’il a confondu les pharisiens et qu’il leur a fermé la bouche par le reproche du Prophète, il commence alors à établir sa loi, lorsque ce peuple était plus disposé à recevoir ce qu’il devait dire. Il ne se contente pas d’appeler simplement ce peuple, il demande son attention en disant: « Ecoutez et comprenez bien ceci; » comme s’il disait : Ce que je vais vous dire a besoin d’une grande application, et vous devez bien m’écouter pour le comprendre. Si vous avez témoigné tant de déférence pour des hommes qui ont violé la loi de Dieu, et qui ne vous ont appris que des traditions humaines, combien en devez-vous plus avoir pour moi qui vous instruis de la vraie sagesse, et qui vous donne des lumières- proportionnées au temps bienheureux auquel Dieu vous a fait naître. Il ne dit point que cette distinction des viandes fût une chose superflue et inutile; que Moïse en cela eût fait une ordonnance déraisonnable, ou qu’il ne l’eût fait que par condescendance. Mais en leur parlant d’une manière familière, et en se servant d’une comparaison commune, il leur confirme ce qu’il leur dit, par ce qui arrive tous les jours dans la nature.

« Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur, mais c’est ce qui en sort qui le rend impur (11). » Il se sert toujours de comparaisons naturelles, lorsqu’il établit des lois ou qu’il prononce des sentences. Les pharisiens et les docteurs écoutant ceci ne le contredisent point, ils ne lui disent point: que nous dites-vous? Après que Dieu a fait mille ordonnances touchant le discerne. ment des viandes, osez-vous maintenant les ruiner par cette ordonnance nouvelle? Comme Jésus-Christ les avait réfutés et couverts de confusion, en découvrant la corruption de leur coeur et le secret de leurs pensées, ils se retirent sans oser rien répondre. Et remarquez, mes frères, avec quelle retenue Jésus-Christ leur parle, et comment il n’ose pas d’abord se déclarer contre le discernement des viandes. Il ne dit pas absolument: Ce ne sont pas les viandes qui rendent l’homme impur; mais: « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui « rend l’homme impur; » ce qui se pouvait entendre des mains qu’on ne lavait pas avant que de se mettre à table. Et quoique Jésus-Christ l’entendît de la nourriture, le peuple néanmoins le pouvait prendre en ce sens. Cette distinction des viandes s’observait si exactement que saint Pierre même, après la résurrection, dit à Dieu : « Non, Seigneur, je n’ai jamais rien mangé qui fût souillé ou impur.» (Act. X, 7.) Car bien que cet apôtre parlât de la sorte plutôt à cause des autres, et seulement pour se justifier à l’égard de ses accusateurs, en leur montrant qu’il avait voulu résister à Dieu même sur ce point, et que toutes ses résistances avaient été inutiles, il ne laisse pas néanmoins de faire voir par ces paroles combien on avait d’égard à cette observance et avec quelle exactitude elle se pratiquait. C’est pourquoi Jésus-Christ n’exprime pas formelle ment le mot de « viandes », et qu’il use de cette expression: « ce qui entre dans la bouche.»

Et de peur même de s’être fait entendre encore trop clairement par ce terme, il voile encore son discours par ce qu’il ajoute pour le terminer : « Mais un homme ne devient point impur pour manger sans avoir lavé ses mains, » comme pour témoigner que ce n’était que de ce sujet qu’il parlait dans tout son discours. C’est pourquoi, comme je l’ai déjà remarqué, il ne dit pas: « Un homme ne (398) devient point impur pour manger des viandes; » mais, « sans avoir lavé ses mains; » comme s’il n’eût voulu établir que ce point dans tout ce qu’il dit ici, afin que les pharisiens ne pussent le contredire. Ces paroles néanmoins scandalisèrent non le peuple, mais les pharisiens et les docteurs.

« Alors les disciples s’approchant de Jésus-Christ lui dirent: Savez-vous bien que les pharisiens ayant entendu ce que vous venez de dire, en ont été scandalisés (12)? » C’était sans aucun sujet, puisque Jésus-Christ n’avait rien dit qui fût contre eux. Mais que fait le Sauveur en cette rencontre? Il ne se met point en peine de lever ce scandale. Il prononce au contraire cette, sentence terrible :

« Toute plante qui n’aura point été plantée par mon Père qui est dans le ciel, sera arrachée (43). » Car Jésus-Christ savait lorsqu’il fallait négliger les scandales, ou lorsqu’il fallait y avoir égard. Il dit ailleurs : « Afin que nous ne les scandalisions point, allez jeter votre filet dans la mer; » au lieu qu’il dit ici: « Laissez-les, ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles : que si un aveugle conduit un autre aveugle , ils tomberont tous deux dans le précipice (14). » Ce qui porta les apôtres à représenter à Jésus-Christ le scandale des pharisiens, ce n’était pas tant la douleur qu’ils en ressentaient, que le trouble dont ils étaient eux-mêmes quelque peu émus pour avoir entendu ces paroles. Mais comme ils n’osaient exprimer au Sauveur leurs propres sentiments, ils mettent en avant les pharisiens pour obtenir ainsi l’éclaircissement qu’ils désiraient. Et pour voir qu’en effet c’était là leur pensée , il ne faut que considérer ce que fait saint Pierre, le plus zélé de tous les apôtres, et qui les prévenait toujours.

« Pierre lui dit: Expliquez-nous cette parabole (15). » Il cache à Jésus-Christ le trouble qu’il sentait dans son coeur; et n’osant dire clairement qu’il était aussi scandalisé de ces paroles, il tâche de se guérir de son scandale par l’explication qu’il en demande. C’est pourquoi Jésus-Christ lui fait ce reproche. « Et Jésus lui répondit: Quoi! vous avez encore vous-même si peu d’intelligence (16)? » Mais examinons ici, mes frères, cette parole du Sauveur: « Toute plante qui n’aura point été plantée par mon Père qui est dans le ciel, sera arrachée. » Les Manichéens soutiennent que ces paroles se doivent entendre de l’ancienne loi; mais ce qui les précède doit fermer la bouche à ces impies. Car si cela se pouvait entendre de la loi, comment Jésus-Christ aurait-il voulu un peu auparavant la soutenir avec tant de force? Comment aurait-il dit aux pharisiens : « Pourquoi vous-mêmes violez- vous la loi de Dieu pour suivre votre tradition? » Comment se serait-il aussi servi de l’autorité du Prophète, en disant: «Ce peuple m’honore des lèvres; mais son coeur est bien éloigné de moi? » Ce n’est donc point de la loi que Jésus-Christ parle en ce lieu; mais des traditions des Juifs. Si Dieu a dit: « Honorez votre père et votre mère, » comment peut-on ne pas regarder comme une « plante » de Dieu, ce qui a été dit par Dieu même?

4. Mais la suite fait bien voir encore qu’il ne parle que contre les pharisiens, et contre leurs traditions humaines. Car il dit aussitôt après : « Ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles. » Il est clair qu’il se serait exprimé autrement s’il eût voulu parler de la loi, et qu’il eût dit par exemple : « c’est un aveugle qui conduit des aveugles. » S’il ne parle pas ainsi, c’est qu’il voulait détourner de la loi et faire retomber sur les seuls pharisiens tout le poids de sa condamnation. Puis pour séparer d’eux le peuple qui les écoutait, il dit: « Si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tomberont tous deux dans le précipice. » C’est déjà un grand mal que d’être aveugle; mais lorsque nous sommes en cet état, bien loin de prendre un guide, vouloir même être le conducteur des autres, c’est un double et un triple mal. Si un aveugle doit tout craindre lorsqu’il est sans guide, combien est-il plus en danger lorsqu’il veut être lui-même le guide et le conducteur des autres?

Que dit donc saint Pierre à Jésus-Christ? Il ne lui dit point : Seigneur, que venez-vous de dire, ou à quel dessein nous parlez-vous de la sorte? Il se contente de le prier d’éclaircir ce qui lui paraissait obscur. Il ne l’accuse point d’avoir rien dit qui pût blesser la loi; il craignait trop que Jésus-Christ ne remarquât qu’il s’était scandalisé. Mais pour montrer encore que ce n’était point son ignorance mais son scandale qui le faisait parler de la sorte, il ne faut que considérer que cette parole dont il demande l’éclaircissement n’avait rien d’obscur. C’est pourquoi Jésus-Christ lui fait ce (399) reproche ainsi qu’aux autres disciples: « Quoi! vous avez encore vous-mêmes si peu d’intelligence? » Peut-être que le peuple qui écoutait ces paroles n’y comprenait rien; et que les apôtres scandalisés en demandèrent l’éclaircissement comme de la part des scribes ; et qu’après avoir entendu ces grandes menaces: « Toute plante qui n’aura point été plantée par mon Père qui est dans le ciel, sera arrachée : Laissez-les, ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles; » ces paroles les étonnèrent, et qu’ils demeurèrent dans le silence. Mais saint Pierre toujours plein de feu ne put se taire en cette rencontre. Il s’approcha de Jésus-Christ et lui dit « Expliquez-nous cette parabole. » Et c’est alors que Jésus-Christ leur fit ce reproche: « Quoi! Vous avez encore vous-mêmes si peu d’intelligence? » Ce qu’il leur dit pour dissiper cette préoccupation qui les avait scandalisés. Il poursuit encore: « Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans la bouche descend dans le ventre, et est jeté au lieu secret (17)? Mais ce qui sort de la bouche part du coeur: et c’est ce qui rend l’homme impur (18). Car c’est du coeur que partent les mauvaises pensées, les meurtres; les adultères, les fornications, les larcins, les faux témoignages, les médisances (19). Ce sont là les choses qui rendent l’homme impur; mais un homme ne devient point impur pour manger sans avoir lavé ses mains (20). »

Remarquez, mes frères, avec quelle force Jésus-Christ leur parle. Il se sert pour les guérir d’une comparaison naturelle, lorsqu’il leur dit : « Descend dans le ventre et est jeté ensuite « dans le lieu secret. » Il se proportionné ainsi à leur faiblesse. Car il dit que la nourriture que l’on prend ne demeure pas, mais qu’elle est rejetée, quoique, quand même elle demeurerait dans l’homme, elle ne le rendrait pas impur. Mais ils n’étaient pas encore capables de supporter cette parole. Il semble que Jésus-Christ leur dise : Moïse ne dit rien des viandes pendant qu’elles demeurent dans le corps, mais quand elles en sortent; c’est alors qu’il commande qu’on lave ses habits sur le soir, et qu’on soit pur, marquant ainsi le temps que le corps se purge lui-même. Mais ce qui entre au contraire dans le coeur, y demeure, et rend l’homme aussi impur lorsqu’il en sort, que lorsqu’il y demeurait.

Jésus-Christ met en premier lieu les pensées mauvaises, » parce que les Juifs y étaient sujets; et sans les accuser encore des crimes effectifs qui passent dans l’action extérieure, il fait voir seulement qu’au lieu que les viandes impures sortent du corps, les pensées mauvaises demeurent au contraire dans le coeur. Ce qui n’entre qu’extérieurement en nous en est rejeté de même; mais ce qui naît au dedans de nous, nous souille lorsqu’il y demeure, et encore plus lorsqu’il en sort. Il leur parle de la sorte, parce qu’ils étaient incapables, comme je l’ai déjà dit, de comprendre cette haute vérité exprimée sans ménagement et dans toute sa pureté.

Saint Marc rapporte qu’il disait ceci pour montrer que toutes les viandes étaient pures. Cependant il ne dit point clairement qu’un homme ne devenait pas impur pour manger des viandes défendues. Cette parole eût été trop forte pour eux: C’est pourquoi il change son discours et dit: « Un homme ne devient point impur pour manger sans avoir lavé ses «mains.»

Apprenons donc, mes frères, quelles sont les choses qui rendent les hommes vraiment impurs: mais apprenons-les pour les détester. Nous voyons assez de personnes qui ont soin d’avoir des habits propres et de laver leurs mains, lorsqu’ils viennent à l’église, mais ils n’ont pas le même soin d’y offrir à Dieu une âme pure. Je ne dis point ceci pour blâmer ceux qui se lavent les mains ou la bouche, lorsqu’ils viennent dans nos églises ; mais pour les exhorter à se purifier comme Dieu nous le commande, non par l’eau, mais par les vertus et la sainteté de la vie. Les médisances, les calomnies, les blasphèmes, les paroles de colère, ou de raillerie, ou de dissolution, et celles qui sont déshonnêtes, sont comme des ordures qui souillent la bouche. Si votre conscience vous rend témoignage que vous n’êtes point tombé dans ces déréglements de langue, entrez avec confiance dans l’église. Mais si vous vous y êtes laissé aller, pourquoi travaillez-vous inutilement à laver votre bouche avec l’eau, lorsque vous négligez de la purger de tant d’ordures? Si vous aviez les mains pleines de boue, oseriez-vous les lever au ciel pour prier? Vous rougiriez de le faire en cet état, quoi. qu’il n’y eût en cela aucun mal : et vous ne craignez pas de prier, lorsque vos mains sont pleines de sang et de crimes ? Comment êtes-vous si scrupuleux dans des choses indifférentes (400); et si indifférents lorsque vous devriez être scrupuleux?

5. Vous me direz : Quoi! Ne faut-il donc point prier ? il faut prier, mais il ne le faut pas faire avec une âme impure. Mais si je me trouve surpris, dites-vous, et que je sente dans moi ces impuretés dont vous parler? Tâchez de vous en purifier. Comment le ferai-je? dites-vous. Gémissez, pleurez, donnez l’aumône; donnez satisfaction à ceux que vous avez offensés. Servez-vous de tous ces moyens pour rentrer en grâce avec Dieu, et pour ne l’aigrir pas davantage par des prières impures. Si quelqu’un venait se prosterner devant vous, et vous embrasser les pieds avec des mains pleines d’ordures, n’est-il pas vrai qu’au lieu d’écouter ses prières, vous le rejetteriez avec horreur? Pourquoi traitez-vous Dieu plus indignement que vous ne traiteriez un homme? La langue n’est-elle pas comme la main de ceux qui prient, et avec laquelle nous tâchons comme d’embrasser les genoux de Dieu? Ne la souillez donc point par l’impureté des vices, afin que Dieu ne vous dise pas ce qu’il dit aux Juifs par son prophète Isaïe : « Quand vous multiplieriez vos oraisons, je ne vous écouterai pas. (Isaïe, I, 15.) Car la vie et la mort sont dans la main de la langue (Prov. XVI, 21 ), selon le langage de l’Ecriture. «Et vous serez justifié ou condamné par vos paroles. » (Matth. XII, 39.) Conservez donc votre âme avec plus de soin que vous ne gardez la prunelle de vos yeux. Nos langues ressemblent à. ces excellents chevaux qu’on destine au service du prince. Si nous leur donnons un frein pour les dompter et pour les dresser, le prince les montera et y trouvera ses délices, mais si nous leur laissons suivre leur impétuosité naturelle, elles ne seront propres qu’au service des démons et du prince des ténèbres.

Vous n’osez venir ici prier Dieu après l’usage d’un légitime mariage, encore qu’en cela vous ne commettiez aucun péché; et vous avez la hardiesse d’élever vos mains au ciel après être tombés dans de noires médisances, et dans des calomnies qui vous font mériter l’enfer?

Comment ne tremblez-vous pas de crainte ? N’entendez-vous pas saint Paul qui vous dit « que, le lit est pur, et que le mariage est honorable? » (Hébr. XIII, 4) Que si vous n’osez néanmoins, en portant de ce lit pur et de cette bouche honorable, lever vos mains vers Dieu comment, en sortant du lit des démons, oserez-vous prononcer ce nom adorable qui est également saint et terrible? Car le démon se plaît dans les médisances et dans les outrages. C’est comme un lit délicieux où il trouve son repos. La fureur est comme un adultère qui vient corrompre la pureté de notre couche. Elle se mêle à notre âme, avec un plaisir secret. Elle la rend malheureusement féconde, et lui fait enfanter des haines et des inimitiés diaboliques. Elle fait le contraire du mariage. Le mariage ne fait de deux qu’une chair, et la colère divise ceux que l’amour unissait ensemble, et sépare même l’âme, et la divise d’avec elle-même.

Si vous voulez donc vous approcher de Dieu avec pureté et avec confiance ne souffrez pas que cette adultère , je veux dire que la colère approche de vous. Chassez-la comme un chien furieux. C’est ce que saint Paul nous commande : « Levez au ciel, » dit-il, « vos mains pures et saintes sans colère et sans dispute. » (I Tim. II, 7.)

Ne souffrez donc point que votre langue devienne impure. Comment pourrait-elle prier pour vous, si elle avait perdu la liberté que lui donnait son innocence ? Ornez-la plutôt par votre humilité, par votre douceur et par volte modestie. Rendez-la digne de parler au Dieu qu’elle invoque. Qu’elle se répande en bénédictions et en actions de grâces. Enfin, occupez-la aux actions de charité et de miséricorde. Car on peut, mes chers frères, pratiquer la charité par ses paroles: « Une parole, » dit le Sage, « vaut mieux qu’un don, et répondez aux pauvres des paroles de paix avec douceur. » (Eccli. IV, 7.) Que votre langue soit en tout temps armée des paroles sacrées de l’Ecriture, et que, selon le même Sage; « tous vos discours et tous vos entretiens soient dans la loi du Très-Haut. » (Eccli. IX, 25)

Quand nous nous serons ainsi ornés, approchons-nous de notre Roi. Prosternons-nous à ses pieds, non-seulement de corps, mais encore de l’âme. Souvenons-nous quel est Celui devant qui nous nous présentons; pour quel sujet nous y venons, et ce que nous prétendons. Nous nous approchons d’un Dieu devant qui les séraphins tremblent, que les chérubins n’osent regarder; devant qui ils sont contraints de voiler leur face, parce qu’ils ne peuvent supporter l’éclat de ce visage adorable. Nous nous approchons d’un Dieu qui habite (401) dans une lumière inaccessible, et nous nous en approchons pour le prier de nous délivrer de l’enfer, de nous pardonner nos péchés; d’éloigner de nous les tourments insupportables que nous avons mérités, de nous donner le ciel, et les biens dont jouissent les saints. Prosternons-rions donc devant lui de corps et d’esprit, afin qu’il nous relève lui-même. Invoquons sa miséricorde avec un coeur contrit et avec une humilité parfaite.

6. Vous me demandez peut-être qui est assez misérable pour n’être pas humble quand il prie? C’est celui qui prie, lorsqu’il a le coeur plein d’imprécations et de fureur, qui persécute ses ennemis, et qui crie contre eux pour en demander vengeance. Si vous voulez accuser quelqu’un dans vos prières, accusez-vous vous-même. Si vous voulez en priant armer votre langue contre les fautes de quelqu’un, que ce soit contre les vôtres. N’y représentez point à Dieu le mal que les hommes vous ont fait, mais celui que vous vous êtes fait à vous-même. Personne ne peut vous faire de tort si vous ne vous en faites pas vous-même le premier. Si vous demandez vengeance contre ceux qui vous offensent, demandez vengeance contre vous-même. Personne ne vous en empêche. Quand vous attaquez un autre homme pour vous en venger, le mal que vous lui faites vous blesse encore plus que vous ne l’étiez auparavant.

Mais quelles sont ces offenses dont vous souhaitez d’être vengé? Est-ce qu’un autre vous a fait un affront, une injustice? est-ce qu’il vous a exposé à quelque péril? Appelez-vous cela souffrir une offense? si nous étions chrétiens, nous regarderions cela comme une grâce. Ce n’est pas celui qui souffre une injure que je trouve à plaindre, c’est celui même qui la fait. La source de nos maux, mes frères, c’est que nous ne comprenons pas encore quel est véritablement celui qui fait ou qui souffre une injustice. Si nous étions en ce point bien persuadés. de la vérité, nous ne nous ferions pas si souvent tort à nous-mêmes, et nous n’invoquerions pas Dieu contre nos frères; parce que nous serions très-assurés que tous les hommes ensemble ne peuvent nous faire aucun tort.

C’est le voleur qui est. à plaindre, et non celui qu’il a volé. Si vous avez donc volé les autres, accusez-vous-en devant Dieu; mais si un autre vous a volé, priez non contre lui, mais pour lui; parce que dans la vérité, il vous a fait un grand bien en se faisant un grand mal. Quoiqu’il n’ait pas eu cette pensée en vous dérobant, il n’est pas douteux néanmoins qu’il vous a beaucoup obligé malgré 1ui-même, si vous souffrez chrétiennement cette, injustice. Toutes les lois humaines .et divines s’arment contre cet usurpateur injuste; et elles vous promettent au contraire, si vous souffrez cet outrage, un véritable, bonheur et une éclatante couronne.

Dirait-on qu’un malade qui dans une fièvre violente aurait pris à un autre un vase plein d’eau fraîche pour satisfaire la soif qui le brûle aurait fait grand tort à celui auquel il a fait ce larcin? Ne dirait-on pas plutôt qu’il se serait perdu lui-même, puisqu’il a augmenté sa fièvre, et qu’il a rendu sa maladie plus dangereuse? Jugez, de même d’un avare lorsqu’il fait une injustice. Il est brûlé d’une fièvre sans comparaison plus grande que n’est celle des malades, et les rapines qu’il fait ne servent qu’à allumer encore davantage le feu qui le consume. Si un homme transporté de fureur arrachait l’épée d’un autre, pour s’en percer, lequel des deux aurait souffert la violence, celui dont on prend l’épée, ou l’autre qui l’arrache pour s’en percer,? N’est-il pas visible que c’est ce dernier?

Disons la même chose de celui qui vole le bien d’un autre. L’argent est à l’avare ce que l’épée est au furieux. On peut dire même que c’est quelque chose encore de plus dangereux. Quand un furieux s’est une fois percé le corps de cette, épée qu’il a prise, il cesse, d’être furieux en cessant de vivre, et il ne peut plusse faire de nouvelles plaies; mais l’avare se fait chaque jour cent blessures plus dangereuses que ne sont celles de ce furieux, sans qu’il soit pour cela délivré de sa fureur. Elle en devient au contraire plus ardente qu’auparavant. Ses dernières blessures donnent toujours lieu à de nouvelles, et plus il est percé de coups, plus il se met en état de l’être encore davantage.

Pensons souvent à ceci, mes frères. Fuyons l’avarice. Détournons de nous cette épée funeste. Evitons cette mortelle fureur. Devenons enfin sages quoique trop. tard. Celui qui n’est point avare ne mérite pas moins le nom de sage que ceux qui se possèdent eux-mêmes, et qui ne courent point aux épées pour s’ôter la vie. Le furieux n’a qu’une passion à combattre, mais l’avare en a une infinité à vaincre. (402) Il n’y a rien de plus insensé que celui qui est esclave des richesses. Il croit avoir l’avantage quand il est vaincu. Il croit être le maître quand il est l’esclave. Plus les chaînes dont il le charge sont pesantes, plus il se réjouit. Plus les bêtes qui le dévorent sont furieuses, plus il en a de plaisir. Quand il est captif il en tressaille de joie. Lorsqu’il voit sa passion aboyer comme un chien furieux, au lieu de lier cette bête ou de la faire mourir de faim, il la nourrit au contraire et l’engraisse, afin qu’en devenant plus forte, elle devienne en même temps plus terrible.

Pensons donc à ces vérités, mes frères. Délivrons-nous enfin de nos chaînes. Tuons cette bête furieuse. Guérissons cette maladie mortelle. Chassons loin de nous cette manie, afin qu’en jouissant ici d’un heureux calme nous nous avancions avec un plaisir ineffable vers ce bienheureux port que nous désirons; et que nous y trouvions toutes les richesses du ciel, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LII: «APRÈS, JÉSUS S’EN ALLANT DE CE LIEU, SE RETIRA DU CÔTÉ DE TYR ET DE SIDON, ET UNE FEMME CHANANÉENNE QUI ÉTAIT SORTIE DE CE PAYS-LÀ, S’ÉCRIA EN LUI DISANT : SEIGNEUR, FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE MOI, MA FILLE EST MISÉRABLEMENT TOURMENTÉE DU DÉMON. » ( CHAP. XV, 21 JUSQU’AU VERSET 32.)

ANALYSE

1. Pourquoi, Jésus-Christ va chez les Gentils.

2. Humilité et foi admirable de la Chananéenne.

3. Ce que peut l’assiduité à la prière. — Qu’elle est la vraie aumône.

4.-6. De l’excellence de la charité. — Que c’est la charité qui distingue l’homme du este des animaux. — Que les plus pauvres peuvent et doivent faire l’aumône. — Combien il serait cruel de voler le bien des autres pour en faire des charités. — Des restitutions. — Ce qui distingue les véritables restitutions d’avec les fausses.

 

1. Saint Marc dit qu’étant entré dans une maison, il voulait que personne ne le sût; mais qu’il ne put rester caché. D’où vient, mes frères, que le Sauveur allait en ce pays? Aussitôt qu’il a montré qu’il ne fallait plus à l’avenir faire aucune distinction entre les viandes, il avance peu à peu et ouvre insensiblement aux gentils l’entrée à la grâce de son Evangile en les allant trouver lui-même. Nous voyons~de même dans les Actes, qu’aussitôt que -saint Pierre eut reçu l’ordre de ne plus regarder aucune viande comme impure, il fut aussitôt envoyé chez le centenier Corneille. (Act. X.) Que si quelqu’un me demande pourquoi Jésus-Christ va chez les gentils et chez les païens, lui qui défendait à ses apôtres d’y aller: « N’allez point, » leur dit-il, « dans la voie des gentils (Matt. X, 5); » je réponds en premier lieu que Jésus-Christ n’était point obligé d’observer lui-même ce qu’il commandait à ses apôtres. En second lieu il n’allait point dans ce pays pour y prêcher son Evangile, comme saint Marc le fait voir en disant « qu’il voulut s’y cacher et qu’il ne le put. » Au reste, si la suite de sa conduite ne Lui permettait pas d’un côté d’aller le premier trouver les païens chez eux, il était aussi de l’autre indigne de sa grâce et de sa bonté de les rebuter, lorsqu’ils le venaient (403) chercher. Si le Fils de Dieu était venu en ce monde pour courir après ceux qui le fuyaient, comment eût-il pu fuir ceux qui d’eux-mêmes couraient à lui?

Mais admirons ici, mes frères, combien cette femme se rend digne de toutes les grâces du Sauveur. Elle n’ose venir à Jérusalem, parce qu’elle s’en jugeait trop indigne. Si cette crainte si humble et si respectueuse ne. l’eût retenue, la foi qu’elle témoigne, et le voyage qu’elle fait hors de son pays, nous font assez voir qu’elle fût venue chercher Jésus-Christ au milieu de la Judée.

Quelques-uns ont trouvé un sens allégorique dans cette histoire. Ils ont remarqué que lorsque Jésus-Christ commence à sortir de la Judée, l’Eglise, que cette femme représentait, sort aussitôt de son pays, et se présente au-devant de lui. « Oubliez, ma fille, » lui dit Dieu par son prophète, « votre peuple et la maison de votre père. » (Ps. XLIV, 12.) Comme Jésus-Christ de son côté sort de son pays, cette femme aussi sort du sien ; et c’est ainsi qu’ils purent se rencontrer et s’entretenir.

« Car une femme chananéenne qui était sortie de ce pays-là, s’écria en lui disant: Seigneur, fils de David, ayez pitié de moi (22). » L’évangéliste accuse d’abord cette femme, et semble la décr4eren l’appelant « chananéenne .» mais il parle en effet de la sorte pour nous faire plus admirer sa foi, et pour relever davantage ce miracle. Car cri entendant ce mot de «chananéenne, » il est impossible que nous ne nous souvenions de ces nations détestables qui avaient même renversé toutes les lois de la nature. Ce souvenir nous doit porter en même temps à admirer la force et la puissance du Sauveur. Car ces nations qui autrefois avaient été chassées de peur qu’elles ne pervertissent les Juifs, sont devenues meilleures qu’eux, au point de sortir de leur propre terre pour venir au-devant du Fils de Dieu, lorsque les Juifs le chassent de leur pays même où il lés était venu visiter.

Cette femme donc s’étant approchée de Jésus-Christ, ne lui dit autre chose que ces paroles : «Seigneur, ayez pitié de moi!» ce qu’elle disait avec des cris si touchants que tout le monde s’arrêtait pour la regarder. En effet, qui n’eût été touché de compassion en voyant une femme forcée par sa douleur de jeter de si grands cris, en considérant une mère qui implorait la miséricorde du Sauveur pour sa fille si misérablement affligée? Elle n’ose pas même la présenter à Jésus-Christ parce qu’elle était tourmentée par le démon. Elle la laisse chez elle; elle vient seule faire sa prière. Elle représente seulement le mal que sa fille endure, sans rien exagérer.

Elle ne le conjure point de venir chez elle, comme cet officier du roi qui pria le Sauveur de venir toucher son fils, et de descendre avant qu’il mourût. (Matth. IX,17; Jean, IV, 49.) Après qu’elle lui a représenté en un mot combien sa fille était malade, elle se contente d’implorer sa miséricorde par de grands cris. Elle ne lui dit pas : Ayez pitié de ma fille; mais, « Ayez pitié de moi; » comme si elle disait : Le mal que souffre ma fille lui ôte tout sentiment; mais moi je souffre mille maux, et je sens ce que je souffre; et c’est ce sentiment que j’en ai qui me transporte hors de moi.

« Mais Jésus-Christ ne lui répondit pas un seul mot. Et ses disciples s’approchant de lui le priaient en lui disant : Contentez-la afin qu’elle s’en aille, parce qu’elle crie après nous (23). » Que cette conduite du Sauveur est nouvelle! qu’elle est surprenante ! qu’elle est différente de celle qu’il a gardée envers les Juifs! Lorsqu’ils sont le plus rebelles et le plus ingrats, il tâche de les attirer à lui, et il les prévient lui-même. Lorsqu’ils le noircissent de blasphèmes, il les adoucit par ses prières. Lorsqu’ils le tentent, il ne dédaigne pas de leur répondre. Et au contraire lorsque cette, femme vient d’elle-même et qu’elle court à lui de son propre mouvement, lorsqu’elle le prie et qu’elle le conjure avec une foi si ardente et une humilité si profonde, quoiqu’elle n’eût été instruite ni par la loi, ni par les prophètes, il ne lui dit pas même un mot.

Qui ne se serait scandalisé en voyant Jésus-Christ oublier en quelque sorte toute sa conduite, et faire le contraire de ce que tout le monde publiait de lui? Le bruit courait de toutes parts qu’il allait. chercher les malades et les affligés .dans toutes les villes pour les soulager; et on le voit au contraire ici rejeter cette femme qui venait de son propre mouvement implorer, son assistance. Qui n’aurait été touché de voir une mère affligée, jeter des cris si lugubres dans la douleur que lui causait la misère de sa fille, et être ainsi rebutée du Fils de Dieu? (404)

Elle ne demande point cette grâce comme en étant digne: elle ne l’exige point comme une dette : elle demande seulement miséricorde. « Ayez pitié de moi! » Elle représente humblement sa misère, et Jésus-Christ « ne lui répond pas même une parole! » Pour moi je ne doute point que plusieurs de ceux qui étaient présents alors, ne fussent scandalisés, mais cette femme ne se scandalisa point. Mais que dis-je, que plusieurs de ceux qui étaient présents s’en scandalisèrent, puisque les apôtres mêmes furent touchés de l’étal de cette femme, et, troublés et attristés? Cependant ils n’osent prier pour elle, ni dire: Accordez-lui la grâce qu’elle demande , mais « ils s’approchent du Sauveur, et lui disent « Contentez-la afin qu’elle s’en aille , parce qu’elle crie après nous. » Nous agissons souvent de la sorte. Lorsque nous désirons porter quelqu’un à une chose, nous lui disons le contraire de ce que nous avons dans l’esprit.

2. « Jésus-Christ leur répondit: Je n’ai été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui étaient perdues (24). » Que fait cette femme en entendant cette parole? Demeure-t-elle dans le silence? Cesse-t-elle de prier et se refroidit-elle dans son désir? Ne redouble-t-elle pas au, contraire ses cris et ses prières? Ce n’est pas ainsi que nous agissons nous autres. Quand Dieu diffère de nous donner ce que nous lui demandons, nous nous rebutons aussitôt au lieu de le prier avec encore plus d’instance. Mais qui n’aurait été abattu de cette réponse de Jésus-Christ? Si son seul silence pouvait faire perdre à cette femme l’espérance d’être exaucée, combien plus le devait faire cette réponse? Ne devait-elle pas encore désespérer de la guérison de sa fille, en voyant, que ceux même qui priaient pour elle éprouvaient un refus; et que Jésus-Christ dit clairement que c’est une grâce qu’il ne lui pouvait accorder?

Cependant elle ne perd point courage. Voyant que les apôtres n’avaient rien gagné auprès du Sauveur pour elle, elle use alors d’une sainte impudence. Elle n’avait osé d’abord se présenter en face devant Jésus-Christ. Elle s’était contentée « de crier » seulement « derrière lui. » Mais lorsqu’il semblait qu’elle n’avait plus qu’à s’en aller et que la guérison de sa fille était entièrement désespérée, elle s’approche plus près du Sauveur, elle l’adore et le prie de l’assister.

« Mais elle, s’approchant, l’adora en lui disant: Seigneur, assistez-moi (25).» O femme! que faites-vous? Avez-vous plus d’accès auprès du Sauveur que ses apôtres mêmes? Espérez-vous d’être plus puissante qu’eux? Nullement, nous répond-elle. Je reconnais que je n’ai ni accès ni pouvoir auprès de Jésus : je n’ai qu’une grande hardiesse et une grande impudence, et c’est cette impudence même qui me tient lieu de prière. J’espère que mon impudence lui donnera de la pudeur à lui-même, et que cette liberté avec laquelle je le prie lui ôtera la liberté de me refuser.

Mais ne venez-vous pas de lui entendre dire à lui-même: « Qu’il n’était envoyé que pour les brebis de la maison d’Israël qui étaient «.perdues?» Oui, je sais qu’il l’a dit, mais je sais aussi qu’il est le Maître souverain de toutes choses, C’est pourquoi elle ne dit point à Jésus-Christ: Priez ou invoquez un autre pour moi, mais : « assistez moi vous-même » Que fera donc enfin Jésus-Christ dans cette rencontre? Il ne se rend pas encore: il ne se contente pas de cette foi, et il semble ne parler que pour rebuter encore davantage cette femme.

« Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens (26). »Il l’avait d’abord rebutée par son silence, mais lorsqu’il lui parle, ce n’est que pour la rebuter encore plus par ses paroles qu’il n’avait fait par son silence. Il ne s’excuse plus par d’autres raisons, il ne dit plus: « qu’il n’est envoyé que pour les brebis de la maison d’Israël. » Plus cette femme fait d’instances pour le prier, plus il est fermé à la refuser. Il n’appelle plus les Juifs des « brebis, » mais des « enfants, » et il appelle au contraire celle qui le prie « un chien.»

Que fait cette femme admirable ? Elle trouve dans les paroles mêmes du Sauveur, de quoi le forcer à lui faire miséricorde. Si je suis une, « chienne, » dit-elle, je suis donc aussi du logis, et je ne suis point étrangère. Jésus-Christ, mes frères, avait bien raison de dire, qu’il était venu en ce monde pour y faire un discernement. Cette femme étrangère témoigne une vertu, une patience, et une foi incomparable, au milieu des injures dont on l’outrage; et les Juifs, après avoir eu tant de grâces du Sauveur, n’ont pour lui que de l’ingratitude. Je sais, dit-elle, Seigneur, que le pain est nécessaire aux enfants ; mais puisque vous dites que je suis « une chienne », vous ne me défendez (405) pas d’y avoir part. Si j’en étais entièrement séparée, et qu’il me fût défendu d’y participer, je ne pourrais pas même prétendre aux miettes. Mais quoique je n’y doive avoir qu’une très-petite part, je n’en puis être néanmoins tout à fait privée, bien que je ne sois qu’une chienne; c’est au contraire parce que je suis une chienne que j’y dois participer.

C’était certainement pour donner lieu à une foi si humble et si vive que Jésus-Christ avait rebuté cette femme jusqu’alors. Comme il prévoyait ce qu’elle allait lui dire, il rejetait ses prières, et demeurait sourd à ses demandes pour faire connaître à tout le monde jusqu’où allait sa foi et l’excellence de sa vertu. S’il eût été résolu d’abord de ne lui point accorder cette grâce, il ne la lui aurait pas même accordée après ces paroles, il n’aurait pas pris la peine même de lui répondre une seconde fois. Il la traite comme il avait traité le centenier, lorsqu’il lui dit: « J’irai chez vous, et je guérirai votre fils (Matth. VIII, 7), » ce qu’il ne fit qu’afin de nous donner lieu de voir quelle était la foi de cet homme, qui lui répondit:

« Je ne suis pas digne, Seigneur, que vous entriez chez moi; » comme il avait traité l’hémorrhoïsse, à laquelle il dit: « Je sais qu’il est sorti de moi quelque vertu (Luc VII, 46),»afin de nous apprendre quelle avait été la foi de cette femme: enfin il tient encore la nième conduite envers la Samaritaine, et il lui rappelle les désordres de sa vie passée pour nous montrer qu’ainsi confondue cette, femme ne laisse pas de rester attachée au Sauveur.

C’est donc la même règle que Jésus-Christ suit ici envers cette femme. Il ne voulait pas que cette vertu si rare nous fût cachée. Toutes ces paroles rebutantes qu’il lui disait ne venaient d’aucun mépris pour elle, mais du désir de l’exercer et de découvrir à tout le monde le trésor inestimable qui était caché dans sou coeur. Et admirez ici, mes frères, non-seulement la foi, mais encore la modestie de cette femme. Jésus-Christ ayant appelé les Juifs « enfants», elle ne se contente pas de leur donner ce nom auguste; mais elle les appelle « ses maîtres », tant elle était éloignée de s’affliger ou d’être envieuse des louanges que le Sauveur donnait aux autres.

« Il est vrai, Seigneur, répliqua-t-elle, mais les petits chiens mangent au moins des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres (27). » Peut-on assez admirer. la sagesse et l’humilité de cette femme, qui ne s’oppose joint aux paroles de Jésus-Christ, et qui n’est point envieuse des louanges qu’on donne aux autres en sa présence? Peut-on assez admirer cette patience qui ne se rebute d’aucun mépris, et cette fermeté de courage qui ne petit s’abattre de rien? Jésus-Christ dit : « Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens. » Et elle répond : « Il est vrai, Seigneur. » Jésus-Christ appelle les Juifs « enfants » ; et elle les appelle « ses seigneurs et ses maîtres. » Jésus-Christ lui donne le nom « de chienne », et elle accepte cette injure, elle s’y soumet et se rabaisse aussitôt à l’état et à la nourriture des chiens.

Pour voir encore mieux l’humilité de cette femme, il ne faut que la comparer avec l’orgueil insupportable, des Juifs, qui lorsque Jésus-Christ leur parle ont la hardiesse de lui répondre: « Nous sommes la race d’Abraham, et nous n’avons jamais été asservis, à personne, mais nous sommes nés de Dieu. » (Jean, VIII, 33.) Ce. n’est pas ainsi qu’agit cette femme, Elle prend pour, elle le nom de «chienne »;et donne aux Juifs celui de « maîtres » et de «seigneurs; » et c’est ce qui la fit entrer elle-même au rang des «enfants. » Car que répond Jésus-Christ?’

« Alors Jésus lui dit: O femme, votre foi est grande ! qu’il vous soit fait comme vous le désirez ! et sa fille fut guérie à la même heure (28). » Il ne lui avait dit toutes ces dures paroles que pour avoir occasion de lui dire celle-ci: « O femme, votre foi est grande, » et de lui rendre ainsi la gloire qu’elle méritait : « Qu’il vous soit fait comme vous le « désirez; » comme s’il lui disait : il est vrai que votre foi pourrait obtenir beaucoup plus que vous ne demandez; néanmoins « qu’il vous soit fait comme vous le désirez. » Cette parole a du rapport avec celle de Dieu, lorsqu’il dit : « Que le ciel soit fait; et le ciel se fit. » Car « sa fille, » dit l’évangile, «fut guérie à la même heure. » Nous voyons dans ces paroles, combien la mère contribua à la guérison de sa fille. Car Jésus-Christ ne dit pas:

Que votre fille soit guérie , mais: « O femme, votre foi est grande ; qu’il vous soit fait comme vous le désirez. » Il voulait nous faire voir par cette parole que ce n’était point par complaisance ou par flatterie qu’il lui parlait de la sorte ; mais pour rendre un témoignage (406) illustre à sa vertu et à sa foi, à laquelle il voulut que l’événement même, servît de preuve. Car « sa fille fut guérie à la même heure. »

3. N’admirez-vous point, mes frères, comment cette femme vint par elle-même à bout de son dessein, lorsque les apôtres mêmes n’avaient pu réussir à l’aider? tant une prière ardente et continuelle a de force pour fléchir Dieu ! Il aime mieux les prières que nous lui faisons pour nous-mêmes, quoique nous soyons coupables, que celles que les autres lui font pour nous. Les apôtres avaient plus d’accès auprès de Jésus-Christ que. cette femme; mais cette femme avait plus de constance et de persévérance que les apôtres. Et Jésus-Christ leur fit assez voir par l’événement la sagesse de sa conduite, lorsqu’il différait de l’exaucer, qu’il n’écoutait point ses prières, et qu’il rejetait même celles que ses apôtres lui adressaient en sa faveur.

«Jésus quittant ce lieu vint le long de la mer de Galilée et montant sur une montagne il, s’y assit (29). Et une grande multitude s’approcha de lui, ayant avec eux des boiteux, des aveugles, des muets, des estropiés, et beaucoup d’autres malades qu’ils mirent aux pieds de Jésus, et il les guérit (30). De sorte qu’ils étaient tous dans l’admiration, voyant que les muets parlaient, que les estropiés étaient guéris, que les boiteux marchaient, que les aveugles voyaient et ils rendaient gloire au Dieu d’Israël (31).» Jésus-Christ va quelquefois de lieu en lieu chercher les malades pour les guérir. D’autres fois il attend qu’ils viennent à lui, et il souffre que les boiteux montent avec peine au haut des montagnes pour y aller chercher leur guérison. Ces malades dont il est parlé ici ne demandent plus à toucher le bord de sa robe, comme on voit qu’ils le souhaitaient auparavant. Ils semblent déjà plus avancés, et, on voit que leur foi s’est augmentée. Ils se contentent de se prosterner à ses pieds; et ils donnent ainsi une double preuve de leur foi; la première en montant, quoique boiteux sur les plus hautes montagnes dans la ferme espérance qu’ils ont de leur guérison; et la seconde, en ce qu’ils croyaient qu’il suffit pour l’obtenir de se jeter aux pieds de leur Sauveur.

C’était un prodige bien surprenant de voir des personnes qu’on était auparavant obligé de porter, marcher tout d’un coup sans aucune peine, et des aveugles qui ne pouvaient faire un pas sans guide, voir clair en un moment et n’avoir plus ,besoin de personne pour les conduire. On était également surpris, et de la multitude de ces malades qui étaient miraculeusement guéris, et de la facilité avec laquelle Jésus-Christ les guérissait.

Mais remarquez ici, mes frères, la conduite du Fils de Dieu, Il n’exauce cette femme chananéenne qu’après beaucoup de rebuts, il guérit au contraire tous ces malades, au moment même qu’ils se présentent. Ce n’était point parce que ces derniers étaient préférables à cette femme, mais parce que tette femme avait plus de foi qu’eux tous. Jésus-Christ en différant de la guérir voulait faire voir sa générosité et sa constance, et il guérissait au contraire ces malades sans différer, pour fermer la bouche à l’ingratitude des Juifs, et pour leur ôter toute excuse. Car plus nous avons reçu de grâces, plus nous devenons coupables si nous sommes ingrats, et si les faveurs dont Dieu nous honore ne nous rendent pas meilleurs.

C’est pour cette raison que, les riches qui auront mal vécu , seront bien plus punis que les pauvres parce que l’abondance où ils se sont vus ne les a pas rendus plus reconnaissants envers Dieu, et plus charitables envers leurs frères. Et ne me dites, point qu’ils ont fait quelques aumônes. Si les aumônes qu’ils ont faites ne sont en rapport avec leurs richesses, elles ne les délivreront pas de la peine qu’ils méritent. Dieu ne jugera pas de nos charités par la mesure que nous y aurons gardée: mais par la plénitude du coeur, et par l’ardeur de la volonté avec laquelle nous les aurons faites. Que si ceux qui ne donnent pas autant qu’ils le peuvent seront condamnés de Dieu, combien le seront davantage, ceux qui amassent, des biens superflus, qui font des bâtiments immenses, et qui négligent en même temps les pauvres; qui appliquent tous leurs soins à augmenter leurs richesses, et qui n’ont jamais la moindre pensée de les partager à ceux qui souffrent de la faim?

Mais puisque nous sommes tombés sur le sujet, de l’aumône, je vous prie de trouver bon que nous reprenions aujourd’hui le discours que nous laissâmes imparfait, il y a trois jours. Vous vous souvenez que lorsque je vous parlais de la charité envers .les pauvres, notre sujet (407) nous voilà insensiblement à condamner les dépenses superflues qui la pouvaient diminuer, et que nous descendîmes dans les détails, jusqu’à parler du soin qu’on apporte à orner ses chaussures et de mille autres vains ornements pour lesquels la jeunesse d’aujourd’hui est si fort passionnée, Vous savez que je commençai à vous représenter alors que la charité était comme un art divin. Que l’école où l’on apprenait cet art était le ciel, et que le maître qui nous en instruisait, était-non un homme, mais Dieu même.

Nous nous étendîmes ensuite sur la question de savoir ce que c’était proprement qu’un art, ou ce qui ne méritait pas ce nom. Enfin nous fîmes une longue digression sur la vanité de la plupart des arts d’aujourd’hui, et nous nous appliquâmes particulièrement à montrer la superfluité que l’on recherche dans les chaussures. Reprenons donc encore aujourd’hui ce sujet, et faisons voir que la charité est l’art le plus excellent et le plus divin de tous. Car si le propre d’un art est d’avoir pour objet quelque chose qui soit utile; et s’il n’y a rien de plus utile que la charité que nous exerçons envers les pauvres, n’est-il pas clair que la charité est le plus excellent de tous les arts ?

Cet art céleste ne nous apprend pas à faire un soulier avec élégance, à faire des étoffes bien fines, ou à bâtir des maisons de boue, mais à hériter la vie éternelle; à nous délivrer de la mort, à nous rendre illustres dans cette vie et dans l’autre. Cet art divin nous apprend à nous bâtir une demeure dans le ciel, à nous préparer des tentes célestes et à nous construire des tabernacles éternels. Il ne nous laisse point éteindre nos lampes. Il ne souffre point que nous nous présentions aux noces célestes de l’époux avec un habit sale et en désordre, mais il lave nos vêtements et les rend plus blancs que la neige. « Quand vos péchés », dit Dieu, « auraient rendu vos habits plus rouges que l’écarlate, je les rendrai plus blancs que la neige.» (Isaïe, I,17.) C’est cet art qui nous empêche de tomber dans le malheur du mauvais riche, et d’entendre les paroles terribles qui lui furent dites, mais qui nous conduit dans le bienheureux sein d’Abraham.

4. De plus chaque art en cette vie n’a qu’un but et une fin qui lui est particulière. On n’exerce l’agriculture que pour avoir de quoi se nourrir. La draperie ne se met en peine que du vêtement. Nous voyons même qu’un seul de ces arts ne peut de lui-même atteindre sa fin ni se donner ce qui lui est nécessaire pour agir. Comment, par exemple, pourrait subsister 1’agriculture, si les forgerons ne lui préparaient le hoyau, la faux, la hache et tous les instruments dont elle a besoin ; si les charpentiers ne lui faisaient des charrues; si les bourreliers ne lui taillaient les cuirs qui lui sont nécessaires ; si l’architecture n’élevait quelque toit ou pour les boeufs qui labourent, ou pour les hommes qui les conduisent; si d’autres n’allaient abattre et équarrir le bois dans les forêts ; enfin, si les boulangers ne savaient faire le dernier usage du blé que le laboureur recueille par ses travaux?

Combien de choses aussi sont nécessaires à la draperie, et de combien d’autres arts dépend-elle sans lesquels elle ne pourrait pratiquer le sien? Ainsi chaque art a besoin des autres, et il tomberait s’il n’en était soutenu. Mais l’art divin de la charité n’a besoin que de lui seul. Lorsque nous voulons l’exercer, nous sommes indépendants de tous les hommes. La seule volonté suffit.

Que si vous me dites que pour l’exercer il faut avoir de grands biens, souvenez-vous de ce que Jésus-Christ dit de cette veuve de l’Evangile, et détrompez-vous de cette fausse pensée. Quand vous seriez pauvre jusqu’à mendier votre pain, si vous donnez seulement, deux oboles, vous pratiquez divinement la charité. Quand vous ne donneriez qu’un morceau de pain, si vous ne pouvez donner davantage, vous excellez en cet art céleste.

Appliquons-nous donc, mes frères, à cet art divin. Exerçons-le avec amour. Il vaut sans comparaison mieux s’y rendre habile que d’être roi et de porter une couronne. Car l’avantage que cet art a sur les autres n’est pas seulement qu’il ne dépend point des autres arts. Il nous devient encore lui seul une source féconde de mille biens. Il nous dresse dans le ciel des édifices qui subsisteront éternellement. Il apprend à ceux qui le pratiquent à fuir une immortelle mort. Il nous enrichit et nous fait trouver des trésors inépuisables, qui ne craignent ni les voleurs ni la rouille ni la loi du temps, qui consume toutes les choses d’ici-bas. Si l’on vous promettait de vous enseigner un moyen de garder votre blé pendant plusieurs années sans se corrompre, que (408) ne donneriez-vous point pour l’apprendre? Et cet art admirable dont nous parlons vous apprend à garder en toute sûreté non votre blé, mais vos biens, votre corps et votre âme pure et incorruptible; et vous ne le recherchez pas?

Mais pourquoi m’arrêté-je à dire en détail tous les avantages de cet art divin? Il suffit de dire en général qu’il nous apprend le moyen de nous rendre semblables à Dieu même; ce qui seul sans doute est le plus grand de tous les biens. Ainsi vous voyez que cet art ne se borne pas à un seul objet, et que sans avoir besoin d’autre appui que de lui-même, il bâtit des édifices admirables, il fait des vêtements d’une beauté extraordinaire il amasse des trésors qui ne périssent jamais, il nous fait surmonter la mort et le diable, et nous rend semblables à Dieu.

Quel autre art donc peut être aussi utile que celui-ci? Les autres, outre ce que nous en avons déjà dit, périssent avec cette vie, et cessent même par la moindre maladie. Leurs ouvrages ne peuvent subsister toujours, et il faut, pour les achever, beaucoup de peine et de temps. Mais quand le monde passera, c’est alors que cet art divin dont nous parlons éclatera davantage.. C’est alors qu’il fera briller ces ouvrages merveilleux et qu’il les fera subsister avec plus de fermeté. Il n’a besoin pour agir ni de temps, ni de peine, ni de travail. La maladie n’interrompt point son action. La vieillesse ne l’affaiblit pas. Il nous accompagne jusque dans l’autre vie. Il ne nous quitte point à notre mort, et ne nous abandonne jamais.

Il nous met au-dessus des plus grands philosophes et des orateurs de ce siècle. Et au lieu que ceux-ci, lorsqu’ils sont habiles, ont mille envieux qui les déchirent, ceux au contraire qui excellent en cet art divin, sont estimés de tout le monde. Les orateurs ne peuvent défendre les autres qu’aux tribunaux de la terre. C’est la seulement qu’ils soutiennent la cause de ceux qui ont souffert quelque injustice, et souvent même de ceux qui l’ont faite; mais cet art céleste nous rend puissants au tribunal de Jésus-Christ; non-seulement il parle en faveur des autres devant ce redoutable juge, mais il oblige le juge même à parler en faveur du coupable, à le protéger ; et à lui prononcer une sentence favorable. Quand il aurait commis cent crimes, s’il a lâché de les laser par une charité sincère, Dieu est comme forcé de les lui pardonner, de le couronner et de le combler de gloire. « Donnez, » dit-il, « l’aumône, et toutes, choses vous seront pures. »

Mais pourquoi parler de l’autre monde? Si dans celui-ci même on donnait le choix aux hommes, et qu’on leur demandât lequel ils aimeraient qu’il y eût, ou beaucoup d’habiles orateurs, ou beaucoup d’hommes charitables, on les verrait préférer la charité à l’éloquence. Et n’aurait-on pas raison, mes frères, de faire ce choix, puisque quand ces ornements de discours seraient bannis de toute la terre, elle n’en serait pas moins heureuse, et qu’elle a subsisté sans cela durant tant de siècles? mais si vous en ôtiez la charité, tout le monde tomberait aussitôt dans une confusion et dans une ruine générale? On ne pourrait aller sur la mer, si l’in en détruisait les ports et les autres lieux favorables aux vaisseaux qui s’y retirent, et il serait impossible de même que les hommes subsistassent sans la charité et sans la miséricorde.

5. C’est pourquoi Dieu n’a pas voulu que les hommes ne fussent charitables que par étude et par la force des raisonnements. Il a comme enté cette vertu dans la nature même, et il a voulu qu’un instinct et une loi naturelle rendit les hommes doux et compatissants les uns envers les. autres. C’est cette loi intérieure qui inspire aux pères et aux mères la tendresse pour Feurs enfants, et qui donne réciproquement aux enfants de l’amour et du respect pour leurs pères; ce qui se retrouve jusque dans les bêtes mêmes. C’est elle qui lie tous les hommes par une amitié mutuelle.

Car nous avons tous une pente naturelle qui nous porte à la miséricorde. Et c’est ce secret instinct de la nature qui fait que nous ressentons de l’indignation lorsque l’on fait injustice aux autres et que nous pleurons lorsque nous en voyons d’autres qui pleurent. Comme Dieu veut que nous ressentions cette compassion. pour tous les hommes, il l’a lui-même imprimée et comme gravée dans la nature. Il semble lui avoir voulu commander de contribuer de sa part à produire en nous ces sentiments, afin que nous reconnaissions dans cet instinct naturel, combien la miséricorde lui est agréable, et combien il désire de nous que nous l’exercions envers tout le monde.

Pensons donc à ceci, mes frères. Allons à cette école céleste, et conduisons-y nos enfants, (409) nos parents et nos proches. Que l’homme apprenne avant toutes choses à être charitable, puisque c’est la charité qui le rend proprement homme. C’est une grande chose, mes frères, que d’être homme, Mais un homme charitable est une chose bien plus précieuse. Celui qui n’a pais cette charité cesse d’être homme, puisque c’est elle, comme j’ai dit, qui fait qu’il est homme. Et vous étonnez-vous que ce soit le propre de l’homme d’être charitable, puisque c’est le propre de Dieu même? « Soyez miséricordieux, » dit-il, « comme votre Père céleste est miséricordieux. » (Luc, VI, 36.)

Apprenons donc à devenir charitables, non-seulement pour les raisons que nous avons dites et .pour l’utilité des autres, mais, encore pour notre avantage particulier, puisque nous avons aussi besoin nous autres d’une grande miséricorde. Tenons pour perdu tout le temps, que nous né consacrons point à la pratique de la charité. Mais j’appelle ici charité celle qui est exempte de toute avarice. Car si celui qui se contente de posséder paisiblement ce qu’il a sans en faire part aux autres, est bien éloigné d’être charitable, que sera-ce de celui qui ravit le bien de ses frères, quand il ferait des aumônes infinies? Si c’est être cruel et inhumain que de jouir seul de ses richesses, que sera-ce de voler le bien des autres? Si ceux qui ne font aucune injustice sont punis parce qu’ils n’ont pas fait l’aumône, que deviendront ceux qui font tant d’actions injustes?

Ne me dites donc point qu’à la vérité vous avez volé cet homme, mais que c’était pour en faire l’aumône à un autre. C’est un crime qu’on ne peut souffrir. Ne fallait-il pas rendre cet argent à celui-là même à qui vous l’aviez ôté?

Vous avez fait une plaie à un homme et vous voulez guérir un autre que vous n’avez pas blessé. C’était à ce premier que vous deviez appliquer vos remèdes, ou plutôt que vous deviez ne point faire de plaie. Ce n’est pas être miséricordieux que de frapper les autres et de les guérir ensuite. il faut que nous guérissions ceux que nous n’avons pas blessés. Portez donc les premiers remèdes aux maux que vous avez faits vous-mêmes, et vous penserez ensuite au reste. Qu plutôt, comme je vous l’ai déjà dit, ne faites tort à personne, et ne faites point de plaie que vous soyez obligé de refermer. Ce serait se jouer de Dieu que d’ôter le bien d’autrui pour lui rendre ensuite ce qu’on lui avait ôté.

Il est impossible aussi qu’un avare répare le mal qu’il a fait par son avarice, lorsqu’il ne rend qu’autant qu’il a pris. Il ne suffit pas, pour une obole qu’il a volée de donner une, obole aux pauvres. Il faut qu’il rende un talent pour se laver de son crime devant Dieu. Lorsqu’un voleur est surpris il est obligé de rendre quatre fois plus qu’il n’a volé. Ceux qui, par des voies injustes. ravissent le bien des autres, sont pires que des voleurs déclarés. Si donc ces derniers doivent restituer quatre fois au. tant, n’est-il pas visible que ceux qui ravissent le bien d’autrui doivent rendre dix fois davantage?

Et Dieu veuille encore qu’en restituant de cette manière, leurs injustices et leurs rapines soient effacées aux yeux de Dieu! car pour espérer d’être récompensés , comme s’ils avaient fait de grandes aumônes, c’est ce que je ne crois pas qu’ils doivent prétendre. C’est pourquoi Zachée disait : « Si j’ai fait tort à quelqu’un, je lui rends le quadruple, et je donne la moitié de mon bien aux pauvres. » (Luc, XIX, 8.) Si la loi obligeait de rendre quatre fois autant, à combien plus nous obligera le temps de la grâce du Sauveur? Et si un voleur était obligé à cette rigueur, celui qui ravit le bien d’autrui est obligé à une sévérité bien plus grande. Car outre le tort qu’il fait à son frère, il témoigne encore avoir pour lui un si grand mépris que quand il lui rendrait le centuple de ce qu’il lui a ôté, à peine pourrait-il satisfaire.

Vous voyez donc que j’ai eu raison de dire que si vous avez volé un sou, vous aurez peine à réparer cette offense en rendant même un talent. Que si en restituant de la sorte, tout ce que vous pouvez faire c’est d’éviter de vous perdre pour jamais, que pouvez-vous prétendre si vous renversez cet ordre, et si, ravissant des successions tout entières, vous vous contentez de rendre de légères sommes, et non pas même à ceux à qui vous avez fait tort, mais à d’autres au lieu d’eux? Quelle espérance peut-il vous rester, et quel salut devez-vous attendre? Voulez-vous savoir le mal que vous faites par cette fausse miséricorde ? Ecoutez l’Ecriture qui vous l’apprend : « Celui », dit-elle, « qui offre à Dieu un sacrifice du bien des pauvres ressemble à celui qui égorge le fils devant son père.» (Ecclés. XXXIV, 22.)

Ne sortons donc de ce saint lieu, mes frères, qu’après avoir gravé cette parole de l’Ecriture (410) dans notre coeur; gravons-la aussi sur nos mains et sur nos murailles. Imprimons-la partout, afin qu’elle soit toujours-présente devant nos yeux, et que cette crainte étant vivante dans nous, retienne nos mains et les empêchent de se tremper dans le sang des pauvres. Car, celui qui vole le pauvre fait pis que s’il le tuait; et cette mort qu’il lui cause par son avarice est d’autant plus cruelle qu’elle est plus lente.

Afin donc que nous puissions nous délivrer d’un crime si horrible aux yeux de Dieu, comprenons-en nous-mêmes l’excès, et faisons-le comprendre aux autres. Ce sera ainsi que nous deviendrons plus ardents à faire l’aumône, et que nous recevrons dès ici la récompense de nos charités, qui sera enfin suivie des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, avec le Père et le Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LIII: « OR, JÉSUS, APPELANT SES DISCIPLES, LEUR DIT : J’AI GRANDE COMPASSION DE CE PEUPLE, PARCE QU’IL YA DÉJA TROIS JOURS QU’ILS DEMEURENT CONTINUELLEMENT AVEC MOI, ET ILS N’ONT RIEN A MANGER. ET JE NE VEUX PAS LES RENVOYER SANS AVOIR MANGÉ, DE PEUR QU’ILS NE TOMBENT EN DÉFAILLANCE SUR LES CHEMINS. » (CHAP. XV, 38, JUSQU’AU VERSET 13 DU CHAP. 16.)

ANALYSE

1. Second miracle de la multiplication des pains. — Les apôtres ont raconté avec une admirable franchise même ce qui n’est pas à leur avantage.

2. Comparaison des deux miracles de la multiplication des pains.

3. Réprimande que Jésus-Christ fait à ses Apôtres touchant leur peu d’intelligence des choses de Dieu.

4 et 5. Que l’homme ne doit pas prétendre, ni désirer même de passer toute sa vie dans le bonheur; qu’il faut que la vie soit mêlée de biens et de maux. — Que ceux qui paraissent les plus heureux, ont aussi leurs peines qui les tourmentent; et que ceux qui semblent les plus misérables, ont des douceurs qui les consolent. — Qu’il n’y a que la vertu qui puisse véritablement faire le bonheur des hommes.

 

1. Jésus-Christ, mes frères, fait encore ici ce qu’il avait fait dans la première multiplication des pains, il avait eu soin alors de guérir auparavant beaucoup de maladies corporelles. Il fait encore ici la même chose, et commence par guérir beaucoup d’aveugles, de boiteux et d’autres malades. Mais pourquoi les apôtres, qui prévinrent alors Jésus-Christ, et qui lui dirent: « Renvoyez ce peuple, » ne lui disent-ils rien de pareil en cette rencontre, et cela après trois jours entiers que ce peuple avait passés à sa suite? C’est ou parce que leur foi était devenue plus grande depuis ce premier miracle, ou parce qu’ils remarquaient que la joie de tout ce peuple le rendait insensible à la faim. Car ils étaient tout occupés à glorifier Dieu des miracles qu’ils voyaient faire au Sauveur.

Et remarquez encore ici, mes frères, que le Fils de Dieu n’en vient pas simplement et tout à coup à faire ce miracle. Il tente auparavant ses disciples, et il les excite eux-mêmes à le prier de le faire. Ce peuple, qui n’était venu que pour obtenir la guérison des malades, n’osait pas demander encore à Jésus-Christ qu’il lui donnât quelque nourriture. Mais (411) Jésus-Christ, qui était si charitable et qui prévoyait avec tant de soin les besoins de tous, prévient encore ici ceux qui ne lui demandaient rien, et dit à ses disciples: « J’ai grande compassion de ce peuple, parce qu’il y a déjà trois jours qu’ils demeurent continuellement avec moi, et qu’ils n’ont rien à manger, et je ne veux pas les renvoyer sans avoir « mangé. » Quand ce peuple en venant ici aurait apporté lui-même de quoi se nourrir trois jours entiers qu’il est avec moi, il aurait déjà consumé tout ce qu’il pouvait avoir.

C’était pour cette raison qu’il ne se hâtait pas de faire ce miracle, ni le premier, ni le second jour. Il attendit qu’ils eussent consumé tout ce qui leur pouvait rester, afin que, sentant un besoin présent, ils reçussent avec plus d’empressement un miracle qui leur était si nécessaire. C’est pourquoi il ajoute: « De peur qu’ils ne tombent en défaillance sur les chemins, » pour faire voir qu’ils étaient venus de loin, et que, quand même ils auraient d’abord pris avec eux quelques vivres, il ne leur en pouvait plus rester. Mats on pouvait dire au Sauveur : Si vous ne voulez pas renvoyer ce peuple sans lui donner à manger, pourquoi ne faites-vous donc pas un miracle pour le nourrir dans ce désert?. Je ne le fais pas, répond le Sauveur, parce que je veux auparavant instruire mes disciples par les demandes que je leur adresse, et par les réponses qu’ils me font, leur faire remarquer l’état des choses, les exciter à montrer leur foi et les porter, à me dire : Donnez-nous ici des pains pour nourrir ce peuple.

Cependant les apôtres ne comprennent point le dessein du Fils de Dieu, et il est obligé de leur dire, comme rapporte saint Marc: « Votre coeur est-il donc tellement appesanti qu’ayant des yeux vous ne voyiez pas, et qu’ayant des oreilles vous n’entendiez pas? » (Marc, VIII, 17.) Si telle n’eût pas été son intention, pourquoi aurait-il témoigné à ses apôtres que ce peuple méritait qu’il lui fît cette charité, et pourquoi leur aurait-il dit : « Qu’il était touché de compassion? » Saint Matthieu remarque que Jésus-Christ fit bientôt après ce reproche à ses disciples : « Hommes de peu de foi, pourquoi vous entretenez-vous ensemble de ce que vous n’avez point pris de pains? Ne comprenez-vous pas encore et ne vous souvient-il point des cinq pains pour cinq mille hommes, et combien vous en avez remporté de paniers? » (Matth., C. XVI, 8, 9.) Ceci fait voir que les évangélistes sont parfaitement d’accord entre eux.

Mais que font ici les disciples? Ils rampent encore par terre: cependant leur Maître n’avait rien négligé pour graver dans leur mémoire le premier miracle de la multiplication des pains; il les avait interrogés, il avait provoqué leurs réponses, il les avait rendus les ministres de cette distribution miraculeuse, il leur avait fait emporter douze corbeilles pleines des restes du festin : ils étaient donc encore très-faibles et très-imparfaits. Voici la réponse qu’ils font à Jésus-Christ : « Comment pourrions-nous trouver dans ce lieu désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude (33)? » Ils représentent également à Jésus-Christ dans l’un et l’autre de ces miracles qu’ils étaient dans une profonde solitude; ce qu’ils ne disaient. sans doute qu’à cause de la faiblesse de leur foi; mais Dieu le permettait ainsi, pour donner plus d’éclat à ce miracle, et pour le rendre moins suspect. Il voulait empêcher, comme je l’ai déjà marqué, qu’on ne crût que l’on avait fait venir ce pain de quelque bourg du voisinage. Ce lieu désert, que l’Evangile marque avec soin, repoussait par lui seul cette pensée, et redoublait la foi et l’admiration de ce prodige.

C’était pour cette raison que dans ces deux différents miracles Jésus-Christ avait choisi un lieu solitaire écarté des villes. Mais les apôtres, ne comprenant rien à l’ouvrage de Jésus-Christ, lui disent : « Comment pourrions-nous trouver dans ce désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude? Ils croyaient que Jésus-Christ, en leur parlant de la sorte, se disposait à leur ordonner d’aller chercher de quoi nourrir tout ce peuple. Mais cette pensée était bien peu sage, puisqu’il ne leur avait dit dans la première multiplication des pains: « Donnez-leur vous-mêmes à manger, » que pour les obliger à le prier lui-même de le faire. Il ne leur commande point ici de leur donner a manger. Il leur dit seulement : «J’ai grande compassion de ce peuple, et je ne le veux point renvoyer sans avoir mangé. » Il veut Les exciter et leur faire naître une ouverture favorable pour lui demander son secours dans cette rencontre. Car ses paroles marquaient assez qu’il pouvait bien ne les pas renvoyer sans manger, et qu’il avait ce pouvoir au milieu même des déserts, (413) puisqu’en disant: « Je ne veux pas les renvoyer,» il faisait voir assez clairement ce qu’il pouvait.

Après donc que les apôtres lui eurent représenté quelle était la multitude de ce peuple et la solitude du désert où ils étaient, en disant: « Comment pourrions-nous trouver dans ce désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude? » sans qu’ils comprissent encore rien au dessein de Jésus-Christ, par les paroles qu’il leur avait dites, il commence enfin à agir par lui-même, et il leur demande: « Combien avez-vous de pains? Sept, lui répondirent-ils, et quelques petits poissons (34).» Ils n’ajoutent pas ici comme la première fois : « Mais qu’est-ce que cela pour tant de monde? »Ce qui fait voir que s’ils n’étaient pas encore assez intelligents pour comprendre toutes les merveilles de Jésus-Christ, ils étaient néanmoins un peu plus avancés qu’ils n’étaient au temps du premier miracle. C’est pourquoi Jésus-Christ leur, fit à dessein la même demande, afin d’élever leur esprit, et de les faire souvenir du premier miracle qu’ils Lui avaient déjà vu faire.

Mais après avoir vu la faiblesse des apôtres, voyez maintenant, mes frères, la grandeur de leur vertu. Et admirez jusqu’où allait leur amour pour la vérité, puisqu’écrivant eux-mêmes cette histoire dans la suite, ils n’y ont rien caché de leur faiblesse, ni déguisé de leurs imperfections, quoiqu’elles fussent si considérables. Car c’était en effet une grande faute d’avoir si tôt oublié un si grand miracle, opéré il, n’y avait pas longtemps; et ce n’est pas sans sujet que Jésus-Christ leur fit le reproche qu’ils n’ont pas même voulu omettre.

2. Il faut encore remarquer ici, mes frères, la vertu prodigieuse des apôtres, et admirer jusqu’à quel point ils avaient appris à ne faire aucun état du manger; en effet, ils sont dans le fond d’un désert où ils ont déjà demeuré trois jours, et ils n’ont pour toute nourriture que sept pains. Pour les autres circonstances du miracle, elles sont les mêmes que dans la première multiplication; Jésus commande au peuple de s’asseoir par terre, puis il fait croître les pains dans les mains de ses disciples. « Il commanda donc au peuple de s’asseoir sur la terre (35). Et prenant les sept pains et les poissons, après avoir rendu grâces, il les rompit et les donna à ses disciples, et ses disciples les donnèrent au peuple (36). » Mais la suite n’est pas la même que dans le premier miracle. « Car tous en mangèrent et furent rassasiés. Et on emporta sept corbeilles pleines des morceaux qui étaient restés (37). Or, ceux qui en mangèrent étaient au nombre, de quatre mille hommes, sans compter les femmes et les enfants (38). » La première fois il avait nourri cinq mille hommes, et l’on avait rempli douze paniers des pains qui restaient ; pourquoi donc ne reste-t-il ici que sept corbeilles, lorsque cependant il n’y avait que quatre mille hommes? Pourquoi, plus il y a de monde, plus trouve-t-on de pain de reste? Nous pourrions répondre fort simplement que ces sept corbeilles d’ici étaient peut-être plus grandes que ces douze paniers d’alors, ou que Jésus-Christ, pour empêcher qu’on ne confondît ces deux miracles, et qu’on ne les fît passer pour un seul, voulut mettre entre les deux quelque différence ; voilà pourquoi il égale les paniers qui restaient du premier miracle au nombre de ses apôtres, et les sept corbeilles du second à celui des pains.

Mais il faisait encore voir bien clairement sa puissance souveraine par ces petites circonstances, et marquait avec quelle facilité il accomplissait les plus grands miracles, puisqu’il lui était si aisé de faire tout réussir dans la manière qu’il lui plaisait. Car je regarde ceci, mes frères, comme l’effet d’une grande puissance dans le Fils de Dieu, d’avoir fait trouver ce nombre si juste, et d’avoir fait rester si précisément douze paniers en nourrissant les cinq mille hommes, et sept corbeilles en nourrissant les quatre mille, sans qu’il y eût rien de plus ou de moins que ce nombre.

Ce dernier miracle se termine enfin comme le premier. Car il est marqué dans l’un et dans l’autre que Jésus-Christ, après avoir renvoyé le peuple, se retira « et monta dans une barque. » Comme Jésus-Christ n’avait encore point fait de miracle qui attirât autant le peuple à le suivre que cette multiplication des pains, et non-seulement à le suivre, mais à le prendre même pour roi, il voulut faire voir jusqu’à quel point il fuyait la royauté. Il se retira aussitôt et monta sur une barque, afin que ce peuple ne le pût suivre.

« Et ayant renvoyé le peuple, il monta sur une barque, et vint au pays de Magedan (39). Alors les pharisiens et les sadducéens vinrent à lui pour le tenter et le prièrent de leur faire voir quelque prodige dans l’air (1). (413)

« Mais il leur répondit : Le soir vous dites : il fera beau parce que le ciel est rouge (2). Et le matin vous dites : Nous aurons aujourd’hui de l’orage, parce que le ciel est sombre et rougeâtre (3). » Saint Marc dit que lorsqu’ils se furent approchés du Sauveur et qu’ils l’eurent- prié de leur faire voir quelque signe, il en gémit et dit en soupirant : « Pourquoi ce peuple me demande-t-il un prodige? »(Marc, VI, 42.} Cette demande captieuse qu’ils faisaient à Jésus-Christ ne mériterait que son indignation, et néanmoins le Fils de Dieu est si doux qu’il ne s’irrite point contre leur malice. Il est au contraire touché de leur misère.

Il s’afflige que leur maladie soit incurable, et qu’après tant de preuves si publiques de sa puissance, ils viennent encore le tenter. Il savait que ce n’était point pour croire en lui qu’ils lui faisaient cette demande, mais seulement pour le surprendre. S‘ils se fussent adressés à lui avec plus de sincérité, il leur eût accordé volontiers tout ce qu’ils lui demandaient. Nous avons vu, il n’y a pas longtemps, qu’après avoir dit à une femme chananéenne : « Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants et de le donner aux chiens, »il ne laisse pas néanmoins de l’exaucer ensuite; combien donc leur eût-il accordé plutôt cette grâce, s’ils la lui avaient demandée sans déguisement? Mais comme ils ne venaient que dans le dessein de le tenter, il les appelle très-justement « hypocrites, » puisqu’ils n’avaient pas dans le coeur ce qu’ils témoignaient par leurs paroles. S’ils eussent été disposés à croire en lui, ils ne lui auraient point fait cette demande.

Et une autre marque encore qu’ils ne faisaient pas cette demande dans l’intention d’acquérir la foi, c’est qu’en entendant les reproches qui leur sont faits, ils ne s’excusent point sur leur ignorance, et ne disent point qu’ils venaient à lui pour s’instruire. Mais quel prodige les pharisiens pouvaient-ils désirer de voir dans l’air? Ils voulaient, peut-être que Jésus arrêtat le soleil, ou qu’il donnât un frein à la lune, ou qu’il excitât des foudres et des éclairs, ou qu’il fît un changement dans tout l’air, et quelque merveille semblable. Jésus-Christ leur répond : «Hypocrites, vous savez bien reconnaître ce que présagent les diverses apparences du ciel, et vous ne savez point reconnaître les signes des temps que Dieu a. marqués (4). » Admirez, mes frères, la douceur et l’humilité du Fils de Dieu. Il ne leur refuse pas absolument de faire ce qu’ils lui demandent comme il avait fait ailleurs, lorsqu’il dit : « On ne leur donnera point de signes, » mais il donne la raison de ce refus, quoiqu’en lui faisant cette demande ils n’eussent aucun désir de s’instruire de la vérité. Quelle est-donc cette raison? Comme il y a dans l’air, dit-il, des marques du beau et du mauvais temps; et que personne, en voyant celles qui présagent le mauvais, il ne s’attend à voir le ciel serein, comme en voyant le ciel serein, il ne s’attend point aux orages : vous devez raisonner de même à mon sujet.

Ce temps que vous voyez de mon premier avènement est bien différent de ce que sera le second. Vous n’avez besoin maintenant que de voir les prodiges que je fais sur la terre; je réserve à mon autre avènement les prodiges qui paraîtront dans les airs. Je suis venu main,tenant comme médecin; mais je viendrai alors en juge. Je suis venu maintenant chercher la brebis égarée, et je viendrai alors me faire rendre compte de vos actions. C’est pourquoi je me suis caché d’abord en venant, mais j’ouvrirai alors les cieux; j’obscurcirai le soleil; je ferai disparaître la lumière de la lune; je ferai trembler toutes les puissances des cieux, et je paraîtrai tout d’un coup dans .l’air, comme un éclair qui brille et qui surprend tout le monde.

Mais ce n’est pas maintenant, le temps de faire ces prodiges, puisque je ne suis venu que pour mourir, et pour endurer les outrages les plus sanglants. Ne savez-vous pas que le Prophète a dit de moi : « Il ne disputera point, il ne criera point, et on n’entendra point sa voix dans les places publiques? » (Is. XLII, 2.) Et qu’un autre prophète a dit : « Il. descendra comme la pluie sur une toison? » (Ps., LXXI, 6) Que si vous m’objectez ici les miracles qui furent faits autrefois au temps de Pharaon, je vous réponds qu’il s’agissait alors de délivrer mon peuple d’un ennemi, et qu’ainsi ces miracles étaient nécessaires; au lieu que venant aujourd’hui chez des amis et au milieu de mon peuple, je n’ai point besoin de tous ces prodiges.

3. De plus, comment puis-je vous accorder ces grandes choses que vous demandez, puisque vous ne croyez pas les petites que je fais (414) tous les jours devant vos yeux;? Je ne les appelle petites que parce qu’elles n’ont pas tant d’éclat à l’extérieur, quoique leur vertu invisible soit incomparablement plus grande que tous ces prodiges de l’air. Car que peut-on comparer à la puissance de remettre les péchés, de ressusciter les morts,. de chasser les démons, de rendre la santé, le mouvement et l’affermissement aux corps, et de faire cent autres choses semblables?

«Ce peuple méchant et adultère demande un prodige, et il ne lui en sera point donné d’autre que celui du prophète Jonas. Et les laissant là, il s’en alla (4). » Voyez combien leurs coeurs sont aveuglés. Jésus-Christ leur dit qu’il ne, leur sera point donné d’autre signe que celui du prophète Jonas, et ils ne s’informent, pas même quel .était ce signe:

Ne devaient-ils pas, eux qui savaient quel avait été ce prophète, et ce qui lui était arrivé, chercher au moins, lorsqu’on leur disait cette parole pour la seconde fois, s’éclaircir de ce qu’elle voulait dire, et à se faire instruire de ce mystère? Mais ce que j’ai dit n’est que trop vrai. Ils ne faisaient point ces questions au Sauveur dans un désir sincère de s’instruire. C’est pourquoi l’Evangile remarque « que Jésus-Christ les laissa et qu’il s’en alla. »

« Or ses disciples étant passés au delà de l’eau, oublièrent de prendre des pains (5). Et Jésus leur, dit : Ayez soin de vous garder du levain des pharisiens et des sadducéens (6).» Pourquoi Jésus-Christ ne leur dit-il .pas clairement Ayez soin de vous garder de la doctrine des pharisiens? Il est clair que par cette expression, il voulait leur donner lieu de se souvenir des deux miracles qu’il avait faits, car il savait qu’ils ne s’en souvenaient déjà plus. Il n’eût pas été raisonnable de leur reprocher cet oubli s’il n’en eût trouvé un sujet légitime, mais en prenant ainsi l’occasion d’eux- mêmes et de ce qu’ils disent pour leur faire ce reproche, c’était sans doute un moyen de l’a doucir beaucoup, et de le leur rendre moins odieux.

Vous me direz peut-être : Pourquoi ne prenait-il pas sujet de les blâmer de cet oubli, lorsqu’ils lui dirent au second, miracle : « Où pourrons-nous avoir dans, ce désert assez-de pain pour nourrir un si grand nombre de personnes? » Il semblait que ce fût alors une occasion bien propre de les accuser de leur peu de souvenir. Je vous réponds qu’il ne voulut pas le faire alors, pour ne pas paraître faire avec quelque faste ce second miracle. On peut dire aussi qu’il évita de leur faire alors ce reproche, parce qu’il ne voulait pas les confondre devant le peuple, ni chercher sa gloire dans leur propre confusion. De plus cette accusation était beaucoup plus juste ici, puisque ce miracle opéré par deux différentes fois, avait produit sur eux si peu d’effet. Mais enfin, après cette seconde multiplication, il ne diffère plus d’accuser leur peu de foi, et il découvre en public les pensées qu’ils formaient dans le secret de leur coeur.

« Mais ils pensaient et disaient entre eux : C’est parce que nous n’avons point pris de pain (7).» Il paraît qu’ils étaient encore attachés aux cérémonies, de la purification des Juifs, et du discernement des viandes. Toutes ces raisons réunies obligent Jésus-Christ de les reprendre avec plus de force. « Ce que Jésus connaissant, il leur dit : Hommes de peu de foi, pourquoi vous entretenez-vous ensemble de ce que vous n’avez point pris de pains (8)? »Ne comprenez-vous point encore et ne vous souvenez-vous point.? Votre coeur est- il aveuglé? Avez-vous des yeux sans voir et des oreilles sans entendre? Ne vous souvenez-vous point des cinq pains distribués à cinq mille hommes, et combien vous en avez remporté de paniers (9) ? Ni des sept pains distribués à quatre mille hommes, et combien vous en avez remporté de corbeilles (10)? »

Remarquez, mes frères, avec quelle sévérité le Sauveur parle ici à ses apôtres. On ne voit point ailleurs qu’il leur ait rien reproché avec tant de force. D’où vient donc qu’il les traite ici si sévèrement?.C’était encore pour les porter à laisser de côté l’observance concernant la distinction des viandes. Il s’était contenté, lorsqu’il en parlait aux pharisiens, de dire à ses apôtres qui l’interrogeaient : « Ne comprenez-vous point cela? Etes-vous aussi sans intelligence?» Mais il leur parle ici plus fortement et il les appelle des hommes de peu de foi. » Il n’est pas toujours à propos de parler doucement aux hommes. Si d’un côté il leur donnait beaucoup d’accès et de liberté auprès de lui, i1 savait aussi de l’autre les corriger par de sévères réprimandes, afin que par ce mélange et ce tempérament de sévérité et de douceur, il ménageât avec sagesse la conduite de leur salut.

Il semble qu’aussitôt qu’il leur a fait ce reproche, il veuille s’en justifier en disant: « Ne (415) vous souvenez-vous point des cinq pains distribués à cinq mille hommes, et combien vous en avez remporté de paniers, et des sept pains distribués à quatre mille hommes, et combien vous en avez remporté de corbeilles? » Il leur marque avec soin le nombre des personnes qui furent rassasiées et celui des paniers qui restèrent, afin qu’en rappelant en leur mémoire toutes ces particularités, il les rendît plus vigilants et plus fidèles pour l’avenir. Et pour comprendre mieux quelle fut la force de celte réprimande et quel effet elle produisit sur les apôtres en les faisant sortir comme, d’un profond assoupissement, il ne faut que considérer les paroles de notre Evangile. Sans les réprimander davantage, Jésus ajouté seulement après ce reproche : « Comment ne comprenez-vous point que je ne vous parlais pas de pain, lorsque je vous ai dit de, vous garder du levain des pharisiens et des sadducéens (11)?» Et néanmoins l’évangéliste leur rend. ce témoignage. « Alors ils comprirent qu’il ne leur avait point dit de se garder du levain qu’on met dans le pain, mais de la doctrine des pharisiens et des sadducéens (12). » Ils comprirent sans aucune interprétation. de la part de leur Maître. Voyez-vous le bien qu’une réprimande faite à propos produit dans les âmes? Car on voit que celle-ci éloigna les apôtres de ces observances judaïques, et que de lâches qu’ils étaient auparavant, oubliant tout et négligeant tout, elle les rendit au contraire si ardents, et redoubla leur foi de telle sorte, qu’ils ne craignaient plus ni de manquer de pain, ni de tomber dans les extrémités les plus pressantes.

Que cet exemple donc, mes frères, apprenne aux pasteurs à n’avoir pas toujours une complaisance lâche et molle pour ceux qui leur sont soumis; et aux-peuples à ne pas rechercher une douceur excessive dans les pasteurs qui les conduisent. L’homme est si faible qu’il a toujours besoin de ces deux remèdes, de la force et de la douceur. C’est par ce double moyen que Dieu a toujours gouverné le monde. Tantôt il a usé de. sévérité, et tantôt de grâce, et il a mêlé divinement les biens et les maux ensemble. Il ne nous laisse pas toujours vivre ou dans l’affliction ou dans la joie; mais comme le jour succède à la nuit, et l’été à l’hiver, il nous fait passer de même de la tristesse à la joie, des maux aux biens, et de la maladie à la santé.

4. Ne soyons donc point surpris, mes frères, lorsque nous tombons dans la maladie, puisque que c’est au contraire de la santé que nous devons être surpris. Ne nous troublons point lorsque nous souffrons quelque douleur, puisque nous devons plutôt nous troubler d’être dans la joie. Ces deux différents états s’entresuivent et se succèdent toujours. Pourriez-vous vous étonner de vous voir sujets à telle vicissitude de biens, et de maux, puisque les plus grands n’en ont pas été exempts?

Pour vous convaincre de ce que je dis, examinez la vie de quelque saint que vous croirez avoir été moins sujet aux maux, et avoir joui de plus de biens. Voulez-vous que ce soit Abraham? voulez-vous que nous considérions son état dès le commencement de sa vie? Ecoutez ce que Dieu lui dit d’abord: « Sortez de votre terre et du milieu de vos parents.» (Gen, XII, 1). Vous voyez sans doute combien ce premier commandement qu’il reçoit de Dieu semble dur; voyez maintenant comment le bien succède au mal, et la joie à la tristesse: « Et venez dans la terre que je vous montrerai, où je vous établirai le chef d’une grande race. »

Ne croyez pas que lorsqu’il fut arrivé dans cette terre comme dans un port tranquille, il cessa d’être dans 1es maux. Ce fut alors au contraire qu’il en ressentit d’infiniment plus fâcheux. Ce fut alors qu’il fut affligé de la famine; qu’il fut obligé d’aller dans un pays étranger, et qu’il vit enlever sa femme. Mais il vit aussi succéder ensuite à ces maux de nouvelles grâces. Il vit la plaie dont Dieu frappa Pharaon à son sujet, l’honneur avec lequel ce roi lui permit de s’en retourner, l’estime qu’il lui témoigna, les présents dont il le combla, et enfin s’on heureux retour dans son pays et dans sa maison. On voit ainsi dans toute la suite de sa vie une succession continuelle de biens et de maux, de prospérités et d’adversités. Tel a été dans, la suite l’état de tous les apôtres. C’est pourquoi saint Paul dit: « Je bénis Dieu qui nous console dans toutes nos peines, afin que nous puissions aussi consoler nous-mêmes ceux qui souffrent toutes sortes d’afflictions. » (II Cor. I, 4.)

Mais que me fait cela, me direz-vous, moi qui suis continuellement dans la douleur? Ne soyez point ingrat, mon frère, ne méconnaissez pas les grâces que Dieu vous fait. Cet état que vous dites est un état qui ne peut exister. Il est impossible d’être d’une de continuelles (416) douleurs. La nature n’y pourrait pas résister. Mais parce que nous voudrions être toujours dans la joie, nous croyons toujours être dans l’affliction. D’ailleurs, comme nous oublions bientôt les biens que nous avons reçus, et que nous ne pouvons au contraire oublier les maux que nous avons soufferts, l’oubli des uns et le souvenir toujours présent des autres nous fait dire que nous sommes dans la misère et dans la douleur. Mais comme je vous l’ai dit, il serait impossible qu’un homme pût vivre s’il était toujours dans les maux.

Examinons si vous voulez d’un côté la vie de ceux qui vivent dans les délices et dans l’abondance de. toutes sortes de biens, et voyons de l’autre l’état de ceux qui souffrent et qui sont accablés de maux. J’espère vous faire voir clairement que les premiers ont aussi leurs afflictions ; comme les seconds ont aussi leurs plaisirs et leurs joies. Ecoutez-moi seulement avec patience et sans prévention.

Prenons deux hommes tout différents. Que l’un soit esclave, et qu’il gémisse ,dans les fers : que l’autre soit un jeune roi qui n’ait plus de père qui le retienne, et qui dépense avec une profusion excessive les biens infinis qu’il lui a laissés. Que l’un soit un pauvre artisan qui gagne avec peine chaque jour de quoi subsister ; et que l’autre vive dans le luxe et dans toutes sortes de délices. Commençons par voir les ennuis et les chagrins de celui qui est si heureux en, apparence. Représentons-nous ce qu’il souffre lorsqu’il désire un degré d’honneur qu’il ne peut avoir ; lorsqu’il se voit méprisé de ses propres domestiques, négligé de ceux qui sont au-dessous de lui, blâmé dans ses excès et détesté de tout le monde; enfin lorsqu’il éprouve mille maux qui sont inévitables aux personnes riches comme les chagrins, les inquiétudes, les médisances, les ennuis, les piéges, les faux rapports, et le grand nombre, d’ennemis qui, rie pouvant usurper les grands biens qu’ils lui envient, n’ont point d’autre consolation que de traverser son bonheur par mille artifices, de lui susciter tous les jours de nouvelles affaires, et de ne lui permettre jamais de vivre en repos.

Voyons maintenant les douceurs dont jouit quelquefois cet artisan dans le travail pénible auquel il est contraint pour gagner sa vie. Premièrement, il n’est point exposé à ces malheurs, dont le riche est assiégé de toutes parts.

Si quelqu’un témoigne le mépriser, il n’en est point attristé, parce qu’il ne se préfère à personne. Il ne craint point de perdre ses biens. Il mange le peu qu’il a en repos. Il y trouve son plaisir, et-il dort en toute sécurité. Ces voluptueux trouvent moins de plaisir à boire leur vin de Thasos, que ce pauvre à se rafraîchir d’une eau claire qu’il tire d’une belle source.

Si ce que je vous dis ne vous suffit pas encore, comparons plus en détail l’état d’un roi et celui d’un homme qui gémit dans les chaînes. Nous verrons que souvent l’un est dans la joie et se divertit, pendant que l’autre, avec sa pourpre et son diadème, est abattu de tristesse, déchiré d’ennuis et tourmenté de mille frayeurs qui le font mourir. Car c’est une chose constante, qu’il n’y a point de vie si heureuse qui soit exempte de douleur, comme il n’y en a point aussi de si misérable qui n’ait sa joie et ses consolations. Notre nature est trop faible pour supporter un état aussi pénible que serait cette continuité rie douleurs. Que si l’un se réjouit plus souvent, et que l’autre soit plus souvent triste, c’est la faute de ce dernier. Ce n’est point son état qui, de lui-même, le jette dans cette tristesse; ce n’est que sa propre faiblesse qui l’abat et qui le met dans ce découragement.

Il ne dépend que de nous, si nous le voudrions, d’être toujours dans la joie. Appliquons.. nous seulement à la vertu, et rien ne sera capable de nous rendre tristes. La vertu remplit de douces espérances ceux qui la possèdent. Elle les rend chers à Dieu et agréables aux hommes. Elle les comble d’un plaisir et d’une consolation ineffable. Et, quoiqu’elle ait ses épines, elle remplit néanmoins le coeur d’une telle joie, et il est comme charmé de délices si inconcevables, qu’il n’y a point de paroles qui les puissent exprimer.

Car je vous prie de me dire ce que vous appelez plaisir en ce monde? Est-ce une table somptueuse, une santé robuste, une grande réputation et des richesses immenses? Je suis assuré que, si vous comparez toutes ces choses avec les joies intérieures dont je vous parle, elles vous paraîtront plutôt des maux que de véritables biens. Il n’y arien de plus agréable que la bonne conscience. Rien n’est plus doux à l’âme que l’espérance qu’elle, conçoit pour l’avenir. Si vous voulez vous en convaincre, (417) faisons venir ici un vieillard près de mourir. Représentons-lui, d’un côté, la bonne chère ou les honneurs dont il a joui durant sa vie, et montrons-lui, de l’autre, les bonnes oeuvres qu’il a faites. Demandons-lui ce qui lui donne alors plus de plaisir, et ce qui le console davantage, et nous verrons qu’il rougira des uns, au lieu que le souvenir des autres le fera tressaillir de joie.

5. C’est ainsi qu’Ezéchias, malade, ne se souvenait plus des délices de ses festins, ni de la gloire de son royaume; mais seulement de sa justice et de ses oeuvres de piété. Car il disait à Dieu: « Souvenez-vous, Seigneur, que j’ai marché en votre présence dans une voie droite. » (IV Rois, X, 3.) Voyez de même la joie que ressent saint Paul, lorsqu’il dit : « J’ai bien combattu, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi. » (II Tim. IV, 7.)

Vous me demanderez peut-être de quels autres biens saint Paul pouvait se souvenir en cet état, et quelle autre consolation il pouvait avoir, que de ses vertus passées. Je vous réponds qu’il pouvait rappeler alors en sa mémoire plus d’avantages, même temporels, que toutes ces personnes du monde; car il avait reçu des honneurs et des dons très-considérables. Il dit lui-même, écrivant aux Galates, qu’ils l’avaient reçu « comme un ange du Seigneur, et comme Jésus-Christ même. Qu’ils, eussent, si cela était possible, arraché leurs propres yeux pour les lui donner » (Gal. IV, 14), et qu’ils eussent de bon coeur donné leur propre vie pour sauver la sienne.

Cependant cet apôtre, à la fin de sa vie, ne se souvient plus de tous ces honneurs. il n’a dans la mémoire que ses travaux, et la récompense qu’il en attend. Et certes, c’était avec grande raison que ce saint apôtre avait effacé le reste de sa mémoire. Les honneurs se perdent en ce monde, mais les souffrances nous accompagnent après notre mort, et, au lieu qu’on nous redemande compte des premiers, on nous rend, au contraire, des récompenses pour les autres.

Ne savez-vous pas quel trouble nos péchés causent dans notre esprit au moment de notre mort; quelle est alors notre inquiétude et l’agitation de notre coeur. Lorsque nous sommes ainsi déchirés au dedans de nous, le souvenir de nos vertus, qui se présente alors à notre âme, est comme la douceur du calme qui succède à la tempête, et qui nous console dans le trouble et dans le désespoir nous nous trouvons réduits. Si nous étions sages, mes frères, cette crainte nous accompagnerait durant toute notre vie. Mais, parce que nous y sommes insensibles tant que nous vivons, elle se saisira de nous à la mort, et nous frappera de terreur.

Un prisonnier, un coupable, n’est jamais plus triste que lorsqu’on le tire de la prison pour le présenter à son juge. C’est alors qu’il tremble, quand il se voit au pied du tribunal, où il doit rendre compte de ses crimes, et entendre prononcer l’arrêt de sa mort. N’est-ce pas ce qui remplit l’esprit des mourants de spectres et de visions effroyables, qu’ils nous racontent eux-mêmes, et dont ils ne peuvent souffrir le regard? Ils font des efforts si violents dans le désespoir où ils sont, qu’ils en ébranlent tout leur lit et le renversent par terre. Ils lancent de tous côtés des regards farouches sur ceux qui les environnent. On voit au dehors ce que l’âme souffre au dedans, lorsqu’elle combat pour ne pas sortir du corps, ou qu’elle ne peut supporter la présence des anges qui viennent à elle.

Si le regard de quelques personnes nous fait souvent trembler de peur, que ferons-nous lorsque les anges viendront à nous d’un oeil menaçant, et que les puissances célestes nous sépareront de toutes les choses présentes? Que deviendrons-nous, lorsque notre âme, se voyant arrachée du corps comme par force, jettera mille soupirs inutiles et mille regrets superflus, comme ce riche de l’évangile, qui s’affligea si inutilement à la mort?

Gravons donc ceci dans nos âmes. Pensons sérieusement, mes frères, à ce triste état. Craignons d’y tomber, afin que nous n’y tombions pas. Conservons en nous-une vive appréhension de ces maux. Ainsi, nous ne les éprouverons pas, mais nous jouirons au contraire des biens éternels, que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, qui nous vivifie, est toute la gloire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles, Ainsi soit-il (418).

HOMÉLIE LIV: « OR, JÉSUS ÉTANT VENU AUX ENVIRONS DE CÉSARÉE DE PHILIPPES, INTERROGEAIT SES DISCIPLES EN LEUR DISANT : QUE DISENT LES HOMMES DE MOI? QUI DISENT-ILS QU’EST LE FLLS DE L’HOMME ? (CHAP. XVI, 13, JUSQU’AU VERSET 24.)

ANALYSE.

1. Pierre, le coryphée du choeur apostolique, confesse que Jésus est le Christ, Fils du Dieu vivant.

2. Excellence de cette confession. — Que le Fils est consubstantiel au Père. — Contre les Anoméens.

3. Jésus-Christ ayant élevé ses disciples à cette hauteur dans la foi, commence dès lors à leur laisser entrevoir dans un avenir prochain sa passion et sa croix.

4. Pierre se scandalise de la croix annoncée et prédite; son Maître le reprend sévèrement —Excellence du signe de la croix.

5 et 6. Avec quelle foi nous le devons imprimer sur notre front — Combien il est terrible aux ennemis de notre salut. — Qu’un chrétien ne doit point rougir de la croix. — Quelle est la grandeur des récompenses que Dieu nous promet.

 

1. Pourquoi, mes frères, l’évangéliste rapporte-t-il le nom du prince qui avait fait bâtir cette ville? C’était pour distinguer cette ville de Césarée de « Philippes, » d’avec une autre que l’on appelait Césarée de « Straton.» Ce n’était pas dans cette dernière que Jésus-Christ interrogeait ses apôtres, mais à Césarée de Philippes. Il voulut les éloigner beaucoup des Juifs, afin qu’étant seuls, ils pussent avec plus de liberté lui dire tout ce qu’ils pensaient de lui.

Mais pourquoi Jésus-Christ ne leur demande-t-il pas d’abord ce qu’ils pensent eux-mêmes de sa personne? Pourquoi leur demande-t-il auparavant ce que le peuple en disait? Après qu’ils lui auraient rapporté les pensées du peuple, il voulait, en leur adressant cette nouvelle question : « Et vous, qui dites-vous que je suis? » il voulait, dis-je, leur faire comprendre que leurs sentiments devaient être beaucoup plus relevés, et se distinguer complètement des basses pensées de la multitude. C’est pour cette raison qu’il ne leur fait pas cette demande au commencement de sa prédication. Il attend qu’il ait fait devant eux beaucoup de miracles, qu’il leur ait révélé des vérités très-importantes, et qu’il leur ait manifesté sa divinité et son égalité avec son Père, par des preuves dont ils ne pouvaient douter.

Il ne dit point: que disent de moi les scribes et les pharisiens? qui disent-ils que je suis? quoiqu’ils eussent souvent été avec lui, et qu’il leur eût parlé en différentes rencontres; mais « qui les hommes disent-ils que je suis? » Il demande ce que le peuple dit de lui; parce que si les pensées du peuple étaient basses et grossières, elles étaient néanmoins sans malice : au lieu que les sentiments des pharisiens étaient toujours corrompus par leur envie.

Et, pour montrer la vérité de son incarnation, et témoigner qu’il voulait que l’on y ajoutât foi, il dit : « Qui est le Fils de «l’homme?» (Jean, III, 13) appelant ainsi sa divinité. C’est ce qu’il fait en plusieurs autres endroits de l’Evangile « Personne n’est monté dans le ciel sinon le Fils de l’homme qui est descendu du ciel. » (Jean, VI, 62.) Et ailleurs « Lorsque vous verrez le Fils de l’homme monter où il était auparavant. Ils lui répondent: Les uns disent que vous êtes Jean-Baptiste, les autres Elie, les autres Jérémie ou quelqu’un des prophètes (14); » et lorsqu’ils lui ont ainsi rapporté les sentiments des autres, « Jésus leur dit: Et vous autres, qui dites-vous que je suis (15)? » Il leur fait, comme je l’ai déjà dit, cette seconde demande pour les exciter à avoir des sentiments plus nobles et plus relevés de lui, et pour leur témoigner que cette pensée du peuple était trop basse et trop indigne de sa grandeur. Ce peuple voyant le Sauveur faire des miracles (419) au-dessus de la puissance des hommes, le regardait comme quelque grand homme ressuscité d’entre les morts , selon ce qu’Hérode disait lui-même; mais il n’allait pas plus loin. Jésus-Christ donc voulait retirer ses apôtres de ces pensées populaires. C’est pour ce sujet qu’il leur dit: « Et vous, qui dites-vous que je suis? » c’est-à-dire, vous qui êtes continuellement avec moi, qui me voyez faire un si grand nombre de miracles, qui en avez fait vous-mêmes en mon nom, « qui dites-vous que je suis? »

Que fait ici saint Pierre qui est comme la bouche de tous les apôtres, le prince et le chef de cette troupe sacrée, et qui témoigne partout tant de zèle pour le Sauveur? Quoique Jésus-Christ leur eût fait cette demande en commun, il répond lui seul. Quand le Fils de Dieu s’informait seulement quelle pensée le peuple avait de lui, ils répondent tous également à cette demande; mais lorsqu’il veut savoir quel était leur sentiment particulier, saint Pierre prévient tous les autres. « Simon Pierre prenant la parole, lui dit: Vous êtes le Christ Fils du Dieu vivant (16). A quoi Jésus-Christ répond: « Vous êtes bienheureux, Simon, fils de Jean, parce que ce n’est point la chair ni le sang qui vous ont révélé ceci, mais mon Père qui est dans le ciel (17). »Ces paroles du Sauveur nous font voir que si saint Pierre ne l’eût reconnu pour le vrai Fils de Dieu, et né de sa propre substance, cette confession n’eût point été l’effet d’une révélation divine, ni digne de rendre « heureux »celui qui l’avait faite.

Nous avons déjà vu que les apôtres lui avaient dit dans le vaisseau, après cette tempête qu’il avait si miraculeusement calmée « Vous êtes véritablement Fils de Dieu, » sans que Jésus-Christ néanmoins les eût appelés « heureux, » comme il appelle ici saint Pierre; parce que, bien qu’ils eussent dit la vérité, ils ne confessaient pas néanmoins aussi pleinement qu’il était le Fils unique de Dieu que saint Pierre le fait ici. Ils ne lui attribuaient qu’une sorte de filiation qu’il partageait avec beaucoup d’autres, et quoiqu’ils le regardassent comme le plus cher et comme le premier-né de tous, ils ne croyaient pas cependant, comme fait ici saint Pierre, qu’il fût né de la propre substance de son Père, et qu’il en fût le Fils de cette manière unique et incommunicable tout autre.

2. Nous voyons que Nathanaël dit aussi à Jésus-Christ : « Maître, vous êtes le Fils de Dieu, vous êtes le roi d’Israël (Jean, s, 48); » et Jésus-Christ cependant est si éloigné de l’appeler « heureux » , qu’il le reprend au contraire comme ayant des sentiments trop bas de lui : car il lui dit aussitôt : « Vous croyez parce que je vous ai dit que je vous ai vu sous le figuier. Vous verrez d’autres choses bien plus grandes. » Jésus-Christ donc appelle ici saint Pierre « heureux » ; parce qu’il a confessé qu’il était le Fils de Dieu de cette manière excellente qui lui est particulière; et il lui rend ce témoignage qu’il n’avait rendu à nul autre : « Ce n’est point la chair et le sang qui vous a révélé ceci, mais mon Père qui est dans le ciel. »

Il semble que par ces paroles il veuille nous empêcher de croire que, parce que saint Pierre l’aimait ardemment, il voulait flatter son Maître en lui parlant par le mouvement d’une amitié humaine, et d’une complaisance secrète. Il fait voir publiquement quel était celui qui lui avait inspiré cette pensée, et il nous apprend que c’était Pierre qui parlait, mais que c’était le Père éternel qui lui mettait les paroles dans la bouche; afin que nous reconnussions qu’il ne lui accordait pas une louange humaine par cette confession, mais qu’il proférait au dehors ce qu’il avait appris de Dieu même.

Pourquoi Jésus-Christ ne leur dit-il pas lui-même clairement qu’il est le Christ? Pourquoi aime-t-il mieux donner lieu aux autres de reconnaître ce qu’il est, par les demandes qu’il leur fait? C’est sans doute parce qu’il lui était plus séant d’agir de la sorte, et que cette conduite était plus propre à attirer ses apôtres à la foi, et à leur persuader qu’il était égal à son Père? Et n’admirez-vous point ici, mes frères, comment le Père révèle son Fils, et comment le Fils révèle réciproquement son Père? Car Jésus-Christ dit lui-même que « personne ne connaît le Père que le Fils, et celui à qui le Fils le veut révéler. » Il est donc impossible de connaître autrement le Fils que par le Père, ou de connaître le Père que par le Fils : ce qui est encore une preuve manifeste de l’égalité de leur gloire, et nous montre qu’ils sont d’une même substance.

Après que saint Pierre eut rendu ce témoignage au Sauveur, Jésus-Christ lui dit aussitôt «Vous êtes Simon, fils de Jean, vous (420) serez appelé Pierre. » Comme vous avez nommé mon Père, je nomme aussi le vôtre; et comme vous êtes véritablement « fils de Jean, » je suis de même véritablement Fils de Dieu le Père. Sans ce sens mystérieux on pourrait croire qu’il aurait été superflu de dire: « Vous êtes le fils de Jean. » Mais comme saint Pierre venait de dire, « vous êtes le Fils de Dieu, » Jésus-Christ ajoute aussitôt ces paroles pour nous faire voir qu’il était aussi véritablement le Fils de Dieu, que Simon était « fils de Jean, » c’est-à-dire, qu’il était d’une même substance avec son Père.

« Et moi aussi je vous dis que vous êtes Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle (18). Sur cette pierre, »dit Jésus-Christ; « je bâtirai mon Eglise, »c’est-à-dire, sur cette foi et sur cette confession. Il montre par ces paroles que beaucoup de monde devait croire un jour en lui. Il relève l’esprit et les pensées de cet apôtre, et il l’établit le pasteur de son Eglise : « Et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle. » S’il est vrai que ces portes ne vaincront point mon Eglise, combien moins pourront-elles me vaincre et je vous dis ceci, mon apôtre, afin que vous ne soyez point troublé, lorsque vous entendrez dire bientôt que je serai livré pour être crucifié. A cet honneur il en ajoute encore un autre: « Et je vous donnerai les clefs du royaume des cieux; et tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel (1 9).»

Que veulent dire ces paroles: « Je vous donnerai? » Comme mon Père vous a donné la grâce de me connaître, « je vous donnerai » aussi ces clefs. Il ne dit point : Je prierai mon Père qu’il vous les donne, quoique la grandeur de ce don fût ineffable, et qu’il fallût être Dieu pour le faire; mais il dit: « Je vous donnerai. » Quel est ce don qu’il lui fait:

« Je vous donnerai », dit-il, « les clefs du royaume des cieux; et tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que vous délierez sur la terre sera aussi délié dans le ciel. »

Comment pouvons-nous expliquer que celui qui dit: « Je vous donnerai, » témoigne ailleurs que ce « n’est pas à lui de donner à personne le droit de s’asseoir à sa droite ou à sa gauche? » Considérez comment il porte cet apôtre à avoir des sentiments dignes de sa divinité; comment il se découvre à lui, et lui déclare qu’il est le Fils de Dieu par ces deux promesses qu’il lui fait. Car il lui promet deux choses qui ne peuvent être le don que d’un Dieu, l’une de remettre les péchés, et l’autre de rendre son Eglise immobile au milieu des assauts de tant d’orages, et de faire voir dans un simple pêcheur une fermeté plus solide que n’est celle de la « pierre », lorsque tout le monde se soulèverait contre lui, et lui déclarerait une guerre ouverte.

Jésus-Christ traite ici saint Pierre comme son Père avait traité Jérémie, lorsqu’il lui dit:

« Qu’il le rendrait comme une colonne de fer, et comme un mur d’airain. « (Jér. I, 47.) Il y a cette différence, que l’un n’était exposé qu’aux attaques d’un seul peuple; et que l’autre était destiné à combattre tous les peuples de la terre.

Je demande ici à ceux qui s’efforcent de diminuer la dignité du Fils de Dieu, lequel de ces deux dons est le plus grand; ou celui que le Père fait à saint Pierre, ou celui que lui fait le Fils. Le Père lui fait connaître son Fils, et le Fils lui donne le pouvoir de révéler le Père et le Fils, et d’en donner la connaissance à toute la terre. Lorsqu’il lui donne ces «clefs » célestes, il rend un homme mortel maître de tout ce qui est dans les cieux. li fait qu’il répand la foi et qu’il étend l’Eglise par tout le monde, avec une fermeté plus immobile et plus inébranlable que n’est le ciel même, « puisque le ciel et la terre passeront, et que les paroles de Jésus-Christ ne passeront pas (Matth. XXIV, 25.) » Comment donc le Fils serait-il inférieur à son Père, puisqu’il fait de si grands dons aux hommes?

3. Je ne dis pas ceci, mes frères, pour séparer les ouvrages du Père d’avec ceux du Fils, « puisque toutes choses ont été faites par le Verbe, et que rien n’a été fait sans lui. » (Jean, I, 4.) Je prétends seulement fermer la bouche à ces personnes insolentes et téméraires, qui ont la hardiesse de proférer de tels blasphèmes. Mais remarquez partout avec quelle autorité Jésus-Christ parle en ce lieu « Je vous dis, moi, que vous êtes Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. Je vous donnerai les clefs du royaume des cieux. » Après leur avoir dit ces paroles il leur commanda de ne le découvrir à personne. (421)

« En même temps il commanda à ses disciples de ne dire à personne qu’il fût le Christ (20). » Il leur faisait cette défense afin que, lorsque tout ce qui scandalisait les hommes serait passé, que le mystère de sa croix serait accompli, et qu’il ne resterait plus rien qui pût surprendre ou troubler les esprits, et apporter quelque obstacle à leur foi, il fût plus facile aux apôtres d’imprimer dans les esprits des hommes des pensées dignes du Sauveur. Car jusque-là sa puissance souveraine n’avait pas éclaté bien visiblement, C’est pourquoi il voulait que, ses-disciples se réservassent de publier sa gloire, lorsque la vérité des mystères du Fils de Dieu serait plus connue, et que les miracles que feraient les apôtres autoriseraient leur prédication, et donneraient du poids à leurs paroles.

Car il y avait bien de la différence entre voir Jésus-Christ dans la Judée, tantôt faire des miracles, et tantôt souffrir des injures et des outrages, principalement lorsque tous ces miracles devaient enfin se terminer à la mort infâme de la croix; ou le voir au contraire adoré par toute la terre, confessé partout avec une foi généreuse, et élevé pour jamais au-dessus de toutes ces souffrances, auxquelles il s’était soumis pour nous. C’est pour cette raison qu’il commande aux apôtres de ne point dire encore qu’il fût le Christ. Quand on arrache de la terre l’arbre qui commençait d’y prendre racine, il ne reprend plus racine qu’avec peine : mais lorsqu’une fois bien enraciné dans la terre, il y demeure ferme sans qu’on l’y ébranle, il pousse des branches de toutes parts, et croît toujours. de plus en plus.

Si les apôtres, après avoir vu faire tant de miracles au Sauveur, et avoir eu part à ses plus secrets mystères, ne laissent pas de se scandaliser au seul nom de la croix, et lorsque Jésus-Christ leur prédit ce qui lui devait arriver ; si non-seulement le commun d’entre eux, mais leur prince même, et leur chef en est plus frappé que les autres; jugez dans quel scandale et dans quel trouble eût pu tomber le reste du monde, lorsque d’un côté on leur eût dit que Jésus-Christ était Fils de Dieu, et qu’ils l’eussent vu de l’autre attaché en croix, et couvert d’ignominies, dont ils n’eussent pas compris le mystère, parce qu’ils n’avaient pas encore reçu le don du Saint-Esprit. Si Jésus-Christ dit à ses apôtres mêmes : « J’ai beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne les pouvez pas porter maintenant (Jean, XVI, 12); » combien plus ce peuple faible eût-il été incapable de les porter, et comment n’eût-il pas succombé sous le poids du plus auguste et du plus impénétrable de nos mystères?

C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ défend ici à ses apôtres de publier qu’il fût le Christ. Et pour vous faire mieux voir quel avantage il y avait pour les hommes de n’apprendre ce mystère qu’après que le scandale en serait passé, et qu ils n’en verraient plus que la profonde sagesse et l’utilité infinie, il ne faut que considérer ce qui arrive à saint Pierre. Car, après avoir témoigné tant de faiblesse à la passion de son maître, jusqu’à le renoncer trois fois par la crainte d’une servante; il parut si courageux dans la suite, lorsque le mystère de la croix fut accompli, et qu’il eut vu des preuves indubitables de la résurrection du Sauveur, que rien ne put à l’avenir lui être un sujet de scandale, ni ébranler dans son cœur ce que le Saint-Esprit lui avait appris. Il se lança au contraire comme un lion intrépide au milieu des Juifs; il vit sans pâlir les dangers qui l’environnaient de toutes parts, et enfin il méprisa la mort qui le menaçait toujours.

C’était donc avec grande raison que Jésus-Christ défendait ici aux apôtres de déclarer ce mystère aux hommes, puisqu’il usait même de réserve envers les apôtres, et qu’il leur disait: « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne les pouvez pas porter maintenant. » Aussi il ne faut pas douter que les apôtres n’aient ignoré beaucoup de choses que Jésus - Christ leur avait dites avant sa mort sans les expliquer, et qu’ils n’ont comprises ensuite qu’après sa résurrection. Et si Jésus-Christ traitait avec cette réserve ceux qui devaient être les maîtres et les docteurs de toute la terre, n’était-il pas juste d’user de cette conduite à l’égard du simple peuple?

« Dès lors Jésus commença à découvrir à ses disciples, qu’il fallait qu’il allât à Jérusalem, et qu’il y souffrît beaucoup de la part des sénateurs, des princes des prêtres et des docteurs de la loi, qu’il y fût mis à mort, et qu’il ressuscitât le troisième jour (21). » Quand dès lors? Quand il eut bien imprimé cette vérité dans leurs esprits, qu’il était véritablement le Fils de Dieu; et qu’en leur promettant de bâtir son Eglise sur la pierre, il leur eut (422) marqué la vocation des Gentils. Cependant ils ne comprirent pas encore ce que leur disait Jésus-Christ. Cette parole leur était comme voilée, et leurs yeux étaient enveloppés d’une nuit si épaisse qu’elle les empêchait de rien voir, parce qu’ils ne savaient pas encore qu’il dût ressusciter d’entre les morts. C’est pourquoi Jésus-Christ s’applique davantage à les tires de leur aveuglement. Il leur éclaircit ces difficultés, afin qu’ils puissent les comprendre.

Mais ils n’y comprirent rien, et cette parole leur fut toujours un mystère. Ils craignaient même de lui demander, non s’il mourrait; mais comment et de quelle mort il mourrait : enfin ils n’osaient s’informer de ce que signifiait ce qu’ils entendaient. Comme ils ne savaient ce que c’était que de ressusciter, ils croyaient qu’il valait mieux ne point mourir que de ressusciter après être mort. Pendant que les autres apôtres étaient tous dans le trouble et dans l’agitation, sain! Pierre le plus zélé prend seul la liberté de parler à Jésus-Christ, non devant les autres apôtres, mais en particulier.

« Et Pierre l’ayant tiré à part, commença à le reprendre en lui disant: Ah Seigneur, à Dieu ne plaise, cela ne vous arrivera pas (22). » Quoi ! mes frères, cet Apôtre, après avoir reçu du Père une révélation si rare; après avoir été appelé « heureux » par le Fils de Dieu même, tombe en si peu de temps du haut de cette grandeur où il était élevé, et la passion de Jésus-Christ lui fait peur! Mais il ne faut pas s’étonner que celui qui n’avait point reçu de révélation de Dieu pour comprendre ce mystère, tombât dans le scandale, lorsqu’il en entendait parler. Dieu voulait nous faire voir que cet apôtre n’avait point parlé de lui-même, lorsqu’il avait confessé si généreusement la divinité du Sauveur, et c’est pourquoi il permettait qu’il se troublât si fort ensuite, lorsqu’on lui dit des choses que Dieu ne lui avait pas révélées. Il en est saisi de frayeur, et il les entend dire cent fois sans les pouvoir jamais comprendre.

Il avait appris que Jésus était le Fils de Dieu; mais il n’en savait pas davantage. Le mystère de sa croix et de sa résurrection lui était entièrement inconnu. Ainsi vous voyez avec quelle sagesse Jésus-Christ fait à ses disciples le commandement de ne déclarer cette vérité à personne. Car si elle trouble et épouvante ceux mêmes qu’il fallait nécessairement en instruire, quel trouble n’eût-elle point excité dans les autres ? Mais Jésus-Christ voulant montrer avec quel amour il s’offrait de lui-même à tant de maux, fait un sévère reproche à saint Pierre, et il l’appelle « satan. »

4. « Mais Jésus se tournant dit à Pierre: Retirez-vous de moi, satan, vous m’êtes à scandale, parce que vous ne goûtez point ce qui est de Dieu, mais seulement ce qui est humain (23). » Que tous ceux qui rougissent de la croix de Jésus-Christ écoutent cette parole. Si le Prince même des apôtres, quoiqu’il n’eût pas encore appris de Dieu ce mystère, est appelé « satan » par Jésus-Christ même; que doivent attendre ceux qui renoncent cette croix après qu’elle a été adorée de toute la terre? Si le Fils de Dieu fait un reproche si sévère à celui qu’il venait d’appeler « heureux, » et qui avait fait une confession si excellente et si relevée, jugez comment il traitera un jour ceux qui après tant de preuves ne reçoivent et n’adorent pas encore le mystère de la croix.

Il ne lui dit pas simplement que le démon a parlé par lui; il lui en donne le nom même :

« Retirez-vous de moi, satan. » Tout son désir en s’opposant ainsi à Jésus-Christ était seulement que son Maître qu’il aimait ne souffrît pas. Mais le Fils de Dieu le reprend à dessein avec cette vigueur, parce qu’il savait, et que saint Pierre en particulier, et que tous les autres apôtres craignaient étrangement la mort de leur Maître, et qu’ils ne pouvaient souffrir d’en entendre parler. C’est pourquoi Jésus-Christ déclare ce que ce disciple avait de plus caché dans le secret de son coeur: « Vous ne goûtez point ce qui est de Dieu, mais seulement ce qui est humain. »

Que veulent dire ces paroles : « Vous ne goûtez point ce qui est de Dieu, mais seulement ce qui est humain? » Saint Pierre jugeant des souffrances de son Maître d’une manière fort grossière et toute charnelle croyait que cette mort lui était honteuse et indigne de sa grandeur. C’est de quoi Jésus-Christ le reprend. Il semble qu’il lui dise : Il n’est point indigne de moi de souffrir la mort, et il n’y a que les pensées basses et terrestres où vous vous laissez aller, qui vous en lassent juger de la sorte. Si vous aviez écouté mes paroles avec l’Esprit de Dieu, en éloignant de vous toutes ces pensées charnelles, vous connaîtriez quelle gloire je tirerai de cette conclusion et de cette ignominie. Vous dites qu’il est (423) indigne de moi de souffrir, et je vous réponds qu’il n’y a que le diable qui puisse s’opposer à mes souffrances. C’est ainsi qu’il réfute les pensées de cet apôtre par un raisonnement tout contraire.

Lorsque saint Jean refusa de le baptiser, parce qu’il jugeait son baptême trop indigne du Sauveur, Jésus-Christ lui persuada au contraire de le faire, en lui montrant qu’il convenait qu’il en fût ainsi; et bientôt encore il dira à Pierre, lorsque ce disciple voudra l’empêcher de lui laver les pieds : « Vous n’aurez u point de part avec moi, si je ne vous lave les « pieds (Jean, XIII, 9); » c’est de la même manière qu’il traite ici saint Pierre, c’est-à-dire qu’il réfute ses raisons par des raisons contraires, et que par la sévérité de sa réprimande, il lui ôte la crainte qu’il avait de sa passion.

Que personne donc, mes frères, ne rougisse de ces marques augustes et adorables de notre salut. La croix de Jésus-Christ est la source de tous nos biens. C’est par elle que nous vivons, et que nous sommes ce que nous sommes. Portons la croix de Jésus-Christ et parons-nous-en comme d’une couronne de gloire. C’est elle qui est comme le sceau et l’accomplissement de toutes les choses qui regardent notre salut. Si nous sommes régénérés dans les eaux sacrées du baptême, la croix y est présente. Si nous nous approchons de la table du Seigneur, pour y recevoir son saint corps, elle y paraît avec éclat. Si l’on nous impose les mains pour nous consacrer au ministère du Seigneur, elle y est encore présente. Enfin, quoi que nous fassions, nous voyons partout ce signe adorable, qui est tout ensemble la cause et la marque de notre victoire. Nous l’avons dans nos maisons; nous la peignons sur nos murailles; nous la gravons sur nos portes; nous l’imprimons sur nos visages, et nous la portons toujours dans le coeur. Car la croix est un signe et un monument sacré, qui rappelle en notre mémoire l’ouvrage de notre salut, le recouvrement de notre ancienne liberté, et l’infinie miséricorde de notre Sauveur Jésus-Christ, qui par l’amour qu’il nous a porté, a été comme une brebis que l’on mène à la boucherie.

Lors donc que vous imprimez ce signe sacré sur vous, souvenez-vous de ce qui a donné lieu à cette croix et de ce qui l’a rendue nécessaire. Que ce souvenir réprime en vous votre orgueil, qu’il arrête votre colère et qu’il étouffe toutes vos autres passions. Lorsque vous formez ce signe sur votre front, armez-vous d’une sainte hardiesse et rétablissez votre âme dans sa première liberté. Car vous n’ignorez pas, mes frères, que la croix est le prix qui vous l’a fait recouvrer. C’est pourquoi saint Paul nous exhortant à rentrer dans cette liberté si digne d’un véritable chrétien, nous y porte en nous parlant de la croix et du sang du fils de Dieu:

« Vous avez été, » dit-il, « rachetés d’un grand prix, ne vous rendez point esclaves des « hommes. » (1 Cor. VI, 20.)

Considérez quel est le prix qui a été donné pour votre rançon, et vous ne serez plus l’esclave d’aucun homme sur la terre. Ce prix, mes frères, et cette rançon c’est la croix. Vous ne la devez donc pas marquer négligemment du bout du doigt sur votre visage. Vous devez la graver avec amour dans votre coeur par une foi très-fervente. Si vous l’imprimez de la sorte sur votre front, nul des esprits impurs n’osera s’approcher de vous en voyant sur votre visage les armes qui l’ont terrassé, et cette épée étincelante dont il a reçu le coup mortel. Si la seule vue des lieux où les bourreaux exécutent les criminels, vous fait frémir d’horreur et trembler de crainte, dans quel trouble et quelle terreur doivent entrer les démons, en voyant les armes dont Jésus-Christ s’est servi pour les vaincre?

Ne rougissez donc pas de la croix, afin que Jésus-Christ ne rougisse point de vous, lorsqu’il viendra dans la majesté de sa gloire, et qu’il fera briller ce signe d’une lumière plus éclatante que les rayons du soleil. Car elle paraîtra alors aux yeux de tous les hommes qui auront été dans le monde. Elle publiera hautement l’innocence et la charité de celui qui s’y est laissé attacher, et elle convaincra toute la terre qu’il n’a rien omis pour sa part de tout ce qui’ était nécessaire pour notre salut.

C’est la croix qui, du temps de nos pères et du nôtre, a ouvert ces bienheureuses portes qui nous avaient été fermées ; . qui a détruit la vertu mortelle des breuvages empoisonnés que nous avions pris; qui a déraciné de nous toutes les plantes. envenimées qui poussaient des rejetons de mort, et qui a guéri les morsures horribles dont ces bêtes infernales nous avaient cruellement déchirés. Car si cette adorable croix a brisé les portes de l’enfer pour nous (424) ouvrir celles du ciel; si elle a terrassé toutes les forces du démon, si elle a détruit son empire, doit-on s’étonner qu’elle ait aussi détruit la force du poison qui envenimait nos coeurs, qu’elle y ait dissipé cet air pestilentiel qui les corrompait, et qu’elle en ait exterminé pour jamais ces bêtes furieuses qui les dévoraient?

5. Gravez donc, mes frères, ce signe dans votre coeur. Embrassez avec amour ce qui a produit le salut de vos âmes. Car c’est la croix qui a sauvé et converti toute la terre. C’est elle qui en a banni l’erreur; qui a rétabli la vérité; qui a fait de la terre un ciel; qui a changé les hommes en anges. C’est par elle que les démons ont cessé de nous paraître redoutables, et que nous les avons méprisés. C’est par elle que la mort n’a plus été une mort, mais un sommeil. Enfin c’est par la croix que tout ce qui nous faisait la guerre a été détruit, que tout ce qui s’opposait à nous a été foulé aux pieds, et que tous nos ennemis ont été renversés par terre.

Si vous trouvez donc quelqu’un qui vous dise: Quoi, vous adorez une croix? Répondez-lui d’un ton de voix qui témoigne de votre fermeté, et d’un visage gai et riant, dites: Oui, je l’adore, et je ne cesserai point de l’adorer. S’il se moque de vous, plaignez-le, et répandez vos larmes en voyant son aveuglement. Rendez grâces à Dieu qui vous a honoré d’un si grand don, et qui vous a fait des grâces si prodigieuses, que personne ne peut les comprendre, si Dieu par une faveur toute particulière ne les lui révèle. Cet homme qui vous insulte , ne vous raille ainsi que parce que « l’homme animal et humain n’est point capable des choses qu’enseigne l’esprit de Dieu, car elles lui paraissent une folie ; et il ne les peut comprendre, parce que c’est par une lumière spirituelle qu’on en doit juger. » (1 Cor. II, 14.)

Ces personnes ressemblent à des enfants qui se rient des choses les plus grandes et les plus saintes. Amenez ici un enfant, qu’il voie nos plus redoutables mystères: et il en rira. Tels sont les païens, ou plutôt ils sont encore plus enfants, et par conséquent plus misérables, puisque malgré leur âge avancé, ils ont des sentiments et des pensées puériles. C’est ce qui les rend. tout à fait inexcusables. Pour nous, mes frères, disons sans rien craindre, et protestons hautement devant toute la terre et en présence de tous les païens, que toute notre gloire est dans la croix; qu’elle est la source de tous nos biens ; qu’elle est toute notre espérance ; et que c’est elle qui couronne tous les saints. Je voudrais pouvoir dire avec saint Paul, « que tout le monde m’est crucifié, et que je suis crucifié au monde. »(Gal. VI, 14.) Mais je ne puis le dire avec vérité, tyrannisé que je suis par tant de passions différentes.

Je vous exhorte donc, et je m’exhorte le premier en vous exhortant. Je vous conjure, mes frères, d’être crucifiés au monde, et de n’avoir plus rien de commun avec la terre. N’aimez que le ciel, qui est la véritable patrie. N’aimez que la gloire et les biens infinis, qui nous y sont réservés. Car nous sommes les soldats du Roi des cieux; il nous a revêtus d’armes toutes spirituelles. Pourquoi donc nous rabaissons-nous jusqu’à vivre comme les derniers des hommes, ou plutôt jusqu’à vivre comme les bêtes? Ne faut-il pas que le soldat soit où est son chef? Nous sommes à un souverain qui ne nous tient pas éloignés de lui, et qui veut que nous en soyons toujours proches. Les rois de la terre ne souffrent point que tous leurs soldats soient dans leur palais, et qu’ils les accompagnent partout où ils marchent. Mais ce chef divin veut que toutes ses troupes environnent toujours son trône.

C’est ainsi que saint Paul, vivant comme nous sur la terre, était toujours en esprit avec les chérubins et avec les séraphins. Il était plus proche de Jésus-Christ, que les gardes de nos souverains ne sont près de leurs personnes. Lorsque ces officiers gardent nos rois, et qu’ils se tiennent près d’eux, ils en détachent au moins leurs regards, et, quoiqu’ils soient présents de corps, leur esprit s’égare souvent en divers lieux. Mais rien ne détournait saint Paul de Jésus, son roi ; et il tenait arrêtées sûr lui toutes les pensées de son coeur.

Si nous voulons, mes frères, imiter ce saint apôtre, rien ne nous en peut empêcher. Si nous étions fort éloignés de notre Prince, nous aurions quelque sujet de trouver cette présence difficile, mais puisqu’il se trouve partout, les âmes généreuses et vigilantes peuvent l’avoir toujours présent.

N’est-ce pas cette vue et cette présence qui faisait dire à David: «Je ne craindrai point les maux, parce que vous êtes avec moi (Ps. XXII, 4); » et ce qui oblige Dieu de nous dire: « Je suis un Dieu proche et non pas un (425) Dieu éloigné (Jérém. XXIII, 23) ? » Le péché nous sépare et nous éloigne de Dieu, et la vertu nous en approche. « Lorsque vous me parlerez encore (lsaïe, LVIII, 9), » nous dit-il, « je vous dirai : me voici présent. » Quel est le père qui écoute aussi promptement les demandes de ses enfants; quelle est la mère qui veille avec plus d’empressement pour prévenir les prières de son fils, que Dieu pour prévenir les nôtres? il n’y a rien dans le coeur des pères et des mères de la terre qui approche de ce grand amour de Dieu. Il est continuellement attentif pour nous écouter. Aussitôt qu’un des siens commence à l’invoquer, il l’exauce au moment même, sans attendre qu’il l’invoque autant de temps que la grandeur de sa majesté le voudrait. C’est pourquoi il dit: « Quand vous me parlerez encore, je e vous dirai : me voici présent. » Je ne différerai point de vous exaucer et d’accomplir toutes vos demandes.

Invoquons donc Dieu, mes frères, comme il veut que nous l’invoquions. Comment veut-il qu’on le prie? « Rompez », dit-il, « tous les liens de l’injustice, rompez les cédules des obligations extorquées, et déchirez tous les seings et toutes les procédures injustes. Faites part de votre pain au pauvre; recevez les étrangers dans votre maison. Quand vous verrez un pauvre nu revêtez-le, et ne méprisez point ceux qui viennent du même sang que vous. Alors votre lumière du matin éclatera, et vos blessures seront refermées. Votre justice marchera devant vous, et la gloire de Dieu vous environnera. Vous m’invoquerez et je vous exaucerai, et lorsque vous me parlerez encore, je vous dirai : me voici présent. » (Isaïe, LVIII, 6.)

Mais qui peut, dites-vous, faire tant de choses? Et moi je vous demande au contraire:

qui peut ne les pas faire? Qu’y a-t-il de pénible dans ce que je viens de dire? qu’y a-t-il de fâcheux? qu’y a-t-il qui ne soit aisé? Toutes ces choses sont au contraire si faciles, que plusieurs sont allés sans peine au delà de ces préceptes. Ils n’ont pas seulement « déchiré les obligations injustes, » que leur avarice avait exigées; ils ont même renoncé à tout leur bien. Ils n’ont pas seulement « retiré chez eux l’étranger, et fait part de leur table au pauvre, » mais ils ont travaillé de leurs propres mains, pour avoir de quoi les nourrir. Ils ne se sont pas contentés « d’obliger leurs proches, » ils ont encore fait du bien à leurs plus grands ennemis.

6. Que trouvez-vous donc de pénible en tout ce que je viens de dire? Le Prophète ne vous commande point de courir les terres et les mers, de creuser jusqu’aux entrailles de la terre, de vous macérer par de longs jeûnes, ni de vous couvrir d’un cilice. Il vous ordonne seulement d’être charitable envers votre prochain, de faire part de votre pain au pauvre, et de rompre les. obligations injustes. Peut-on trouver rien de plus aisé? Que si vous y craignez encore quelque peine, jetez les yeux sur la grandeur des récompenses qu’il vous promet, et vous n’y trouverez plus rien que de très-facile. Car, comme les princes et les rois sont soin, dans les combats et dans les jeux de course, d’exposer aux yeux de ceux qui courent le prix qu’ils destinent au vainqueur, Jésus-Christ de même met, comme au milieu de sa carrière, les récompenses qu’il prépare aux victorieux. Il nous les montre à tous pour nous exciter, et les paroles du Prophète sont comme les mains par lesquelles il nous les présente.

Quand nos princes et nos souverains seraient encore cent fois plus grands et plus riches qu’ils ne sont, comme ils sont hommes, il faut nécessairement que leurs richesses aient des bornes, et que leur libéralité s’épuise. Ils usent d’artifice pour faire paraître le peu qu’ils donnent, comme étant fort considérable. Ils font porter séparément les prix qu’ils proposent par autant de différentes personnes, et ils les étalent avec beaucoup d’appareil. Mais notre Roi agit bien d’une autre manière. Comme il est infiniment riche, que ses dons sont inépuisables, et qu’il ne lui est point nécessaire de leur donner un prix et un éclat emprunté, il les ramasse tous ensemble, et il ne les montre que confusément à nos yeux, parce que s’il voulait s’arrêter à nous les faire voir un à un, et en détail, ce serait une entreprise infinie.

Pour comprendre combien ce que je vous dis est véritable, examinez chacun de ces biens qu’il promet ici. « Alors », dit-il, « votre lumière du matin éclatera. » Croyez-vous, mes frères, que Dieu ne nous promette qu’un seul don par ces paroles? Ne voyez-vous pas le grand nombre de prix et de récompenses que cette seule promesse renferme? (426) Voulez-vous que nous développions ces trésors cachés, et que nous vus les découvrions autant qu’il nous sera possible? Je vous prie seulement de ne vous pas ennuyer, et de ne vous pas lasser de m’entendre.

Que veut dire premièrement ce mot, « éclatera? » Car le Prophète ne dit pas : paraîtra, mais «éclatera. » C’est pour nous faire mieux comprendre là promptitude et la libéralité de notre prince, pour nous témoigner avec quel zèle il veille pour notre salut, quelle violence il se fait pour retenir en lui ses grâces, et qu’il ne cherche qu’à s’en décharger sur nous, sans que rien puisse arrêter sa magnificence.

« Votre lumière du matin; » Que veut dire cet autre mot, « du matin? » Dieu nous témoigne par là qu’il n’attend pas toujours, pour nous éclairer, que nous ayons souffert; mais qu’il prévient les maux. C’est ce qui est marqué par ces autres paroles : « Lorsque vous parlerez encore, je vous dirai : Me voici. »Mais quelle est cette « lumière? » Ce n’est pas sans doute cette lumière sensible; c’est une autre lumière beaucoup plus excellente, qui nous découvre le ciel, qui nous y fait voir les anges, les archanges, les chérubins et les séraphins, les principautés, les dominations, les trônes et les puissances, toutes ces armées divines, toutes ces troupes bienheureuses, toute cette cour céleste et ces tentes adorables. Celui qui a été honoré de cette lumière ineffable, verra ces objets bienheureux. Il n’éprouvera point le feu de l’enfer, le ver qui ronge et qui ne meurt point, ces grincements de dents, ces chaînes qui ne se peuvent rompre, ces tourments et ces misères, ces ténèbres profondes, ces fleuves de flammes qui ne s’éteindront jamais, ces blasphèmes horribles et ces lieux de douleurs et de tortures effroyables; mais il passera en d’autres lieux, d’où la douleur et la tristesse fuiront éternellement, où la joie, la paix, le plaisir et les délices, régneront sans fin, où il jouira d’une vie éternelle et d’une gloire ineffable; où il admirera ces tentes d’une beauté incomparable, et cette majesté si auguste et si sainte de notre roi; où il verra ces biens que l’oeil n’a point vus, que l’oreille n’a point ouïs, et qui ne sont point montés dans le coeur de l’homme; où demeure cet époux céleste, où est la chambre ‘nuptiale, dans laquelle entrent les vierges chastes et pures qui ont conservé leurs lampes ardentes, et tous ceux qui ont gardé purs et sans tache les habits qu’ils avaient reçus; où sont enfin les biens infinis de notre roi, et les richesses inépuisables de Dieu même.

Comprenez-donc, mes frères, quels sont les biens auxquels on , vous invite, et combien Dieu vous promet dans un seul mot. Que de trésors trouverions-nous si nous voulions examiner ainsi en particulier chacune des promesses que Dieu nous fait par son prophète? Combien découvririons-nous de richesses? Après cela différerons-nous davantage de les désirer? Témoignerons-nous de l’indifférence et, de la paresse à secourir les pauvres? Ne le faisons pas, mes frères, je vous en conjure. Quand nous devrions tout perdre, quand il faudrait renoncer à tout, quand nous devrions même être jetés dans le feu, et passer au travers des épées nues; souffrons tout avec courage, afin de pouvoir un jour recevoir de notre prince cette gloire inestimable, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (427).

HOMÉLIE LV: « ALORS JÉSUS DIT A SES DISCIPLES SI QUELQU’UN VEUT VENIR APRÈS MOI, QU’IL RENONCE À SOI-MÊME, QU’IL SE CHARGE DE SA CROIX, ET QU’IL ME SUIVE. » (CHAP. XVI, 24, JUSQU’AU VERSET 28.)

ANALYSE

1. Précepte du renoncement à soi-même; en quoi il consiste.

2 et 3. Porter sa croix et suivre Jésus-Christ pour arriver au salut, à la vie, aux récompenses éternelles.

4. A quoi sert la santé du corps si l’âme est malade? — Le Père et le Fils ont la même substance comme la même gloire.

5 et 6. Eloge des solitaires et de leur genre de vie. — Leur formule de prière. — Les gens du monde pourraient et devraient imiter les solitaires.

1. « Jésus dit alors à ses disciples, » c’est-à-dire lorsque saint Pierre lui eut dit: « A Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne vous arrivera pas, » et que Jésus-Christ eut répondu:

« Retirez-vous de moi, Satan; » car le Fils de Dieu ne se contenta pas d’une réprimande si sévère. Il voulut faire voir quelle était la vanité des paroles de cet apôtre, et quel serait le fruit, au contraire, que tout le monde tirerait de sa passion. Vous m’exhortez, lui dit-il, à avoir pitié de moi-même et vous désirez que ces souffrances ne m’arrivent pas; et moi je vous dis au contraire que non-seulement il vous serait très-dangereux de vous opposer à ma croix et d’empêcher que je ne meure pour vous, mais que vous périrez très-certainement et que vous ne pourrez prétendre aucune part au salut, si vous n’êtes disposé vous-même aux souffrances et toujours prêt à la mort. Il veut que ses disciples reconnaissent qu’il n’était pas indigne de lui de mourir en croix et de mourir non-seulement pour les raisons qu’il leur avait déjà dites, mais encore pour les grands avantages que sa mort produirait pour toute la terre. Il dit dans l’Evangile de saint Jean « Que si le grain de froment ne meurt lorsqu’il est en terre, il demeure seul, mais qu’après qu’il est mort il rapporte beaucoup de fruit. (Jean, XIX, 24.)

Et pour étendre encore cette vérité plus loin, dans cet endroit de saint Matthieu, il montre que non-seulement il faut qu’il meure lui-même, mais que tous ses véritables disciples s’y doivent aussi préparer. Il y a, leur dit-il, tant de biens renfermés dans ces souffrances passagères, qu’un de vos plus grands malheurs c’est de ne les vouloir pas accepter et de craindre de mourir; comme votre plus grand bonheur, c’est d’être toujours prêts à faire ce sacrifice. C’est ce qu’il montre clairement par toute la suite, quoique jusque-là il n’eût voulu découvrir cette vérité qu’en partie.

Et remarquez, mes frères, la sagesse avec laquelle Jésus-Christ parle en cet endroit. Il n’engage et ne force personne. Il ne dit point:

Quoique vous le vouliez, ou que vous ne le vouliez pas, il faut nécessairement que vous enduriez des maux. Il dit seulement : « Si « quelqu’un veut venir après moi. » Je ne contrains et ne violente personne. Je laisse tout le monde à soi et libre de faire ce qu’il voudra. C’est pourquoi je dis: « Si quelqu’un veut. »Car c’est à des biens que je vous invite et non à des maux. Je ne vous appelle point à un état de misères ni aux rigueurs d’un supplice pour user envers vous de contrainte. Les biens que je vous propose sont assez grands pour vous attirer d’eux-mêmes à écouter ce que je vous dis. Mais ces paroles formaient l’exhortation la plus puissante qu’il pût employer. Celui qui violente et qui force quelqu’un, lui donne souvent de l’éloignement et augmente son aversion, Lorsqu’au contraire on laisse celui à (428) qui l’on propose une chose, libre de la faire ou de ne la faire pas, c’est un moyen bien plus puissant pour l’attirer à ce qu’on désire de lui. Car les paroles douces et obligeantes font plus d’effet sur nos esprits que la force et la contrainte.

C’est pour cette raison que Jésus-Christ dit sans user de violence : « Si quelqu’un veut, »etc. Les biens que je vous offre, dit-il, sont si grands et si considérables, qu’ils méritent assez que vous y couriez de vous-mêmes et que vous les désiriez de votre propre mouvement. Si quelqu’un vous proposait de grandes sommes d’argent, il ne vous ferait aucune violence en vous invitant à les recevoir. Si donc vous ne croyez point que l’on vous force dans ces rencontres, combien le devez-vous moins croire lorsqu’on vous offre tous les biens du ciel? Si la seule grandeur de ces biens inestimables qu’on vous propose ne vous attire par elle-même et ne vous entraîne à tâcher de les acquérir, vous êtes indignes de les recevoir; et quand vous les auriez reçus, vous n’en comprendriez pas le prix. C’est pourquoi Jésus-Christ ne contraint ici personne. Il nous laisse à nous et il se contente de nous exhorter à nous y porter de nous-mêmes.

Comme les apôtres paraissaient surpris de cette parole, il semble que Jésus-Christ leur dise : Il n’est point nécessaire que vous vous troubliez de la sorte. Si vous ne croyez point que ce que je vous propose vous soit une source de biens et le plus grand bonheur qui puisse vous arriver, je ne vous y forcerai pas. Je ne prétends contraindre personne. Je n’appelle à moi que celui « qui me veut suivre. » Et ne croyez pas, mes disciples, que j’appelle « me suivre », ce que vous avez fait jusqu’ici en m’accompagnant dans mes voyages, il faudra que vous enduriez bien d’autres travaux, et que vous passiez par des afflictions bien plus sensibles, si vous êtes résolus de me suivre de la manière que je l’entends. Et vous, Pierre, qui venez de confesser que je suis le Fils de Dieu, ne prétendez pas que pour cette confession, vous deviez attendre la couronne de la gloire. Ne vous imaginez pas que ce soit assez pour le salut et que vous n’ayez plus qu’à vivre dans une pleine assurance comme ayant satisfait à tout. Je pourrais assez, étant le Fils de Dieu, vous empêcher de tomber dans ces malheurs, et prévenir par ma puissance tous les périls qui vous pourront arriver, mais je ne le veux pas faire à cause de vous-même et pour votre propre bien, afin que vous contribuiez de votre part à votre bonheur, et que vos souffrances redoublent un jour votre gloire. Si quelqu’un aimait un athlète, il ne voudrait pas qu’on le couronnât, seulement parce qu’il est son ami. Il veut qu’il travaille et qu’il mérite sa couronne; et plus il l’aime, plus il désire qu’il s’efforce de s’en rendre digne. C’est ainsi que Jésus-Christ nous traite. Plus il chérit une âme, plus il veut qu’elle contribue pour sa part à son bonheur et à sa gloire. Il ne peut souffrir que sa grâce fasse tout en elle et qu’elle n’y réponde point par ses travaux.

Mais admirez comment il tâche de leur rendre moins odieux ce qu’il leur dit. Il ne l’adresse pas à eux seuls en particulier, mais il le propose comme une maxime générale pour tout le monde. « Si quelqu’un veut : » homme ou femme, roi ou sujet, « Si quelqu’un veut venir après moi, » il faut que ce soit par cette voie. Il semble, mes frères, que Jésus-Christ ne dise qu’une seule chose, et il en dit trois. Il commande à l’homme de « se renoncer lui-même, de porter sa croix et de le suivre. » Ces deux premiers commandements, « se renoncer soi-même et porter sa croix, » sont joints ensemble; mais le dernier qu’il ajoute, « de le suivre », est proposé séparément.

Examinons d’abord ce que c’est que « se « renoncer soi-même. » Pour le bien comprendre, il faut voir ce que c’est que renoncer un autre homme. Celui qui renonce quelqu’un, frère, parent, domestique ou quelqu’autre que ce puisse être, a pour lui une haine irréconciliable. Quand il le verrait outragé, fouetté cruellement, ou chargé de rudes chaînes, il ne le secourrait pas; il ne compatirait pas à ses maux et ne serait point touché de toutes ses peines, parce qu’il n’a pour lui qu’une extrême aversion et une haine mortelle. C’est ainsi que Jésus-Christ nous commande d’abandonner notre corps. Il veut que nous l’épargnions si peu que, quand on le déchirerait par les fouets, qu’on le tourmenterait sur les chevalets, qu’on le livrerait aux flammes, ou qu’on lui ferait souffrir quelque autre tourment semblable, nous soyons prêts à souffrir tout sans avoir compassion de ses maux. Car c’est proprement par cette cruauté apparente que nous avons pitié de lui. (429)

Les pères ne témoignent jamais mieux combien ils aiment leurs enfants, que lorsqu’ils les abandonnent à des maîtres sévères, et qu’ils leur commandent de ne point les épargner. C’est ainsi que Jésus-Christ nous commande de traiter notre propre corps. Il ne nous dit pas simplement que nous ne l’épargnions pas; mais que nous « le renoncions, » c’est-à-dire que nous l’abandonnions aux périls et aux souffrances, et que nous ayons moins de compassion de lui que d’un étranger ou d’un ennemi. Et il ne dit pas arnesasto, mais aparnesasto, terme beaucoup plus fort.

2. « Qu’il porte sa croix. » C’était une suite du renoncement que Jésus-Christ vient de nous commander. Car afin que vous ne croyiez pas que œ renoncement de vous-mêmes ne devait aller qu’à souffrir simplement des paroles, des injures et des outrages, Jésus-Christ marque jusqu’à quel point vous devez vous renoncer, c’est-à-dire, jusqu’à mourir, et à mourir d’une mort infâme comme celle de la croix, et à la porter non une ou deux fois, mais durant toute votre vie. Portez, dit-il, continuellement votre croix; ayez la mort toujours présente devant les yeux, et soyez toujours prêts à vous laisser égorger comme un agneau que l’on conduit à la boucherie. Il se voit assez de personnes qui ont la force de mépriser les biens, les plaisirs et la gloire, et qui ne peuvent mépriser la mort, Ils ne peuvent se mettre au-dessus de tous les périls, dont la seule vue les fait pâlir. Mais moi je veux que celui qui veut être mon disciple se prépare aux maux, qu’il soit prêt à répandre jusqu’à la dernière goutte de son sang, qu’il passe gaiement des injures aux outrages, et des outrages à la mort, qu’il embrasse généreusement la mort la plus honteuse, et que plus elle est infâme, plus il s’en réjouisse.

« Et qu’il me suive. » Jésus-Christ ajoute ces paroles avec grande raison. Il y a bien des personnes qui souffrent mais qui ne « suivent » pas le Sauveur, parce qu’elles ne souffrent pas pour lui. Les voleurs, les sorciers, les meurtriers, les violateurs des tombeaux souffrent tous les jours de cruelles peines; mais ils se les sont attirées eux-mêmes. Ainsi ce n’est pas assez de souffrir en général, Jésus. Christ marque en particulier quel doit être le sujet de nos souffrances, lorsqu’il veut que nous le suivions, que nous endurions tout pour lui, et que nos souffrances soient accompagnées de toutes les autres vertus. Car c’est ce que marque ce mot, « et qu’il me suive. »C’est-à-dire, qu’il témoigne non-seulement du courage dans les souffrances, mais de l’humilité, de la douceur, de la modestie, et tout ce qui est nécessaire pour souffrir en vrai chrétien.

Suivre Jésus-Christ comme on le doit suivre, c’est avoir soin, lors même qu’on souffre, de pratiquer toutes les autres vertus, et de souffrir seulement pour Jésus-Christ. Car le démon a aussi des disciples qui le suivent, qui souffrent les mêmes maux pour lui, que nous souffrons pour le Sauveur; qui lui sacrifient misérablement leur vie, et qui n’ont aucune crainte de la mort la plus sanglante. Pour nous, nies frères, nous souffrons, non pour le démon, mais pour Jésus-Christ. Nous souffrons pour nous-mêmes et pour nous sauver, au lieu que ceux-là ne souffrent que pour se perdre, et dans ce monde et dans l’autre. Nous souffrons pour acheter par nos souffrances une double vie, et ils souffrent pour passer de leurs souffrances dans une double mort. Ne serait-ce pas être lâche que de ne pas témoigner autant de courage pour nous sauver, que ces malheureux en témoignent pour se perdre; de ne pas endurer des maux qui nous produisent tant de gloire, surtout lorsque Jésus-Christ est présent pour nous assister, pendant que ceux-là souffrent sans trouver aucun appui dans leurs souffrances?

Jésus-Christ avait déjà presque donné ce même commandement à ses apôtres, lorsqu’en les envoyant il leur dit : « N’allez point dans la voie des Gentils. Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups, et vous serez conduits devant les princes et les rois. »(Matth. X, 5; Luc, X, 3.) Mais il marque ici la même chose en des termes bien plus forts et, bien plus terribles. Il ne parlait alors que de la mort; mais il parle ici de la « croix», et d’une croix continuelle : « Qu’il porte sa « croix», dit-il, c’est-à-dire, qu’il la porte en tout temps et dans tous les lieux. C’est la coutume que le Sauveur garde partout. Il ne commande point tout d’abord les choses les plus parfaites et les plus relevées. Il nous y porte insensiblement et comme par degrés, afin que nous n’en soyons point frappés d’abord, et que nous devenions plus disposés à les recevoir.

Mais, comme ces commandements (430) paraissaient extrêmement durs, admirez comment le Sauveur les adoucit. Il relève le courage de ses apôtres, en leur proposant le prix inestimable dont il les récompenserait. Il ne se contente pas de leur faire voir seulement les biens qu’ils mériteraient par ces souffrances il leur montre encore les maux qu’ils éviteraient, sur lesquels même il s’arrête davantage que sur les biens, parce qu’il savait que les hommes sont moins touchés des promesses des récompenses, que des menaces des supplices. Voyez donc comment, après avoir commencé son discours par là, il le termine de même.

« Car celui qui voudra sauver son âme la perdra, et celui qui la perdra pour l’amour de moi, la sauvera (25). » C’est comme s’il leur disait : Il semble que je ne vous épargne point, en vous ordonnant de souffrir ces maux. Cependant, je ne le fais que pour vous épargner davantage. Le père qui épargne son fils, le perd. Celui qui ne l’épargne point, le sauve. Le Sage a dit: « Si vous frappez votre fils de verges, il ne mourra pas, et vous sauverez son âme de la mort. » Et ailleurs : « Celui qui aime son fils fermera ses plaies, et bandera ses blessures. » (Prov. XXIII, 13; Eccli. XXX, 7.) C’est ainsi que les généraux d’armée agissent envers leurs soldats. Si, pour les épargner, ils leur commandaient de ne point sortir du camp, ils les perdraient sans ressource. Afin donc, mes disciples, que vous ne tombiez pas dans ce malheur, je vous commande de vous tenir toujours préparés à la mort. Vous allez être en butte à une cruelle et sanglante guerre. Ne vous tenez donc pas à l’ombre. Ne vivez pas d’une vie lâche et molle, mais sortez du camp, et témoignez votre courage en combattant vos ennemis. Si vous mourez dans cette guerre, c’est alors que vous trouverez la vie.

3. On voit ici que, dans les armées, le soldat le plus résolu à la mort, est aussi celui qui se fait le plus remarquer, qui est le plus invincible, et qui donne plus de terreur à ses ennemis. Cependant, s’il mourait alors, le prince pour qui il combat ne lui redonnerait pas la vie, et ne lui pourrait témoigner sa reconnaissance. Combien donc, dans cette guerre toute sainte, où nous sommes animés d’une espérance si ferme de la résurrection, devons-nous être prêts à donner une vie que nous retrouverons un jour? Nous le devons, premièrement, parce que sacrifier sa vie est quelquefois le plus sûr moyen de la sauver; ensuite, parce que si nous la perdons, nous en retrouverons une autre infiniment plus heureuse. Mais, comme Jésus-Christ avait dit: « Celui qui veut sauver son âme la perdra, » il explique dans la suite ce qu’il entend par ce mot de « sauver », afin qu’on ne confondît pas ce faux salut avec le salut qu’il donne.

« Que servirait-il à un homme de gagner le monde entier et de perdre son âme? Et que donnera l’homme en échange de son âme (26)? » Vous voyez donc, mes frères, que ce faux salut est une véritable « perte », pire que toutes les pertes d’ici-bas, puisqu’elle est sans remède, et qu’elle ne se peut réparer. Ne me dites point, dit Jésus-Christ, que celui qui, par sa lâcheté, éviterait tous les maux que je vous prédis, aurait sauvé son âme. Comparez son âme, si vous voulez, avec le monde entier, et jugez quel avantage il trouverait de le posséder tout entier, s’il perdait enfin son âme. Si vos domestiques vivaient dans toutes sortes de délices, pendant que vous, qui êtes leur maître, seriez accablé de maux, quel avantage auriez-vous d’être le maître de ces personnes heureuses, étant si misérable vous-même? C’est ainsi que vous devez regarder votre âme. Elle gémit pendant que le corps est dans la joie; et lorsque l’un est plein de force et de vigueur, l’autre est toute languissante et sans force: « Car, que donnera l’homme en échange de son âme ? »A-t-il une autre âme qu’il puisse donner pour la racheter?

Si vous avez perdu de l’argent, vous le pouvez remplacer par d’autre argent. Si vous avez perdu une maison ou des esclaves, ou quelque autre chose semblable, vous pouvez les racheter. Mais si vous perdez votre âme, vous n’en avez point d’autre que vous puissiez donner en échange pour la recouvrer. Quand vous seriez roi de tout l’univers, vous ne pourriez, en donnant tout ce que vous y possédez, trouver de quoi racheter votre âme. Et faut-il s’étonner que cela vous arrive à l’égard de votre âme, puisque cela n’est que trop vrai à l’égard de la vie du corps? Quand vous auriez cent’ royaumes, pourriez-vous en les donnant guérir une maladie mortelle? Pourriez-vous par toutes vos richesses vous rétablir en santé, et vous arracher d’entre les bras de la mort? Jugez par là de votre âme, et croyez que ce (431) que je vous dis est encore bien plus vrai d’elle qu’il ne l’est du corps.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de renoncer à tout autre soin, et de ne veiller à l’avenir qu’à la garde de votre âme. Appliquez sur elle toute votre vigilance. Ne soyez pas si malheureux que de vous embarrasser pour des choses superflues, et qui vous sont étrangères, pendant que vous négligez ce qui vous doit être le plus cher. Cependant c’est le malheur où nous voyons tomber aujourd’hui presque tous les hommes. Ils sont semblables à ceux qui travaillent aux mines. Ces mines d’or et d’argent ne les enrichissent point; et au lieu de trouver quelque avantage pour eux au milieu de tant de trésors, ils n’y trouvent que leur perte. Ils souffrent des travaux horribles, et les autres en ont le fruit. Ils passent une vie misérable dans une longue suite de périls, et leurs périls ne servent que pour établir le repos des autres. Leurs sueurs leur sont stériles pour eux-mêmes; et ils n’en tirent d’autre avantage que leur propre mort.

4. Il y a bien des hommes aujourd’hui qui imitent ces malheureux, et qui ne travaillent que pour amasser du bien aux autres. Je trouve ces gens encore même plus misérables que ceux qui travaillent aux métaux; puisque ces travaux, quoique pénibles, sont moins terribles que l’enfer, qui est la malheureuse fin de tous les travaux des avares. Ceux-là trouvent au moins dans la mort la fin de leurs sueurs et de leurs peines; au lieu qu’elle devient pour les avares le renouvellement de leurs maux. Si vous me répondez que vous jouirez vous-même du fruit de vos travaux lorsque vous serez bien riche, montrez-moi comment votre âme en sera plus dans la joie, et alors je vous croirai. Car vous savez que notre âme est ce que nous avons de plus précieux. Mais si ce n’est que le corps qui s’engraisse, lorsque l’âme sèche de jour en jour, que vous sert cette abondance de biens que vous possédez? Que sert le plaisir de la servante lorsque la maîtresse se meurt ? Que sert le vêtement magnifique, lorsque le corps est près -de mourir? C’est pourquoi Jésus-Christ insiste beaucoup sur ce point, et il redit encore a Que donnera l’homme en échange de son « âme? » voulant par toutes sortes de moyens nous rappeler au soin de notre âme , et nous apprendre à n’estimer qu’elle. Jésus-Christ donc, après avoir étonné ses apôtres par ces paroles de terreur, les console dans la suite.

« Le Fils de l’homme doit venir dans la « gloire de son Père avec ses anges, et alors il rendra à chacun selon ses oeuvres (27). »Vous voyez par ces paroles que la gloire du Père et du Fils est la même gloire. Que s’ils n’ont que la même gloire, il est clair aussi qu’ils n’ont que la même substance. Car si, selon saint Paul, il se trouve dans une même substance, une inégalité de gloire: « La gloire du soleil, » dit-il, « est autre que celle de la lune, et celle de la lune est différente de celle des étoiles, et une étoile est différente d’une autre étoile en clarté (I Cor. XV, 41),» quoique tous ces astres ne soient que d’une même substance; comment lorsque la gloire est la même, la substance pourrait-elle être différente? Car Jésus-Christ ne dit pas qu’il viendra dans une gloire pareille à celle de son Père, ce qui nous eût laissé lieu de douter; mais il marque précisément qu’il viendra « dans la gloire de son Père, » pour faire voir que la gloire de l’un est la gloire même de l’autre. Pourquoi donc, dit Jésus-Christ à son apôtre, pourquoi, ô Pierre, tremblez-vous, lorsque je vous parle de ma mort, puisque c’est alors que vous me verrez dans la gloire de mon Père; et que si je suis dans la gloire, vous y serez aussi vous-même? Les biens que je vous destine ne se termineront pas sur la terre. Vous ne sortirez de cette vie que pour entrer dans une autre qui vous comblera d’une éternité de bonheur.

Mais lorsque Jésus-Christ a parlé des biens, il ne s’arrête pas là, Il ne veut pas terminer ce discours par des paroles si consolantes. Il y mêle encore la terreur de son jugement, la crainte de son tribunal, l’appréhension de ce compte exact qu’il nous redemandera, la frayeur de cet arrêt irrévocable, de ces yeux qui perceront jusqu’au fond des coeurs; de cette lumière à qui rien ne se pourra cacher, et de cette vérité qui ne pourra être surprise par aucun déguisement. Il tempère encore néanmoins ce discours terrible, et il mêle à des paroles si étonnantes, d’autres considérations qui relèvent notre courage. Car il ne dit pas qu’il punira alors les pécheurs ; mais « qu’il rendra à chacun selon ses oeuvres. » Il use à dessein de cette expression, afin que, représentant d’un côté aux pécheurs ce qu’ils doivent attendre, il assure de l’autre ceux qui (432) vivront selon ses règles de la récompense qui leur est promise.

Il est vrai, mes frères, que Jésus-Christ promettait de rendre à chacun selon ses oeuvres pour relever le courage des apôtres, et pour les consoler dans leur maux. Mais je vous avoue pour moi que je tremble en entendant ces paroles. Je reconnais que je ne suis point du nombre de ces saintes âmes qui attendent des couronnes. Je suis au contraire saisi de frayeur, quand je me regarde, et je crois qu’il y en a dans cette assemblée qui partagent avec moi mes appréhensions et mes craintes. Car qui de nous ne sera point frappé de ces paroles de Jésus-Christ, lorsqu’il rentrera sérieusement en lui-même? Qui de nous ne frémira d’horreur, qui ne se couvrira de sac et de cendre, et qui ne jeûnera plus que n’ont fait autrefois les Ninivites? Car il ne s’agit pas ici du renversement d’une ville ou d’une mort passagère, mais d’un supplice éternel, et d’un feu qui ne s’éteindra jamais.

5. c’est pourquoi j’admire ces bienheureux solitaires qui se sont retirés du milieu des villes pour aller vivre au fond des déserts. Je les estime heureux pour une infinité de raisons. Mais leur bonheur me touche encore davantage quand je sens mon coeur pénétré de crainte en pensant à ces paroles étonnantes. Tout le monde sait ce que ces hommes admirables disent tous les jours en sortant de table après le dîner ou plutôt après le souper; car ils ne dînent jamais, et ils sont trop persuadés que cette vie est un temps de jeûne et de tristesse. Lors donc qu’ils tendent leurs actions de grâces, ils se représentent chaque jour cette parole par laquelle Jésus-Christ vient de finir ce discours. Trouvez bon, mes frères, que je rapporte ici cette prière. tout entière ; afin qu’à l’imitation de ces saintes âmes, vous la puissiez avoir toujours dans la bouche et dans le coeurs, « Soyez béni, ô mon Dieu », disent-ils, « vous qui me nourrissez dès mon enfance, qui donnez à toute chair la nourriture dont elle a besoin, et qui remplissez nos coeurs de consolation et de joie, afin qu’ayant chaque jour ce qui est nécessaire à la nature, nous soyons riches en toutes sortes de bonnes oeuvres par Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec qui vous est due la gloire, l’honneur et l’empire avec le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-i1. Gloire à vous, ô Seigneur ; Gloire à vous, ô Saint; Gloire à vous, ô Roi, qui nous avez donné de quoi nous nourrir. Remplissez-nous du Saint-Esprit, afin que nous puissions paraître agréables à vos yeux, et que nous ne soyons point couverts de confusion lorsque vous viendrez rendre à chacun selon ses oeuvres ».

Il n’y a rien dans cette action de grâces qui ne soit admirable; mais rien ne m’en paraît plus beau que les dernières paroles. Car, comme le temps du repas a coutume de dissiper l’âme et de la rendre pesante, ces bienheureux solitaires se servent alors de ces paroles comme d’un frein pour la retenir dans le devoir. ils la forcent, dans ce temps de relâche, de se souvenir du jour redoutable du jugement. Ils n’ignorent pas dans quel malheur les délices de la table et la bonne chère jetèrent autrefois les Israélites : « Mon bien-aimé », dit l’Ecriture, « a mangé et s’est engraissé, et il m’est devenu rebelle » .(Deut. XXII, 15.) C’est pourquoi Moïse dit: « Quand vous aurez bu et mangé, et que vous serez rassasiés, souvenez-vous alors du Seigneur votre Dieu » (Deut. VI, 11); parce que c’était alors que les Israélites avaient offensé Dieu par une honteuse idolâtrie. Prenez donc garde qu’il ne vous arrive alors un malheur semblable Vous ne sacrifiez point des brebis et d’autres animaux aux idoles de pierre et d’argent; mais craignez de sacrifier votre propre âme à la colère, et de l’immoler à la fornication et aux autres passions semblables.

C’est le malheur que craignent ces saints solitaires. Lorsqu’ils ont cessé de manger, ou, pour mieux dire, lorsqu’ils n’ont point cessé de jeûner, puisque leur repas même est un jeûne, ils rentrent dans le souvenir de ce jour terrible, et du jugement rigoureux de Jésus-Christ. Que si des personnages si saints, qui s’affligent sans cesse, qui passent leur vie dans le jeûne et dans les veilles; et qui ne couchent que sur la terre, ont encore besoin de se représenter la mémoire de ce jour; comment pouvons-nous espérer, nous autres, de vivre dans la modération chrétienne, nous qui sommes tous les jours à des tables où la tempérance est exposée à tant de périls, et qui n’adressons à Dieu nos prières, ni lorsque nous y entrons, ni lorsque nous en sortons?

Pour prévenir ces malheurs à l’avenir, usons de la même prière que ces bienheureux solitaires, et expliquons-la en passant; afin qu’en (433) reconnaissant les grands avantages qu’elle renferme, nous l’ayons continuellement dans le coeur, lorsque nous serons à table. Réprimons ainsi les désirs déréglés de notre concupiscence. Imitons la conduite de ces anges visibles, et réglons nos maisons d’après le modèle qu’ils nous tracent sur leurs montagnes. Vous devriez aller de vous-mêmes dans ces bienheureuses solitudes voir ces grands exemples de piété, et vous édifier par vous-mêmes de leurs excellentes vertus. Mais puisque vous ne le voulez pas faire ; écoutez-nous au moins, lorsque nous vous en parlons, et lorsque nous vous rapportons ces hymnes admirables, et ces divins cantiques qu’ils offrent à Dieu tous les jours en sortant de table. Que chacun de vous, mes frères, use à l’avenir de ces mêmes actions de grâces. Je vous redis encore une fois cette prière.

« Soyez béni, mon Dieu ». Ils obéissent d’abord à cette loi de l’Apôtre qui nous fait ce commandement: « Quoi que vous fassiez, faites tout au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, rendant grâces par lui à Dieu le Père». (Coloss. III, 17.)

Ils ne rendent pas grâces à Dieu seulement pour le jour présent, ils le font pour toute la vie : « Qui me nourrissez dès mon enfance ». Ces paroles renferment encore une grande instruction; car, puisque c’est Dieu qui nous nourrit lui-même, tous nos soins ne sont-ils pas superflus? Si le roi vous avait promis de vous donner tous les jours un plat de sa table, vous mettriez-vous encore en peine de la nourriture? Combien devez-vous donc bannir de vous tous ces soins, puisque Dieu même se charge de vous donner à manger? Aussi le dessein de ces saintes âmes, en faisant à Dieu cette prière, est de se persuader à elles-mêmes, et à tous ceux qui veulent se former sur leur manière de vie, qu’ils doivent se décharger entièrement de tous les soins de la nourriture.

Et afin qu’on ne crût pas qu’ils ne rendaient grâces à Dieu que pour leurs personnes seules, ils ajoutent : « Qui donnez à toute chair la nourriture dont elle a besoin ». Ils offrent à Dieu leur reconnaissance pour les grâces qu’il fait à toute la terre. Ils sont comme les pères communs de toute la terre. Ils remercient Dieu des biens qu’il fait en général à tous les hommes. Ils s’accoutument ainsi à les regarder tous comme leurs frères, et à avoir pour eux une charité très-sincère. Car comment pourraient-ils haïr ceux pour qui ils rendent à Dieu de très humbles actions de grâces ?Ainsi ces hymnes sacrés qu’ils récitent en sortant de table, les avertissent de se tenir unis de charité et d’affection avec tous les hommes, et de bannir tout le soin de la nourriture du corps. Car si Dieu « nourrit toute chair », s’il ne refuse. pas la nourriture aux plus méchants des hommes, la refuserait-il à ceux qui quittent tout pour s’attacher si étroitement à lui? s’il ne manque pas à ceux qui craignent toujours que ces secours ne leur manquent, manquera-t-il à ceux qui se sont déchargés sur lui de ces soins? N’est-ce pas ce que Jésus-Christ tâchait de nous persuader, lorsqu’il disait « que nous étions beaucoup plus considérables que les oiseaux » ? Ne voulait-il pas nous apprendre par ces paroles à ne point mettre notre confiance dans nos richesses et dans les biens de la terre ; puisque ce n’est point là proprement ce qui nous nourrit, mais la parole de Dieu? On peut voir en passant combien ces saints solitaires ferment la bouche aux Manichéens et aux Valentiniens, puisqu’un Dieu qui « nourrit toute chair», et qui offre si libéralement ses grâces à ceux même qui le blasphèment, ne peut certainement être mauvais.

« Remplissez nos coeurs de consolation et de joie». Croyez-vous, mes frères, que ces saints anachorètes demandent à Dieu par ces paroles qu’il les remplisse d’une joie charnelle et mondaine? Dieu nous garde de cette pensée! S’ils aimaient cette joie, ils ne la chercheraient pas dans la solitude des déserts les plus affreux, ni dans les montagnes les plus reculées; ils ne se seraient pas revêtus d’un sac, et ils ne mèneraient pas là vie que tout le monde sait qu’ils mènent. Ils ne cherchent que cette joie divine qui n’a rien de commun avec celle de la terre; cette joie des anges, et dont toute la céleste Jérusalem est comblée. Ils ne se contentent pas de la demander simplement, mais ils désirent même d’en jouir avec abondance. Car ils ne disent pas : donnez-nous cette joie; mais « remplissez-nous de cette joie »; ou plutôt ils ne disent pas : remplissez-nous-en, mais, « remplissez-en nos coeurs ». Car la principale joie de l’homme est celle qui réjouit son cœur. « Les fruits de l’Esprit », dit saint Paul, « sont la charité, la joie et la paix »: (Gal. V, 22.) Et comme c’est le péché qui a fait entrer la tristesse dans le monde, ils prient Dieu que, par (434) cette joie qu’ils lui demandent, il répande dans leur coeur cette justice sans laquelle il ne faut point espérer de joie.

« Afin qu’étant contents de ce que nous « avons, nous soyons remplis de bonnes «oeuvres ». Voyez combien ces saintes âmes accomplissent à la lettre cette parole de l’Evangile: «Donnez-nous aujourd’hui notre pain « de chaque jour». Et ils ne demandent même ce pain que par le rapport qu’il a avec les choses spirituelles, « afin », disent-ils, « que nous soyons remplis de toutes sortes de bonnes oeuvres. » C’est-à-dire, que nous ne fassions pas seulement ce que nous devons, mais que nous passions même au delà de ce qui nous est ordonné. C’est ce que marque ce mot : « Nous soyons remplis de toutes sortes de bonnes oeuvres. » Ainsi, ne demandant à Dieu que ce qui leur est précisément nécessaire pour la vie, ils souhaitent au contraire, non-seulement de lui obéir dans ce qui est absolument nécessaire pour le salut, mais encore de lui témoigner leur amour par une obéissance sans bornes et sans mesure. C’est là la marque des vrais serviteurs de Dieu; c’est là la marque des hommes généreux et des âmes vertueuses de se tenir toujours prêtes à toutes sortes de biens.

6. Mais pour s’humilier dans la vue et dans la connaissance de leur faiblesse, et pour protester que si la grâce de Dieu ne les soutient, ils sont incapables par eux-mêmes de former aucun bon dessein; après que ces saints solitaires ont dit: « Afin que nous soyons remplis « de toutes sortes de bonnes oeuvres», ils ajoutent aussitôt: « En Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec qui vous appartient l’honneur, la gloire « et l’empire avec le Saint-Esprit, dans tous les « siècles des siècles. Ainsi soit-il», ils finissent cette prière, comme ils l’avaient commencée, c’est-à-dire par l’action de grâces. Et ils semblent recommencer aussitôt une nouvelle prière, quoique ce ne soit que la suite de la précédente. C’est ainsi qu’a fait saint Paul dans ses épîtres. Il rompt souvent dès le commencement de sa lettre la suite de son discours pour donner des louanges à Dieu; comme lorsqu’ayant dit: « Selon la volonté de Dieu et du Père, à qui est la gloire dans tous les siècles. Ainsi soit-il (Gal. I, 4.) »; il reprend aussitôt la suite qu’il avait interrompue, et le sujet sur lequel il écrivait; ou comme lorsqu’il dit ailleurs : « Ils ont adoré et servi la créature plutôt que le Créateur qui est, béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il».(Rom. I, 25.) Il ne finit pas là son discours, mais il le reprend aussitôt. Que personne donc ne condamne ces anges visibles, comme confondant leurs discours et ne gardant aucun ordre dans leurs prières, parce qu’après en avoir rompu la suite pour bénir Dieu, ils la reprennent aussitôt pour continuer leur saint cantique. Ils suivent en cela les règles et la pratique des apôtres; ils commencent et finissent toujours leurs discours par les louanges de Dieu.

« Gloire à vous, Seigneur; gloire à vous, ô Saint; gloire à vous, ô Roi, de ce que vous nous avez donné de quoi nous nourrir ». Ils nous apprennent par là à ne pas rendre seulement grâces à Dieu pour les plus grandes choses, mais encore pour les plus petites. Ils bénissent Dieu pour cette nourriture temporelle et confondent par leur humble reconnaissance, l’orgueil des manichéens et de tous ceux qui rejettent cette vie comme étant mauvaise. Car, de peur que leur éminente vertu et que ce mépris qu’ils font des aliments ne donnât lieu aux hommes de croire qu’ils les rejetaient avec horreur, et qu’ils s’en séparaient comme d’une chose qui était impure, ils font voir par cette prière que ce n’est -point par cette considération qu’ils s’abstiennent d’en user, mais seulement parce qu’ils désirent de pratiquer l’abstinence et le jeûne avec une sévérité plus exacte.

Il est très-remarquable qu’en rendant grâces à Dieu des dons qu’ils en ont déjà reçus, ils viennent aussitôt à lui en demander de plus grands, et que, sans s’arrêter à ce qui ne regarde que cette vie, ils s’élèvent aux choses célestes en disant: « Remplissez-nous du Saint-Esprit ». Car nous ne pouvons faire aucune bonne action comme il faut, si nous ne sommes remplis de cette grâce, comme nous ne pouvons rien entreprendre de généreux ni de grand, si nous ne sommes soutenus de la force de Jésus-Christ. Comme donc nous venons de voir, que lorsqu’ils ont dit : « Afin « que nous soyons remplis de toutes sortes « de bonnes oeuvres », ils ajoutent aussitôt: « En Jésus-Christ Notre-Seigneur » ; ils disent de même ici : «Remplissez-nous du Saint-Esprit »

« Afin que nous soyons agréables devant « vos yeux, et que nous ne soyons point couverts de confusion en votre présence». Comme (435) s’ils disaient : Nous sommes fort indifférents et fort insensibles à cette confusion qui nous vient de la part des hommes. Tout ce qu’ils peuvent dire de nous dans leurs plus sanglantes railleries et dans leurs outrages les plus atroces, n’est pas capable de faire que nous nous y arrêtions. Toute notre crainte, Seigneur, et toute notre appréhension est de tomber alors dans cette confusion dont tous les pécheurs de la terre seront couverte en votre présence. Et en disant ceci, ils se souviennent en même temps des flammes éternelles de l’enfer et de ce fleuve de feu, comme aussi des récompenses du ciel et de ces couronnes de gloire, qu’ils y attendent. Et ils ne disent pas: Afin que nous ne soyons point punis; mais « que nous ne soyons point couverts de confusion »; parce que ce leur serait une confusion plus in supportable que l’enfer même, de voir alors qu’ils auraient offensé Dieu. Mais comme les plus faibles et les plus grossiers ne sont pas assez frappés du malheur de cette honte, ils ajoutent :

« Quand vous rendrez à chacun selon ses oeuvres ». Reconnaissez donc, mes frères, quels services nous ont rendus aujourd’hui ces bienheureux solitaires ; combien nous avons appris de choses très-importantes de ces pauvres étrangers, éloignés de tout commerce avec le monde; de ces habitants des déserts, ou plutôt de ces citoyens du ciel. Car, au lieu que nous sommes étrangers à l’égard du ciel, et citoyens de la terre, ces bienheureux solitaires sont au contraire étrangers à notre égard et sont les compagnons des anges.

Ces saints hommes, après ces. actions de grâces, ayant le coeur touché de componction et les yeux trempés de larmes, vont chercher dans le sommeil quelque relâche à leur travail, et dorment seulement autant qu’il est nécessaire pour prendre un léger repos. Ils se relèvent presque aussitôt après, et font de toute la nuit, comme un jour qu’ils passent dans la psalmodie, dans les louanges, et dans les actions de grâces.

Ce ne sont pas seulement les hommes qui vivent de cette sorte. On y voit aussi des femmes embrasser avec courage cette vie angélique, et vaincre la faiblesse de leur sexe par la ferveur de leur foi. Rougissons, mes frères, rougissons. nous autres qui sommes hommes, en nous comparant avec ces âmes si généreuses. Cessons enfin d’être toujours plongés dans l’amour de cette vie, et d’avoir l’esprit rempli d’ombres, de songes et de fumée. La plus grande partie de notre vie se passe dans l’insensibilité. Nos premières années ne sont pleines que de puérilités et de folies. Celles qui approchent de la vieillesse commencent à éteindre en nous la vigueur de tous nos sens. Il ne nous reste entre les unes et les autres qu’un petit nombre d’années, pour goûter les plaisirs et jouir des délices de la vie, et l’on doit même reconnaître que cet intervalle si court ne peut goûter à son aise ces vains divertissements, parce que nous y sommes déchirés d’une infinité de travaux et de mille inquiétudes. Cherchons donc, mes frères, d’autres plaisirs, je vous en conjure. Attachons-nous à des biens qui sont immuables et éternels, et désirons une vie qui ne passera jamais.

Il ne vous est pas impossible d’imiter dans vos villes la vie de ces admirables solitaires. Vous pouvez étant mariés, et vivant dans votre famille, prier et jeûner comme eux, et entrer dans les sentiments d’une véritable componction. Les premiers chrétiens qui vivaient du temps des apôtres, demeuraient au milieu des villes, et y pratiquaient la vie des plus parfaits anachorètes. Il y en avait entre eux qui étaient occupés à des métiers et à des arts, comme Priscille et Aquila. Tous les prophètes autrefois comme Isaïe, Ezéchiel et le grand Moïse, avaient des femmes et des enfants, sans qu’ils leur fussent un obstacle à la vertu.

Imitons donc, mes frères, ces grands modèles. Rendons continuellement grâces à Dieu,, chantons-lui toujours des hymnes : embrassons la tempérance, la continence et toutes les autres vertus. Faisons refleurir dans les villes la vie des déserts, afin que nous soyons agréables devant Dieu et devant les hommes, et que nous méritions d’acquérir un jour ces biens éternels, que je vous souhaite par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui on rend au Père, la gloire, l’honneur et la force, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (436)

HOMÉLIE LVI: « JE VOUS DIS EN VÉRITÉ QU’IL Y EN A QUELQUES-UNS DE CEUX QUI SONT ICI PRÉSENTEMENT QUI NE MOURRONT POINT QU’ILS N’AIENT VU LE FILS DE L’HOMME VENIR EN SON RÈGNE». (CHAP. XVI, 28, JUSQU’AU VERSET 10 DU CHAP. XVII.)

ANALYSE

1. La Transfiguration.

2. Pourquoi Moïse et Elie sont présents à la Transfiguration?

3. Paroles et sentiments de saine Pierre pendant la Transfiguration.

4. La gloire de la Transfiguration si brillante qu’elle fût, n’était cependant qu’un rayon de la gloire du dernier avènement. — De l’état où seront alors les justes et les réprouvés.

5 et 6. Combien il est facile de pratiquer la vertu ; et combien on a de peine pour faire le mal. — Contre l’usure. — Bassesse et cruauté des usuriers.

 

1. Nous avons vu jusqu’ici , mes frères, que Jésus-Christ a beaucoup entretenu ses disciples de ses souffrances, de sa passion et de sa mort; et qu’il leur a prédit les maux qu’ils endureraient eux-mêmes et la mort violente qu’on leur ferait souffrir un jour. C’est pourquoi, après leur avoir dit des choses si dures et si fâcheuses, il tâche de les consoler ensuite. Et comme ces maux dont il leur parlait étaient présents, et que les biens qu’il leur promettait n’étaient encore qu’en espérance, lorsqu’il leur disait : « Qu’ils sauveraient leur âme en la perdant, et qu’il viendrait dans la gloire de son Père pour distribuer les récompenses » ; il veut par avance rendre leurs yeux témoins de cette gloire, et leur faire voir, autant qu’ils en étaient capables en cette vie; cette haute majesté dans laquelle il devait venir. Il veut aussi prévenir en même temps le trouble et la douleur que ses apôtres, et particulièrement saint Pierre, pouvaient ressentir de sa mort.

Mais remarquez ce que fait Jésus-Christ après qu’il a parlé de l’enfer et du Royaume du ciel. Car lorsqu’il dit : « Celui qui voudra sauver son âme la perdra. Celui qui la perdra pour l’amour de moi la sauvera »; et encore lorsqu’il assure « qu’il rendra à chacun selon ses oeuvres» , c’est du ciel et de l’enfer qu’il veut parler; il les marque bien l’un et l’autre, et néanmoins il ne les offre pas l’un et l’autre à la vue des apôtres, il ne leur montre que le ciel et il laisse l’enfer dans ses ténèbres. Pourquoi cela ? C’est que s’il avait eu affaire à des âmes par trop grossières, il aurait bien fallu leur présenter aussi une image de l’enfer ; mais comme les apôtres étaient pieux et bien disposés, c’est par la vue des biens célestes qu’il les excité. Outre cette raison tirée des apôtres, il y en avait encore une autre tirée de la personne de Jésus-Christ, pour qui il était plus convenable de montrer le ciel que l’enfer. Ce n’est pas néanmoins qu’il néglige l’autre moyen; il y a des endroits de l’Evangile où il nous met sous les yeux un tableau assez frappant de l’enfer, par exemple lorsqu’il parle du mauvais riche, ou de celui qui redemanda avec tant de cruauté les cent deniers que son frère lui devait, ou de ce téméraire qui osa se trouver aux noces avec des vêtements sales.

« Et six jours après Jésus prenant en particulier Pierre, Jacques et Jean son frère, les fit monter avec lui sur une haute montagne (XVII, 4) ». Un autre évangéliste dit que ce fut « huit jours après». Il n’y a néanmoins aucune contradiction entre eux, et ils ne laissent pas de s’accorder parfaitement. Car l’un compte le jour auquel Jésus-Christ disait ces paroles, et celui auquel il mena ses apôtres sur la montagne; et l’autre, négligeant ces deux jours, ne compte que l’intervalle qui y (437) est compris. Mais je ne puis m’empêcher, mes frères, d’admirer la vertu de notre évangéliste, qui n’affecte point de cacher le nom des apôtres que Jésus-Christ honorait davantage de ses faveurs, et qu’il préférait aux autres. C’est ce que fait aussi saint Jean en plusieurs endroits de son évangile, où il se complaît à rapporter assez au long les louanges de saint Pierre, et la prééminence qu’il avait sur tous les autres; c’est que cette sainte compagnie était entièrement exempte d’envie et de vaine gloire. Jésus-Christ donc prenant avec lui les principaux d’entre ses apôtres, « les mène en particulier sur une haute montagne. Et il fut transfiguré devant eux et sort visage devint resplendissant comme le soleil, et ses vêtements blancs et éclatants comme la lumière (2). Et en même temps ils virent paraître Moïse et Elie qui s’entretenaient avec lui (3) ». Pourquoi ne prend-il que ces trois apôtres, sinon parce qu’ils étalent plus parfaits que les autres? saint Pierre, parce qu’il aimait plus Jésus-Christ ; saint Jean, parce qu’il en était plus aimé, et saint Jacques à cause de cette réponse qu’il fit avec son frère: « Nous pouvons boire votre calice », et il ne s’en tint pas aux paroles, mais il alla jusqu’aux effets, puisque sa grande vertu le rendit si insupportable aux Juifs, qu’Hérode crut leur faire un plaisir insigne, en lui faisant couper la tête.

Mais d’où vient que Jésus-Christ attend « six « jours » pour se transfigurer devant ces trois disciples? Que ne le fait-il aussitôt qu’il l’a promis? C’était pour épargner la faiblesse des autres apôtres, et c’est cette même raison qui l’avait empêché de leur dire quels seraient l’es trois qu’il devait choisir d’entre eux. On ne doit point douter qu’ils n’eussent eu un désir dardent de le suivre, et qu’ils n’eussent été percés jusqu’au coeur, se croyant méprisés de leur Maître. Car, bien que le Sauveur ne montrât qu’une image fort imparfaite et toute corporelle de sa gloire, cette vue ne laissait pat néanmoins de leur être extrêmement douce, Mais pourquoi, me direz-vous, prédit-il que cela arriverait? C’était afin que ceux qui en seraient témoins, fussent plus disposés à le croire, quand ils le verraient; et il voulait que ce retard de quelques jours, pendant les quels il différa de leur faire voir cette vision, en augmentât en eux le désir, et les y rendît ensuite plus attentifs. Pourquoi Jésus-Christ fait-il paraître Moïse et Elie? On pourrait en rapporter plusieurs raisons. Mais la principale c’est que le peuple disait que Jésus-Christ était ou Moïse ou Elie, ou Jérémie, ou quelque autre des prophètes. Jésus mena avec lui les principaux de ses apôtres, afin qu’ils vissent dans cette gloire la différence du maître et des serviteurs, et avec quelle raison il avait loué saint Pierre, lorsque celui-ci avait confessé qu’il était « le Fils de Dieu »

On sait d’ailleurs que les Juifs accusaient sans cesse Jésus-Christ d’être un violateur de la loi, un blasphémateur, lequel s’appropriait une gloire qui, selon eux, ne lui appartenait pas, la gloire de Dieu le Père. Ils disaient souvent: « Cet homme n’est point de Dieu, parce qu’il ne garde pas le sabbat ». (Jean, IX, 16.} Et ailleurs: « Nous ne vous lapidons pas à cause de vos bonnes oeuvres, mais à cause de vos blasphèmes, parce qu’étant homme vous vous faites Dieu ». (Jean, X, 33.) Jésus-Christ donc voulant montrer que l’une et l’autre de ces deux accusations ne venaient que de l’envie des Juifs; qu’il était également exempt de ces deux crimes; qu’il ne violait point la loi en faisant ce qu’il faisait, et qu’il ne s’attribuait pas une gloire qui ne lui appartenait point en se disant égal à Dieu son Père, Jésus-Christ s’autorise des deux témoins qui étaient les plus irréprochables et les moins suspects en ce point à tous les Juifs. Car puisque Moïse avait donné la loi, les Juifs ne pouvaient pas dire que ce saint prophète eût voulu souffrir un homme qui la violait, et qu’il eût honoré l’ennemi déclaré des ordonnances qu’il avait autrefois publiées de la part de Dieu. Elle aussi, qui avait été brûlé d’un zèle si ardent pour la gloire et le service de Dieu, n’eût eu garde de venir assister Jésus-Christ, et d’obéir à ses ordres s’il l’eût regardé comme un homme opposé à Dieu, qui. eût voulu, se rendre égal à lui, et usurper injustement une gloire dont ce saint prophète avait été si jaloux durant sa vie,

2. Jésus-Christ voulait encore apprendre qu’il étant le maître de la vie et de la mort, et qu’il dominait dans le ciel et dans les enfers. C’est pourquoi il fait venir ici en sa présence un homme qui était mort et un autre qui ne l’était pas. L’Evangéliste nous découvre encore une cinquième raison. Jésus-Christ voulait faire voir à ses disciples quelle serait la gloire de sa croix. Il voulait consoler saint Pierre, et les autres à qui sa passion faisait peur, et relever (438) ainsi leur courage. Car Moïse et Elie étant avec Jésus-Christ, ne se tenaient pas, en silence:

« mais ils parlaient entre eux de la gloire qu’il devait recevoir à Jérusalem (Luc, II, 31) », c’est-à-dire de sa passion et de sa croix. Car c’est le nom que les prophètes lui donnaient toujours. Jésus-Christ ne se contente pas néanmoins de fortifier ses Apôtres par cette considération. Il les anime encore en rappelant en leur mémoire, par la présence de ces deux grands hommes, les vertus dans lesquelles ils avaient excellé autrefois, et que Jésus-Christ désirait le plus dans ses disciples. Et comme il venait de leur dire: « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il porte sa croix et qu’il me suive», il fait venir aussitôt après en sa présence des hommes qui s’étaient offerts cent fois à la mort pour obéir aux ordres de Dieu, et pour procurer le bien du peuple qu’il leur avait confié.

Car on peut dire de chacun de ces deux prophètes qu’il avait perdu son âme, et qu’il l’avait retrouvée. Tous deux s’étaient hardiment présentés devant les princes endurcis, l’un devant Pharaon et l’autre devant Achab. Tous deux s’étaient exposés, pour leur parler en faveur d’un peuple désobéissant et rebelle, qui, après avoir été délivré d’une tyrannie insupportable, devait ensuite porter sa furie contre ses propres libérateurs. Tous deux n’étant encore que simples particuliers, avaient néanmoins résolu de retirer le peuple de l’idolâtrie. L’un avait la langue embarrassée et la. voix faible, l’autre fut un peu sauvage dans tout son extérieur. Tous deux furent exempts d’avarice, foulèrent aux pieds les richesses, et n’aimèrent que la vertu, puisque Moïse ne possédait rien en propre, et qu’Elie n’avait pour trésor qu’une peau de bête qui le couvrait.

Et ce qui est très-remarquable, c’est qu’ils étaient amis de la pauvreté dans le temps même de l’ancienne loi; et lorsque ni l’un ni l’autre ne faisait pas encore beaucoup de miracles. Car bien que Moïse ait fendu une fois les eaux de la mer, qu’a-t-il fait de comparable à saint Pierre qui a marché sur elles, qui y a pu transporter les montagnes, qui a guéri toutes sortes de maladies, chassé les démons, fait des miracles par la seule ombre de son corps, et converti toute la terre à Jésus-Christ? Que si Elie a ressuscité un mort, les apôtres en ont ressuscité mille, avant même qu’ils eussent reçu le Saint-Esprit. Ce sont donc là les raisons, mes frères, du choix que Jésus-Christ fait de ces deux hommes pour être présents à sa Transfiguration. Il voulait que ses apôtres imitassent particulièrement dans l’un, l’amour qu’il avait eu pour son peuple, et dans l’autre ce courage inflexible qu’il avait témoigné en toutes rencontres, afin qu’ils devinssent tout ensemble doux comme Moïse, et pleins de zèle comme Elie. L’un frappa toute la Judée d une famine de trois années, et l’autre disait à Dieu : « Si vous leur remettez ce péché, Seigneur, remettez-le, sinon effacez-moi du livre que vous avez écrit ». (Exod. XXXII, 32.)

C’étaient toutes ces choses dont Jésus-Christ voulait faire souvenir ses apôtres en leur présentant seulement devant eux ces deux prophètes. Il les leur fait voir dans une grande majesté, afin de les encourager davantage à monter par leurs vertus, non seulement à ce même degré de gloire, mais encore à un autre plus élevé; car il ne voulait point que ses apôtres se bornassent à l’état et à la perfection de ces deux grands hommes, mais qu’ils allassent encore plus loin. C’est pourquoi, lorsqu’ils lui dirent : « Commanderons-nous au feu de descendre sur cette ville » ? (Luc. IX, 54) ce que fit autrefois Elie, il leur répond: « Vous ne savez, pas à quel esprit vous appartenez», voulant les exciter à la. patience, par la considération des grandes grâces qu’ils avaient reçues de Dieu.

Qu’on ne croie pas cependant que j’accuse Elie comme faible ou comme un homme d’une vertu médiocre. Je reconnais l’excellence et la vertu sublime de ce grand prophète, et j’admire qu’il l’ait possédée en un degré si éminent, dans le temps auquel il vivait. Caron sait combien ce temps était encore faible, et qu’il était comme l’enfance du monde. C’est aussi de cette manière que nous disons que Moïse était parfait; mais d’une perfection qui ne suffisait pas pour les apôtres. Car Jésus-Christ leur demandait plus que n’avait fait Moïse: « Si votre justice n’est plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux ». (Matth. V, 27.) Il ne les envoyait pas seulement en Egypte comme il y avait envoyé Moïse, mais dans toute la terre, qui n’était pas moins corrompue ni moins plongée dans l’idolâtrie que ne l’était l’Egypte : et ils n’avaient pas à disputer contre Pharaon, mais à combattre le démon même qui est le prince et le père de toute malice. Car leur (439) combat et leur dessein était proprement de terrasser cet ennemi furieux; de l’enchaîner, et de lui enlever ses dépouilles. Ce qu’ils firent, non en divisant les eaux de la mer, mais en séparant par la vertu de Jésus-Christ, qui est la verge de Jessé, les abîmes de l’impiété qui s’élevaient de toutes parts avec plus de violence que tous les flots de la mer Rouge.

Représentez-vous ce qui donne d’ordinaire le plus de terreur aux hommes, la mort, la pauvreté, l’infamie et cent autres choses fâcheuses, qui nous font plus de peur que la mer alors n’en faisait aux Juifs. Cependant Jésus-Christ leur persuade de se raidir contre ces maux, et de passer au travers de ces souffrantes, comme à pied sec et dans une pleine paix. Pour les fortifier donc, et pour les exercer dans cette pénible carrière, il fait venir en leur présence ces divins athlètes d’autrefois, qui s’étaient le plus signalés du temps de l’ancienne loi. Mais que dit en cette rencontre saint Pierre que l’on voit partout montrer tant de feu?

« Seigneur, nous sommes bien ici (4) ». Comme il craignait ce qu’il avait entendu dire, il n’y avait pas longtemps, savoir que Jésus-Christ devait aller à Jérusalem pour y souffrir, et qu’il n’osait plus après cette rude réprimande que le Sauveur lui avait faite, prendre encore la liberté de le détourner de ce dessein, en lui disant : « Seigneur ayez pitié de vous » sa crainte continuant toujours, lui fait donner encore le même conseil à Jésus-Christ, mais par des paroles différentes et plus couvertes. Il se voyait sur le haut d’une montagne et dans une solitude fort écartée. Il crut que ce lieu était sûr et qu’il valait mieux y demeurer que de retourner à Jérusalem. C’est pourquoi il exhorte Jésus-Christ à y demeurer: «Seigneur», dit-il, « nous sommes bien ici », il parle même de faire des tentes, croyant que si Jésus-Christ le lui permettait, il ne penserait plus à retourner dans la ville qui le devait faire mourir.

Il espérait ainsi que s’il pouvait une fois porter son maître à ne plus faire ce voyage, il l’empêcherait de mourir. Car c’était dans Jérusalem que Jésus-Christ disait que les scribes et les pharisiens le prendraient. N’osant donc dire ouvertement tout ce qu’il pensait, et tâchant néanmoins de le persuader au Fils de Dieu, il le dit d’une manière ingénieuse, assez pour se faire entendre et pas assez pour s’attirer une nouvelle réprimande: « Seigneur, nous sommes bien ici », puisque Moïse et Elie s’y trouvent présents. Elie se souviendra qu’il a fait autrefois descendre le feu de la montagne sur ceux qui le voulaient perdre. Moïse pourra aussi nous cacher dans une nuée, comme il le fut autrefois sur la montagne en parlant à Dieu. Et d’ailleurs personne ne saura que nous soyons cachés ici.

3. Admirez, mes frères, l’amour ardent que cet apôtre avait pour son maître.. Ne considérez point que son conseil n’était pas sage, mais voyez combien son zèle pour le Sauveur était brûlant. Car ce n’était point pour lui-même que l’apôtre craignait. C’était uniquement pour son maître. Et il n’en faut point d’autre -preuve que ce qu’il dit à Jésus un instant

avant que celui-ci fût pris et conduit à la mort: « Je donnerai ma vie pour vous, et quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renoncerai jamais » (Marc, XIV, 31.), n‘est-ce pas aussi ce qui fit que, le trouvant au milieu d’un si grand danger et environné de tant de soldats, non-seulement il ne pensa point à fuir, mais qu’il tira même l’épée, et coupa l’oreille à l’un des serviteurs du grand prêtre? On ne peut donc raisonnablement croire qu’il craignît pour lui. Jésus-Christ seul était tout le sujet de sa crainte.

Mais comme il avait dit trop en général: « Nous sommes bien ici », il se corrige en ajoutant aussitôt : « Faisons ici, s’il vous plaît, trois tentes: une pour vous, une pour Moïse, et une pour Elie ». Que dites-vous, saint apôtre? Vous venez de séparer le maître d’avec les serviteurs, et vous les confondez maintenant ensemble. Vous voyez, mes frères, combien les apôtres étaient imparfaits avant la mort du Sauveur. Il est vrai que le Père avait révélé son Fils à saint Pierre, mais saint Pierre n’avait pas cette révélation toujours présente dans l’esprit, et il était encore sujet au trouble, comme on le voit ici dans la surprise de cette vision, et de ce qu’il y entendit. Les autres évangélistes, pour exprimer ce trouble et nous montrer quelle était la confusion de son esprit, disent « qu’il ne savait ce qu’il disait » (Marc, IX, 6), parce. qu’il était saisi de crainte. Et saint Luc, après ces paroles : « Faisons ici trois tentes », ajoute aussitôt : « Qu’il ne savait ce qu’il disait »: Et pour .marquer davantage leur épouvante, il dit qu’ils étaient appesantis par le sommeil, et qu’en se (440) réveillant ils virent la gloire du Sauveur, appelant du nom de « sommeil » le grand étonnement que cette vision leur causa.

Comme les yeux d’ordinaire sont obscurcis par une grande lumière, les apôtres furent comme aveuglés par la gloire de Jésus. Car cette transfiguration ne se fit point durant la nuit, mais en plein jour; et l’éclat extraordinaire d’une lumière si divine les frappa de telle sorte, que la faiblesse de leurs yeux n’en put supporter la force, et fut contrainte de céder. Après que saint Pierre eut dit ces paroles, ni Jésus, ni Moïse, ni Elie ne parlent plus. Seul le Père, autorité plus grande et plus digne de foi, fait sortir sa voix d’une nuée.

« Comme il parlait encore, une nuée lumineuse vint les couvrir; et en même temps il sortit une voix de cette nuée qui fit entendre ces mots: C’est mon Fils bien-aimé dans lequel j’ai mis toute mon affection. Ecoutez-le (5) »; Pourquoi cette voix sort-elle d’une nuée? Parce que c’est de cette manière que Dieu paraît partout. David dit de lui « que la nuée et l’obscurité l’environnent ». (Psal. LXIX, 4.) Et ailleurs: « Qu’il monte sur une nuée; et qu’il est assis sur une nuée légère ». (Ps. CIII, 3.) Et dans les Actes : « Une nuée le reçut et le cacha aux yeux des apôtres ». (Act. 1, 9.) Et ailleurs: « C’était comme le Fils de l’homme venant dans les nuées ». (Dan. VIII, 14.) C’est donc afin que les apôtres croient que cette voix venait de Dieu qu’elle sort d’une nuée. L’Évangile marque qu’elle était claire et « lumineuse ». Quand Dieu voulait étonner les hommes par ses menaces, il leur faisait voir une nuée noire et sombre, comme il fit sur le mont Sinaï : « Moïse », dit l’Ecriture, « entra dans une nuée obscure, et la fumée paraissait de toutes parts comme une fumée épaisse ». (Exod. XXIV,13.) Le Prophète parlant de même des menaces dont Dieu étonnait les hommes, les compare à une « eau obscure et ténébreuse dans les nuées de l’air». (Ps. XVII, 13.) Mais Dieu, qui ne voulait point terrifier ici les apôtres, mais seulement les instruire et les enseigner, paraît sur une nuée claire. Saint Pierre disait : « Faisons trois tentes », et Dieu en fait au contraire paraître une qui n’était point faite par la main des hommes. Ici on n’aperçut rien de ces fumées épaisses et sombres d’autrefois. On ne vit qu’une nuée claire et légère, d’où sortit une voix qui n’avait rien de terrible. Et pour ne point laisser de doute à qui des trois cette voix s’était adressée : « Voici mon Fils bien-aimé »; lorsqu’elle se fit entendre, Moïse et Elie s’étaient déjà retirés, ce qui ne fût pas arrivé, si ce témoignage si glorieux eût été pour quelqu’un de ces deux prophètes. Pourquoi la nuée les enveloppe-t-elle tous et non pas le Christ seul? Parce que si elle n’eût reçu que le Christ seul, on eût pu croire que c’était lui qui aurait fait entendre la voix. Aussi l’évangéliste, insistant sur ce point, affirme expressément que la voix venait de la nuée, c’est-à-dire de Dieu.

Et que dit la voix? « C’est ici mon Fils bien-aimé ». Si Jésus-Christ est le Fils bien-aimé du Père, Pierre, ne craignez plus rien. Vous ne devez plus douter de sa toute-puissance, lors même qu’il sera en croix: ni perdre l’espérance de. sa résurrection. Si votre peu de foi vous a fait trembler jusqu’ici, qu’au moitis la voix du Père vous rassure. Si vous ne doutez point de la toute-puissance du Père, pourquoi doutez~vous de celle d,u Fils? Ne craignez -donc plus les maux auxquels, il va s’exposer volontairement pour noua. Jésus est non seulement le Fils, mais le Fils bien-aimé de son Père. C’est le Père lui-même qui le dit en votre présence: «Voici mon Fils bien-aimé » Puisque le Père aime son Fils, que devez-vous craindre? Personne n’abandonne celui qu’il aime. Quittez donc ces vaines terreurs. Quand vous auriez pour Jésus-Christ un amour encore plus tendre, il ne peut égaler celle que le Père éternel a pour son Fils.

L’Evangile ajoute : « Dans lequel j’ai mis toute mon affection ». Le Père n’aime pas seulement son Fils parce qu’il l’a engendré, mais aussi parce qu’il lui est égal en toutes choses et qu’il veut généralement tout ce que son Père veut. Il trouve donc dans son Fils un double ou plutôt un triple sujet d’amour. Il l’aime parce qu’il est son « Fils » : Il l’aime, parce qu’il est son Fils « bien-aimé»: Il l’aime enfin, parce qu’il « met en lui toute son affection ». C’est-à-dire, qu’il trouve en lui tout son repos, tout son plaisir. Le Père aime son Fils de la sorte, parce qu’il lui est égal en tout, qu’il n’a qu’une même volonté avec lui, et qu’étant Fils, il n’est néanmoins qu’un avec celui qui l’engendre : « Ecoutez-le », dit le Père. Et s’il veut être crucifié, ne vous y opposez pas.

4. « Les disciples entendant cette voix, (441) tombèrent le visage contre terre, et furent saisis d’une grande crainte (6) ». Pourquoi furent-ils saisis d’une si grande crainte en entendant cette voix? Cette même voix s’était déjà fait entendre au baptême de Jésus-Christ en présence de tout un peuple, et cependant personne de tous ceux qui étaient présents ne fut frappé d’une semblable terreur. (Jean, XII, 21.) Il est encore marqué dans la suite qu’ils entendirent comme la voix, et comme le bruit d’un tonnerre, et cependant ce tonnerre ne les étonne pas autant que le fait ici cette voix. Quel est. donc le sujet de la crainte qu’ils éprouvent? C’était, mes frères, à cause de toutes les circonstances, du temps, du lieu, de la solitude, de la montagne, du silence qui y régnait, de là transfiguration du Sauveur, de la lumière ‘si brillante qui parut alors, et de cette nuée qui les couvrit de son ombre. Toutes ces particularités jointes ensemble les jetèrent dans une appréhension extrême. Tout ce qu’ils voyaient contribuait à leur trouble, et ils se jettent par terre autant par un sentiment de crainte que par un mouvement d’adoration. Mais Jésus, pour empêcher que Cette crainte ne leur fit perdre la mémoire de ce qu’ils venaient de voir, les en délivre sur l’heure.

« Mais Jésus s’approchant, les toucha et leur dit: Levez-vous, et ne craignez point (7). Alors levant les yeux, ils ne virent personne que Jésus tout seul (8). Et comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur fit ce commandement, et leur dit : Ne parlez à personne de cette vision jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts (9) ». Jésus-Christ leur défend de parler de cette vision avant qu’il fût ressuscité d’entre les morts, parce que plus les apôtres publiaient de grandes choses à son sujet, plus les hommes les croyaient difficilement. D’ailleurs, le scandale de la croix s’en fût augmenté. Il a soin, en leur faisant cette défense, de leur marquer qu’il ne les engageait pas au silence pour toujours, mais seulement « jusqu’à ce qu’il fût ressuscité d’entre les morts »; comme pour leur rendre raison du commandement qu’il leur faisait. Il use en leur parlant de sa passion, d’une expression qui cachait ce qu’elle avait de triste, et qui n’en faisait paraître que la fin qui devait être agréable.

Mais quoi, me direz-vous, les hommes ne devaient-ils plus se scandaliser de la croix du Fils de Dieu, lorsqu’il serait ressuscité d’entre les morts? Tout le monde sait que non. Le temps des scandales était celui qui précéda la passion. Mais depuis que les apôtres eurent reçu la plénitude du Saint-Esprit, et que l’éclat de leurs miracles soutenait leurs prédications, ils persuadèrent aisément aux hommes tout ce qu’ils voulurent, parce que d’une voix plus éclatante que le son de la trompette, les faits publiaient d’eux-mêmes la puissance du Sauveur. Quoi de plus heureux que ces trois apôtres qui furent trouvés dignes d’être avec le Seigneur enveloppés d’une même nuée?

Pour nous, mes frères, il dépendra de nous, si nous le voulons, de voir aussi le Fils de Dieu dans sa gloire; nous pourrons le voir, non plus comme ces trois disciples sur la montagne, mais d’une manière bien plus auguste. Quand il viendra au milieu des airs pour juger le monde, ce ne sera plus avec cette faible gloire qu’il fit paraître sur le Thabor. Il fallait épargner la faiblesse des apôtres; et Jésus. Christ ne leur devait dévoiler sa gloire qu’autant qu’ils étaient capables de la supporter. Mais lorsqu’il se fera voir à la fin du monde, il viendra dans toute la gloire de son Père. Il ne sera plus accompagné seulement de Moïse ou d’Elie, mais d’un nombre innombrable d’anges, des archanges, des chérubins, et de cette troupe bienheureuse que personne ne peut nombrer. Il ne sera point alors enveloppé dune nuée : le ciel se repliera sur lui-même comme pour 1ui faire place. Et de même que quand les juges vont prononcer leur sentence, on tire les rideaux qui les couvraient, ainsi le ciel s’ouvrira alors, afin que toute la terre voie Jésus, son juge, sur son tribunal, et que tous les hommes écoutent l’arrêt de ses jugements. Il ne fera point comme nos juges : il ne se servira de l’entremise de personne pour prononcer la sentence. Le Sauveur parlera lui-même. Il dira aux uns: « Venez, vous que mon Père a bénis. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger » (Matth. XXV, 49.) Il dira aux autres : «Courage, bon et fidèle serviteur; vous avez été fidèle dans les petites choses, je vous établirai sur les grandes ». (Ibid. 30.) Mais il dira au contraire aux méchants: « Allez, maudits, dans le feu éternel qui, est préparé pour le diable et pour ses anges ». Et à d’autres : « Méchant et lâche serviteur, etc. » Il séparera ces derniers d’avec lui; il les livrera entre les mains des bourreaux; il commandera qu’on lie les pieds et les mains aux autres et (442) qu’on les jette dans les ténèbres extérieures. Après que les méchants, comme de mauvais arbres, auront été coupés par cette cognée terrible dont il les avait menacés, ils seront précipités dans les flammes qui ne s’éteindront jamais; lorsque les justes , au contraire , brilleront comme le soleil, et plus même que le soleil. Car quand Jésus-Christ compare la gloire de ses élus à l’éclat et à la beauté de cet astre, il ne faut pas croire qu’ils ne seront précisément que dans ce degré de beauté et de lumière. Le Sauveur ne se sert de cette comparaison que parce que nous ne voyons rien ici-bas de plus brillant que le soleil, et il nous propose une lumière que nous connaissons, pour nous faire juger d’une autre que nous ne connaissons pas.

C’est en ce sens qu’il faut entendre ce que l’Evangile vient de dire, que « son visage était resplendissant comme le soleil » au moment de sa transfiguration. Le trouble qui saisit alors les apôtres et qui les fit tomber le visage en terre, nous fait voir que cette lumière était quelque chose de plus que n’est celle du soleil; puisqu’ils l’eussent aisément supportée, si elle lui eût été semblable et si elle n’eût point eu de plus grand éclat. Les justes donc brilleront alors comme le soleil et plus même que le soleil; mais les méchants seront jetés dans les ténèbres et réduits aux dernières extrémités.

Il ne faudra point alors ouvrir de livres, ni produire d’accusateurs, ni écouter de témoins. Jésus-Christ tiendra lui seul lieu de tout, de témoin, d’accusateur et de juge. Il connaît parfaitement toutes choses. Tout est nu et développé à ses yeux. Toutes les différentes conditions d’ici-bas, de pauvre ou de riche, de puissant ou de faible, de sage ou de fou, d’esclave ou de libre, disparaîtront en sa présence. Toutes ces qualités extérieures et étrangères à l’homme s’évanouiront devant lui, et il jugera de chacun uniquement par ses oeuvres. Nous voyons tous les jours dans les jugements séculiers, lorsqu’on juge un meurtrier et un homicide ou un criminel de lèse-majesté, qu’on oublie toutes ses qualités passées. On ne se souvient plus qu’il ait été ou préfet, ou consul, élevé en un mot aux plus hautes charges de l’Etat. On ne le considère plus que comme un coupable, et on ne pense qu’à lui faire souffrir la peine qu’il a méritée. Si cela est vrai des jugements de la terre, combien le sera-ce davantage du jugement de Dieu même?

5. Prévenons donc, mes frères, la rigueur de ce Juge. Quittons la robe souillée du mal. Couvrons-nous des armes de la lumière, afin qu’alors la gloire de Dieu -nous environne. Car enfin qu’y a-t-il de si pénible dans ce que Dieu nous commande? Ou qu’y a-t-il au contraire qui ne soit aisé? Ecoutez le prophète Isaïe, et reconnaissez avec quelle facilité vous pouvez obéir à la loi de Dieu: «Quand», dit-il, « vous « humilieriez vos têtes, et que vous seriez sur le sac et sur la cendre, vous n’offririez pas « encore une hostie qui fût agréable à Dieu. Mais rompez tous les liens de l’iniquité, et déchirez les obligations exigées par votre avarice et par votre violence ». (Isaïe, LVIII, 5.) Admirez la sagesse du Prophète. Il semble ne parler d’abord des choses rudes et pénibles que pour les exclure, et il nous porte ensuite à nous sauver, par la pratique de ce qui est le plus aisé. Il nous fait voir que Dieu ne recherche pas principalement de nous les travaux du corps et l’affliction de la chair; mais qu’il veut avant tout que nous obéissions à ses lois et que nous exécutions ses commandements.

Le Prophète va plus loin, et, pour nous faire comprendre combien la vertu est aisée, et qu’il n’y a que la malice qui soit pénible, il se sert d’expressions qui le montrent par elles-mêmes. Car il appelle la .malice « un lien et une chaîne, et la vertu, au contraire, la délivrance de nos chaînes : « Rompez », dit-il, « tous les liens de l’iniquité. Déchirez », ajoute-t-il, « les obligations exigées par votre avarice », marquant ainsi ce que nous faisons par nos détestables usures « Laissez aller libres ceux qui sont brisés, »c’est-à-dire ceux qui sont chargés de dettes. Car le débiteur, lorsqu’il aperçoit celui qui lui a prêté, a le coeur comme brisé, et la crainte qui le saisit est comme un poids qui l’accable.

Il aimerait mieux voir alors une bête féroce « Retirez chez vous ceux qui n’ont point d’abri. Si vous voyez un pauvre nu, donnez-lui de quoi se vêtir, et ne méprisez pas ceux qui sont du même sang que vous ».

Je me souviens que, dans nos dernières exhortations, nous avons parlé de la grandeur des récompenses que Dieu promet à ces oeuvres de piété, et des biens inestimables qu’elles nous attirent. C’est pourquoi je ne m’y arrête plus. J’aime mieux aujourd’hui considérer avec vous, s’il est vrai qu’il y ait quelque chose de pénible dans ces exercices de charité, et (443) s’ils sont au-dessus des forces de l’homme. Je vous déclare par avance que nous n’y trouverons rien de difficile, et que nous reconnaîtrons qu’on n’a de la peine qu’en faisant le mal.

Car, sans sortir de l’exemple dont le Prophète nous parle, qu’y a-t-il de plus pénible que de donner son argent à usure, et de se charger l’esprit des soins de le bien placer; de chercher des assurances; de se défier de celles qu’on nous a données; d’avoir peur de perdre, tantôt la rente, tantôt le fonds, tantôt les cautions, tantôt les contrats? car l’on est exposé à toutes ces pertes. Souvent, plus en croit avoir d’assurances, plus on est trompé; et ce qui nous paraissait le moins à craindre, nous manque le plus. il n’y a rien de semblable dans la pratique de l’aumône. Elle se fait toujours sans peine. Elle est exempte de toutes ces inquiétudes.

Ne trafiquons donc plus des misères de nos frères, et ne faisons point un commerce si infâme d’un argent dont nous nous devrions faire des amis. Je sais qu’il y en a parmi vous qui ne prennent pas plaisir à m’entendre, et qui ne peuvent souffrir que je leur parle si souvent du mépris de. leurs richesses. Mais quel avantage retirez-vous de mon silence? Quand je me tairais, et que, pour vous épargner, je cesserais de vous avertir de votre devoir, mon silence vous délivrera-t-il de l’enfer? Vos peines, au contraire, ne s’augmenteront-elles pas par la liberté de vos crimes? Et un si lâche silence ne m’engagera-t-il pas avec vous dans la même condamnation? Que vous servirait donc ma fausse douceur et ma cruelle complaisance, puisqu’elle ne vous produirait aucun bien, et qu’elle rendrait vos maux encore pires qu’ils n’étaient. Quelle utilité retirerez-vous, si, vous flattant par des paroles qui vous plaisent, je vous jette en effet dans une éternelle douleur? Si j’épargne vos oreilles au lieu d’épargner vos âmes, et si, pour plaire aux unes, je laisse périr les autres? Ne vaut-il pas mieux vous causer ici un peu de peine, et vous causer une douleur passagère, qui vous délivrera d’un feu qui ne s’éteindra jamais?

Car il ne faut point vous céler, mes frères, que l’Eglise est attaquée aujourd’hui d’une maladie bien dangereuse, et qui a besoin d’un puissant remède. Dieu défend aux chrétiens de s’amasser des richesses. Il condamne en eux cette avarice, quand ils ne s’enrichiraient que par des voies innocentes, et par de justes travaux, parce qu’il ne veut pas qu’ils se fassent un trésor sur la terre. Il leur commande au contraire d’ouvrir leurs maisons aux pauvres, et de leur faire part de leurs biens. Et cependant on voit qu’aujourd’hui ils s’enrichissent de la misère et de la pauvreté de leurs frères et qu’ils sont ravis d’avoir trouvé une sorte d’avarice qui leur paraît irréprochable, et qui est même couverte de quelque prétexte de bonté.

.Et ne m’alléguez point ici les lois et les coutumes. Les publicains et les usuriers déclarés les gardent, et ils ne laissent pas d’être condamnés de Dieu. Ne doutons point donc que nous ne le soyons nous-mêmes, si nous ne cessons de tyranniser les pauvres, si nous augmentons leur pauvreté par nos usures, et si nous tirons un gain cruel de l’argent que nous leur prêtons pour satisfaire aux plus pressantes nécessités.

Dieu vous a donné des richesses, non pour appauvrir les autres, ni pour trafiquer de leurs misères, mais pour les en délivrer. Vous témoignez vouloir soulager leur pauvreté, et vous la rendez plus insupportable. Vous feignez de les consoler, et vous les jetez dans le désespoir. Vous voulez tirer un gain infâme de vos aumônes, et vous vendez le plaisir que vous leur faites. Vendez-le, je ne vous en empêche pas , mais que ce soit pour le royaume des cieux. Ne vous contentez plus d’un vil gain, d’un pour cent par. mois, et ne prétendez pas moins qu’une vie qui ne finit point.

Pourquoi vous condamnez-vous vous-même à une si grande bassesse, et à un gain si méprisable?Avez-vous l’âme assez basse pour abandonner de si grandes choses, afin de vous attacher à d’autres qui sont si petites, et pour vous contenter d’un peu d’argent, lorsque rien ne devrait vous contenter que le royaume de Dieu? Pourquoi laissez-vous de côté les récompenses que Dieu vous offre pour en chercher de basses et de honteuses parmi les hommes? Pourquoi quittez-vous Celui qui est infiniment riche, pour vous adresser à un pauvre qui n’a rien? Pourquoi méprisez-vous Celui qui ne cherche qu’à répandre ses dons et ses grâces, pour mettre toute votre espérance dans un ingrat? Vous ne confiez pas votre argent à celui qui pourrait tous le rendre avec une grosse usure, et vous l’abandonnez à celui (444) qui est même incapable de vous le rendre. L’un ne souhaite que de vous le restituer, et l’autre ne craint rien tant que d’être contraint de le faire. L’un ne peut qu’avec peine donner un pour cent, et l’autre vous offre cent pour un dans ce monde, et une vie éternelle dans l’autre. L’un ne vous rend ce qu’il vous doit qu’avec des murmures et des injures; et l’autre vous le rendrait avec des louanges et des applaudissements. L’un tâche d’attirer sur vous la haine de tout le monde, et l’autre ne pense qu’à vous couronner un jour devant tout le monde.

N’est-ce donc pas le comble de la folie de ne savoir pas même où l’on doit placer son argent, et où l’on doit chercher à gagner? Combien a-t-on vu de personnes perdre leur fonds par le désir violent d’en tirer trop de revenu ? Combien en a-t-on vu d’autres courir une infinité de hasards, et s’exposer aux pièges que leur tendaient ceux qui enviaient leurs richesses? Combien en a-t-on vu tomber dans la dernière pauvreté par l’insatiabilité de leur avarice?

6. Ne me dites point pour vous excuser que ces pauvres se réjouissent, lorsque vous leur prêtez votre argent, et que même ils vous rendent grâce de votre usure. C’est votre cruauté qui les oblige de trouver cette triste joie dans ce qui les réduit à la dernière pauvreté. (Gen. XII, 3.) Lorsqu’Abraham livra sa propre femme entre les mains des barbares, il se prêta à l’accomplissement de leurs mauvais desseins, mais était-ce de bon gré, ou par la crainte de Pharaon ? C’est ainsi que le pauvre agit. Comme vous êtes assez dur pour ne lui pas donner gratuitement la somme dont il a besoin, il est contraint de rendre grâce à votre avarice, et de recevoir avec joie l’effet de votre cruauté. Vous ressemblez à un homme qui, en délivrant un autre d’un péril de mort imminent, exigerait de lui la récompense de ce service. Cette comparaison vous fait horreur et vous paraît injurieuse. Quoi donc, vous rougiriez d’exiger de l’argent d’un homme pour l’avoir tiré de ce péril, et vous ne rougissez pas d’en exiger si cruellement pour l’avoir assisté dans un besoin moins considérable? Ne prévoyez-vous point déjà que le châtiment vous est réservé pour une telle conduite, et ne vous souvenez-vous point avec quelle sévérité ce crime était défendu dans l’ancienne loi?

Mais quelle est l’excuse dont la plupart se couvrent? Il est vrai, disent-ils, que je prête mon bien à usure, mais c’est pour assister les pauvres. Malheureux, que dites-vous? Dieu rejette avec horreur ces détestables aumônes. Il ne veut point ces sacrifices sanglants. Ne faussez point la loi de Dieu. Il vaut mieux ne rien donner aux pauvres que de leur donner d’un bien si cruellement acquis. Vous faites même souvent qu’un argent qui n’avait été amassé que par de justes travaux, et par des voies très-innocentes, devient enfin un argent maudit de Dieu par vos usures illégitimes, et vous faites le même mal que si vous forciez un sein pur et chaste d’enfanter des scorpions et des vipères.

Mais pourquoi vous parler de la loi de Dieu? N’avouez-vous pas vous-même que l’usure est une chose très-infâme? Si vous, qui profitez de ces usures, ne les regardez néanmoins qu’avec horreur, jugez de quel oeil Dieu les regarde. Que si vous consultez ceux qui ont établi les lois humaines, ils vous diront que l’usure a toujours été regardée comme la marque de la dernière impudence. Et c’est pour cette raison qu’il n’est jamais permis aux personnes constituées en: dignité, ni aux magistrats de se déshonorer par ces gains infâmes. .C’est la loi, dites-vous, qui le leur défend. Tremblez donc de votre indifférence, lorsque vous avez moins de respect pour les lois de Dieu, que les magistrats n’en, put pour les lois civiles, et lorsque vous témoignez estimer moins les oracles du ciel, qu’ils n’estiment les arrêts du sénat de Rome.

Mais si je vous crois, me dites-vous, et que je place mon argent au ciel, il me profitera moins que placé sur la terre. Ne rougissez-vous pas d’autoriser ainsi l’injustice de vos usures? Je l’appelle une injustice; car y a-t-il rien de plus injuste que de semer sans terre, sans- pluie, sans charrue et sans semence ? Que recueillent aussi ceux qui sèment de la sorte, sinon une ivraie qui sera jetée dans le feu? N’y a-t-il point d’autres voies justes et légitimes de gagner sa vie? Ne peut-on pas cultiver les champs, nourrir des troupeaux, engraisser des boeufs, travailler des mains, et ménager son revenu? N’êtes-vous pas déraisonnable? N’êtes-vous pas insensé de passer toute votre vie à labourer et à semer des épines?

Vous me répondrez peut-être que les fruits de la terre sont sujets à trop d’accidents, que (445) souvent la grêle, les brouillards, les eaux et les chaleurs ruinent tout. Mais y a-t-il là autant de périls à craindre que vous en courez par l’usure? Toutes ces intempéries de l’air ne peuvent au plus que gâter le fruit sans nuire à la terre qui le porte; au lieu qu’ici on perd très-souvent le fonds, et qu’avant cette perte, on souffre mille inquiétudes. Car l’usurier ne jouit jamais en paix de son bien, Jamais il n’y trouve de repos. Quand on lui apporte de l’argent, il ne considère point ce qu’il a, mais ce qu’il n’a pas; et quelque grande que soit la rente qu’on lui paie, il s’afflige toujours de ce qu’elle n’égale pas le fonds. C’est pourquoi il ne peut, dans cette impatience avare, se donner le temps d’amasser quelque somme considérable. Il replace cet argent à mesure qu’il le reçoit. Il contraint ces revenus injustes de lui produire d’autres revenus semblables, comme une vipère produit encore d’autres vipères.

Je me sers de cette comparaison, parce que l’usure ronge plus l’âme d-e l’avare qui l’exige, que les vipères ne. rongent les entrailles qui leur ont donné la vie. Ce sont là « les liens injustes » dont parlait tantôt le Prophète, « et ces chaînes pesantes » qui accablent ceux qui les portent. Je vous donne, dit l’usurier, non afin que vous jouissiez de ce que je vous donne, mais afin que vous me rendiez plus que je ne vous ai donné. Quoi ! Dieu ne veut pas que vous redemandiez même ce que vous avez donné: « Donnez», dit-il, « à ceux dont vous n’espérez rien recevoir (Luc, VI, 40)», et vous exigez plus nième que vous ne donnez? Vous redemandez comme une dette, un argent qui n’est point sorti de vos mains. Croyez-vous augmenter votre bien par un moyen par lequel vous ne vous amassez qu’un trésor de colère et de vengeance?

Donc, mes frères, pour éviter de tomber sous les coups de la colère de Dieu, et dans ces abîmes de feu, renonçons éternellement à l’usure. Desséchons cette racine empoisonnée qui ne porte que des fruits de mort, et n’aspirons plus qu’à ce gain dont parle saint Paul, qui est le seul gain qui soit grand et légitime, c’est-à-dire : « La piété avec ce qui nous suffit « pour vivre ». (I Tim. vi, 6.) C’est de ce trésor que nous devons nous enrichir; afin de passer ici paisiblement notre vie et de jouir ensuite des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le saint-Esprit, est la gloire, la puissance et l’empire, dans. tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (446)

HOMÉLIE LVII: « ET SES DISCIPLES L’INTERROGÈRENT EN LUI DISANT : POURQUOI DONC LES DOCTEURS DE LA LOI DISENT-ILS QU’IL FAUT QU’ÉLIE VIENNE AUPARAVANT» (CHAP. XVII, 10, JUSQU’AU VERSET 22.)

ANALYSE

1. Saint Jean-Baptiste est appelé Elie parce qu’il a été le précurseur du premier avènement comme Elie sera celui du second.

2. Il se conservait depuis longtemps dans le peuple juif des traditions touchant le Christ et Elie.

3. Guérison d’un lunatique ; explication et origine de cette appellation.

4 et 5 Que le jeûne et l’oraison sont nécessaires l’un et l’autre pour chasser les démons. — Effets de ces deux vertus jointes ensemble. — Que l’abstinence de toutes sortes de plaisirs est un jeûne agréable à Dieu, et dont les personnes les plus faibles ne se peuvent dispenser. — Les mauvais effets de l’intempérance en particulier chez les femmes. — Comparaison des intempérants avec les bêtes. 

1. Il est visible, mes frères, que les apôtres n’avaient point appris de l’Ecriture ce qu’ils disent ici d’Elie; mais seulement des docteurs de la loi, et que c’était un bruit commun parmi le peuple. C’est ainsi qu’il s’était répandu des traditions touchant Jésus-Christ. Ce qui fit dire à la Samaritaine: « Le Messie viendra, et lorsqu’il sera venu, il nous annoncera toutes ces choses ». (Jean, IV, 25.) C’est pourquoi les Juifs firent cette demande à saint Jean: « Etes-vous Elie ou le Prophète»? (Jean, I, 21.) Car, comme je viens de le dire, ce bruit s’était fort répandu parmi les Juifs touchant Jésus-Christ et touchant Elie, mais ils ne lui donnaient pas un bon sens.

L’Ecriture nous marque deux avènements de Jésus-Christ. L’un est déjà passé, et l’autre est encore à venir. Saint Paul nous en parle, lorsqu’il dit: « La grâce salutaire de Dieu s’est manifestée à tous les hommes pour nous apprendre à renoncer à l’impiété et aux désirs du siècle, afin de vivre avec modestie, avec piété et avec justice. » (Tit. II, 11.) Cet apôtre décrit ainsi le premier de ces deux avènements, puis il passe ensuite au second, lorsqu’il ajoute: « Dans l’attente d’une bienheureuse espérance, et de l’avènement du grand Dieu Notre-Sauveur Jésus-Christ. » (Tit. II.) Les prophètes même ont parlé de l’un et de l’autre de ces deux avènements, et ils ont dit qu’Elie serait le précurseur du second, comme saint Jean l’était du premier. C’est ce qui fait que Jésus-Christ lui donne le nom d’Elie; non parce qu’il était en effet Elie, mais parce qu’il en accomplissait le ministère, puisque saint Jean a été le précurseur du premier avènement comme Elie le doit être du second. Mais les scribes confondaient ces deux choses, et pour mieux corrompre le peuple, ils ne lui parlaient que du second avènement. Si ce Jésus, disaient-ils, était le véritable Christ, Elie serait déjà venu. Et c’est dans cette pensée que les apôtres disent ici au Fils de Dieu, « qu’il fallait qu’Elie vînt auparavant»; c’était aussi la pensée des pharisiens, lorsqu’ils envoyèrent demander à Jean s’il était Elie. Mais voyons ce que Jésus-Christ répond à cette difficulté.

« Jésus leur répondit: Il est vrai qu’Elie doit venir auparavant, et qu’il rétablira toutes choses. » (Matth. XVII, 11) Il dit qu’Elie viendrait en effet avant son second avènement; mais il ajoute qu’il était déjà venu, désignant par là son précurseur Jean-Baptiste. C’est là cet Elie qui est déjà venu; car pour le prophète Elie: « Il viendra et rétablira toutes choses » , c’est-à-dire toutes les choses que le prophète Malachie a marquées. «Le Seigneur dit: je vous enverrai Elie le Thesbite, qui réunira les coeurs des pères avec leurs enfants, afin que lorsque je viendrai je ne frappe point la terre d’une plaie (447) « qui soit incurable». (Mal. IV ,5.) Remarquez, mes frères, l’exactitude des paroles de ce prophète. Comme la ressemblance du même ministère pouvait faire donner à saint Jean le nom d’Elie, il a soin, pour éviter cette confusion, de marquer le pays de l’un, et il l’appelle « Thesbite », pour le distinguer de saint Jean qui n’était pas de cette ville. Il les distingue encore l’un de l’autre par cette seconde marque, «afin», dit-il, « que lorsque je viendrai, » je ne frappe point la terre d’une plaie qui soit « incurable » : paroles qui nous font voir quelle sera la terreur du second avènement. Car il n’est pas venu la première fois. Pour « frapper la terre ». Il dit lui-même: « Je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour le sauver ». (Jean, III, 16.) Le prophète Malachie marque donc cette circonstance, pour faire voir qu’Elie ne précéderait que le dernier avènement de Jésus-Christ, lorsqu’il viendrait juger le monde.

Il exprime en même temps le sujet pour lequel Elie lui servirait de précurseur. Il dit que ce serait pour persuader aux Juifs de croire en Jésus-Christ, et de ne s’exposer pas au danger de périr tous lorsqu’il viendrait. C’est ce que Jésus:Christ leur rappelle lorsqu’il dit : «Quand Elie viendra, il rétablira toutes choses », c’est-à-dire qu’il rétablira la foi des Juifs qui seront alors, et qu’il les amènera de leur incrédulité passée à une foi humble et fervente. Et il faut encore remarquer l’exactitude de ce prophète. Il ne dit pas: « Il réunira les coeurs des enfants avec leurs pères », mais «le coeur des pères avec leurs enfants ». Comme les Juifs étaient les pères des apôtres, l’Ecriture marque qu’Elie réunirait les coeurs des pères, c’est-à-dire les sentiments des Juifs avec leurs enfants, c’est-à-dire avec les apôtres, et qu’il leur ferait embrasser leur doctrine sainte.

« Mais je vous déclare qu’Elie est déjà venu, « et ils ne l’ont point connu, mais ils l’ont traité comme il leur a plu; ils feront souffrir de même le Fils de l’homme (12). Alors ses disciples, reconnurent que c’était de Jean-Baptiste qu’il leur avait parlé (13) ». Les apôtres comprennent cela d’eux-mêmes. Les docteurs de la loi, ni l’Ecriture rie leur en disaient rien. Mais comme ils devenaient plus éclairés, et plus attentifs à ce que Jésus-Christ leur disait, ils le comprennent sans difficulté, surtout après ce que Jésus-Christ leur avait déjà dit dans une autre rencontre:, « Que Jean était Elie qui doit venir ». (Matth. XI, 27.) Et il ne faut pas s’étonner si, après avoir dit « qu’Elie est déjà venu », il dit néanmoins qu’il doit venir encore pour rétablir toutes choses. L’un et l’autre était véritable. Quand il dit « qu’Elie viendrait pour rétablir tout », il marque, comme j’ai dit, le véritable Elie et la conversion des Juifs; et lorsqu’il dit « qu’il est déjà venu», il marque saint Jean qu’il appelle Elie, parce qu’il remplissait la mission que remplissait Elie. Les prophètes usent de cette manière de parler, lorsqu’ils donnent en beaucoup d’endroits le nom de «David » aux rois qui ont imité la piété et le zèle du véritable David; et lorsqu’ils appellent les, Juifs « princes de Sodome et enfants d’Ethiopie (Isaïe 1, 13)», à cause de la corruption et du dérèglement de leurs moeurs. Ainsi, parce que saint Jean avait été le précurseur du premier avènement comme Elie le devait être du second, Jésus-Christ lui donne le nom d’Elie.

2. Il le fait encore pour montrer qu’il ne combattait point les Ecritures, et qu’il s’accordait parfaitement avec les prophètes. C’est pourquoi il ajoute « Je vous déclare qu’Elie est déjà venu, et ils ne l’ont point connu, mais ils l’ont traité comme il leur a plu ». C’est-à-dire, qu’ils l’ont mis en prison, Qu’ils l’ont outragé; qu’ils l’ont fait mourir, et qu’ils ont mis sa tête dans un bassin pour être le prix de la danse d’une fille. C’est ainsi que le Fils de l’homme sera traité par eux. Vous voyez, mes frères, que Jésus-Christ fait naître l’occasion de parler encore ici de sa mort et de ses souffrances, et qu’il console la douleur que ses disciples en ressentaient, par le souvenir de ce qu’avait souffert saint Jean, et par les miracles qu’il fit aussitôt qu’il leur en eut parlé.

Car presque toutes les fois qu’il entretient ses apôtres de ce sujet, il fait quelque miracle en leur présence pour les rassurer. Lorsque l’Evangile dit : « Alors il commença à leur déclarer qu’il fallait qu’il allât à Jérusalem, et qu’il y souffrit beaucoup de choses»; il marquait par ce terme «alors », le moment que les apôtres venaient de connaître et de confesser, publiquement que Jésus-Christ était le « Fils de Dieu » : de même, lorsqu’il leur a fait voir cette vision admirable sur la montagne, et que les prophètes ont dit beaucoup de choses touchant sa gloire, il leur parle aussitôt de sa passion, et après avoir rapporté (448) la mort funeste de saint Jean il conclut: «C’est ainsi que le Fils de l’homme doit bientôt être traité par eux » . Ainsi, lorsqu’il eut chassé un démon que ses disciples n’avaient pu chasser, l’Evangile dit : « Jésus-Christ étant en Galilée dit à ses apôtres: Le Fils de l’homme doit être livré entre les mains des pécheurs qui le feront mourir, et il ressuscitera le troisième jour ». Il usait de cette conduite pour diminuer, par l’éclat de ses miracles, l’excès de la douleur que cette prédiction causait à ses disciples. C’est ce qu’il tâche de faire en cet endroit de notre Evangile, lorsqu’il rappelle en leur mémoire le traitement qu’on avait fait souffrir à saint Jean.

Que si quelqu’un me demande ici pourquoi, puisqu’Elie doit faire tant de biens lorsqu’il viendra, Dieu différait tant de l’envoyer? Je réponds que les Juifs étaient si inconvertibles alors, que prenant Jésus-Christ pour Elie, ils n’en étaient pas plus portés à croire en lui. Car nous voyons que les Juifs croyaient que Jésus-Christ était ce prophète : « Quelques-uns », disaient les apôtres, « croient que vous êtes Elie, et d’autres que vous êtes Jérémie ». D’ailleurs il n’y avait point d’autre différence entre saint Jean et Elie que celle du temps. Si cela est, me direz-vous, comment croiront-ils alors? Car l’Evangile dit formellement « qu’il rétablira toutes choses ». Je réponds premièrement qu’ils croiront alors ce prophète, parce qu’ils le connaîtront mieux; mais principalement, parce que la gloire de Jésus-Christ sera répandue alors dans toute la terre et qu’elle sera plus brillante que le soleil. Mais lorsqu’à ces raisons Dieu ajoutera encore la prédication de ce grand prophète qui publiera hardiment que Jésus est le Fils de Dieu, il ne faut point douter que les Juifs ne le reçoivent et qu’ils ne l’écoutent avec beaucoup de docilité.

Quand Jésus-Christ dit ici: « Et ils ne l’ont point connu », il fait comme leur apologie, et il excuse en quelque sorte la grandeur de leur crime. Jésus-Christ donc, mes frères, console ses apôtres dans la douleur qu’ils ressentaient de sa passion future , en leur témoignant que tous les cruels traitements qu’il souffrira des Juifs seront injustes, et en enfermant ce souvenir si triste entre deux miracles : l’un qui s’est déjà fait sur le haut du Thabor, et l’autre qu’il va faire au pied de cette montagne.

Après que Jésus-Christ eut parlé de la sorte à ses apôtres, ils ne lui demandent point quand Elie viendrait. Ils étaient trop abattus par le souvenir de la passion, et ils étaient en même temps saisis d’un trop profond respect et d’une frayeur trop sainte à cause de cette gloire qu’ils venaient de voir. On peut remarquer assez souvent dans l’Evangile que, lorsqu’ils s’apercevaient que Jésus-Christ ne voulait pas s’expliquer clairement, ils ne le pressaient pas et demeuraient dans le silence. Lors donc qu’étant dans la Galilée il leur dit: « Le Fils de l’homme doit être livré entre les mains des pécheurs qui le tueront » , l’évangéliste ajoute : « Cette parole les affligea extrêmement », et saint Marc dit: « Qu’ils ne savaient ce que voulait dire cette parole, et qu’ils n’osaient lui en demander l’éclaircissement».

(Marc, IX, 31) Saint Luc dit de même: « Que cette parole leur était cachée, afin qu’ils n’en eussent aucune connaissance, et qu’ils appréhendaient de l’interroger. » (Luc, IX, 22.) «Après qu’il fut venu vers le peuple, un homme s’approcha de lui, et s’étant jeté à genoux à ses pieds, lui dit : Seigneur, ayez pitié de mon fils qui est lunatique, et est tourmenté misérablement. Car il tombe souvent dans le feu et souvent dans l’eau (14). Je l’ai présenté à vos disciples et ils ne l’ont pu guérir (15) ». L’Evangile marque ici beaucoup de circonstances qui nous font voir que la foi de cet homme était très-faible. Premièrement, Jésus-Christ lui dit lui-même, « que tout est possible à celui qui croit », comme pour lui dire que jusque là il n’avait pas cru. Cet homme lui dit ensuite: « Seigneur, aidez mon peu de foi. » Il lui dit encore: « Si vous pouvez » (Marc, IX, 22, 23), comme doutant qu’il le pût. Si c’était donc l’incrédulité de cet homme qui empêchait la guérison de son fils, pourquoi Jésus-Christ en rejette-t-il la cause sur ses disciples, sinon pour montrer qu’ils pouvaient faire ces sortes de miracles sans y être aidés par la foi de ceux qui imploraient leur assistance? Car si souvent la foi de ceux qui demandent ces grâces, est assez grande pour les mériter de Dieu sans la foi de ceux mêmes qui les font; quelquefois aussi la grande foi de ceux à qui l’on s’adresse suffit seule pour les faire. On en voit des exemples dans l’Ecriture. (Act. 10.) Corneille, par la seule force de sa foi, attira sur lui la grâce du Saint-Esprit; et Elisée ressuscita un mort, sans que personne (449) y contribuât, puisque ceux qui le jetèrent devant lui, ne le firent que par un transport de crainte, et non par le mouvement de leur foi. (IV Rois, 43.) L’appréhension qu’eurent les voleurs leur fit seule jeter ce corps mort auprès du sépulcre du prophète qui lui rendit aussitôt la vie par le seul attouchement de ses os. Nous devons donc conclure que les apôtres ne purent guérir ce possédé, parce qu’ils hésitèrent dans la foi, non pas tous, puisque les plus fermes colonnes n’étaient pas là.

3. Mais je vous prie, mes frères, de considérer quelle est la malignité de cet homme, qui vient devant tout un peuple accuser les apôtres de faiblesse et d’impuissance : « Je l’ai présenté », dit-il, « à vos disciples, et ils ne l’ont pu guérir » Mais Jésus-Christ, pour excuser ses apôtres, attribue à cet homme la plus grande part de la faute et dit : « O race incrédule et dépravée, jusques à quand serai-je avec-vous? jusques à quand vous souffrirai-je «(16)»? Il n’adresse pas seulement ces paroles à cet homme qui le priait, mais généralement à tous les Juifs. Car il est vraisemblable que plusieurs d’entre eux furent scandalisés de l’impuissance des apôtres, et qu’ils les méprisèrent en eux-mêmes. Lorsqu’il dit,: « Jusqu’à quand serai-je avec vous »? il fait voir le grand désir qu’il avait de mourir, et avec quelle ardeur il souhaitait de retourner à son Père. Il montre assez que ce qui lui était pénible en ce monde, c’était, non de souffrir la croix, mais de demeurer avec ces Juifs incrédules.

Il ne termine pas là son discours, il ajoute encore: « Amenez-le-moi ici ». Il lui demande combien il y avait de temps que ce possédé souffrait de ce mal; afin d’excuser en quelque sorte ses disciples, et de faire aussi concevoir à ce père quelque espérance de la guérison de son fils, en lui persuadant qu’il lui était facile de le délivrer de cet état. Il souffre néanmoins sur l’heure que le démon le tourmente et qu’il le déchire. Ce qu’il permit, non par un vain désir de gloire, en faisant voir son autorité par le reproche qu’il fit au démon devant tout le peuple; mais pour consoler le père, afin, qu’en voyant le démon trembler .à sa seule parole, il fût plus disposé à croire le miracle qu’il allait voir.

Cet homme, ayant donc répondu que son fils souffrait ce tourment depuis son enfance, et ayant ajouté aussitôt: « Mais si vous pouvez « quelque chose, aidez-nous et ayez pitié de « notre état » , Jésus-Christ lui répond sur l’heure : « tout est possible à ceux qui « croient », faisant encore retomber sur son peu de foi le délai de la guérison de son fils. Quand le lépreux dit à Jésus-Christ : « Seigneur, si vous voulez, vous pouvez me guérir » (Matth. VIII, 3); et qu’il rendait par ces paroles témoignage à sa souveraine puissance, Jésus-Christ loua ce qu’il avait dit, et le confirma même en disant : « Je le veux, soyez guéri ». Mais parce que cet homme, en disant,: « Si vous pouvez, aidez-nous », parlait d’une manière indigne de la toute-puissance du Sauveur, il lui en fait un reproche: « Tout est possible », dit-il, « à celui qui croit», comme s’il lui disait : Ma force est si infinie, qu’elle peut même communiquer aux autres la puissance de faire des miracles. Si vous croyez donc comme il faut, vous pourrez guérir sans peine, non-seulement votre fils, mais même les autres; et aussitôt après cette parole, il chasse, le démon.

Mais il faut admirer la providence et la bonté de Dieu sur ce possédé, non-seulement en ce qu’il le délivra enfin du démon; mais encore plus, en ce qu’il le conserva durant une si longue possession. Car, sans une protection toute particulière,. il n’est pas douteux qu’il serait mort longtemps auparavant. Le démon, qui le jetait tantôt dans le feu et tantôt dans l’eau, l’eût tué sans doute, si Dieu n’eût donné un frein à sa fureur, et s’il n’eût mis des bornes â la violence de sa rage. C’est ce qui fût aussi arrivé à ces démoniaques, qui couraient nus dans les, déserts, qui se frappaient eux-mêmes, et qui se déchiraient avec des pierres.

Que si l’Evangile appelle ce possédé « lunatique », il ne s’en faut pas étonner, puisque c’est le nom que son propre père lui donnait. Vous direz peut-être que 1’Evangile use encore aussitôt de ce terme, puisqu’il est dit ensuite que Jésus-Christ guérit « plusieurs lunatiques »? Il ne parle en cela que selon l’usage commun. Car le démon, par sa malice, voulant décrier cet astre, tourmentait plus ou moins les possédés, selon le cours et le décours de la lune; non pas, certes, que la lune exerçât aucune action sur eux; mais, encore une fois, c’était un effet de la malice du démon, qui voulait faire attribuer à la lune ce qu’il faisait lui-même. Il a réussi à faire admettre cette opinion fausse par beaucoup d’esprits, et, de (450) là, est venu le mot de « lunatique », appliqué à certains démoniaques.

« Les disciples vinrent après trouver Jésus en particulier, et lui dirent: Pourquoi nous autres ne l’avons-nous pu chasser (19) » ? Il me semble qu’ils craignaient d’avoir déjà perdu la grâce des miracles que Jésus-Christ leur avait donnée, et la puissance qu’ils avaient reçue sur les esprits impurs. C’est pour cela qu’ils viennent interroger Jésus-Christ « en particulier ». Ce n’était point par un mouvement de honte qu’ils affectaient ce « secret». S’ils eussent cru n’avoir plus cette puissance, il leur eût été inutile de craindre que le peuple le sût de la bouche du Sauveur, lorsque les faits l’eussent dit assez d’eux-mêmes, mais ils interrogent Jésus-Christ « en particulier », parce qu’ils avaient à lui parler d’une chose grande et secrète. Que leur répond donc le Fils de Dieu?

« Jésus leur répondit: C’est à cause de votre incrédulité. Car je vous dis en vérité : Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne: Transportez-vous d’ici là, et elle s’y transporterait, et rien ne vous-serait impossible (20) ». Si vous demandez ici quand on a vu les apôtres faire ce que dit ici Jésus-Christ, et transporter les montagnes d’un lieu en un autre, je vous répondrai qu’ils ont fait bien davantage en ressuscitant une infinité de morts. Car c’est l’effet d’une bien plus grande puissance de rappeler une âme dans un corps mort, que de transporter une montagne. On dit qu’on a vu dans la suite quelques saints bien moins considérables que les apôtres faire ces sortes de miracles, et transporter les montagnes selon les besoins. Que s’il ne s’est point trouvé d’occasion semblable du temps des apôtres, il serait injuste de les en blâmer. Et il faut remarquer que Jésus-Christ ne leur dit pas en général : vous transporterez les montagnes, mais vous pourriez les transporter. S’ils ne l’ont pas tait, ce n’est point par impuissance et par faiblesse, puisqu’ils ont fait d’autres choses incomparablement plus grandes; c’est seulement parce que l’occasion ne s’en est pas présentée, et qu’ils n’ont pas jugé cela nécessaire. Peut-être même qu’ils ont fait cette sorte de miracle, et que l’on n’en a rien marqué. Car on n’a pas écrit toutes les merveilles que les apôtres ont faites.

Mais nous pouvons dire encore qu’une des raisons pour lesquelles les disciples ne purent guérir ce possédé, c’est qu’en-ce moment ils étaient dans un état d’imperfection et de faiblesse. Car ils n’avaient pas toujours une foi égale et ils n’étaient pas toujours dans la même disposition. Nous avons vu que saint Pierre est appelé par Jésus-Christ même, tantôt « heureux » et tantôt « satan », et que le Sauveur les reprend tous en général, de ce qu’ils ne comprenaient pas le mystère du « levain ». Il est donc assez vraisemblable que les apôtres étaient alors dans cette disposition de faiblesse, qui leur était assez ordinaire avant la croix du Sauveur.

La « foi » dont Jésus-Christ parle ici, est la foi des miracles, et il la compare à un grain de sénevé, pour montrer sa vigueur et sa grande force. Car encore. que cette graine paraisse la plus petite. de toutes, elle surpasse néanmoins toutes les autres par sa vertu et par sa puissance. Et Jésus-Christ, pour montrer qu’un peu d’une véritable foi produisait des effets prodigieux, la compare à cette graine. Mais le Fils de Dieu ne s’arrête pas encore là, et après avoir fait voir que la foi pouvait agir sur les montagnes même, il dit: « Enfin rien ne vous sera impossible ».

4. Je vous prie, mes frères, d’admirer ici deux choses; la vertu des apôtres, et la force du Saint-Esprit. La vertu des apôtres parait en ce qu’ils ne rougissent point d’avouer leur impuissance ; et la force du Saint-Esprit se fait voir en ce que trouvant des âmes qui selon Jésus-Christ n’avaient pas même un grain de foi, il les a néanmoins élevées peu à peu jusqu’à une telle perfection qu’il a répandu la foi en elles comme une source très-abondante.

« Cette sorte de démons ne se chasse que par « la prière et par le jeûne (21) ». Jésus-Christ comprend dans ce mot « de démons » non-seulement tous les lunatiques, mais en général toutes sortes de possédés. Il commence peu à peu à former ses disciples, et à les porter au jeûne. Car il ne faut point objecter ici ce qui arrive quelquefois, quoique rarement, qu’on a vu des personnes chasser des démons sans le jeûne; Si cela est arrivé à un ou à deux, il n’en faut pas faire une loi : mais on peut dire en général que si l’on peut quelquefois sans le jeûne guérir ceux qui sont possédés, il est entièrement, impossible que celui qui est possédé, et qui vit dans le plaisir et dans les dé lices, soit jamais délivré du démon qui le (451) possède. Car le jeûne est le remède le plus efficace et le plus nécessaire à cette sorte de maladie.

Vous me direz peut-être, mes frères: S’il faut avoir la foi pour guérir ces sortes de démons, pourquoi ne suffit-elle pas elle seule? pourquoi y faut-il joindre le jeûne ? Je vous réponds que c’est parce que. le jeûne joint à la foi redouble encore le mérite de celle-ci. Car le jeûne a une force toute particulière. Il fait que nous excellons dans toutes les autres vertus. Il change les hommes en anges et les rend capables de combattre dans une chair fragile, contre les esprits de malice et contre les princes des ténèbres. Mais il ne faut pas que nous nous contentions de jeûner, il faut encore que la prière accompagne notre jeûne, et qu’elle tienne même le premier rang.

Les biens que produisent en nous ces deux vertus, lorsqu’elles sont jointes ensemble sont tout à fait admirables. Celui qui prie et qui jeûne comme nous disons, n’a plus besoin de tous les faux biens dola terre, et celui qui n’a plus besoin de ces biens en est d’ordinaire fort détaché, et est toujours prêt à faire l’aumône. Celui qui jeûne a l’esprit fervent, toujours élevé au ciel. Il prie avec application. Il éteint en lui les mauvais désirs. Il fléchit Dieu et apaise sa colère. Il humilie son âme et réprime son orgueil. C’est pourquoi les apôtres jeûnèrent presque toute leur vie. Celui qui joint la prière au jeûne, se fait comme deux ailes pour aller à Dieu, qui sont plus légères et plus vites que les vents. Il ne prie point avec tiédeur; il ne baille point, il ne s’étend point, il ne sommeille point en priant. Il est plus ardent que le feu; il s’élève au-dessus de toute la terre.

Ce sont ces âmes, mes frères, qui sont terribles au démon, et qu’il craint comme ses ennemis qui lui font la plus rude guerre. Car en effet, il n’y a rien de si puissant que le juste qui prie bien. Si une femme, au rapport de l’Evangile, eut le pouvoir de fléchir un juge brutal qui ne craignait ni Dieu ni les hommes combien plus fléchirons-nous Dieu, lorsque nous le prierons sans cesse, et que nous accompagnerons cette prière continuelle du jeûne et de l’abstinence de toutes les voluptés? Que si vous dites que vous êtes d’un complexion trop faible pour souffrir la sévérité du jeûne, serez-vous trop faible au moins pour prier et pour renoncer à tous les plaisirs?

Si vous ne pouvez jeûner, vous pouvez vous abstenir des plaisirs. Et cette seconde abstinence est une vertu que je ne distingue guère du jeûne. Elle suffit pour réprimer la violence du démon, qui n’aime rien tant que l’intempérance et la bonne chère, parce qu’elle est la source, et comme la mère des autres vices. C’est par elle qu’autrefois il jeta les Juifs dans l’idolâtrie, et qu’il embrasa les Sodomites d’une passion détestable: « L’iniquité des Sodomites, » dit l’Ecriture, « est venue de l’intempérance; ils ont été ce qu’ils étaient, parce qu’ils se sont trop remplis de viandes». (Ezéch. XVI, 47.) C’est par elle enfin qu’il a perdu une infinité d’âmes et qu’il les a livrées aux flammes éternelles. Car quel mal ne fait point l’intempérance, puisqu’elle change l’homme en pourceau, et le rend même plus impur aux yeux de Dieu? Le pourceau se contente de se plonger dans la fange, et de se nourrir dans les ordures les plus infâmes; mais l’intempérant va plus loin. Il se fait à lui-même d’autres plaisirs abominables; et il se remplit l’esprit d’objets criminels dont il se repaît.

J’ose dire même qu’il n’y a point de différence entre un intempérant et un démoniaque. Ils sont tous deux également furieux, tous deux emportés, sans retenue et sans pudeur, par une même violence. La différence que j’y trouve, c’est qu’on plaint le démoniaque, au lieu qu’on n’a que de l’horreur du voluptueux. On le hait et on le déteste, parce qu’il se jette volontairement lui-même dans cet état misérable; parce qu’il se plait dans son malheur, et qu’il trouve ses délices à faire de sa bouche, de ses yeux, de ses narines, et de tous ses sens, des amas de saletés que l’on ne saurait souffrir. Que si l’on passe plus avant pour considérer l’état de son âme, on la verra si défigurée, si languissante, et saisie d’un froid si mortel, qu’elle n’est presque plus capable d’animer le corps.

Je rougis de m’étendre davantage sur les maux que l’intempérance cause dans les hommes et dans les femmes. Je laisse cela à la conscience de ceux qui le savent mieux que moi. Quoi de plus hideux qu’une femme qui s’enivre jusqu’à ne pouvoir marcher qu’en chancelant? Plus le vaisseau est frêle, plus terrible aussi est le naufrage. Je ne distingue pas ici la femme libre de l’esclave. La femme libre, la maîtresse de maison, se déshonore (452) elle-même devant ses propres domestiques, par ce vice si infâme, et l’esclave qui y est sujette devient encore plus méprisable devant ses autres compagnes. Elles sont cause par leurs excès que les gens peu sages blasphèment contre Dieu, et qu’ils l’accusent de ses dons.

Car j’ai souvent entendu des gens qui, voyant ces excès de vin, et l’effet funeste qu’ils avaient produit, disaient hautement : Plût à Dieu qu’il n’y eût jamais eu de vin dans le monde. Qui peut souffrir cet aveuglement? Qui peut ne point condamner cette extravagance? L’homme pèche, et vous rejetez sa faute sur les dons de Dieu. Est-ce le vin qui a causé ces dérèglements, ou l’intempérance de relui qui en abuse? Que ne dites-vous plutôt : Plût à Dieu que jamais on n’eût abusé du vin ! Plût à Dieu qu’on ne vît jamais d’intempérants dans le monde? Si vous continuez de rejeter cette faute sur le vin, et de souhaiter qu’il n’y en ait jamais eu dans le monde, vous pourrez désirer de même qu’il n’y ait jamais eu de fer sur la terre, parce qu’on en abuse pour tuer les hommes. Vous souhaiterez qu’il n’y ait jamais de nuit, afin qu’il n’y ait plus de voleurs; vous désirerez qu’il n’y ait jamais de jour, afin que les médisants ne puissent rien voir. Et vous pourrez dire comme du vin: Plût à Dieu qu’il n’y eût point de femmes dans le monde; afin qu’il n’y eût point d’adultère ! N’irait-on pas ainsi jusqu’à détruire toutes les créatures de Dieu, parce qu’on en peut abuser et s’en servir contre le dessein de Dieu qui nous les a données?

5. Quittez donc ces pensées dont le diable seul est l’auteur. Ne condamnez point le vin, mais l’abus que l’on fait du vin. Quand cette personne qui vous fait horreur sera sortie de son ivresse, représentez-lui avec force l’état infâme d’où elle sort. Dites-lui que le vin nous est donné de Dieu pour renouveler notre vigueur et non pour nous rendre l’opprobre du monde et l’horreur de tous les hommes. Que Dieu nous a fait ce don pour guérir nos maladies, et non pour nous les attirer, pour soutenir la faiblesse de nos corps, et non pour affaiblir nos âmes. Dieu vous a honoré de ce don, pourquoi vous déshonorez-vous par l’abus que vous en faites?

Ne savez-vous pas que saint Paul dit à Timothée: « Usez d’un peu de vin, à cause de la faiblesse de votre estomac et de vos fréquentes maladies ». (1 Timoth. V, 23.) Si un si saint homme accablé de maladies, et qui passait toute sa vie dans une suite d’infirmités continuelles, n’use point de vin avant que son maître le lui conseille, quelle excuse nous peut-il rester d’en prendre avec tant d’excès lorsque notre santé est excellente? Saint Paul disait à Timothée: « Usez d’un peu de vin, à cause de la faiblesse de votre estomac et de vos fréquentes maladies », et il dirait à ces personnes intempérantes :Usez de peu de vin à cause de ces crimes honteux où vous tombez, et de ces adultères que produisent vos débauches.

Que si cette considération n’est pas assez puissante tour vous rendre tempérants, devenez sobres au moins par la considération des maux qui naissent de ces excès. Dieu n’a pas donné le vin à l’homme pour l’affliger, et pour lui causer du chagrin par le dérangement de la santé qui suit d’ordinaire les débauches. II le lui a donné au contraire pour le remplir de joie. « Le vin », dit le Prophète, « réjouit le coeur de l’homme ». (Psal. CIII, 29.) Cependant vous lui ôtez cet effet, et vous lui en donnez un autre tout opposé. Car quelle joie peut avoir celui qui est toujours hors de lui-même, qui ressent mille douleurs, qui vit dans une agitation continuelle, qui est dans un aveuglement profond, et qui sent toujours comme les transports d’une fièvre violente.

Je ne parle pas ici de tous, mais je parle à tous. Je sais que tous ne sont pas sujets aux excès du vin. Dieu nous garde de ce malheur, mais je vois avec douleur que ceux qui sont sobres, n’ont pas assez de soin de corriger les intempérants. C’est pourquoi je m’adresse plutôt à vous qui avez horreur de ces excès, et j’imite les médecins qui ne s’arrêtent point à parler aux malades, et qui prescrivent leurs ordonnances seulement aux personnes qui les environnent. C’est donc à vous autres qui êtes sobres que je parle maintenant. Je vous conjure en premier lieu, de ne vous laisser jamais tomber dans une passion si brutale, et je vous exhorte ensuite à travailler pour en retirer les autres, et pour les empêcher de se réduire dans un état pire que l’état des bêtes. Car les bêtes se contentent de ce qui leur suffit pour vivre; elles ne désirent rien de plus. Mais les personnes intempérantes sont plus brutales, et passent au delà des bornes de la nature.

Je rougis de dire que les chiens et que les ânes sont préférables aux personnes dont nous (453) parlons. Ces animaux se contentent de manger et de boire autant qu’ils en ont besoin. Ils ont des bornes qu’ils ne passent point, quelque ‘violence qu’on leur puisse faire. N’êtes-vous donc pas pire que ces animaux? Je vous en prends pour juge vous-même. Car toutes les personnes raisonnables n’en doutent pas. N’est-il pas visible que vous vous ravalez plus bas que ces bêtes, et que vous vous conduisez plus brutalement? Vous évitez de forcer ces animaux à passer les bornes de la nécessité dans la nourriture qu’ils prennent, et vous craindriez que ce superflu ne leur fît tort: cependant vous n’avez pas le même soin de vous-même. Tant il est vrai que vous vous regardez comme étant au-dessous de ces bêtes, et que vous devenez plus brutal qu’elles, en ne craignant point les maladies où votre intempérance vous jette. Car ce n’est pas au moment que vous êtes dans ces débauches, que vous en ressentez les fâcheuses suites. Elles ne se font sentir que longtemps après. Et comme lorsque, la fièvre est passée, il en reste des humeurs malignes qui perdent le corps si on ne les purge; de même lorsque vos excès sont passés, il en reste un feu dans le corps qui le perd, et qui perd en même temps l’âme. Le corps en devient languissant. Il est sans vigueur, et tout brisé comme un vaisseau battu de la tempête. L’âme en est encore plus misérable. Elle sent en elle-même un feu qui la dévore, et qu’elle ne peut supporter. Lorsqu’elle paraît revenir à elle-même, et sortir de cet assoupissement’ brutal, c’est alors qu’elle paraît plus transportée et plus agitée de fureur; elle ne respire que le vin qui vient de la perdre, et elle ne souhaite que de se replonger dans ses excès, où sa raison vient d’être ensevelie.

Lorsqu’une tempête cesse, les pertes qu’elle avait causées ne cessent pas avec elle. Ce qu’on a jeté dans la mer y demeure et ne se peut plus réparer. Il en est ainsi des intempérants. Il faut nécessairement que leurs excès leur fassent perdre pour jamais toutes leurs vertus. S’ils avaient auparavant quelque modestie, quelque pudeur, quelque sagesse, quelque patience, ou quelqu’humilité, ils sont obligés d’abandonner toutes ces vertus si rares, comme on jette dans la mer durant la tempête ce que l’on a de pins précieux. Mais le vaisseau qui s’est ainsi déchargé, n’en est que plus léger pour achever son voyage, au lieu que l’âme qui perd toutes ses vertus en devient beaucoup plus pesante. Elle n’a plus cet or précieux, et ces diamants sans prix dont elle était si heureusement chargée. Elle est misérablement appesantie par un sable qui l’accable, et par une eau bourbeuse et infecte, qui perd tout ensemble le vaisseau et le pilote qui le conduit.

Pour éviter ce malheur, mes frères, fuyons avec horreur l’intempérance ,de la bouche. Souvenons-nous toujours que jamais les ivrognes n’entreront dans le royaume des cieux:

« Ne vous trompez pas», dit saint Paul, « les ivrognes et les médisants ne seront point les héritiers du royaume des cieux ». Que dis-je du royaume des cieux? Ils ne jouissent plus même avec plaisir de ce qu’ils ont sur la terre. Leurs excès leur en ôtent le sentiment. Ils leur changent les jours en nuits, et la lumière en ténèbres. Ils ont les yeux ouverts, et ils ne voient pas. Ils souffrent des maux sans nombre. Ils tombent dans des tristesses et dans des ennuis déraisonnables. Ils deviennent comme insensés, et ressentent des faiblesses ridicules qui les rendent la fable du monde, sans qu’on puisse plaindre leur état, ou excuser des personnes qui se précipitent d’elles-mêmes dans de si grands maux. Fuyons donc, mes frères, ces excès infâmes, fuyons une maladie si dangereuse, afin que nous jouissions, et dans ce monde et dans l’autre, des biens que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (454)

HOMÉLIE LVIII: « OR, COMME ILS ÉTAIENT EN GALILÉE, JÉSUS LEUR DIT : LE FILS DE L’HOMME DOIT ÊTRE LIVRÉ ENTRE LES MAINS DES HOMMES. ET ILS LE FERONT MOURIR, ET ILS RESSUSCITERA LE TROISIÈME JOUR : CE QUI LES AFFLIGEA EXTRÊMEMENT ». (CHAP. XVII, 21, 22, JUSQU’AU VERSET 7, DU CHAP. XVIII.)

ANALYSE 

1. Qu’était-ce que le didrachme.

2. Pierre était du nombre des premiers-nés. — Il faut que l’humilité précède celui qui veut entrer dans le royaume des cieux.

3. Jésus-Christ dans ses instructions, emprunte souvent des exemples à la nature; les manichéens ont donc tort de condamner la nature comme mauvaise en elle-même.

4 et 5. Qu’il ne faut pas tirer vanité de sa naissance. — Combien ce qu’on appelle noblesse dans le monde se réduit à peu de choses. — A combien de maux sont sujets les riches. — Que la vraie liberté ne se trouve point dans les personnes du monde, mais dans celles qui sont en Dieu. — Combien les favoris des rois sont esclaves. — Que les biens du monde sont des maux; et que les maux des justes sont des biens.

 

1. Jésus-Christ, mes frères, entretient ses apôtres de sa croix et de sa passion pour les empêcher de s’ennuyer en Gaulée et de dire : Que faisons-nous si longtemps en ce pays ? Le Sauveur savait que ce discours leur ôterait jusqu’à la pensée de revoir Jérusalem. Mais admirez comment, après les reproches que Jésus-Christ fit à saint Pierre, après les entretiens de Moïse et d’E1ie, qui appelaient la passion de Jésus-Christ son triomphe et « sa gloire», après la voix que le Père fit entendre sur le Thabor, après tant de différents miracles, enfin après l’assurance de sa résurrection qui ne devait être différée que de trois jours, les disciples néanmoins ne peuvent souffrir que Jésus-Christ leur parle de sa passion, et « qu’ils s’affligent aussitôt » qu’il leur en parle. C’est sans doute parce qu’ils ne comprenaient pas toute la force des paroles de Jésus-Christ, comme le marquent saint Luc (chap. IX) et saint Marc (chap. IX), qui disent clairement « qu’ils ignoraient cette parole, qu’elle leur était cachée, et qu’ils craignaient de l’interroger ». Mais ne peut-on pas demander, puisqu’ils ignoraient cet paroles, comment ils pouvaient, s’en affliger. Il est visible qu’ils ne les pouvaient ignorer entièrement et qu’ils comprenaient assez par de si fréquentes redites que leur Maître devait mourir. Mais ils ne comprenaient pas qu’il dût ressusciter, ensuite, ni quand ni comment il le ferait. Ils ne prévoyaient point les grands biens que sa mort devait apporter au monde, ni la gloire infinie qui la devait suivre. C’était cette ignorance qui causait leur douleur, parce qu’ils étaient fort attachés à leur Maître.

« Mais lorsqu’ils furent venus à Capharnaüm, ceux qui recevaient le tribut des deux drachmes vinrent dire à Pierre: Votre Maître ne paye-t-il pas le tribut (23) » ? Quel était, mes frères, ce tribut des deux drachmes? Voici en un mot ce qui, y avait donné lieu. Quand Dieu frappa l’Egypte de la plaie épouvantable par laquelle il fit mourir, ses premiers-nés, il voulut, en souvenir de ce miracle, se réserver la tribu entière de Lévi, au lieu des premiers-nés de toutes les autres tribus. Mais comme dans la suite le nombre des premiers- nés de toutes les tribus surpassait celui des hommes de la tribu de Lévi, Dieu commanda que pour y suppléer le premier-né de chaque maison lui offrît deux drachmes. Ce qui se fit dans la suite et se pratiqua très-exactement. Comme donc Jésus-Christ était du nombre des premiers-nés et que Pierre paraissait le premier de tous les apôtres, les juifs s’adressent à celui-ci pour exiger ce tribut. Je soupçonne que chacun payait cet impôt dans (455) sa ville ; c’est pourquoi les Juifs saisissent l’occasion de ce que Jésus-Christ était à Capharnaüm, qui passait pour sa patrie, pour le lui demander. Ils n’osent pas s’adresser à Jésus-Christ même. Ils s’adressent seulement à saint Pierre, et même sans violence, mais avec douceur, Car ils ne parlent pas sur le ton de la récrimination; ils interrogent simplement: « Votre Maître », dirent-ils, « ne paye-t-il pas « le tribut? » Quoique ces gens n’eussent pas encore du Sauveur toute l’estime qu’ils en devaient avoir, et qu’ils ne le regardassent que comme un simple homme, les miracles néanmoins qu’ils lui voyaient faire ne laissaient pas de leur imprimer du respect pour sa personne.

« Il leur répondit: Oui, il le paye (24) ». L’apôtre répond à ces gens que son Maître payait le tribut; cependant il n’en parle pas à son Maître, peut-être parce qu’il rougissait de le faire; mais Celui qui est la douceur même et qui voit tout le prévient ainsi lui-même « Et étant entrés dans la maison, Jésus le prévint et lui dit: Que vous en semble, Simon? De qui les rois de la terre reçoivent-ils les tributs et les impôts? Est-ce de leurs propres enfants ou des étrangers? — Des étrangers, répondit Pierre. Jésus lui dit : Les enfants en sont donc exempts (25) »? Jésus-Christ parle d’abord à saint Pierre afin qu’il ne crût pas qu’il eût ouï parler de ce tribut à ceux qui avaient charge de l’exiger. Il semble vouloir donner à son disciple une ouverture pour lui parler librement d’une chose dont celui-ci craignait de l’importuner. Voici le sens de ce que dit le Sauveur: Je suis libre et je ne dois point payer le tribut. Car si les rois de la terre n’exigent rien de leurs enfants, mais seulement des étrangers, il est bien plus raisonnable que je sois exempt de tout tribut, puisque je ne suis pas seulement le fils d’un roi de la terre, mais le fils du roi et le roi même du ciel.

Remarquez, mes frères, comme il distingue ceux qui sont fils de ceux qui ne le sont pas. S’il n’eût pas été véritablement Fils de Dieu, c’eût été en vain qu’il eût rapporté l’exemple des enfants des rois de la terre. Que nul impie ne vienne dire: Je reconnais que Jésus est le Fils de Dieu, mais il n’est pas son véritable fils. Car alors il est étranger, et s’il est étranger, cet exemple n’a plus de force. Car Jésus-Christ ne parle pas simplement des enfants, mais des enfants véritables, des enfants légitimes qui ont part à l’héritage et au royaume de leur père. C’est pourquoi il marque cette différence en appelant « étrangers » ceux qui ne sont pas nés de ces rois, et « enfants » ceux qui sont sortis de leur sang. Et remarquez, mes frères, lue Jésus-Christ confirme encore la révélation que Dieu avait faite à saint Pierre, en lui découvrant que Jésus-Christ était véritablement son Fils. Cependant le Sauveur ne s’arrête pas à cela. Et par une condescendance merveilleuse il consent à payer, mais d’une manière qui montre une fois de plus qui il était. Car il ajoute aussitôt : « Mais afin que nous ne les scandalisions point, allez-vous-en à la mer, et jetant votre ligue, prenez le premier poisson qui se présentera, et dans sa bouche vous trouverez une pièce d’argent de quatre drachmes, que vous prendrez, et la leur donnerez pour moi et pour vous (26) ». Admirez, mes frères, comment Jésus-Christ allie ensemble deux choses si différentes, et comment il trouve le moyen de ne point refuser le tribut, et de ne le point donner non plus en esclave et en tributaire. Il évite également de scandaliser d’un côté ses disciples, et de l’autre ceux qui reçoivent ces tributs. Car il ne le donne pas comme étant sujet à cette loi, mais seulement pour épargner la faiblesse de ces hommes. Nous avons vu ailleurs qu’il ne tient pas compte des scandales, comme lorsqu’il parlait du discernement des viandes, et nous voyons ici qu’il les évite, pour nous apprendre les temps et les rencontres où nous devons négliger ou apaiser ceux qui se scandalisent de notre conduite.

2. Mais il fait encore mieux voir ce qu’il est par la manière dont il s’acquitte de ce tribut. Car pourquoi affecte-t-il de le payer non de l’argent que ses disciples pouvaient avoir, mais de celui qui leur fait trouver d’une manière si surprenante, sinon pour faire voir qu’il était Dieu et le souverain maître de toutes choses, et que toute l’étendue des mers était assujétie à sa puissance? Il avait déjà fait sentir son empire à cet élément, en lui commandant si souverainement de se calmer, en foulant aux pieds ses flots, et les faisant fouler à son disciple; mais il montre encore ici qu’il en est le maître d’une manière qui nous étonne davantage. Car quel prodige, mes frères, de prédire que le premier poisson que le disciple pêchera dans, ces vastes abîmes d’eaux, aurait dans sa bouche l’argent qu’il (456) fallait payer, et de témoigner ainsi que ses commandements secrets, et ses ordres invisibles étaient comme un filet qui tirerait de la mer le poisson dont il avait besoin et qui lui apporterait cette pièce de quatre drachmes? Il n’y avait qu’un Dieu qui pût ainsi commander à la mer de payer tribut, qui pût se faire obéir d’elle. jusqu’à la forcer, par sa seule parole, de se taire et de se calmer, et de s’affermir sous les pieds d’un homme qui était comme elle la créature du même maître. «Donnez-le n, dit Jésus-Christ, « pour moi et pour vous ». Vous venez de voir la gloire de Jésus-Christ dans cette rencontre. Voyez maintenant la grande vertu de Saint Pierre. Il semble que saint Marc son disciple ait évité de parler de cette action, parce qu’elle était trop glorieuse pour son maître. Il rapporte avec soin son renoncement, et il passe sous silence ce qui le pouvait relever. Peut-être que saint Pierre lui-même l’avait prié de ne rien dire de lui, qui lui fût trop avantageux. Jésus-Christ dit à saint Pierre « Pour moi et pour vous », parce que cet apôtre était aussi du nombre des premiers-nés. Admirez donc la puissance de Jésus-Christ en cette rencontre, mais admirez en même temps la grande foi de ce disciple, qui obéit si promptement à un commandement si extraordinaire. Aussi, pour récompense de sa foi Jésus-Christ lui fait l’honneur de le joindre à lui dans le paiement du tribut.

« En ce même temps les disciples s’approchèrent de Jésus, et lui dirent : Quel est le plus grand dans le royaume des cieux (XVIII, 1)»? Apparemment les disciples avaient ressenti contre saint Pierre quelque atteinte de cette jalousie si naturelle aux hommes. L’évangéliste semble le marquer en disant : « En ce même temps », c’est-à-dire, lorsque Jésus-Christ préférait saint Pierre aux autres disciples, et même à ces deux frères, saint Jacques et saint Jean qu’il favorisait si fort. Car quoiqu’il y en eût un des deux qui fût premier-né, aussi bien que saint Pierre, Jésus-Christ néanmoins ne se met point en peine de lui. C’est ce qui leur donne occasion de faire à Jésus-Christ cette question. Mais comme ils rougissaient de découvrir ce qu’ils ressentaient en eux-mêmes, ils n’osent lui dire clairement : Pourquoi honorez-vous plus Pierre que nous? Est-il le plus grand de nous tous.? Ils cachent leur secrète jalousie. Ils disent seulement en général : « Qui est le plus grand dans le royaume des cieux »? Quand ils ont vu trois d’entre eux plus favorisés que les autres, ils n’en ont point témoigné d’aigreur; mais quand ils voient qu’un seul reçoit toutes ces préférences, c’est alors qu’ils en conçoivent de l’envie. Mais outre cette raison particulière, ils en rassemblaient encore plusieurs autres qui étaient passées, dont leur envie s’envenimait davantage. Ils se souvenaient que Jésus-Christ lui avait dit, il y avait fort peu de temps:

« Je vous donnerai les clefs du royaume des cieux. Vous êtes bienheureux, Simon, fils de Jean » et ils venaient de lui entendre dire en cette dernière rencontre : « Donnez cet argent pour moi et pour vous ». Enfin ils voyaient qu’il parlait toujours à Jésus-Christ avec une liberté et une confiance particulière.

Que si saint Marc ne dit pas que les apôtres interrogèrent Jésus-Christ, mais seulement «qu’ils pensaient en eux-mêmes, quel était le plus grand d’entre eux, » cela ne le met point en contradiction avec saint Matthieu. Et il est vraisemblable que d’abord les disciples ressentirent en eux-mêmes ces mouvements de jalousie, et qu’enfin ils en parlèrent à Jésus-Christ. Mais il serait injuste de s’arrêter à considérer cette légère faute des disciples, et de ne pas admirer la grande vertu qu’ils font paraître. D’abord ils ne demandent rien de terrestre. Nous les voyons ensuite se défaire plus tard de ce sentiment de jalousie, et se céder volontiers entre eux le premier rang. Pour nous autres, nous ne pouvons même arriver à l’état de leur imperfection. Nous ne demandons point comme eux : « Quel est 1e plus grand dans le royaume des cieux ? » Mais quel est le plus grand dans le royaume de la terre? quel est le plus riche? quel est le plus puissant? Voyons maintenant comment Jésus-Christ répond à cette demande. Il découvre ce qu’ils avaient de plus caché dans le coeur, et il répond plutôt à leurs pensées qu’à leurs paroles.

« Et Jésus ayant appelé un petit enfant, le mit au milieu d’eux et leur dit (2) : Je vous dis en vérité que si vous ne vous convertissez et si vous ne devenez semblables à des petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux (3). C’est pourquoi quiconque s’humiliera soi-même et se rendra petit comme, cet enfant, sera le plus grand dans le royaume des cieux (4) ». Je vois, mes disciples, que vous êtes fort en peine de savoir (457) quel est le plus grand dans le ciel et vous disputez pour savoir qui de vous sera le premier, et moi je vous dis au contraire que celui qui ne se rend pas le dernier de tous, n’est pas digne d’y entrer. Il met au milieu d’eux tous, un modèle de l’humilité qu’il exige, pour les instruire par les yeux, et pour leur donner un exemple sensible de la simplicité et de la douceur à laquelle il les exhortait. Car un enfant est exempt d’envie et de vaine gloire il ne désire point l’honneur ni la préférence ; mais il possède souverainement la simplicité qui est comme la reine des vertus. Il faut donc que nous soyons non-seulement sages et courageux comme des hommes parfaits, mais encore simples et humbles comme des enfants. Notre salut est en danger sans cette vertu, et tout nous manque quand nous manquons d’humilité. Qu’on offense et qu’on injurie un enfant, qu’on le frappe et qu’on le punisse, il n’en ressent point d’aigreur ni d’aversion. Il ne s’enorgueillit point non plus lorsqu’on le loue ou qu’on le caresse.

3. Ainsi Jésus-Christ nous instruit par la considération des ouvrages de la nature, et il nous montre que nous pouvons revenir par la vertu à l’état des petits enfants. Jésus-Christ confondait par cette conduite l’impiété détestable des manichéens qui accusent la nature en elle-même. Car si la nature était mauvaise, comme ils osent le soutenir, comment Jésus-Christ en tirerait-il des exemples pour nous porter à la vertu? On doit croire que l’enfant qu’il leur proposait était fort petit et incapable de passion. Car les plus petits enfants ne sentent aucun mouvement d’orgueil ni d’envie, ni des autres passions semblables; et quoiqu’ils possèdent les plus grandes des vertus, l’humilité ,la simplicité et l’innocence, ils ne peuvent en concevoir d’orgueil. C’est le double. avantage de ces petits enfants de posséder de si grands biens et de n’en point avoir de vanité. C’est pourquoi Jésus-Christ met cet enfant au milieu de ses disciples, et ne se contentant pas de ce qu’il a dit, il ajoute:

« Et quiconque reçoit en mon nom un petit enfant tel que je viens de dire, me reçoit moi-même (5)». Comme s’il leur disait : Vous devez attendre de moi une grande récompense, non-seulement si vous devenez semblables à cet enfant, mais si à cause de moi vous honorez ceux qui leur ressernb1ent ; et je récompenserai d’un royaume l’honneur que vous leur rendrez. Il en va même plus loin, en disant:

« Il me reçoit moi-même ». Il ne pouvait mieux témoigner combien l’humilité lui plaît qu’en parlant ainsi. Car il marque ici par ces enfants, les personnes humbles, simples et méprisées de tout le monde; mais pour imprimer davantage ces paroles dans l’esprit des hommes, après qu’il les a portés à respecter ces petits enfants par la promesse de ses récompenses, il les y porte encore par la terreur de ses menaces.

« Que si quelqu’un est un sujet de chute et de scandale à un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui, que l’on pendît à son cou une de ces meules qu’un âne tourne et qu’on le jetât au fond de la mer (6) ». Si ceux qui honoreront ces petits à cause de moi posséderont le ciel e la gloire infinie que je leur prépare; ceux au contraire qui les mépriseront, en seront cruellement punis. Car par ce mot de «scandaliser », il entend ceux qui les méprisent. Que si Jésus-Christ donne à ce mépris le nom de « scandale », il ne s’en faut pas étonner, puisque plusieurs sont scandalisés en effet, lorsqu’ils se voient méprisés à cause de leur simplicité. Il montre donc toute la grièveté de cette faute par la peine dont il nous menace de la punir. Et pour exprimer la grandeur du supplice qui devait la venger, il se sert d’une comparaison qui nous est connue et que nous voyons de nos yeux. C’est ainsi que lorsque Jésus-Christ veut exciter les personnes les plus incultes, il se sert toujours de comparaisons sensibles: ainsi, pour nous tracer ici l’image de la peine dont il châtierait ceux qui mépriseraient ces petits, il se sert de l’exemple de quelqu’un qui se noie une meule au cou.

La suite de son discours le porta naturellement à. dire: « Celui qui ne reçoit point un de ces petits, ne me reçoit point moi-même », ce qui était plus terrible que tout ce qu’il eût pu dire; mais parce que les esprits grossiers n’en auraient pas été touchés, il aime mieux les menacer de cette « meule » et du péril d’être précipités au fond de la mer. Il ne dit pas formellement qu’on leur attacherait en effet celte meule au cou et qu’on les jetterait dans la mer; mais «qu’il vaudrait mieux pour eux » qu’on le fit, montrant assez par ces paroles qu’ils devaient s’attendre à souffrir un terrible tourment. Que si ce seul supplice qu’il rapporte pour exemple, est déjà si (458) épouvantable, combien le doit être davantage l’autre dont celui-là n’est que comme l’ombre et la peinture? Il rend donc cette menace doublement terrible; premièrement par le supplice qu’il rapporte seulement pour exemple, et ensuite par la grandeur de l’autre auquel il nous fait songer.

C’est donc ainsi, mes frères, que Jésus-Christ s’efforce de déraciner en nous l’orgueil et la vaine gloire, et qu’il tâche de guérir une plaie qui est si profonde dans nos coeurs. C’est ainsi qu’il nous exhorte à n’aimer jamais les premières places, et qu’il apprend aux personnes ambitieuses à se faire violence, et à ne chercher jamais que le dernier rang. Car il n’y a rien de si pernicieux que l’orgueil. Ce vice éteint de telle sorte toutes les lumières de la nature, qu’il semble que ceux qu’il domine aient perdu le sens et la raison. Nous regarderions comme un fou celui qui n’étant haut que de trois coudées, se croirait aussi grand qu’une montagne; qui en serait très-persuadé, et qui lèverait même sa tête en haut, s’imaginant que les plus hautes montagnes seraient au-dessous de lui. Après cette extravagante pensée, nous ne demanderions point d’autre preuve de sa folie. Ainsi, lorsque vous voyez un homme qui s’estime plus que tous les autres, et qui se croit offensé d’être obligé de vivre avec le commun des hommes, ne cherchez point d’autre marque de sa folie. Il est plus ridicule que ceux qui ont perdu l’usage de la raison, d’autant plus qu’il se réduit volontairement lui-même à cette folie et à cette. extravagance, et qu’étant infiniment misérable, il n’a aucun sentiment de la misère où il se plonge. Car quel est le superbe qui ait de ses péchés le regret qu’il eu doit avoir? Quel est celui qui les puisse même connaître? Le démon ne le traite-t-il pas comme un esclave qu’il tourne et qu’il manie comme il lui plaît, de qui il fait tout ce qu’il veut, et dont il dispose souverainement? Il le traite avec insultes et avec outrages. Il en jette quelquefois dans un tel aveuglement de folie qu’il leur persuade de s’élever insolemment au-dessus de leurs ancêtres, et de mépriser leurs propres femmes et leurs enfants. Il en porte au contraire d’autres à tirer de ces mêmes personnes des sujets de vanité. Et peut-il y avoir rien de moins raisonnable que de tirer un même sujet de gloire de deux choses si opposées: les uns d’avoir des aïeux inconnus et méprisables, les autres d’en avoir d’illustres et de glorieux?

4. Par quel moyen, mes frères, réprimerons- nous la vanité de ces deux sortes de gens? Il faut que nous disions à ceux qui s’élèvent de la grandeur de leurs aïeux, que souvent si, sans trop approfondir leur généalogie, ils passaient seulement au delà de leur grand-père, ils trouveraient peut-être que ceux qui l’auraient précédé étaient des personnes de basse condition, des cuisiniers, des meuniers, des cabaretiers. Il faut au contraire que nous disions aux autres qui s’élèvent au-dessus de leurs pères, que s’ils examinaient leur race qui paraît déchues et que s’ils remontaient jusqu’à la troisième ou à la quatrième génération, ils y trouveraient des personnes qui leur sont préférables en toutes manières. Il est aisé de prouver par l’Ecriture combien ce que je dis a été ordinaire dans les familles. Salomon était fils de David, un roi très-illustre comme tout le monde le sait, mais qui était né d’un père fort inconnu. Il avait aussi un grand-père maternel si peu considéré dans le monde, qu’il ne pouvait pas donner sa fille en mariage à un des derniers soldats; mais si l’on remontait plus haut, on trouverait peut-être que ces aïeux si peu considérables, descendaient eux-mêmes d’une très-noble famille. On peut dire la même chose de Saül et de beaucoup d’autres.

Ne nous élevons donc jamais, mes frères, pour des sujets qui le méritent si peu.. Qu’est-ce donc en réalité que la noblesse? rien, rien, qu’un mot vide de chose. Vous comprendrez combien ce que nous vous disons est véritable, lorsque le dernier jour arrivera, où chaque chose paraîtra à nu, et selon ce qu’elle est aux veux de Dieu. Je souhaiterais, mes frères, de prévenir par mes raisons, ce que ce jour nous découvrira trop tard, et je voudrais de tout mon coeur vous, persuader aujourd’hui que ce que vous appeler noblesse n’est qu’un vain fantôme. Car sans m’arrêter aux autres raisons, représentez-vous seulement, lorsqu’il arrive une guerre, ou une famine, ou une peste, ou quelque autre affliction publique, combien tous ces titres de noblesse disparaissent, combien le pauvre et lé riche, le noble, et le roturier, le souverain et le sujet, sont alors confondus ensemble. Enfin la maladie et la mort les égalent tous, et ces différentes classes souffrent alors les mêmes maux. On peut dire même que les grands sont plus tourmentés que les autres. Comme ils sont moins accoutumés à (459) ces événements fâcheux, et qu’ils y pensent moins durant la vie, ils en sont beaucoup plus surpris à la mort.

Ne voit-on pas aussi que la crainte déchire davantage ceux qui sont riches que les pauvres? Ne craignent-ils pas leurs souverains, et n’appréhendent-ils pas encore le peuple, plus même qu’ils ne font les rois ? Car on a vu souvent les maisons des riches renversées, tantôt par la fureur d’une populace mutinée, et tantôt par la colère d’un souverain irrité: le pauvre est à couvert également de ces deux fléaux. Ne me parlez donc plus de cette noblesse, et si vous me voulez prouver que vous êtes noble, faites-moi voir que vous êtes libre. J’entends cette liberté chrétienne et héroïque que le bien heureux Précurseur alliait avec une extrême pauvreté, et qui lui faisait dire hardiment à Hérode : « Il ne vous est pas permis d’avoir la femme de votre frère Philippe ». (Matth. III.) Cette liberté, dis-je, que possédait le prophète Elie, à qui le saint dont nous parions était si semblable, et qui disait si généreusement au roi Achab : « Ce n’est pas moi qui trouble Israël, mais vous et la maison de votre père». (III Rois, XVIII, 18.) Enfin, cette liberté dont ont usé tous les prophètes, et ensuite tous les apôtres.

Les âmes timides des riches et des avares sont bien éloignées de cette fermeté. Ceux-là tremblent toujours, et sont aussi saisis de peur que des enfants environnés de maîtres fâcheux et sévères, ils n’osent pas même élever leur pensée, ni leurs yeux pour entreprendre quelque action de vertu. L’amour des richesses, de la gloire et des autres passions, les tient dans une servitude honteuse, et l’es rend également lâches et flatteurs. Rien n’ôte tant à l’âme sa liberté et sa générosité naturelle, que l’embarras des choses du monde, et l’amour de ce qui y paraît de plus éclatant. Ceux qui sont possédés de ces passions, ne sont pas seulement assujétis à un ou deux maîtres, mais ils sont les esclaves d’une infinité de tyrans.

Pour en juger, mes frères, il ne faut que voir un d’entre les favoris du souverain, qui ait des richesses infinies, une puissance absolue, une noblesse éclatante, et qui s’attire par tant de qualités les yeux et l’admiration de tout le monde. Croyez-vous qu’il nous soit impossible de vous montrer qu’un homme en cet état, soit le dernier des esclaves? Pour le faire avec plus d’ordre, comparons-le, non simplement avec un serviteur, mais avec l’esclave de quelque autre serviteur. Cela arrive tous les jours dans les maisons des grands, ils ont leurs officiers, et ces officiers ont d’autres personnes sous eux. Ce sont ces derniers que je considère. Je regarde un homme dans cet état le plus rabaissé de tous. Il a au moins cet avantage, qu’il n’a qu’un maître, et il lui est fort indifférent, si ce maître est libre ou s’il ne l’est pas. Il n’a que lui à contenter, et c’est le seul à qui il doive tâcher de plaire. Et s’il peut être assez heureux pour gagner son amitié, il est comme assuré de passer toute sa vie dans le plus grand repos du monde.

Ce favori, au contraire, dont vous admirez le bonheur, n’est pas assujéti seulement à un ou deux maîtres. Il en a une infinité, et qui sont tous très-pénibles et très-fâcheux. Son prince est celui de tous qui l’inquiète le plus. Car, qui ne sait quelle différence il y a entre servir un maître particulier, ou servir un souverain qui écoute toutes sortes de personnes, et qui se déclare l’ami, tantôt d’un de ses sujets, et tantôt de l’autre. C’est pourquoi, bien que ce favori ne se sente coupable de rien, il ne laisse pas de craindre tout. Il a tout le monde pour suspect, ses égaux et ses inférieurs, ses amis et ses ennemis.

Vous me direz, peut-être, que l’esclave de cet autre serviteur tremble aussi devant son maître. Cela peut être, mais je vous ai déjà dit qu’il y a bien de la différence entre craindre un seul homme, ou en craindre un si grand nombre. Au contraire, si l’on examine les choses selon la vérité, on trouvera que ce dernier ne craint personne, parce que personne ne lui porte envie. Personne ne fait des intrigues et des cabales pour le chasser de sa place, et pour 1’occuper. Ce favori, dont nous parlons, est en butte à tout le monde, et tous ne s’appliquent qu’à le mettre mal auprès du prince. Ces appréhensions le forcent, malgré lui-même, à se rendre complaisant envers toutes sortes de gens. Il est contraint de ménager fous les esprits, de caresser et de flatter les grands et les petits, ses égaux et ses inférieurs. Je dis flatter, et non pas aimer. Car l’ambitieux n’aime personne, et le désir de la gloire, dont il est brûlé, ne peut subsister avec une amitié véritable. Deux hommes possédés de cette passion, ressemblent à ces artisans qui gagnent leur vie du’ même art. Tout le monde sait qu’ils ne peuvent être unis, ni (460) avoir entre eux un amour sincère. Il en est de même de ceux qui sont dans les mêmes honneurs et les mêmes ambitions. Comme ils désirent tous la même chose, il est impossible qu’ils s’entr’aiment, et qu’il n’y ait continuellement de la jalousie entre eux.

5. Mais, après avoir vu le grand nombre de maîtres importuns que ce favori est obligé de servir, voyons maintenant les autres peines qu’il souffre. Tous ceux qui sont au-dessous de lui tâchent de prendre le dessus, et ceux qui l’ont déjà pris, craignant qu’il ne les devance, se déclarent ses ennemis. Mais n’admirez-vous point, mes frères, qu’après vous avoir promis de vous faire voir de combien de maîtres ce favori était l’esclave, je trouve enfin que j’ai fait plus que je n’avais promis? Nous trouvons que cet homme a des ennemis au lieu de maîtres, ou plutôt, qu’il est environné de personnes qui sont en même temps ses maîtres et ses ennemis; puisqu’il est contraint de les honorer extérieurement comme ses maîtres, et de les craindre comme ses ennemis, évitant, ou leur fureur ouverte, ou leurs piéges secrets, selon les différents mouvements de la haine qu’ils ont contre lui.

Y a-t-il rien, mes frères, de plus déplorable que d’avoir les mêmes personnes tout ‘ensemble pour maîtres et pour ennemis? Lorsque les serviteurs ordinaires obéissent à leurs maîtres, ils sont aimés d’eux. Ceux-ci au contraire obéissent à cent maîtres divers, et ils sont haïs de tous. Après qu’ils les ont traités en esclaves, ils les traitent en ennemis, et ils payent la bassesse de leurs services d’une inimitié mortelle; inimitié qui est d’autant plus dangereuse qu’elle est pins cachée, et que, feignant d’être leurs amis lorsqu’ils les haïssent à mort, ils ne trouvent leur bonheur que dans leur malheur, et leur satisfaction que dans leur perte.

Ce n’est pas ainsi, mes frères, que les chrétiens vivent. Si l’un d’eux souffre, les autres compatissent et souffrent avec lui : si l’un est dans la joie, tous les autres y prennent part. Saint Paul le dit clairement : « Quand un membre souffre, tous les autres membres souffrent avec lui, et quand un membre «est dans la gloire, tous les autres membres « s’en réjouissent » (I Cor. XII, 26.) C’est pourquoi lorsqu’il recommande aux chrétiens d’entrer dans cette disposition, il dit de lui-même:

« Quelle est mon espérance ou quelle est ma joie? n’est-ce pas vous»? (I Thessal. II, 19.) Il dit aussi ailleurs : « Nous vivons si vous demeurez fermes dans le Seigneur ». (II Cor. II, 4.) Et ailleurs: « Je vous ai écrit dans une grande douleur et affliction de coeur ». Et ailleurs : « Qui est faible sans que je sois aussi faible? Qui est scandalisé sans que je sois brûlé moi-même » ? (II Cor. XI, 29.)

Pourquoi donc souffrons-nous volontairement tant d’agitations dans le monde ? Pourquoi ne courons-nous pas avec ardeur dans ce port heureux et tranquille, où nous pouvons vivre dans un parfait contentement? Que ne quittons-nous ces faux biens qui n’en ont que le nom et l’apparence, pour-embrasser les solides et les véritables? La gloire, la puissance, les richesses, la réputation, et les autres choses semblables, ne sont dans les gens du monde que des noms vides et stériles, mais ce sont des effets et des choses réelles parmi nous; comme au contraire, les maux, le mépris, la pauvreté et la mort ne sont que des noms parmi nous, mais des choses réelles et véritables dans le monde.

Jugez de ce que je dis en exprimant quelle est la vanité de cette gloire qu’on estime dans le monde, et qu’on y désire avec tant de passion. Je ne m’arrête point à dire qu’elle ne dure qu’un moment, et qu’elle passe aussitôt. Voyons lors même qu’elle est dans son plus grand éclat, ce que c’est dans la vérité. Ne lui ôtons point le fard dont elle tâche de couvrir sa laideur, et cet ornement emprunté dont elle se pare. Faisons-la paraître dans toute sa magnificence, et voyons ensuite combien elle est laide et difforme. Parons-la donc d’abord de toute sa beauté, je veux dire de ce nombre d’officiers, de gardes, de flatteurs, de hérauts et de trompettes qui marchent devant elle, de ces honneurs, de ces soumissions, de ce silence, de cette admiration des hommes, de cette fierté avec laquelle on traite ceux qui ne font pas place, et qui ne se pressent pas pour laisser passer au large ces personnes sur qui tout le monde jette les yeux. Cela sans doute vous paraît fort magnifique : mais voyons-en la vanité, et considérez si ce n’est pas en effet la seule imagination des hommes qui donne à cette bassesse le nom de grandeur. Car quel avantage retire de ces honneurs le corps ou l’âme de celui qui les reçoit? En sera-t-il de plus grande taille? en deviendra-t-il plus robuste, plus sain ou plus (461) vigoureux ? En aura-t-il les sens plus pénétrants et plus vifs? Je ne crois pas qu’il y ait personne qui puisse avoir ces pensées.

Venons maintenant à l’âme. Cette déférence des hommes la rend-elle ou plus modeste, ou plus humble, ou plus sage qu’elle n’était? Ne produit-elle pas au contraire en elle des effets tout opposés? Car il n’arrive pas ici à l’âme seulement ce qui arrive dans le corps. Le corps n’a point d’autre mal que de ne tirer aucun bien de cette gloire imaginaire; l’âme au contraire non seulement n’en retire aucun avantage, mais elle en reçoit de grands maux. Elle en devient plus insolente, plus insensée, plus colère et plus esclave des passions.

Vous me répondez qu’on voit toujours ces grands du monde dans la joie et dans les plaisirs. Mais c’est là le comble de leurs maux. C’est ce qui rend, leurs maladies incurables; puisque lorsqu’ils s’en réjouissent, ils ne cherchent pas à s’en guérir, et que le plaisir qu’ils y trouvent, leur ferme l’accès aux remèdes. Ainsi, ce qui achève leur ruine c’est cette complaisance dont ils se flattent dans leurs maux. La joie n’est pas toujours, bonne et louable, puisque les voleurs se réjouissent tous les jours de leurs larcins; les adultères de leurs crimes, les meurtriers de leurs violences, et les avares de leurs usures.

Il ne faut pas considérer si celui dont nous parlons se réjouit, mais si le sujet pour lequel il se réjouit est raisonnable, si sa joie n’est pas aussi criminelle que celle des adultères, des homicides et des voleurs. Car je vous prie de me dire pour quel sujet il se réjouit. Est-ce parce qu’il est honoré de tout le monde? Y a-t-il rien de plus puéril que cette joie? Si cette passion n’est pas un mal, pourquoi tous les jours blâmons-nous ceux qui en sont frappés, pourquoi les couvrons-nous de confusion et d’infamie? Cessons donc à l’avenir de détester les orgueilleux, et d’avoir en horreur ceux qui n’ont que du mépris pour les autres hommes. Que si vous ne pouvez résister à une loi que la nature même a gravée en vous, n’avouerez-vous pas que ces hommes que vous estimez sont dignes de l’aversion commune de tout le monde, de quelque grand nombre de gardes qu’ils se fassent environner? Je ne parle ici que de ceux qui usent avec modération de leur dignité et de leur puissance : car je sais que ceux qui en abusent, commettent souvent plus d’excès que les plus détestables voleurs, que les adultères les plus infâmes, et que les plus grands meurtriers. Ils volent le bien d’autrui plus effrontément. Ils tuent les hommes avec plus de cruauté. lis tombent dans des impuretés plus sales. Ils ne volent pas une maison, mais plusieurs. Ils font servir leur puis,sance à leur malice, et changent leur autorité en tyrannie. Jamais ils ne sont plus esclaves que lorsqu’étant asservis à leurs passions, ils ne respectent et ne craignent plus personne.

Reconnaissons donc que les personnes véritablement nobles et libres, et qui méritent plus légitimement le titre de rois; sont celles qui sont libres de leurs passions. C’est cette liberté, mes frères, que je vous recommande d’acquérir, et c’est cette servitude que je vous exhorte à fuir. N’estimons point les grandeurs ni la puissance. Fuyons les richesses comme un fardeau insupportable. Ne croyons point qu’il y ait d’autre bonheur que celui qui se trouve dans la vertu, afin que nous puissions passer paisiblement notre vie dans ce monde, et jouir ensuite dans l’autre d’une plus heureuse paix, que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (462)

HOMÉLIE LIX: « MALHEUR AU MONDE A CAUSE DES SCANDALES! CAR IL EST NÉCESSAIRE QU’IL ARRIVE DES SCANDALES. MAIS MALHEUR A L’HOMME PAR QUI LE SCANDALE ARRIVE ! QUE SI VOTRE MAIN OU VOTRE PIED VOUS SCANDALISE COUPEZ-LE ET JETEZ-LE LOIN DE VOUS ». (CHAP. XVIII, 7, 8, JUSQU’AU VERSET 15.)

ANALYSE

1. S’il est dit dans l’Evangile : Il faut qu’il y ait des hérésies, il n’en faut rien conclure contre la liberté.

2. C’est par lui-même que l’homme devient mauvais, par sa propre faute.

3. Par lui-même le mal n’existe pas, il n’est pas ; c’est notre volonté qui le produit.

4. Ce qu’ajoute Jésus-Christ aux paroles citées plus haut montre bien que les maux ne viennent pas de la nécessité.

5. Combien Dieu prend le salut des hommes à coeur.

6 et 7. De la charité qu’on doit avoir pour ses frères. — Qu’il faut travailler à ramener à la douceur les plus intraitables, sans se ralentir. — Extravagance de l’homme asservi à ses passion . — Qu’il vaut mieux marier les jeunes gens de bonne heure pour prévenir les excès de la jeunesse. — Avec combien de soin un père doit choisir un précepteur pour ses enfants . — Importance de cet exemple.

 

1. S’il est nécessaire qu’il arrive des scandales, dira peut-être quelque ennemi de Jésus-Christ, pourquoi le Sauveur se contente-t-il de pleurer le malheur du monde, au lieu, de l’aider et de lui tendre la main pour le secourir? Car c’est ce que devait faire un sage prince et un excellent médecin: mais pleurer purement et simplement, le premier venu en ferait autant. Il est facile de répondre à ces langues impudentes. En effet, que pouvait faire davantage Jésus-Christ pour le bien du monde? Etant Dieu, il s’est fait homme pour vous sauver. Il a pris la forme d’un esclave. Il a souffert pour vous les derniers opprobres, et il n’a rien omis de tout ce qu’il pouvait faire pour votre salut. Mais voyant que l’indifférence des hommes ne tirait aucun avantage de tous ces secours, et qu’après tant de remèdes ils demeuraient toujours dans leur infirmité, il déplore leur malheur par ces paroles que nous avons rapportées.

Il se conduit en cette rencontre comme un sage médecin qui, après avoir donné tous ses soins à son malade, voyant qu’il refuse de se soumettre à tout ce qu’il lui peut ordonner se-ion les règles de son art, dirait de lui en pleurant: Malheur à cet homme dans l’état où il est, parce qu’il augmente tous les jours la violence de son mal par le déréglement de sa conduite. Mais il y a cette différence que la plainte de ce médecin ne servira de rien à son malade, au lieu qu’il nous est très-avantageux que Jésus-Christ nous prédise ainsi nos maux, et qu’il déplore notre misère. Car on en a souvent vu qui n’écoutaient pas les avis qu’on leur donnaient, et qui sont enfin rentrés en eux-mêmes, lorsqu’ils ont vu les autres pleurer leur malheur.

C’est dans ce but que Jésus-Christ dit ici:

« Malheur au monde » ! Il tâche ainsi d’exciter les hommes et de les faire sortir de leur profond assoupissement. Il leur témoigne sa tendresse extrême. Il est touché de ce qu’ils s’opposent à ses avis salutaires. Il voit cet endurcissement de leur coeur; et il tâche de le guérir, soit en déplorant leur état présent, soit en leur prédisant ce qu’ils doivent craindre. Mais comment pouvez-vous allier ces deux choses, me direz-vous? S’il est nécessaire qu’il arrive des scandales, comment les peut-on éviter? Je vous réponds qu’il est nécessaire qu’i1 arrive des scandales, mais qu’il n’est pas nécessaire que ces scandales soient pour une occasion de chute et de mort. C’est la même chose que si un médecin disait: Il est nécessaire que vous tombiez dans telle maladie, mais il n’est pas nécessaire que vous en mouriez. Si vous prenez bien garde à vous, vous en guérirez. (463)

Jésus-Christ dit encore ces paroles pour réveiller ses apôtres et pour les rendre plus vigilants. Car, de peur qu’ils ne se relâchassent, comme s’il les eût envoyés pour mener une vie paisible et tranquille, il leur prédit qu’ils auront de grands combats au dedans et au dehors. C’est ce que saint Paul exprime en ces termes: « Des guerres au dehors, des craintes au dedans, et des dangers dans les faux frères». (II Cor. VII, 5) Et parlant aux Milésiens, il leur dit: « Il s’élèvera d’entre vous des hommes qui publieront des dogmes corrompus n. (Act. XX.) Et c’est aussi ce qui faisait dire à Jésus-Christ: « Les ennemis de l’homme sont ses propres domestiques». (Matth. X, 25.)

Quand Jésus-Christ dit: « Il est nécessaire qu’il arrive des scandales », cette nécessité ne détruit point le libre arbitre et ne force point la volonté. Ce n’est point une violence qui se fasse à l’esprit de l’homme, ce n’est qu’une prédiction de ce qui devait arriver. Ainsi saint Luc exprime la même chose d’urne autre manière : « Il est impossible », dit-il, « qu’il n’arrive des scandales » : et si vous me demandez ce que signifie ce mot « de scandales », ce sont proprement les obstacles qu’on met devant les hommes pour les empêcher d’entrer et de marcher dans la voie droite. Ce n’est donc point la prédiction de Jésus-Christ qui fait naître les scandales. Ils n’arrivent pas parce qu’il les a prédits, mais il les a prédits parce qu’ils devaient arriver. Les scandales n’arriveraient point si ceux qui en sont la cause avaient voulu agir autrement. Et s’ils n’avaient point dû arriver, ils n’auraient point été prédits. Mais parce que Jésus-Christ savait qu’il y aurait des esprits corrompus, dont la malice serait incurable, il a prévenu les scandales qu’ils causeraient dans le monde, et il a prédit ce qu’ils devaient faire.

Vous me direz peut-être: si ceux-là se fussent convertis, il ne s’en serait plus trouvé qui eussent scandalisé le monde, et ainsi cette parole de Jésus-Christ n’aurait plus été véritable. Je vous réponds qu’il ne pouvait en être ainsi, parce que s’ils avaient dû se convertir, Jésus-Christ n’aurait pas dit qu’il est nécessaire que les scandales arrivent. Mais parce qu’il prévoyait qu’ils ne devaient point se convertir, il a prédit ce qu’il savait devoir certainement arriver.

Pourquoi donc dira quelqu’un, n’a-t-il pas prévenu et arrêté ces scandales qu’il avait prédits? Mais pourquoi les aurait-il prévenus? Est-ce pour le salut de ceux à qui ces scanda les sont une occasion de chute? Mais c’est par leur propre faute et par leur seule négligence qu’ils se perdent, puisque ces mêmes scandales, bien loin de nuire, servent plutôt à ceux qui craignent Dieu véritablement.

Le bienheureux Job, le patriarche Joseph, tous les justes de l’ancienne et de la nouvelle loi, sont des preuves de ce que je dis: Que s’il y en a d’autres qui se sont perdus par les scandales, c’est parce qu’ils étaient tièdes et lâches. Car si le scandale était par lui-même mortel aux âmes, tous devraient se scandaliser et se perdre. Puis donc que plusieurs échappent à ce péril, ceux qui y périssent en sont eux-mêmes la première cause.

Car les scandales, comme je l’ai déjà dit, réveillent les hommes. Ils les rendent plus circonspects et plus vigilants. Non-seulement ils empêchent de tomber celui qui veillait déjà sur lui-même, mais ils servent même à celui qui était déjà tombé pour se relever et pour marcher ensuite plus sûrement, en se conduisent avec plus de circonspection et de sagesse. Si donc nous. sommes du nombre de ceux qui sont attentifs à leur salut, nous tirerons un grand avantage des scandales, parce qu’ils nous obligeront de redoubler notre vigilance et notre ferveur. Que si lorsque l’ennemi nous assiége, et que les tentations nous attaquent de. toutes parts, nous demeurons néanmoins dans un si grand assoupissement, dans quelle langueur ne tomberions-nous pas si nous étions dans une parfaite paix?

Nous pouvons juger de ce que je dis par l’exemple du premier homme. Si n’ayant vécu que très peu de temps, et peut-être moins d’un jour entier, dans la paix et dans les délices du paradis terrestre, il est tombé dans un si étrange aveuglement, qu’il s’est imaginé qu’il pouvait devenir semblable à Dieu, qu’il a pris celui qui le trompait pour Son bienfaiteur, et qu’il n’a pu obéir à l’unique commandement qu’il avait reçu de Dieu, que n’aurait-il point fait s’il eût été ensuite exempt des peines et des misères de cette vie?

2. Mais lorsque nous parlons de la sorte, ils nous font cette objection: pourquoi, disent-ils, Dieu a-t-il fait l’homme si misérable? A quoi je réponds, que Dieu n’a point fait l’homme dans l’état malheureux où nous le voyons. S’il (464) l’avait fait tel, il ne l’en punirait pas. Car si nous n’imputons point à nos serviteurs des choses que nous avons faites nous - mêmes, Dieu, qui est infiniment juste, gardera bien plus exactement que nous cette règle de l’équité naturelle.

Comment donc, ajoutent-ils, l’homme est-il tombé dans cette misère? — C’est par sa négligence et par sa propre faute. Mais comment, disent-ils, par sa propre faute ? — Consultez-vous vous-même, et vous le comprendrez aisément. Car si les. méchants ne sont pas méchants par leur propre faute, pourquoi frappez-vous quelquefois votre serviteur ? Pourquoi faites-vous des reproches à votre femme? Pourquoi châtiez-vous votre fils ? Pourquoi accusez-vous votre ami ? Pourquoi haïssez-vous celui qui vous fait une. injustice ? Si ces personnes sont innocentes dans le mal qu’elles font, et si elles ne sont pas elles-mêmes cause du mal qu’elles commettent, vous devez plutôt les plaindre que les punir.

C’est que je ne suis pas conséquent, direz-vous, et que je sais mal raisonner. — Et cependant lorsque vous êtes bien convaincu qu’il n’y a point de la faute de vos domestiques, quel que soit le fait, vous savez très bien raisonner et pardonner. Quand votre serviteur par exemple ne fait pas ce que vous lui avez commandé, parce qu’il est malade, vous ne vous plaignez pas de lui, mais vous le plaignez lui-même. Vous reconnaissez donc alors que, s’il ne vous obéit pas; ce n’est que par une cause étrangère qui est la faiblesse de son corps, et non un dérèglement volontaire qu’on puisse lui imputer légitimement. Il en est de même du premier homme. Si vous étiez convaincu qu’il eût été créé dans le péché, bien loin de le blâmer de sa chute, vous le plaindriez dans son malheur. Car il ne serait pas raisonnable d’excuser votre serviteur lorsqu’il ne vous obéit point parce qu’il est malade, et de n’excuser pas le premier homme d’avoir désobéi à Dieu, s’il avait été créé dans une impuissance naturelle de lui obéir.

Mais nous pouvons encore, d’une autre manière, fermer la bouche à nos contradicteurs. La vérité n’est jamais au dépourvu. Car d’où vient, par exemple, qu’ils n’accusent point leurs serviteurs de ce qu’ils n’ont pas la mine ou la taille assez avantageuse ou de ce qu’ils n’ont pas d’ailes; sinon parce qu’ils savent que le défaut de ces qualités vient de la nature et non de la volonté, et qu’ainsi on ne peut justement accuser ceux qui ne les ont point? Il n’y a personne qui ne demeure d’accord de cette vérité. Lors donc que vous accusez un homme, il est visible dès lors que ce que vous reprenez en lui, vient du choix de la volonté et non de la nécessité de la nature. Car si nous ne pouvons, blâmer comme une faute ce qui est purement naturel , il est clair que ce que nous croyons avoir droit de condamner, ne vient pas de la nature, mais du choix libre de la volonté.

Ne m’opposez donc plus ce raisonnement si faux, et ces subtilités sophistiques, qui n’ont rien de plus solide que les toiles d’araignée. Répondez-moi seulement à ce que je vous demande. Dieu n’a-t-il pas créé tous les hommes? Je crois que, personne n’en doute. Pourquoi donc ayant tous été également créés de Dieu, ne sont-ils pas tous également ou bons ou méchants? D’où vient que les uns sont vicieux et les autres vertueux ? Si ces choses dépendent seulement de la nature et non de la volonté, pourquoi les uns s’appliqueraient-ils au bien et les autres au mal? Si, les hommes étaient naturellement méchants, qui d’entre eux pourrait être bon? et s’ils étaient, naturellement bons, qui d’entre eux pourrait être méchant? Car si la nature est une dans tous les hommes, toutes leurs inclinations auraient dû être les mêmes, et non pas innocentes dans, les uns et criminelles dans les autres. Que si l’on dit que les uns sont naturellement bons et les autres naturellement méchants, il est visible que cette pensée est contraire à la raison. Car il s’en suivrait que les hommes seraient immuables dans le bien et dans le mal, comme nous voyons que les choses naturelles sont immuables. Ainsi, parce que l’homme dans l’état où il est, est naturellement passible et mortel, il ne s’en trouve aucun qui soit impassible et immortel.

Disputez et raisonnez tant que vous voudrez, vous ne changerez point ce qui est devenu naturel à l’homme. Nous voyons au contraire tous les jours que plusieurs passent du vice à la vertu, et de la vertu au vice, que les uns, de lâches qu’ils étaient deviennent fervents, et que les autres de fervents deviennent lâches. Il est donc visible que ces qualités ne sont point naturelles, puisque ce qui est naturel ne peut ni s’acquérir ni être changé par le soin des hommes. Comme l’homme n’a besoin d’aucun effort pour voir et pour entendre, (465) parce qu’il voit et qu’il entend naturellement: ainsi il embrasserait la vertu sans aucun effort, s’il était naturellement vertueux, — Mais pourquoi Dieu a-t-il fait les hommes mauvais, lorsqu’il pouvait les faire tous bons? — Mais il ne les a pas fait mauvais. Quelle est donc, dites-vous, la cause du mal ?.Répondez-vous à vous-même sur ce que vous me demandez; pour moi, il me suffit de montrer qu’il ne vient ni de Dieu ni de la nature.

Il est donc arrivé par hasard, me direz-vous? Nullement. Il n’a donc point de principe? Dieu nous garde d’une pensée si déraisonnable et si aveugle qui nous fait rendre au péché le plus grand honneur que nous puissions rendre à Dieu. Si le mal était, comme est Dieu, sans principe et sans cause, il serait si puissant que rien ne le pourrait détruire et il ne pourrait cesser d’être mal, puisque ce qui n’a point de principe n’est sujet ni à la corruption ni au changement. Que si le mal était si puissant, comment y aurait-il tant de personnes vertueuses? Comment la fragilité humaine pourrait-elle s’élever au-dessus d’un être incréé et immortel?

3. Vous me direz peut-être que c’est Dieu même qui affaiblit dans nous la force du mal. Mais comment, d’après votre supposition, le pourrait-il faire? comment pourrait-il détruire un être éternel comme lui et une puissance aussi grande et aussi forte que la sienne? O malice effroyable du démon ! Il a déshonoré Dieu sous prétexte de l’honorer et il a couvert une impiété détestable sous le voile de la piété. Dire que le péché vient de Dieu, ce serait un blasphème. Pour détourner donc les hommes de cet abîme, il les précipite dans un autre, en leur enseignant que le mal est un être sans principe et incréé comme Dieu.

Mais d’où vient donc le péché, dites-vous? Il vient de ce qu’on veut ou de ce qu’on ne veut pas. Et si vous demandez encore d’où vient qu’on veut ou qu’on ne veut pas, je vous réponds que cela vient tout de nous. Vous faites la même chose par toutes vos questions, que si après m’avoir demandé pourquoi nous voyons ou nous ne voyons pas, et après que je vous aurais répondu que c’est parce que nous ouvrons, ou que nous fermons les yeux; vous me demandiez encore d’où vient que nous ouvrons ou que nous fermons les yeux; et qu’après que je vous aurais dit que cela vient de ce que nous voulons ou nous ne voulons pas faire ces actions, vous m’en demandiez encore une autre cause. Il n’y a point d’autre mal au monde que de ne vouloir pas obéir à Dieu. — Où les hommes, me direz-vous, ont-ils pu trouver ce mal? Croyez-vous qu’il ait été fort difficile à trouver? Non, me direz-vous. Mais d’où vient que l’homme n’a pas voulu obéir à Dieu? Parce qu’il a été lâche et négligent. Car, étant libre de vouloir ou de ne vouloir pas obéir, il â mieux aimé n’obéir point.

Que si cette réponse ne vous satisfait pas encore et vous laisse quelque obscurité, je ne vous ferai plus qu’une demande. Elle ne sera pas même fort embrouillée, comme toutes celles que vous me faites: elle sera simple et claire. N’avez-vous jamais éprouvé en vous du changement en bien et en mal? Peut-être que vous avez vaincu d’abord une passion, et qu’ensuite vous y avez succombé. Peut-être au contraire que vous avez été d’abord sujet au vin, et que depuis vous n’y avez plus été sujet. Vous avez été colère, et vous avez cessé de l’être. Vous avez méprisé le pauvre, et depuis vous ne l’avez plus méprisé. Vous avez été sujet à des vices honteux, et depuis vous êtes devenu chaste. Je vous demande comment ces changements se sont faits en vous?

Si vous ne me répondez point, je le fais pour vous, et je vous dirai que vous êtes passé du vice à la vertu, parce que vous vous êtes fait à vous-même une sainte violence, et que vous êtes après retombé de la vertu dans le vice, parce que vous vous êtes laissé abattre par la paresse. Je ne parle point ici à ces pécheurs désespérés qui se sont plongés tout entiers dans le vice, qui sont devenus comme insensibles par un long endurcissement, et qui ne veulent pas même entendre parler des moyens de se retirer d’un état si malheureux. Je ne parle qu’à ceux qui, ayant autrefois vécu dans le crime, vivent maintenant dans la piété. C’est à ces personnes que je prendrai plaisir de parler ici. Vous avez donc autrefois ravi le bien de vos frères, mais vous vous êtes convertis ensuite, et vous avez donné même votre bien aux pauvres. Comment s’est fait en vous ce grand changement? N’est-ce pas par vous-même et par votre propre volonté? Achevez donc, je vous en conjure, ce que vous avez si bien commencé. Appliquez-vous fermement à faire le bien, et vous ne vous mettrez plus en peine de toutes ces questions inutiles.

Si. nous voulons, le mal ne sera qu’un nom (466) pour nous et n’aura point de réalité. Ne vous mettez donc point en peine de savoir d’où il vient, ni quel en est le principe. Reconnaissez seulement que vous n’y tombez que par votre faute, et fuyez-le de toutes vos- forces. Si quelqu’un vous dit que le mal ne vient pas de nous, répondez-lui : Pourquoi donc vous vois-je si souvent en colère contre votre serviteur, contre votre femme, contre vos enfants, contre ceux qui vous font quelque injustice? Si le mal ne vient pas de ces personnes, pourquoi les en accusez-vous? Pressez-le encore, et dites-lui : Est-ce de vous-même et de votre propre volonté que vous .vous mettez en colère? Car, si cela ne vient pas de vous, il n’est pas raisonnable qu’on vous en blâme. Que, si votre colère vient de vous-même, il est donc clair que ce mal n’a point d’autre principe que votre lâcheté et votre paresse. Je vous demande encore si vous croyez qu’il y ait des gens de bien dans le monde. Car, s’il n’y en a point, comment en avez-vous inventé le nom? Pourquoi leur donnez-vous tant de louanges? S’il est très-certain qu’il y en a, il est indubitable aussi qu’ils s’élèveront contre les méchants, et qu’ils les condamneront pour leur négligence. Si personne n’était volontairement méchant, ces reproches que les bons leur feraient, seraient injustes, et dès lors ils deviendraient eux-mêmes méchants. Car, n’est-ce pas une grande méchanceté que de traiter comme coupable celui qui est innocent? Que, si les bons reprennent les méchants sans cesser d’être bons, et si c’est, au contraire, une des plus grandes marques de leur vertu que de les reprendre, il suit de là clairement que nul n’est méchant par une nécessité forcée, mais seulement parce qu’il veut l’être.

Si, après tout ce que je viens de dire, vous me demandez encore d’où viennent les maux, je vous réponds encore une foi qu’ils viennent de votre lâcheté, qu’ils viennent de votre négligence, qu’ils viennent de ce que vous vivez avec ceux qui sont plongés dans le vice, et de ce que vous méprisez la vertu. C’est là la source de tous les maux: c’est là ce qui donne lieu à demander si inutilement d’où vient le mal. On ne voit point ceux qui vivent chrétiennement, et qui sont dans une piété solide, faire ces demandes vaines et curieuses. Il n’y a que les lâches et les vicieux qui, semblables à des araignées, tirent de leur coeur ces raisons frivoles pour chercher, dans des subtilités sophistiques, de quoi justifier le déréglement de leur vie. Ainsi, ne raisonnons pas seulement avec eux, mais vivons mieux qu’eux, et répondons-leur plutôt par nos actions que par nos paroles. Le mal ne vient point d’une nécessité involontaire. Si cela était, Jésus-Christ n’aurait point dit: « Malheur à l’homme par qui vient le scandale». Car il ne plaint que ceux qui se rendent méchants eux-mêmes. Et ne vous étonnez pas qu’il dise.

Malheur à l’homme « par qui vient le scandale », car il n’entend point par là que ce soit un autre qui agisse par l’organe du méchant; mais que le méchant seul est l’auteur de tout le mal qu’il fait. L’Ecriture, en effet, a coutume d’employer la locution « Di ou » dans le sens de « Uph’ ou » ; par exemple, elle dit (Gen. IV, 1): « Extesaren anthropon dia tou theou », « J’ai acquis un homme par Dieu», exprimant ainsi, non pas la cause seconde, mais la cause première. Elle dit encore (Genès. XL, 8): « Ouxi dia tou Theou e diasaphesis auton estin » « N’est-ce point par Dieu que leur manifestation a lieu »? Et encore (I Cor. I, 9.) : « Pistos oTheos, di ou exletete eis xoinovian tou Uiou autou » « Il est fidèle Dieu par qui vous avez été appelés à partager l’héritage de son Fils».

4. Mais pour voir encore plus clairement que ce n’est pas de la nécessité que vient le mal écoutez la suite. Après avoir dit malheur à ces hommes, le Sauveur ajoute: « Que si votre main ou votre pied vous est un sujet de scandale, coupez-le et jetez-le loin de vous. Il vaut bien-mieux pour vous que vous entriez dans la vie n’ayant qu’un pied ou qu’une main, que d’avoir deux pieds et deux mains, et d’être précipité dans le feu éternel (8). Et si votre oeil vous est un sujet de scandale, arrachez-le et jetez-le loin de vous. Il vaut bien mieux pour vous que vous entriez dans la vie n’ayant qu’un oeil, que d’avoir deux yeux et d’être précipité dans le feu de l’enfer « 9) » Ce n’est point des membres du corps dont Jésus-Christ parle en ce lieu, mais des amis et des personnes qui nous sont unies de telle sorte, que nous les regardons comme nous étant aussi nécessaires que les membres de notre corps. Quoiqu’il ait déjà dit cela plus haut, il ne laisse pas de le redire ici encore. Car il n’y a rien de plus dangereux que la compagnie des personnes corrompues. L’amitié quelquefois a plus de pouvoir sur nous pour nous inspirer le bien ou le mal, que la (467) nécessité même. C’est pourquoi Jésus-Christ nous commande d’éloigner de nous nos plus intimes amis lorsqu’ils nous nuisent, marquant ainsi clairement que c’était ceux qu’il avait dans l’esprit, lorsqu’il parlait des auteurs de ces scandales.

Considérez donc, mes frères, avec quel soin le Sauveur écarte d’avance les maux que ces scandales pourraient causer, premièrement en les prédisant, en avertissant les lâches de s’y tenir préparés et de veiller sur eux-mêmes, et en marquant que de tous les maux il n’y en avait point qui fût plus à craindre. Car il ne dit pas seulement: « Malheur au monde à cause des scandales » ; mais, pour montrer davantage la grandeur de ce mal, il prononce un double malheur contre celui qui en aurait été l’auteur, car en disant: « Mais malheur à cet homme », et le reste, il nous fait assez juger quelle sera la sévérité de la punition qu’il en doit tirer.

Il ne se contente pas même de cela. Il augmente encore notre terreur. par des comparaisons étonnantes , par lesquelles il nous apprend en même temps le moyen, de fuir les scandales. Ce moyen, mes frères, est de retrancher de notre amitié tous les méchants, quels que soient les liens qui les unissent à nous. Il en apporte une raison convaincante. Car si vous continuez de les regarder comme vos amis pendant qu’ils sont en cet état, vous ne pourrez les gagner et vous vous perdrez vous-même; mais si vous les retranchez de votre amitié, et que vous les traitiez en ennemis, vous sauverez au moins votre âme.

Si vous reconnaissez donc que l’amitié d’une personne vous soit dangereuse, retranchez-la impitoyablement. Si nous coupons souvent nos propres membres, lorsqu’ils sont pourris, de peur qu’ils ne gâtent les autres, combien moins devons-nous épargner nos amis lorsqu’ils nous corrompent? Si le mal était naturel à l’homme, il lui serait inévitable quoi qu’il pût faire, et ainsi cet avis de Jésus-Christ serait inutile. Mais, comme il est impossible que les instructions d’un Dieu soient inutiles et hors de propos, nous devons conclure que le mal vient de notre volonté et non de la nécessité de la nature.

« Prenez bien garde de ne mépriser aucun de ces petits; car je vous déclare que leurs anges voient sans cesse dans le ciel la face de mon Père qui est dans les cieux (10)». Il n’entend point par ce mot « de petits », ceux qui sont tels en effet, mais seulement ceux qui passent pour «petits » dans le monde, c’est-à-dire les humbles, les pauvres et les inconnus qui sont d’ordinaire méprisés des hommes. Car comment pourrait-on appeler « petit » celui qui a la gloire d’être aimé de Dieu? Comment celui qui est plus grand que tout le monde, pourrait-il être appelé « petit» ? Ainsi il les appelle « petits», non parce qu’ils le sont en eux-mêmes, mais parce qu’ils le sont aux yeux des hommes. Il ne dit pas seulement qu’on ne les méprise pas en général, mais qu’on n’en méprise pas même « un seul ». Et en commandant ainsi de les honorer, il nous défend encore davantage contre les scandales. Car s’il nous est utile de fuir les méchants, il nous l’est aussi d’honorer les bons. Et nous tirons de là un double avantage: l’un de nous éloigner de ceux dont la compagnie ne nous pourrait être qu’une occasion de chute et de scandale; l’autre d’avoir de l’estime et de l’amour pour ceux dont la vie doit être la règle et l’exemple de la nôtre.

Jésus-Christ ajoute une autre raison, qui nous les doit rendre encore plus vénérables. « Car je vous déclare », dit-il, « que leurs anges voient sans cesse dans le ciel la face de mon Père qui est dans les cieux». On voit par ces paroles que les saints et que tous les chrétiens ont des anges. L’Apôtre dit aussi « que la femme se doit voiler la tête à cause des « anges». (I Cor. II, 6; Deut. XXXII, 7.) Et Moïse régla les limites des nations selon le nombre des anges de Dieu. Mais ici Jésus-Christ ne parle pas seulement des anges, mais des anges les plus élevés. Car en disant « ils voient la face de mon Père», Jésus-Christ marque la liberté et la confiance avec laquelle ces anges s’approchent de la majesté de Dieu, et par conséquent la grande gloire dont ils jouissent. « Car le Fils de l’homme est venu sauver ce qui était perdu (11) ». Il ajoute encore ici une autre raison plus puissante que la première, et y joint une comparaison par laquelle il fait voir que son Père est dans la même volonté que le Fils. « Dites-moi, je vous prie, si un homme a cent brebis, et qu’une seule vienne à s’égarer, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres pour aller sur les montagnes chercher celle qui était égarée (12)? Et s’il arrive qu’il la trouve, je vous dis en vérité qu’il en reçoit plais de joie que des (468) quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont point égarées (13). Ainsi « votre Père qui est dans le ciel ne veut pas a qu’aucun de ces petits périsse (14) ». Considérez par combien de raisons Jésus-Christ nous exhorte à avoir de l’estime et du soin des moindres d’entre nos frères. Ne dites donc plus : ce pauvre homme est un serrurier; celui-ci un cordonnier, et celui-là un jardinier, et ainsi ce sont des gens de néant dont je ne fais pas grand compte. Voyez au contraire par combien de considérations Jésus-Christ veut que vous bannissiez ces pensées et que vous en preniez d’autres plus équitables et plus conformes à la foi, et que vous ayez égard même aux plus petits. Il prend un petit enfant, et le met au milieu de ses disciples. Il leur commande de devenir comme de petits enfants, et leur dit que quiconque en recevrait de tels en son nom, le recevrait lui-même: et que quiconque les scandaliserait, souffrirait d’épouvantables supplices. Il ne se contente pas de dire que ces auteurs de scandale seraient jetés dans la mer avec une meule attachée au cou. Il prononce encore un double malheur contre eux; et il nous commande de les couper et de les retrancher de nous, quand ils nous seraient ,aussi nécessaires que nos mains ou que nos yeux.

Il nous engage aussi à honorer ces petits par le respect que nous devons aux anges qui les gardent. Il nous y exhorte encore plus puissamment par ses propres souffrances, par ce qu’il a enduré pour eux: car en disant: « Le Fils de l’homme est venu pour sauver ce qui était perdu», il nous marque clairement sa croix. C’est dans cette même pensée que saint Paul nous défend de scandaliser notre frère « pour lequel Jésus-Christ est mort » - (Rom. IV, 15). Enfin il nous y exhorte par la raison que son Père céleste ne veut pas que ces petits périssent; et il se sert de sa comparaison familière d’un pasteur qui quitte ses brebis qui sont en sûreté pour aller chercher celle qui s’est égarée, et qui la trouvant en reçoit une extrême joie. Si Dieu donc se réjouit ainsi lorsqu’il retrouve un de ces petits » qui s’est égaré, comment osez-vous mépriser ceux que Dieu considère tant, vous qui devriez, à l’imitation de Jésus-Christ, donner, s’il était besoin, votre propre vie pour sauver le moindre d’entre eux?

5. Vous me direz peut-être que tout ce que je dis est véritable, mais que néanmoins il est difficile de considérer un homme qui n’a rien que de vil et de méprisable. C’est pour cela même que vous devez faire de plus grands efforts pour tâcher de le sauver. Le divin Pasteur quitte quatre-vingt-dix-neuf brebis pour, en aller chercher une seule qui s’est égarée, sans que le-soin de tant d’autres puisse lui faire négliger la perte de celle-ci. Saint Luc marque de plus qu’il rapporte cette brebis sur ses épaules, et qu’il y a une plus grande joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit et fait pénitence, que pour quatre-vingt-dix-neuf justes. Le bon Pasteur ne pouvait pas mieux marquer le soin prodigieux qu’il a de cette brebis égarée que par l’abandon qu’il fait des autres, et par la joie qu’il éprouve après l’avoir retrouvée.

Ne négligeons donc jamais les petits et ceux qui nous paraissent méprisables, puisque c’est là proprement ce que nous a voulu apprendre Jésus-Christ, par ces instructions saintes que nous avons rapportées. Jésus-Christ réprime l’orgueil des esprits altiers en les menaçant de leur fermer l’entrée du royaume des cieux; s’ils ne deviennent comme de petits enfants, et en leur disant qu’il vaudrait mieux pour eux être jetés au fond de la mer, avec une meule de moulin attachée au cou. Et certes, c’est justement qu’il traitera ainsi les superbes, puisqu’il n’y a point de vice qui détruise tant la charité que l’orgueil.

En disant encore « qu’il est nécessaire qu’il arrive des scandales », il nous rend attentifs sur nous-mêmes; et en disant: « Malheur à celui par qui viendra le scandale », il nous avertit tous de prendre garde à ne point tomber dans ce malheur par notre faute et par le déréglement de notre conduite. Et il nous apprend à surmonter tous les obstacles de notre salut, en nous recommandant de retrancher de nous les personnes scandaleuses. Il nous défend aussi de mépriser les petits, non pas faiblement, mais avec une grande instance, en nous disant: « Prenez bien garde de ne point mépriser un de ces petits, parce que leurs anges voient toujours la face de mon Père qui est dans les cieux ». C’est pour eux, dit-il, que je suis venu, et la volonté de mon Père est qu’ils soient sauvés. Vous voyez par combien de considérations Jésus-Christ nous porte à avoir soin des faibles. Combien il craint qu’ils ne se perdent, de combien de supplices il menace ceux qui (469) les tromperont; combien de dons il promet à ceux qui auront soin d’eux; et combien il nous y engage par son exemple et par celui de son Père.

Imitons ce grand modèle, mes frères, et ne refusons jamais rien de ce qui regarde le service et le bien de ces petits. Que rien ne nous paraisse ou trop. bas ou trop difficile, lorsqu’il s’agit de les assister. Quand celui que nous servirions, serait vil et méprisable; quand ce qu’il désirerait de nous serait pénible; quand il faudrait monter sur les plus hautes montagnes; que tout nous paraisse léger, lorsqu’il s’agit du salut de notre frère. Son âme a été si précieuse aux yeux de Dieu, que, pour la sauver, il n’a pas épargné son Fils unique. C’est pourquoi je vous conjure qu’à l’avenir, lorsque vous sortez de chez vous le matin, vous n’ayez que ce but et que ce désir durant tout le jour, de trouver l’occasion de tirer votre frère de quelque péril. Je ne parle pas seulement des périls du corps qui sont visibles à tous les yeu. J’ai peine, même à les appeler périls; je parle d’autres périls bien plus dangereux, où les tentations du démon engagent les âmes. Si les marchands traversent les terres et les mers pour s’enrichir de plus en plus, si les artisans se tuent pour ajouter quelque chose au peu de bien qu’ils ont; comment pouvons-nous être si lâches que de nous contenter de nous sauver seuls, puisque nous hasardons notre propre salut, si nous n’avons point soin de celui des autres? Ainsi, dans un combat celui qui ne pense qu’à se sauver en fuyant, se perd lui-même avant de perdre les siens; mais celui qui combat hardiment pour tirer ses compagnons du péril, se sauve lui-même en les sauvant.

Puis donc que cette vie est une guerre continuelle, et que nous sommes toujours en présence des ennemis, combattons comme notre roi et notre chef nous le commande. Ne craignons ni le travail, ni les blessures, ni la mort. Conspirons tous à nous défendre et à nous sauver tous ensemble; et que notre magnanimité anime les plus hardis, et donne du coeur aux plus lâches. Car plusieurs d’entre nos frères ont reçu des plaies mortelles dans ce combat; ils sont couverts de leur propre sang, et il n’y a personne qui se mette en peine de les guérir. Ni les laïques, ni les prêtres, ni les prélats, ni les amis, ni les frères ne sont touchés de ces maux. Chacun ne pense qu’à ce qui le touche, et il se nuit en cela même qu’il ne pense qu’à lui seul. Rien ne nous donne tant de confiance auprès de Dieu, rien ne nous rend plus agréables à ses yeux, que de ne point chercher nos intérêts propres. D’où vient, pensez-vous, que nous sommes si faibles, et que nous succombons si aisément sous les efforts des hommes ou des démons; sinon de ce que nous ne sommes attachés qu’à nous-mêmes, et que nous ne travaillons point à nous défendre et à nous secourir les uns les autres? Nous n’aimons jamais de cet amour qui naît de Dieu et qui tend à Dieu, mais nous cherchons des sujets d’aimer les hommes ou dans la liaison du sang, ou dans l’amitié humaine, ou dans les rapports de voisinage, sans être conduits par cette charité divine, qui devrait être toute la source et le principe de notre amour. De là vient que c’est d’ordinaire le hasard ou notre fantaisie et non pas la religion et la piété qui sont la règle de nos amitiés, et que nous préférons souvent dans ce choix les Juifs et les païens même à ceux qui sont comme nous les enfants de l’Eglise.

6. On croit souvent justifier une affection si irrégulière en disant qu’il y a des chrétiens fâcheux et insupportables, et des païens au contraire d’une conversation agréable et d’une humeur douce. Mais comment osez-vous appeler votre frère fâcheux et insupportable, lorsque Jésus-Christ même vous défend de lui dire une parole qui témoigne la moindre impatience? Vous ne rougissez point d’avoir ces sentiments touchant votre frère, et d’en parler de la sorte à tout le monde, lui qui est à Jésus-Christ ce que vous lui êtes; qui est membre de ce chef que vous adorez ; qui a été régénéré comme vous dans le sein de la même Eglise, et qui est nourri avec vous du même pain du ciel à la même table. Si la nature vous avait donné un frère, vous vous croiriez obligé de l’assister, quand même il serait couvert de crimes, et si vous le voyiez dans l’infamie, vous croiriez-avoir part à son déshonneur. Et quand Dieu vous en a donné, vous le décriez vous-même, bien loin de le défendre contre ceux qui le déshonorent. C’est un homme insupportable, dites-vous. C’est pour le guérir de cette mauvaise humeur que Dieu veut que vous l’aimiez, afin que vous tâchiez de lui inspirer de la douceur. Quand je lui parlerais, me dites-vous, je suis certain qu’il ne (470) m’écouterait pas. D’où le savez-vous? L’avez-vous essayé souvent? Oui, dites-vous: je l’ai fait une ou deux fois. Quoi, vous appelez cela souvent ? Quand vous n’auriez point eu d’autre application que celle-là durant toute votre vie, voue ne devriez pas vous rebuter. Ne voyez-vous pas combien de fois Dieu nous avertit lui-même par ses prophètes, par ses apôtres et par ses évangélistes? Cependant, croyez-vous que nous ayons bien reçu tous ces avis, et que nous les ayons suivis comme nous devions? Dieu, a-t-il cessé pour cela de nous avertir? Est-il demeuré dans le silence? Ne nous dit-il pas encore tous les jours: «Vous ne pouvez servir tout ensemble .Dieu et l’argent » ? (Matth. VI, 24.) Cependant l’avarice règne partout, et croît tous les jours. Dieu ne nous crie-t-il pas tous les jours : « Remettez et on vous remettra (Luc, VII, 40) »? et nous devenons tous les jours plus inhumains envers nos frères. Dieu ne nous exhorte-t-il pas sans cesse à la chasteté et à la continence? et néanmoins, combien en voit-on qui se plongent comme des pourceaux dans les infamies les plus détestables? Cependant, Dieu ne cesse point de nous instruire et de nous reprendre, quoique nous soyons si intraitables et indociles.

Que ne nous réglons-nous sur ce modèle, et que ne nous disons-nous à nous-mêmes : Hélas! Dieu nous parle continuellement. Il ne se lasse point de nous exhorter. Il ne se rebute jamais, quoique nous fassions un si mauvais usage de ses avis. Que ne l’imitons-nous donc en nous conduisant envers nos frères comme il se conduit envers nous? C’est cette dureté que nous témoignons pour eux, qui a fait dire à Jésus-Christ: « Qu’il y en aura peu de sauvés ». Car, s’il ne nous suffit pas pour être sauvés d’avoir de la vertu, et s’il faut encore que nous brûlions de zèle pour l’avancement des autres, que devons-nous attendre un jour, nous qui ne pensons ni à notre propre salut, ni à celui de nos frères? Quelle espérance nous peut-il rester?

Mais pourquoi me plaindre ici de l’indifférence que vous témoignez pour le salut de tous les hommes, puisque vous êtes si insensibles à celui des personnes mêmes avec qui vous vivez, à celui de votre femmes de vos enfants et de, vos domestiques? Nous quittons ces soins de charité pour nous embarrasser en d’autres pleins de vanité et d’inquiétude. Nous nous occupons de pensées extravagantes et chimériques; comme ceux dont le vin a étouffé la raison. Interrogez-vous vous-mêmes, et vous verrez que vous pensez ou à multiplier le nombre de vos valets, ou à mieux régler le service qu’ils vous rendent, ou à acquérir plus de bien à vos enfants, ou à rechercher des habillements plus magnifiques pour votre femme. Ainsi, ce n’est pas d’eux proprement que vous avez soin, mais de ce qui les environne. Vous ne vous mettez pas en peine que votre femme ait de la piété, mais qu’elle ait de quoi se parer, ni que vos enfants soient bien élevés, mais qu’ils soient bien riches.

Vous ressemblez à quelqu’un qui, voyant une maison parfaitement bien ornée, mais dont les murailles tomberaient en ruine, ne penserait point à les relever, mais seulement à y faire des embellissements au dehors: ou à un malade qui ayant le corps abattu de langueur, au lieu de penser à se guérir, ne serait occupé que du soin de se faire faire des habits superbes : ou à une femme qui, se voyant près de la mort, ne penserait point à s’en retirer, mais seulement à avoir des servantes bien parées et de beaux ameublements. C’est ainsi que nous nous conduisons à l’égard de notre âme. Nous ne sommes point touchés de ses misères et de ses langueurs. Nous la voyons sans douleur en proie à la colère, aux emportements, aux passions furieuses, à la .médisance, à la vaine gloire, aux révoltes intérieures, enfin à une infinité de bêtes cruelles qui la dévorent. Nous souffrons sans peine qu’elle soit tyrannisée par tant d’ennemis, pendant que nous ne pensons qu’à avoir de belles maisons, et un grand nombre de gens qui nous servent.

S’il arrivait qu’un ours ou qu’un lion rompît ses chaînes et sortît du lieu où on le garde, nous fermerions aussitôt toutes nos maisons pour n’être point exposés à la rage de ces bêtes. Et maintenant lorsque nos passions et nos pensées criminelles, comme autant de bêtes farouches, déchirent cruellement notre âme, nous, nous laissons dévorer non-seulement sans nous plaindre, mais avec joie. Toutes ces bêtes qui peuvent tuer les hommes sont enfermées avec grand soin, ou dans les déserts, ou dans la ville, en des lieux très-sûrs, de peur qu’en s’échappant, elles ne fassent du désordre jusque dans les tribunaux des juges et dans les palais des rois: et nous souffrons que tant de bêtes cruelles renversent tout dans notre âme, où Dieu même rend ses jugements et ses (471) oracles, et où il est assis comme sur son trône. De là vient que tout est en désordre au dedans de nous, et que ce trouble du dedans passe au dehors. Nous sommes semblables à une ville surprise par des barbares; ou à de petits oiseaux qui, voyant un dragon entrer dans leur nid sont frappés d’épouvante et font des efforts inutiles pour voler.

7. C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de penser à vous. Armons-nous contre ce dragon infernal. Prenons « l’épée de l’esprit » dont parle saint Paul, pour chasser ces pensées honteuses, qui, comme des bêtes cruelles se lancent dans notre âme pour la dévorer. Eloignons de nous le malheur dont Dieu menace la Judée par son Prophète; « Les onocentaures », dit-il, « les hérissons et les dragons s’assembleront dans ces lieux et y sauteront », (Isa., XIII, 21.) Il y a des hommes qui sont bien plus méchants que ces onocentaures, qui ne pensent qu’à danser et à courir çà et là dans le monde comme les bêtes sauvages dans les déserts, et c’est ainsi que vivent la plupart des jeunes gens. Ils ne sont retenus ni par la crainte ni par la raison; ils suivent aveuglément l’ardeur et l’impétuosité de leurs passions, et n’ayant tien d’honnête qui les occupe, ils appliquent, tout leur esprit à faire le mal.

Les pères sont les premières causes de ces désordres, parce qu’ils négligent l’éducation de leurs enfants; Quand ils ont de jeunes chevaux, ils ont grand soin qu’on emploie tout l’art possible pour les dresser. Ils appréhendent fort qu’ils ne deviennent vicieux, et ils veulent qu’on les accoutume de bonne heure au frein et à l’éperon, afin qu’étant prêts au moindre mouvement, ils répondent à tout ce que l’on demande d’eux. Et cependant ils n’ont pas pour leurs enfants le même soin qu’ils ont pour ces bêtes. Ils souffrent que, sans frein, sans loi et sans retenue, ils courent où la fougue de leurs passions les emporte, ou dans les maisons de jeu, ou aux spectacles, ou dans les lieux détestables que la pudeur ne permet pas de nommer, Les pères amuraient pu empêcher ces désordres en choisissant de bonne heure à leurs enfants une femme modeste, et prudente, qui aurait su gagner leur esprit, et qui aurait arrêté la licence de leurs passions par le lien et par l’honnêteté du mariage. Ce débordement de la jeunesse, qui est si grand aujourd’hui, est la source des adultères et de toutes les débauches. Si un jeune homme épousait de bonne heure une jeune fille chaste et prudente, il s’occuperait dans le gouvernement de sa famille, et il aurait soin de sa réputation et de son honneur.

Mais mon fils est tout jeune, me dites-vous, l’engagerai-je sitôt dans le mariage? Je vois cette nécessité et je la déplore. Si Isaac autrefois demeura vierge jusqu’à quarante ans, et ne s’est marié qu’à cet âge (Gen. XXV, 20), il serait bien plus raisonnable d’imiter une conduite si pure dans la loi de grâce. Mais vous nous mettez dans l’impuissance de vous donner ce conseil. Vous abandonnez d’abord vos enfants, et après qu’ils se sont plongés dans le vice et dans toutes sortes d’infamies, vous les mariez, ne considérant pas que le principal point du mariage, c’est d’y entrer avec un corps chaste. Car à moins de cela, quel avantage en tirera-t-on? Mais vous faites tout le contraire, et vous ne mariez vos enfants qu’après qu’ils se sont corrompus de toutes manières, c’est-à-dire lorsque le mariage leur est devenu inutile, J’attends, dites-vous, qu’il ait acquis dans le monde du mérite et de l’honneur, et après cela je le marierai. Ainsi, vous avez grand soin de ses avantages temporels, mais vous n’avez pour son âme que du mépris et qu’une cruelle indifférence.

Voilà la source de tous les désordres et de tous les maux, de ne faire aucune estime du salut de son âme, de la laisser dans l’abandon comme une chose de vil prix, de négliger le principal pour ne s’occuper que de l’accessoire. Ne savez-vous pas que le plus grand trésor que vous puissiez laisser à votre fils, c’est la pureté de son corps? Avons-nous rien de si précieux que notre âme? « Quel avantage », dit Jésus-Christ, « retirera l’homme de gagner tout le monde s’il perdait son âme »? (Matth. XVI, 26.) Mais l’avarice aujourd’hui renverse tout. C’est un tyran qui domine dans le coeur des hommes comme dans sa forteresse, et qui en bannit la crainte de Dieu. De là vient que nous négligeons et notre salut et celui de nos enfants. Nous ne nous mettons en peine que d’amasser et de leur laisser beaucoup de bien, afin qu’ils le laissent aussi à leurs enfants, et ceux-là à d’autres. Ainsi, nous travaillons plutôt afin que d’autres possèdent notre bien, qu’à le posséder nous-mêmes.

Nous traitons nos enfants encore plus mal que nos esclaves; car nous corrigeons ceux-ci, et nous négligeons nos enfants, comme s’ils nous étaient plus indifférents que ceux qui ne (472) nous ont coûté qu’un peu d’argent. Mais c’est trop peu dire, au-dessous de nos esclaves:

nous les rabaissons même au-dessous des bêtes, au-dessous des ânes et des chevaux. Si vous choisissez un cocher, un valet d’écurie, vous prenez garde qu’il ne soit pas sujet au vin, qu’il ne soit pas voleur, et qu’il sache bien panser et bien conduire des chevaux. Et si vous voulez donner à vos enfants un précepteur pour les for,mer et pour les conduire, vous ne vous mettez point en peine de ce choix. Le premier qui se présente vous convient. Et cependant il n’y a point d’emploi, ni plus grand, ni plus difficile que celui-là; car qu’y a-t-il de plus important que de former l’esprit et le coeur, et de régler route la conduite d’un jeune homme? On estime un grand peintre et un grand sculpteur; mais qu’est-ce que leur art au prix de l’excellence de celui qui travaille, non sur la toile ou sur le marbre, mais sur les esprits? Cependant, nous- négligeons toutes ces choses. Nous ne nous mettons pas en peine de rendre nos enfants chrétiens, mais éloquents. Et ce désir même est intéressé. Car la fin que nous nous proposons, n’est pas simplement qu’ils soient éloquents, mais qu’ils s’enrichissent par leur éloquence. Que s’ils pouvaient devenir riches sans être éloquents, nous mépriserions aussi bien l’éloquence que tout le reste.

Considérez donc combien est grande la tyrannie de l’avarice; comme elle corrompt tout, comme elle renverse, tout, et comme elle domine les hommes; qu’elle rabaisse, non-seulement au rang des esclaves, mais des bêtes mêmes. Nous vous l’avons dépeinte telle qu’elle est. Nous avons bien dit des choses contre elle; niais quel avantage en tirerons-nous? Nous la combattons par des paroles, et elle nous combat par des actions. Nous ne cesserons point néanmoins de la décrier et de vous en donner de l’horreur. Si nous sommes assez heureux pour gagner quelque chose par nos exhortations, nous nous sauverons en vous sauvant. Que si nos remontrances vous sont inutiles, nous nous serons au moins acquittés de notre devoir. Je conjure la miséricorde infinie de Dieu de vous délivrer d’une maladie si dangereuse, et de nous donner sujet de nous glorifier des règlements de votre vie, par la grâce de Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles dés siècles. Ainsi soit-il. (473)

HOMÉLIE LX: « QUE SI VOTRE FRÈRE A PÉCHÉ CONTRE VOUS, ALLEZ LE REPRENDRE EN PARTICULIER ENTRE VOUS ET LUI S’IL VOUS ÉCOUTE, VOUS AUREZ GAGNÉ VOTRE FRÈRE ». (CHAP. XVIII, 15, JUSQU’AU VERSET 21.)

ANALYSE

1. Quand on reprend son prochain de ses torts, il faut le faire en secret.

2. Un mot en passant contre les usuriers.

3. Des amitiés chrétiennes. — Qu’elles doivent être pures de tout intérêt. — Que les amitiés du monde ne peuvent être solides. — De la fermeté des amis chrétiens. — Belle description de la charité. — Que Jésus-Christ nous en a donné le modèle.

 

1. Comme Jésus-Christ avait parlé avec force contre ceux qui scandalisent leurs frères, et qu’il avait lancé contre eux de terribles menaces, il empêche ici maintenant que ceux que l’on scandalise et qui croiraient que toute la faute retomberait sur les auteurs du scandale, ne tombent dans un autre mal, et qu’ils ne glissent à l’orgueil, en prétendant que c’est (473) à leurs frères à réparer l’injure qu’ils leur ont faite. Considérez donc comment Jésus-Christ les rabaisse en leur commandant de ne reprendre leur frère qu’en particulier, de peur que, s’il se voyait accusé en présence de plusieurs témoins, cet outrage ne lui parut insupportable, et qu’ en dépit qu’il en aurait ne l’empêchât de reconnaître sa faute. C’est pourquoi Jésus-Christ dit ; « Reprenez-le, mais seul à seul».

« Et s’il vous écoute, vous avez, gagné votre frère ». Que veut dire cette parole : « Et s’il vous écoute »? c’est-à-dire, s’il se condamne lui-même, et s’il reconnaît qu’il a eu tort, « vous aurez gagné votre frère ». Il ne dit pas, vous aurez reçu une satisfaction entière; mais, « vous aurez gagné votre frère » montrant par ce mot de «gagner », que la perte que causait cette inimitié était commune à l’un et à l’autre. Il ne dit pas : votre frère se gagnera lui seul; mais « vous gagnez votre frère » pour faire voir, comme je l’ai dit, qu’ils avaient fait tous deux auparavant une grande perte: l’un, de son frère, et l’autre, de son propre salut.

Jésus-Christ nous adonné le même avis dans son sermon sur la montagne. Il n’y a que cette différence, que là c’est celui qui a fait l’offense qu’il envoie à celui qu’il a offensé : « Si lorsque vous présentez votre don à l’autel », dit-il, « vous vous souvenez que votre frère a quelque sujet de se plaindre de vous, laissez là votre don à l’autel, et allez vous réconcilier auparavant à votre frère »(Matt. V, 23); et qu’ici, au contraire, c’est à celui qui a reçu le tort qu’il commande de pardonner à celui qui l’a offensé. Car il nous a appris à dire : « Remettez nous nos dettes comme nous les « remettons à ceux qui nous doivent ». Mais il se sert ici d’un autre moyen. Il n’oblige plus seulement celui qui a offensé son frère de l’al1er trouver; mais il veut que celui-là même qui a reçu l’injure aille trouver celui qui la lui a faite. Car, comme celui qui a fait outrage à un autre n’est pas d’ordinaire si disposé à l’aller trouver, à cause de la honte et de la confusion qu’il a de sa faute, Jésus-Christ veut que ce soit l’autre qui le prévienne, et qui lui parle le premier, non d’une manière indifférente, mais dans le désir sincère de l’aider à réparer cette faute. Il ne dit pas : faites-lui de grands reproches, punissez-le, vengez-vous vous-même; mais seulement « reprenez-le ».

Comme sa colère l’aveugle, et que la con fusion qu’il en a est comme une ivresse qui le tient dans un assoupissement mortel, il faut que vous, qui êtes pain, alliez trouver le malade, et que, par cette réprimande douce et secrète, vous lui facilitiez le moyen de se guérir. Car, ce que Jésus-Christ entend ici par ce mot: «reprenez-le », ne peut dire autre chose, sinon:

représentez-lui sa faute, et faites-lui comprendre le mal qu’il vous a fait. Ainsi, en l’accusant même, vous le défendrez en quelque sorte. Vous le servirez, et vous l’inviterez à se réconcilier, parfaitement avec vous.

Mais que ferai-je, me direz-vous, s’il demeure inflexible et opiniâtre? Jésus-Christ vous répond à cela : «S’il ne vous écoute point, prenez encore avec vous une ou deux personnes, afin que tout ce que vous ferez «soit autorisé par la présence de deux ou trois témoins (46) ». Plus votre frère témoigne d’opiniâtreté et d’endurcissement dans le mal, plus vous devez travai1ler à le guérir, et non vous irriter contre lui et le regarder comme une personne insupportable. Lorsqu’un médecin voit un malade pressé d’un mal intérieur et très-violent, il ne se décourage pas, il ne s’impatiente pas; mais il s’applique seulement avec plus de soin à le guérir. C’est ainsi que Jésus-Christ nous commande de nous, conduire. Si vous êtes trop faible étant seul, prenez du secours, appelez un ou deux autres témoins. Car deux témoins suffisent pour convaincre votre frère de son péché.

Ainsi vous voyez partout, mes frères, que Jésus-Christ considère autant le bien de celui qui ,a fait l’offense, que de celui qui l’a reçue. Et en effet, celui qui a le plus perdu dans cette rencontre, et qui est véritablement offensé, c’est celui qui a succombé à sa colère pour offenser l’autre. C’est celui-là qui est véritablement malade, et qui est réduit à une langueur et à une faiblesse extrême. C’est pourquoi vous voyez que Jésus-Christ commande avec soin à celui qui est exempt de cette maladie, d’aller trouver le malade, tantôt lui seul, tantôt avec un ou deux témoins : et si le malade demeure toujours inflexible, il veut que toute l’Eglise vienne à son secours.

« Que s’il ne les écoute point, dites-le à «l’Eglise (17) ». Si Jésus-Christ n’avait pensé qu’aux intérêts de celui qui a reçu l’offense, il ne nous aurait pas commandé de pardonner (474) jusqu’à soixante-dix fois sept fois à celui qui témoignerait avoir regret de nous avoir offensé: et il ne commanderait pas ici qu’on employât tant de personnes pour tâcher de le faire rentrer en lui-même. Il ne nous ordonne rien de pareil à l’égard des païens et des infidèles qui sont hors de 1’Eglise. Il se contente de nous dire: « Si quelqu’un vous frappe sur une joue, tendez-lui l’autre »; sans nous commander ensuite de les aller avertir de leur injustice, comme il fait ici. Saint Paul dit la même chose. Car parlant des infidèles, il dit: « Pourquoi entreprendrai -je de juger ceux qui sont hors de l’Eglise »? (I Cor. V, 12.) Mais il veut en même temps que nous agissions autrement à l’égard de nos frères

Il veut que nous. leur représentions leur faute, afin qu’ils aient du regret de l’avoir faite. Il veut que nous les retranchions d’avec nous s’ils demeurent incorrigibles, afin que ce retranchement leur donna lieu de reconnaître enfin le mal qu’ils ont fait.

C’est ce que Jésus-Christ nous oblige ici de faire à l’égard de nos frères. Il établit comme trois maîtres et trois juges, pour faire comprendre à celui qui a fait l’outrage, dans quels excès il est tombé, lorsqu’il s’est laissé emporter et comme enivrer par sa passion. Après que la colère l’a porté à dire et à faire beaucoup de choses impertinentes et déraisonnables, Jésus-Christ veut qu’on l’en fasse ressouvenir: comme on raconte à ceux qui se sont enivrés les extravagances et les folies que les vapeurs du vin leur ont fait dire. La colère et le péché sont une ivresse très-véritable. Elles renversent la raison plus que le vin, et elles jettent l’âme dans des extravagances bien plus dangereuses.

Qui fut plus sage autrefois que le prophète David? (II Rois, XII, 1.) Cependant il pécha, et il ne sut pas qu’il péchait. Sa passion enivra en quelque sorte toute sa raison, et remplit son âme comme d’une épaisse fumée. C’est pourquoi il eut besoin qu’un prophète vint éclairer ses ténèbres, et que la lumière de sa parole lui fît voir quel était le crime qu’il avait commis. C’est dans ce même dessein que Jésus-Christ oblige l’offensé d’aller trouver l’offenseur, afin de l’avertir des excès où il s’est laissé emporter.

2. Mais pourquoi veut-il que ce soit celui-là même qui a reçu l’offense, et non un autre qui s’aille plaindre à celui qui la lui a faite?

Il le fait parce que celui qui est coupable est plus disposé à recevoir avis de celui même qu’il a maltraité, principalement lorsqu’il le reprend seul et sans témoin. Bien n’est si capable de le toucher ni de le faire rentrer en lui-même, que de voir que celui qui semblerait ne devoir penser qu’à se venger de son injustice, ne te met en peine au contraire que de son salut. Vous voyez donc, mes frères, que tout ce que Jésus-Christ ordonne en cette occasion à celui qui a été offensé, ne tend qu’à sauver, et non à punir son frère. C’est pour ce sujet qu’il ne veut pas que d’abord il mène avec lui deux autres témoins, mais seulement après qu’il aura seul tenté inutilement de le guérir; il ne veut pas non plus qu’après qu’il a été rebuté lorsqu’il était seul, il mène tout d’un coup avec lui un grand nombre de personnes, mais seulement une ou deux. Que s’il rejette encore, leurs remontrances, il ordonne alors qu’on en avertisse 1’Eglise. C’est ainsi que Jésus-Christ nous apprend avec quelle sagesse nous devons éviter d’insulter au péché de notre frère.

Mais que veulent dire ces paroles: « Afin que tout ce que vous ferez soit autorisé par la présence de deux ou trois témoins », c’est-à-dire afin que vous ayez un suffisant témoignage que vous avez fait de votre côté tout ce que vous deviez faire, et que vous n’avez rien omis de ce qui était de votre devoir. « Que s’il ne les écoute point», dit Jésus-Christ, « dites-le à l’Eglise », c’est-à-dire à ceux qui la conduisent. « Et s’il n’écoute pas l’Eglise même, qu’il soit à votre égard comme un païen et un publicain (47) ». Car il sera évident que sa maladie est incurable. Considérez ici que Jésus-Christ propose partout les publicains comme les derniers des hommes, Nous avons déjà vu qu’il a dit : « Les pécheurs et les publicains ne sont-ils pas la même chose » (Matth. V, 45.) Et ailleurs: « Les publicains et les femmes prostituées vous devanceront au royaume de Dieu (Matth. XXI, 31) »; c’est-à-dire, les personnes les plus criminelles et les plus désespérées. Ecoutez ceci, vous qui cherchez sans cesse à trafiquer de vos injustices et à ajouter tous les jours usure sur usure. D’où vient que Jésus-Christ met ici celui qui a fait violence à son frère au rang des publicains, c’est-à-dire des pécheurs désespérés, sinon pour adoucir d’un côté celui qui a souffert l’injustice, et pour épouvanter au contraire celui qui (475) l’a faite? Et afin que vous ne croyiez pas qu’il ne soit puni que de cette sorte, il ajoute aussitôt:

« Je vous dis en vérité que tout ce que vous « lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et que « tout ce que vous délierez sur la terre sera «délié dans le ciel (48)». Il ne dit point à l’évêque de cette Eglise : Liez cet homme, mais seulement : « Si vous le liez ». Il laisse cela à la volonté de celui qui a reçu l’offense. Mais ce qui sera lié le demeurera toujours. Cet homme sera condamné aux plus grands supplices, et ce ne sera point celui qui l’a déféré à l’Eglise qui en sera cause, mais cette opiniâtreté qui l’a rendu inflexible dans le mal. Jésus-Christ le menace d’une double punition, des jugements de l’Eglise et des tourments de l’enfer; et il le menace des premiers, afin qu’il évite les seconds. Il veut qu’on lui fasse craindre d’être retranché de la compagnie des fidèles et d’être lié sur la terre et dans le ciel, afin que la frayeur l’adoucisse et le fasse rentrer en lui-même. Car s’il n’a point été ébranlé jusque-là, il est difficile néanmoins que cette multitude de jugements ne l’effraie et qu’elle n’arrête enfin les emportements de sa colère. C’est pourquoi Jésus-Christ établit trois différents jugements qui se succèdent l’un à l’autre. Il ne veut pas retrancher d’abord ce criminel de son Eglise. Après le premier jugement il veut voir si le second ne l’ébranlera pas, et après que le second lui a été inutile, il veut l’épouvanter par le troisième. S’il s’opiniâtre contre tous ces remèdes, il lui représente enfin l’état où il sera lorsqu’il tombera entre les mains de Dieu même, et le supplice qu’il en doit attendre.

« Je vous dis encore que si deux d’entre vous s’unissent ensemble sur la terre, quoi que ce soit qu’ils demandent, ils l’obtiendront de mon Père qui est dans le ciel (19). « Car là où deux ou trois sont réunis en mon « nom, je me trouve au milieu d’eux (20) ». Jésus-Christ se sert maintenant d’un autre moyen pour étouffer toutes les querelles et toutes 1es inimitiés entre les chrétiens. Il n’use plus de menaces pour les porter à la charité, mais il les exhorte par les grands biens qui doivent naître de l’union parfaite qu’ils auront entre eux. Après avoir montré d’un côté jusqu’où doit aller sa sévérité dans la punition des esprits opiniâtres, il montre de l’autre combien il sera magnifique à récompenser ceux qui vivront dans une grande union avec leurs frères, puisqu’ils obtiendront ainsi de Dieu tout ce qu’ils lui demanderont, et qu’ils posséderont Jésus-Christ au milieu d’eux.

Vous me demandez s’il se trouve quelquefois deux personnes qui s’accordent ensemble? Je vous réponds que je crois qu’il s’en trouve assez souvent et en beaucoup de lieux. D’où vient donc, dites-vous, que contre la promesse que nous fait Jésus-Christ, elles ne reçoivent pas de Dieu tout ce qu’elles lui demandent dans leurs prières? C’est parce qu’il y a d’autres choses qui empêchent que Dieu ne leur accorde ce qu’elles lui demandent. Car ou elles demandent des choses qui ne leur seraient pas utiles, et il ne se faut pas étonner alors que Dieu ne les exauce pas, puisqu’il n’écouta pas même saint Paul, lorsqu’il lui dit:

«Ma grâce vous suffit, parce que ma force se perfectionne dans l’infirmité ». (II Cor. XII, 9.) Ou bien ces personnes sont indignes que Dieu les écoute, en ne contribuant en rien de leur côté à faire en sorte qu’il les exauce. Car il ne fait ici cette promesse qu’à ses apôtres et à ceux qui devaient les imiter: « Si deux d’entre vous », dit-il, c’est-à-dire « d’entre vous »qui vivez dans ma crainte et qui pratiquez les règles de mon Evangile. Ou bien ces mêmes personnes désirent de Dieu qu’il les venge de leurs ennemis, ce qu’il défend par un commandement contraire : « Priez », dit-il, «pour « vos ennemis ». Ou bien encore, sans avoir fait pénitence de leurs péchés, elles demandent miséricorde; ce qu’il leur est impossible d’obtenir en cet état, non-seulement quand elles la demanderaient elles-mêmes, mais quand même quelque autre, qui serait aimé particulièrement de Dieu, la demanderait aussi pour elles. C’est ainsi que Dieu dit à Jérémie qui priait pour les Juifs : « Ne me priez point pour ce peuple parce que je ne vous exaucerai point ». Que si au contraire toutes ces circonstances se trouvent dans votre prière: si vous ne demandez que des choses utiles, si vous réglez votre vie autant que vous le pouvez, selon les règles que je vous donne, si vous vivez dans l’union et dans la charité avec vos frères, vous obtiendrez de Dieu tout ce que vous lui demanderez. Car le Dieu que vous adorez est un Dieu plein de bonté pour les hommes

3. Mais, après avoir dit ce qu’on recevrait de son Père, il montre aussitôt que ce serait aussi lui qui accorderait cette grâce avec son Père, (476) lorsqu’il ajoute : « Là où deux ou trois seront «réunis en mon nom, je me trouverai au milieu d’eux ». Vous vous imaginez peut-être qu’il est aisé de trouver ainsi des âmes unies au nom de Jésus-Christ. Mais je vous dis au contraire que cela ne se rencontre que très-rarement. Jésus-Christ promet qu’il se trouvera au milieu de ceux qui sont unis ensemble, non d’une union humaine et extérieure; mais intérieure et divine. C’est comme s’il nous disait: Lorsque deux ou trois se lient ensemble je serai au milieu d’eux, pourvu que d’ailleurs ils aient de la piété et de la vertu, et que je sois le seul fondement de leur liaison. Mais nous voyons aujourd’hui dans la plupart des hommes des amitiés bien différentes, et qui ont un autre principe. Les uns aiment parce qu’on les aime; les autres parce qu’on les honore, les autres parce qu’on leur est utile et pour d’autres sujets semblables. On ne s’entraîne que par des intérêts tout séculiers, et l’on a peine à trouver des amitiés véritables fondées en Jésus-Christ et formées pour Jésus-Christ.

Ce n’est pas ainsi que l’apôtre saint Paul aimait ses amis; son amour brûlant ne respirait que Jésus-Christ. Et quoiqu’il ne vît pas dans ceux qu’il aimait une correspondance de charité, il ne les en aimait pas moins, parce que son affection avait jeté de si profondes racines dans son coeur, que rien ne la pouvait ébranler. Mais, hélas! on ne s’aime plus de cette manière. Si l’on considère bien aujourd’hui les amitiés des chrétiens, on trouvera que l’origine en est entièrement différente de celle de ce grand apôtre. Je ne veux que vos coeurs pour témoins de ce que je dis. Si je les pouvais sonder, je vous ferais voir que dans cette grande multitude, presque toutes vos amitiés ne sont établies que sur des intérêts bas, et ne s’entretiennent que par le commerce des nécessités de la vie.

Mais, sans entrer dans cette discussion, vous reconnaîtrez ceci sans peine, si. vous voulez examiner les sujets différents qui causent des divisions parmi vous, et qui vous rendent ennemis les uns des autres. Car lorsque l’amitié n’est fondée que sur des avantages humains et passagers, elle ne peut être ardente ni perpétuelle. Elle s’évanouit au moindre mépris, au moindre intérêt, à la moindre jalousie, parce qu’elle n’est point attachée à l’âme par cette racine céleste qui seule soutient nos amitiés et qui les rend fermes et inébranlables,. Rien d’humain et de terrestre ne peut rompre un lien qui est tout spirituel. La charité qu’on se porte réciproquement en Jésus-Christ est solide, elle est constante, elle est invincible. Elle ne s’altère ni par les soupçons, ni par les calomnies, ni par les dangers, ni par la mort même. On verrait mille périls sans s’en étonner. Celui qui n’aime que parce qu’on l’aime, cesse d’aimer aussitôt qu’il reçoit quelque mécontentement de son ami. Mais ici cela n’arrive jamais, parce que, selon saint Paul, « la charité ne périt point ». Car quel prétexte pourriez-vous alléguer pour avoir laissé périr la vôtre? Direz-vous que votre ami ne vous a rendu que des mépris pour des déférences, et des injures pour de bons offices? Direz-vous qu’il a voulu vous ôter la vie? Si votre amitié a Jésus-Christ pour objet, c’est cela même qui l’affermira. Tout ce qui ruine les amitiés humaines, redouble et fortifie les amitiés chrétiennes. Vous’ me demandez comment cela se peut faire? C’est parce que l’ingratitude de votre ami vous devient le sujet d’une récompense infinie : et que plus il a d’aversion pour vous, plus vous devez être touché de compassion pour le secourir dans un si grand besoin, et pour lui procurer des remèdes dans un si grand mal.

Il est donc clair que celui qui aime véritablement dans la seule vue de Jésus-Christ, ne cherche dans son ami, ni la noblesse, ni les dignités, ni les richesses, non pas même amour pour amour, mais qu’il aime sans intérêt, sans interruption , sans refroidissement, quand même son ami lui manquerait de foi, quand il deviendrait son ennemi, quand il aurait résolu de le perdre. Jésus-Christ seul qu’il aime dans son ami soutient tout, supplée à tout et suffit pour tout. Tant que celui qui aime regarde Jésus-Christ, son amitié demeure ferme, incorruptible et inébranlable. C’est lui qui nous a donné le modèle de cette amitié toute divine. C’est lui qui a aimé des ennemis, des insolents, des blasphémateurs, des persécuteurs, des furieux qui le haïssaient à mort, qui ne pouvaient seulement souffrir de le voir, qui étaient prêts à tout moment à courir aux pierres pour le lapider, et qui les a aimés de cette charité la plus haute et la plus sublime qui va jusqu’à donner sa vie pour ceux qu’on aime. Après même qu’ils l’ont crucifié, il les aime encore. Leur rage s’est épuisée contre (477) Lui, mais sa charité ne s’épuise point. Il les veut guérir; il redouble sa compassion, il intercède pour eux envers son Père : « Mon Père »,. lui dit-il, « pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font » ; et aussitôt qu’il est ressuscité, il leur envoie ses apôtres pour les convertir et pour les sauver. Soyons sans cesse attentifs à ce modèle. Imitons cette charité d’un Dieu. Retraçons en nous cette amitié si généreuse, afin qu’ayant été les imitateurs de l’amour de Jésus-Christ, nous soyons aussi les héritiers de sa gloire que je vous souhaite, par la grâce et la bonté de ce même Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXI: « ALORS PIERRE, S’APPROCHANT DE JÉSUS-CHRIST LUI DIT : SEIGNEUR, COMBIEN DE FOIS PARDONNERAI-JE A MON FRÈRE, LORSQU’IL AURA PÉCHÉ CONTRE MOI ? SERA-CE JUSQU’À SEPT FOIS ? JÉSUS LUI RÉPONDIT : JE NE VOUS DIS PAS JUSQU’À SEPT FOIS. » (CHAP. XVIII, 21, 22, JUSQU’AU CHAP. XIX.)

ANALYSE

1. Les bienfaits reçus de Dieu aggravent les péchés des hommes

2-4. L’orateur passe en revue les principales professions de la société des hommes, et fait voir la multitude des péchés qui se commettent dans chacune, dans celle des armes, dans celle des artisans, dans celle des riches propriétaires.

5. De l’amour des ennemis, comment nous devons les gagner. — Du bien que nous retirerons de ceux qui nous haïssent, lorsque nous souffrons leurs injures avec patience. — De l’exemple que nous ont donné sur ce point Jésus-Christ et les saints de l’Ancien et du Nouveau Testament.

 

1. Saint Pierre croyait aller dire une grande chose au Sauveur, en lui demandant s’il pardonnerait à son frère « jusqu’à sept fois ». Vous me commandez, lui dit-il, de pardonner à celui qui m’offense, mais vous ne me dites pas combien je le dois faire de fois. Car si mon frère m’offense tous les jours, et qu’il en ait toujours regret quand je l’en reprends, est-ce pour toujours, ou jusqu’à un certain terme que vous me commandez de le souffrir? Je vois que vous avez mis des bornes à la patience qu’on doit avoir pour celui qui demeure opiniâtre dans son péché, et qui ne se repent pas. Vous dites de lui, lorsqu’on a épuisé tous les moyens pour le corriger, que nous le devons regarder « comme un païen et un publicain »; mais vous ne marquez rien de semblable à l’égard de celui qui reconnaît sa faute, et vous ne dites point jusqu’où je le dois souffrir. Dites-moi donc combien de fois je lui pardonnerai. « Sera-ce jusqu’à, sept fois »?

Que répond à cela Jésus-Christ, dont la bonté n’a point de bornes? « Je ne vous dis pas jusqu’à sept fois; mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois ». Il marque par ces paroles un nombre, indéfini, sans limite. C’est ce que signifie souvent dans l’Ecriture le nombre de « mille », comme le nombre de « sept » marque plusieurs. « La femme stérile », dit-elle, « a eu sept enfants », c’est-à-dire plusieurs enfants. Jésus-Christ ne veut donc point marquer, par ce mot de « soixante-dix fois sept fois», un nombre certain et déterminé pour remettre les offenses de nos frères; mais il veut qu’on (478) leur pardonne toujours, sans mettre de bornes à sa douceur.

La parabole qui suit est une preuve manifeste de ce que je dis. Le Fils de Dieu ne voulant pas qu’on crût qu’il nous commandait une chose fort pénible, en nous ordonnant de pardonner « soixante-dix fois sept fois », nous propose un exemple, destiné à nous apprendre que ce qu’il venait de dire était vrai à la lettre, et nullement difficile; et qu’en pratiquant ce commandement, nous devions nous humilier profondément, bien loin d’en concevoir quelque complaisance. Il nous rapporte donc un exemple de sa miséricorde et de sa douceur envers nous, afin qu’elle soit le modèle de la nôtre; et il veut nous faire comprendre, par la comparaison de sa bonté avec la nôtre, que quand nous aurions pardonné à notre frère soixante-dix fois sept fois, et que nous aurions oublié de bon coeur toutes les fautes qu’il aurait commises contre nous; néanmoins, si nous comparions cette bonté dont nous aurions usé envers notre frère, avec celle dont nous avons besoin que Dieu use envers nous, lorsqu’il nous redemandera compte de toute notre vie, nous trouverions que la miséricorde que nous aurions faite ne serait, à l’égard de celle qu’il nous doit faire, que comme une petite goutte d’eau comparée à tout l’Océan. C’est ce qu’il tâche de nous faire entendre par cette parabole

« Le royaume des cieux est semblable à un «roi qui voulait faire rendre compte à ses serviteurs (23). Et ayant commencé à le faire, on lui en présenta un qui lui devait dix mille talents (24). Mais, comme il n’avait pas de quoi lui rendre, son maître commanda qu’on le vendît, lui, sa femme et ses enfants et tout ce qu’il avait (25) ». Ayant enfin trouvé grâce auprès de son maître, il ne fut pas plus tôt sorti que, rencontrant un de ses compagnons qui lui devait cent deniers, il le prit à la gorge et l’étouffait presque en lui disant : Rends-moi ce que tu me dois. Et son maître, ému de colère, le livra entre les mains des bourreaux jusqu’à ce qu’il payât tout ce qu’il devait. Remarquez, mes frères, dans ces paroles, quelle est la différence des péchés qui regardent Dieu d’avec ceux qui ne regardent que les hommes, et qu’il y a encore beaucoup moins de proportion entre ces péchés qu’il n’y en a entre dix mille talents et cent deniers. Cette inégalité si grande vient de la grande différence des personnes, c’est-à-dire de Dieu et des hommes; et de la grande multitude des fautes que nous commettons contre Dieu presque à tout moment. Nous rougissons au moins de pécher devant les hommes, lorsqu’ils nous voient, mais nous ne rougissons point de pécher devant Dieu, qui est toujours présent, et qui pénètre jusqu’au fond de notre coeur. Nous ne craignons point de dire et de faire devant lui ce qui l’offense et ce qu’il condamne. Il est aisé de voir par là quelle est la grandeur de nos péchés. Mais les dons et les grâces infinies dont Dieu nous a honorés, les augmentent beaucoup encore.

Que si vous voulez, mes frères, que je vous explique comment il se peut faire que nous soyons redevables « de dix mille talents », et encore infiniment plus, je vous le ferai voir en peu de mots. Je crains néanmoins que d’un côté, les pécheurs qui sont enchantés de l’amour du vice, et qui ne savent que céder à leurs mauvaises passions, n’en prennent occasion de pécher avec encore plus de hardiesse, et que de l’autre je ne jette les humbles dans le désespoir, et qu’ils ne disent comme les apôtres: « Qui donc pourra être sauvé »? Mais j’espère néanmoins vous parler de telle sorte, que j’établirai dans la paix ceux qui m’écoute,ront et qui feront tout ce que je dis. Il est impossible que ceux qui ont des maladies incurables et qui ont perdu le sentiment de leurs maux, sortent de leur assoupissement, si on ne leur dit la vérité. Que s’ils en prennent sujet de pécher encore davantage, ce ne sera point la vérité, mais ,leur frénésie qui en sera cause ; puisque les mêmes choses font un effet tout contraire sur l’esprit des personnes plus sages, qui ayant compris le grand nombre de leurs péchés, entrent ensuite dans des sentiments de componction et en deviennent plus humbles. Car si d’un côté, la masse énorme de leurs péchés les trouble, de l’autre, la pénitence les console, et ils l’embrassent avec d’autant plus d’ardeur, qu’ils savent qu’elle a la vertu de guérir les plus grandes plaies.

Je m’en vais donc vous représenter Les péchés que nous commettons contre Dieu et contre les hommes. Je n’entrerai point dans le détail; je le laisse à chacun de vous : je ne parlerai qu’en général. Mais il faut auparavant que je dise un mot des grâces que Dieu nous a faites. Dieu, mes frères, nous a d’abord tirés du néant, pour nous donner l’être que nous (479) n’avions pas. Il a fait pour nous toutes les créatures visibles, le ciel, la mer, la terre et l’air; tout ce qui y est contenu, les animaux, les plantes et les semences. Vous voyez que nous ne faisons que marquer les principaux d’entre les dons de Dieu, parce qu’ils s’étendent jusqu’à l’infini. Il a inspiré dans l’homme une âme vivante, et l’homme a été le seul sur la terre qu’il ait honoré d’un si grand don. Il a fait pour lui le paradis terrestre. Il lui a donné une compagne pour l’aider, il lui a assujéti tous les animaux; enfin il l’a couronné d’honneur et de gloire. Après tout cela l’homme est tombé dans le péché; et, quoiqu’il eût payé d’une si extrême ingratitude les bienfaits de son Créateur, il lui en a fait néanmoins ensuite de plus grands encore.

2. Car il ne faut pas considérer seulement la justice de Dieu, lorsqu’il a chassé l’homme du paradis; mais encore la bonté avec laquelle il l’a traité ensuite pour le rendre digne d’y rentrer. Il l’a comblé de grâces et de bienfaits dans son bannissement même, et après lui avoir procuré tant de divers secours par la lumière de la loi et par l’instruction des prophètes, il nous a enfin envoyé son Fils pour nous ouvrir le ciel, pour nous faire rentrer dans le paradis, pour nous tirer de l’esclavage du péché, et pour mettre au rang de ses enfants des ingrats et des ennemis déclarés. C’est ce qui nous oblige de nous écrier avec saint Paul:

« O profond abîme des trésors de la sagesse et « de la connaissance de Dieu »! (Rom. II, 33.) Il a ensuite lavé nos péchés dans les eaux sacrées du baptême. Il nous a délivrés de la colère et de la vengeance de Dieu. Il nous a donné part à l’héritage de son royaume, il nous a comblés de biens, il nous a tendu la main pour nous soutenir dans nos faiblesses, et il a répandu son Saint-Esprit dans nos coeurs.

Après tant de grâces et tant de bienfaits, quelle devrait être notre reconnaissance, mes frères ? Dans quelle disposition devrions -nions être à l’égard d’un Dieu si doux? Quand nous mourrions tous les jours pour celui qui nous a tant aimés, que lui rendrions-nous qui pût être digne de lui? Nous acquitterions-nous envers lui de la moindre partie de ce que nous lui devons? Et cette mort, même si avantageuse pour nous, ne serait-elle pas une nouvelle faveur qui nous. rendrait enCore plus redevables à sa bonté? Il serait raisonnable que nous eussions ces sentiments, mais dans quelle disposition sommes-nous? Nous déshonorons Dieu tous les jours de notre vie, et nous violons toutes ses lois. C’est pourquoi je vous prie encore une .fois, mes frères, de souffrir que je parle avec liberté et avec force contre ceux qui l’offensent et qui le méprisent. Ce n’est pas vous seuls que j’accuserai, je m’accuserai aussi moi-même.

Je ne sais d’abord par qui commencer à me plaindre; sera-ce par les personnes libres ou par les esclaves; par les gens de guerre ou, par ceux des villes; par ceux qui commandent ou par ceux qui .obéissent; par les hommes ou par les femmes; par les vieillards ou par les enfants? Je vois de grands désordres dans cette diversité d’âges, de conditions et d’états. Par où commencerai-je? Commençons si vous voulez par les gens de guerre. Car peut-on nier qu’ils ne commettent de grands excès contre Dieu, par tant d’outrages et tant de violences qu’ils font tous les jours, s’enrichissant de vols et de brigandages, et cherchant leur bonheur dans la misère des autres? Ce sont des loups plutôt que des hommes. Ils se repaissent de sang et de carnage, et leur âme est comme une mer qui est sans cesse agitée par les tempêtes des passions. Y a-t-il des désordres dont ils soient exempts? Y a-t-il un vice qui ne règne en eux? Ils sont altiers et insolents; ils sont jaloux de leurs égaux, et insupportables à ceux qui leur sont soumis; et ils traitent en esclaves et en ennemis ceux qui ont recours à eux pour y trouver leur protection et leur sûreté. Que voit-on parmi eux, que des rapines, des violences, des calomnies, des mensonges honteux et des flatteries lâches et serviles?

Que serait-ce si à chacun de leurs désordres nous opposions la loi de Jésus-Christ? Si nous disons qu’il est écrit dans l’Evangile: « Qui dira à son frère : vous êtes un fou, sera coupable du feu d’enfer; qui regardera une femme avec un mauvais désir, a déjà commis l’adultère dans son coeur; si on ne s’humilie comme un petit enfant on n’entrera point dans le royaume du ciel »? Ces hommes traitent ceux qui sont au-dessous d’eux, avec un orgueil et un empire effroyable, afin qu’ils tremblent toujours devant eux. Ils sont pires envers les hommes que les bêtes les plus farouches. Ils sont bien éloignés de rien faire pour l’amour de Jésus-Christ. Ils ne font rien que pour (480) l’argent, pour la gloire et pour le plaisir. Qui pourrait donc rapporter tous leurs excès, leur vie oisive, leurs entretiens extravagants, leurs railleries sanglantes, leurs paroles pleines d’infamie? Je ne parle point de leur avarice. Qui peut dire qu’ils ne savent ce que c’est non plus que ces solitaires qui vivent sur les mon tagues, mais d’une manière bien différente. Car ceux-ci ne connaissent point l’avarice, parce qu’ils en sont très-éloignés; et ceux-là ne la connaissent point, parce qu’ils en sont possédés et comme enivrés, et qu’ils boivent l’iniquité comme de l’eau. Car cette passion s’est tellement rendue la maîtresse de leur esprit et de leur coeur, que ne sachant pas seulement ce que c’est que la vertu qui lui est opposée, ils sont comme des frénétiques qui prennent la maladie pour la santé.

Mais quittons ces hommes de sang et de désordres. Passons à d’autres qui ne sont pas si violents. Examinons la vie des artisans, qui sont ceux d’entre tous les hommes qui semblent gagner plus justement leur vie par leur peine et par leur travail. Cependant, s’ils ne prennent bien garde à eux, ils tombent aisément en beaucoup de déréglements. Souvent ils ternissent toute la gloire de leurs plus justes travaux, en jurant et se parjurant sans scrupule, et en se servant de mensonge et de tromperie pour satisfaire leur avarice. Ils ont l’esprit tout possédé du désir du gain. Ils ne pensent qu’à la terre, et sont tout occupés de leur commerce, dans lequel ils n’ont point d’autre but que d’amasser de l’argent. Ils n’ont aucun soin des pauvres, et ils ne pensent jamais à leur faire part de ce qu’ils gagnent par leur travail, parce qu’ils sont toujours dans l’ardeur d’augmenter le bien qu’ils ont. Ils ont des envies cruelles les uns contre les autres. Ils se déchirent par des injures atroces, et ils ne craignent point de mêler à leur trafic, l’usure, l’injustice et la tromperie.

3. Passons à d’autres qui paraissent un peu plus justes. Ce sont les riches qui possèdent de grandes terres, et qui en tirent de grands revenus. Qu’y a-t-il de plus injuste qu’eux?’ Comment traitent-ils leurs fermiers et les pauvres gens de la campagne ? Des barbares leur seraient, moins rudes qu’ils ne leur sont. Ils imposent des travaux insupportables, et des charges excessives à des misérables qui meurent de faim, et qui passent toute leur vie dans un accablement qui ne cesse point. Ils les tourmentent tous les jours par de nouvelles exactions. Ils les obligent à des ouvrages pénibles qui sont au delà de leurs forces. Ils les traitent comme des bêles, et plus cruellement que des bêtes. Ils abusent de leurs corps comme s’ils avaient un corps de pierre et non pas de chair. Ils ne leur permettent pas de respirer. Ils ne s’informent point de la stérilité de l’année. Que la terre ait produit ou n’ait rien produit, tout leur est égal. Ils ne remettent rien de leurs vexations ordinaires, et ils ne font pas la moindre grâce.

Aussi voit-on rien de plus malheureux, et qui fasse plus de compassion que ces pauvres gens? Après avoir souffert également de la rigueur de l’hiver et de l’été ; après avoir essuyé tous les froids et toutes les pluies de l’année et s’être épuisés par leurs veilles continuelles; non-seulement ils se trouvent les mains vides, mais ils se voient encore accablés de dettes. Outre les maux qu’ils souffrent, et cette faim extrême qu’ils endurent, ils craignent encore la violence des exacteurs, la tyrannie des collecteurs, les emprisonnements et mille autres maux dont on les accable, sans que personne leur fasse justice.

Combien la nécessité où ils sont leur fait-elle chercher d’adresses et d’inventions pour gagner, sans qu’ils en tirent enfin aucun avantage? Ils se tuent pour remplir de vin les celliers des autres, et ils n’en rapportent rien chez eux. Tout ce que la vigne qu’ils ont cultivée peut produire, passe à d’autres mains, et si on leur donne un peu d’argent, on les croit bien récompensés de leur peine. Ils ont affaire à des avares et à des usuriers qui les traitent d’une manière que les lois des païens n’auraient: pas soufferte et pour laquelle on ne peut avoir trop d’horreur. Ils leur donnent de l’argent à prêt, non pas selon l’ordinaire à un pour cent , mais ils exigent chaque année la moitié de toute la somme. Et ils traitent avec cette dureté des gens qui ont une femme et des enfants, et qui passent toute leur vie au service de ceux même qui les tyrAnnisent de cette sorte. N’est-ce pas ici qu’il faut dire avec le Prophète: « O ciel! tremblez, soyez saisi d’étonnement, et vous, terre, frémissez d’horreur (Isaïe, 1) », parce que les hommes sont devenus pires que les bêtes les plus farouches.

Quand je parle ainsi, mes frères, je n’accuse ni les arts, ni l’agriculture, ni la profession des armes, ni la possession des terres. C’est (481) nous-mêmes que je blâme et l’abus que nous faisons de ces choses. Corneille était capitaine. Saint Paul faisait des tentes et s’occupait à ce métier même en prêchant. David était roi. Job était très-riche, et rien de cela n’a empêché ces grands hommes de devenir saints. Imprimons donc, mes frères, ces vérités dans nos âmes. Pensons continuellement à ces dix mille talents dont nous sommes redevables à la justice de Dieu. Ne sentons plus de difficulté à remettre à nos frères le peu qu’ils nous doivent. Car nous rendrons compte à Dieu de sa loi si sainte, dont il nous a faits les dépositaires. Il nous représentera ces règles d’équité et de justice qu’il nous aura fait connaître, et que nous aurons néanmoins négligées de telle sorte qu’il nous sera impossible de le satisfaire. Dieu ayant pitié de nous, et prévoyant cette extrémité où nous nous trouverons alors, nous offre ici un moyen court et facile pour nous acquitter tout d’un coup de nos dettes. C’est le pardon et l’oubli des injures qu’on nous a faites.

Pour que vous compreniez mieux ce que je vous dis, je vous prie de suivre l’ordre de la parabole que nous expliquons; Cc roi donc, ayant voulu faire rendre compte à ses serviteurs, on lui en présenta un qui lui devait dix mille talents ; mais comme il n’avait pas de quoi le payer, son maître commanda qu’on le vendît, lui et sa femme et ses enfants et tout ce qu’il avait, pour satisfaire à cette dette. Ce n’était point par un mouvement de cruauté que ce roi traitait ainsi son serviteur; puisque le tort qu’il lui faisait en vendant sa femme et ses enfants retombait aussi sur lui-même, parce qu’ils étaient ses esclaves. Ce n’était que par le mouvement d’une grande charité et d’une grande tendresse. Le maître voulait que ce serviteur fût frappé par la terreur de cette menace, et qu’ensuite il eût recours à la prière pour arrêter cette sentence rigoureuse et pour en empêcher l’exécution. Si1 n’eût eu cette pensée en venant redemander compte, il ne se fût point rendu aux prières de son serviteur, et il ne lui eût point remis si gratuitement une dette si considérable. Mais d’où vient donc, dites-vous, qu’il ne lui remet pas la dette avant même que d’entrer en compte C’est parce qu’il voulait faire comprendre à ce serviteur combien il lui était redevable, et quelle était la grâce qu’il lui faisait; afin que cette connaissance le rendît ensuite plus doux à l’égard de ses confrères. Car, si après même avoir connu la grandeur de sa dette et l’excès de la miséricorde qu’on lui faisait, il ne laissa pas néanmoins d’être si inexorable, à quelle violence ne se serait-il point emporté si on ne l’avait instruit auparavant d’une manière si sage?

Mais voyons ce qu’il dit à ce roi dans le fort de sa douleur: « Le serviteur se jetant à ses pieds, le conjurait en lui disant: Seigneur, ayez un peu de patience et je vous rendrai tout (26). Alors le maître de ce serviteur étant touché de compassion, le laissa aller et lui remit sa dette (27). ». Admirez cet excès d’amour et de tendresse. Le serviteur ne demande qu’un peu de délai, et son maître lui donne plus qu’il ne demande en lui remettant toute sa dette. Il avait résolu d’abord de lui faire cette grâce, mais il voulait qu’il contribuât de sa part à l’obtenir par ses prières, afin qu’il ne demeurât pas sans récompense. Ce n’est pas que cette miséricorde ne soit toute gratuite, et qu’elle ne soit due tout entière à la bonté du maître; car, bien que le serviteur se jette à ses pieds, et qu’il lui demande miséricorde, on voit assez néanmoins par l’Evangile même, quelle est la cause du pardon qu’il reçoit : « Le maître », dit l’Evangile, « étant touché de compassion, lui remit toute « sa dette ». Il voulait néanmoins que ce serviteur parût avoir contribué pour quelque chose à la remise de sa dette, afin d’épargner sa pudeur; et que sa propre expérience lui apprît à être charitable envers ses frères.

4. Jusque là, on ne voit rien paraître dans ce serviteur que de très-bon et de très-louable. Il reconnaît sa dette; il promet de la payer; il se jette aux pieds de son maître; il le conjure; il condamne ses propres péchés et il reconnaît la grandeur de ses offenses. Mais ce qu’il fait ensuite est bien indigne d’un si beau commencement. Car étant sorti aussitôt après, et ayant encore présente dans son esprit la mémoire d’une si grande grâce, il en abuse malheureusement pour faire une action très-noire, et il emploie cette même liberté que son maître, venait de lui rendre, peur traiter cruellement un de ses compagnons. « Car ayant trouvé un de ses compagnons qui lui devait cent deniers, il le prit à la gorge et l’étouffait presque en lui disant: Rends-moi ce que tu me dois (28) ». Considérez, mes frères, la bonté du maître et la cruauté du serviteur. Ecoutez ceci, vous tous (482) qui tombez dans des excès semblables par votre avarice. Car, s’il n’est pas permis de traiter ainsi nos frères lorsqu’ils nous offensent, combien l’est-il moins lorsqu’ils ne nous sont redevables que de quelque argent? « Cet homme se jetant à ses pieds, le conjurait en lui disant : Ayez un peu de patience et je vous rendrai tout (29) ». Il n’eut pas même de respect pour les paroles dont il venait de se servir pour obtenir miséricorde, et qui lui avaient mérité la remise de dix mille talents. Il ne reconnut plus ce port bienheureux où il s’était sauvé lui-même et cette même prière dont il venait d’user ne rappela point à sa mémoire la grande bonté de son maître. Sa cruauté et son avarice effacèrent tout de son esprit, et il se jette comme une bête farouche sur cet homme qui était son compagnon. Barbare, que faites-vous? Né voyez-vous pas combien vous allez irriter contre vous votre maître, que vous allez vous attirer sa colère, et que vous le forcez de révoquer malgré lui l’arrêt de grâce qu’il vient de vous prononcer? Mais cette âme dure et impitoyable n’a point ces pensées. Il ne se souvient plus d’un état dont il ne fait que de sortir, et il ne remet rien à son frère de ce qu’il lui doit.

Cependant, mes frères, c’est la même prière que font ces deux hommes, mais pour deux choses bien différentes. L’un ne prie que pour cent deniers, et l’autre pour dix mille talents. L’un ne prie qu’un autre-serviteur comme lui, et l’autre prie son propre maître. L’un a reçu la remise de toutes ses dettes, l’autre ne demande qu’un peu de délai, et il ne l’obtient pas. « Car il le jeta en prison jusqu’à ce qu’il lui rendit ce qu’il lui devait (30)». Les autres serviteurs « ses compagnons voyant ce qui se passait, en furent extrêmement fâchés, et vinrent avertir de tout leur commun maître(31)».Si une action si noire offensa les hommes, et leur parut insupportable, jugez ce qu’elle put paraître à Dieu; et si les serviteurs en témoignèrent une si grande compassion, jugez de ce qu’en put ressentir leur maître. « C’est pourquoi l’ayant fait venir, il lui dit: Méchant serviteur, je vous avais remis tout ce que vous me deviez parce que vous m’en aviez prié (32). Ne tallait-il donc pas que vous, eussiez aussi pitié de votre compagnon, comme j’avais eu pitié de vous (33) »? Admirez encore, mes frères, la grande douceur de ce maître. Il agit en juge contre ce serviteur ingrat et il semble qu’il rende raison de son jugement et de la rétractation qu’il fais de son don; si l’on n’aime mieux dire que ce n’est point lui qui cassa son arrêt de grâce, mais que ce fut ce serviteur qui le révoqua. «Méchant serviteur», lui dit-il, « je vous avais remis tout ce que vous me deviez, parce que vous m’en aviez prié: ne fallait-il donc pas que vous eussiez aussi pitié de votre compagnon comme j’avais eu pitié de vous »? Si vous aviez quelque peine à remettre cette dette, ne deviez-vous pas considérer la grâce que je venais de vous faire, et ce que vous deviez encore attendre de moi dans la suite? Si ce commandement vous paraissait sévère, l’espérance de ce que je vous promets aurait dû vous l’adoucir. Vous considérez que votre frère vous a offensé, et vous ne considérez pas combien vous avez vous-même offensé Dieu, et que néanmoins il vous accorde votre grâce, seulement parce que vous l’en avez prié. Si vous avez tant de peine à vous réconcilier avec un homme qui vous a fait tort, combien en auriez-vous plus de souffrir le feu de l’enfer? Comparez la première peine avec la seconde, et vous trouverez l’une très-légère en voyant le poids insupportable de l’autre. Vous devez dix mille talents à votre maître, et cependant., bien loin de vous traiter avec dureté; il n’a que de la compassion pour vous, et vous traitez aussitôt après avec une cruauté si barbare celui qui ne vous doit que cent deniers? N’est-ce donc pas avec raison qu’il vous appelle « méchant serviteur » ?

Ecoutez, hommes sans entrailles, hommes cruels; sachez que ce n’est pas pour les autres, mais pour vous-mêmes, que vous êtes cruels; ces ressentiments haineux que vous gardez si longtemps, vous les gardez plus encore à votre détriment qu’au détriment de vos frères; c’est le faisceau de vos propres péchés et non des péchés du prochain que vous formez et liez si laborieusement; lorsque vous tourmentez les autres, le mal que vous leur faites est passager comme vous-mêmes, et il passera bientôt; mais dans l’autre vie, Dieu vous punira par des supplices quille finiront jamais. « Son maître, ému de colère, le livra entre les mains des bourreaux jusqu’à ce qu’il payât tout ce qui lui était dû (34) ». Cela veut dire; mes frères, qu’il le livra à des supplices sans fin, puisqu’il ne devait jamais acquitter sa dette. Après qu’une libéralité si extrême n’a pu toucher cet ingrat, que restait-il autre chose que de faire succéder (483) la sévérité à la douceur? Et quoique « les dons « et les grâces de Dieu soient », comme dit saint Paul, « sans repentir », et qu’il ne les rétracte jamais, néanmoins la malice a tant de force, qu’elle contraint Dieu de se faire violence à lui-même, et de violer cette loi de sa bonté. Qu’y a-t-il, donc de plus dangereux que le souvenir des injures et le désir de s’en venger, puisqu’il est capable de détruire en nous ce que la grâce de Dieu nous avait donné? L’Evangile marque qu’il livra ce serviteur aux bourreaux, non pas indifféremment, mais « ému de colère ». Lorsqu’un peu auparavant il avait commandé qu’on le vendît, il n’avait témoigné aucune colère dans ses paroles, qu’il n’accomplit pas non plus ensuite, parce qu’il ne les avait dites que pour donner une ouverture favorable à sa bonté; mais ce dernier arrêt qu’il donne n’est plus accompagné de douceur comme le premier; et on n’y voit que colère, que rigueur, que vengeance. Jésus-Christ nous marque ensuite quel est le but de cette parabole, lorsqu’il dit : « C’est ainsi que vous traitera mon Père qui est dans le ciel, si chacun devons ne remet à son frère du fond du coeur les fautes qu’il aura commises contre lui (35) ». Il ne dit pas : C’est ainsi que vous traitera « votre » Père, mais « mon » Père, parce que des âmes si dures et si peu charitables sont indignes d’être appelées les enfants de Dieu. On voit par cette parabole que Jésus-Christ nous commande deux choses: l’une, que nous nous accusions nous-mêmes de nos péchés, et l’autre, que nous pardonnions sincèrement ceux de nos frères. Que si nous sommes fidèles au premier de ces commandements, nous nous acquitterons aisément du second. Car celui qui rappelle dans sa mémoire les déréglements de sa vie, pardonnera aisément à ses frères, non-seulement de bouche, mais « du fond du coeur».

5. Rendons-nous, mes frères, à ce commandement de Jésus-Christ. Ne nous haïssons pas nous-mêmes, et ne tournons point contre nous-mêmes le fer dont nous croyons percer les autres. Quel mal vous peut faire votre ennemi, qui soit comparable à celui que vous vous faites vous-même, puisque l’aigreur que vous avez contre lui attire sur vous la condamnation de votre juge? Si vous lui opposez une sagesse et. une modération vraiment chrétienne, vous demeurerez invulnérable à ses traits, et vous ferez retomber sur lui le qu’il vous fait. Mais si vous vous abandonnez à l’indignation et à la colère, vous serez blessé non par l’injure qu’il vous a faite, mais parle ressentiment que vous en avez. Ne dites donc point : Il m’a outragé, il m’a déchiré par ses calomnies, il m’a fait souffrir mille maux. Plus vous direz qu’il vous aura fait de mal, plus vous trouverez qu’il vous aura fait de bien; puisqu’il vous aura donné lieu de vous purifier de vos péchés qui sont les plus grands de tous les maux. Ainsi, plus il vous offensera, plus il vous mettra en état d’obtenir de Dieu qu’il vous pardonne toutes vos offenses.

Car si nous voulons nous servir des avantages que la foi nous donne, nul homme ne nous pourra nuire. Nous tirerons les plus grands avantages pour notre salut, de la fureur même de nos plus grands ennemis. Et qui s’étonnera que la haine des hommes nous soit si utile, puisque la rage même des démons nous est souvent avantageuse, comme on le voit dans l’exemple du saint homme Job? Que si cet esprit de malice nous sert en nous haïssant, pourquoi craindrez-vous la haine d’un homme? Considérez combien vous retirez d’avantage d’une injure soufferte humblement et avec douceur. Vous méritez par là: premièrement, que Dieu vous remette vos péchés; ce que je regarde comme le plus grand de tous les biens. Vous vous exercez en second lieu dans la patience, et dans une vertu mâle et généreuse. En troisième lieu, vous vous fortifiez dans la douceur et dans la charité que vous devez avoir, pour vos frères, puisque celui qui est incapable de se fâcher contre ses ennemis, sera bien moins en état de manquer de charité envers ceux qui l’aiment. De plus, vous travaillez ainsi à déraciner entièrement la colère de votre coeur: ce qui est le plus grand de tous les biens. Car celui qui bannit la colère de son âme en bannira aussi la tristesse, et il se délivrera de tous ces chagrins et de ces vaines inquiétudes, qui sont les tourments ordinaires de la vie. Le coeur doux et incapable de haine, est toujours paisible, et il jouit d’une joie et d’un plaisir qui ne le quittent jamais. Ainsi , en haïssant nos ennemis nous nous punissons nous-mêmes, et en les aimant nous nous aimons.

D’ailleurs, la grâce que Dieu vous fera en vous inspirant cette douceur, vous rendra vénérables à vos ennemis mêmes, quand ce (484) seraient les plus méchants de tous les hommes, quand ce seraient des démons. Et j’ose dire même que si vous persévérez à traiter vos ennemis avec tant de modération, vous n’en aurez plus. Mais le plus grand fruit que vous tirerez de votre douceur, c’est qu’elle attirera sur vous celle de Dieu même. Si vous l’avez offensé, il vous pardonnera vos péchés; et si vous êtes demeuré dans l’innocence, il purifiera votre vertu, et il vous fera approcher de lui avec plus de confiance. Travaillons donc, mes frères, à n’avoir, jamais de haine contre personne, afin que Dieu nous fasse la grâce de nous aimer, et de nous remettre toutes nos dettes, quand même nous lui serions redevables de dix mille talents.

Mais cet homme, me direz-vous, me hait et me persécute gratuitement. Ayez donc d’autant plus de compassion de lui. Ne le haïssez pas, mais déplorez son malheur, et que son péché soit le sujet non de votre aversion, mais de vos larmes. Sa condition est bien à plaindre, puisqu’il irrite Dieu contre lui et la vôtre est bien heureuse, puisque, si vous souffrez avec douceur, Dieu couronnera votre patience. Souvenez-vous que Jésus-Christ allant mourir sur la croix, se réjouissait de ses souffrances, et versait des larmes pour ceux qui devaient le crucifier. Plus donc nos ennemis nous persécutent, plus nous devons les pleurer; puisqu’en nous persécutant ils nous comblent de biens, et qu’ils se font mille maux.

Mais il m’a outragé, dites-vous, il m’a frappé devant tout le monde? Il s’est donc déshonoré devant tout le monde. Il a donc rendu tous les hommes les témoins de sa brutalité et les admirateurs de votre douceur. Il a ouvert leurs bouches pour condamner ses excès, et pour publier votre patience. Mais il a médit de moi en secret? Quel mal vous peuvent faire ces calomnies, puisque c’est Dieu qui sera votre juge, et non ceux qu’il peut avoir surpris par ses médisances? Il est bien plus à plaindre que vous, puisqu’outre ses autres péchés, il rendra compte encore de ceux qu’il fait en vous décriant, et qu’il se nuit à lui-même sans comparaison davantage devant Dieu, qu’il ne vous peut nuire devant les hommes.

Que si ces co,nsidérations ne vous suffisent pas encore, souvenez-vous que Jésus-Christ étant le Fils de Dieu et la sainteté même, n’a pas laissé d’être décrié devant ce,ux qu’il aimait le plus, et par les hommes et par les démons; selon ce qu’il témoigne lui-même par ces paroles : « S’ils ont appelé le Père de famille Béelzébub, combien plus appelleront-ils ainsi ses serviteurs ». (Matth. X, 21.) Le démon ne l’a pas calomnié seulement, mais il a été cru dans ses calomnies, lorsqu’il l’accusait non de crimes ordinaires, mais d’être « un séducteur et un ennemi de Dieu».

Que si vous me dites: Cet homme qui m’outrage c’est quelqu’un à qui j’ai rendu mille services, et qui m’a mille obligations. Je vous réponds que c’est ce qui vous doit exciter davantage à le plaindre, puisqu’il est d’autant plus malheureux qu’il est plus ingrat, et que vous devez d’autant plus vous réjouir que vous êtes devenu semblable à Dieu, « qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants». Si vous dites que Dieu est trop élevé pour que vous puissiez prétendre de l’imiter, quoiqu’il soit vrai que sa grâce nous en ait rendus capables, imitez au moins les hommes qui ont été ses serviteurs comme vous l’êtes. Imitez Joseph qui paya les ingratitudes de ses frères d’une infinité de biens. Imitez Moïse qui pria pour un peuple rebelle qui lui faisait toujours la guerre. Imitez saint Paul qui, après avoir été persécuté cruellement par les Juifs, souhaita d’être anathème pour eux. Imitez le bienheureux martyr Etienne, qui, lors même qu’on le lapidait, priait Dieu pour ses bourreaux. Que ces grands exemples nous fassent éteindre la colère dans nos coeurs, afin de mériter que Dieu nous pardonne nos péchés, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire, l’honneur et l’empire, maintenant et toujours, et dans les siècles dès siècles. Ainsi soit-il. (485)

HOMÉLIE LXII: « JÉSUS AYANT ACHEVÉ CES DISCOURS, PARTIT DE GALILÉE, ET VINT DANS LES TERRES DE JUDÉE LE LONG DU JOURDAIN ». (CHAP. XIX, 1, JUSQU’AU VERSET 19)

ANALYSE

1. Les Pharisiens viennent faire à Jésus-Christ une question captieuse et s’en retournent confus.

2. Loi chrétienne touchant le mariage; c’est la loi primordiale ; la loi mosaïque sur cette matière n’était qu’une loi temporaire et de condescendance.

3. Jésus-Christ exhorte indirectement à l’état de virginité. — Réfutation des manichéens et des fatalistes.

4 et 5. Qu’il faut une grâce spéciale très-grande pour suivre l’état de virginité. — Que l’humilité nous doit rendre semblables aux petits enfants. — Qu’on voit par l’exemple de Saül et de David que l’orgueil abaisse les hommes et que l’humilité les relève.— Que les ambitieux sont des esclaves à vendre, qui sont capables ides plus grandes lâchetés.

 

1. Obligé fréquemment de s’éloigner de la Judée par la jalousie de ses ennemis, Jésus-Christ y revient maintenant, parce que le temps de sa passion approche. Il ne va pas encore néanmoins dans la ville de Jérusalem; mais « il vient dans la .terre de Judée, le long du Jourdain ». Il se contente de se tenir sur les frontières de la Judée. « Et de grandes troupes le suivirent, et il les guérit (2) ». Il ne s’arrêtait pas à prêcher toujours, ou à faire toujours des guérisons miraculeuses. Il mêlait les instructions avec les miracles, et il passait de l’un à l’autre, guérissant après avoir parlé, et parlant après avoir guéri les malades. Ainsi il procurait, en diverses manières, le salut de ceux qui s’attachaient à lui et qui le suivaient. Il autorisait sa doctrine par l’éclat de ses miracles, il rendait ses miracles plus utiles par la sainteté de ses instructions, et il se servait de cette double grâce pour attirer les hommes à la connaissance de Dieu. Mais, remarquez avec moi, mes frères, que les évangélistes disent en un mot, et comme en passant, que des peuples entiers venaient à Jésus-Christ pour être guéris, sans nommer personne en particulier, pour nous apprendre à fuir la vanité dans nos actions les plus éclatantes. Jésus-Christ guérissait ceux-ci, afin que leur guérison servît et à ceux qu’il guérissait et à plusieurs autres encore. Car cette puissance souveraine, par laquelle il chassait les maladie faisait connaître à plusieurs, mais non pas aux pharisiens. Ils en devenaient au contraire plus furieux. Leur envie augmente à proportion qu’il fait de plus grandes choses, et ils s’approchent de lui pour le tenter. Comme ils ne pouvaient rien blâmer dans tout ce qu’ils lui voyaient faire, ils tâchent de le surprendre en hit proposant des questions pleines de malice et d’artifice.

« Alors les pharisiens vinrent à lui pour le tenter, et ils lui dirent : Est-il permis à un homme de quitter sa femme pour quelque cause que ce soit (3) »? Qui ne serait surpris de l’insolence de ces hommes, qui croient pouvoir fermer la bouche à Jésus-Christ par leurs demandes, après tant d’expériences qu’ils avaient de sa vertu et de sa sagesse infinie? Tout ce qu’il leur avait répondu quand ils l’accusaient de violer le sabbat; quand ils l’appelaient blasphémateur; quand ils disaient qu’il était possédé; quand ils reprenaient ses disciples de presser des grains de froment entre leurs mains en passant par des blés; ou de se mettre à table sans laver leurs mains; tout ce qu’il leur avait dit en tant d’autres rencontres, s’était effacé de leurs esprits, et ils ne se souvenaient plus qu’il les avait réduits au silence, et contraints de se retirer couverts de confusion et de honte. Ils ne peuvent encore cesser de le tenter et de lui tendre des piéges.

C’est là, mes frères, le génie de la malice et (486) de l’envie. C’est une passion impudente audacieuse. Elle ne se rebute jamais. Après avoir été cent fois repoussée, elle revient et elle nous attaque tout de nouveau. Mais remarquez, je vous prie, avec quel artifice ils font cette question à Jésus-Christ. Ils ne lui disent point: Vous nous avez déjà commandé de ne point répudier nos femmes, ce qu il avait fait dans le sermon sur la montagne. Ils ne le font point souvenir de cette défense, afin de le surprendre plus adroitement, et de l’envelopper dans une contradiction manifeste. Ils ne lui disent point: Vous nous avez ordonné telle et telle chose, mais, dissimulant qu’il leur eût jamais parlé sur ce sujet, ils demandent avec une grande apparence de simplicité, s’il était permis de répudier sa femme, croyant qu’il aurait oublié ce qu’il leur avait dit autrefois. Ils se tenaient prêts, s’il eût dit que cela était permis, à le réfuter par lui-même et à lui objecter la défense qu’il en avait faite, ou, s’il demeurait dans le même sentiment, de le décrier comme contraire a Moise.

Que fait donc Jésus-Christ? Il ne leur dit point : « Hypocrites, pourquoi me tentez-vous » ? quoiqu’il leur fit ce reproche ailleurs, mais il l’évite ici, afin de leur faire voir une souveraine humilité dans une souveraine puissance. Il observait en ces occasions de ne pas demeurer toujours dans le silence, de peur qu’ils ne s’imaginassent qu’il ne connaissait pas leurs mauvais desseins; et il ne le reprenait pas non plus toujours, pour nous apprendre à souffrir avec douceur toute la malignité de nos adversaires. Que leur répond-il donc?

«N’avez-vous point lu que celui qui fit l’homme au commencement, les fit mâle et femelle (4); et qu’il dit : pour cette raison, l’homme abandonnera son père et sa mère, et il demeurera attaché à sa femme, et ils ne feront tous deux qu’une seule chair (5). Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a joint (6) ». Considérez, mes frères, la sagesse du Sauveur. Lorsqu’on l’interroge si le divorce était permis, il ne répond pas d’abord que non, pour ne leur pas donner lieu de se récrier tout d’un coup, et d’exciter centre lui du bruit et du tumulte. Il prévient sa réponse par l’autorité de l’Ecriture et montre que sa loi était conforme à celle que Dieu son Père avait établie dès le commencement du monde; et que ce n’était pas pour contredire Moïse qu’il enseignait ces choses. Et remarquez qu’il n’autorise pas seulement cette vérité par la création de l’homme et de la femme, mais encore par le commandement de Dieu- même. Car il ne dit pas seulement Dieu n’a fait qu’un seul homme et qu’une seule femme ; mais encore il a commandé qu’un homme n’épousât qu’une seule femme. S’il eût voulu qu’un homme eût plusieurs femmes, après avoir fait l’homme, il ne se fût pas contenté de ne lui faire qu’une femme, mais il en eût créé plusieurs. Ainsi Dieu autrefois a montré clairement, par la création de l’homme et par la loi qu’il lui donna d’abord, qu’on ne doit avoir qu’une femme, et que l’union du mariage ne doit jamais être rompue. «Celui qui fit l’homme au commencement, les fit mâle et femelle »; c’est-à-dire, qu’ils sortirent d’un même principe, et qu’ils se réunirent dans un même corps. « Car ils ne feront tous deux qu’une seule chair ».

Il frappe ensuite de terreur ceux qui oseraient blâmer ou contredire cette loi, et il l’affermit davantage en ne disant pas simplement: ne rompez donc pas le mariage; ne séparez donc pas cette union, mais, que l’homme « donc ne sépare pas ce que Dieu a joint ». Que si vous m’objectez l’autorité de Moïse, je vous allègue celle du Maître de Moïse; et je m’établis sur une autorité plus puissante et plus ancienne que la vôtre. Car « Dieu créa au commencent un homme et une femme ». Quoiqu’il semble donc que je sois maintenant l’auteur de cette loi, vous voyez combien elle est ancienne, et qu’elle a été très-religieusement établie dès le commencement du monde. Car Dieu, ne s’est pas contenté de dire qu’un homme prendra une femme mais « qu’il abandonnera son père et sa mère », non pour s’unir simplement avec sa femme, mais pour s’y attacher d’un lien si étroit «qu’ils ne fassent plus tous deux qu’une seule chair ».

2. Après qu’il a ainsi proposé la première et la plus ancienne loi, fondée dans la nature même, dans les paroles et dans la conduite du Créateur, il interprète avec autorité la loi de Moïse, en établissant la sienne: « Ils ne sont plus deux », dit-il, « mais une seule chair». Comme donc c’est un crime que de diviser en même corps : c’en est un de même de diviser le mari d’avec la femme. Et sans s’en tenir là, il autorise encore ce qu’il a dit par le respect (487) et la crainte qu’on doit à l’ordre de Dieu: « Que l’homme », dit-il, « ne sépare pas ce que Dieu a joint » : montrant que le divorce était, également contre la loi de Dieu et contre celle de la nature; contre l’ordre de la nature, parce qu’il séparait une même chair; et contre l’ordre de Dieu, parce qu’après que Dieu a commandé à l’homme de ne point séparer ce qu’il avait joint, vous n’avez pas laissé de le séparer.

Après des paroles si sages, les Juifs ne devaient-ils pas garder le silence et admirer cette réponse? Ne devaient-ils pas être frappés d’étonnement en voyant une si grande uniformité de doctrine entre Jésus-Christ et son Père? Cependant ils sont bien éloignés d’une modération si équitable. Ils entreprennent au contraire d’attaquer le Sauveur d’une autre manière. Ils lui disent: « Pourquoi donc Moïse a-t-il ordonné qu’un homme pût renvoyer sa femme en lui donnant un écrit par lequel il déclare qu’il l’a répudiée (7) ».? Quoique Jésus-Christ pût faire plus raisonnablement cette objection aux Juifs, que les Juifs ne la lui faisaient à lui-même, il ne refuse pas néanmoins de leur répondre; et sans leur dire que cela ne le regardait point, et qu’il n’était point responsable de ce qu’avait ordonné Moïse, il veut bien satisfaire à leur demande. S’il avait été ennemi de l’ancien Testament, comme le disent quelques hérétiques, il ne se serait pas ainsi mis en peine de justifier Moïse il n’aurait pas entrepris d’autoriser tout ce qui s’était fait dans ces premiers temps ; et il n’aurait pas tant affecté de faire voir que tout ce qu’il enseignait avait un rapport et une union parfaite avec la loi de Moïse. Mais pourquoi les pharisiens choisissent-ils ce qui concerne le mariage pour opposer Moïse à Jésus-Christ, au lieu de choisir les observances si nombreuses. instituées par Moïse touchant les viandes et les sabbats? - C’est parce qu’ils voulaient exciter contre Jésus-Christ tous les hommes. Car pour les Juifs le divorce était une chose indifférente; ils en usaient sans scrupule. Aussi, de tous les commandements promulgués par Jésus-Christ dans le sermon sur la montagne, c’est celui-ci qu’ils choisissent de préférence pour lui tendre un piége. Mais la sagesse infinie du Sauveur sait bien trouver le moyen d’excuser Moïse.

« Moïse vous a permis de quitter vos femmes, à cause de la dureté de votre coeur (8) ». Il ne veut laisser aucun sujet d’accuser Moïse. Comme ce prophète avait établi cette loi par l’ordre de Dieu, Jésus-Christ le justifie, et il fait retomber sur les Juifs mêmes la nécessité inévitable où Moïse était de la publier. C’est une conduite dont il use presque partout. Lorsque les pharisiens accusaient ses disciples d’arracher des épis de blé, il montre à ses accusateurs si sévères que si ses disciples étaient coupables, ils l’étaient aussi eux-mêmes. Quand ces mêmes ennemis les blâmaient de ne point laver leurs mains en se mettant à table, et de violer ainsi la loi, il leur fait voir que c’était au contraire eux-mêmes qui la violaient. Il fait la même chose dans l’accusation du violemment du sabbat. C’est ce qu’il fait encore ici et presque dans toutes les rencontres semblables. Mais comme ce qu’il venait de dire pouvait paraître un peu fort, et donner lieu à ces hommes d’accuser le Sauveur de les traiter avec trop de dureté, il reprend aussitôt son premier discours de l’ancienne loi de Dieu.

« Il n’en a pas été ainsi dès le commencement (8) ». C’est-à-dire, Dieu vous a donné une loi toute contraire par l’état même dans lequel il a créé l’homme. Il semble qu’il prévienne cette objection qu’ils lui pouvaient faire. D’où savez-vous que « Moïse n’a fait cette loi qu’à cause de la dureté de notre coeur » ? Il veut encore une fois les réduire au silence sur ce point. Car si cette loi de Moïse eût été la plus considérable et la plus naturelle, Dieu n’en aurait . pas établi dès le commencement du monde une autre qui lui est tout opposée. Il n’aurait pas créé l’homme avec une seule femme, et il n’aurait pas dit, qu’ils ne seraient tous deux qu’une seule chair ».

« Aussi je vous déclare que quiconque quitte sa femme, si ce n’est en cas d’adultère, et en épouse une autre, commet l’adultère; et que celui qui épouse celle qu’un autre a quittée, commet l’adultère (9) ». Après les avoir ainsi confondus, il leur parle ensuite avec plus d’autorité. Il avait déjà gardé la même conduite, en parlant du discernement des viandes et de la violation du sabbat. Car, après avoir réfuté toutes leurs raisons sur le discernement des viandes, il appelle enfin ses disciples, et leur dit : « Ce n’est pas ce qui entre dans l’homme qui le rend impur ». (Matth. XV.) Après avoir parlé sur le violement du sabbat, il conclut ensuite : « Il est donc permis de faire du bien le jour du sabbat».

Ainsi il garde partout la même conduite . Mais (488) comme nous avons vu alors qu’après qu’il eut ainsi renvoyé les Juifs tout confus, les apôtres tout troublés vinrent avec saint Pierre dire à leur Maître : « Expliquez-nous cette parabole », ils viennent encore de même ici dans le même trouble lui dire: « Si la condition d’un homme est telle a l’égard de sa femme, il n’est pas avantageux de se marier (10) ». Ils regardaient comme un joug insupportable une loi qui les obligeait de retenir une femme quelque fâcheuse qu’elle fût, et de garder dans leur maison un esprit inquiet et violent, comme un serpent qui nous ronge les entrailles.

3. Et jour faire voir que ce trouble les avait étrangement frappés, saint Marc dit clairement qu’ils vinrent trouver Jésus-Christ « en particulier », et lui dirent: « Si la condition d’un homme est telle à l’égard de sa femme (Marc, X, 10.) »; c’est-à-dire, s’ils sont liés de telle sorte qu’ils deviennent une même chair, et que quand le mari aurait de très-justes sujets de répudier sa femme, il ne le pourrait faire sans péché, « il ne lui est pas avantageux de se marier », il lui est plus aisé de combattre contre lui-même et contre la concupiscence de la nature que de souffrir l’importunité d’une femme de mauvaise humeur. Jésus-Christ ne leur dit point que cette conséquence était vraie, de peur qu’ils ne crussent qu’il leur proposait 1e célibat comme une loi et un précepte, mais il dit seulement: « Tout le monde n’est pas capable de cela, mais ceux-là seulement qui en ont reçu le don (11) » ; relevant ainsi le célibat, et montrant que c’était une grande chose; afin que les louanges qu’il lui donnait y attirassent à l’avenir ses disciples. Mais considérez ici une contrariété apparente qui se trouve entre les paroles de Jésus-Christ et celles des apôtres. Jésus-Christ dit que c’est une grande chose que le célibat, et un don qui n’est pas commun, et les apôtres au contraire le regardent comme une chose facile, en disant qu’il valait mieux le garder que de s’exposer à demeurer toute sa vie avec une femme de mauvaise humeur. C’est sans doute par une grande sagesse de Dieu qu’on peut remarquer dans l’Evangile cette diversité de sentiments : Jésus-Christ dit d’une part que c’est une grande chose de ne point se marier, afin de rendre plus vigilants et plus courageux ceux qui voudraient aspirer à cet état; et les apôtres disent que le célibat est plus a souhaiter que le mariage, afin d’inviter par cette facilité à embrasser une profession si sainte.

Comme plusieurs n’auraient pu souffrir qu’on les exhortât à demeurer toujours vierges, le Fils de Dieu se contente de proposer la loi indispensable de ne point rompre les mariages, afin que cette nécessité seule déterminât à une virginité perpétuelle ceux sur qui l’amour de cette vertu n’aurait pas eu assez vie force. Mais pour montrer ensuite la facilité de cet état, Jésus-Christ ajoute: « Il y a des eunuques qui sont nés tels dès le ventre de leur mère; il y en a que les hommes ont rendus eunuques; et il y en a qui se sont faits eunuques eux-mêmes pour gagner le royaume des cieux (12) ». Tout ce discours tend secrètement à porter les hommes à choisir l’état du célibat, par la facilité qu’il leur y fait voir. C’est comme s’il leur disait :

Représentez-vous, ou que la nature même vous a obligés de le garder, comme elle y oblige quelques-uns, et qu’elle vous a mis dans l’impuissance de vous marier; ou que la violence des hommes vous a réduits dans cette nécessité. Que feriez-vous alors en ces états où vous seriez privés du mariage, sans en pouvoir espérer de récompense? Rendez donc grâces à Dieu de ce que vous pouvez être si glorieusement récompensés d’un état dont les autres ne doivent attendre aucun avantage, et qui vous doit être même beaucoup plus aisé et plus doux qu’à eux: puisque, outre la récompense que vous attendez, vous avez la joie de faire en cela une action sainte, et que vous n’êtes pas si exposés. aux tentations que le sont les autres. Car ce n’est pas tant la disposition du corps que celle de l’esprit qui nous préserve de ce mal; ou plutôt c’est l’esprit seul qui se rend maître du corps. C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ propose ici ces « eunuques » par nécessité; il les compare avec ceux « qui se sont faits eunuques pour le ciel », afin que l’état de ceux-ci paraisse beaucoup plus doux que celui des autres; et, s‘il n’avait eu cette fin; il n’aurait point du tout parlé des premiers.

Quand il dit « qu’il y en a qui se sont faits eunuques eux-mêmes, il ne parle point du corps mais de l’esprit, et du retranchement de toutes les pensées et de tous les désirs déréglés ; car il est certain d’ailleurs que ce1ui « qui se ferait eunuque » par violence, serait maudit de Dieu. C’est ce qui fait dire à saint (489) Paul: « Plût à Dieu que ceux qui vous troublent fussent retranchés ». Et c’est avec raison que ce saint, apôtre parle ainsi, puisque ceux qui se mutileraient feraient sur eux-mêmes une action de meurtriers et d’homicides; qu’ils appuieraient l’insolence de ceux qui osent accuser l’ouvrage et la sagesse de Dieu dans ses créatures ; qu’ils donneraient des armes à l’impiété des manichéens; et qu’ils s’uniraient de sentiment avec les païens qui se traitent de la sorte.

Car il est certain qu’il n’y a que le démon qui puisse être l’auteur de cette cruauté et de cette violence, lui qui dès le commencement du monde s’est élevé contre l’ouvrage de Dieu, et qui a voulu déshonorer la plus parfaite de ses créatures, afin que portant les hommes à attribuer toutes leurs vertus, non à la grâce, mais à la nature et à la disposition du corps, ils s’abandonnassent ensuite à toute sorte de déréglements, comme s’ils n’en devaient rendre à Dieu aucun compte.Ainsi il a blessé l’homme tout ensemble et dans le corps et dans l’esprit: dans le corps, en le traitant d’une manière cruelle et honteuse; et dans l’esprit, en lui persuadant faussement qu’il n’était pas libre pour faire le bien. Il s’est servi encore de ces principes si faux pour introduire dans le monde l’erreur pernicieuse d’une nécessité fatale et inévitable, tâchant en .toutes manières de détruire la liberté que Dieu a donnée à l’homme, de lui persuader que le mal était une chose naturelle et nécessaire, et de le faire tomber d’une manière secrète et imperceptible en beaucoup d’autres opinions impies et très-dangereuses, qui naissent de ces premières comme de leur source. Car c’est ainsi que la malice du démon est ingénieuse pour couvrir le poison dont il tue les âmes.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de n’avoir aucune part à ce désordre. Car, outre ce que j’ai déjà dit, on. peut ajouter encore que ce n’est point là, un remède contre le dérèglement de la nature, mais qu’il l’irrite au contraire encore davantage. On n’apaise point ces tempêtes par une cruauté qu’on exerce sur le corps. Quelques-uns disent que l’origine naturelle de ce mal est dans le cerveau et dans l’imagination, d’autres « dans les reins », dont l’Ecriture parle souvent. Mais pour moi je crois que le déréglement de l’esprit , et la négligence d’une vie molle et relâchée, en est le principe et la source véritable. Car lorsque l’esprit est réglé et soumis à Dieu, il est comme dans un port qui le défend de tous ces flots et de toutes ces agitations de la nature.

Après donc que Jésus-Christ a parlé de ces eunuques, qui le seraient en vain naturellement s’ils né réglaient en même temps tous les mouvements de leurs âmes ; et de ces autres qui se réduisent à cet état pour gagner le royaume des cieux, il ajoute : « Qui peut comprendre ceci le comprenne (12) ». Il dit ces paroles pour animer les hommes encore davantage à la recherche de cette vertu, en leur représentant combien elle est élevée, et en ne les y obligeant point comme à une loi qu’il leur impose. C’est donc par une grande miséricorde qu’il nous parle de la sorte, et qu’il montre en même temps que ce qu’il propose est possible, afin de nous donner encore plus d’envie et plus d’ardeur pour cette vertu.

4. Vous me direz peut-être: Si le célibat, la virginité vient de notre choix et de notre volonté, comment Jésus-Christ a-t-il dit auparavant: « Tout le monde n’est pas capable de cela, mais ceux-là seulement qui en ont reçu le don » ? Je vous réponds que Jésus-Christ parle de la sorte pour vous montrer que cette vertu a besoin d’un grand combat; mais non pour nous faire croire qu’elle se donne comme par le sort et par une nécessité involontaire. Dieu fait ce don à l’âme qui en a la volonté. Jésus-Christ nous enseigne donc par ces paroles, que celui qui entreprend ce combat, a besoin d’une grande grâce de Dieu, qui lui sera toujours donnée d’en-haut, lorsqu’il en aura un désir et une volonté sincère.

Toutes les fois que Jésus-Christ parle de quelque grande vertu, il parle aussi du don de Dieu, comme lorsqu’il disait à ses apôtres: « Il vous a été donné de connaître les mystères du royaume des cieux ». Et il est facile de voir en cet endroit que « le don » du ciel n’exclut nullement notre volonté. Car si la virginité était un pur « don» de Dieu, auquel les hommes ne contribuassent en rien de leur part, ce serait en vain que Jésus-Christ leur promettrait le royaume du ciel pour leur récompense et qu’il les distinguerait ainsi de ces autres « eunuques » qui ne le sont que par une nécessité involontaire. Mais considérez, je vous prie, comment des mêmes choses les uns tirent le bien, et les autres le mal. Les Juifs proposent un doute à Jésus-Christ. Il leur (490) répond d’une manière toute pleine d’instruction et de sagesse, et néanmoins ils n’en profitent point, parce qu’ils lui avaient fait cette demande son pour s’instruire, mais pour le tenter. Les apôtres au contraire prennent sujet de la réponse qu’il fait aux Juifs pour s’instruire très utilement. « Alors on lui présenta de petits enfants afin qu’il leur imposât les mains et qu’il priât pour eux. Et comme ses disciples les repoussaient avec des paroles rudes (13), Jésus leur dit : Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les empêchez point, parce que le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent (14). Et leur ayant imposé les mains, il partit de là (15)». Pourquoi les disciples repoussaient-ils ainsi ces enfants, sinon pour rendre plus de respect à leur Maître? Mais Jésus prend ces enfants et leur impose les mains; apprenant ainsi à ses apôtres à fouler aux pieds la gloire du monde et à être humbles et petits comme des enfants, parce « que le royaume des cieux sera pour ceux qui leur ressemblent » ; ce qu’il avait déjà dit en un autre endroit de l’Evangile.

C’est pourquoi, mes frères, si nous désirons être les héritiers du royaume des cieux, tâchons de devenir comme de petits enfants, et appliquons-nous de tout notre coeur à nous affermir dans l’humilité, Etre sage et en même temps être simple et sans déguisement, c’est le plus haut comble de la sagesse, c’est une imitation de la vie des anges. L’âme d’un petit enfant est pure et libre de toutes les passions.

Il ne se souvient point du mal qu’on lui a fait, il ne désire point de s’en venger, il est prêt à caresser ceux qui viennent de lui faire outrage. Plus sa mère le châtie, plus il la recherche et il la préfère à tout. Quand il verrait une reine parée de tout ce qu’elle aurait de plus magnifique et de plus superbe, il ne la préférerait pas à sa mère, quoiqu’elle ne fût couverte que de haillons. Car il ne discerne, point ceux de sa famille d’avec les étrangers par la pauvreté ou par les richesses, mais seulement par l’amitié qu’ils ont pour lui et qu’il a pour eux. Il ne prend de nourriture qu’autant qu’il lui est nécessaire ; et lorsque la nature est contente il quitte la mamelle. Il ne s’afflige point comme nous pour des sujets frivoles, comme pour avoir perdu de l’argent. Il ne se réjouit point aussi pour toutes ces choses qui sont des objets de notre ambition et de notre orgueil, et la beauté du corps ne peut faire sur lui la moindre impression qui blesse son innocence. C’est donc avec grande raison que Jésus-Christ dit: Que le royaume du, ciel est pour ceux qui ressemblent aux enfants, pour nous exhorter à faire par vertu ce qu’ils font par le mouvement de la nature. Les pharisiens faisaient paraître partout un esprit double et corrompu: Jésus-Christ, au contraire, porte toujours ses disciples à être simples et, humbles; et par les instructions mêmes qu’il leur donne, il marque obscurément combien il condamne la malice et l’insolence des autres. Car rien n’élève tant les hommes que de se voir dans le premier rang, et dans ces avantages que donnent les dignités. Comme donc les apôtres allaient être respectés par toute, la terre, Jésus-Christ par avance leur prépare le coeur et l’esprit, afin qu’ils ne se laissent point aller à cette faiblesse qui nous est si naturelle; qu’ils ne désirent point que les peuples les honorent, et qu’ils an fassent rien par ostentation et par vaine gloire.

Ces désirs d’honneur paraissent souvent un défaut léger, et ils sont néanmoins la source des plus grands maux. Ainsi les pharisiens, pour avoir aimé à être salués, à être honorés, à être toujours au premier rang, sont montés comme par degrés jusques au comble de la malice. Car, après avoir nourri longtemps leur vanité par ces déférences recherchées, ils ont conçu une passion si ardente ou plutôt si furieuse pour la vaine gloire, qu’ils n’ont point voulu reconnaître le Sauveur, et qu’ils sont tombés de l’orgueil dans l’impiété. C’est pourquoi nous voyons que, s’approchant ici de Jésus-Christ seulement pour le tenter, et par un esprit superbe et envieux, ils s’en retournent confus, et ils n’attirent sur eux que sa malédiction et sa haine; et que ces petits enfants, au contraire, qui étaient incapables de ces passions, sont favorisés et bénis de Jésus-Christ.

Imitons ces âmes innocentes, mes chers frères. Devenons comme des petits enfants, sans orgueil, sans déguisement et sans malice. La simplicité est la porte du ciel. Il n’y en a point d’autre par où nous y puissions entrer. La malignité, au contraire, et la fourberie nous précipitent dans l’enfer, et dès ce monde dans une infinité de maux. « Si vous êtes méchant», dit l’Ecriture, « vous le serez pour vous-même; si vous êtes bon, vous le serez et pour vous et pour votre prochain ». (Prov. IX, 12.)

Les exemples des siècles passés nous (491) confirment cette vérité. Y eut-il jamais une malignité pareille à celle de Saül; ou une plus grande simplicité que celle de David ? Cependant qui des deux fut le plus puissant? David eut entre ses mains la vie de Saül par deux différentes fois, et il le laissa aller. Il le tenait comme dans une prison dans cette grotte, où il s’était mis entre ses mains sans y penser. Ses gens le pressaient de tuer le prince, qui l’avait traité de la manière du monde la plus injuste, et néanmoins il lui pardonna. Cependant Saül persécutait David avec une armée, et David avec une petite troupe de gens fuyait devant lui, errant par les déserts les plus reculés, et se cachant tantôt dans un lieu et tantôt dans un autre ; et néanmoins ce fugitif si abandonné l’emporta sur un roi si puissant, parce qu’il avait de son côté l’innocence et la justice, et que l’autre n’était animé que de fureur et d’envie.

Car ne fallait-il pas que Saül fût tout ensemble le plus injuste et le plus insensé de tous les hommes, de persécuter avec cette barbarie un homme si rare qui commandait sous lui ses armées, qui battait toujours ses ennemis, et qui, après avoir gagné des batailles, lui donnait tout l’honneur de la victoire; ne se réservant que les périls et la gloire de le servir ? Mais c’est là proprement l’esprit de l’envie. Celui qui en est possédé devient l’ennemi de lui-même: Il se tend des pièges, il se ronge les entrailles, il s’enveloppe dans une infinité de malheurs. Tant que David demeura auprès de Saül; ce misérable prince ne se vit jamais réduit à faire cette plainte qu’il a faite depuis: « Je suis percé de douleur ; je suis accablé d’ennuis. Les étrangers s’élèvent contre moi de tous côtés, et le Seigneur m’abandonné ». (II Rois, XXVIII, 15.) Tant que David demeura auprès de lui, il fut craint dans la guerre et il fut, heureux, parce que la valeur du général de ses armées était la gloire de ses armes et de sa personne.

5. Car David n’eut jamais la moindre pensée d’usurper sa couronne, et de se mettre en sa place. Au contraire, il s’exposait pour lui dans toutes les occasions, comme un serviteur très affectionné et très-fidèle. Et il est aisé de juger de la disposition où il était alors par ce que nous voyons qu’il fit depuis. Car tant qu’il demeura dans les troupes de Saül, on peut dire qu’il ne lui était pas possible de rien faire contre lui. Mais après que Saül l’eut chassé de ses Etats, qui l’eût empêché, s’il avait eu de mauvais desseins, de soulever le peuple contre lui, et de lui faire la guerre? D’où vient qu’il ne pensa pas alors à se défaire d’un ennemi qui l’avait voulu perdre tant de fois, à qui il n’avait jamais donné le moindre sujet de se plaindre de lui, et qu’il avait toujours servi avec une fidélité inviolable ? Il était très-persuadé que tant que Saül vivrait, il ne serait jamais en repos ni en sûreté ; qu’il serait toujours obligé d’être errant et vagabond et de craindre toujours pour sauver sa vie. Cependant toutes ces considérations ne peuvent le faire résoudre à tremper ses mains dans le sang de Saül. Lorsqu’il le voit seul, qu’il est maître de sa vie, qu’il le trouve assoupi avec tous ses gens d’un profond sommei., que tous les siens l’exhortent à se venger, et qu’ils tâchent de lui persuader que Dieu lui a présenté cette occasion pour se défaire de son ennemi mortel, il les repousse; il les réprimande, il les menace, et il sauve la vie à celui qui la lui voulait ôter. Il accuse même les officiers du roi d’avoir eu si peu de soin de veiller auprès de leur maître, comme s’il fût venu pour le garder et non pas pour le combattre.

Y eut-il jamais rien d’égal à cette générosité et à cette douceur de David? Mais si elle parait grande lorsqu’on la considère en elle-même, elle le paraîtra encore davantage si on la compare avec ce que nous voyons aujourd’hui. Car la vertu des saints paraît encore plus illustre et plus éclatante, lorsque nous la comparons avec l’obscurité et le déréglement de notre vie. Je vous conjure donc, mes frères, d’imiter un si grand saint. Si vous êtes passionné pour la gloire, et que ce désir vous porte à chercher des moyens de vous venger de votre ennemi, ne voyez-vous pas qu’en vous mettant au-dessus de la vengeance, vous acquerrez beaucoup plus de gloire? Car, comme la passion des richesses nous empêche souvent de nous enrichir, ainsi le désir d’être honoré est souvent un obstacle pour acquérir de l’honneur. Et je vous supplie, mes frères, de considérer avec moi en particulier, combien ce que je vous dis est véritable.

Car, comme toutes les considérations des biens du ciel et des supplices de l’enfer vous sont indifférentes et vous touchent peu, il faut que anus tâchions de vous exciter au moins par des considérations plus humaines et plus sensibles. Si vous jugez équitablement des (492) choses, ne verrez-vous pas que les hommes qu’on méprise le plus aujourd’hui sont ceux qui témoignent plus de passion pour la gloire, et qu’au contraire on honore davantage ceux qui la méprisent? Que si le désir de la gloire est un vice, et si le superbe la désire et la recherche, il est clair qu’il est dès lors vicieux et méprisable, et qu’ainsi sa passion pour l’honneur est son déshonneur, Mais les ambitieux s’exposent encore au mépris des hommes en beaucoup d’autres manières. Car cette passion pour la gloire les engage dans mille bassesses et dans des servitudes honteuses; et ils perdent ainsi ce qu’ils voulaient gagner, comme il arrive souvent aux avares.

Que si ceux qui sont possédés d’une passion brutale, en se rendant esclaves et idolâtres des femmes, n’attirent souvent que leurs insultes et leur mépris, il arrive aussi la même chose aux ambitieux. Plus ils veulent s’élever, plus on les rabaisse, et la gloire les fuit d’autant plus qu’ils la recherchent avec plus d’ardeur.

Car les hommes sont superbes et jaloux naturellement: et lorsqu’ils voient un esprit glorieux qui veut s’élever au-dessus des autres, ils prennent plaisir à le combattre et à rabaisser sa présomption et son insolence. De là vient que les orgueilleux, pour conserver à quelque prix que ce soit cette fausse apparence de gloire, s’abandonnent à toute sorte de lâchetés, de complaisances et de flatteries, et qu’ils se prostituent à tout le monde comme des esclaves qui sont à vendre à quiconque les veut acheter.

Que ces vérités, mes frères, nous fassent renoncer à cette passion détestable, afin qu’elle ne nous attire point une punition sévère dans ce monde et une éternelle dans l’autre. Devenons passionnés pour la vertu qui nous rendra heureux et dans cette vie et dans, l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXIII: « ET VOILA QU’UN JEUNE HOMME S’APPROCHANT DE JÉSUS LUI DIT: BON MAITRE, QUE FAUT-IL QUE JE FASSE POUR ACQUÉRIR LA VIE ÉTERNELLE » ? (CHAP. XIX, 16, JUSQU’AU VERSET 27.)

ANALYSE

1. L’amour des richesses est la racine de tous les maux.

2. Les riches sont plus cupides que les autres hommes.

3 et 4. Que l’avarice est une source de maux, et pour ce monde et pour l’autre. — Que tous les biens de la terre ne peuvent nous rendre que malheureux, puisqu’ils nous font perdre ceux du ciel. — De la pauvreté de Jésus-Christ et des saints.

 

1. Quelques-uns blâment ce jeune homme et disent qu’il vient trouver Jésus-Christ avec un esprit double et seulement pour te tenter. Pour moi, je croirais assez qu’il était avare et qu’il était possédé par la passion de l’argent, puisqu’en effet Jésus-Christ nous l’a fait voir; mais je n’ose dire qu’il agisse ici avec duplicité, parce qu’il est toujours dangereux, principalement en matière de crimes, d’assurer ce qu’on ne sait pas ni ce qui est douteux. Au reste saint Marc a détruit à l’avance cette opinion en disant « qu’il accourut à Jésus-Christ, qu’il fléchit le genou devant lui, et que Jésus-Christ le regardant, l’aima ». (Marc X, 17.) Mais la (493) tyrannie que les richesses exercent sur les hommes est étrange, mes frères, et cet exemple en est une grande preuve: quelque vertu que nous possédions d’ailleurs, cette seule passion les ruine toutes, et c’est avec grande raison que saint Paul l’appelle « la racine de tous les vices». (I Tim. VI, 10.) Mais pourquoi Jésus-Christ répond-il ceci à ce jeune homme?

« Jésus lui répondit: Pourquoi m’appelez-vous bon? Il n’y a que Dieu seul qui soit bon (17) ». Comme ce jeune homme ne regardait Jésus-Christ que comme un pur homme et comme un des docteurs ordinaires d’entre les Juifs, Jésus voulait aussi lui répondre comme s’il n’eût été en effet qu’un simple homme. C’est ainsi que nous voyons souvent qu’il proportionne ses réponses à la disposition de ceux qui l’interrogent, comme lorsqu’il dit : « Nous adorons ce que nous connaissons ». Et ailleurs : « Si je me rends témoignage à moi-même, mon témoignage n’est pas vrai». (Jean, III.) Lors donc qu’il dit: «Il n’y a que Dieu seul qui soit bon », il n’entend pas dire qu’il ne soit bon lui-même. Dieu nous garde de cette pensée. Il ne dit point: «Pourquoi m’appelez-vous bon »? je ne le suis pas, mais « il n’y a que Dieu seul qui soit bon » (Matth. VII, 11), c’est-à-dire, il n’y a personne entre les hommes qui soit bon. Ce qu’il ne dit pas néanmoins pour assurer qu’il n’y a personne de bon entre les hommes, mais seulement pour faire voir que la bonté qu’ils ont est bien différente de celle de Dieu. Il dit: « il n’y a que Dieu seul qui soit bon », et non pas : Il n’y a que mon Père seul qui soit bon, pour marquer qu’il ne découvrait pas à ce jeune homme qui il était.

C’est ainsi que le Sauveur dit ailleurs: « Quoi que vous soyez mauvais, vous savez bien néanmoins donner de bonnes choses à vos enfants ». Il les appelle « mauvais » aussi bien qu’ici, sans avoir dessein de condamner généralement toute la nature des hommes en elle-même, puisqu’il dit : « Quoique vous soyez mauvais »; et non pas: quoique tous les hommes soient mauvais ; ne les appelant mauvais qu’en les comparant avec la bonté de Dieu; comme on le voit par ce qu’il ajoute « A combien plus forte raison votre Père qui est dans le ciel donnera-t-il de vrais biens à ceux qui lui en demandent» ? Vous me demanderez peut-être pourquoi Jésus-Christ parle avec tant de force à ce jeune homme, et quel avantage il voulait qu’il retirât de sa réponse? Il voulait premièrement l’élever peu à peu jusqu’à la connaissance de Dieu. Il voulait lui apprendre à ne point mêler de flatteries dans ses paroles, et le détacher insensiblement de la terre pour l’attacher à Dieu seul. Il lui persuade de ne désirer que les biens à venir, et de connaître celui qui étant véritables ment bon, est l’unique source de tous les biens, afin qu’il lui rende la gloire qui lui est due. C’est ainsi que, lorsqu’il commandait à ses apôtres de n’appeler personne « maître sur la terre (Matth. XXIII, 9) », il voulait leur apprendre à faire quelque discernement de lui d’avec tous les hommes, et à connaître qu’il était l’origine et le principe de toutes choses.

Il faut remarquer, mes frères, que ce jeune homme en venant à Jésus-Christ témoignait une disposition assez extraordinaire en ce temps-là. Tous ceux qui s’approchaient alors du Sauveur y venaient ou pour le tenter, ou pour obtenir de lui la guérison de leurs maladies, ou de quelques-uns de leurs proches. Ce jeune homme au contraire y vient dans un dessein plus louable, et dans le désir seul en apparence d’acquérir la vie éternelle. Il ressemblait à une excellente terre très-fertile en elle-même, mais toute couverte d’épines et de ronces, qui étaient prêtes à étouffer cette semence précieuse que Jésus-Christ y devait répandre. il témoigne son obéissance, en disant : « Quel bien faut-il que je fasse pour acquérir la vie éternelle » ? Tant il était préparé pour obéir à tout ce que le Fils de Dieu lui commanderait. S’il se fût adressé à Jésus-Christ avec duplicité de coeur et pour le tenter, l’évangéliste n’eût pas oublié de le dire, comme il le marque de ce docteur de la loi. Et si l’évangéliste n’en eût rien dit, Jésus-Christ n’eût pas manqué de le faire, ou en le reprenant, ou en le marquant obscurément, afin qu’il ne s’imaginât pas avoir pu tromper celui à qui il pariait, ce qui eût causé sa perte.

De plus, s’il ne se fût adressé au Sauveur que pour le tenter, la réponse de Jésus-Christ ne lui eût point causé cette profonde tristesse avec laquelle il s’en retourna. Nous ne voyons point dans l’Evangile que les pharisiens se retirent ainsi tristes d’auprès de Jésus-Christ, mais seulement dans la rage et dans la fureur d’avoir été confondus. Celui-ci au contraire s’en retourne tout abattu de tristesse. Ce qui montre assez qu’il n’était pas venu lui parler (494) avec un esprit de déguisement et de feinte; mais seulement qu’il était faible; et que d’un côté il désirait sincèrement la vie éternelle mais que de l’autre il était possédé d’une passion très-dangereuse. C’est pourquoi lorsque Jésus-Christ lui eut dit : « Si vous voulez entrer en la vie, gardez les commandements (17)» , il lui répond sans artifice et sans le tenter: « Quels commandements » ? Il croyait peut-être que Jésus-Christ lui ferait quelques commandements nouveaux différents du décalogue, pour acquérir en les pratiquant cette vie heureuse qu’il témoignait tant désirer : « Quels commandements? lui dit-il. Jésus lui dit vous ne tuerez point : vous ne commettrez point d’adultère : vous ne déroberez point: vous ne direz point de faux témoignage (18). Honorez votre père et votre mère, et vous aimerez votre prochain comme vous-même « (19) ». Lorsque Jésus-Christ lui eut marqué ces commandements de la loi, ce jeune homme répondit aussitôt: «J’ai gardé tous ces commandements dès ma jeunesse (20) ». Et sans s’arrêter là, il ajoute aussitôt: « Que me reste-t-il encore à faire » ? marquant par, toutes ces circonstances un désir ardent de posséder la vie éternelle; mais particulièrement en ce qu’il croyait qu’après avoir accompli les commandements dont Jésus-Christ lui parlait, il lui manquait encore quelque chose pour acquérir ce qu’il souhaitait.

2. Que fait Jésus-Christ? Comme il ne pouvait refuser de lui dire ce qu’il lui demandait si ardemment, et qu’il prévoyait d’ailleurs que l’avis qu’il lui allait donner lui paraîtrait dur et pénible, il commence par lui en proposer la récompense. « Si vous voulez être parfait»; lui dit-il, « allez, vendez ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel : puis venez avec moi et me suivez (21) ». Vous voyez, mes frères, comment Jésus-Christ en proposant le travail n’oublie pas d’y joindre le prix et la couronne. Ce qu’il n’aurait pas fait sans doute si ce jeune homme ne lui eût parlé que pour le tenter. Après lui avoir fait cette proposition, il laisse le tout à sa liberté. Et pour empêcher que le conseil qu’il lui donne ne lui paraisse trop difficile; il montre la récompense avec le travail en disant: « Si vous voulez être parfait, vendez tout ce que vous avez et le donnez aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel; puis venez avec moi et me suivez ». C’était déjà une grande récompense que la gloire de suivre Jésus-Christ.

« Et vous aurez un trésor dans le ciel ». Ce jeune homme estimait beaucoup les richesses de la terre, et Jésus-Christ, en lui conseillant de les quitter, lui montre en même temps qu’il ne lui ôtait rien, et il l’assure qu’il recevrait plus qu’il ne donnerait aux pauvres, et que les richesses qu’il lui destinait seraient élevées au-dessus de celles qu’il devait quitter, autant que le ciel est élevé au-dessus de la terre. Il se sert du mot de « trésor» pour expliquer par ce terme , autant que les paroles humaines en sont capables, que, les biens qu’il lui promettait seraient immenses, stables et incorruptibles. Il ne suffit donc pas de mépriser les richesses. Il faut encore secourir les pauvres. Mais il faut sur toutes choses suivre Jésus-Christ, c’est-à-dire faire exactement tout ce qu’il nous commande, être prêt à tout souffrir, et à mourir même à toute heure. Il dit lui-même : « Si quelqu’un veut venir après-moi, qu’il se renonce lui-même, qu’il porte sa croix et me suive (Luc IX, 23) », parce que c’est beaucoup plus de donner son sang et sa vie que de donner ses biens aux pauvres; et que c’est par ce renoncement aux biens de la terre qu’on peut se mettre en état d’offrir à Dieu son sang et sa vie.

« Ce jeune homme ayant entendu ces paroles, s’en alla tout triste (22); » et l’Evangile marque aussitôt que ce n’était pas sans sujet, « parce qu’il avait de grands biens ». Il y a bien de la différence entre l’avarice de ceux qui n’ont que peu de bien ou de ceux qui sont accablés sous le poids de leurs richesses. Ces grands biens rendent encore beaucoup plus avares ceux qui les possèdent. Je vous ai dit cent fois et je ne cesse point de vous le redire, que plus nos richesses s’augmentent, plus nous les aimons; et que pour ainsi dire plus on est riche, plus on. devient pauvre, puisqu’on en désire le bien avec plus de violence, et qu’on s’imagine avoir encore besoin de plus de choses. Considérez donc dans ce jeune homme quel est l’empire et la tyrannie de cette passion. Il s’approche de Jésus-Christ avec grande ardeur. Mais aussitôt que le Fils de Dieu lui a parlé de renoncer à ses richesses, il est si surpris et si étonné de cette parole, qu’il ne lui peut faire la moindre réponse. Il demeure dans un triste silence. Il s’en retourne tout abattu et accablé (495) d’un ennui mortel. Que dit à cela Jésus-Christ, mes frères?

« Je vous le dis en vérité : il est bien difficile qu’un riche entre dans le royaume des cieux (23) »; marquant par ce mot de «riche », non pas en général celui qui a du bien, mais celui qui en est l’esclave. Que s’il est si difficile que les riches entrent dans le royaume des cieux, que deviendront les avares? Si c’est assez pour se perdre que de ne pas donner son bien aux pauvres, quel supplice s’attire-t-on lorsque l’on vole le bien des autres? Mais d’où vient que Jésus-Christ, qui n’avait que des disciples pauvres, et qui ne possédaient rien, ne laisse pas de leur dire « qu’il est difficile qu’un riche entre dans le royaume des cieux » ?C’était pour les exhorter à ne point rougir de leur pauvreté? Et voulant comme justifier la défense qu’il leur, avait faite de ne rien posséder, après avoir dit d’abord qu’il était difficile qu’un riche entrât dans le ciel, il montre par une comparaison que cela est même impossible.

« Un câble passera plus facilement par le chas d’une aiguille, qu’un riche n’entrera dans le royaume des cieux (24) ». Ceci nous fait voir qu’un riche qui use chrétiennement de ses richesses, doit. espérer de Dieu une grande récompense. Mais Jésus-Christ montre dans la suite que cela ne peut être que l’ouvrage de Dieu seul, et qu’un riche a besoin d’une grâce très-puissante pour se détacher ainsi de ses richesses. Les disciples furent troublés de cette parole. « Les disciples entendant cette parole en furent fort étonnés, et ils disaient : Qui pourra donc être sauvé (25) »? « Jésus les regardant leur dit : Cela est impossible aux hommes, mais tout est possible à Dieu (26) » - Pourquoi les apôtres étant aussi pauvres qu’ils étaient, se troublent-ils de ces paroles? Pourquoi en sont-ils surpris? C’est sans doute par la compassion qu’ils avaient de la perte de tant de monde, par le zèle qu’ils avaient déjà du salut des hommes, par la tendresse qu’ils ressentaient en voyant le péril qui menaçait toute la terre, et par cet esprit de paix qui commençait déjà à les animer. Cet arrêt que Jésus-Christ venait de prononcer contre ceux qui aimaient les richesses, les faisait trembler pour le monde entier, et cette crainte les saisissait de telle sorte qu’ils eurent besoin que Jésus-Christ les consolât. C’est ce qu’il fait aussitôt lorsqu’il leur dit en les regardant : « Cela est impossible aux hommes, mais tout est possible à Dieu ». Ce regard que l’évangéliste marque, fut un regard doux et favorable, par lequel Jésus-Christ les consola dans leur tristesse et les rassura dans leur crainte, en dissipant toute l’agitation de leur coeur. Après « ce regard» tout puissant il les relève encore par ces paroles, en leur faisant considérer quelle était la force et la vertu de Dieu et en leur donnant de la confiance par cette vue.

3. Que si vous désirez, nies frères, savoir comment « ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu » , je veux bien vous l’expliquer. Car Jésus-Christ n’a point dit cette parole afin qu’elle vous abatte et que vous désespériez de pratiquer cette vertu, comme vous étant impossible, mais afin que, considérant sa grandeur, vous vous y appliquiez avec courage; que vous invoquiez la grâce de Dieu, afin qu’elle vous soutienne dans un combat si pénible et qu’elle vous fasse acquérir enfin la vie éternelle. Comment donc cela peut-il devenir possible? Si vous renoncez tous à l’attachement aux biens, si vous méprisez les richesses et si vous foulez aux pieds une passion si basse. Nous voyons assez par la suite que Jésus-Christ ne parle pas de la sorte afin qu’en croyant que Dieu fait tout, vous demeuriez sans rien faire, mais plutôt pour vous exciter à travailler, d’autant plus que ce qu’il vous propose est plus grand et plus difficile. Car saint Pierre lui ayant fait cette demande: « Seigneur, pour nous autres nous avons tout quitté et nous vous avons suivi: quelle récompense donc en recevrons-nous (27) » ? Il lui répond: « Je vous dis en vérité que pour vous qui m’avez suivi, lorsqu’au temps de la renaissance générale le Fils de l’homme sera assis sur le trône de sa gloire, vous serez aussi assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’Israël (28) ». Après leur avoir dit quelle récompense il leur préparait, il conclut: «Et quiconque abandonnera pour moi sa maison, ou ses frères, ou ses soeurs, ou son père, ou « sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, en recevra cent fois autant, et aura pour héritage la vie éternelle: (29) ». Ainsi nous voyons que Dieu rend possible ce qui paraissait auparavant impossible.

Vous me direz peut-être : comment peut-on quitter ses richesses? Comment celui qui est .possédé de l’amour de l’argent, pourra-t-il se (496) délivrer d’une passion si violente ? Il le pourra s’il commence par retrancher ce qu’il a de superflu. Il se mettra ainsi en-état d’aller plus loin et de pratiquer plus fidèlement ce que Jésus-Christ commande ici. N’entreprenez pas de renoncer tout d’un coup à tout votre bien, si ce renoncement vous paraît trop difficile. Commencez par ce que vous pourrez, et montant ainsi de degré en degré, vous vous’ ferez une échelle sainte qui vous élèvera jusque dans le ciel. Lorsqu’on travaille au contraire à masser toujours de l’argent, on ressemble à ces malades, qui croient pouvoir éteindre leur fièvre en buvant beaucoup, au lieu que cette eau la redouble et l’enflamme davantage. C’est ainsi que les avares, bien loin d’éteindre leur passion en augmentant leurs richesses, l’irritent au contraire de plus en plus. Rien n’est capable de guérir cette soif si violente de l’argent, sinon de retrancher d’abord le désir d’en acquérir de nouveau, comme la fièvre s’éteint, non en buvant, mais plutôt en ne buvant pas.

Mais c’est cela même que vous ne pouvez pas faire, et vous m’en demandez le moyen. Le moyen le plus court est d’être bien persuadé que plus vous satisferez cette soif de l’argent, plus elle s’irritera, que votre avarice croîtra à proportion de votre bien, et qu’aussitôt que vous cesserez de vouloir vous enrichir, vous arrêterez la cause du mal. Ne continuez donc point à désirer d’être riche, de peur que, désirant toujours ce que vous n’aurez jamais, vous ne rendiez votre maladie incurable, et qu’étant possédé de cette passion ou plutôt de cette rage pour l’argent, vous ne deveniez le plus malheureux de tous les hommes. Car, dites-moi, je vous prie, lequel des deux vous paraîtrait plus misérable, ou celui qui désirerait avec ardeur de manger et de boire, sans avoir jamais ce qu’il désire, ou celui qui n’aurait jamais ni faim ni soif? N’est-il pas visible que ce dernier serait heureux et le premier misérable? C’est un mal si horrible d’avoir une faim et une soif extrêmes sans les pouvoir apaiser, que Jésus-Christ nous voulant tracer une peinture de l’enfer, nous en donne cette image dans le mauvais riche qui, brûlant de soif, ne pouvait trouver une goutte d’eau.

Celui donc qui commence à mépriser le bien, arrête le cours d’un si grand mal ; mais celui qui veut toujours amasser, l’augmente de plus en plus. Quand il aurait dix mille talents dans ses coffres, il en voudrait encore autant; et s’il les avait, il en désirerait deux fois davantage. Et son avarice croissant toujours, il souhaiterait de pouvoir changer en or les montagnes, la terre et la mer. Tant il est vrai que cette passion, ou plutôt cette manie, n’a point de bornes, et qu’elle allume dans l’âme une soif qui ne peut jamais s’éteindre. Mais, afin de vous faire mieux comprendre que le désir de la fortune se doit guérir, non en le satisfaisant, mais en l’arrêtant, je vous prie de me dire, s’il vous était venu une passion de voler en l’air comme les oiseaux, comment feriez-vous pour l’étouffer. Si ce serait en vous faisant des ailes pour voler, ou bien en bannissant de vous cette pensée comme ridicule et extravagante? Vous en useriez sans doute de cette sorte; puisque c’est l’âme et la raison qu’il faut toujours guérir la première dans ces occasions. Que si vous me dites qu’il est entièrement impossible qu’un homme vole: je vous réponds qu’il est encore bien plus impossible de fixer des bornes à l’avarice. Il serait plus aisé à un homme de voler dans l’air, que de guérir son avarice en augmentant ses richesses. Lorsque nos désirs ne se portent qu’à des choses qui sont faisables, il n’est pas impossible alors de les apaiser en les contentant : mais lorsqu’ils s’attachent à ce qu’il nous est impossible d’obtenir, nous n’aurons jamais de paix, qu’en coupant ce mal par la racine et en le retranchant.

Ainsi, mes frères, ne nous embarrassons point en tant de soins inutiles. Renonçons entièrement à cette passion inquiète de l’argent qui ne nous laisserait jamais en repos. Pensons à un autre monde, où nous trouverons des biens sans inquiétude, qui rendent vraiment heureux, et ne désirons que les trésors qui sont dans le ciel. L’acquisition n’en est point pénible, et la possession est le comble de tous les biens. Ce commerce n’est exposé ni aux pertes ni aux périls. Nous n’avons seulement qu’à veiller sur n6us-mêmes et à mépriser tout ce que nous voyons ici-bas. Car celui qui s’attache aux richesses de la terre et s’en rend esclave, perdra nécessairement celles du ciel.

4. Pensez à ces vérités; mes’ frères, et bannissez de vous cette passion de l’avarice. Car je fie crois pas que vous osiez dire que si l’amour de l’argent ne donne point la félicité du ciel, il donne au moins celle de la terre. Quand cela serait vrai, ces biens apparents ne seraient-ils pas de très-grands maux? Mais ils n’ont pas même cette apparence de bien. Ils (497) conduisent par de longs tourments dans ceux de l’enfer, et ils rendent mal-heureux et en ce monde et en l’autre. Car l’avarice est la source de tous les maux. Elle ruine les familles; elle remplit le monde de divisions et de guerres; et elle porte les hommes jusqu’à se tuer eux-mêmes. Mais avant que de les jeter dans ces dernières extrémités, elle perd insensiblement les âmes et les jette dans un honteux abaissement. Elle étouffe toute la générosité qui leur est naturelle, et elle rend ceux qu’elle possède timides, lâches, fourbes, menteurs, voleurs, médisants et esclaves de tous les vices.

Mais peut-être que vous voyant extrêmement riche, vous vous laissez éblouir par cet éclat de l’or, par cette magnificence de bâtiments, par ce grand nombre d’officiers et de domestiques, par cette déférence que tout le monde vous rend, et par cet empressement que tous les hommes ont de vous voir. Quel est donc le remède que nous pouvons apporter à une plaie si profonde? C’est, mes frères, de vous représenter à quelle langueur l’avarice réduit votre âme, quel aveuglement elle y répand, de quelles ténèbres elle la couvre, dans quelle solitude elle la. laisse, dans quelle confusion elle la jette. C’est de vous souvenir par combien de maux on acquiert ce peu de bien, par combien de travaux on la garde; avec combien de périls on en jouit; si l’on peut dire néanmoins qu’on en jouisse et qu’on le conserve; puisque quand on éviterait tous les accidents de la vie, la mort enfin nous arrache toutes ces richesses pour les faire passer souvent dans les mains de nos plus grands ennemis. Elle nous ôte tout ce que nous avions, et nous jette dans des lieux où nous ne serons plus suivis de cette foule de domestiques; où nous ne verrons plus rien de toutes ces magnificences qui nous environnent ici-bas ; et il ne restera rien à notre âme de tous ces faux biens, que les plaies profondes qu’elle se sera faites pour acquérir ce qui la devait perdre.

Lors donc que vous voyez un homme, riche habillé magnifiquement, et accompagné d’un grand, nombre d’officiers et de gardes; passez de cette apparence jusque dans son coeur, et dans le fond de sa conscience, et vous la trouverez toute corrompue aux yeux de Dieu, et toute remplie de boue et d’ordure. Souvenez-vous de saint Paul et de saint Pierre; souvenez-vous de saint Jean-Baptiste et du prophète Elie; ou plutôt du Fils de Dieu même, qui n’avait pas où reposer sa tête. Imitez ce divin modèle, imitez ceux qui ont été ses plus fidèles imitateurs. Admirez en vous-mêmes ces trésors ineffables, renfermés dans ces saints hommes.

Si vous êtes frappé d’abord de cet éclat apparent des hommes du monde, et si votre foi en est un peu troublée, écoutez cette parole effrayante de Jésus-Christ, « qu’il est impossible qu’un riche entre dans le royaume des cieux ». Comparez si vous voulez avec la perte du ciel, des montagnes d’or et d’argent, une terre d’or, une mer et tout un monde d’or. Tout cela ne vous rend point ce que vous perdez.

Contentez tant que vous voudrez votre avarice. Ajoutez terre à terre, maisons à maisons. Si ce n’est assez de vingt, ayez en cent. Ayez mille valets et deux mille si vous voulez, ayez des lits, des chambres et des maisons toutes revêtues d’or et d’argent: si cela ne vous satisfait pas encore, ajoutez-y tout le monde même: ayez si vous voulez autant de serviteurs qu’il y a d’hommes sur la terre; rendez-vous maître de la terre et de la mer, que tous les peuples vous soient soumis; que toutes les villes soient sous votre obéissance, que tous les fleuves et que, toutes les rivières coulent pour vous; après tout, cela, je vous dirai que vous êtes le plus pauvre et le plus misérable de tous les hommes, si vous ayez amassé tous ces biens pour perdre le ciel. Car si les amateurs des richesses passagères sont si tourmentés lorsqu’ils ne peuvent acquérir ce qu’ils désirent; combien le seraient-ils davantage, s’ils pavaient ce qu’ils perdent en perdait les biens éternels?

Ne dites donc plus que ces grands du monde sont heureux parce qu’ils sont dans l’abondance de toutes choses. Mais dites plutôt qu’ils sont bien misérables de changer le ciel contre un peu de terre et de boue: et qu’ils sont semblables à un roi qui, ayant changé son royaume contre un fumier, ferait gloire de cet échange , comme si ce fumier valait mieux que sa couronne. Et il y a certes peu de différence entre un amas d’or et d’argent, et un amas de boue qui est sur un fumier ; ou plutôt ce dernier est en quelque sorte préférable à l’autre. Car le fumier au moins est utile. Etant mis sur la terre, il la rend fertile: mais à quoi sert l’or caché sous la terre? Il est entièrement inutile, et, plût à Dieu qu’il ne fût qu’inutile. (498)

Car ne servant pas pour ce à quoi il doit servir, il sert à perdre et à condamner au feu ceux qui le possèdent.

De là naissent une infinité de maux; et c’est ce qui a fait dire aux païens, que l’avarice est comme le fort et le retranchement de tous les vices. Le bienheureux Paul l’appelle d’un autre nom qui a beaucoup plus de force, lorsqu’il dit que « l’avarice est la racine de tous les maux». (I Tim. 6.)

Pensons à ceci, mes frères, et ne désirons plus à l’avenir ces maisons magnifiques et ces grandes terres, comme étant indignes d’avoir place dans notre coeur. Mais portons une sainte envie à ces hommes de Dieu qui ont auprès de lui une confiance et une liberté si sainte, qui ne possèdent que les biens du ciel, qui, se rendant pauvres pour l’amour de Jésus-Christ, trouvent dans leur pauvreté un trésor qui les rend véritablement riches. Ainsi les ayant imités sur la terre, nous posséderons avec eux les biens éternels, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire, l’honneur et l’empire maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (499)

HOMÉLIE LXIV: « APRÈS CELÀ PIERRE LUI DIT : POUR NOUS AUTRES, VOUS VOYEZ, SEIGNEUR, QUE NOUS AVONS TOUT QUITTÉ, ET QUE NOUS VOUS AVONS SUIVI, QUELLE RÉCOMPENSE DONC EN RECEVRONS-NOUS » ? (CHAP. XIX, 27, JUSQU’AU VERSET 17 DU CHAP. XX.)

ANALYSE

1. La récompense que Jésus-Christ promet à ceux qui auront tout quitté pour le suivre est offerte aux pauvres aussi bien qu’aux riches.

2. Les apôtres qui quittèrent tout pour Jésus-Christ en furent récompensés dès cette vie, puisqu’ils ont été en vénération à toute la terre.

3. Explication de la parabole des ouvriers de la onzième, heure.

4 et 5. Que le Fils de Dieu exhorte plus fréquemment à la pureté des moeurs qu’à la pureté de la foi. — Qu’il suffit de manquer d’une seule vertu pour se perdre. — Que les, chrétiens devraient rougir de donner moins aux pauvres que les pharisiens et les juifs. — Qu’il faut imiter les bons, ne point jeter les yeux sur ceux qui ne le sont pas, et ne juger de personne.

 

1. Pardonnez-moi, bienheureux apôtre, si j’ose vous demander quelles sont ces choses que vous dites avoir quittées? Est-ce une barque, est-ce un filet, est-ce le reste de ce qui est nécessaire à l’art de pêcher, est-ce le métier même de pêcheur? Oui, répond ce saint apôtre. C’est ce que je dis que j’ai quitté, non pour en tirer quelque gloire, mais pour introduire et pour amener à Jésus-Christ cette troupe de pauvres, qui voudront bien tout quitter pour le. suivre. Comme Jésus-Christ venait de titre à un homme riche: « Si vous voulez être parfait, allez vendre ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel», afin que tes pauvres. ne puissent dire: Que, ferai-je donc? moi qui n’ai rien, ne pourrai-je être parfait? Saint Pierre fait cette demande au Sauveur, afin que vous, qui êtes pauvre, appreniez de la réponse du Fils de Dieu même que votre pauvreté ne vous empêchera point d’être parfait.

Saint Pierre fait cette demande à Jésus-Christ, afin que si cet apôtre n’eût pas eu assez d’autorité pour lever tous vos doutes par lui-même, comme étant encore imparfait, et n’ayant pas reçu le Saint-Esprit, le Maître (499) même de Pierre, vous les lève et vous rassure par sa réponse. Ce saint apôtre fait ici ce que nous faisons souvent, lorsque nous nous mettons en peine des autres, et que nous parlons pour leurs intérêts. Il porte à Jésus-Christ comme les humbles remontrances de toute la terre. Car il est assez visible, par ce que nous avons déjà vu, qu’il ne pouvait pas être en peine pour lui personnellement; et que celui qui avait reçu les clés du ciel, devait se promettre ensuite de jouir de tous les biens que l’on y possède.

Et remarquez, mes frères, que cet apôtre marque précisément ici les deux choses que Jésus-Christ venait de demander à ce jeune homme riche; l’une de donner tout aux pauvres, et l’autre de suivre Jésus-Christ : « Nous avons », dit-il, « quitté tout, et nous vous avons suivi ». Ils ont tout quitté afin de le suivre. Car il est bien plus aisé de suivre Dieu, après qu’on a tout quitté pour lui; et ce renoncement a tout rempli l’âme de confiance et de joie. Que répond donc le Fils de Dieu à saint Pierre? « Je vous dis en vérité, que pour vous qui m’avez suivi, lorsqu’au temps de la renaissance générale, le Fils de l’homme sera assis sur le trône de sa gloire, vous serez aussi assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’lsraël(28)». Quoi, mes frères, Judas sera-t-il assis sur l’un de ces douze trônes? Qui pourrait avoir cette pensée? Comment donc s’accomplira cette parole du Fils de Dieu? Jérémie nous représente un arrêt de Dieu qu’il donne lui-même aux Juifs, qui peut éclaircir œ doute « Je parlerai » , dit Dieu par ce prophète, « sur une nation et sur un royaume, afin de le perdre et de le ruiner. Si cette nation se convertit et se retire du mal, je me repentirai aussi des maux que j’avais résolu de lui faire. Je parlerai de même sur une nation et sur un royaume pour le rétablir et le réédifier; et s’ils font le mal en ma présence., et qu’ils n’écoutent point ma voix, je me repentirai du bien que j’avais promis de leur faire ». (Jérém. XVIII, 9.) Comme s’il disait: Je change également mes ordres, soit pour le bien, soit pour le mal. Quand j’aurais promis à un peuple de le rétablir, s’il se rendait indigne de ma promesse, je ne l’accomplirais pas.

Cette conduite de Dieu a paru encore dans le premier homme. Dieu lui dit : « Votre crainte et votre terreur sera sur toutes les bêtes de la terre». (Gen. III, 2.) Et cela néanmoins ne s’est point exécuté parce qu’il se rendit 1ui-même indigne de cette souveraineté que Dieu lui avait donnée suries animaux. Et c’est ce qui est arrivé à Judas. Considérez en ceci mes frères, la sagesse de Dieu. Il veut empêcher d’un côté que la sévérité de ses menaces ne désespère les hommes s’ils croyaient qu’il leur serait impossible de les éviter. Il veut empêcher de l’autre que la grandeur de ses promesses ne les jette dans le relâchement, en leur persuadant qu’ils n’ont plus rien à craindre après que Dieu s’est ainsi déclaré en leur faveur. Il les désabuse par son prophète de cette double erreur. Si je vous menace, leur dit-il, n’entrez point dans le désespoir; puisque vous pouvez comme les Ninivites me faire révoquer mon arrêt par votre conversion et votre pénitence. Que si, au contraire, je vous fais de grandes promesses, ne vous en rendez pas indignes par votre lâcheté et votre négligence; puisque si vos déréglements m’obligent de les rétracter, non-seulement elles vous deviendront inutiles, mais elles vous rendront même plus punissables. Je rie fais mes promesses qu’à ceux qui en sont dignes, et qui persévèrent dans le service qu’ils me rendent.

C’est pourquoi, lorsqu’il parle à ses apôtres, il ne leur dit pas seulement : Vous serez assis sur des trônes : mais il ajoute : « vous qui m’avez suivi », afin de rejeter Judas de leur nombre, et de leur associer au contraire tous ceux qui dans la suite de l’Eglise quitteraient tout pour le suivre. Car Jésus-Christ ne dit pas ceci seulement pour ses apôtres, ou pour Judas qui s’est rendu indigne de ce bonheur. Il avait en vue toute son Eglise. Il promet à ses apôtres les biens à venir, quand il leur dit qu’ils seraient assis sur douze trônes. Parce qu’ils étaient déjà élevés au-dessus de toute la terre, et qu’ils ne cherchaient plus rien de tous les biens d’ici-bas. Mais il promet aux autres les biens même d’ici-bas, lorsqu’il ajoute:

« Et quiconque abandonnera pour moi sa maison ou ses frères, ou ses soeurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, en recevra cent fois autant et aura pour héritage la vie éternelle (39) ». Il semble que Jésus-Christ appréhende que ce qu’il vient de dire à ses apôtres: « vous serez assis» et le reste, ne donne lieu aux hommes de croire qu’il réservait cette récompense seulement pour ses disciples, et que les autres n’y auraient (500) aucune part. C’est pourquoi il adresse ici son discours généralement à tous les hommes; et il veut les assurer de l’avenir par l’expérience du présent. Quand ses disciples étaient encore faibles, il ne leur promettait que des choses basses. Quand il les retire de .la pêche, et qu’il les fait renoncer à leurs filets, il ne leur promet ni le ciel, ni un trône comme ici; mais il leur dit seulement « qu’ils deviendraient pêcheurs d’hommes (Matth. IV, 19.)»; mais lorsqu’ils sont plus avancés, il leur propose les récompenses du ciel.

2. Cette parole: « Vous serez assis; et vous jugerez les douze tribus d’Israël », ne veut dire autre chose sinon qu’ils les condamneraient. Car nous ne devons pas croire que les apôtres seront assis alors effectivement dans des trônes pour être les juges des Juifs. Jésus-Christ leur dit qu’ils condamneraient les Juifs, comme il dit ailleurs, que la reine de Saba et que les Ninivites le condamneraient. C’est de cette manière que le Fils de Dieu dit ici que ses apôtres condamneraient non tous les hommes de la terre, mais n les tribus d’Israël ». Comme les Juifs et les apôtres avaient été également élevés dans les mêmes lois, dans les mêmes coutumes et dans les mêmes cérémonies, lorsque les Juifs prétendront s’excuser par la loi de ce qu’ils n’auraient pas cru en Jésus-Christ; comme si Moïse leur eût défendu de l’écouter, le Fils de Dieu les condamnera aussitôt en leur opposant ses apôtres, qui, étant Juifs comme eux, ont bien su allier la loi avec la foi de l’Evangile, et respecter l’une sans offenser l’autre. C’est pourquoi il dit d’eux en un autre endroit, «qu’ils seraient les juges des Juifs ».

Vous, me demanderez peut-être en quoi donc consiste l’avantage des apôtres; s’il ne leur promet que ce qu’il a dit des Ninivites et de la reine de Saba? Je vous réponds que Jésus-Christ leur a promis et leur promettra encore dans la suite beaucoup d’autres choses, et qu’ils ont encore d’autres avantages que celui-ci. Mais l’on peut dire même que le terme dont il se sert en parlant de ses apôtres, marque quelque chose qui leur est particulier. Il dit simplement en parlant du peuple de Ninive : « Les Ninivites s’élèveront et condamneront ce peuple», et il dit la même chose de la reine de Saba. Mais il dit plus lorsqu’il parle de ses apôtres : « Quand le Fils de l’homme», leur dit-il, « sera assis sur le trône de sa gloire, alors vous serez aussi assis sur douze trônes ». Ce mot de « trône » marque qu’ils régneront avec lui, et qu’ils participeront à sa gloire; ce qui a rapport à ce que dit saint Paul: « Si nous souffrons avec lui, nous régnerons aussi avec lui (II Tim. II, 12) ». Car le terme de trône ici employé pour désigner la récompense des apôtres, aie veut pas dire qu’ils siégeront comme juges. Lui seul sera assis comme seul juge; et ces trônes qu’il promet à ses disciples, marquent seulement la grande gloire dont ils seront comblés alors.

C’est donc là la récompense qu’il promet à ses disciples. Pour les autres, il leur promet « la vie éternelle ~tans l’autre monde, et le « centuple dans celui-ci ». Et s’il fait cette promesse au commun de ses, disciples, il la fait encore plus à ses apôtres : et il l’a même vérifiée en leur personne. Car n’ayant quitté que des filets, ils sont devenus maîtres de tous les biens des fidèles. On a mis à leurs pieds le prix des maisons et des terres qu’on avait vendues; et les serviteurs de Jésus-Christ ont été prêts à• donner pour eux leur propre vie, selon ‘que saint Paul le dit des Galates : « Si « vous eussiez pu », leur dit-il, « vous m’au« riez donné vos propres yeux ». (Gal. IV, 15.)

Quand Jésus-Christ dit ici : « Quiconque quittera sa femme », il ne nous commande pas de rompre les mariages. Il faut entendre ces paroles dans. le même sens que ces autres:

« Celui qui perdra son âme pour moi, la trouvera ». Ce qu’il ne dit pas pour nous porter à nous tuer nous-mêmes, et à arracher avec violence notre âme de notre corps: mais pour nous avertir de préférer toujours la piété à tout le reste. C’est l’avis qu’il donne ici aux hommes à l’égard de leurs femmes, et de leurs frères, et de tous leurs proches. Il me semble, que par ces paroles, il marque obscurément les persécutions qui devaient bientôt arriver dans son Eglise. Car, comme il devait y avoir beaucoup de pères qui précipiteraient leurs propres enfants dans le crime, et beaucoup de femmes qui y pousseraient leurs maris, Jésus-Christ veut que les fidèles cessent de regarder comme leurs femmes ou leurs pères, les personnes qui les pousseraient à l’impiété. C’est ce que saint Paul dit en d’autres termes: « Si l’infidèle se sépare, qu’il se sépare». (I Cor. VIII, 45.) Après avoir donc ainsi relevé le courage de (502) ses apôtres, et leur avoir inspiré une sainte confiance, et pour eu-mêmes et pour le reste des hommes, il ajoute aussitôt: «Plusieurs de ceux qui auront été les premiers, seront les derniers; et plusieurs de ceux qui auront été « les derniers,, seront les premiers (30) ». Cette sentence, quoique générale et dite pour tout le monde, se peut particulièrement entendre des pharisiens qui persistèrent jusqu’à la fin dans leur incrédulité. Et ceci a rapport à ce qui est dit ailleurs: «Que plusieurs viendraient de l’Orient et de l’Occident pour être dans le bienheureux sein .d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, mais que les enfants du royaume seraient jetés dehors ». (Matth., VIII, 11.) Jésus-Christ ajoute ensuite une parabole qui est d’une extrême consolation pour ceux qui ne se sont convertis que tard. « Le royaume des cieux est semblable à un père de famille qui sortit dès la pointe du jour afin de louer des ouvriers pour travailler à sa vigne. (Chap.XX, 1.) Et étant demeuré d’accord avec les ouvriers qu’ils auraient un denier pour leur journée, il les envoya à sa vigne (2). Etant sorti sur la troisième heure du .jour et en ayant vu d’autres qui se tenaient dans la place sans rien faire.(3), il leur dit : Allez-vous-en aussi vous autres dans ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera raisonnable (4). Et ils s’y en allèrent. Il sortit encore sur la sixième et sur la neuvième heure du jour et fit la même chose (5). Et étant sorti sur la onzième heure, il en trouva d’autres qui se tenaient là sans rien faire, auxquels il dit : Pourquoi demeurez-vous là tout le long du jour sans travailler (6)? Parce que, lui dirent-ils, personne ne nous a loués; et il leur dit : Allez-vous-en aussi dans ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera raisonnable (7). Le soir étant venu, le maître de la vigne dit à celui qui avait la charge de ses affaires : Appelez les ouvriers, et payez-leur leur journée en commençant depuis les premiers jusqu’aux derniers (8). Ceux donc qui n’avaient travaillé que depuis la onzième heure s’étant approchés, reçurent chacun un denier (9). Or, ceux qui avaient été loués les premiers venant à leur tour, croyaient qu’on leur donnerait davantage; mais ils ne reçurent néanmoins que chacun un denier (10). Et après l’avoir reçu, ils murmuraient contre le père de famille (11), en disant: Ces derniers n’ont travaillé qu’une heure, et vous leur avez donné autant qu’à nous qui avons porté le poids du jour. et de la chaleur (12). Mais il répondit à l’un d’eux : Mon ami, je ne vous fais point de tort. N’êtes-vous pas convenu avec moi d’un denier (13)? Emportez ce qui est à vous et allez-vous-en. Il me plaît de donner à ce dernier autant qu’à vous (14). Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de ce qui est à moi? ou faut-il que votre oeil soit envieux et mauvais parce que je suis bon (15)? Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers; parce qu’il y en a beaucoup d’appelés mais peu d’élus (16) ».

3. Quel est, mes frères, le but de cette parabole? Car il semble que la conclusion que Jésus-Christ en tire soit contraire à ce qu’il a dit d’abord. Son commencement montre que tous ces ouvriers reçoivent la même récompense, et non pas pie les uns soient chassés et que les autres occupent leur place. Et cependant Jésus-Christ dit le contraire et avant et après cette parabole : Les premiers », dit-il, « seront les derniers, et les derniers seront les premiers », c’est-à-dire qu’ils seront devant ceux qui auparavant étaient les premiers, parce que ceux-ci n’auront pas gardé leur rang et qu’ils seront devenus les derniers de tous. Ce qu’il confirme encore par cette parole: «Parce qu’il y en a beaucoup d’appelés, mais peu ci d’élus ». Et c’est ce qui donne un double sujet à ces premiers de s’affliger de leur malheur, et un double sujet aux autres de se réjouir de leur état. Cependant le corps. de la parabole ne témoigne point cela, puisqu’elle ne dit autre chose sinon que les derniers seront égalés à ceux qui avaient beaucoup travaillé: « Vous leur avez », disent-ils eux-mêmes, « donné autant qu’à nous, qui avons porté le poids du jour et de la chaleur ».

Il faut donc tâcher d’abord de comprendre quel est le but de cette parabole, et lorsque nous l’aurons bien compris, nous éclaircirons aisément tous les autres doutes. Jésus-Christ entend par cette « vigne » les commandements de Dieu : Le « temps » d’y travailler est toute la vie présente. Ces « ouvriers » qui sont appelés à ces différentes heures, marquent ceux qui sont appelés dans les différents âges de leur vie. Tout cela est clair; mais la difficulté est de savoir comment ces premiers, qui avaient fait beaucoup, s’étaient rendus agréables à Dieu et avaient souffert, avec courage tout le travail (502) du jour, deviennent enfin jaloux, et s’abandonnent à la passion criminelle de l’envie. Ils ne peuvent souffrir que ceux qui n’avaient travaillé qu’une heure avec eux reçoivent la même récompense. Ils s’en plaignent et disent en murmurant: «Vous leur avez donné autant qu’à nous, qui avons porté le poids du jour et de la chaleur » Ils ont, tout ce qu’on leur a promis : ils ne perdent rien de leur récompense; mais ils sont jaloux et ils s’affligent du bonheur des autres. Le père de famille ne peut souffrir cette envie, et voulant comme se justifier contre l’injustice de leurs plaintes, il fait voir en même temps l’excès de sa bonté et celui de leur malice : « Mon ami», dit-il, «je ne vous, fais point de tort. N’êtes-vous pas convenu avec moi d’un denier par jour? Emportez ce qui est à vous, et allez vous-en. Il me plaît de donner à ce dernier autant qu’à vous. Ne m’est-il pas permis de faire ce que je yeux, ou faut-il que votre oeil soit envieux parce que je suis bon »

Que nous apprend Jésus-Christ par cette image qu’il nous représente? Car on voit encore la même chose dans quelques autres paraboles, comme dans ce frère aîné de l’enfant prodigue, qui fut fâché de voir avec quels témoignages d’amitié son père avait reçu ce fils ingrat, pour qui il faisait ce qu’il n’avait jamais fait pour lui qui était demeuré fidèle. Comme dans la parabole des ouvriers de la vigne, les derniers sont préférés aux premiers, en ce qu’ils reçoivent avant eux leur récompense; de même en celle-ci, le prodigue est préféré à son frère, en ce qu’il reçoit de son père plus que son aîné n’en avait reçu, comme, celui-ci le témoigne lui-même.

Que dirons-nous donc ici, mes frères? Croirons-nous que dans le royaume des cieux il y ait de ces envies et de ces murmures? Dieu nous garde de cette pensée. L’envie n’entre point dans un lieu si pur. Si les saints qui sont encore sur la terre, bien loin d’avoir de la jalousie contre les pécheurs qui se convertissent, seraient prêts même à donner leur propre vie pour sauver leur âme, que devons- nous croire des saints du ciel? Avec quelle joie verront-ils le bonheur des pécheurs, et ne considéreront-ils pas leur gloire comme la leur propre?

D’où vient donc que Jésus-Christ se sert de ces expressions si figurées? Nous devons considérer que ce qu’il nous propose est une parabole, et que dans ces figures paraboliques nous pouvons ne nous mettre pas tant en peine d’expliquer chaque mot. Mais quand nous avons une fois bien compris la fin et le but de toute la parabole, nous devons nous en servir pour notre édification, sans faire tant d’efforts pour éclaircir tout le reste.

Quel est donc le but de cette parabole? Le dessein principal de Jésus-Christ est de s’en servir pour encourager les personnes qui se donnent tard à Dieu, et pour les empêcher de croire que la vieillesse la plus avancée puisse rien diminuer de leur récompense. S’il en fait voir en même temps d’autres qui murmurent d’un traitement si favorable à l’égard de ces personnes, ce n’est pas qu’en effet il y ait dans le royaume des cieux des envies et des murmures, Dieu nous garde de cette pensée. Il veut seulement-que nous concevions que la gloire dont ces derniers jouissent est si grande que si les autres n’étaient tout à fait incapables d’envie , elle pourrait leur en donner. Nous nous servons nous-mêmes tous les jours de ces sortes d’expressions. Nous disons à nos amis: Un tel m’a querellé de ce que je vous ai fait tant d’honneur; non pas qu’on nous ait fait un reproche sérieux ou que nous en voulions faire nous-mêmes, mais nous parlons ainsi pour faire mieux comprendre à quelqu’un la manière favorable dont on l’a traité.

Vous me demandez petit-être pourquoi on ne fait pas venir tous -ces ouvriers en même temps dans, cette vigne? Je réponds que le dessein de Dieu a été de les appeler tous en même temps. S’ils ne veulent pas venir lorsqu’on les appelle, cette différence vient de la volonté de ceux qui sont appelés. C’est pourquoi Dieu appelle les uns «de grand matin », les autres «à la troisième heure », les autres «à la sixième», les autres, «à la neuvième», et 1es autres enfin « à la onzième » , lorsqu’il savait qu’ils se rendraient et qu’ils obéiraient à sa voix.

C’est ce que marque clairement l’apôtre saint Paul: « Mais quand il a plu à Dieu, il m’a séparé dès le ventre de ma mère». (Gal. 1, 15.) Quand est-ce que cela a plu à Dieu, sinon quand il a vu que l’apôtre lui obéirait? Dieu eût voulu l’appeler à lui dès le commencement de sa vie, mais parce que Paul ne se fût pas rendu à sa voix, Dieu a pris le parti de ne l’appeler que lorsqu’il a vu qu’il lui obéirait. C’est ainsi que Dieu n’a appelé le bon larron qu’à la (503) dernière heure; quoiqu’il l’eût pu faire plus tôt s’il eût prévu que cet homme se fût rendu à sa voix. Car si saint Paul même n’eût pas obéi à Dieu s’il l’eût appelé plus tôt, combien ce larron l’aurait-il moins fait?

4. Que si ces ouvriers disent: « C’est parce que personne ne nous a loués, il faut se souvenir de ce que je viens de dire; c’est-à-dire, qu’il ne faut pas examiner trop scrupuleusement toutes les circonstances d’une parabole. Outre que ce n’est pas le père de famille qui dit cette parole, mais seulement les ouvriers: et si le père de famille ne les en reprend pas, c’est pour ne pas les troubler dans le dessein qu’il avait de les encourager à travailler dans sa vigne. Car il montre assez qu’il a fait tout ce qu’il a pu de son côté, afin que tous ses ouvriers vinssent dès la première heure du jour travailler pour lui en disant : « Qu’il était sorti ci dès le matin pour les louer». Ainsi, cette parabole nous fait voir dans toute la suite que les hommes se donnent à Dieu en des âges très-différents; les uns fort jeunes, les autres plus avancés en âge, et les derniers enfin dans la plus grande vieillesse. Et Dieu voulant arrêter l’orgueil de ceux qui auraient commencé à travailler de bonne heure, et les empêcher de mépriser ceux qui ne l’auraient fait que tard, promet la même récompense à des travaux si courts, que celle dont il récompensera les plus longs.

Comme il venait d’exhorter les chrétiens aux choses les plus pénibles et les plus parfaites, à renoncer à tout leur bien, à le donner tout aux pauvres, et à fouler aux pieds toute la terre; ce qui ne se peut faire que par une grande application de cœur,et d’esprit et par une grande violence; pour les exciter davantage, et pour allumer en eux le feu de la charité, il leur montre que bien qu’un homme vienne le dernier de tous au service de Dieu, et seulement à la dernière heure, il peut néanmoins recevoir de lui la même récompense que ceux qui auront travaillé durant tout le jour. li ne leur dit pas néanmoins ceci clairement, de peur que quelqu’un n’en abusât et n’en devînt plus lâche et plus négligeant. Il montre que sa pure miséricorde fera cet ouvrage; que ce sera elle seule qui les soutiendra, et qui fera que leur récompense ne sera pas moins grande, quoique leurs travaux aient été si courts.

C’est là le principal but de cette parabole. Que si Jésus-Christ dit ensuite : « Que les derniers seront les premiers, et que ceux qui étaient les premiers seront les derniers : que plusieurs seront appelés, mais qu’il y en « aura peu d’élus », il ne faut pas s’étonner de cela. Ce n’est point une conclusion qu’il tire du corps de cette parabole. Mais c’est comme s’il disait : Vous voyez ici une chose qui vous surprend dans l’égalité des derniers avec les autres; vous en verrez une autre qui vous frappera bien davantage. Vous ne voyez point dans cette parabole que les premiers deviennent les derniers, puisque tous ces ouvriers reçoivent la même récompense; mais vous verrez avec bien plus d’étonnement que les premiers deviendront les derniers de tous, et que les derniers au contraire seront les premiers.

Il me semble que Jésus-Christ par ces dernières paroles, marque les Juifs et ceux d’entre les chrétiens qui, après avoir commencé avec ferveur, se sont relâchés dans la suite, et ont tourné la tête en arrière; ou ceux qui, après s’être laissés aller d’abord à toutes sortes de déréglements, se sont réveillés ensuite d’un profond sommeil, et sont entrés dans la voie de Dieu avec tant de ferveur, qu’ils ont devancé ceux qui y marchaient avec plus de zèle. Car nous avons vu souvent de ces changements heureux, soit de la part de ceux qui sont passés de l’erreur à la foi, soit de la part de ceux qui se sont convertis d’une vie mauvaise à une vie sainte.

C’est ce qui m’oblige, mes frères, à vous conjurer de demeurer fermes dans la pureté de la foi, et dans l’intégrité des moeurs. Si notre vie ne répond à la sainteté de notre croyance, nous tomberons dans d’épouvantables supplices. Saint Paul nous a marqué que cette vérité terrible avait été figurée dès le commencement de la loi, lorsqu’il dit: « Que tous les Israélites ont bu un même breuvage spirituel, Qu’ils ont tous mangé d’une même nourriture spirituelle, et que néanmoins ils n’ont pas tous été sauvés, mais que plusieurs d’entre eux ont été tués dans le désert ». (I. Cor. X,3.) Jésus-Christ nous dit aussi la même chose, lorsqu’il nous assure que quelques-uns de ceux « qui auront chassé les démons, et qui auront prophétisé (Matth. VII, 22,) », ne laisseront pas d’être damnés. Toutes ces autres paraboles « des vierges folles et des vierges sages; de ce filet qui est jeté dans la mer, d’où l’on rejette les mauvais poissons; de ces épines qui (504) étouffent la semence et de cet arbre qui ne ci produisait point de bon fruit », nous font voir qu’il faut avoir de la vertu et la témoigner au dehors par ses bonnes oeuvres.

Le Fils de Dieu ne nous exhorte que rarement à la pureté des dogmes et de la foi. C’était une chose qui ne nous devait pas coûter beaucoup de peine. Mais il nous excite souvent à la pureté de la vie, et au règlement de nos moeurs, parce que cela demande un combat continuel et de grands travaux. Et il est très-remarquable qu’on ne se perd pas seulement pour n’avoir eu aucune vertu, mais même pour avoir manqué d’en avoir quelqu’une. Par exemple l’aumône n’est qu’une vertu particulière, elle est comme un membre du corps des vertus; et néanmoins si nous négligeons de la pratiquer, cette négligence seule nous mène en enfer. Les vierges foliés n’ont été éternellement séparées de la couche nuptiale de l’époux, que pour avoir manqué à ce devoir. Le mauvais riche n’a été précipité dans ces flammes éternelles que pour n’avoir pas fait l’aumône. Et nous apprenons de la bouche du Fils de Dieu, que tous ceux qui ne lui auront pas donné à manger en la personne du pauvre, seront condamnés avec les démons.

Ce n’est encore qu’une partie de la vertu de s’abstenir des médisances et des injures : et néanmoins si l’on n’est exact à les éviter, on ne doit point espérer de place dans le paradis : « Celui », dit Jésus-Christ, « qui dit à son frère vous êtes un fou, sera condamné à la géhenne du feu». (Matth. V, 22.) La chasteté n’est aussi qu’une vertu particulière, et cependant sans cette vertu on ne verra jamais Dieu. Saint Paul le dit lui-même: « Recherchez la paix et la chasteté, parce que sans elle on ne « verra jamais Dieu » (Hébr. XII, 14.) L’humilité n’est aussi qu’une vertu particulière; et néanmoins si nous ne l’avons, quand nous ferions d’ailleurs les actions les plus éclatantes, elles seraient toutes impures et souillées aux yeux de Dieu. C’est ce que nous voyons dans le pharisien de l’Evangile, qui faisait tant de bonnes œuvres et qui perdit tout, parce qu’il était orgueilleux. Mais je vais encore plus loin et je vous dis qu’il n’est pas même nécessaire, pour être puni éternellement, d’omettre quelqu’une des vertus que Jésus-Christ nous commande. C’est assez de ne la pratiquer que faiblement et négligemment et d’une manière indigne de Dieu : « Si votre justice»,dit Jésus-Christ, « n’est plus abondante que celle des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux ». (Matth. V, 20.) C’est pourquoi quand vous donnerez l’aumône, si vous ne la donnez plus qu’eux, vous n’entrerez point dans ce royaume éternel. Vous me demandez combien ils donnaient. C’est ce que je voulais dire, afin que ceux qui ne donnent rien, soient excités à le faire à l’avenir, et que ceux qui donnaient déjà, n’en tirent point vanité, mais qu’ils pensent plutôt à donner encore davantage.

Les pharisiens, mes frères, donnaient d’abord la dixième partie de tous leurs biens; ils en donnaient encore la dixième deux autres fois ; et ainsi ce qu’ils offraient à Dieu montait presque jusqu’au tiers de tout leur bien. Ils donnaient de plus les prémices et les premiers-nés, et beaucoup d’autres choses que la loi marquait en partie pour le péché, et en partie pour les purifications ordinaires. Ils donnaient beaucoup d’autres choses, comme dans les jours de fête, dans les jubilés, dans la remise de ce qu’on leur devait; dans l’affranchissement de leurs esclaves ; dans les prêts qu’ils faisaient sans en rien prendre. Si donc ces hommes qui donnaient le tiers et même la moitié de tout leur bien, puisque ces additions allaient bien à peu près jusque-là, si dis-je ces hommes en donnant tant de choses ne faisaient encore rien selon que Jésus-Christ nous en assure, que deviendrez-vous, vous autres, qui ne pensez pas même à donner aux pauvres le dixième de ce que vous avez? N’est-ce pas avec raison qu’il est dit dans l’Evangile, «qu’il y en aura peu de sauvés »

5. Veillons donc sur nous, mes frères, et appliquons-nous sérieusement à la vertu. Si l’omission d’une seule vertu particulière nous est si dangereuse, et nous jette dans un tel malheur, quels supplices nous attirerons-nous si nous méprisons toutes les vertus, et si nous n’en avons aucune? Qui peut espérer de se sauver, me direz-vous, s’il suffit pour se perdre d’omettre une seule des règles de l’Evangile? Quel moyen d’éviter l’enfer? C’est ce que je vous demande à vous-mêmes, et à quoi je vous prie de me répondre. Cependant, mes frères, si nous pensons bien à nous, il n’y a rien encore de désespéré; il n’y a rien d’impossible, Nous pouvons nous sauver si nous avons recours à l’aumône comme à un remède salutaire pour .guérir toutes nos blessures. L’huile ne (505) donne pas tant de force au corps que l’aumône et la charité en donnent à l’âme. Elles la rendent invulnérable à tous les traits de nos ennemis, et invincible au démon même. Lorsqu’il la surprend et qu’il l’attaque, elle lui échappe Cette huile sainte fait qu’elle se glisse et se délivre d’entre ses mains cruelles comme un corps frotté d’huile s’écoule d’entre les mains de ceux qui le tiennent. Fortifions donc notre âme de cette huile sainte qui la guérit lorsqu’elle est blessée, et qui l’éclaire dans ses ténèbres.

Pourquoi donc, me direz-vous, cet homme qui est si riche et qui a tant d’argent dans ses coffres, ne donne-t-il rien aux pauvres? Que vous importe cela? Si étant pauvre vous donniez plus que le riche, vous en serez d’autant plus louable. N’est-ce pas ce que saint Paul admira dans les Macédoniens (II Cor. IX, 2), non pas qu’ils fissent l’aumône, mais qu’ils la fissent étant pauvres comme ils étaient? N’arrêtez donc pas vos yeux sur ces riches qui sont avares; jetez-les plutôt sur Jésus notre commun maître qui n’avait pas où reposer sa tête en ce monde.

Pourquoi, me direz-vous encore, un tel n’imite-t-il pas cet exemple? Et moi je vous dis: Qui vous a établi son juge? Ne jugez point les autres et tâchez de vous rendre irrépréhensible vous-même. Ne savez-vous pas que vous vous attirez un plus grand supplice, si vous accusez les autres de ne point faire ce que vous ne faites pas vous-même, et si vous commettez la même faute que, vous condamnez en eux? Si Jésus-Christ défend aux plus innocents de juger les autres, combien plus le défend-il aux pécheurs? Ne jugeons donc plus nos frères, et ne jetons point les yeux sur ceux qui vivent négligemment. Regardons uniquement Jésus-Christ Notre-Seigneur, et que son exemple soit le modèle de nos actions. N’est-ce pas moi, nous dit-il, qui vous ai comblés de biens? N’est-ce pas moi qui ai payé votre rançon, afin que vous eussiez toujours l’oeil sur moi? Est-ce un autre qui vous a fait toutes ces grâces? Pourquoi donc détournez-vous vos yeux de votre maître, afin de les jeter sur un autre qui n’est que serviteur comme vous?

N’a-t-il pas dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur »? (Ib. XX,26.) Et ailleurs: « Que celui qui veut être le premier de tous, soit le serviteur des autres » ?

Que le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir lui-même les autres »? (Ib. 27.) N’est-ce pas lui aussi qui, pour empêcher que le mauvais exemple et le relâchement des autres ne vous pût nuire, vous a dit: « Je vous ai donné l’exemple afin que vous fassiez comme vous avez-vu que j’ai fait moi-même » ? (Jean, XIII, 15.)

Vous me direz peut-être que vous n’avez personne sur la terre qui vous puisse servir de modèle et vous donner bon exemple. C’est en cela même que vous serez plus digne de louange, si vous embrassez la vertu sans avoir personne qui vous y porte. Ce que je vous dis se peut faire et même aisément si nous voulons. Car quel exemple avaient eu Noé, Abraham, Melchisédech, Job, et tant d’autres qui leur ont été semblables? S’il faut regarder les hommes, jetez les yeux sur ceux-ci que je vous nomme, et non sur ceux dont vous dites tous les jours, quand vous vous entretenez avec vos amis: Cet homme a tant de revenu en fonds de terre. Il a telle et telle maison: Cet autre bâtit tous les jours, il fait des palais magnifiques. Pourquoi jetez-vous ainsi les yeux sur les mondains? Si vous voulez vous arrêter aux hommes, considérez ceux qui ont de la vertu, qui craignent Dieu, et qui vivent selon ses préceptes et non ceux qui l’offensent et le déshonorent.

Si vous jetez les yeux sur ces amateurs du monde, vous n’apprendrez d’eux que le mal. Vous en deviendrez plus négligent, plus superbe, plus disposé à juger et à condamner les, autres. Que si vous vous proposez pour modèle ceux qui vivent saintement, vous apprenez d’eux à vous avancer toujours dans l’humilité, dans la vigilance, dans la componction et dans toutes les autres vertus. Souvenez-vous du malheur où le pharisien tomba autrefois. Au lieu de se proposer pour modèle ceux qui vivaient mieux que lui, il ne regarda que le publicain, et en s’élevant au-dessus de lui, il perdit le fruit de tous ses travaux. Souvenez-vous de cet exemple, et que cette pensée vous fasse trembler. Considérez au contraire que David est devenu si saint en s’excitant à la vertu par les grands exemples de ses pères:

« Je suis étranger», dit-il, «sur la terre comme tous mes pères l’ont été ». (Ps. XXXVIII, 16.) Ce saint prophète et tous ceux qui lui ont été semblables, ne se sont jamais arrêtés à considérer les pécheurs. Ils ont détourné d’eux (506) leurs yeux pour les jeter sur ceux qui excellaient dans la vertu.

Imitez, mes frères, ces hommes de Dieu. Vous n’êtes pas établi juge pour condamner ou pour punir les péchés des autres. Dieu ne vous a point commandé de faire une exacte recherche de toute leur vie. Il vous a ordonné de vous juger vous-même et non pas vos frères. « Si nous nous jugions nous-mêmes », dit saint Paul, «nous ne serions pas jugés : mais lorsque le Seigneur nous juge, il nous châtie ». (I Cor. XI.) Vous confondez cet ordre et vous faites tout le contraire. Tous vos péchés grands ou petits vous paraissent comme rien, et vous vous rendez un censeur sévère des moindres fautes des autres.

Faisons cesser, mes frères, un si grand, désordre. Etablissons un tribunal dans notre coeur. Soyons nos accusateurs, nos témoins et nos juges, et punissons-nous nous-mêmes de nos propres fautes. Que si vous voulez jeter les yeux sur les actions des autres, n’envisagez que le bien et non pas le mal. Ainsi, la considération de leur vertu, le souvenir de nos péchés, et le jugement sévère que nous porterons de nous-mêmes nous tiendront lieu d’un aiguillon continuel, qui nous fera marcher plus vite dans la voie de Dieu, afin que, croissant toujours en ferveur et en humilité, nous puissions jouir de ce bonheur éternel que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ainsi soit-il. (507)

HOMÉLIE LXV: « ET JÉSUS ALLANT A JÉRUSALEM PRIT A PART SES DISCIPLES PENDANT LE CHEMIN, ET LEUR DIT : NOUS NOUS EN ALIONS A JÉRUSALEM, ET LE FILS DE L’HOMME SERA LIVRÉ AUX PRINCES DES PRÊTRES ET AUX DOCTEURS DE LA LOI, ET ILS LE CONDAMNERONT A LA MORT, ET ILS LE LIVRERONT AUX GENTILS, AFIN QU’ILS LE TRAITENT AVEC MOQUERIE ET AVEC OUTRAGE, QU’ILS LE FOUETTENT ET QU’ILS LE CRUCIFIENT : ET IL RESSUSCITERA LE TROISIÈME JOUR ». (CHAP. XX, 17, 18, 19, JUSQU’AU VERSET 29.)

ANALYSE

1. Jésus-Christ prédit à ses apôtres, sa passion, sa mort et sa résurrection.

2. De la demande des fils de Zébédée.

3. Jésus-Christ leur répond de manière à élever leurs pensée, il apaise doucement les autres apôtres à qui la prétention des deux frères avaient causé quelque dépit.

4-6. Combien les apôtres étaient imparfaits avant qu’ils eussent reçu le Saint-Esprit. — Qu’il n’y a rien de si grand qu’un homme humble, ni de si bas qu’un homme superbe. — Que l’humble est toujours dans la paix et que le superbe est déchiré par ses passions. — Que l’humilité est aimée de Dieu et des hommes, et que l’orgueil est haï de tous.

 

1. Jésus-Christ ne va pas à Jérusalem aussitôt qu’il sort de la Gaulée. Il fait auparavant beaucoup de miracles. Il ferme la bouche aux pharisiens qui le voulaient surprendre. Il exhorte ses disciples à la pauvreté par ces paroles : « Si vous voulez être parfaits, allez ci vendre ce que vous avez ». Il les excite à la chasteté en disant: «Que celui qui pourra le comprendre, le comprenne ». Il les porte à l’humilité, lorsque leur montrant un petit enfant il leur dit: «Si vous ne vous convertissez et ne devenez comme des petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux ». Il leur promet aussi des récompenses en cette vie, lorsqu’il leur dit : « Quiconque quittera en mon nom sa maison, (507) ses frères et ses soeurs, en recevra le centuple en ce monde » ; récompenses auxquelles néanmoins il joint celles du ciel; lorsqu’il ajoute: « Et la vie éternelle en l’autre »s.

Après toutes ces instructions, il va enfin à Jérusalem; et avant que d’y aller il parle à ses disciples de sa passion. Comme ils devaient avoir aisément oublié ce qu’ils désiraient ne jamais voir arriver, il semble que Jésus-Christ ait un soin particulier de les en faire ressouvenir; afin que, par ces avertissements réitérés, il prévienne leur tristesse et les anime à la patience. Il est marqué ici qu’il leur parle « en particulier », parce que ces prédictions des maux à venir ne se devaient pas faire devant le peuple. Car si les apôtres même en étaient troublés, combien le peuple l’aurait-il été davantage? Vous me demanderez peut-être si Jésus -Christ n’a jamais prédit sa passion devant le peuple. Je vous réponds qu’à la vérité il en a parlé quelquefois, mais d’une manière assez obscure, comme lorsqu’il dit : « Détruisez ce temple et je le rebâtirai en « trois jours ». (Jean, II, 16.) Et ailleurs : « Ce peuple demande un signe, mais on ne lui en donnera point d’autre que celui du prophète Jonas ». (Matth. XII, 39.) Et ailleurs:

« Je n’ai plus que peu de temps à être avec vous. Vous me chercherez, et vous ne me trouverez pas ». (Jean, VIII.) Mais il ne parle point obscurément à ses disciples; et il se découvre à eux avec plus de clarté sur ce point aussi bien que sur tout le reste.

Vous me demanderez peut-être encore de quoi il servait au peuple de lui parler de ces choses en des termes si obscurs. S’il n’était pas à propos qu’il comprît ce mystère, pourquoi lui en pariait-on? ou pourquoi lui disait-on des vérités d’une telle manière qu’il n’y pût rien comprendre? Jésus-Christ le faisait afin qu’après sa résurrection ce peuple pût se souvenir que le Sauveur avait prédit sa passion, qu’il s’y était volontairement offert, et qu’il n’y avait point été forcé comme à un mal imprévu et inévitable. Mais il agit autrement à l’égard de ses disciples. Il leur prédit souvent et en termes clairs, sa croix et sa mort; afin que s’étant fortifiés dans l’attente de ce mal, il leur devînt plus supportable et qu’il ne les troublât pas, comme s’ils en eussent été surpris sans l’avoir prévu auparavant. Il s’était d’abord contenté de leur dire qu’il mourrait; mais après les avoir un peu accoutumés à cette parole, il leur découvre les autres circonstances de sa mort; « qu’il serait livré aux gentils, afin qu’ils le traitassent avec moquerie et avec outrage ». Il leur dit ces choses afin que, lorsqu’ils verraient arriver ces maux annoncés d’avance; ils ne doutassent point de sa résurrection toujours prédite en même temps. En ne dissimulant point ses souffrances, même celles qui paraissaient ignominieuses, il méritait d’autant plus d’être cru lorsqu’il leur prédisait la gloire qui les devait suivre.

Mais considérez, je vous prie, mes frères, avec quelle sagesse Jésus-Christ ménage les esprits de ses disciples, et prend les moments. favorables pour leur dire ce secret. Il ne veut pas le leur découvrir d’abord, de peur que leur faiblesse n’en fût trop scandalisée. Il ne diffère pas non plus à leur en parier au moment qu’il devait mourir, parce qu’ils en auraient été excessivement troublés. Mais, après leur avoir fait voir sa toute-puissance par un nombre infini de miracles et les avoir fortifiés par la promesse d’une vie éternelle, il leur découvre ensuite ce mystère; et .plus d’une fois, ayant soin d’en parler souvent et d’entremêler ce discours dans ses prédications et dans ses miracles.

Un autre évangéliste dit que Jésus-Christ appuya ce qu’il leur dit par le témoignage des prophètes. Et un autre marque encore que « cette parole leur était cachée », et qu’ils en murmuraient entre eux en suivant leur maître. Si donc ils ne comprenaient rien dans cette prédiction, c’était en vain, me direz-vous, que Jésus-Christ la leur faisait. Il était impossible, puisqu’elle leur était cachée, qu’elle pût les fortifier et les préparer à l’attente d’un mal dont ils n’avaient pas la connaissance. Je dis de plus, afin d’augmenter encore cette difficulté : S’ils ne comprenaient rien dans ces paroles, comment pouvaient-ils s’en affliger? Car un autre évangéliste dit clairement qu’ils en furent tristes. Comment s’afflige-t-on d’un mal qu’on ne connaît pas? Ou comment saint Pierre pouvait-il dire à Jésus-Christ: « A Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne vous arrivera pas»?

Que répondrons-nous à cela, sinon que les apôtres comprenaient bien par ce qu’il leur disait qu’il devait mourir, mais qu’ils ne voyaient pas encore ni le mystère de cette mort, ni de la résurrection qui la devait (508) suivre; ni les grands biens que Jésus-Christ devait ainsi apporter au monde. C’est là proprement ce que l’évangéliste marque leur avoir été caché et avoir été le sujet de leur tristesse. Ils pouvaient déjà savoir que les morts pouvaient être ressuscités par d’autres; mais qu’un mort se ressuscitât lui-même, et se ressuscitât pour ne plus mourir, c’était un mystère qui leur était inconnu. Quoiqu’on leur en parlât souvent, ils ne pouvaient le comprendre. Ils ne savaient pas même bien distinctement quel devait être le genre de sa mort ni comment on le ferait mourir. C’est ce qui les troublait dans le chemin lorsqu’ils le suivaient.

2. Toutes les assurances qu’il leur donnait de sa résurrection ne les pouvaient rassurer. Outre ce mot de « mort » en général qui les surprenait étrangement, ces circonstances particulières de « moqueries, d’outrages et de fouets », dont elle devait être accompagnée, augmentaient beaucoup leur étonnement. Le souvenir de tant de miracles qu’ils avaient vus, de tant de possédés guéris; de tant de morts ressuscités et de tant d’autres prodiges semblables, leur paraissait inconciliable avec ces souffrances dont Jésus-Christ leur parlait. Ils ne pouvaient comprendre comment celui qui faisait tant de merveilles pourrait souffrir tant d’indignités. C’est pourquoi ils se trouvaient dans une peine d’esprit et dans une irrésolution très-grande. Tantôt ils croyaient, tantôt ils ne croyaient pas, et ils ne pouvaient bien comprendre ce qu’on leur disait. C’est pourquoi nous voyons que dans ce même moment les deux fils de Zébédée s’approchent de lui pour lui demander la préséance au-dessus des autres apôtres.

« Alors la mère des enfants de Zébédée le vint trouver avec ses deux fils, l’adorant et lui témoignant qu’elle avait une demande à lui faire (20). Et il lui dit: Que voulez-vous? Ordonnez, lui dit-elle, que mes deux fils que voici soient assis dans votre royaume, l’un à votre droite et l’autre à votre gauche (21)».

Saint Matthieu que nous expliquons, marque que ce fut la mère qui vint faire cette demande à Jésus-Christ, et saint Marc dit que les enfants la firent eux-mêmes. (Marc X, 35.) Il est assez probable que cela se fit de l’une et de l’autre manière; e que les enfants employèrent leur mère, afin que ses prières eussent plus de poids auprès du Sauveur, et pour emporter ainsi ce qu’ils désiraient de leur maître. Ce qui me confirme dans ce sentiment et me prouve que c’était en effet les deux frères qui faisaient cette prière par la bouche de leur mère pour s’épargner la honte de la faire eux-mêmes, c’est que Jésus-Christ dans sa réponse s’adresse à eux et non à leur mère. Mais voyons ce qu’ils demandent leur Maître; dans quel esprit ils le lui demandent, et ce qui leur donna lieu de faire cette prière à Jésus-Christ. Comme ils remarquaient que partout Jésus-Christ les préférait aux autres apôtres, ils crurent qu’il leur accorderait sans peine cette demande. Un autre évangéliste nous fait voir ce qu’ils demandaient à Jésus-Christ par ces paroles. Comme ils approchaient de Jérusalem et qu’ils croyaient que le royaume de Dieu, qu’ils regardaient ,comme un royaume terrestre, allait bientôt arriver, ils préviennent les autres apôtres et lui font cette prière, espérant que cet honneur qu’ils demandaient les mettrait à couvert de tous les périls. C’est pourquoi Jésus-Christ en leur répondant éloigne d’abord de leur esprit cette pensée, et leur apprend qu’il faut être prêt à souffrir tout, et la mort même et une mort sanglante et cruelle.

« Jésus répondit: vous ne savez ce que vous demandez; pouvez-vous boire le calice que je dois boire, et être baptisés du baptême dont je serai baptisé?Nous le pouvons, lui dirent-ils (22) ». Que personne ne s’étonne de voir ici tant d’imperfection dans les apôtres. Le mystère de la Croix n’avait pas encore été consommé, et la grâce du Saint-Esprit ne s’était pas encore répandue sur eux. Si vous désirez savoir quelle a été leur vertu, considérez ce qu’ils ont fait ensuite, et vous les verrez toujours élevés au-dessus de tous les maux de la vie. Dieu a voulu que tout le monde connût combien ils étaient imparfaits d’abord, afin qu’on admirât davantage le changement prodigieux que la grâce de Dieu a fait dans leur coeur. Il est donc visible qu’ils ne demandaient rien de spirituel et qu’ils ne pensaient nullement à un royaume céleste.

Mais considérons maintenant ce qu’ils disent en faisant cette demande : « Nous voulons », disent-ils, « que vous fassiez tout ce que nous vous demanderons ». A quoi Jésus-Christ répond : « Que voulez-vous »? Non pas qu’il ignorât en effet ce qu’ils désiraient; mais il voulait les forcer de parler et de découvrir cette plaie secrète qu’il voulait guérir. Alors ayant honte eux-mêmes de ce désir, comme (509) trop bas et trop humain, ils s’approchent de Jésus-Christ en secret : « Ils marchèrent un peu devant », dit l’Evangile, afin de n’être point entendus, et de lui pouvoir dire avec liberté tout ce qu’ils lui voulaient dire. Et voici. ce me semble ce qu’ils désiraient de lui. Comme le Fils de Dieu leur avait promis à tous de les faire seoir sur douze trônes, ils souhaitaient d’avoir les deux premiers d’entre ces douze. Ils savaient déjà que Jésus-Christ les préférait aux autres apôtres; mais ils appréhendaient encore saint Pierre. C’est pourquoi, sans le-nominer, ils disent seulement : « Ordonnez que nous soyons tous deux assis dans votre « royaume; l’un à votre droite et l’autre à votre gauche ». Ils le pressent par ce terme: « Ordonnez».

Mais Jésus-Christ voulant leur faire voir qu’ils ne demandaient rien que de terrestre et de bas, et qu’ils ne savaient pas même ce qu’ils demandaient, puisque s’ils le connaissaient, ils ne le demanderaient pas : « Vous ne savez ce que vous demandez », leur dit-il, vous n’en connaissez ni le prix, ni la grandeur. Vous ne savez pas combien cette dignité est élevée au-dessus de toutes les puissances des cieux, « Pouvez-vous », ajoute-t-il, « boire le calice que je dois boire, et être baptisés du baptême dont je serai baptisé» ? Il les éloigne tout d’un coup de leur vaine prétention, en leur proposant des choses qui y étaient tout opposées. Vous ne pensez, leur dit-il, qu’à des honneurs et à des royaumes; vous ne me parlez que détrônes et de dignités, et je ne vous propose que des combats et des souffrances. Ce n’est point ici le temps de recevoir la couronne, et ma gloire ne paraîtra point maintenant. Mais le temps de cette vie est un temps de mort, de guerre et de péril.

Et voyez comment, même par sa manière de les interroger, il les exhorte et les entraîne. Car il ne dit pas: Pouvez-vous répandre votre sang? Mais « Pouvez-vous boire le calice que je dois-boire »? pour les exciter ainsi à souffrir, par la gloire qu’ils auraient de participer à ses souffrances. Il donne ensuite à sa passion le nom de « baptême : Et être baptisés du baptême dont je serai baptisé »? pour marquer que son sang devait expier tous les crimes de la terre. Ces deux disciples, emportés par le désir qu’ils avaient d’obtenir leur demande, répondent hardiment: « Nous le pouvons », ne sachant pas même ce que c’était qu’ils promettaient, et ne pensant qu’à obtenir ce qu’ils désiraient. « Jésus leur dit: vous boirez bien le calice que je boirai, et vous serez baptisés du baptême dont je serai baptisé. (23)». Je vous promets de plus grands biens que vous n’en désirez de moi. Je vous prédis que vous serez honorés du martyre, et que vous souffrirez comme moi; que vous mourrez d’une mort violente, et que vous aurez part à mon calice. « Mais pour ce qui est d’être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n’est point à moi à vous le donner, mais ce sera pour ceux à qui mon Père l’a préparé (23)». Après leur avoir relevé le coeur, et les avoir fortifiés contre la tristesse qu’ils devaient ressentir à sa passion, il leur fait voir avec une grande douceur que leur demande n’était pas assez réglée.

3. On fait d’ordinaire de,ux questions sur ces paroles de Jésus-Christ. La première : Si Dieu en effet a préparé à quelques-uns la gloire d’être assis à sa droite. Et la seconde: Si Jésus-Christ qui est tout-puissant et le maître souverain de toutes choses, ne peut faire à qui il lui plaît cet honneur qu’ils lui demandent. Il est certain pour le premier point que personne ne peut proprement être assis à la droite ou à la gauche de Dieu. Sa gloire est trop relevée, et sa majesté est trop au-dessus non-seulement des hommes, mais des anges même, et de toutes les vertus célestes, pour que nulle créature puisse prétendre à un honneur réservé au Fils unique du Père. C’est ce que remarque saint Paul quand il dit: « Auquel des anges Dieu a-t-il jamais dit : Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que j’aie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied. Aussi l’Ecriture dit touchant les anges : Dieu se sert des esprits pour en faire ses ambassadeurs et ses anges; mais, il dit au Fils : Votre trône, ô Dieu, demeurera dans tous les siècles des sièc1es » (Hébr. I,5.)

Quant à la seconde question, comment Jésus-Christ, peut-il dire: « Ce n’est point à moi à donner à personne la grâce d’être assis à ma droite ou à ma gauche»? Est-ce parce que cette place sera remplie par d’autres personnes à qui il ne l’aura pas donnée? Dieu nous garde d’une imagination si fausse. Voici donc, ce me semble, comment nous devons entendre ces paroles de Jésus-Christ Il répond à ses disciples selon leur pensée. Il se rabaisse et se proportionne à leur faiblesse, il évite de (510) leur parler de ce trône de gloire qu’il a à la droite de son père, puisque ceux-ci n’avaient garde de le pouvoir comprendre, étant encore incapables de concevoir d’autres choses beaucoup moins relevées dont il leur parlait très-souvent. Tout le but de ces deux disciples, comme je l’ai déjà dit, était d’avoir la préséance sur tous les apôtres; et après avoir ouï parler de ces douze trônes qu’on venait de leur promettre, ils tâchent d’obtenir pour eux les deux premiers, ne sachant ce que Jésus-Christ leur promettait par ces trônes.

Que leur répond donc le Sauveur? Il est vrai, leur dit-il, que vous mourrez pour moi et pour la prédication de ma vérité il est vrai que vous aurez part à ma passion et à mes souffrances: mais cela ne suffit pas pour vous faire jouir de cette primauté que vous désirez. Car s’il se trouvait quelqu’un qui, outre le martyre qu’il aurait de commun avec vous, possédât encore toutes les autres vertus en un degré plus éminent que vous ne les auriez possédées, ne croyez pas que parce que je vous aime maintenant, et que je vous préfère aux autres, je voulusse vous mettre encore au-dessus de celui qui aurait été plus saint que vous.

Cependant, il ne leur dit cette vérité qu’obscurément, afin de ne pas trop les affliger:

« Vous boirez », leur dit-il, « mon calice et vous serez baptisés du baptême dont je serai baptisé; mais, pour être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à moi à vous le donner, mats à ceux à qui mon Père l’a préparé». Et à qui le Père l’a-t-il préparé, sinon à ceux. qui se signaleraient par la sainteté de leur vie?

Pour éclaircir ceci par un exemple familier, supposons qu’entre tous les athlètes il y en a deux aimés particulièrement par celui qui préside aux combats, qui le viennent prier de les préférer à tous les autres, et de leur donner le prix destiné à celui qui remportera la victoire. Ne leur pourrait-il pas répondre qu’il ne dépend pas de lui de leur donner cette récompense, mais qu’elle est réservée à ceux qui l’auront méritée par leur adresse et par leur courage? Pourrait-on dire que cette réponse serait une marque de sa faiblesse et de son impuissance? et ne dirait-on pas plutôt qu’elle serait une preuve de sa justice, puisque, dans cette distribution de récompenses, il n’a aucun égard aux personnes, mais seulement au mérite? Comme donc cet homme ne passerait point alors pour impuissant, mais pour juste, disons de même que ce n’est point par faiblesse , mais par justice que Jésus-Christ ne peut donner à quelques-uns d’être assis à sa droite ou à sa gauche.

C’est pour cette raison qu’il exhorte si souvent ses disciples, de fonder toute l’espérance de leur salut, premièrement dans la grâce et dans la miséricorde de Dieu, et ensuite dans leurs travaux et dans leur courage. C’est ce qu’il marque lorsqu’il dit ici : « Mais à ceux à qui mon Père l’a préparé ». Car si d’autres vous surpassent en vertu, s’ils font des actions plus saintes que vous, comment les pourrais-je mettre au-dessous dé vous? Croyez-vous que, parce que vous êtes mes disciples, vous serez aussi les premiers de tous, si la sainteté de votre vie ne répond au choix que j’ai fait de vous? C’est donc en ce sens qu’il faut entendre les paroles de Jésus-Christ : « Ce n’est pas à moi à vous donner, etc. » Car on sait assez d’ailleurs qu’il est le maître de tout « et que tout le jugement lui a été donné» , comme il dit lui-même. Il le témoigne assez par ce qu’il a dit à saint Pierre: « Je vous donnerai les clés du royaume des cieux». Saint Paul confirme encore, cette vérité, lorsqu’il dit: « On me réserve une couronne de justice que le Seigneur, ce juste Juge, me rendra en ce jour-là; non-seulement à moi, mais encore à tous ceux qui aiment son avènement ». (II Tim. IV.) C’est-à-dire le premier avènement de Jésus-Christ, lorsqu’il a été vu parmi les hommes Puisque saint Paul dit que Jésus-Christ lui réserve la couronne de -justice, il fait bien voir qu’il est le souverain Juge, et que c’est lui qui donne les premiers rangs, puisqu’il est certain que nul des hommes ne sera assis avant saint Paul.

Que si Jésus-Christ parle obscurément en ce lieu, il ne s’en faut pas étonner. Il ménage ses apôtres et épargne leur faiblesse, les voyant encore si humains dans leurs désirs, et il leur répond ainsi en peu de mots pour ne les point attrister, et pour arrêter d’abord cette vaine contestation de préséance.

« Alors les dix autres apôtres conçurent de l’indignation contre les deux frères (24) ». Ce mot d’ « alors» se rapporte visiblement au moment que Jésus-Christ reprit ses deux disciples. Tant qu’ils doutèrent des sentiments de Jésus-Christ sur ce point, ils ne (511) témoignèrent point d’indignation : et ils ne se plaignirent point de ce que Jésus-Christ leur préférait ces deux frères. Le respect qu’ils avaient pour leur maître les tenait dans le silence; et quoiqu’ils ressentissent en eux-mêmes quelque dépit, ils n’osaient néanmoins le faire paraître. Ils avaient déjà été affectés trop humainement de ce que saint Pierre seul avait payé le tribut avec Jésus-Christ; cependant ils n’en témoignèrent point leur peine, mais ils se contentèrent de demander seulement au Sauveur quel était le plus grand d’entre eux. Mais lorsqu’ils voient ces deux disciples affecter d’eux-mêmes, et demander la primauté, ils commencent « alors » à murmurer; non pas au moment même qu’ils font cette prière à Jésus-Christ, mais lorsqu’ils voient que Jésus-Christ les en reprend, et qu’il ne veut leur accorder cet honneur qu’autant qu’ils auront travaillé à s’en rendre dignes.

4. Il est aisé de voir dans cette conjoncture que tous les apôtres étaient encore bien imparfaits; puisque deux d’entre eux désirent d’être les premiers de tous., et que tous les autres s’en fâchent et en conçoivent de la jalousie. Mais, comme j’ai déjà dit, ce n’est pas dans cet état que nous devons regarder les apôtres, mais dans celui où le Saint-Esprit les a mis depuis, lorsque, les remplissant de sa grâce, il les a guéris de toutes leurs passions. Aussi le même saint Jean, qui demande ici d’être assis à côté de Jésus-Christ dans son royaume, fait tout le contraire après la Pentecôte, et donne en toutes rencontres la préséance à saint Pierre : et nous voyons dans les Actes des apôtres comment il lui défère dans la prédication et dans les miracles. De même lorsqu’il compose son Evangile, il relève saint Pierre en tout ce qu’il peut. Il rapporte lui seul le témoignage que saint Pierre rendit à Jésus-Christ ressuscité, lorsque les autres apôtres demeuraient dans l’incertitude et dans le silence. Il marque cette entrée mystérieuse dans le sépulcre; et il a soin de le préférer à lui-même en toutes choses. Et parce qu’ils se trouvèrent, tous deux à la passion dans la maison du grand prêtre, saint Jean marque expressément qu’il était connu du pontife, comme s’il craignait qu’en ce point on ne lui donnât quelqu’avantage sur saint Pierre.

Quant à saint Jacques, frère de saint Jean, il ne vécut pas longtemps. Car peu après la descente du Saint-Esprit, il fut embrasé d’une foi si vive que, foulant aux pieds toutes les choses du monde, il parvint à une si haute vertu, qu’il fut tué aussitôt, et mérita d’être le premier, martyr entre les apôtres. C’est ainsi que tous les apôtres sont devenus grands ensuite, et bien différents de ce qu’ils étaient alors dans cet état de faiblesse. Mais que leur dit ici Jésus-Christ pour les apaiser?

« Et Jésus les appelant à lui leur dit : Vous savez que les princes des nations les dominent, et que les grands les traitent avec empire (25) ». Comme ils étaient troublés et aigris de la demande des deux frères, il tâche, avant même que de leur parler, de les adoucir en les appelant et en les faisant approcher de lui. Comme les deux frères s’étaient séparés de toute la troupe; pour s’approcher de Jésus-Christ, et pour lui parler en particulier, Jésus-Christ, pour consoler les autres, les fait tous venir auprès de lui pour leur dire ce qui se passait dans le secret de leur coeur, et pour les guérir tous de leur passion. Mais il use ici pour les humilier d’un moyen bien contraire à celui dont il s’était servi il n’y avait pas longtemps. Il n’appelle plus d’enfant pour le mettre au milieu d’eux, et le leur proposer comme un modèle il les étonne au contraire par un exemple bien différent. Les princes des nations, dit-il, « les dominent, et les grands les traitent avec empire ».

« Il n’en doit pas être de même parmi vous: mais que celui qui voudra être grand parmi vous, soit votre serviteur (26). Et que celui qui voudra être le premier parmi vous, soit votre esclave (27) ». C’est ainsi que Jésus-Christ a montré que c’est un désir de païens et d’infidèles de souhaiter d’être en charge, et d’avoir le premier rang. Car cette passion est étrangement dangereuse, et elle fait sentir sa violence et sa tyrannie aux plus grandes âmes.

C’est pourquoi , comme elle a besoin d’un remède plus puissant, et comme d’une incision plus profonde, Jésus-Christ s’élève contre elle avec force, et réprime ce désir empoisonné dans ses disciples par la comparaison qu’il fait d’eux avec les païens et les idolâtrés. Ainsi il guérit en même temps l’envie des dix apôtres, et l’ambition des deux frères ; comme s’il leur disait : N’entrez point dans ces sentiments d’aigreur, et ne vous croyez point offensés. Ceux qui recherchent ainsi les premières places se font eux-mêmes plus de mal qu’ils n’en peuvent (512) faire aux autres. Ils se déshonorent par ce désir d’honneur, et leur superbe ambition est le comble de la bassesse.

Car ma conduite est bien différente de celle des hommes, Ceux qui commandent parmi les païens, sont les princes et les rois; mais dans la religion que j’établis, celui qui est le premier par sa charge, se doit considérer comme le dernier de tous. Et pour vous faire voir la vérité de ce que je dis, considérez qui je suis et ce que je fais. Quoique je sois le roi des anges, j’ai voulu néanmoins me faire homme: j’ai embrassé volontairement les mépris, les outrages, et non seulement les outrages, mais la mort même. «Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, amis pour servir et donner sa vie pour la rédemption de plusieurs (28)». Ainsi, je ne me suis pas contenté de souffrir la honte et l’ignominie, mais j’ai donné « ma vie même pour la rédemption de plusieurs ». Car qui sont ceux pour qui je suis mort, sinon les païens et les idolâtres? Quand vous vous humiliez vous autres, c’est pour vous-mêmes. Mais quand je me suis humilié, ce n’était point pour moi, mais pour vous.

Ne craignez donc point, mes frères, que votre humilité vous déshonore. Vous ne sauriez jamais, quoi que vous fassiez, vous humilier autant que votre Maître. Et néanmoins son humiliation est devenue son plus grand honneur et le comble de sa gloire. Avant qu’il se fût fait homme, il n’était connu que des anges. Mais depuis qu’il s’est revêtu de notre corps, et qu’il est mort sur une croix, non-seulement il n’a pas perdu cette première gloire, mais il y a encore ajouté celle de se faire connaître et adorer de toute la terre.

Après cela, n’appréhendez point de vous abaisser en vous humiliant. C’est ainsi au contraire que vous vous relèverez davantage, parce que l’humilité est une source d’honneur et la porte du royaume. Craignons plutôt qu’en prenant une voie tout opposée pour nous élever, nous ne nous combattions nous-mêmes dans cette injuste prétention. Car on ne devient pas grand cri désirant de l’être. Mais celui qui veut être le plus grand de tous, deviendra au contraire le dernier de tous.

C’est une conduite que Jésus-Christ garde toujours dans l’Evangile, d’apprendre aux hommes que le moyen d’obtenir ce qu’ils désirent, est d’y tendre par des voies toutes contraires à leurs pensées. Nous avons déjà fait voir cela plusieurs fois, comme à l’égard des ambitieux et des avares. Le Fils de Dieu dit à l’ambitieux: Pourquoi donnez-vous l’aumône aux pauvres, sinon pour acquérir de l’honneur devant les hommes? Détruisez donc ce mauvais désir, et je vous comblerai d’honneur et de gloire. Il dit à l’avare : Pourquoi amassez-vous tant de biens, sinon pour devenir riche? Cessez donc d’aimer ces richesses passagères, et je vous enrichirai véritablement. Il agit encore ici de la même manière. Pourquoi, dit-il, désirez-vous la première place, sinon pour être le premier de tous ? Choisissez donc d’être le dernier, et vous serez le premier. Si vous voulez être grand, ne désirez point de l’être, et vous le serez. Car ce désir d’être grand est de la dernière bassesse. Vous voyez comment il les guérit de leur passion, en leur montrant que s’ils veulent la satisfaire, ils n’obtiendront point ce qu’ils désirent, et qu’ils l’obtiendront en la combattant.

5. Il leur représente l’esprit de domination qui règne chez les païens, afin qu’ils en aient plus d’horreur, et qu’ils le considèrent comme une chose abominable, qui n’est propre qu’aux infidèles et aux idolâtres. L’orgueil, mes frères, n’est qu’une bassesse, et l’humilité est une grandeur solide. Les. grandeurs du monde n’en ont que le nom et l’apparence, mais celle de l’humble est réelle et véritable. Les hommes sont grands par une déférence étrangère que la nécessité et la crainte leur fait rendre; l’humble est grand par une grandeur intérieure, qui tient de celle de Dieu même. Celui qui est grand de cette manière, demeure toujours-ce qu’il est, quand il ne serait connu de personne; mais le superbe n’est digne que de mépris, lors même qu’il est adoré de tous les hommes. L’honneur que l’on rend aux grands du monde est forcé, c’est pourquoi il périt bientôt, mais celui que l’on rend à l’humble est tout volontaire, et ainsi il ne change point.

Nous voyons une preuve illustre de ce que je dis dans tous ces saints, qui ont été d’autant plus humbles à leurs propres yeux , qu’ils étaient plus élevés aux yeux de Dieu. Leur grandeur est la même après leur mort qu’elle a été durant leur vie, et elle se conserve pour jamais dans la mémoire et dans la vénération des hommes.

Que si nous voulons consulter la raison, elle nous aidera encore à comprendre cette même (513) vérité. On est élevé soit parce qu’on est naturellement de haute taille, soit parce qu’on est haut placé. Voyons donc quel est celui qui se trouve dans ces conditions, ou l’homme vain, ou l’homme humble, et nous trouverons qu’il n’y a rien qui nous abaisse davantage que l’orgueil, ni qui nous élève plus que l’humilité. Le superbe veut être le premier de tous. Il regarde tout le monde comme étant au-dessous de lui. Plus on lui rend d’honneur, plus il en désire, et ne comptant point celui qu’il a déjà reçu, il en redemande toujours davantage. Il méprise tous les hommes avec une insolence insupportable, et il veut néanmoins avoir leur estime. Peut-on trouver rien de plus extravagant et qui se contredise davantage? Il aime les louanges de ceux qu’il méprise, et lorsqu’il les foule aux pieds, il veut qu’ils l’honorent. N’est-il pas visible que cet homme si altier rampe par terre, et que son effort pour s’élever n’aboutit qu’à le faire ramper. Vous voulez vous mettre au-dessus de tous les hommes, car c’est là l’esprit de l’orgueil. Vous croyez que, tous les autres ne sont rien au prix de vous. Pourquoi donc voulez-vous être honoré de ceux qui ne sont rien? Pourquoi voulez-voua être .toujours environné d’une troupe de flatteurs?

Vous voyez, mes frères, que rien n’est plus bas ni plus méprisable que cette grandeur imaginaire. Considérons maintenant la grandeur véritable qui est inséparable de l’humilité. L’humble sait ce que c’est que l’homme. Il est persuadé que les hommes sont quelque chose de grand; mais il se croit eu même temps le dernier des hommes; et ainsi il se croit indigne de l’honneur qu’on lui- rend, parce qu’il estime beaucoup ceux qui le lui rendent. Il est toujours élevé. Il est toujours égal à lui-même, et toutes ses pensées s’accordent parfaitement. L’estime qu’il a des hommes lui en donne aussi pour l’honneur qu’il en reçoit, et les moindres déférences lui paraissent grandes. Le superbe, au contraire, estime l’honneur, et méprise en même temps ceux qui l’honorent.

De plus, l’humble n’est point esclave de ses passions. Il n’est ni troublé par la colère, ni possédé par l’orgueil, ni déchiré par la jalousie. Et qu’y a-t-il dans le monde de plus grand qu’une âme affranchie de cet esclavage? Le superbe, au contraire, est comme exposé en proie à ces différentes passions. La colère, l’envie, la vaine gloire déchirent son coeur; et il est semblable à ces insectes qui se plaisent dans l’ordure et qui s’en nourrissent. Lequel des deux vous paraît donc le plus grand? Celui qui est libre de ses passions, ou celui qui en est encore l’esclave? Celui qui les maîtrise, et qui ne s’y laisse jamais surprendre, ou celui qui tremble et qui leur obéit, lorsqu’elles lui commandent quelque chose? De deux oiseaux qu’on vous ferait voir, lequel. diriez-vous qui volerait le plus haut, ou celui qui s’élève au-dessus de tous les piéges et de tous les filets des chasseurs, ou celui qui n’a pas même besoin de filets pour être pris, parce que sa pesanteur l’empêche de s’élever de terre, et que, se servant moins de ses ailes que de ses pieds, il est aisé de le prendre même avec la main? Voilà proprement l’état d’un orgueilleux. Comme il rampe toujours par terre, il est exposé à tous les piéges qu’on lui tend.

6. La chute de l’ange est une preuve claire de ce que je dis. Tant qu’il a été humble, il a été élevé au plus haut du ciel, et son orgueil l’a précipité jusques au fond des enfers. L’homme, au contraire, lorsqu’il s’humilie devient si grand et si élevé, qu’il foule aux pieds cet auge superbe selon cette parole de Jésus-Christ : « Foulez aux pieds les serpents et les scorpions (Luc X, 19)», et, après cette vie, il devient égal aux anges. Que si vous voulez voir parmi les hommes une preuve sensible de ce que je dis, souvenez-vous de ce barbare qui commandait une armée si redoutable, qui, ne comprenant pas ce que le sens commun apprend à tous les hommes, ne savait pas qu’une pierre fût une pierre, une idole une idole et ainsi se rabaissait au-dessous des pierres par le culte sacrilège qu’il leur rendait.

L’humble, au contraire, qui honore Dieu et lui est fidèle, s’élèvera jusques au ciel. Ou plu. tôt il pénétrera jusqu’au plus haut des cieux, et passant même au-delà des anges, il se présentera devant le trône de Dieu. Mais je vous prie de me dire lequel des deux est le plut méprisable et le plus abject, ou celui que Dieu protége, ou celui à qui Dieu déclare la guerre? N’est-il pas visible que c’est ce dernier? Et cependant, voici ce que dit l’Ecriture de ces deux sortes de personnes : « Dieu résiste aux « superbes, et il donne sa grâce aux humbles». (Jacques, IV, 6.) Je vous demande encore lequel des deux vous paraît plus grand, celui qui offre sans cesse à Dieu une hostie très-agréable, ou (514) celui qui n’a aucun accès ni aucune confiance auprès de lui ? Vous me demandez quelles sont ces hosties et ces sacrifices que l’humble peut offrir à Dieu. L’Ecriture le dit: « L’esprit affligé est un sacrifice à Dieu, Dieu ne méprisera pas un coeur contrit et humilié»(Psal. L, 17.) Vous voyez donc quelle est la pureté de l’esprit humble, et par, conséquent quelle doit être l’impureté de l’esprit superbe. Car toute âme qui est infectée d’orgueil, est impure devant Dieu.

Nous voyons aussi dans l’Ecriture que Dieu proteste qu’il trouve son repos dans l’humble. «Sur qui jetterai-je les yeux », dit-il, « et sur qui me reposerai-je, sinon sur celui qui est doux et humble, qui tremble à la moindre de mes paroles »? (Is. LXVI, 2.) Ainsi l’humble demeure avec Dieu, et le superbe habitera avec le démon. C’est ce qui a fait dire à saint Paul: « Que celui qui s’enfle d’orgueil, tombera dans le jugement et dans la condamnation du diable ». (I Tim. III, 6.) Mais ce qui est encore plus étrange, c’est qu’il arrive à celui qui est possédé de cette passion tout le contraire de ce qu’il désire. Il a de hauts sentiments de lui-même. Il veut être honoré de tous, il est au contraire méprisé de tous. Sa vanité le rend ridicule, il a tous les hommes pour ennemis, il n’a personne qui le soutienne, il est l’esclave de la. colère, il a une source d’impureté dans le coeur. Qu’y a-t-il de plus misérable qu’une telle vie?

,Mais y a-t-il au contraire rien de plus heureux que celui qui est humble? Il est aimé de Dieu: il est honoré des hommes sans qu’il le désire. Tous le respectent comme leur père, tous le considèrent comme leur frère; et tous le chérissent comme la prunelle de leur oeil. Devenons donc humbles et petits pour devenir grands. Fuyons l’abîme où l’orgueil nous précipite. C’est cette passion qui a perdu Pharaon. Eu se vantant de ne point connaître Dieu, il devint plus méprisable que les rats, que les grenouilles et que les mouches qui le tourmentèrent avec son peuple : et il fut enfin abîmé dans la mer avec toute son armée.

Abraham; au contraire, en reconnaissant de tout son coeur « qu’il n’était que terre et que cendre (Gen. 14)», défit une grande armée de barbares. Etant tombé entre les mains des Egyptiens, Dieu fit un grand miracle pour sauver sa vie et l’honneur de sa femme. II s’attacha toujours à cette vertu, et il crût en grandeur à proportion qu’il croissait en humilité. C’est cette vertu qui l’a couronné, et qui l’a rendu et le rendra célèbre dans la succession de tous les siècles. Pharaon au contraire n’est maintenant qu’un objet d’exécration et d’horreur, et on le foule aux pieds comme de la terre et de la boue. Car Dieu ne hait rien tant que la présomption et l’orgueil. Il a fait toutes choses dès le commencement du monde, pour déraciner de notre coeur cette passion. C’est pour ce sujet que l’homme est devenu mortel, que sa vie est accompagnée de tant de douleurs et de misères, et que Dieu l’a condamné à travailler sans cesse, et à gagner sa vie à la sueur de son visage. N’est-ce pas cette même passion qui perdit le premier homme? Elle lui fit espérer d’être égal à Dieu, et en lui promettant ce qu’il n’avait pas, elle lui fit perdre ce qu’il avait. Car c’est là l’effet ordinaire de l’orgueil. Il ne nous donne point ce qu’il nous promet faussement, et il nous ravit ce que nous avions. L’humilité fait tout le contraire ; elle conserve tous les biens de l’âme, et elle lui en donne encore de nouveaux. Aimons donc cette vertu, mes frères. Travaillons avec ardeur pour l’acquérir et la conserver, afin qu’elle nous rende heureux et dans cette vie et dans l’autre, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (515)

HOMÉLIE LXVI: « ET COMME ILS SORTAIENT DE JÉRICHO, IL FUT SUIVI D’UNE GRANDE TROUPE DE PEUPLE. ET DEUX AVEUGLES QUI ÉTAIENT ASSIS LE LONG DU CHEMIN, AYANT ENTENDU DIRE QUE JÉSUS PASSAIT, COMMENCÈRENT A CRIER: SEIGNEUR, FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE NOUS. ET COMME LE PEUPLE LES REPRENAIT ET LES VOULAIT FAIRE TAIRE, ILS SE MIRENT A CRIER ENCORE PLUS HAUT: SEIGNEUR, FILS DE DAVID, AYEZ PITIÉ DE NOUS ». (CHAP. XX, 29, 30, 34, JUSQU’AU VERSET 12, DU CHAP. XXI.)

ANALYSE

1. Ces aveugles, par leurs cris persévérants, nous enseignent à nous-mêmes la persévérance qui obtient tout de Dieu par elle seule.

2. La vue de Jésus-Christ est notre modèle en tout.

3-5. Qu’on donne au monde avec profusion et à Jésus-Christ avec parcimonie. Le saint rougit d’avoir parlé si souvent de ce sujet avec si peu de fruit. Qu’on doit donner aux pauvres, ce qui reste de son revenu sans vouloir augmenter son bien. Qu’il n’y a point de rente plus assurée que l’argent qu’on donne aux pauvres, ni de meilleur bien qu’on puisse laisser à ses enfants.

1. Dans le voyage que Jésus-Christ fait à Jérusalem, on peut considérer, mes frères, d’où il part, et encore plus par où il passe ; et pourquoi il ne va pas dans la Gaulée, mais passe par la Samarie. Nous laissons néanmoins cette dernière question à résoudre à ceux qui s’appliquent avec soin à l’intelligence de l’Ecriture. Car si on examine bien ce que dit saint Jean, on trouvera qu’il en marque la raison, quoique d’une manière assez obscure.

Poursuivons donc notre dessein, et écoutons ces aveugles qui étaient plus éclairés que beaucoup de ceux qui voient bien clair. Quoi qu’ils n’aient point de guide, et qu’ils ne puissent voir Jésus-Christ qui venait à eux, ils ont néanmoins un désir ardent de l’aller trouver. Ils crient vers lui, et plus on les veut faire taire, plus ils élèvent la voix. C’est là la marque d’une âme ferme et constante. Plus on s’oppose à elle, plus elle fait d’efforts pour vaincre tout les obstacles. Jésus-Christ permettait qu’on les pressât si fort de se taire, pour nous faire mieux reconnaître l’ardeur de leur foi, qui les rendait si dignes d’être guéris. C’est pourquoi il ne leur demande point comme il faisait à tant d’autres, s’ils croyaient qu’il les pût guérir. Leurs cris redoublés et les efforts qu’ils faisaient pour s’approcher du Sauveur, en rendaient un assez grand témoignage. Et ceci nous fait voir, mes frères, que quelque petits et méprisables que nous soyons, si nous approchons de Dieu avec ardeur et avec foi, nous pourrons obtenir par nous-mêmes tout ce que nous désirons. Nous ne voyons point qu’aucun des apôtres ait parlé au Fils de Dieu pour ces aveugles. Plusieurs au contraire tâchaient de leur fermer la bouche et de leur imposer silence, et néanmoins, malgré tous ces obstacles, ils ont trouvé enfin moyen de se présenter à Jésus-Christ. L’Evangile même ne témoigne pas que leur vertu ait pu leur donner cette confiance. La seule ferveur qu’ils font paraître en ce moment, leur tient lieu de tout.

Imitons-les, mes frères. Et quand Dieu différerait de nous donner ce que nous lui demandons, quand plusieurs s’opposeraient à nos demandes, ne cessons point de prier, puisque rien n’est plus capable d’attirer sur nous la miséricorde de Dieu que cette persévérance pleine de foi. C’est la grande instruction que nous donnent ces aveugles. Ni la pauvreté, ni la cécité; ni l’inutilité de leurs cris, qui d’abord ne sont point exaucés, ni la violence de ce peuple qui veut les forcer à se taire, ne peut ralentir l’ardeur de leur zèle. Tant il est vrai qu’une âme .qui a une grande foi dans la (516) douleur qui la presse, se met enfin au~dessus de tout. Que, fait Jésus-Christ en cette rencontre? « Alors Jésus s’arrêta, et les appelant à lui, il leur dit: Que voulez-vous que je vous fasse (32) ? Seigneur, lui dirent-ils, ouvrez-nous les yeux (33) ». Pourquoi leur demande-t-il ce qu’ils désiraient de lui ? C’est pour empêcher qu’on ne crût qu’il leur donnait autre chose que ce qu’ils lui demandaient. Car Jésus-Christ dans 1’Evangile rend toujours témoignage devant tout le monde à la vertu, et à la foi de ceux qui s’approchaient de lui pour lui demander quelque grâce et il les guérit ensuite, soit pour exciter les autres par leur exemple, soit pour montrer aussi qu’ils étaient dignes de cette grâce. C’est ainsi qu’il traita la chananéenne, le centenier, et l’hémorroïsse; cette dernière avait fait ce qu’elle avait pu pour rester cachée, mais elle n’y réussit point, et fut découverte devant tout le monde, après qu’elle eut été guérie. Ainsi l’on voit partout que Jésus-Christ affectait de révéler devant tout le monde la foi de ceux qui s’approchaient de lui. C’est ce qu’il pratique encore en cette rencontre, après que ces aveugles lut eurent témoigné ce qu’ils désiraient de lui. « Et Jésus ému de compassion leur toucha les yeux, et ils virent au même moment et le suivirent (34) ». Cette compassion. de Jésus-Christ est la seule cause de leur guérison; comme c’est la seule qui l’a fait venir dans le monde. Néanmoins, quoique ce soit sa grâce et sa bonté qui fasse tout, il cherche des personnes qui s’en rendent dignes; or, ces aveugles l’étaient comme on le voit assez par les grands cris qu’ils font entendre et par leur persévérance à ne point se rebuter; et enfi,n par cette reconnaissance si humble qu’ils témoignèrent après avoir reçu ce qu’ils souhaitaient. Ainsi leur courage paraît avant leur guérison, et leur reconnaissance après qu’ils l’ont reçue. C’est pourquoi l’Evangile ajoute « qu’ils le suivirent ».

« Et comme ils approchaient de Jérusalem étant déjà arrivés à Bethphagé, près de la montagne des Oliviers, Jésus envoya deux de ses disciples, leur disant (Ch. XXI, 1): Allez-vous-en dans ce village qui est devant vous, et vous y trouverez aussitôt une ânesse liée et son ânon auprès d’elle, déliez-la et me l’amenez (2). Et si quelqu’un vous dit quelque chose, dites-lui que le Seigneur en a besoin; et aussitôt il les laissera aller (3). Or tout ceci s’est fait afin que cette parole du Prophète fût accomplie (4): Dites à la fille de Sion: Voici votre roi qui vient à vous plein de douceur monté sur une ânesse et sur l’ânon de celle qui est sous le joug (5) ». Jésus-Christ avait souvent été à Jérusalem; mais il n’y avait jamais paru avec cet éclat. D’où vient donc qu’il y voulut alors entrer de la sorte? C’est parce qu’au commencement de sa prédication n’étant pas encore fort connu, ni si près de sa passion, il se mettait indifféremment avec les autres comme un homme du commun, et cherchait plutôt à se cacher qu’à se découvrir. Car s’il eût voulu paraître plus tôt ce qu’il était, il ne se fût pas acquis tant de respect par sa modération, et on lui aurait porté plus d’envie. Mais enfin, après avoir donné tant de marques de sa puissance, et étant à la veille de sa passion, il fait paraître sa grandeur avec plus d’éclat, quoique ses adversaires ne la voient que d’un oeil jaloux. Il aurait pu faire dès le commencement de sa prédication ce qu’il fait à la fin: mais cette humilité avec laquelle il s’est caché si longtemps nous est plus utile.

Considérez ici, mes frères, combien Jésus-Christ fait de miracles en un seul jour, et combien il accomplit de prophéties. Il prédit à ses disciples qu’ils trouveraient un âne, et ils le trouvent. Il les assure que personne ne les empêcherait de l’amener, et personne ne les en empêche. Et certes cette facilité était la confusion des Juifs et le sujet d’un grand reproche pour eux; puisque ceux qui n’avaient peut-être jamais vu le Sauveur, lui accordent à la moindre parole tout ce qu’il désire; pendant que les Juifs qui lui voyaient tous les jours faire tant de miracles et par lui-même et par ses disciples, ne peuvent se résoudre à le recevoir.

2. Ne regardez pas cette action comme une chose peu considérable. Car, qui a pu persuader à ces personnes apparemment pauvres et qui peut-être gagnaient leur vie par leur travail, de laisser ainsi emmener ces animaux sans s’y opposer, et non-seulement sans s’y opposer, mais sans demander même pourquoi on les emmenait, ou comment après l’avoir demandé les laissaient-ils aller sans aucune résistance? Car l’un et l’autre me paraît également admirable, ou de ne point s’opposer lorsqu’on emmenait leurs bêtes, ou de se contenter qu’on leur dît pour toute raison: (517) « que le maître en avait besoin », sans savoir même quel était ce maître, puisqu’ils ne le voyaient pas, mais seulement ses disciples.

Après cela, qui ne croira que lorsque les Juifs ont entrepris de se saisir de sa personne, il aurait pu s’il eût voulu les arrêter tous d’un clin d’oeil? Et n’apprenait-il pas par cet exemple à tous ses disciples qu’ils devaient lui donner de bon coeur tout ce qu’il leur demanderait, quand ce serait leur propre vie? Car si des inconnus obéissent au moindre mot que Jésus-Christ leur fait dire, que doivent faire les disciples de ce divin Maître? Nous pouvons dire encore que Jésus-Christ, par cette action, accomplit une double prophétie, l’une d’action et l’autre de paroles: la première en s’asseyant sur un âne, et la seconde parce que le prophète Zacharie avait prédit qu’il s’assiérait ainsi comme étant roi. Mais en accomplissant une ancienne prophétie, il donnait lieu à une nouvelle dont il traçait la figure, marquant la vocation des gentils, qui, après avoir vécu jusqu’alors comme des animaux impurs, devaient l’adorer peu après et s’assujétir à lui, afin qu’il reposât sur eux. Ainsi, l’accomplissement d’une prophétie était le commencement d’une autre.

Pour moi, je ne crois pas que ce soit pour cette seule raison que Jésus-Christ voulut faire cette entrée dans Jérusalem, monté comme il était sur une ânesse. Il a voulu par cette action si humble nous donner encore l’exemple de l’humilité et de la modération chrétienne. Car Jésus-Christ a voulu non-seulement accomplir les prophéties par toutes ses actions, et établir les dogmes et les vérités que nous devons croire ; mais il a voulu encore se rendre le modèle de notre vie, et nous apprendre par toute sa conduite à nous borner toujours à la seule nécessité et à garder une grande modération en toutes choses. C’est pour ce sujet que, devant naître au monde, il ne chercha point de maisons magnifiques, et ne choisit point une mère riche et illustre, mais urne femme pauvre, mariée à un charpentier. Il naît dans une grotte, et on le met dans une crèche. Il choisit pour disciples, non des orateurs, non des philosophes ou des personnes riches et de naissance, mais de pauvres gens qui étaient entièrement inconnus au monde.

Sa table était souvent couverte de pain d’orge, ou du pain que ses disciples achetaient au moment qu’ils en avaient besoin. Il se mettait sur la terre pour manger, et pour y faire manger les autres. Il s’habillait fort pauvrement, et n’avait rien dans ses vêtements qui fût différent de ceux du commun du peuple. Il n’avait point de maison qui fût à lui. Quand il allait d’un lieu à un autre, il faisait tous ses voyages à pied, jusque-là même que souvent il en était fatigué. Quand il voulait se reposer, il ne se servait ni de chaise, ni d’oreiller. Il se mettait sur la terre, tantôt sur une montagne, tantôt auprès d’une fontaine, comme lorsqu’il parla à la femme de Samarie. Voulant nous donner encore un exemple de modération jusque dans nos douleurs et dans nos tristesses, lorsqu’il pleura la mort du Lazare qu’il aimait particulièrement, il ne versa que peu de larmes, pour nous donner ainsi en toutes choses des règles de la modération chrétienne, et nous en marquer les bornes que nous ne devions jamais passer.

C’est pourquoi, prévoyant qu’il se trouverait assez de personnes faibles qui ne-pourraient aller à pied, il leur apprend ici, par son exemple, quelle modération il convient en cela de garder : il choisit la monture la plus simple, quelle leçon pour ces riches qui excèdent toute mesure dans la magnificence de leurs équipages !

Mais voyons maintenant quelle est cette prophétie d’actions et de paroles dont je parlais:

« Fille de Sion », dit le Prophète, « voici votre Roi qui vient à vous plein de douceur, monté sur une ânesse et sur l’ânon de celle qui est sous le joug ». Il ne fera point cette entrée monté sur un char magnifique comme les rois, il n’imposera point de tributs, il, n’exigera point d’impôts, il ne sera point fier et superbe. Il ne se fera point craindre par le grand nombre de gardes qui l’accompagnent; mais il témoignera en toute chose une douceur et une humilité toute divine. Qu’on demande aux juifs quel autre roi que Jésus est jamais entré dans Jérusalem monté sur un âne? Mais Jésus-Christ voulait figurer ainsi l’avenir; et ce petit ânon marquait l’Eglise des gentils, qui, jusque-là ayant été toujours vicieuse et indomptée, allait devenir toute pure, aussitôt que Jésus-Christ se serait reposé sur elle.

Et il est bon de considérer toutes les circonstances de cette histoire , et les rapports admirables qui se trouvent entre la figure et la vérité. Les apôtres « délient» ces animaux; ce sont en effet les apôtres qui nous ont (518) appelés à la connaissance de Jésus-Christ, et à cette foi qui a donné ensuite de l’émulation aux juifs. C’est pourquoi on voit ici que cette ânesse suit l’ânon, parce que, lorsque Jésus-Christ s’est reposé parmi les gentils, les juifs, excités par leur exemple, ont voulu aussi embrasser la foi. Saint Paul marque cette vérité, lorsqu’il dit : « Qu’une partie des juifs est « tombée dans l’endurcissement, afin que la « multitude des nations entrât cependant dans « l’Eglise et qu’ainsi tout Israël fût sauvé ». (Rom. xI, 25.)

Pour faire voir encore que tout ce qui se passait ici était une prophétie, il ne faut que considérer toutes les paroles de cette histoire.

Car sans cela qui croirait que le Prophète se fût arrêté à parler si particulièrement « d’un petit ânon » ? Ce qui confirme encore ceci, c’est que les apôtres ne trouvent aucune résistance, lorsqu’ils veulent « délier » ces animaux : ce qui marquait que dans l’établissement de. l’Eglise, rien ne les empêcherait de rompre les liens des gentils, et de les affranchir

de l’idolâtrie : « Les disciples donc s’en étant allés, firent ce que Jésus leur avait commandé (6); et amenèrent l’ânesse et l’ânon, et les ayant couverts de leurs vêtements, le firent monter dessus (7): Or, une grande multitude de peuple couvrit le chemin de ses vêtements. Les autres coupaient des branches d’arbres et les jetaient par où il passait (8). Et tout le peuple, tant ceux qui allaient au-devant de lui que ceux qui le suivaient, criaient: Hosanna, salut et gloire au Fils de David. Béni soit Celui qui vient au nom du Seigneur: Hosanna, salut et gloire lui soit au plus haut des cieux (9) ».

Jésus-Christ ne s’assied sur l’ânon qu’après que les apôtres l’ont couvert de leurs vêtements. Car ils se dépouillèrent eux-mêmes de bon coeur pour le revêtir. C’est ce que marque saint Paul, lorsqu’il dit: « Pour ce qui est de moi, je donnerai très-volontiers tout ce que j’ai, et je me. donnerai encore moi-même pour le salut de vos âmes ». (II Cor. XII, 45.) Mais considérons encore comment cet ânon, qui n’avait point été dompté, ni assujéti au frein, ne regimbe point cependant, mais se soumet paisiblement à tout ce que lui demande Celui qui le monte. Dieu nous marquait par cette figure quelle devait être l’obéissance des gentils, et comment ils devaient passer en un moment d’une vie toute déréglée à une vie sainte. C’est cette parole toute-puissante qui fait tout : « Déliez-le et amenez-le-moi ». C’est elle qui a mis l’ordre dans le déréglement du monde, et qui a purifié les âmes impures.

3. Mais qui pourrait ne pas s’étonner de la bassesse d’esprit que les juifs témoignent. Après une multitude infinie de toutes sortes de miracles, rien ne les surprend tant que cette action. Ils admirent que tout le peuple coure après lui : « Et comme il entrait à Jérusalem, toute la ville s’émut en disant : Qui est celui-ci (10)? Mais le peuple disait : C’est Jésus le prophète qui est de Nazareth, en Galilée (11) ». Lorsqu’ils croient élever le Sauveur, et dire quelque chose de fort considérable à sa louange, c’est alors qu’ils ne témoignent que de la bassesse. Jésus-Christ se fait rendre cet honneur par ce peuple, non parce qu’il aimait la pompe et le faste, mais pour accomplir les prophéties, et pour nous donner un modèle de vertu. Il voulait encore consoler ainsi ses apôtres, afin qu’ils crussent à sa mort- qu’il ne serait outragé qu’autant qu’il voudrait, puisqu’il s’était fait rendre tous les honneurs qu’il lui avait plu pendant sa vie. Remarquez encore avec quelle exactitude le Prophète décrit toute cette histoire, et combien David et le prophète Zacharie en avaient marqué toutes les circonstances.

Imitons, mes frères, ce peuple qui reçoit aujourd’hui le Fils de Dieu en triomphe. Chantons comme lui ses louanges, et offrons-lui ce que nous avons pour l’honorer. Ce peuple donne ses vêtements, ou pour couvrir l’âne sur lequel Jésus-Christ est monté, ou pour les étendre sous ses pieds, et nous autres, nous le voyons nu lui-même en la personne de ce pauvre, sans que nous pensions à le revêtir, quoiqu’il ne soit pas besoin pour cela de nous dépouiller, mais seulement de lui donner un peu de ce que nous avons de trop. Ce peuple s’empresse pour (aire honneur à Jésus-Christ, les uns en marchant devant lui, et les autres en le suivant, et nous autres, au contraire, nous le rebutons avec mépris et avec injure lorsqu’il s’approche de nous. De quels tourments devrait être puni un outrage si horrible?

Votre Seigneur et votre Maître se trouve réduit dans un extrême besoin, il approche de vous pour recevoir quelque assistance, et vous ne voulez pas même écouter sa prière. vous le querellez, vous lui insultez, vous (519) rendez à ses demandes si humbles, des réponses aigres et outrageuses. Si vous témoignez tant de répugnance pour lui donner seulement un peu de pain ou un peu d’argent, que feriez-vous s’il vous redemandait tout ce qu’il vous a donné?

Vous voyez tous les jours des hommes qui veulent passer pour magnifiques, donner avec profusion des sommes immenses aux théâtres, à des femmes impudiques, et vous ne pouvez vous résoudre d’en donner à Jésus-Christ, non pas la moitié, mais la centième partie? Le démon vous commande d’un côté de donner par vanité à ces personnes infâmes, et vous le faites, quoique vous soyez assurés de n’avoir point d’autre récompense de ces profusions que l’enfer; Jésus-Christ vous commande de l’autre de donner aux pauvres, et vous promet le ciel même pour récompense, et non-seulement vous ne le faites pas, mais vous les outragez de paroles. Vous aimez mieux obéir au démon en vous perdant, que d’obéir à Jésus-Christ en vous sauvant. Y a-t-il rien de plus déplorable que cette folie? Le démon vous offre l’enfer, et Jésus-Christ le ciel, et vous quittez le ciel pour prendre l’enfer. Vous rebutez Jésus-Christ qui vient à vous, et vous appelez de loin le démon, afin de vous donner à lui. Ne faites-vous pas à Jésus-Christ le même outrage que vous feriez à un roi si vous le repoussiez, lorsqu’il vous offre la pourpre et la couronne, pour écouter un voleur qui vous présente une épée pour vous tuer?

Comprenons donc notre aveuglement, mes frères. Ouvrons les yeux, quoique tard, et réveillons-nous enfin de notre sommeil. Je rougis de vous avoir parlé-si souvent de l’aumône et de n’en avoir pas retiré tout le fruit que j’en attendais. Je sais que quelques-uns ont fait quelque .effort, mais on n’a pas fait encore ce que j’avais espéré. J’en vois quelques-uns semer, à la vérité, mais d’une main si resserrée, que je tremble quand je prévois quelle sera la moisson. Pour vous faire voir combien vous êtes resserrés dans vos aumônes, vous n’avez qu’à considérer dans cette ville quel est le plus grand nombre ou des riches ou des pauvres, et combien il y en a de ceux qui ne sont, ni extrêmement pauvres, ni aussi extrêmement riches, mais qui tiennent comme le milieu entre ces extrémités. Je crois que les personnes fort riches font la dixième partie de la ville, et que les gens fort pauvres font une autre dixième partie, et que le reste est entre ces deux états, c’est-à-dire, ni pauvre ni riche. Partageons donc ce nombre de personnes extrêmement pauvres dans toute la ville, et vous verrez dans ce partage quel sujet de confusion vous aurez de vos duretés. Le nombre des personnes fort riches est assez petit, mais celui des gens médiocrement riches est-très-grand, et celui des pauvres, tout à fait pauvres, est assez restreint relativement aux deux autres classes; il s’ensuit que le nombre des gens pouvant faire l’aumône est très-considérable, et bien suffisant pour nourrir tous l-es pauvres; et cependant, il y a tous les jours dans cette ville beaucoup de nos frères qui s’endorment le soir avant d’avoir pu apaiser leur faim; non, je le répète, parce que nous sommes dans l’impuissance de les secourir, mais parce que notre dureté nous en ôte le désir. Car si les riches et ceux qui ont du bien médiocrement, avaient soin de partager entre eux tous les pauvres, à peine cent cinquante personnes en auraient-elles un à nourrir.Et cependant on voit les pauvres se plaindre tous les jours de leur misère au milieu de tout le monde qui les en pourrait délivrer.

Pour vous faire voir plus clairement jusqu’où va cette dureté des riches, considérez à combien de pauvres, de veuves et de vierges cette église distribue tous les jours les revenus qu’elle a reçu d’un seul riche, qui ne l’était pas même extraordinairement. Le nombre qui en est écrit sur le catalogue va jusqu’à trois mille, sans parler des assistances qu’on rend à ceux qui sont dans les prisons, de ceux qui sont malades dans les hôpitaux, des étrangers, des lépreux, de toue ceux qui servent à l’autel, de tant de personnes qui surviennent tous les jours, auxquelles elle donne la nourriture et le vêtement, sans que néanmoins ses richesses diminuent. Si seulement dix personnes riches voulaient assister ainsi les pauvres de leurs biens, on ne verrait plus un seul pauvre dans toute la ville d’Antioche.

4. Vous me direz peut-être Si nous dépensons ainsi notre bien, que laisserons-nous à nos enfants? Vous leur laisserez au moins le fonds, et puis lé revenu si bien, dispensé, se multiplierait sans doute; vos aumônes sont comme en dépôt dans le ciel où vous vous amassez un trésor. Que si cela vous paraît trop rude, ne donnez aux pauvres que la moitié de (520) votre revenu, ou la troisième partie, ou si vous voulez la quatrième, ou tout au moins la dixième. Je crois que, par la miséricorde de Dieu, la ville d’Antioche est dans un tel état, qu’elle seule pourrait nourrir chaque jour tous les pauvres de dix autres villes.

Nous en ferions aisément la supputation, si la chose n’était si claire qu’elle parle d’elle-même. Car je vous prie de. considérer combien chaque maison fournit d’argent tous les ans pour des taxes et pour des dépenses publiques, sans vous appauvrir pour cela, et sans presque même que vous vous en aperceviez. Si donc chaque riche voulait ainsi se taxer lui-même pour nourrir les pauvres, il ne lui faudrait que très-peu de temps pour ravir le ciel. Après cela, quelle excuse nous restera-t-il, mes frères, lorsque nous verrons en rougissant que nous aurons été infiniment plus resserrés à donner. aux pauvres que les gens du monde ne l’auront été à donner à des comédiens, quoique nous fussions assurés que cette libéralité sainte nous aurait été si avantageuse?

Quand nous devrions vivre toujours sur la terre, nous serions néanmoins obligés d’être libéraux envers les pauvres; mais devant en sortir si tôt, et en sortir nus et dépouillés de tout, comment nous excuserons-nous de ne leur donner rien de tant de biens dont nous jouissons? Je ne vous ordonne point de diminuer votre fonds. J’avoue néanmoins que je le souhaiterais, mais je vous y vois peu disposés. Tout ce que je vous conjure donc de faire, c’est de donner au moins de votre revenu, et de n’en rien épargner pour le serrer dans vos coffres. N’est-ce pas assez que ces revenus coulent chaque jour dans vos maisons comme une source abondante qui ne tarit point? Faites-en donc découler aussi quelque partie sur les pauvres, et soyez de sages économes des biens que Dieu vous a donnés.

Mais je paie, me direz-vous, tant de taxe et tant d’impôts. Négligerez-vous donc à cause de cela de donner l’aumône aux pauvres, parce que personne ne vous y contraint? Quand vos terres n’auraient rien produit, vous ne laisseriez pas de payer ces impôts sans oser même vous plaindre : et lorsque Jésus-Christ vous traite avec tant de bonté, qu’il ne vous demande de vos biens que lorsque l’année a été abondante, vous refusez non-seulement dé lui en donner, mais même de lui répondre avec douceur. Après une telle dureté qui pourra jamais vous délivrer de l’enfer? Si les peines établies par la justice séculière, vous rendent si exact à payer tous ces impôts que l’on exige; que ne vous souvenez-vous qu’il y a d’autres peines que celles qu’on souffre en ce monde, et qui sont infiniment plus à craindre, et qu’alors on ne vous renferme point dans un cachot, mais dans un abîme d’un feu éternel? Que ce soit donc là les premiers tributs que nous ayons soin de payer à l’avenir, puisqu’en cette occasion notre fidélité ou notre négligence doit être suivie d’une éternité de biens ou de maux. Que si vous me dites que vous avez à nourrir beaucoup de soldats, qui vous défendent contre les barbares, considérez qu’il y a une autre armée de pauvres qui vous doit défendre contre les démons. Quand vous avez soin de les assister, ils attirent sur vous par leurs prières la grâce de Dieu, ils écartent de vous ces anges de ténèbres; ils dissipent les pièges qu’ils vous tendent, ils arrêtent leurs efforts, et ils délivrent votre âme de leur tyrannie.

5. Puis donc que ce sont là les soldats qui combattent chaque jour pour vous contre le démon, exigez de vous-mêmes un tribut pour eux, et contribuez à leur subsistance. Nous avons un Roi qui est bien plus doux que ceux du monde. Il n’exige rien par violence. Il reçoit ce qu’en lui donne, quelque peu que ce puisse être, et s’il arrive que par quelque nécessité vous demeuriez longtemps sans lui rien payer, il ne vous force point de donner ce que vous n’avez pas. Ainsi n’abusons point de sa patience. Amassons-nous un trésor non de colère, mais de grâce et de salut; non de mort, mais de vie; non de confusion et de tourments, mais de joie et de gloire. Il ne sera point besoin de convertir en argent ce que vous avez, ni d’en payer le transport. Il suffira que vous le donniez aux pauvres, votre Seigneur fera tout le reste. Il le transportera dans le ciel, il vous en tiendra un compte exact; et ce sera lui-même qui aura soin pour vous de tout ce trafic qui vous doit enrichir pour jamais.

Ce que vous lui donnez n’est pas comme ce que vous donnez aux rois de la terre. Votre argent périt pour vous, lorsqu’il, est employé pour faire subsister les soldats; mais il vous demeurera tout entier et avec usure. Ce que vous donnez pour les impôts ne vous revient plus; mais ce que vous donnez aux pauvres est toujours à vous, et vous le retrouverez avec un gain, non-seulement temporel, mais même (521) spirituel. En payant les tributs vous vous acquittez d’une dette, mais en donnant aux pauvres, vous mettez votre argent à rente. Dieu vous en passe le contrat lui-même, et il vous dit: « Celui qui a pitié du pauvre, prête à Dieu son argent ». (Prov. XIX, 16.)

Quoiqu’il soit Dieu et le Seigneur de tout le monde, il n’a pas dédaigné toutefois de nous donner des gages, des témoins et des promesses. Ces gages sont le bien qu’il nous fait en cette vie, et tant de grâces temporelles et spirituelles, qui sont comme les arrhes et les prémices des biens à venir.

Comment donc pouvez-vous différer un si heureux commerce, vous qui avez déjà tant reçu’ de Celui à qui vous confiez votre argent, et qui espérez, d’en recevoir encore plus à l’avenir? Avez-vous bien pensé à ce qu’il vous a déjà donné? 11 a formé votre corps, il a créé votre âme; il vous a-honoré du don de la raison et de l’intelligence. Il vous u donné l’usage de tout ce qui se voit sur la terre. Il vous a fait la grâce de le connaître. Il vous a donné son propre Fils, et l’a livré à la mort pour vous. Il vous a ouvert dans le baptême la source de tous les biens. Il vous a préparé une table sainte, il vous a promis un royaume et. des richesses incompréhensibles. Après tant de biens qu’il vous a faits, et tant d’autres qu’il veut vous faire, vous craignez de lui donner un peu d’argent? Méritez-vous après cela qu’il vous regarde?

Quelle excuse alléguerez-vous? Direz-vous que lorsque vous considérez vos enfants, vous ne pouvez vous empêcher d’être retenu dans vos aumônes? Que n’accoutumez-vous, au contraire, vos enfants à cette, usure sainte et spirituelle dont je vous parle? N’est-il pas vrai que si vous aviez une rente sur une personne bien riche, et qui aurait de l’affection pour vous, vous aimeriez infiniment mieux la laisser à vos enfants qu’un argent comptant, parce qu’ils seraient assurés d’être bien payés, sans avoir besoin de retirer leur fonds, et de le placer ailleurs? Laissez-donc à vos enfants Dieu même pour débiteur, et qu’il leur soit redevable d’une grande somme. Vous avez soin de ne point vendre vos terres afin de les laisser à vos enfants, et que le revenu leur en demeure, et vous craignez de leur laisser une rente, dont les arrérages passent le revenu de toutes les terres, et dont le fonds est aussi assuré que Dieu même? Ne faut-il pas avoir perdu la raison pour agir de la sorte, lorsque surtout, laissant à vos enfants le contrat de cette rente, vous l’emportez en même temps avec vous? Car c’est le propre des choses spirituelles de se multiplier ainsi, et de suffire en même temps à plusieurs.

Enfin, mes frères, ne demeurons point pauvres et misérables par notre faute. Ne soyons point cruels et inhumains envers nous-mêmes. Entreprenons de grand coeur ce trafic si louable et si utile, afin que nous en recueillions le fruit après notre mort, qu’il passe encore à nos enfants, et qu’il nous fasse jouir de ces biens ineffables, que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire, l’honneur et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (522)

HOMÉLIE LXVII: ET JÉSUS ÉTANT ENTRÉ DANS LE TEMPLE DE DIEU, CHASSA TOUS CEUX QUI VENDAIENT ET ACHETAIENT DANS LE TEMPLE, ET IL RENVERSA LES TABLES DES CHANGEURS, ET LES CHAISES DE CEUX QUI Y VENDAIENT DES COLOMBES, LEUR DISANT: IL EST ÉCRIT : MA MAISON SERA APPELÉE LA MAISON DE LA PRIÈRE, ET VOUS EN AVEZ FAIT UNE MAISON DE VOLEURS . » (CHAP. XXI, 12, 13, JUSQU’AU VERSET 33.)

ANALYSE.

1. Que Jésus a dû chasser les vendeurs du temple par deux différentes fois. Pourquoi Jésus maudit le figuier.

2. Jésus fait aux pharisiens une question sur saint Jean-Baptiste qui les embarrasse et les confond.

3-5. Jésus donne à entendre aux juifs qu’ils seront rejetés et remplacés par les gentils. —Qu’il faut travailler à se convertir sans perdre jamais l’espérance. — Exemple d’une courtisane fameuse qui se retira dans une maison de vierges où elle fit une admirable pénitence. — Que les pécheurs doivent bien espérer s‘ils travaillent à se convertir, et que les justes doivent craindre s’ils se relâchent. Inutilité et misère des travaux du monde.

 

1. Saint Jean rapporte la même histoire, mais au commencement de son Evangile; au lieu que saint Matthieu ne la rapporte qu’à la fin. Ce qui nous autorise à croire que ce fait a eu lieu par deux différentes fois. Cela paraît prouvé premièrement parla différence du temps; puisqu’un évangéliste marque que ceci se fit à la fête de Pâques, et l’autre beaucoup plus tôt. Cela paraît encore démontré par la différente manière dont se conduisent les juifs en ces deux rencontres. Saint Jean marque qu’ils dirent au Fils de Dieu: « Par quel miracle nous montrez-vous que vous avez droit de faire de telles choses (Jean, II, 18)»? au lieu qu’ici, quoique Jésus-Christ leur eût parlé avec tant de force, ils demeurent néanmoins dans le silence, à cause. de la grande réputation que ses miracles lui avaient acquise.

Et c’est ce qui fait voir davantage l’opiniâtreté des juifs, puisqu’après que le Fils de Dieu leur a fait par deux différentes fois le même reproche, ils persistent dans ce trafic sacrilège, et veulent même faire passer Jésus-Christ pour un violateur .de la loi et un ennemi de Dieu, lorsque ce qu’il avait fait dans le temple les devait convaincre de sa souveraine puissance et du grand zèle dont il brûlait pour la gloire de Dieu son Père. Car ils lui avaient déjà vu faire un prodigieux nombre de miracles; et ils voyaient partout que ses actions s’accordaient parfaitement avec ses paroles. Cependant, au lieu d’être persuadés par tant de preuves, ils entrent en colère, sans se vouloir rendre ni aux oracles des prophètes, ni à ces cris de louange que Dieu tire de la bouche des petits enfants. C’est pourquoi, pour leur faire un reproche plus pressant, Jésus-Christ leur cite lsaïe qui dit: « Ma maison sera appelée une maison d’oraison ». Il ne se contente pas néanmoins de cette seule preuve pour leur faire voir quelle est sa puissance. Il la fait paraître encore plus sensiblement dans la guérison d’un grand nombre de malades.

« Alors des aveugles et des boiteux étant venus à lui dans le temple, il les guérit (14)». Tous ces miracles rendent un témoignage indubitable à la toute-puissance du Fils de Dieu; et cependant les juifs y demeurent sourds. « Mais les premiers des prêtres et des docteurs de la loi voyant les merveilles qu’il avait faites et les enfants qui criaient dans le temple: hosanna, en conçurent de l’indignation (15), et lui dirent : Entendez-vous bien ce qu’ils disent (16) » ? N’était-ce pas plutôt Jésus-Christ qui leur pouvait parler de la sorte, et qui leur devait dire: « Entendez-vous bien ce que ces enfants disent » ? puisqu’ils lui chantaient des cantiques comme à Dieu. Jésus-Christ, voyant donc que rien ne les pouvait convaincre, et qu’ils combattaient (523) l’évidence même, s’élève contre eux avec force et avec zèle, et leur dit: « N’avez-vous jamais lu cette parole : Vous avez tiré la louange la plus parfaite de la bouche des petits enfants et de ceux qui sont à la mamelle (16)» ? C’est avec grande raison que le Prophète dit que c’est « de la bouche » que Dieu tire cette louange; puisqu’il est visible qu’elle ne pouvait sortir du coeur de ces petits enfants, dont Dieu déliait la langue par sa vertu invisible, afin de leur faire publier des cantiques dont ils ne comprenaient pas le sens.

Cet événement figurait ce qui devait arriver un jour aux gentils, qui, après avoir été longtemps muets pour les louanges de Dieu, devaient ensuite élever leur voix dans le transport de leur foi et de leur amour. Ceci devait encore instruire et consoler beaucoup les apôtres. Car ils pouvaient demander eux-mêmes, comment étant si grossiers et si ignorants, ils pourraient un jour annoncer des mystères si élevés, leur divin Maître les lire de cette peine, par ce qu’il leur fait voir aujourd’hui, et leur fait conclure que celui qui déliait la langue de ces enfants pour chanter ses louanges, délierait aussi la leur pour prêcher son Evangile dans le Inonde entier. Ce miracle leur faisait connaître encore que Jésus-Christ était le créateur et le maître souverain de la nature. Ainsi, tandis qu’on voit des petits enfants si sages avant leur âge, qui publient les louanges du Sauveur, et dont les cantiques s’accordent avec ceux des anges, on entend au contraire des hommes faits qui ont perdu la raison, et qui parlent comme des furieux et des insensés. Car c’est ainsi que la passion et la malice renversent l’esprit. Mais Jésus-Christ les épargne, et les voyant si troublés et si animés, soit par les honneurs que le peuple lui avait rendus, soit par la manière dont il avait chassé les vendeurs du temple, soit par le grand nombre de miracles qu’il avait faits, soit par les louanges qu’il avait reçues de la bouche des enfants, il les laisse et sort de la ville. « Et les laissant là, il sortit de la ville et s’en alla en Béthanie, où il passa la nuit (17)». II se retire pour apaiser par sa retraite leur indignation et leur haine ; parce que l’envie qui fermentait dans leurs coeurs leur aurait fait repousser avec animosité toutes ses paroles. « Le matin, comme il revenait à la ville, il eut faim (18) ». Comment a-t-il faim ainsi « dès le matin » ou quand le Sauveur avait-il faim, sinon quand il permettait à sa chair de souffrir cette faiblesse? « Et voyant un figuier sur le chemin, il s’en approcha, mais n’y trouvant que des feuilles, il lui dit: Qu’à l’avenir il ne naisse jamais de toi aucun fruit, et au même moment ce figuier sécha (49) ». Un autre évangéliste marque que ce n’était « pas encore la saison des figues ». Comment donc, mes frères, puisque ce n’était pas encore la saison du fruit, notre évangéliste dit-il que Jésus-Christ vient en chercher à ce figuier? N’est-il pas visible qu’il ne parle ainsi que pour nous marquer ce que les disciples croyaient de leur maître, et que comme ils étaient fort grossiers, ils crurent qu’effectivement Jésus-Christ venait chercher du fruit à cet arbre? Car l’Evangile nous fait voir que les apôtres avaient ainsi assez souvent des pensées fort basses touchant le Fils de Dieu. Comme ils avaient donc eu cette pensée du Sauveur, ils crurent de même ensuite que cet arbre ne fut maudit que parce qu’il n’avait point de fruit.

Vous me direz peut-être : Si ce n’est point pour, ce sujet que cet arbre fut maudit, pour quelle raison l’a-t-il donc pu être ? C’était, mes frères, pour donner de la confiance aux apôtres. Car comme jusque-là Jésus-Christ n’avait fait que du bien aux hommes et qu’il n’en avait puni aucun, il fallait aussi qu’il donnât des preuves de sa toute-puissance, par la rigueur qu’il exercerait sur quelques- uns, et par la sévérité de ses jugements, afin que les apôtres et les juifs fussent très-persuadés qu’il pouvait réduire en poudre tous ses ennemis; et que c’était volontairement qu’il s’offrait de lui-même au supplice de la croix. Mais il était trop bon pour donner sur les hommes des marques de ce que pouvait sa rigueur, et pour faire sur eux l’essai de sa justice toute-puissante. Il ne choisit pour cela qu’un arbre, dans la mort duquel il fait voir jusqu’où pourra aller sa colère et sa vengeance. Il ne faut donc pas rechercher si curieusement pourquoi des arbres et des plantes innocentes sont traitées avec tant de rigueur. Il ne faut point demander pourquoi ce figuier est maudit, puisque ce n’était pas la saison d’avoir du fruit. C’est blesser la raison que de raisonner de la sorte. Considérez. seulement l’effet de la puissance de Jésus-Christ, et rendez gloire à celui qui fait de si grands miracles.

Quelques-uns se sont ainsi arrêtés à demander pourquoi Jésus-Christ précipita tant de (524) pourceaux dans la mer, et à vouloir justifier la conduite du Sauveur dans cette rencontre. Mais il ne faut point les écouter. Ces animaux étaient sans raison comme cet arbre sans sentiment. D’où vient donc que Jésus-Christ affecte de faire voir cette figure, et qu’il prend ce prétexte pour maudire cet arbre, sinon , comme j’ai dit, que l’évangéliste suit la pensée que les apôtres avaient alors, quoiqu’elle fût sans fondement.

Que si ce n’était pas encore le temps pour cet arbre de porter du fruit, c’est en vain que quelques-uns disent que ce figuier marquait la loi, puisque le fruit de la loi était la foi, et que ce temps était venu, et qu’en effet elle l’a porté : « Les campagnes», dit Jésus-Christ, « sont déjà blanches et prêtes à moissonner. Je vous ai envoyés recueillir ce qui n’est pas venu par votre travail ». (Jean, IV, 35.) Ce n’est donc point le temps de la loi que Jésus-Christ veut exprimer en cet endroit; son unique but, comme j’ai dit, est de faire voir qu’il est tout-puissant non-seulement pour faire du bien, mais encore pour punir.

2. Cela est assez clairement indiqué par cette circonstance que l’évangéliste relève: « que ce n’était point encore la saison du fruit ». Cette parole nous fait voir que Jésus-Christ n’allait pas en effet à cet arbre pour voir s’il y avait du fruit, mais seulement pour le bien de ses apôtres, que l’Evangile dit avoir été étrangement surpris de ce miracle. Quelques miracles qu’ils eussent déjà vu faire à leur Maître en tant de différentes manières, celui-ci leur paraît tout nouveau, en ce que Jésus-Christ y témoignait pour la première fois la souveraine puissance qu’il avait pour punir les crimes. Il choisit pour ce sujet celui de tous les arbres où ce miracle devait être plus surprenant, c’est-à-dire l’arbre le plus rempli de sève, et il le dessèche tout à coup. Mais, pour montrer clairement que ce miracle ne se faisait que pour les apôtres et pour leur donner de la confiance aux approches de la Passion, nous n’avons qu’à considérer la suite : « Ce que les disciples ayant vu, ils furent saisis d’étonnement, et se dirent l’un à l’autre : Voyez comme ce figuier est devenu sec en un instant (20). Jésus leur répondit: Je vous dis en vérité, si vous avez de la foi et si vous n’hésitez point, non seulement vous ferez ce que vous venez de voir en ce figuier; mais quand même vous diriez à cette montagne: « Otez-vous de là, et jetez-vous dans la mer, cela se fera (21). Et quoi que ce soit que vous me demandiez dans la prière, vous l’obtiendrez si vous le. demandez avec foi (22) ». Comprenez-vous enfin par ces paroles, mes frères, que Jésus-Christ n’a fait ce miracle que pour remplir ses apôtres de courage, et pour les empêcher de craindre les maux dont leurs ennemis les menaceraient? C’est pourquoi il réitère ici par deux fois la même promesse pour les rendre plus ardents à l’oraison; et pour réveiller leur foi davantage : « Non-seulement», leur dit-il, «vous ferez ce que vous venez de voir en ce figuier», mais votre foi et votre oraison vous donneront tant de force et tant de confiance, que vous transporterez les montagnes d’un lieu à un autre.

« Etant arrivé dans le temple, les princes des prêtres et les sénateurs qui étaient les chefs du peuple, le vinrent trouver comme il enseignait, et lui dirent : Par quelle autorité faites-vous ceci, et qui vous a donné cette autorité (23) »? Les Juifs toujours insolents et toujours aveugles viennent interrompre le Sauveur lorsqu’il instruisait le peuple. Ne pouvant décrier ses miracles, ils l’attaquent sur cette manière si forte, avec laquelle il s’était élevé contre ceux qui exerçaient dans le temple un trafic honteux. On voit dans saint Jean qu’ils font la même demande au Sauveur, non pas dans les mêmes termes, mais dans le même esprit. Car cet évangéliste marque qu’ils lui dirent : « Par quel miracle nous montrez-vous que vous ayez droit de faire de telles « choses »? (Jean, XVIII.) Mais on voit que dans saint Jean, Jésus-Christ leur fait cette réponse: « Détruisez ce temple et je le rétablirai en trois jours ». Mais saint Matthieu dit ici qu’il leur fit une autre question qui les jeta dans un étrange embarras. Ce qui nous fait voir comme je l’ai dit, que cette même action arriva deux fois.: l’une au commencement des miracles et de la prédication de Jésus-Christ, et l’autre à la fin.

Cette demande donc « Par quelle autorité faites-vous ces choses »? revient à ceci : Avez -vous été établi dans la chaire de doctrine? Avez-vous reçu l’ordre de la sacrificature, pour vous attribuer une si grande puissance? Cependant l’action de Jésus-Christ ne pouvait être blâmée comme une entreprise audacieuse, puisqu’elle ne tendait qu’à conserver l’honneur et le respect qui est dû au temple. Ils (525) prennent de là néanmoins un sujet de l’envier, parce que leur envie n’en trouvait point d’autre. Ils n’osent pas même lui faire cette demande au moment qu’il chassait les vendeurs du temple, parce qu’ils étaient arrêtés par l’éclat de ses miracles. Mais le trouvant occupé à enseigner le peuple, ils l’interrompent pour le quereller. Que fait donc Jésus-Christ en cette rencontre? Il ne répond point précisément à leurs demandes : Il n’était point nécessaire de leur dire d’où lui venait une puissance qu’ils pouvaient, s’ils eussent voulu, reconnaître par eux-mêmes. Il leur fait au contraire une autre question.

« Jésus leur répondit : J’ai une autre question à vous faire, et lorsque vous m’y aurez répondu, je vous dirai par quelle autorité je fais ceci (24). D’où était le baptême de Jean? Du ciel, ou des hommes (25) »? Quelle liaison, me direz-vous, y avait-il de cette question avec celle qu’ils lui faisaient? une très grande: car s’ils eussent répondu que ce baptême était du ciel, Jésus-Christ leur eût répliqué : Pourquoi ne l’avez-vous pas cru, puisque si vous l’eussiez fait, vous ne seriez pas en peine maintenant de me demander d’où me vient cette puissance? Vous savez qu’il a dit « Je ne suis pas digne de dénouer le cordon de ses souliers (Luc, III, 16) » ; et « Voilà « l’agneau de Dieu, voilà celui qui porte le « péché du monde (Jean, I, 29) » ; et « C’est là le Fils de Dieu (Jean, III, 31)»; et « Celui qui est venu d’en-haut est au-dessus de tous » ; et « Il a le van en main et il purgera son aire.» (Matth. III, 12.) C’est pourquoi, s’ils eussent cru saint Jean, il leur eût été aisé de connaître par quelle autorité Jésus-Christ aurait agi de la sorte.

« Mais eux raisonnaient ainsi en eux-mêmes: Si nous répondons qu’il était du ciel, il nous dira : Pourquoi donc ne l’avez-vous pas cru (25)? Et si nous répondons qu’il était des hommes, nous avons à craindre le peuple, car Jean passe pour un prophète dans l’estime de tout le monde (26). Ils répondirent donc à Jésus: Nous ne savons. Et Jésus aussi leur répondit Je ne vous dirai point non plus par quelle autorité je fais ceci (27).» Les Juifs lui disent par malice: « Nous ne savons»; mais il ne leur répond pas: Je ne le sais pas non plus; mais « Je ne vous le dirai pas non plus.» S’ils eussent été simplement dans l’ignorance, il n’eût pas refusé de les instruire; mais comme ils agissaient par un esprit double et artificieux, il a raison de les laisser sans leur rien répondre.

Ce qui les empêcha de dire que le baptême de Jean était des hommes, était, comme dit l’Evangile, « la crainte qu’ils avalent du peuple »; Ainsi l’on voit en toutes rencontres, combien ils étaient corrompus dans le coeur, puisque, méprisant Dieu, ils n’avaient égard qu’aux hommes. Car ils témoignent ici quelque respect pour saint Jean, non à cause de sa vertu, mais seulement « à cause du peuple », et ils ne voulaient pas de même croire en Jésus-Christ, parce qu’ils faisaient tout par des respects humains et charnels. Ce souci qu’ils avaient des hommes était l’unique cause de tous leurs maux.

« Que vous semble, ajoute Jésus-Christ, de ce que je m’en vais vous dire? Il y avait un homme qui avait deux fils, et s’adressant au premier, il lui dit: Mon fils, allez-vous-en aujourd’hui travailler à ma vigne (28). A quoi il répondit: Je ne veux pas: mais après, étant touché de repentance, il s’y en alla (29). Puis s’adressant à l’autre , il lui fit le même commandement, celui-ci lui répondit: J’y vais, seigneur, et-il n’y alla point (30). Lequel des deux a fait la volonté de son père? Le premier, dirent-ils (31) ». Il commence encore à leur parler par paraboles, pour rendre d’un côté leur désobéissance et leur opiniâtreté inflexible, et pour louer de l’autre l’obéissance si prompte et si ardente des gentils; en effet, ce qui se passe ici à l’égard de ces deux enfants est la figure de ce qui devait arriver à ces deux peuples. Car les gentils, qui n’avaient point promis à Dieu l’obéissance puisqu’ils n’avaient pas même reçu de loi, n’ont pas laissé de lui obéir effectivement, et avec beaucoup de zèle; et les juifs au contraire, après avoir promis par un voeu solennel « de faire tout ce que le Seigneur leur dirait (Exod. XIX, 8; et XXIV, 3) », n’ont point fait ce qu’il leur a commandé. Afin donc qu’ils ne s’imaginent pas que cette loi leur doive servir de rien, Jésus-Christ leur montre au contraire que ce sera par elle. qu’ils seront condamnés un jour. C’est ce que saint Paul a dit ensuite: « Ceux qui écoutent la loi, ne seront pas pour cela justes devant Dieu; mais ceux-là seront justes devant lui, qui observent la loi et qui la pratiquent». (Rom. II, 13.) C’est pourquoi le Seigneur propose aux juifs une question, il veut qu’ils se (526) prononcent afin qu’ils se condamnent eux-mêmes par leur propre bouche.

3. C’est le dessein qu’il a dans celte parabole de la vigne, par laquelle il leur fait voir une image de leur crime dans la personne d’un autre. Comme ces pharisiens, voyant clairement que leur réponse retournerait contre eux-mêmes, refusaient de répondre, le Sauveur enveloppe la même pensée sous l’obscurité d’une parabole. Et après qu’ils se sont condamnés de leur propre bouche, il leur découvre ce qu’il leur avait caché sous ce voile. « Jésus ajouta: Je vous dis en vérité que les publicains et les femmes prostituées vous devanceront au royaume de Dieu (13). Car Jean est venu à vous dans la voie de la justice et vous ne l’avez point cru. Les publicains au contraire et les femmes prostituées l’ont cru; et vous, sur cet exemple vous ne vous êtes point repentis, et vous ne l’avez pas cru (32) ». S’il leur eût dit d’abord que « les femmes prostituées les devanceraient dans le royaume des cieux » , cette parole leur eût paru trop dure : mais comme il ne tire cette conclusion que des principes dont ils sont eux-mêmes demeurés d’accord, ils sont forcés malgré eux d’en reconnaître la vérité. C’est pour ce sujet qu’il ajoute cette raison: «Jean», dit-il, « est venu » à vous et non pas aux autres; il y est venu, non simplement comme un autre homme, mais « dans la voie de la justice ». Car vous ne lui pouvez rien reprocher, vous ne pouvez l’accuser d’aucune action mauvaise. Sa vie a été irrépréhensible. Il a fait paraître en tout une sagesse extraordinaire, « et cependant vous ne l’avez point cru ». Et ce qui augmente votre crime, c’est que les publicains mêmes et les femmes perdues ont cru en lui; et de plus, c’est « que vous qui avez vu leur exemple, n’avez point été touchés ensuite de repentance pour croire au « moins après eux », vous qui deviez croire avant eux. Ainsi vous êtes entièrement inexcusables, comme ils sont dignes de toute louange.

Et considérez, je vous prie, combien de circonstances relèvent ici l’infidélité des uns et la foi des autres. Il est venu à vous et non à eux. Vous n’avez point cru en lui, et ils n’en ont point été scandalisés, Ils ont cru en lui, et vous n’en avez point été touchés. Ce que Jésus-Christ dit : « Ils vous devanceront dans le royaume de Dieu », ne marque pas absolument que les autres les y suivront; mais seulement que s’ils veulent penser à eux, ils peuvent encore espérer de se sauver. Car il n’y a rien qui réveille et qui excite tant les esprits grossiers que l’émulation et la jalousie. C’est pourquoi Jésus-Christ dit si souvent: « Que ceux qui étaient les derniers seront les premiers, et que ceux qui étaient les premiers seront les derniers ». Et c’est pour ce sujet encore qu’il compare ici avec les pharisiens, les publicains, et les femmes débauchées, les deux états les plus désespérés et les plus odieux dans l’un et dans l’autre sexe; les deux crimes qui nous frappent davantage et qui viennent tous deux d’un excès d’amour: l’un pour les corps et l’autre pour l’or.

Jésus-Christ montre ici en passant que c’était écouter la loi de Dieu que de croire à Jean. Il ne faut pas croire aussi que ce soit seulement la grâce de Dieu qui fasse elle seule que les femmes prostituées entrent dans le royaume de Dieu. La justice le fait aussi, puisqu’elles n’entrent point dans ce royaume en restant ce qu’elles étaient, mais en écoutant la vérité et en la croyant , en se convertissant et en se purifiant des taches de leur vie passée. Ainsi, Jésus-Christ donne de la force à son discours sans le rendre néanmoins trop odieux par cette parabole, et par la comparaison des femmes prostituées. Il ne reprend point tout d’abord les Juifs de n’avoir point cru à saint Jean: il loue auparavant les publicains de ce qu’ils l’ont fait : et il blâme les Juifs ensuite d’avoir refusé de le faire, leur reprochant leur opiniâtreté, et les accusant de tout faire par une vaine crainte des hommes et par un vain désir d’être estimés d’eux. C’était cette crainte orgueilleuse qui les empêchait de reconnaître Jésus-Christ et de croire en lui; ils avaient peur d’être chassés de la synagogue. Et c’était aussi la même crainte et non point aucun sentiment de respect qui les empêchait de rien dire qui fût désavantageux à saint Jean. Jésus-Christ reprend donc tous ces péchés dans les juifs; mais il les perce jusques au coeur, en disant : « Que l’exemple même des publicains ne les avait point touchés de repentance pour croire en Lui ». C’est un mal que de ne pas choisir le bien d’abord; mais c’est encore un plus grand mal, de ne vouloir pas au moins rentrer dans le bien par la pénitence. C’est cette impénitence qui endurcit les pécheurs et qui fait qu’ils (527) se plongent dans toutes sortes de crimes.

Je suis obligé de gémir ici, mes frères, en voyant aujourd’hui tant de monde dans le désordre par cette insensibilité malheureuse. Mais je conjure tous ceux qui m’écoutent de ne se point laisser aller à cet endurcissement. Ne croyez point que vous ne puissiez vous convertir; et en quelque état funeste que le crime vous ait réduits, ne désespérez jamais de vous-mêmes. Il est aisé à Dieu de vous retirer du fond de l’abîme de tous les vices. N’avez-vous point entendu parler de la courtisane fameuse qui, après s’être convertie, a brillé par sa piété autant qu’elle s’était signalée auparavant par sa vie abominable? Je ne vous parle point de cette bienheureuse pécheresse de l’Evangile, mais d’une célèbre courtisane de Phénicie, qui s’est convertie de notre temps. Je me souviens que lorsque j’étais encore jeune, elle paraissait sur le théâtre avec grand éclat, et qu’on ne parlait que d’elle, non-seulement en ce pays, mais dans toute la Cilicie et la Cappadoce. On sait combien de familles elle a ruinées, et combien de jeunes hommes elle a surpris. On dit même qu’elle usait de la magie, et que comme si sa beauté naturelle n’eût pas suffi pour corrompre assez de personnes, elle y ajoutait ces détestables artifices pour enchanter les hommes de son amour. Le frère de l’impératrice même s’y laissa surprendre tant il était difficile de se défendre de ce piége du démon.

Cependant je ne sais comment tout à cou p, ou pour parler plus véritablement, je sais que par une conversion sincère de son coeur et par le changement de sa vo1onté, elle attira sur elle tant de bénédictions et tant de grâces, que n’ayant plus que de l’horreur pour toute sa vie passée, et foulant aux pieds tous ces enchantements du démon, elle oublia la terre pour s’élever dans le ciel. Quoique d’abord il n’y eût rien de plus infâme que sa vie, et qu’elle se fût toute dévouée au théâtre, elle s’est néanmoins purifiée de telle sorte par tous les exercices de la pénitence, par le cilice qu’elle ne quittait jamais, et elle a brûlé d’un amour si ardent pour la chasteté, qu’elle a surpassé plusieurs de celles mêmes qui étaient toujours demeurées vierges. On s’efforça même de la reprendre: et celui qui avait la principale autorité dans la ville, envoya des gens armés pour se saisir de sa personne, mais ils ne purent jamais la retirer du milieu d’une troupe de pieuses vierges qui l’avaient reçue. Après avoir été baptisée, et avoir été jugée digne de la participation des mystères ineffables, elle répondit à cette grâce par une vie toute sainte, et, se purifiant par un accroissement continuel de vertu, elle persévéra dans cet état jusqu’à sa mort bienheureuse. Elle n’a jamais voulu être vue, depuis sa conversion, d’aucun de ceux qui avaient été passionnés pour elle pendant ses désordres. Mais une fois qu’elle se fut renfermée dans cette maison sainte, elle y vécut plusieurs années comme dans une prison.

4. C’est ainsi, mes frères, « que .les premiers seront les derniers, et que les derniers seront les premiers ». C’est ainsi que si minus avons une âme fervente et embrasée de l’amour de Dieu, nous ne trouverons rien qui nous empêche de- nous convertir, et de rendre même notre vertu un sujet d’admiration et d’étonnement. C’est pourquoi que nul de ceux qui vivent mal, ne se désespère et ne s’abatte, et que nul aussi de ceux qui vivent bien ne se relâche, de peur que les femmes prostituées ne le devancent dans le royaume de Dieu. Que les pécheurs ne perdent point courage, puisqu’ils peuvent devenir les premiers et surpasser les plus justes. Ecoutez ce que Dieu dit à Jérusalem: «Je lui ai dit après tant de crimes, convertissez-vous à moi, et elle ne s’est point convertie ». (Jérém. III,1.) Quand nous nous convertissons à Dieu, et que nous l’aimons avec ardeur, il ne se souvient plus de toute notre vie passée. Il. n’agit pas comme les hommes; il ne nous reproche point nos premiers désordres. Il ne nous dit point: Pourquoi avez-vous été si longtemps dans ces déréglements infâmes? Il nous reçoit avec amour lorsque nous en faisons pénitence; il vient au-devant de nous, lorsque nous retournons à lui. Il veut seulement que ce retour soit sincère.

Allons donc, nies frères, convertissons-nous à Lui. Attachons-nous fortement à Lui, et clouons nos coeurs par sa crainte. Nous avons de ces exemples, non-seulement dans le Nouveau Testament, mais encore dans l’Ancien. Car qui fut jamais plus méchant que Manassé? Cependant il apaisa Dieu, et il fléchit sa colère par ses larmes. Qui fut jamais plus vertueux que Salomon? Cependant, pour s’être relâché dans son bonheur, il tomba dans un abîme de désordres. Mais je puis vous donner un (528) exemple de l’un et de l’autre changement dans une seule personne, c’est-à-dire dans David, son père, qui d’abord excella dans la vertu, et qui ensuite tomba dans le crime. Qui fut d’abord plus heureux que Judas? Cependant il est devenu le traître de son Maître. Qui fut d’abord plus criminel que saint Paul, et néanmoins il est devenu ensuite un vaisseau choisi de Dieu ? Qui fut plus odieux que saint Matthieu, tant qu’il a été publicain, et néanmoins il a eu depuis sa place parmi les apôtres? Qui commença mieux que Simon le Magicien? Cependant il est devenu depuis l’exécration de tout le monde. Combien a-t-on vu d’autres changements semblables? Combien en voit-on encore aujourd’hui?

C’est pourquoi je ne puis m’empêcher de vous redire souvent que les plus grands pécheurs, et ceux mêmes qui se seraient voués au théâtre, ne doivent point se désespérer lorsqu’ils pensent à se convertir; et que le juste au contraire, qui vit sans reproche dans l’Eglise, ne doit point trop s’assurer de son salut. Dieu dit à l’un par son Apôtre: «Que celui qui croit être debout, prenne garde de ne point tomber ». (I Cor. X, 12.) Et il dit à l’autre par son Prophète: « Celui qui est tombé, ne « pourra-t-il se relever ? Et par un autre: « Redressez les mains lâches et languissantes, et raffermisse les genoux qui sont tremblants ». ( Jérém. III, 4. ) Il dit aux bons « Veillez » ; et aux méchants : « Levez-vous, vous qui dormez; et levez-vous d’entre les morts ». (Ephés. V, 14.) Les uns doivent travailler pour se conserver ce qu’ils sont; les autres pour devenir ce qu’ils ne sont pas : les uns pour demeurer sains, les autres pour cesser d’être malades. On à vu souvent des malades devenir sains. On a vu souvent des personnes saines tomber malades par leur négligence. Jésus-Christ dit aux uns: « Vous voilà guéris maintenant, ne péchez plus, de peur qu’il ne vous arrive quelque chose de pis». (Jean, V, 10.) Il dit aux autres : « Voulez-vous être guéris? Levez-vous, portez votre lit, et allez en votre maison ». Le péché, mes frères, est une grande paralysie, et un mal plus dangereux que toutes les paralysies du corps. Le pécheur non-seulement ne fait pas le bien, mais il fait encore le mal. Cependant, en quelque déplorable état qu’il puisse être, s’il veut s’en relever sincèrement, tous ses péchés se dissiperont.

Quand nous aurions langui durant trente-huit ans dans le vice, comme le malade de l’Evangile, si nous voulons être guéris, rien ne nous en empêchera. Jésus-Christ vous crie encore aujourd’hui : « Levez-vous, portez votre lit » : pourvu que vous vouliez vous lever, ne désespérez point du reste: « Vous n’avez point d’homme », mais vous avez Dieu. Vous n’avez personne qui vous jette « dans la piscine », mais vous avez celui qui peut faire que vous n’aurez point besoin de piscine. Vous n’avez personne qui prévienne les autres pour vous y jeter le premier, mais vous avez celui qui vous commande de porter votre lit. Vous ne pouvez pas dire ici: Lorsque je veux me jeter dans la piscine, un autre nie prévient. Si vous voulez vous plonger dans celte fontaine de grâces, personne ne vous en peut empêcher. Cette source ne s’épuise point, cette fontaine coule toujours. Nous recevons tous de sa plénitude, et ses eaux guérissent nos corps et nos âmes. Approchions-nous avec ferveur de cette source du salut. Raab était une courtisane et néanmoins elle s’est sauvée. Le bon larron était un voleur et un homicide, et il est devenu citoyen du ciel. Et ce qui est étonnant et redoutable, Judas, disciple de Jésus-Christ, s’est perdu, lorsqu’un voleur sur la croix est devenu le disciple de Jésus-Christ. Ce sont là, mes frères, les miracles de la puissance de Dieu. C’est ainsi que les mages ont trouvé grâce auprès de Dieu, qu’un publicain est devenu évangéliste, et qu’un blasphémateur a été changé en apôtre.

5. Considérez donc toutes ces choses, et ne désespérez jamais. Entrez dans une sainte confiance, et excitez-vous vous-mêmes. Commencez seulement à marcher dans la voie étroite, et vous vous y avancerez en peu de temps. Prenez bien garde de ne vous pas fermer la porte de la miséricorde, et que votre défiance ne soit comme des épines qui vous en bouchent l’entrée. La vie présente est courte, et le travail est léger. Quand il serait grand, on devrait le souffrir. Si vous ne voulez pas endurer les travaux si louables et si heureux de la pénitence, vous tomberez dans les maux et dans les afflictions malheureuses que l’on souffre dans le monde. Que si d’une façon ou d’autre il faut toujours souffrir, pourquoi ne préférons-nous pas à des travaux qui nous damnent, ces peines qui sont si heureusement et si glorieusement récompensées? (529) Mais, dans cette vie même les travaux des chrétiens sont bien différents de ceux que souffrent les gens du monde. Car, dans les engagements du siècle, les périls sont continuels; les pertes et les afflictions ordinaires ; l’espérance incertaine; la servitude accablante et insupportable. On y consume son bien, son coeur et son âme même. Lors même que les travaux des gens du monde sont récompensés, ils. le sont beaucoup moins qu’ils ne l’espéraient. Car souvent le succès trompe leur attente, et ayant semé ils ne recueillent rien.

Que si quelquefois ils sont plus heureux, et s’ils se voient arrivés enfin au comble de leurs prétentions et de leurs souhaits, ils ne peuvent retenir leur bonheur, et en un moment il leur échappe des mains. Car ils se trouvent tout d’un coup surpris par la vieillesse, et leurs sens affaiblis par l’âge ne sont plus capables de goûter les délices et les plaisirs. Ainsi, ils usent, pour acquérir du bien, la vigueur de leur âge et de leur corps; elle les abandonne lorsqu’ils en ont, et ils se trouvent dans l’impuissance d’en jouir. Et quand même ils le pourraient faire, ils en voient la fin qui les menace, et la crainte de la mort, qui est si proche, les traverse dans tous leurs plaisirs. Mais il arrive tout le contraire dans la vertu. Le travail ne dure pas plus de temps que cette chair fragile et mortelle; mais nous en recevrons une récompense éternelle dans un corps qui ne vieillira jamais, qui ne sera plus sujet à la mort ni aux autres faiblesses de cette vie.

Le travail qui précède est court, mais la récompense qui le suit n’aura point de fin, et le corps jouira d’une pleine paix, sans pouvoir plus rien souffrir dans tout le cours de l’éternité. Car il n’y aura plus là de changement ni d’affliction à craindre.

Quels sont donc, mes frères, les biens que les hommes désirent tant dans ce monde.? des biens qu’on n’acquiert que par une infinité de maux, qu’on ne possède que dans une crainte continuelle de les perdre; qui ne durent qu’un moment, et qui n’ont pas plutôt paru qu’ils s’évanouissent. Comment peut-on les comparer avec ces autres biens qui sont stables et éternels, qu’on possède sans aucun travail, et qui nous couronnent dans le combat même? Car celui qui méprise les richesses, trouve dans ce mépris même une grande récompense, n’étant exposé ni à l’envie, ni à. la haine, ni aux calomnies, ni aux embûches des hommes. Celui qui est sage et bien réglé dans toute sa vie;est couronné dès ici-bas. La paix règne dans son coeur, l’innocence dans ses actions, l’honnêteté dans ses paroles. Il ne craint ni les accusations, ni les périls, et il est à couvert d’une infinité de maux. Ainsi, chaque vertu a son prix et sa récompense dès cette vie. C’est pourquoi, mes frères, fuyons le vice et vivons saintement, pour jouir des biens et de ce monde et de l’autre, que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur, à qui est la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (530)

HOMÉLIE LXVIII: « ÉCOUTEZ UNE AUTRE PARABOLE: UN PÉRE DE FAMILLE AYANT PLANTÉ UNE VIGNE, L’ENTOURA D’UNE HAIE, ET CREUSANT DANS LA TERRE , Y FIT UN PRESSOIR ET Y BÂTIT UNE TOUR, PUIS AYANT LOUÉ SA VIGNE À DES VIGNERONS, IL S’EN ALLA EN UN PAYS ÉLOIGNÉ. ET LE TEMPS DES VENDANGES ÉTANT PROCHE, IL ENVOYA SES SERVITEURS POUR EN RECUEILLIR LE FRUIT. MAIS LES VIGNERONS SE SAISISSANT DES SERVITEURS, BATTIRENT L’UN, TUÈRENT L’AUTRE, ET LAPIDÈRENT L’AUTRE. IL LEUR ENVOYA ENCORE D’AUTRES SERVITEURS EN PLUS GRAND NOMBRE QUE LES PREMIERS, ET ILS LES TRAITÈRENT DE MÊME. ENFIN, IL LEUR ENVOYA SO N FILS, DISANT EN LUI-MÊME : ILS AURONT AU MOINS QUELQUE RESPECT POUR MON FILS. MAIS LES VIGNERONS VOYANT LE FILS, DIRENT ENTRE EUX : VOICI L’HÉRITIER, ALLONS, TUONS-LE, ET RENDONS-NOUS MAITRES DE SON HÉRITAGE. AINSI S’ÉTANT SAISIS DE LUI, ILS LE JETÈRENT HORS DE LA VIGNE ET LE TUÈRENT. LORS DONC QUE LE SEIGNEURDE LA VIGNE SERA VENU, COMMENT TRAITERA-T-IL SES VIGNERONS? ILS LUI RÉPONDIRENT : IL PERDRA CES MÉCHANTS COMME ILS LE MÉRITENT, ET LOUERA SA VIGNE A D’AUTRES VIGNERONS, QUI LUI EN RENDRONT LES FRUITS EN LEUR SAISON ». (CHAP. XXI, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 4O, 41, JUSQU’A LA FIN DU CHAPITRE.)

ANALYSE

1 et 2. Jésus fait comprendre aux Juifs qu’elle est leur ingratitude et combien ils seront punis par la parabole du propriétaire qui a planté une vigne.

3-5. De l’amour des faux plaisirs de cette vie. — Description des maux que nous y souffrons. — Comparaison des gens du monde avec les religieux et les solitaires. — Eloge des moines qui vivaient dans les montagnes du voisinage d’Antioche.

 

1. Jésus-Christ découvre beaucoup de choses par cette parabole. Il fait voir aux Juifs avec quel soin la providence de Dieu a toujours veillé sur eux; qu’elle n’a rien omis de tout ce qui pouvait contribuer à leur salut; qu’ils ont toujours été portés à répandre le sang ; qu’après qu’ils ont tué si cruellement les prophètes, Dieu, au lieu de les rejeter avec horreur, leur avait envoyé son propre fils. Il leur marque encore par cette figure qu’un même Dieu était l’auteur de l’Ancien et du Nouveau Testament : que sa mort produirait des effets admirables dans le monde; qu’ils devaient attendre une terrible punition de l’attentat par lequel ils allaient le faire mourir sur une croix. Que les gentils seraient appelés à la connaissance du vrai Dieu, et que les Juifs cesseraient d’être son peuple. C’est pourquoi il ne leur marque toutes ces choses qu’après qu’il leur a dit cette parabole, pour leur faire mieux comprendre que leur crime était si énorme qu’il était indigne de tout pardon, puisque, malgré tout ce que Dieu avait fait pour leur salut, les publicains et les femmes de mauvaise vie s’élevaient beaucoup au-dessus d’eux dans le royaume de Dieu.

Mais considérez, mes frères, d’un côté la vigilance du maître de la vigne, et de l’autre la paresse et la lâcheté des serviteurs. Il fait lui-même la plus grande partie de ce que ces serviteurs devaient faire eux-mêmes. Il plante sa vigne, il l’environne d’une haie, et fait tout

le reste. Il ne leur laisse à faire que fort peu de choses, c’est-à-dire à entretenir cette vigne et à conserver en bon état ce qui leur avait été confié. Car nous voyons par le rapport de I’Evangile que ce Maître si sage n’avait rien omis. Tout était préparé avec un soin admirable; et cependant tant de soins et tant de préparations ont été entièrement inutiles. Lorsque les Juifs furent délivrés si divinement de l’Egypte, Dieu leur donna une loi, il leur (531) bâtit une ville, il leur dressa un temple, il leur établit un autel, et il s’en alla « dans un pays éloigné », c’est-à-dire qu’il usa envers eux d’une longue patience, parce que Dieu ne punit pas les pécheurs aussitôt qu’ils sont tombés dans le crime. Ainsi ce long éloignement marque sa douceur et sa longue patience: « Il leur envoya ses serviteurs », c’est-à-dire ses prophètes, « pour exiger d’eux le fruit », c’est-à-dire des témoignages de leur fidélité et de leur obéissance par leurs oeuvres. Mais ils agissent comme les plus ingrats et les plus méchants de tous les hommes.

Après tant de grâces et tant de faveurs, non-seulement ils ne rendent point de fruit, ce- qui néanmoins était une négligence et une paresse insupportable, mais ils traitent même outrageusement ceux qui leur viennent demander. N’ayant rien à donner à leur Maître qui exigeait d’eux si justement le fruit de leur vigne, ils ne devaient pas au moins se fâcher contre lui, ni s’emporter d’une si étrange colère contre tous ses serviteurs. Ils devaient plutôt avoir recours aux prières et aux larmes pour fléchir leur Maître. Cependant, non-seulement ils se mettent en colère, parce qu’on leur demande ce qu’ils devaient, mais ils trempent même leurs mains cruelles dans le sang des innocents. Ils font souffrir aux autres les peines qu’on leur devait faire souffrir à eux-mêmes: « Tous ces serviteurs, qu’on leur envoie en divers temps » par deux ou trois diverses fois, ne font qu’irriter leur malice; et ce qui montrait un excès de douceur dans le Maître, fit voir un excès de dureté « dans ses ouvriers». Vous me direz peut-être pourquoi n’envoya-t-il pas d’abord son Fils propre? C’était afin que ce qu’ils avaient déjà osé faire leur ouvrît les yeux, qu’ils reconnussent leur crime, et que ce désaveu des indignités commises contre les serviteurs, les disposât à recevoir le Fils avec le respect qui lui était dû.

On pourrait encore donner d’autres raisons; mais je ne m’y arrête pas pour me hâter d’expliquer la suite. Que veut dire cette parole « Ils auront du respect au moins pour mon Fils » ? Il ne parle pas de la sorte comme ignorant la manière dont ils devaient le recevoir, mais pour faire mieux voir l’excès d’un crime qui était indigne de tout pardon. Car il savait trop assurément que s’il l’envoyait parmi eux, ces méchants le tueraient. Il dit donc: « Ils auront du respect au moins pour mon Fils » pour marquer ce qu’ils devaient faire; parce qu’il est visible qu’il leur convenait d’avoir ce sentiment de respect. C’est ainsi qu’il parle au prophète Ezéchiel : « Parlez-leur pour voir s’ils vous écouteront (Ezech. II.) » ; non qu’il ignorât qu’ils ne l’écouteraient jamais, mais pour empêcher quelques impies de dire que c’était cette prédiction inévitable de Dieu qui forçait ce peuple à demeurer dans son opiniâtreté. C’est la raison pour laquelle Dieu parle ici de la même manière, et comme s’il doutait : « Ils auront peut-être du respect pour mon Fils ». Car s’ils s’étaient conduits si criminellement envers les serviteurs, leur respect pour le Fils aurait au moins dû les retenir.

Que font-ils donc lorsqu’ils l’aperçoivent? Au lieu de courir à lui, de se prosterner devant lui .pour lui demander pardon de leurs excès, ils en commettent encore de plus horribles. C’est ce que Jésus-Christ leur disait par ces paroles : « Emplissez la mesure de vos pères ». (Matth. XXIII, 32.) Et les prophètes leur faisaient aussi ce reproche « Vos mains sont pleines de sang. Ils mettent le sang avec le sang ». (Isaïe, I, XV.) Et ailleurs : « Ils baptisent Sion en versant le sang ». (Osée. IV, 2.) Ce commandement si formel de Dieu, « vous ne tuerez point (Mich. III, 1) », ne les retient pas. Tant d’autres observances que la loi leur commandait pour les empêcher de tomber dans l’homicide ne les touchent point. Et ils se confirment dans leur cruauté par une accoutumance détestable. Que disent-ils donc, « lorsqu’ils aperçoivent ce Fils? Allons, tuons-le » , disent-ils. Pourquoi! Qu’ont-ils à lui reprocher ! Quel mal leur a-t-il fait en la moindre chose? Est-ce parce qu’il les a si particulièrement honorés, et qu’étant Dieu il s’est fait homme pour eux? Est-ce parce qu’il a fait une infinité de merveilles, qu’il leur a pardonné leurs péchés, et qu’il les invite à son royaume?

2. Mais voyez de quelle folie ils accompagnent leur impiété, et combien la raison qu’ils alléguent pour le tuer est déraisonnable : « Tuons-le », disent-ils, « afin que l’héritage soit à nous ». Et où le veulent-ils tuer? Hors de la vigne. Ainsi vous voyez que Jésus-Christ marque jusqu’au lieu même où on le devait faire mourir : «Ils le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent». (Luc. XX, 14.) Saint Luc marque que c’est Jésus-Christ qui déclara lui-même le supplice qu’on tirerait de (532) ces vignerons, et qu’ils lui répondirent: « Non, que cela n’arrive pas». Et que Jésus-Christ autorisa ce qu’il leur disait par l’oracle d’un prophète : car, les ayant regardés, il leur dit : « Pourquoi est-il donc écrit: la pierre qui a été rejetée par ceux qui bâtissaient, est devenue la principale pierre de l’angle? Celui qui se laissera tomber sur cette pierre, se brisera, et elle écrasera celui sur lequel elle tombera ». ( Psal CXXVII, 21.)

Saint Matthieu marque que ce furent les Juifs eux-mêmes qui prononcèrent leur arrêt. -Et l’on ne doit pas dire qu’il y ait ici aucune contradiction, il est probable que l’une et l’autre version sont vraies. Lorsque les Juifs se furent aperçus, après avoir rendu eux-mêmes cette sentence, que cette parabole les regardait, ils voulurent se rétracter, et Jésus-Christ leur fit voir par le Prophète que cela serait de la sorte. Mais comme la vocation des gentils pouvait leur donner un prétexte de le calomnier, il ne la leur énonce pas clairement. Il use à dessein de termes couverts et obscurs, en disant « qu’il u donnerait cette vigne à d’autres e. Il avait affecté de se servir d’une parabole, afin qu’ils se condamnassent eux-mêmes. C’est ainsi que Dieu traita autrefois David, lorsqu’il lui fit prononcer son arrêt par lui-même dans la parabole de Nathan. Il ne faut point d’autre preuve de la justice de ce châtiment, que de voir les coupables s’y condamner les premiers.

Et pour montrer en même temps que ce ne serait pas seulement la justice qui attirerait sur les gentils une faveur qu’ils méritaient si peu, et que le Saint-Esprit avait prédit cette grâce longtemps auparavant, Jésus-Christ rapporte cette prophétie : « N’avez-vous jamais lu cette parole dans les Ecritures: la pierre qui a été rejetée par ceux qui bâtissaient, est devenue la principale pierre de l’angle; c’est le Seigneur qui l’a fait, et nos yeux le voient avec admiration (42) » ? Jésus-Christ montre de plusieurs manières qu’il rejetterait les Juifs à cause de leur incrédulité, et qu’il appellerait les gentils à la foi de l’Evangile. C’est ce qu’il avait déjà fait voir par la femme chananénne; par cet ânon sur lequel personne n’avait encore monté, par le centenier, et par beaucoup d’autres paraboles qui prouvent la même chose que celle-ci. Il ajoute pour ce sujet : « C’est le Seigneur qui l’a fait, et nos yeux le voient avec admiration »; marquant ainsi que les gentils qui croiraient, et que ceux d’entre les Juifs qui seraient fidèles, ne seraient qu’une même chose, quoiqu’auparavant il y eût entre eux une si prodigieuse différence. Et, pour leur apprendre qu’il n’y aurait rien dans ce changement si étrange qui fût opposé à Dieu, qui ne lui fût au contraire très-agréable, qui ne fût miraculeux et digne d’étonnement, il ajoute : « C’est le Seigneur qui l’a fait ». Il se donne à lui-même le nom « de pierre »; et il appelle les Juifs architectes.

C’est ce qu’Ezéchiel exprime lorsqu’il dit: « Ils bâtissent une muraille et la crépissent sans art». Ezéch. XIII, 1.) Comment ont-ils « rejeté » Jésus-Christ, sinon en disant : « Cet homme n’est pas de Dieu, cet homme séduit le peuple » -? Et ailleurs : « Vous êtes un samaritain et vous êtes-possédé du démon »? (Jean, VII, 8, 9.)

Il leur fait voir ensuite que la punition que Dieu leur infligerait, ne se terminerait pas seulement à être rejetés de lui; il marque les autres peines qu’ils doivent attendre. « C’est pourquoi je vous déclare que le royaume de Dieu vous sera ôté, et qu’il sera donné à un peuple qui en produira les fruits (43). Celui qui se laissera tomber sur cette pierre s’y brisera, et elle écrasera celui sur qui elle tombera (44) ». Il marque ici une double ruine des Juifs. La première, qui aurait lieu en ce qu’ils seraient scandalisés de Jésus-Christ, ce qui est marqué par ce mot: « Celui qui se laissera tomber sur cette pierre » l’autre en ce qu’ils seraient captifs; celle-ci est exprimée par ce mot : « Elle écrasera celui sur qui elle tombera » , ce qui marque la captivité et la misère horrible dans laquelle ils devaient vivre jusqu’à la fin du monde. On peut aussi remarquer en passant que ces paroles : « Elle écrasera celui sur qui elle tombera », marquent sa résurrection. Nous voyons dans le prophète Isaïe que Dieu fait un reproche à sa vigne, au lieu que Jésus adresse ici ces reproches au prince du peuple. Il dit là: « Que devais-je faire à ma vigne que je n’aie point fait » ? (Isaïe, V, 2) Et il lui dit par un autre prophète : « Que vous ai-je fait, et que vos pères ont-ils trouvé de mal en moi » ? (Jérém. II, 5.) Et ailleurs: « Mon peuple, que vous ai-je fait, et en quoi vous ai-je offensé » ? (Mich. VI, 3.) Marquant par tous ces endroits leur ingratitude étrange qui leur avait toujours fait rendre le muai pour le bien et les plus (533) grands outrages pour les faveurs dont Dieu les comblait.

Mais Jésus-Christ parlé ici avec beaucoup plus de force. Car ce n’est plus lui qui dit « Que devais-je faire que, je n’aie point fait »? Mais il les contraint de prononcer cette sentence contre eux-mêmes, et d’annoncer que ce Maître n’avait rien omis de tout ce qu’il devait faire à ces ouvriers ingrats. Car lorsqu’ils disent : « Il perdra ces méchants comme ils le méritent, et louera sa vigne à d’autres vignerons », ils se condamnent de leur propre bouche. C’est le reproche que leur fit le bienheureux martyr Etienne, et qui les frappa si vivement, lorsqu’il les accusait d’avoir toujours été ingrats envers Dieu, et de n’avoir payé que de contradictions et de murmures toutes les grâces qu’il leur avait faites. Tous ces témoignages, prouvaient clairement que c’étaient ceux mêmes qui étaient punis qui s’attiraient ces supplices, et qu’il n’en fallait point rejeter la cause sur Dieu qui les punissait. C’est ce que Jésus-Christ promet par cette parabole et par une double prophétie; l’une de David et l’autre de lui-même. Que devaient donc faire les Juifs, eu écoutant toutes ces choses? Ne devaient-ils pas. se jeter aux pieds de Jésus-Christ pour l’adorer? Ne devaient-ils pas admirer les soins qu’il avait toujours témoigné, et qu’il témoignait encore pour eux? Et si cela n’était pas assez fort pour les toucher, la crainte de tant de punitions ne devait-elle pas les retenir? Cependant rien ne leur sert.

« Les princes des prêtres ayant entendu ces « paraboles, connurent bien que c’était d’eux qu’il parlait (45). Et voulant se saisir de lui, ils appréhendèrent le peuple, parce qu’il en était considéré comme un prophète (46) »

Ils comprirent enfin que tout ce discours les regardait. Quelquefois, lorsqu’ils se saisissaient de Jésus-Christ, il passait au milieu d’eux sans en être vu; et quelquefois, sans se cacher, il se contentait de réprimer en-eux-mêmes le désir qu’ils avaient de le perdre. Ce qui faisait dire par admiration : « N’est-ce pas là ce Jésus qu’ils cherchent pour le faire mourir? Il parle hardiment en public, et ils ne lui disent mot ». (Jean. VII, 26.) Mais ici, comme la crainte du peuple les. retenait assez d’elle-même, il ne voulut point faire d’autre miracle ni se rendre invisible comme autrefois. Car il voulait toujours, le plus qu’il lui était possible, agir en homme, afin de mieux établir la foi de son incarnation. Cependant, ni le respect de tout ce peuple pour le Sauveur, ni toutes les paroles de Jésus-Christ, ni tous les oracles des prophètes, ni le jugement que les autres portaient d’eux, ni celui qu’eux-mêmes avaient prononcé contre eux, n’ont pu les empêcher de devenir les ennemis et les meurtriers de Jésus-Christ; tant l’avarice, l’ambition, et l’attache aux choses de la terre étaient enracinées dans leur coeur.

3. Apprenez de là, mes frères, que rien ne fait tomber les hommes d’une chute plus déplorable que l’amour des choses présentes, et que rien au contraire ne nous fait jouir plus paisiblement des biens de cette vie et de ceux de l’autre, que le mépris que nous témoignons de tout ce qui est ici-bas : « Cherchez », dit Jésus-Christ, « le royaume de Dieu, et le reste « vous sera donné comme par surcroît ». (Matth. VI, 33.) Quand il ne nous aurait pas fait cette promesse, nous n’aurions pas dû néanmoins nous mettre en peine des biens de la terre. Mais que devons-nous craindre maintenant, puisqu’en cherchant ceux du ciel, nous devons encore obtenir ceux d’ici--bas? Cependant nous voyons tous les jours des personnes incrédules qui, aussi insensibles que les pierres, quittent les vrais plaisirs pour s’attacher à ceux qui n’en ont que l’ombre. Car quel plaisir solide y a-t-il dans cette vie? J’ai résolu aujourd’hui de vous parler avec liberté. Je vous prie de le souffrir, et je vous ferai voir clairement, si je ne me trompe, que ces bienheureux solitaires qui sont crucifiés au monde et dont la vie inspire tant d’horreur, ont incomparablement plus de plaisir que ceux qui vivent dans la vie la plus molle et la plus sensuelle.

Je n’en prendrai point d’autres témoins que vous-mêmes, puisque souvent, lorsque vous êtes environnés de périls, vous souhaiteriez d’être morts, et que dans cet abattement où vous vous trouvez, vous appelez mille fois heureux ceux qui vivent sur les montagnes et dans le fond des déserts, sans être engagés dans le mariage, ni dans les affaires du monde. Je sais que les artisans même, que les gens d’épée, que ceux qui vivent de leurs revenus sans aucun embarras d’affaires, et qu’enfin ceux qui passent le jour et la nuit au théâtre, ont souvent été de ce sentiment. Quoique ces personnes semblent parfaitement heureuses, quoiqu’elles paraissent vivre dans toutes sortes de délices, et que leurs divertissements se succèdent les (534) uns aux autres, il est certain néanmoins qu’elles trouvent bien du fiel et de l’amertume au milieu de tous ces plaisirs. Si un homme par exemple se trouve malheureusement engagé dans l’amour d’une comédienne, il souffrira plus qu’on ne souffre ni dans la guerre, ni dans les voyages, ni dans une ville qui est assiégée.

Mais pour ne point entrer dans ces oeuvres de ténèbres, laissons le souvenir de ces maux à ceux qui ont été assez malheureux pour les éprouver, et considérons ce qui se passe dans la vie des hommes de quelque condition qu’ils puissent être. Vous verrez que leur état est aussi, différent de celui des solitaires, qu’un port tranquille et assuré l’est de la pleine nier au milieu de la tempête. Car je vous prie de considérer quel est leur bonheur, premièrement par le lieu qu’ils ont choisi pour leur demeure. Ils ont renoncé pour jamais au bruit des villes et de toutes les places publiques. Ils ont préféré à ces lieux pleins de tumulte le silence affreux des montagnes les plus reculées. Ils n’ont plus aucun commerce avec le monde. Rien de tout ce qui est sur la terre ne les inquiète plus. Ils ne sont plus exposés ni aux soins et aux peines de la vie, ni aux pertes qui accompagnent les richesses, ni aux ressentiments de la jalousie, ni à la violence d’un amour impur, ni enfin à toutes les autres passions qui rendent misérables ceux qu’elles possèdent. Ils ne vivent plus que pour Je ciel où ils sont déjà en esprit, et ils se préparent dès ici par avance à ce royaume éternel. Ils s’entretiennent dans une solitude et une paix profonde avec les montagnes et les vallées, les fontaines et les ruisseaux et par-dessus tout avec Dieu, auquel ils parlent sans cesse dans leurs prières. Leur cellule est une demeure de silence-et de paix. Leur âme, dégagée du. poids des vices et des maladies des passions, est toujours libre et. légère, et elle s’élève en haut comme l’air le plus pur et 1e plus serein.

Toute leur occupation est semblable à celte d’Adam avant son péché, lorsqu’étant revêtu de gloire, il parlait -familièrement à Dieu et demeurait dans ce paradis rempli de délices. Car quelle différence y a-t-il entre ces solitaires et Adam, lorsque, avant sa désobéissance, Il était dans ce jardin délicieux pour y travailler? Il n’avait alors aucun soin de la vie comme ces bienheureux solitaires n’en ont point, il s’entretenait avec Dieu dans la joie d’une conscience pure, et ceux-ci le font avec d’autant plus de liberté et de confiance, que la grâce de Jésus-Christ, dont le Saint-Esprit les remplit, est plus grande que celle d’Adam. Vous devriez avoir vu vous-mêmes ce que nous disons, et en être plutôt les témoins que les auditeurs. Mais puisque vous négligez de le faire, et que cette occupation continuelle et ce tumulte de la ville ne vous le permet jamais, nous nous trouvons réduit à suppléer en quelque sorte à cela par- nos paroles, et nous sommes même contraint de- nous borner dans ce dessein, et de vous représenter seulement une partie de ce que font ces saints hommes, parce qu’il serait impossible de décrire ici toute leur vie.

On voit donc ces lumières du monde se lever au point du jour, ou plutôt avant le jour, tenir leurs esprits et leurs pensées élevées en Dieu avec un coeur ardent et une âme libre et dégagée, une vigilance modeste, et une attention respectueuse. L’ennui, les soins, les maux de tète, la pesanteur du corps, la distraction des affaires ne les importunent jamais. Ils sont sur la terre comme les anges sont dans le ciel. Ils vont tous ensemble composer un choeur sacré, pour chanter avec une sainte allégresse et d’un commun accord des hymnes et des cantique~ à Dieu, faisant voir sur leur visage la joie qu’ils ressentent dans leur coeur. Ils louent le Seigneur commun de tous, et lui rendent avec ferveur de très-humbles actions de grâce pour toutes les faveurs générales et particulières dont sa bonté comble les hommes. Nous venons de comparer cette vie avec celle d’Adam dans le paradis. Mais nous ne craignons pas maintenant de la comparer avec celle des anges nièmes, puisqu’ils que font clans le ciel que ce que ces saints hommes font sur la terre. Car ils chantent toujours comme ces esprits bienheureux: «Gloire soit à Dieu au plus haut des « cieux, et que la paix soit sur la terre et la « bonne volonté aux hommes ».

On ne leur voit point de ces habits qui traînent par. terre, que la mollesse ou la vanité des hommes a inventés, Ils imitent dans le vêtement ces grands hommes d’autrefois, ces anges visibles sur la terre, ces bienheureux pères des solitaires, Elie, Elisée, et saint Jean Baptiste. Les uns ont des habits de poil de chèvres, les autres de poil de chameaux, les autres se contentent de peaux et de cuirs assez usés.

Après avoir fini leurs saints cantiques, ils (535) mettent les genoux en terre, ils prient Dieu à qui ils viennent d’offrir leurs hymnes, et lui demandent des grâces qui ne viennent pas même dans la pensée des gens du monde. Car ils ne lui demandent jamais rien de tout ce qui périt ici-bas; ils en ont trop de mépris pour en faire le sujet de leurs prières. Ils prient Dieu dans leurs oraisons ferventes, de leur faire la grâce de paraître un jour avec une sainte confiance devant son tribunal terrible, lorsqu’il jugera les vivants et les morts ;et ils le conjurent que personne d’entre eux n’entende cette parole foudroyante : « Je ne vous connais point ». Ils lui demandent la grâce de passer cette vie pénible avec une conscience pure et dans la pratique des bonnes oeuvres, et d’être assistés de son esprit parmi les tempêtes auxquelles elle est exposée. Leur père et l’abbé qui les gouverne président à cette oraison; et, se levant ensuite après ces saintes prières, ils vont, lorsque le soleil commence à paraître, chacun à son ouvrage particulier, d’où ils retirent de grandes sommes d’argent pour la nourriture des pauvres.

4. Que diront ici ceux qui passent leur vie à entendre des vers infâmes et à voir des spectacles diaboliques? Je rougis de vous parler de ces choses, mais votre faiblesse me réduit à cette fâcheuse nécessité. C’est ainsi que saint Paul disait aux fidèles: « Comme vous avez fait servir les membres de votre corps à l’impureté et à l’injustice, faites-les maintenant servir à la piété et à la justice pour mener une vie sainte». (Rom. VI, 19.) Comparons donc ensemble deux choses entièrement dissemblables. Une troupe de femmes prostituées et de jeunes hommes corrompus qui paraissent sur un théâtre avec cette assemblée si sainte de ces bienheureux solitaires. Et puisque les hommes du monde ne cherchent au théâtre q te plaisir, voyons s’ils y en trouvent davantage que ces solitaires dans leurs déserts. Pour moi, je vous avoue que, jetant les yeux sur ces deux troupes, il me semble que j’entends d’un côté un concert d’anges qui font de la terre un paradis, et que je vois de l’autre une multitude de pourceaux qui crient confusément et qui se roulent dans la boue.

Jésus-Christ parle par la bouche des uns, et le démon par celle des autres. Ceux-ci soutiennent leurs voix impures par le bruit des hautbois et des instruments de musique: niais les autres sont soutenus par la grâce du Saint-Esprit, qui se sert de leur langue pour faire une harmonie plus douce que celle des hampes et des luths. Le plaisir dont ils jouissent dans ces concerts sacrés est st pur et si divin, qu’il n’est pas possible de le faire concevoir à des personnes toutes plongées dans la fange. Je souhaiterais de tout mon coeur de faire voir à quelqu’un de ces jeunes gens si corrompus la troupe de ces saints solitaires. Je n’aurais pas besoin de lui parler davantage. Néanmoins, quoique je parle à des personnes noyées dans le vice, il faut faire quelque effort pour les tirer de cet abîme et les élever au-dessus d’eux-mêmes. Voyons donc ce qui se passe dans ce théâtre, et nous trouverons qu’il semble que ces gens aient été ingénieux pour inventer tout ce qui pouvait les perdre sans ressource. Comme si ces femmes impudiques n’étaient pas assez capables de les corrompre par leur seule venue, ils ont voulu qu’elles y mêlassent encore leur voix. Ainsi, le chant de ces malheureuses allume les passions les plus criminelles, et celui de ces saints solitaires a une vertu admirable pour les éteindre.

Après la vue et la voix, il y a encore un troisième piége, qui est la magnificence des habits. Et comme elle plaît d’une part aux yeux impudiques, elle blesse de l’autre les yeux des pauvres qui voient cette pompe avec indignation. Et s’il se trouve parmi les spectateurs un homme pauvre, qui vive dans l’obscurité et dans le mépris, il dit en lui-même : Des femmes perdues et des hommes infâmes, des fils de palefreniers et peut-être même des fils d’esclaves, paraissent ici avec un air et une magnificence de princes, et nous, qui sommes nés libres, de parents libres, et qui subsistons par un honnête travail, nous ne paraissons rien au prix de ces malheureux. Ainsi ils s’en vont tout tristes et tout confus.

La vue de ces saints solitaires ne fait point cette impression sur les hommes, et elle en fait plutôt une toute contraire. Car lorsqu’on y voit les enfants des personnes les plus riches et les plus illustres, porter des habits que le dernier des pauvres dédaignerait de regarder, et trouver sa joie et sa satisfaction dans cette pauvreté extrême, les pauvres y apprennent à se consoler dans tous leurs besoins, et les riches à être plus retenus et plus modérés dans leurs richesses.

Quand ces femmes impudiques paraissent sur le théâtre avec tant d’éclat, ces pauvres (536) soupirent en se souvenant de ce qu’ils voient chez eux, et les riches en reçoivent mie plaie mortelle. L’habit, la voix, le regard, la démarche, et tout l’extérieur efféminé de ces courtisanes pénètre jusqu’au fond de leur coeur. Et comme ils retournent chez eux, l’esprit plein de ce qu’ils ont vu au théâtre, ils n’ont souvent que des rebuts et des dégoûts pour leurs femmes. C’est ce qui produit les disputes, les querelles et les inimitiés, qui quelquefois ont causé même la mort. La vie leur devient insupportable, et ils ne voient plus que dés défauts dans leurs femmes et dans leurs enfants. Enfin le désordre se met tellement dans une maison, qu’il est capable de la renverser.

On n’éprouve point ce malheur, lorsque l’on considère les troupes de nos saints solitaires. La femme est surprise de voir dans son mari, lorsqu’il retourne de leurs déserts, un renouvellement de douceur et de modestie, un éloignement de tous les plaisirs déshonnêtes, et une humeur plus facile et plus douce qu’à l’ordinaire. Ce sont là les effets contraires de ces d’eux assemblées si différentes. L’une est la source de tous les maux, et l’autre de tous les biens. L’une change les agneaux en loups et l’autre les loups en agneaux. Vous me direz peut-être que la vie de ces solitaires est bien triste, et que toute la joie en est bannie. Mais je vous demande s’il y a rien au monde de plus agréable que de n’être jamais troublé d’aucune passion, de n’être point agité d’ennui, d’inquiétude et de tristesse? Comparons, si vous voulez, le divertissement du théâtre avec l’avantage qu’on reçoit de voir ces âmes saintes qui mettent leur joie à louer Dieu. L’un ne dure que jusqu’au soir, et laisse ensuite un aiguillon et un remords de conscience qui pique l’âme jusques au vif. L’autre demeure dans le fond du coeur, et y produit d’admirables fruits. Ceux qui ont vu ces saints solitaires, en reviennent l’esprit tout rein pli de la gravité et de la modestie de leur visage, de la beauté champêtre de leur désert, de la douceur de leur conversation, de la pureté de leur vie, et de cette harmonie divine de leurs langues et de leurs coeurs, lorsqu’ils chantent les louanges de Dieu. C’est pourquoi ceux qui aiment cette vie sainte, et qui la considèrent comme un port tranquille, fuient tous les tumultes du siècle, comme des écueils et des tempêtes.

Mais ceux qui voient ces saints ne sont pas seulement touchés et édifiés de leurs chants et de leurs prières, ils le sont encore de l’ardeur avec laquelle ils lisent les livres saints. Aussitôt qu’ils sont sortis de leurs saintes assemblées, l’un s’entretient avec Isaïe, l’autre avec les apôtres, un autre voit les écrits de quelque autre auteur, un autre s’occupe l’esprit de la grandeur et de la sainteté de Dieu, de la beauté de ses créatures visibles et invisibles, de la bassesse de cette vie, et de l’éternelle félicité que Dieu nous promet.

5. Ainsi ils se nourrissent toujours d’une excellente nourriture, non de la chair des animaux de la terre, mais de la parole de Dieu qui est plus douce que ce miel dont Jean-Baptiste se nourrissait dans le désert. Ce ne sont point des abeilles sauvages qui ont recueilli ce miel sur les fleurs, et qui en ont ensuite rempli leurs ruches. C’est la grâce du Saint-Esprit même qui répand ce miel dans leurs coeurs, comme dans des vases préparés, et qui leur permet toutes les fois qu’ils le veulent d’en goûter la douceur ineffable et de s’en nourrir. Ils sont eux-mêmes des abeilles saintes. Ils volent çà et là avec un plaisir chaste et spirituel dans tous ces livres sacrés, et ils en retirent un miel excellent. Si vous voulez comprendre plus clairement quelle est la douceur de cette nourriture divine, approchez-vous d’eux, et vous verrez qu’ils ne respireront au dehors que l’odeur de cette nourriture céleste dont ils sont remplis au dedans.

Leur bouche n’est jamais ouverte ni aux discours déshonnêtes, ni aux paroles aigres, ni aux disputes. Il n’en sort rien qui ne soit digne du ciel. La bouche des gens du monde toujours agités de la furie de leurs passions, qui n’ont que le vice et le désordre dans le coeur, est semblable à ces égoûts et à ces amas de fange et de boue. Mais celle de ces saints solitaires est comme une source très-vive et très-pure qui coule le lait et le miel. Si vous trouvez étrange que je compare la bouche des personnes du monde à des choses si honteuses et si sales., sachez au contraire que je les épargne beaucoup, et que l’Ecriture va bien plus loin, lorsqu’elle dit : « qu’ils ont sur leurs lèvres un venin d’aspics, et que leur gosier est comme un sépulcre toujours ouvert ». (Ps. XIII, 7.) Les lèvres de nos saints solitaires sont bien différentes de celles-là, puisqu’elles ne respirent qu’une odeur très agréable. (537) Vous voulez que jusqu’ici je n’ai représenté dans ces solitaires que le bonheur, dont ils jouissent en cette vie. Car qui peut exprimer ces délices éternelles que Dieu leur prépare en l’autre? Qui peut seulement comprendre ce repos si désirable , ce bonheur si incompréhensible, et ces biens si inestimables dont ils jouiront alors? Je ne doute pas que quelques-uns d’entre vous ne soient touchés de ce que je dis, et que vous ne conceviez quelque amour pour cette vie, lorsque nous tâchons de vous la dépeindre telle qu’elle est. Mais quel avantage retirerez-vous si ce feu que j’allume ne brûle dans votre coeur qu’autant de temps que vous êtes dans l’église, et s’il s’éteint aussitôt que vous en sortez? Pour prévenir donc ce mal, et pour empêcher que ce désir ardent ne se refroidisse, allez vous-mêmes voir ces anges de la terre, afin qu’il s’échauffe encore davantage par cette vue. Car un si saint spectacle fera sans doute plus d’impression sur vos esprits que but ce que je vous en pourrais dire.

Ne me dites point : avant que de partir, il faut que j’en parle à ma femme, et que je mette ordre à quelques affaires, par ce retard est une marque de l’indifférence que vous avez pour ces choses. Souvenez-vous que dans l’Evangile un homme n’a désiré qu’un peu de temps pour pouvoir donner ordre à sa famille, et que Jésus-Christ ne le lui a pas permis. Que dis-je, pour donner ordre à sa famille? (Luc. IX, 60.) Un autre disciple ne voulant qu’ensevelir son père, Jésus-Christ ne le lui accorda pas; et cependant il n’y a point de devoir de la piété chrétienne qui paraisse si nécessaire que d’ensevelir un père mort. D’où vient donc que Jésus-Christ n’accorde pas ce temps si court, sinon parce qu’il sait que le démon veille toujours pour nous tenter et pour chercher une entrée dans notre coeur, et que s’il peut nous Faire différer le moins du monde nos bonnes résolutions, il saura bien les détruire ensuite? C’est pourquoi le sage nous donne cet avis si important: « Ne différez point de jour eu jour ». (Eccl. V, 8, 18, 2l.) Car c’est ainsi que vous réglerez mieux toutes choses, et que vous apporterez un meilleur ordre aux affaires de votre famille: « Cherchez premièrement», dit Jésus-Christ, « le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces autres choses vous seront données comme par surcroît ». (Matth. VI, 33.) Si nous prenons garde avec tant de soin que ceux qui négligent leurs propres affaires pour se charger des nôtres, ne manquent de rien; combien plus Dieu pourvoiera-t-il à toutes choses, lorsque nous serons à ,lui; puisque lors même que nous n’y sommes point, il ne laisse pas de veiller sur nous avec une bonté si particulière? Ne vous inquiétez donc plus de tout ce qui vous regarde, mais déchargez sur la bonté de Dieu tous ces soins. Votre vigilance ne peut être que la vigilance d’un homme, mais Dieu veille sur vous en Dieu. Ne vous appliquez donc pas tout entier aux choses de la terre, en négligeant celles du ciel, de peur que Dieu n’abandonne aussi toutes vos affaires. Si vous voulez qu’il en prenne soin, abandonnez-vous à lui entièrement. Car si vous ne pensez qu’à vos affaires temporelles en négligeant les spirituelles, Dieu en aura d’autant moins de soin,, que celui que vous en avez est contre son ordre. Si vous voulez donc que ce que vous aimez vous réussisse, si vous voulez être en même temps délivré de soin, attachez-vous aux choses spirituelles, et méprisez les temporelles. Ainsi vous posséderez la terre et le ciel; et vous serez heureux dans le temps et dans l’éternité, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (538)

HOMÉLIE LXIX: « JÉSUS PARLANT ENCORE EN PARABOLES, LEUR DIT : LE ROYAUME DES CIEUX EST SEMBLABLE A UN ROI, QUI, VOULANT FAIRE LES NOCES DE SON FILS, ENVOYA SES SERVITEURS POUR APPELER AUX NOCES LES CONVIÉS, MAIS ILS REFUSÈRENT D’Y VENIR. IL ENVOYA ENCORE D’AUTRES SERVITEURS AVEC ORDRE DE DIRE DE SA PART AUX CONVIÉS: J’AI PRÉPARÉ MON DINER; J’AI FAIT TUER MES BOEUFS, MES VOLAILLES ET TOUT CE QUE J’AVAIS FAIT ENGRAISSER: TOUT EST PRÊT, VENEZ-VOUS-EN AUX NOCES». (CHAP. XXII, 1, 2, 3, 4, JUSQU’AU VERSET 15.)

 ANALYSE 

1. Jésus Christ, par la parabole du roi qui célèbre les noces de son fils, rappelle aux Juifs leurs crimes envers les envoyés de Dieu, et leur prédit leur châtiment.

2. La vocation divine nous vient non de notre mérite, mais de la grâce.

3 et 4. Quels sont les ornements dont il faut se parer pour approcher dignement de l’Eucharistie. — Que c’est une cruauté de se vêtir avec luxe, et de laisser mourir les pauvres de faim. . — L’orateur exhorte ses auditeurs à la vertu en leur représentant la vie des solitaires.— Combien ils doivent, à leur exemple, se regarder comme des soldats sur la terre. — Description de ces armées saintes. — Que les déserts apprennent à ceux qui vivent dans les villes de combien de choses ils peuvent se passer.

 

1. Considérez, mes frères, et par cette parabole et par la précédente, quelle différence il y a entre le fils et les serviteurs. Considérez combien d’un côté il y a de rapports entre ces deux paraboles, et combien de l’autre il y a de différence. Elles marquent toutes deux la longue patience de Dieu, sa douceur infatigable, sa providence et sa bonté, et l’extrême ingratitude des Juifs ; elles prédisent aussi toutes deux la chute des Juifs et la vocation des gentils. Mais cette dernière a ceci de particulier, qu’elle marque avec combien de circonspection et de crainte nous devons servir Dieu et avec quelle sévérité notre négligence sera punie. C’est pourquoi celle-ci vient parfaitement bien après la première. Jésus-Christ, qui avait terminé la première par ces paroles qui en faisaient la conclusion : « On donnera cette vigne à un peuple qui en produira les fruits », marque dans celle-ci quel est ce peuple.

Mais on voit encore ici une tendresse de Dieu toute particulière pour le salut des Juifs, les persécuteurs et les homicides de son Fils. La parabole précédente n’avait témoigné cette bonté de Dieu sur eux qu’avant la mort de Jésus-Christ; mais celle-ci fait voir qu’il est à leur égard dans la même disposition après même qu’ils l’ont fait mourir. Il ne cesse point encore alors de les appeler à lui; et lorsqu’il devrait tirer vengeance de leur crime, il ne pense qu’à les inviter aux noces et à leur rendre le plus grand honneur qu’il leur pouvait faire.

On voit encore dans ces deux paraboles que ce ne sont point les gentils qui sont appelés les premiers, mais les Juifs; et que, comme Dieu ne donne sa vigne à d’autres qu’après que les vignerons non-seulement n’en ont pas reçu le maître, mais qu’ils l’ont même fait mourir cruellement, il n’appelle aussi ces derniers aux noces qu’après que les autres ont refusé d’y venir. Y a-t-il rien de plus insensé que les Juifs? ils sont invités aux noces, et à des noces qu’un roi si puissant fait à son Fils unique, et ils ne daignent point y venir.

Quel homme sur la terre ne se tiendrait très-heureux, si un roi lui offrait un pareil honneur.

Mais d’où vient, me direz-vous, que Jésus-Christ compare à des noces la grâce qu’il est venu apporter au monde? Il le fait pour nous (539) faire mieux comprendre le soin qu’il a de nous et le désir qu’il a de notre salut. Il le fait pour empêcher que vous ne vous figuriez rien de triste dans cette vocation, et que vous reconnaissiez que tout y est rempli d’une joie céleste et de délices ineffables. C’est pourquoi saint Jean appelait Jésus-Christ « 1’Epoux (Jean, III, 29) », comme l’a fait saint Paul ensuite, lorsqu’il dit: « Je vous ai fiancé à un homme». (II Cor. II, 2.) Et ailleurs : « C’est là un grand mystère; mais je dis en Jésus-Christ et en l’Eglise ». (Ephés. V, 32.) -

Vous me direz peut-être: pourquoi l’Evangile ne dit-il pas que « ces noces » sont les noces du Père, et pourquoi les appelle-t-il les noces du Fils? C’est parce que cette divine épouse était préparée pour le Fils. Quoiqu’on puisse dire en même temps qu’elle a été aussi préparée pour le Père, parce que, comme ils n’ont tous deux qu’une même substance, I’Ecriture leur attribue assez indifféremment plusieurs choses. Mais cette dernière parabole marque clairement la résurrection du Fils; ce que ne fait pas la précédente, qui ne représente au contraire que la mort du Fils unique, au lieu que celle-ci montre les noces du Fils après sa mort et par sa mort même, puisque c’est par elle qu’il devient Epoux.

Cependant toutes ces instructions n’adoucissent point les Juifs; et tant de vérités étonnantes ne les font point rentrer en eux-mêmes. Ils portent leur malice jusqu’au dernier excès, et commettent trois crimes horribles qui leur attireront éternellement la haine et la condamnation du monde entier. Le premier, le meurtre de tant de prophètes; le second, la mort du Fils unique; et le troisième, la dureté épouvantable qu’ils témoignent contre lui après sa mort. Quoiqu’ils aient fait mourir son Fils si cruellement, Dieu ne laisse pas d’inviter encore ces meurtriers « à ses noces », mais ils refusent d’y venir, et ils prennent des excuses ridicules pour colorer ce refus. L’un dit qu’il a « acheté des bœufs », l’autre « qu’il a acquis une terre », et l’autre enfin « qu’il s’est marié».Ces prétextes, qui sont spécieux, nous apprennent qu’il n’y a rien sur la terre, quelque nécessaire qu’il paraisse, qui ne doive céder à ce qui regarde le salut.

Dieu invite ces hommes, non en les surprenant tout d’un coup, mais en les appelant plu. sieurs siècles auparavant: « Dites aux invités», dit-il; et après ; « Allez appeler les invités », ce qui redouble encore leur crime. Vous me demanderez, mes frères, quels sont les serviteurs « qui les ont appelés ». Ce sont les prophètes, c’est saint Jean qui envoyait tout le monde à Jésus-Christ, et qui déclarait hautement que Jésus croîtrait et que lui au contraire diminuerait. Enfin, c’était le Fils de Dieu même qui les avait appelés, et qui leur disait: « Venez, vous tous qui êtes travaillés, et qui êtes chargés, et je vous soulagerai ». (Matth. XI, 27.) Et ailleurs : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive ». (Jean, VII, 37.)

Mais il ne se contente pas de les appeler de paroles. Il les appelle encore par des effets pleins de merveilles. Et après son ascension il les invite par saint Pierre, et par ses autres apôtres à retourner enfin à lui : « Celui », dit saint Paul, « qui a établi Pierre par sa force toute-puissante pour être l’apôtre des Juifs, m’a établi de même pour être l’apôtre des gentils ». (Galat. II, 7.) Dieu, quoiqu’ils eussent tué son Fils, les appelle encore une fois par ses serviteurs. Mais à quoi les appelle-t-il? Est-ce à des supplices? est-ce à des afflictions? est-ce à des souffrances? Ou n’est- ce pas plutôt « à des noces », à des plaisirs et à des délices? « J’ai fait tuer », dit-il, « mes boeufs et mes volailles ». Quelle magnificence ! Quelle somptuosité ! Et cependant rien ne peut toucher les Juifs, et plus la patience de Dieu redouble à leur égard, plus croit aussi leur dureté et leur résistance.

«Mais eux, sans s’en mettre en peine, s’en allèrent l’un à sa maison des champs, et l’autre à son trafic ordinaire (5) ». Ils refusent de venir à ces noces où Dieu les fait appeler avec tant de soin, et ils refusent d’y venir, non tant par des empêchements réels que par une pure négligence. Cette excuse des boeufs qu’ils ont achetés, ou d’une terre qu’ils ont acquise, ne sont que des prétextes de leur paresse. Dieu ne reçoit point ces excuses lorsqu’il nous appelle au salut. Il n’y a point de nécessité ni d’affaire qui doive nous en détourner. Mais leur plus grand mal n’est pas de ne point venir à ces noces; c’est de traiter si mal ceux qui les y viennent inviter, de leur faire tant d’outrages et de les tuer.

« Les autres se saisirent de ses serviteurs, « leur firent plusieurs outrages et les tuèrent (6) ». Ils paraissent bien plus cruels et bien plus brutaux ici que dans la parabole précédente. Ils tuaient là des serviteurs qui leur (540) venaient demander les revenus d’une vigne; mais ici ils tuent ceux qui ne viennent à eux que pour les inviter aux noces de celui dont ils avaient été les meurtriers; ce qui est le comble de la brutalité et de la fureur. C’est le reproche que saint Paul leur fait, lorsqu’il dit: « Ils ont tué vos serviteurs et vos prophètes; et ils nous ont persécutés ». (Rom. XI, 3.) Il prévient même l’excuse qu’ils pouvaient prendre en disant qu’ils ne le tuaient que parce qu’il était contraire à Dieu; lorsqu’il dit que c’est le Père qui les invite, et qui fait ces noces auxquelles il les appelait. Quel sera donc le supplice de ces barbares, qui, après avoir refusé si orgueilleusement de venir à ses noces, répandent le sang de ceux qui les y avaient invités?

« Le roi, l’ayant appris, entra en colère; il e envoya ses armées, perdit ces meurtriers, et brûla leur ville (7.) ». Il brûle leur ville et envoie de troupes pour les passer tous au fil de l’épée. Il prédit par ces paroles ce qui devait arriver sous Vespasien et sous Tite, et montre par là quel outrage les Juifs faisaient au Père en traitant ainsi son Fils; puisque c’est le Père qui les en punit. Cependant il ne les punit pas aussitôt après la mort de Jésus-Christ, mais seulement quarante ans après, afin de leur montrer jusqu’où allait sa douceur et son invincible patience. Car ils ne furent ruinés qu’après qu’ils eurent lapidé le saint martyr Etienne, qu’ils eurent coupé la tête à saint Jacques, et qu’ils eurent témoigné tant de mépris pour tous les apôtres. Mais nous devons admirer la certitude de cette prophétie, et la promptitude avec laquelle elle fut accomplie, puisqu’elle fut exécutée du vivant même de l’apôtre saint Jean, et de plusieurs autres qui l’avaient ouïe de la bouche du Sauveur.

Repassez donc encore une fois dans votre esprit, mes frères, quel soin Dieu a témoigné pour ce peuple. Il a planté une vigne, il l’a enfermée de murailles; il a fait tout ce qu’il fallait. Il envoie ensuite des serviteurs pour en demander les fruits : les vignerons les tuent. Il en envoie d’autres; ils les tuent encore. Il envoie son propre Fils : ils le tuent et le crucifient. Après cet outrage, et après une mort si injuste, Dieu les appelle encore aux noces, et ils refusent d’y venir. Il leur envoie d’autres serviteurs pour les presser davantage; et ils les font mourir. Enfin, après qu’ils ont témoigné par tant de preuves que leur maladie était incurable et leur opiniâtreté inflexible, Dieu prononce l’arrêt de leur condamnation. Et il est aisé de voir que leur malice était entièrement incurable, puisqu’ils ne se sont pas convertis, lors même que les femmes perdues et les publicains ont cru en Jésus-Christ, et qu’ainsi la foi de ces pécheurs qu’ils n’ont pas voulu imiter, est une seconde condamnation de leur perfidie.

Que si l’on dit que Jésus-Christ n’a pas attendu à prêcher l’Evangile aux gentils que les Juifs eussent maltraité les apôtres, parce qu’il leur dit aussitôt après sa résurrection: « Allez, enseignez tous les gentils » , nous répondons que Jésus-Christ, et avant et après sa mort, a envoyé ses apôtres aux Juifs. Car il leur commanda formellement avant sa passion d’aller aux brebis de la maison d’Israël qui étaient égarées; et après sa résurrection, non-seulement il ne leur défendit point de prêcher aux Juifs; mais il leur ordonna expressément d’aller commencer par eux, Quoiqu’il leur eût dit qu’ils iraient porter son Evangile par toute la terre, il voulut qu’ils l’annonçassent d’abord à cette ville rebelle: « Vous recevrez », leur dit-il, « la force du Saint-Esprit qui viendra sur vous, et vous me servirez de témoins dans Jérusalem, dans toute la Judée, et jusqu’aux extrémités de la terre». Saint Paul dit de même: « Celui qui a agi dans Pierre pour le rendre l’apôtre des Juifs, a agi en moi pour me rendre l’apôtre des gentils. » (Act. I, 7.) Ainsi, les apôtres d’abord prêchèrent aux Juifs, et après avoir longtemps été maltraités par eux et enfin bannis de leurs terres, ils s’en aillèrent ensuite prêcher aux gentils.

2. Mais considérez ici, mes frères, la magnificence de Dieu. « Alors il dit à ses serviteurs: Le festin des noces est tout prêt, mais ceux que nous y avions appelés n’en étaient pas dignes (8). Allez-vous-en donc dans les carrefours et appelez aux noces tous ceux que vous trouverez (9). Ils se contentaient auparavant de demeurer dans la Judée, et de prêcher indifféremment à tous ceux qui s’y trouvaient, Juifs ou gentils: mais, reconnaissant que les Juifs leur dressaient toujours des piéges, saint Paul explique enfin cette parabole: « Il fallait », dit-il » , qu’on vous prêchât d’abord la parole de Dieu; mais puisque vous vous en êtes jugés indignes, nous nous tournons vers les gentils » . (Act. XVII,6) c’est pourquoi Jésus-Christ dit dans cette parabole: (541) « Le festin des noces est tout prêt, mais ceux que nous y avions appelés n’en étaient pas dignes ». Il savait d’abord qu’ils en seraient indignes, mais il ne laisse pas néanmoins de venir lui-même les prier les premiers, et d’y envoyer ses serviteurs, afin de leur ôter un jour tout sujet d’excuse, et de nous apprendre à nous autres, qui sommes ses ministres dans l’Eglise, à faire tout ce qui est de notre devoir, quand même nous ne devrions retirer aucun fruit de nos travaux: « Puis donc », dit-il, « que ceux que nous y avions appelés, n’en étaient pas dignes, allez-vous-en dans les carrefours, et appelez aux noces tous ceux que vous trouverez. Et ses serviteurs étant allés dans les rues, assemblèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, bons et méchants (10 ». Comme il avait dit auparavant que les publicains et les femmes de mauvaise vie entreraient au ciel; que les premiers seraient les derniers, et que les derniers seraient les premiers, et que cette .menace était très-sensible aux Juifs qui étaient plus touchés de voir les gentils prendre leur place, que de voir toute leur ville ruinée, il montre ensuite combien ce traitement était juste. Mais, pour apprendre à ces derniers que la foi seule ne leur suffit pas, il leur parle aussitôt de son jugement et de la sévérité avec laquelle il condamnerait tous les coupables; soit ceux qui n’auraient pas cru, parce qu’ils n’auraient pas voulu recevoir la foi; soit ceux qui auraient cru, parce que la pureté de leur vie n’aurait pas répondu à la sainteté de leur foi.

« Ensuite le roi entra pour voir ceux qui étaient à table, et, ayant aperçu homme qui n’était pas vêtu de la robe nuptiale (11), il lui dit : Mon ami, comment êtes-tous entré en ce lieu sans avoir la robe nuptiale? et cet homme ne sut que répondre (12). Alors le roi dit à ses gens : Liez-lui les pieds et les mains, et jetez-le dans les ténèbres extérieures. C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (13). Car il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus (14) ». Cette robe nuptiale dont l’Evangile parle ici, représente notre vie et la pureté de nos actions. Dieu nous appelle par sa seule grâce, et la vocation vient de sa pure-bonté, et non point de nos mérites. Mais, afin que celui qui est appelé conserve ses vêtements blancs, il faut qu’il agisse et qu’il travaille. Puis donc qu’il nous avait prévenus par une si grande grâce, c’était à nous à la reconnaître et à ne témoigner pas tant d’ingratitude et tant de malice après un si grand honneur.

Vous me direz peut-être que vous n’avez pas reçu de Dieu tant de grâces que les Juifs. Et moi je vous réponds que vous en avez beaucoup plus reçu. Car il vous a donné en un moment ce qu’il leur avait promis durant beaucoup de siècles; et il vous l’a donné lorsque vous en étiez tout à fait indignes. Aussi saint Paul dit: « Que les nations glorifient Dieu de la miséricorde qu’il leur a faite (Rom, XV, 9) » ; parce qu’elles ont reçu ce qui avait été promis aux Juifs. C’est pourquoi Dieu tirera une effroyable vengeance de ceux qui ne lui témoigneront que de l’indifférence et du mépris après tant de grâces. Les Juifs ont traité Dieu injurieusement en refusant de venir au festin de ses noces; et vous le traitez avec encore plus d’outrage, lorsque, après y avoir été appelé par une bonté si rare, vous osez vous y présenter avec une vie tout impure et toute corrompue. Car ces habits sales et souillés marquent l’impureté de la vie.

L’Evangile ajoute aussi que cet homme « ne sut que répondre ». On voit par là que, bien que le crime de cet homme fût si visible, Dieu néanmoins différa de le châtier jusqu’à ce que le coupable se fût condamné lui-même. Car c’était se condamner que de demeurer dans le silence. Il est jeté aussitôt dans des supplices épouvantables. Car lorsque vous entendez nommer ce mot de « ténèbres extérieures » , ne vous imaginez pas qu’on ait seulement jeté cet homme dans quelque lieu obscur et ténébreux, puisque Jésus-Christ assure aussitôt qu’il y a là des pleurs et des « grincements de dents ». Il a voulu, par cette expression, nous faire concevoir des tourments épouvantables.

Ecoutez ceci, vous tous qui, invités à nos saints mystères et au festin des noces de l’Agneau, y venez avec des âmes impures et corrompues. Souvenez-vous du lieu où l’on vous a trouvés, quand vous avez été appelés à ces noces. L’Evangile vous rappelle, par les termes « de carrefours et de places publiques », ce que vous étiez lorsqu’on vous a appelés, c’est-à-dire « pauvres, aveugles et boiteux »au dedans de l’âme; sorte de plaies bien plus dangereuses que la cécité et les autres maux du corps. Ayez du respect pour celui qui vous appelle si charitablement à ses noces. Cessez (542) de porter ces vêtements honteux et horribles à voir. Que chacun travaille à parer son âme d’une robe blanche et sans tache. Ecoutez ceci, hommes et femmes. Nous ne demandons point de vous que vous apportiez ici des draps d’or et une magnificence qui n’est qu’au dehors. Nous vous demandons des habillements intérieurs et spirituels. Tant que vous serez attachés à cet ornement de votre vanité, il sera bien difficile que vous ayez ceux que je vous demande. On ne peut parer en même temps l’âme et le corps. On ne peut en même temps-être esclave de l’argent et obéir à Jésus-Christ comme il le désire. Renonçons donc pour jamais à cette passion si cruelle de l’avarice.

Si quelqu’un voulait orner votre maison de tapisseries rehaussées d’or et d’argent, et qu’il vous laissât cependant tout nu, ou couvert d’habits sales et déchirés, souffririez-vous cette injure? Cependant c’est vous-mêmes qui vous faites cet outrage. Vous ornez magnifiquement votre corps, qui est comme la maison de votre âme, pendant que la maîtresse qui y doit habiter est toute déchirée et toute nue. Ignorez-vous qu’on doit plus parer le roi que la ville dont il est le souverain, et qu’on se contente de donner à la ville un ornement médiocre, lorsque le roi est couvert d’or et de pourpre? Traitez votre âme avec la même justice. Donnez à votre corps un habit modeste, mais revêtez votre âme de pourpre. Donnez-lui une couronne d’or, et faites-la asseoir sur le trône. Mais vous faites le contraire. Vous ornez toutes les rues et tout le dehors de la ville, et vous souffrez que l’âme, qui en est reine, soit honteusement traînée captive par une infinité de passions vous souviendrez-vous jamais que vous êtes invité aux noces, aux noces de Dieu même? Ne pensez-vous point combien doivent être précieux les vêtements avec lesquels votre âme doit entrer dans cette chambre nuptiale; et qu’elle doit être , comme dit le Prophète, « vêtue d’une robe en broderie d’or, semée à l’aiguille de diverses fleurs »? (Ps. 44.)

3. Voulez-vous que je vous montre quels sont ceux qui ont ces vêtements divins, et qui sont revêtus de la robe nuptiale? Souvenez-vous de ces saints solitaires dont je vous parlais la dernière fois ; de ces hommes austères qui sont couverts d’un cilice et qui passent toute leur vie dans le fond d’un désert. Voilà ceux qui sont parés comme Jésus-Christ veut que le soient ceux qui viennent à ses noces. Si vous présentiez à ces hommes un habillement de pourpre , ils le rejetteraient avec autant d’horreur qu’un roi rejetterait les haillons des pauvres dont on le voudrait revêtir. Ce qui leur donne un si grand mépris pour celle vaine magnificence du corps, c’est la connaissance et le désir qu’ils ont de la beauté des vêtements de leurs âme3. C’est là ce qui leur fait fouler aux pieds la pourpre et l’écarlate comme des toiles d’araignée. Le sac et le cilice dont ils sont toujours revêtus les soutiennent même dans cette pensée, puisque, dans cet état si vil et si méprisable en apparence, ils ne laissent pas d’être infiniment plus grands et plus illustres que les rois. Si vous pouviez pénétrer le dedans de ce sanctuaire, envisager de près leurs âmes, et en considérer les ornements, ce grand éclat vous éblouirait et vous ferait tomber par terre. Vous ne pourriez soutenir cette lumière si vive, et l’éclat de leur conscience toute pure et sans aucune tache vous éblouirait les yeux.

J’avoue que nous avons dans nos livres des exemples aussi admirables et des hommes aussi rares que ceux d’aujourd’hui ; mais néanmoins, comme ce qui se voit des yeux touche davantage les personnes moins spirituelles, je ne me lasse point de vous prier d’aller voir ces saints solitaires dans leurs retraites et dans leurs cellules. Vous n’y verrez rien de triste , rien qui les afflige ou qui les puisse chagriner.. On croirait qu’ils ont placé leurs tentes dans le ciel même, où ils demeurent paisiblement éloignés de tous ces accidents fâcheux qui traversent la vie des hommes combattant généreusement contre le démon, et entreprenant avec autant de joie de le combattre et de le vaincre, que s’ils allaient à des noces. C’est pour ce sujet qu’ils vont chercher dans les déserts un lieu reculé pour s’y dresser une tente, et qu’ils fuient les villes et les places publiques, parce qu’un soldat ne peut être en même temps à la guerre et dans une maison. Il cherche une tente qu’il dresse à la hâte, et où il demeure comme en devant sortir bientôt.

Ces solitaires vivent donc d’une manière qui est étrangement opposée à la nôtre. Car pour nous, bien loin de vivre comme si nous étions dans un camp, nous vivons comme au milieu d’une ville et comme dans une profonde paix. Qui s’est jamais mis en peine à l‘armée de creuser des fondements pour bâtir une maison (543) où il habite, puisqu’on n’y fait que passer d’un lieu en un autre? N’est-il pas vrai, au contraire, que si quelqu’un voulait faire ainsi la guerre, on le regarderait comme un lâche, et qu’on le tuerait comme un traître ? Quel est le soldat qui, étant dans le camp, pense à acquérir de grandes terres, mi à faire quelque trafic pour amasser de l’argent? Car il n’y est pas pour s’enrichir, mais pour combattre. Faisons de même, mes frères. Nous sommes soldats, et la terre est notre camp. Ne pensons point à trafiquer en un lieu que nous quitterons dans un moment. Quand nous serons arrivés en notre patrie céleste, nous nous enrichirons assez. Je vous dis donc à vous tous qui aimez à acquérir du bien: Attendez alors à devenir riches Mais je me trompe : lorsque vous y serez arrivés, vous n’aurez pas besoin de travailler pour cela. Votre roi y prépare lui-même une abondance infinie de biens, dont il comblera tous vos désirs.

Vivons donc, mes frères, comme dans un lieu et un temps de guerre. Nous n’avons besoin que de tentes ou de huttes, nous n’avons point besoin de maisons. N’avez-vous point entendu dire quelquefois que les Scythes vivent dans des chariots sans avoir aucune demeure arrêtée? C’est ainsi, mes frères, que doivent vivre les chrétiens. Ils doivent parcourir toute la. terre en combattant contre le démon, en retirant de sa tyrannie les captifs qu’il entraîne, et en méprisant généreusement ce qui ne regarde que la vie présente. Pourquoi donc, ô chrétien, vous bâtissez-vous avec tant de soin des maisons et des palais pour y demeurer? Est-ce afin de vous lier à la terre par des chaînes plus pesantes? Pourquoi cachez-vous votre argent dans la terre? Est-ce afin d’inviter votre ennemi à venir prendre son avantage pour vous combattre? Pourquoi élevez-vous des murailles si solides? Est-ce pour vous bâtir une prison?

Si vous croyez qu’il vous soit pénible de vous passer de toutes ces choses, allez au désert de ces solitaires ; voyez leurs cabanes, et reconnaissez enfin combien il est facile de ne rien rechercher de tout ce que vous vous croyez si nécessaire. Ils ne demeurent que sous de petites tentes qu’ils quittent avec autant de facilité lorsqu’il le faut, qu’un soldai quitte sa hutte pour aller goûter la paix dans les villes. Je trouve infiniment plus de plaisir à voir un vaste désert rempli de petites cellules où demeurent ces saints solitaires, que de voir une armée campée dans un champ, les tentes dressées, les pointes des piques élevées en haut, les drapeaux suspendus aux lances et agités de l’air; l’éclat des boucliers qui, frappés du soleil, jettent des flammes et, des rayons de toutes parts; cette multitude effroyable de têtes d’airain et d’hommes de fer, la tente du général, comme un palais fait en un moment, toute environnée de gardes et d’officiers; et cette confusion d’hommes mêlés ensemble, dont les uns sont sous les armes, les autres courent ou repassent çà et, là au bruit des trompettes et. des tambours.

Ce spectacle frappe les yeux et étonne agréablement, et néanmoins il n’a rien de comparable à celui que je vous propose. Car si nous allons dans ces déserts, et si nous y considérons les tentes de ces soldats de Jésus-Christs nous n’y trouverons ni lances, ni épées, ni aucune arme; ni ces draps d’or. dont on pare les tentes des empereurs et des généraux d’armées.; mais nous serons surpris, comme si, passant dans un pays sans comparaison plus beau et plus heureux que celui-ci, nous voyions paraître tout d’un coup un ciel nouveau sur une nouvelle terre. Car les cellules de ces saints qui y sont ne cèdent pas au ciel même, puisque les anges y viennent, et le Roi des anges. Car si ces bienheureux esprits se sont tant plu autrefois avec le saint patriarche Abraham, quoiqu’il fût engagé dans le mariage, ayant sa femme et ses enfants, parce qu’il aimait à recevoir les étrangers; combien se plairont-ils davantage, et aimeront-ils plus ardemment à ne faire qu’un même coeur avec des hommes qui sont dans une vertu et une condition beaucoup plus pure, qui sont dégagés entièrement de leurs corps, et qui, dans la chair même, se sont élevés au-dessus de la chair?

Leur table a banni pour jamais toutes sortes de voluptés et de luxe. Elle est toujours pure et sobre, et toujours digne d’un chrétien. On ne voit point là, comme dans nos villes, des ruisseaux de sang des bêtes égorgées, et des animaux coupés en cent parties. On n’y voit point ni ce feu, ni ces fumées, ni ces odeurs insupportables, ni ce bruit et ce tumulte, ni tous ces raffinements pour satisfaire le goût, suites de l’art et de l’empressement des cuisiniers. On voit pour tous mets sur leur table du pain et de l’eau. Ils ont l’une d’une fontaine voisine, et gagnent l’autre par leurs justes (544) et saints travaux. S’ils veulent quelquefois faire quelque grand festin, cet extraordinaire se borne à quelque fruit que les arbres de leurs déserts leur produisent, et ils trouvent en cet infiniment plus de délices que d’autres n’en trouveraient dans la table des rois. Ils ne sont pas exposés en ce lieu aux craintes et aux frayeurs. Les puissances ne les inquiètent point. Ils n’ont point de femmes ni d’enfants qui les fâchent. Ils ne s’abandonnent jamais à des ris démesurés, et ils ne sont point assiégés de ces hommes lâches, qui leur puissent inspirer de la complaisance par leurs louanges et leurs flatteries.

4. Leur table est comme une table d’anges, éloignée de tout bruit et toujours dans la paix. L’herbe verte leur sert de siège, et ils retracent là tous les jours ce festin miraculeux que Jésus-Christ fit à tout un peuple dans un lieu semblable à celui où ils demeurent. Plusieurs d’entre eux n’ont pas même de cellules. Ils n’ont point d’autre toit que le ciel, ni d’autre lampe durant la nuit que la lune qui les éclaire sans avoir besoin d’y mettre de l’huile. C’est proprement pour eux que la lune luit, puisqu’ils ne se servent point d’autre lumière que de la sienne. Les anges, voyant du ciel la tempérance et la pauvreté de leur table, trouvent en eux leurs plaisirs et leurs délices. Car s’ils se réjouissent d’un pécheur qui fait pénitence, que ne doivent-ils point faire en voyant tant de justes qui les imitent, et qui vivent sur la terre de la vie du ciel?

Il n’y a point entre eux de serviteur ou de maître. Tous sont serviteurs, et tous sont libres. Ce n’est point une énigme que ce que je dis; car ils sont véritablement serviteurs les uns des autres, et maîtres les uns des autres. Lorsque la nuit est venue, on ne les voit point plongés dans une profonde tristesse, comme on voit si souvent les gens du monde, qui repassent avec chagrin les malheurs et les pertes qui leur sont arrivées durant le jour. Après le souper, ils ne sont point en peine de se défendre contre les voleurs, de fermer leurs portes avec soin, et de prendre toutes ces autres précautions qu’on prend dans le monde. Ils ne, craignent point, en éteignant leurs lampes, qu’une étincelle mette le feu au logis.

Leurs conférences et leurs entretiens sont pleins aussi d’une paix modeste et tranquille. Ils ne perdent point de temps comme nous à parler de choses vaines et superflues qui ne les regardent point. Ils ne se racontent point de nouvelles, si un particulier est devenu roi, si un prince est mort, si un autre lui a succédé. Tous ces entretiens, qui occupent Les gens du monde, leur sont inconnus. Ils ne parlent et ils ne s’occupent que de l’avenir et des choses éternelles. Il semble qu’ils habitent une autre terre que la nôtre, et qu’ils soient déjà dans le ciel. Dans toutes les questions qu’ils s’adressent entr’eux, ils ont pour but de s’instruire, par, exemple, de ce que c’est que le sein d’Abraham ; quelles sont les couronnes que Dieu promet aux saints, et quelle sera cette union admirable que nous aurons un jour avec Jésus-Christ. Voilà ce qui occupe toutes leurs pensées, et ce qui forme tous leurs entretiens. Car, pour ce qui regarde les choses de ce monde, ce sont des matières qui ne sont point pour eux. Et comme nous rougirions de nous mettre en peine de savoir ce que les fourmis font dans leur fourmilière, ils dédaignent de même de s’informer de ce qui se passe parmi les hommes.

Leur esprit n’est attentif qu’à ce Roi céleste; qu’à cette guerre que nous avons avec le démon; qu’à chercher les moyens d’éviter ses piéges et ses artifices, et qu’à considérer les grands exemples de vertu que nous ont donnés les saints. En effet, mes frères, quelle différence trouverez-vous entre nous et des fourmis, si nous nous comparons avec ces saints solitaires? Car, ne peut-on pas dire que, comme les fourmis ne sont attentives qu’à ce qui regarde le corps, nous ne sommes de même occupés qu’à ces sortes de pensées, et à de plus basses encore et plus indignes de nous? Car nous ne pensons pas seulement comme les fourmis aux choses nécessaires, mais aux superflues. Ces petits animaux passent innocemment leur vie sans faire aucun mal, mais nous passons la nôtre dans mille violences, et nous imitons non les fourmis, mais les loups et les lions. Nous sommes même pires que ces animaux si farouches. Car c’est la nature qui leur a appris à vivre de ce qu’ils ravissent; mais nous, après avoir reçu de Dieu le don si précieux de la raison, nous ne rougissons point d’être plus cruels que les bêtes les plus cruelles.

Jetons donc les yeux sur la vie de ces saints hommes, qui, s’étant rendus égaux aux anges, vivent ici-bas comme des étrangers, et qui nous’ sont entièrement opposés dans l’usage qu’ils (545) font généralement de toutes choses, de la nourriture, des habits, du logement, de la conversation et de la parole. Si quelqu’un écoutait leurs entretiens et les nôtres, et tés comparait ensemble, il verrait clairement qu’ils sont dignes d’être dans le ciel, et que nous sommes indignes d’être sur la terre.

Lorsque quelque grand ou quelque prince les va voir, c’est alors qu’on reconnaît le néant de tout ce qui paraît de plus magnifique dans le monde. On voit un solitaire accoutumé à remuer la terre, et qui ne sait rien de toutes les affaires du siècle, s’asseoir indifféremment sur un gazon auprès d’un général d’armée qui s’élève dans son coeur de l’autorité qu’il a sur tant d’hommes. Car il ne trouve là personne qui le flatte, et qui le porte à tenir son rang. Il lui arrive alors la même chose qu’à un homme qui s’approcherait d’un ouvrier en or, ou d’un lieu rempli de roses, et qui tirerait quelque éclat de cet or, et quelque odeur de ces fleurs. Ceux mêmes qui voient de près ces saintes âmes, tirent quelque avantage de l’éclat et de la bonne odeur de leur vertu, et rabaissent quelque chose de ce vain orgueil-où ils étaient avant de les voir. Comme nous voyons qu’un homme fort petit ne laisserait pas de se faire voir de bien loin s’il montait sur un lieu très-élevé ; de même ces grands du monde, en s’approchant de ces saints solitaires, paraissent quelque chose autant de temps qu’ils demeurent avec eux , mais lorsqu’ils sortent de leur compagnie, ils rentrent aussitôt dans leur première bassesse.

Les rois, ni les princes ne sont rien dans l’esprit de ces saints. Ils se rient de leur éclat et de leur vaine magnificence, comme nous nous rions des jeux des petits enfants. Et en effet, si on leur offrait le plus grand et le plus paisible royaume de la terre, ils n’en voudraient point , parce qu’ils n’ont dans l’esprit que cette principauté souveraine et éternelle, qui leur fait mépriser toute la grandeur passagère de celle du monde.

Qui nous empêche donc, mes frères, de sortir de notre bassesse pour aller voir ces âmes si heureuses et si élevées? N’irons-nous jamais voir ces anges couverts du corps d’un homme? « Ne nous revêtirons-nous » jamais comme eux « de ces vêtements si purs et si blancs » , afin de nous présenter « à ces noces » spirituelles, avec une bienséance digne de Dieu? Demeurerons-nous toujours dans notre première « pauvreté » , mendiant misérablement notre vie « dans les carrefours », et ne différant en rien des pauvres qui nous demandent l’aumône , sinon peut-être en ce que nous sommes encore plus misérables qu’eux? Un riche qui est méchant est bien plus malheureux qu’un pauvre qui est bon, et il vaut sans comparaison mieux demander l’aumône que de prendre le bien d’autrui. On excuse l’un, mais on punit l’autre. L’un n’offense point Dieu, mais l’autre offense également Dieu et les hommes ; et, après avoir bien travaillé pour amasser du bien par ses rapines , il en laisse souvent le fruit aux autres.

Comprenons ces vérités, mes frères: renonçons à l’avarice et au désir des biens de la terre. N’amassons que les biens du ciel, et ravissons, avec une sainte et généreuse violence, ce royaume que Dieu nous promet, pour y jouir du bonheur éternel que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire , dans tous les siècles des siècles. Ainsi-soit-il. (546)

HOMÉLIE LXX: « ALORS LES PHARISIENS S’ÉTANT RETIRÉS, FIRENT DESSEIN ENTRE EUX DE LE SURPRENDRE DANS SES PAROLES ». (CHAP. XXI, 15, JUSQU’AU VERSET 34.)

ANALYSE

1. Nouvelle question très-captieuse que les pharisiens adressent à Notre-Seigneur, dans l’espoir de le compromettre envers le pouvoir politique.

2. Jésus les déjoue par la fameuse réponse : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. — Jésus réfute une objection des saducéens contre la résurrection.

3.5. Que les chrétiens doivent toujours s’occuper l’esprit des biens du ciel et les désirer. — L’orateur propose encore l’exemple des solitaires. — Quelle est la guerre que ces bienheureuses âmes livrent an démon. — De l’horreur qu’on doit avoir de la vie des gens du monde.

 

1.Qu’est-ce à dire « alors» ? c’est-à-dire lorsqu’ils devaient plutôt penser à entrer dans des sentiments de componction, lorsqu’ils devaient admirer la douceur de Jésus-Christ, lorsqu’ils devaient trembler de ce qui leur devait arriver, et que le passé les avait fait juger de l’avenir. Car, outre les oracles de Jésus-Christ, les faits élevaient aussi la voix pour annoncer la ruine prochaine des Juifs, puisque l’on voyait les publicains et les femmes prostituées croire au Fils de Dieu, et que les prophètes et les justes avaient été mis à mort. C’était par là qu’ils devaient luger de leur état, et regarder leur perte comme assurée et entièrement inévitable. Ils devaient au moins alors rentrer en eux-mêmes et se convertir, et croire en celui qu’ils persécutaient si cruellement. Cependant rien ne peut encore arrêter leur malignité, ni faire cesser leur envie. Elle s’augmente plus que jamais; et comme la crainte du peuple les empêchait de se saisir de Jésus-Christ, ils usent d’un autre artifice pour le surprendre et pour le faire passer comme un criminel de lèse-majesté dans l’esprit du peuple.

« Et ils lui envoyèrent leurs disciples avec les hérodiens qui lui dirent: Maître, nous savons que vous êtes sincère et véritable et que vous enseignez la voie de Dieu dans la vérité, sans avoir égard à qui que ce soit; parce que vous ne considérez point la qualité des personnes (16). Dites-nous donc votre avis sur ceci : Est-il permis de payer le tribut à César, ou non (17) » ? Ils payaient déjà le tribut, puisque leur état était déjà passé sous la puissance des Romains. Mais comme ils avaient vu que Theudas et Judas avaient pour ce sujet été punis comme des séditieux, ils tâchaient d’engager insensiblement le Sauveur dans le même crime. Ils lui envoient donc leurs disciples avec les hérodiens pour lui faire cette demande artificieuse, afin que de tous côtés il fût comme environné de précipices, et que quelque réponse qu’il pût faire, il ne pût éviter le piége qui lui avait été tendu. C’était pour ce sujet qu’ils s’étaient adroitement liés avec les hérodiens, afin que s’il répondait en faveur des hérodiens, les Juifs eussent sujet de l’accuser; ou que s’il favorisait les Juifs, les hérodiens le dénonçassent comme coupable de sédition.

Cependant Jésus-Christ avait déjà lui-même payé le tribut; mais ils ne le savaient pas. Ils croyaient donc qu’il lui était impossible de s’échapper de leurs mains, et que de, côté ou d’autre il ne pouvait éviter sa raine. Ils aimaient mieux toutefois qu’il offensât plutôt les hérodiens que les Juifs. C’est pourquoi ils lai envoyèrent leurs disciples et ils voulurent que les scribes accompagnassent les hérodiens, afin que Jésus-Christ, intimidé de la présence des ces princes de la loi et craignant davantage (547) de les blesser, il se portât plutôt à offenser les hérodiens et à leur donner sujet par sa réponse de le faire passer pour un factieux. Saint Luc fait entendre ceci, lorsqu’il dit que les Juifs lui firent cette question « en présence de tout le peuple, » afin qu’il eût plus de témoins de sa réponse. Mais tous leurs artifices retombèrent enfin sur eux; et ils ne tirèrent d’autre avantage de ce détestable conseil, que d’exposer leur malice et leur envie aux yeux d’une grande assemblée.

Et remarquez de quelle flatterie ils usent d’abord pour le surprendre : « Nous savons », disent-ils, « que vous êtes sincère et véritable ». Comment donc disiez-vous auparavant que c’était « un séducteur »? qu’il séduisait le peuple, qu’il était possédé du démon et qu’il n’était pas de Dieu? Enfin pourquoi le voulaient-ils tuer? N’est-il pas visible qu’ils ne lui disent ceci que potine surprendre? Ils se souvenaient que lorsqu’ils lui avaient un peu auparavant demandé trop insolemment et avec trop d’arrogance « par quelle autorité il faisait ce qu’il faisait », Jésus ne leur avait rien répondu. C’est pourquoi ils tâchent ici de le surprendre par une douceur feinte, ils espèrent par la flatterie pouvoir le porter à s’ouvrir enfin sur ce sujet et à dire plus librement quelque chose contre les lois et le gouvernement de l’Etat. Ils reconnaissent donc, quoique malgré eux, «qu’il enseignait la loi de Dieu dans la vérité, sans avoir égard à qui que ce soit», disaient-ils, «parce que vous ne considérez point la qualité des personnes ». On voit clairement qu’ils tâchent par tout ce discours de porter Jésus-Christ à se déclarer contre Hérode et à se rendre suspect à ce tyran comme s’il voulait renverser ses lois et son empire. C’est ce qu’ils attendaient avec impatience de Jésus-Christ, afin de le faire passer ensuite pour un séditieux et pour un rebelle. Car par ces mots « Vous n’avez égard à qui que ce soit, et vous ne considérez point la qualité des personnes », ils marquent visiblement Hérode et César.

« Dites-nous donc votre avis sur ceci: Est-il permis de payer le tribut à César, ou non (17) »? Hypocrites, vous demandez ici quel est l’avis du Sauveur, et vous témoignez le vouloir écouter comme votre oracle! Que n’avez-vous donc pour lui la même déférence lorsqu’il vous instruit? et pourquoi le méprisez-vous si souvent lorsqu’il vous parle de votre salut? Mais remarquez bien leur artifice. Ils ne lui disent pas: Dites-nous ce qui est bon, ce qui est à propos, ce qui est juste et légitime; mais dites-nous ce qu’il vous en semble. Leur unique but n’était que d’avoir quelque prétexte, afin de le faire passer potin un homme séditieux et ennemi des souveraines puissances. Ce que saint Marc exprime clairement, lorsque, marquant mieux ce dessein furieux qu’ils avaient de faire mourir Jésus-Christ, il rapporte qu’ils lui dirent: « Donnerons-nous le tribut à César, ou ne le lui donnerons-nous pas » ? Tant ils respiraient la fureur au dedans d’eux-mêmes, et tâchaient de la déguiser au dehors sous des paroles respectueuses: Jésus-Christ leur répondit avec force.

« Mais Jésus connaissant leur malice, leur dit: Hypocrites , pourquoi me tentez-vous (18) » ? Comme leur malice était à son comble et à découvert, il leur fait une sévère réprimande, pour les couvrir de confusion, et pour leur fermer la bouche. il voulait aussi découvrir au dehors la corruption de leurs pensées et la malignité de ces questions. Ce qu’il faisait pour abattre leur orgueil et pour les empêcher à l’avenir de le tenter de la sorte. En effet, quoique leurs paroles fussent en apparence toutes pleines de respect et d’estime; quoiqu’ils l’appelassent « maître », qu’ils reconnussent qu’il « était véritable », quoiqu’ils lui rendissent témoignage qu’il «n’avait égard à qui que ce soit », et qu’il ne considérait point la qualité « des personnes » ; toutefois, étant Dieu comme il était, il ne pouvait être pris à ces piéges et à ces vains artifices. Ces méchants devaient donc conclure de la manière dont Jésus-Christ leur répondait, que ce n’était point à tort ou seulement par conjecture qu’il leur faisait ce reproche, mais par une connaissance certaine de ce qu’ils cachaient dans leur coeur. Jésus ne se contente pas néanmoins de leur avoir reproché leur «hypocrisie » ; et quoique ce fût assez d’avoir découvert ce qu’ils avaient de plus secret dans le coeur, il ajoute néanmoins encore quelque chose pour leur fermer la bouche par une réponse plus surprenante.

2. «Montrez-moi », leur dit-il, « la pièce d’argent qu’on donne pour le tribut (19) ». Et aussitôt qu’ils la lui eurent montrée, il fit ce qu’il avait coutume de faire , c’est-à-dire qu’il se servit de leur propre réponse pour les confondre, et pour leur laisser conclure à eux-mêmes que ce tribut était permis. « Ils lui présentèrent un denier, et Jésus leur dit : De (548) qui est cette image et cette inscription (20)»? Il ne leur demandait pas ce qui était écrit sur cette pièce de monnaie comme l’ignorant, mais il voulait se servir de leurs propres paroles pour les confondre. « De César, lui dirent-ils. Jésus leur répondit : Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (21) ». Il ne dit pas: « donnez, mais rendez». Car en effet ce n’était que rendre à César ce qui était déjà à lui, comme le montrait la pièce d’argent et l’inscription qu’elle portait. Mais, pour les empêcher de lui reprocher qu’il les voulait retirer de l’assujétissement à Dieu pour les rendre esclaves des hommes, il ajoute aussitôt : « Et à Dieu ce qui est à Dieu». Ce ne sont pas deux choses qu’on ne puisse allier ensemble, de rendre aux hommes ce qu’on leur doit, et à Dieu ce qui lui est dû. C’est pourquoi saint Paul a dit : « Rendez à chacun ce qui lui est dû; le tribut à qui vous devez le tribut; les impôts à qui vous devez les impôts; la crainte à qui vous devez de la crainte; et l’honneur à qui vous devez de l’honneur ».(Rom. XIII, 7.) Mais lorsque le Fils de Dieu dit ici : « Rendez à César ce qui est à César », vous ne devez entendre ces paroles que dans les choses qui ne blessent point la piété ni ce que nous devons à Dieu, autrement ce serait payer le tribut non à César, mais au diable. « Ayant entendu cette réponse, ils l’admirèrent; et le laissant ils s’en allèrent (22) »; parce qu’il leur avait donné assez de preuves de sa divinité, en découvrant ce qu’ils avaient de caché dans le fond de l’âme, et en leur fermant la bouche par une réponse si douce et si sage. Eh bien! Crurent-ils du moins en lui? Nullement: mais lorsque ceux-ci l’eurent quitté, les saducéens vinrent à leur tour lui proposer d’autres questions. « Ce jour-là les saducéens qui nient la résurrection, vinrent à lui, et lui proposèrent cette question (23) ». Qui peut assez admirer une folie si aveugle? Ils voient que Jésus-Christ a fermé la bouche aux pharisiens, et ils osent le tenter, lorsque la confusion les en devait empêcher. Mais c’est ainsi que la hardiesse est toujours jointe à l’impudence, et qu’elle entreprend insolemment des choses impossibles. Aussi l’évangéliste, admirant un aveuglement si étrange, commence ce récit par ces mots: « Ce jour-là » , c’est-à-dire le jour même que Jésus-Christ venait de confondre les pharisiens et les hérodiens, en découvrant la malice qu’ils cachaient dans le fond de leurs coeurs. Mais qui étaient ces sadducéens? C’était une secte séparée de celle des pharisiens, qui n’était pas en si grand honneur, et qui avait des sentiments différents touchant la résurrection des morts. Car les saducéens la niaient entièrement, et ils assuraient qu’il n’y avait ni esprit ni ange. Comme ils étaient plus grossiers que les autres, ils se bornaient aux choses corporelles et n’allaient pas plus loin. Il y avait ainsi plusieurs sectes différentes parmi les Juifs. C’est pourquoi saint Paul disait « qu’il était de la secte des pharisiens », secte qui était la plus célèbre. Ces saducéens donc viennent tenter Jésus-Christ pour découvrir sa pensée touchant la résurrection des morts. Ils feignent une histoire qui ne fut jamais. Ils s’imaginent ainsi embarrasser Jésus-Christ, et avoir droit ensuite de se rire de sa facilité à les croire. lis imitent les pharisiens en s’approchant comme eux avec une douceur apparente. « Maître, Moïse a ordonné que si quelqu’un mourait sans enfants, son frère épousât sa femme, et qu’il suscitât des enfants à son frère mort (24) . Or il s’est rencontré sept frères parmi nous, dont le premier, ayant épousé une femme, est mort, et n’en ayant point eu d’enfants, il l’a laissée à son frère (25). Le second est mort de même, et le troisième après lui, et tous ensuite jusqu’au septième (26). « Enfin cette femme est morte aussi après eux tous (27). Quand donc la résurrection arrivera, duquel de ces sept sera-t-elle femme, puisqu’elle l’a été de tous (28)? Jésus leur répondit: Vous êtes dans l’erreur, parce que vous ne comprenez ni les Ecritures, ni la puissance de Dieu (29) ». Remarquez ici, mes frères, que Jésus-Christ répond à ces hommes, non pour leur faire des reproches comme aux pharisiens, mais pour les instruire. Car, bien qu’il y eût quelque malice dans leur question, il est certain qu’il y avait encore plus d’ignorance. C’est pourquoi il ne les appelle point « hypocrites », et ne leur dit point d’injures. Ils lui avaient parlé d’abord « de la loi de Moïse », pour empêcher qu’il ne trouvât mauvais qu’une même femme eût épousé sept frères. Mais tout cela, comme j’ai dit, n’était à mon avis qu’une feinte, puisqu’il est vraisemblable que les deux premiers frères étant morts, le troisième, épouvanté de cet accident, n’eût jamais voulu prendre cette personne pour femme, et encore moins le quatrième et les autres, qui n’en eussent eu que de (549) l’horreur, la regardant comme la meurtrière de ses maris. Car c’était là l’humeur des Juifs; et si nous voyons qu’aujourd’hui même plusieurs chrétiens auraient horreur d’épouser une telle femme, combien plus en devaient avoir les Juifs? C’est pourquoi ils ne voulaient point se marier à ces belles-soeurs, lorsque leurs frères étaient morts, quoique la loi les y contraignît, comme on peut le voir à propos de Ruth la Moabite et de Thamar. Mais d’où vient que ces saducéens feignent, non pas que deux ou trois seulement, mais que sept frères ont tous eu une même femme? C’était pour avoir, comme ils le croyaient, plus de preuves contre la résurrection, et pour embarrasser davantage Jésus-Christ. Jésus-Christ éclaircit en même temps l’une et l’autre de ces deux difficultés, en ne répondant pas tant à leurs paroles qu’à leurs pensées. Il découvre toujours ce que ses ennemis cachaient dans leurs coeurs lorsqu’ils le tentaient : mais il le fait quelquefois ouvertement, et il se contente quelquefois de ne le faire qu’en secret, et de ne le témoigner qu’à ceux qui l’interrogeaient.

Admirez donc, mes frères, comment il montre que les morts ressusciteront; et fait voir en même temps que ce n’était point de la manière que les saducéens le croyaient:

« Vous êtes dans l’erreur », leur dit-il, « parce que vous ne comprenez ni l’Ecriture, ni la puissance de Dieu ». Ils avaient cité Moïse et la loi comme étant fort intelligents dans l’Ecriture. Et Jésus-Christ leur montre au contraire que leur demande supposait une ignorance grossière et profonde, et qu’ils ne lui faisaient cette question que parce qu’ils avaient peu de connaissance de la puissance de Dieu et de I’Ecriture. Faut-il s’étonner, leur dit-il, que vous entrepreniez de me tenter, moi que vous ne connaissez pas encore, lorsque vous ne comprenez pas même quelle est la puissance de Dieu après tant de preuves que vous en avez reçues, et que ni le sens commun, ni l’intelligence de l’Ecriture ,n’ont pu encore vous la faire connaître. Car le sens commun ne fait-il pas voir à tous les hommes que tout est possible à Dieu? Il répond d’abord à leur question; et comme ce qui leur faisait croire qu’il n’y aurait point de résurrection un jour, c’était qu’ils se la figuraient d’une manière toute charnelle, et qu’ils s’imaginaient que les hommes seraient alors tels que nous sommes en cette vie, le Sauveur commence par réfuter cette erreur, en leur faisant concevoir une idée bien différente de ce mystère.

3. « Après la résurrection, les hommes n’auront point de femmes, ni les femmes de maris ; mais ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel (30)». Saint Luc dit: «comme les enfants de Dieu ». Si donc il n’y a point de noces après la résurrection, leur question était superflue. Remarquez ici, mes frères, que ce n’est pas parce qu’ils ne se marieront point, qu’ils seront des anges, mais que c’est parce qu’ils seront comme des anges, qu’ils ne se marieront point. Jésus-Christ par cela seul détruit une infinité d’erreurs, et saint Paul comprend toutes ces vérités dans ce seul mot: « La figure de ce monde passe ». (I Cor, VII, 31). Tel est donc l’état où Jésus-Christ marque que nous devons être après la résurrection. Mais quoiqu’il montre par ces paroles la vérité de la résurrection, il ne laisse pas de la prouver encore par l’autorité de l’Ecriture; car il ne se contente pas de répondre à leur question, mais il éclaircit même les difficultés qui tenaient leur esprit embarrassé. Lorsque ce n’était point une malice tout à fait noire qui les portait à lui faire ces demandes, et qu’il y avait en effet de l’ignorance chez eux, Jésus. Christ ne refusait pas de les instruire de la vérité à fond et avec beaucoup d’étendue : mais lorsqu’il ne paraissait que de la malignité dans leur conduite, il ne leur répondait plus. Il veut donc encore les confondre ici par l’autorité de Moïse même dont ils s’étaient appuyés.

« Quant à la résurrection des morts, n’avez-vous point lu ces paroles que Dieu vous a dites (31) : Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob? Or, Dieu n’est point le Dieu des morts, mais des vivants (32) ». Dieu ne peut être le Dieu de ceux qui ne sont plus, et qui, étant tout à fait dans le néant, ne ressusciteront jamais. Car il ne dit pas : J’étais le Dieu, mais « Je suis le Dieu d’Abraham, etc. » c’est-à-dire de ceux qui sont encore et qui vivent. Car, si Adam, quoique vivant dans le corps, était néanmoins véritablement mort aux yeux de Dieu dès qu’il eut mangé du fruit défendu, et que Dieu lui eut prononcé sa sentence : ces saints patriarches, au contraire, quoique morts, étaient néanmoins vivants aux yeux de Dieu par la promesse qu’il leur avait faite de la résurrection. Ce que saint Paul dit ailleurs, qu’il « doit (550) dominer également sur les vivants et sur les « morts (Rom, XIV, 2) » , n’est point contraire à ce que nous disons ici. Car on appelle « morts» en cet endroit, ceux qui doivent revivre un jour. Mais l’Ecriture sait qu’il y a une autre sorte de morts dont elle dit « Laissez les morts ensevelir leurs morts ». (Luc, IX, 60.) « Et le peuple entendant ceci était ravi en admiration de sa doctrine (33) ». Ce ne sont point encore ici les saducéens qui tirent avantage de cette réponse, non plus que les pharisiens dans la précédente, puisqu’ils s’en retournent couverts de confusion. Toute l’utilité de cet éclaircissement retourne encore au peuple.

Puis donc, mes frères, que la résurrection des morts doit indubitablement arriver un jour, que ne nous efforçons-nous de vivre sur la terre de telle sorte que Dieu nous juge dignes alors d’être assis dans le ciel aux premières places? Que si vous voulez prévenir ce temps de la résurrection dernière, et voir dès ce monde des hommes qui sont dans la chair, comme s’ils n’avaient point de chair, et qui vivent déjà comme les anges , je vous en apprendrai encore le moyen en vous exhortant comme j’ai déjà fait tant de fois d’aller voir ces bienheureux solitaires dans leurs déserts. Car je ne puis, mes frères, me lasser de vous porter à une chose que je sais vous être infiniment avantageuse.

Appliquons-nous donc encore aujourd’hui à examiner la vie de ces troupes angéliques, et le plaisir céleste dont ces saints hommes jouissent sans qu’il soit jamais interrompu d’aucun trouble et d’aucun mouvement de tristesse. Nous avons déjà tracé dans notre dernier discours un léger crayon du camp de cette armée toute divine. On n’y voit point de piques et de lances, de casques ou de boucliers. Et cependant, ainsi désarmés, ils font de plus grandes et de plus héroïques actions que les autres n’en peuvent faire avec le fer et le feu. Si vous avez quelque sainte envie d’aller à ce camp bienheureux, je veux bien vous y conduire. Allons ensemble voir cette troupe admirable et ces saints combats.

Nous verrons tous les jours ces bienheureux solitaires occupés à une guerre invisible, puisqu’ils remportent chaque jour une illustre victoire sur leurs ennemis, je veux dire sur leurs passions, qui leur tendent toujours de nouveaux pièges. Ils vérifient dans leurs personnes cette grande parole de l’Apôtre « Que ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec les désirs déréglés ». (Gal. V.) Considérez donc combien, en mortifiant tous les désirs de la chair, ils terrassent tous les jours d’ennemis par cette épée spirituelle que Dieu leur donne. C’est pourquoi on ne voit point dans leurs repas ces excès et ces superfluités qui nous font rougir dans les nôtres. Tout y est modeste, tout y est sobre, ils ne boivent jamais de vin, et l’usage continuel de l’eau réprime en eux tous les mouvements de l’intempérance. C’est ainsi qu’ils étouffent et qu’ils noient en quelque sorte ce monstre effroyable.

Car l’hydre des poètes n’a pas tant de têtes que n’en a cette bête cruelle de l’intempérance. Elle est toujours accompagnée de la fornication, de la colère, et de tous les déréglements infâmes et abominables. Ces passions sont comme autant d’ennemis furieux que ces soldats de Jésus-Christ domptent sans peine, quoique les plus vieux soldats des princes du monde, et qui ont témoigné le plus de coeur dans les occasions de la guerre, en soient souvent terrassés. Il n’y a. point d’épée ni de flèche qui ait de la force contre les têtes empoisonnées de ce monstre. Les hommes les plus braves, et les gens les plus forts, après avoir rempli toute la terre de la réputation de leur valeur, sont souvent comme enchaînés par le vin dont ils deviennent les captifs. Ils sont percés sans aucune plaie, et ils sont réduits dans un état plus déplorable que ceux qui ont le corps tout brisé de coups. Ces derniers au moins reconnaissent le malheur dans lequel ils sont, au lieu que les autres sont misérables, et ne le connaissent pas.

Vous voyez donc, mes frères, quelle est cette guerre invisible de ces saints solitaires, et combien ces athlètes de Jésus-Christ sont préférables à tous les soldats de l’empire, puisqu’ils terrassent, par leur seule volonté, des ennemis si terribles dont ces braves du monde sont les esclaves. Ils affaiblissent tellement en eux l’intempérance qui est comme la mère féconde de tous les vices, qu’elle n’ose plus exciter dans leur âme le moindre trouble. Et la tête de cette hydre étant coupée, le reste du corps tombe par terre, et ne peut plus se relever. C’est ainsi que chacun d’eux combat ce monstre et en demeure victorieux. Car il n’arrive point dans cette guerre ce qui arrive dans (551) toutes les autres guerres de ce monde. Lorsqu’un soldat a tué l’un de ses ennemis dans le combat, il est mort pour les autres comme pour lui, et il ne fera jamais de mal à personne. Mais dans cette guerre spirituelle, si l’intempérance est morte pour celui qui l’a bien combattue, elle est vivante pour les autres, et celui qui ne la combattra pas sans cesse lui-même en sera vaincu.

4. Qui n’admirera cette manière si extraordinaire de combattre, où chaque soldat remporte lui seul une victoire que toutes les armées du monde jointes ensemble ne pourraient gagner, et où l’on voit renversés par terre et percés de mille coups tons ces monstres que produit l’intempérance, c’est-à-dire l’emportement des paroles, le gonflement de l’orgueil, et tant d’autres maladies cachées qui nous réduisent dans un état déplorable. Car tous ces généreux soldats imitent admirablement Jésus-Christ, leur chef, dont il est dit « Il boira de l’eau du torrent dans la voie, et à cause de cela il élèvera sa tête dans la gloire ». (Ps. CIX, 8.)

Voulez-vous voir combien ces soldats de Jésus-Christ terrassent d’ennemis? Examinons toutes les passions que le luxe, les délicatesses des tables et des viandes préparées avec tant de soin produisent d’ordinaire dans le monde. Je rougis de parler de ces sortes de choses en ce lieu; mais j’y suis contraint. Car, qui ignore jusqu’à quel point on porte la somptuosité des tables; et combien l’art des cuisiniers est ingénieux pour trouver tous les raffinements qui peuvent exciter le goût et l’intempérance des hommes? C’est une grande étude en ce temps que d’apprendre à bien ordonner un festin. Il semble qu’il s’agisse du gouvernement de toute une république ou de ranger une armée en bataille, tant on a de soin de régler quel service doit être le premier ou le second, ou le troisième. C’est une grande affaire que de savoir quand on doit servir chaque chose. On a disputé fort sur ce sujet. Les uns soutiennent qu’on doit servir, dès l’entrée, des oiseaux rôtis sur les charbons, et farcis de poissons; d’autres, autre chose. On fait des leçons importantes de la qualité, de l’ordre et du nombre des plats de chaque service; et ce qui est encore plus insupportable, on se pique de bien savoir ces choses, et nous faisons notre gloire de ce qui nous devrait faire rougir.

Que dirai-je de la longueur de nos repas? Les uns se vantent d’avoir fait durer le dîner une grande partie du jour, les autres d’y avoir consumé une soirée, et les autres d’y avoir passé toute la nuit. Hélas! ne considère-t-on jamais combien il faut peu de chose pour satisfaire la nécessité, et ne rougit-on point de ces excès?

On ne voit rien de pareil parmi ces anges de la terre. Toutes ces sortes de plaisirs leur sont en horreur et en oubli. Ils se mettent à table, non pour satisfaire la sensualité, ni pour se remplir de viandes, mais pour soutenir le corps et la vie. On ne voit point parmi eux de gens qui aillent à la chasse ou à la pêche. Le pain et l’eau font tous leurs repas. Tous ces autres soins et toutes ces vaines inquiétudes sont pour jamais bannis de chez eux. Leurs cabanes pauvres, et leurs corps négligés et mortifiés, les entretiennent dans une paix profonde : tandis qu’au contraire, les gens du monde sont dans une tempête continuelle. Si nos yeux étaient assez pénétrants, ou que nous le pussions sans horreur, que ne verrions-nous point dans les entrailles de ces personnes voluptueuses? Combien d’humeurs et de causes de maladies, quel amas de pourriture! quel sépulcre blanchi! Je rougis de dire les suites honteuses de ces débauches, les indigestions , et toutes les incommodités d’un corps accablé de viandes.

Mais si vous allez parmi ces solitaires, vous verrez ce monstre de l’intempérance et de l’impureté renversé par terre. Ils ont étouffé en eux cette passion infâme, qui est encore plus criminelle que l’autre. Ils l’ont vaincue et désarmée; car ses armes sont les paroles déshonnêtes. Les solitaires n’ouvrent la bouche que pour louer Dieu. Comme leur langue est pure, leur corps est pur. Ils n’ont pas seulement vaincu cette double intempérance, mais encore l’envie, le désir de l’honneur, l’amour de l’argent, et toutes les autres passions de l’âme. Comparez maintenant votre table avec celle de ces solitaires. Je suis assuré que les plus abandonnés à leurs passions ne sauraient être assez aveugles pour oser le faire.

La table des uns conduit au ciel : celle des autres mène dans l’enfer. Jésus-Christ préside à l’une , et l’esprit impur est maître de l’autre. Le luxe et la volupté empoisonnent l’une; la vertu et la tempérance règnent dans l’autre. Enfin, Dieu est présent à l’une, et le (552) démon est présent à l’autre. Car partout où se trouve l’excès du vin et des viandes, et les paroles déshonnêtes, là le démon se trouve aussi, et il y prend ses délices.

5. Telle était autrefois la table du mauvais riche qui, brûlant de soif dans l’enfer, ne put trouver une goutte d’eau. Ces saints sont bien éloignés de cette intempérance et de ce malheur des riches, ils vivent déjà sur la terre comme des anges. Ils ne se marient point. Ils ne s’abandonnent point au sommeil ni aux délices; et si on excepte fort peu de choses, ils sont comme s’ils n’avaient point de corps. Qui peut donc mettre plus aisément les démons en fuite que celui qui en remporte autant de victoires qu’il fait de repas? C’est pourquoi le Prophète disait : « Vous avez préparé devant moi une table contre tous les ennemis qui me persécutent ». (Ps. XXII, 6.) Cette parole s’accomplit à la table des solitaires. Car y a-t-il un plus redoutable ennemi que le démon de l’intempérance, et de tous les autres vices qui naissent de celui-là? comme l’éprouvent assez ceux qui ont quelqu’expérience dans cette guerre spirituelle?

Que si vous voulez maintenant considérer d’où l’on tire l’argent pour l’une et l’autre de ces tables, vous en verrez encore mieux la prodigieuse différence. Car qui fait subsister le plus souvent la table superbe de ces riches, sinon les dépouilles des pauvres, les larmes des veuves, et le sang des orphelins? Et qui entretient au contraire la table de ces serviteurs de Dieu, sinon leurs propres mains et leurs justes travaux? C’est pourquoi on la pourrait comparer à une honnête femme qui serait parfaitement belle, mais d’une beauté naturelle, sans aucun ornement étranger; comme on pourrait au contraire comparer la table de ces voluptueux à une femme prostituée, laide et horrible, qui, voulant cacher sa difformité en se peignant le visage, et en se parant magnifiquement, la ferait au contraire remarquer de plus en plus à mesure qu’on s’approcherait d’elle.

Ne considérez point ceux qui sont à cette table , lorsqu’ils y entrent, mais lorsqu’ils en sortent; et vous en comprendrez mieux le dérèglement et le désordre. Celle des solitaires, Ioule pleine d’honnêteté, ne permet pas à ceux qui sont assis de rien dire qui ne soit honnête; l’autre, au contraire, comme une courtisane et une prostituée, n’inspire aux conviés que le libertinage et le déréglement. L’une a pour but le soutien de la vie, et l’autre la perte de l’âme. L’une prend bien garde que Dieu ne soit offensé, l’autre ne peut souffrir qu’il ne le soit pas.

Allons donc, mes frères, voir ces hommes admirables, pour reconnaître de combien de chaînes nous sommes liés. C’est là que nous apprendrons à nous préparer une table où nous trouverons notre satisfaction et nos délices, sans dépense, sans soin, inaccessible à toutes les maladies, pleine d’une espérance sainte et toujours ornée de nos victoires sur l’intempérance. L’âme n’y sera jamais ni agitée de troubles, ni séchée d’envie, ni enflammée de colère. Tout y sera calme, tout y sera agréable.

Et ne m’alléguez point ici le silence exact de ceux qui servent à ces tables du monde; mais considérez ce tumulte, ce bruit et ces cris de ceux qui y sont assis; je ne dis pas ces cris qu’ils échangent entre eux, quoique cela seul soit insupportable; mais je dis ce tumulte intérieur qui remplit l’âme, qui l’entraîne comme captive, qui met le désordre et la confusion dans ses pensées, qui excite des ténèbres dans son esprit, et qui y fait voir quelque chose de semblable à un combat qui se livre sur la mer dans une nuit profonde au milieu d’une tempête. La paix, au contraire, règne toujours dans la maison de ces solitaires. Tout y est tranquille comme dans un port. La table des gens du monde est suivie d’un assoupissement semblable à la mort, mais celle de ces saints religieux est suivie de la chasteté, de la vigilance et de la présence de l’Esprit-Saint. Enfin, les supplices de l’enfer sont la fin de l’une, comme la gloire du ciel est le prix de l’autre.

Attachons-nous donc à celle-ci, désirons-la, recherchons-la avec ardeur, afin que nous puissions mériter les biens qui en naissent, et pour ce monde et pour l’autre. C’est ce que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (553)

 

HOMÉLIE LXXI: « LES PHARISIENS, AYANT APPRIS QUE JÉSUS CHRIST AVAIT FERMÉ LA BOUCHE AUX SADDUCÉENS, TINRENT CONSEIL ENSEMBLE ET L’UN D’EUX, QUI ETAIT DOCTEUR DE LÀ LOI, VINT LE TENTER, EN LUI FAISANT CETTE QUESTION : MAÎTRE, QUEL EST LE GRAND COMMANDEMENT DE LA LOI? » (CHAP. XXII, 34, 35, 36, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE.)

ANALYSE

1. Du premier et du second commandement de la Loi; qu’ils sont semblables, et que l’un découle de l’autre.

2. Jésus confond une dernière fois les pharisiens, en leur citant un passage de David, où ce prophète proclame la divinité du Christ.

3 et 4 Combien il faut fuir l’ambition. — Que ce vice est très dangereux, et qu’il se glisse dans ces âmes par cent différentes voies. — Des mauvais effets que la vanité et le désir de gloire produisent en nous. — Quel aveuglement c’est que de renoncer à la gloire que Dieu nous offre pour embrasser celle des hommes — Que les personnes vaines sont exposées au mépris.

 

1. L’évangéliste nous marque encore ici une raison qui eût dû imposer silence aux pharisiens, et il nous fait voir en même temps quelle était leur audace. Les saducéens avaient été réfutés de telle sorte par le Sauveur qu’ils n’avaient pu lui rien répliquer, et ces pharisiens osent encore néanmoins s’attaquer â lui, lorsqu’ils devaient par tant de raisons réprimer enfin leur insolence. Ils lui envoient un docteur de la loi , non dans le dessein d’apprendre quelque chose de lui, mais seulement pour le tenter. Ils lui demandent: « Quel est le plus grand et le plus important commandement de la loi »? Comme ils savaient que c’était celui-ci : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu », ils croient qu’il leur donnera peut-être lieu par sa réponse de l’accuser d’avoir combattu ce commandement, et de témoigner ainsi qu’il agissait partout en Dieu. C’était là leur dessein dans cette question artificieuse. Mais Jésus-Christ leur voulant faire voir qu’il connaissait leur pensée, et que bien loin de l’aimer, ils nourrissaient contre lui une envie secrète qui les envenimait contre sa personne, il leur dit: « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme, et de tout votre esprit (37). C’est là le premier et le grand commandement (38). Et voici le second qui est semblable à celui-ci : Vous aimerez votre prochain comme vous-même (39) ». PourquoiJésus-Christ dit-il que ce second commandement « est semblable » au premier ? C’est parce qu’il en est comme l’effet et la suite naturelle, et que celui qui aime Dieu, doit nécessairement aimer son prochain : « Celui », dit l’Ecriture, « qui fait le mal, hait la lumière, et il ne vient point à la lumière ». (Jean, III, 10.) Et ailleurs : « L’insensé a dit dans son coeur : Il n’y a point de Dieu ». (Ps. LII, 1.) C’est pourquoi David ajoute aussitôt: « Ils sont corrompus , et sont devenus abominables dans leurs affections ». (Ps. XIII, 4.) Et ailleurs : « La racine de tous les maux est l’avarice, qui a fait errer dans la foi quelques-uns de ceux qui l’ont désirée ». (I Tim. VI, 10.) Et ailleurs : « Celui qui m’aime gardera mes commandements », qui se rapportent tous à ce principal : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu, et le prochain comme vous-même ». (Jean, XIV, 15, 21, 23.)

Si donc aimer Dieu c’est aimer le prochain, puisque Jésus-Christ dit à saint Pierre : « Si vous m’aimez, paissez mes brebis (Jean, XXI, 16)», et si en aimant le prochain on garde les commandements de Dieu, n’ai-je donc pas bien raison de dire : « Toute la Loi et les prophètes sont renfermés dans ces deux grands commandements (40) ». Jésus-Christ fait encore ici ce qu’il vient de faire auparavant. Lorsqu’on lui a adressé une question touchant la résurrection, lia fait plus qu’on ne lui avait (554) demandé; de même ici lorsqu’on ne désire que savoir de lui quel est le premier commandement de la Loi, il y joint aussi le second qui n’était guère moins considérable que le premier, et que Jésus-Christ dit « lui être semblable ». Il leur fait remarquer en passant que toutes ces questions qu’ils lui faisaient, ne venaient que de l’envie et de l’aversion qu’ils avaient conçue contre lui : « Car la charité n’est point envieuse ». (I Cor. XIII, 14.)

Mais pourquoi saint Matthieu dit-il clairement que ce docteur de la Loi vient à Jésus-Christ pour le tenter; et que saint Marc dit au contraire que Jésus-Christ voyant ensuite qu’il avait si sagement répondu, lui dit : « Vous « n’êtes pas loin du royaume de Dieu ». (Marc, XII.) Il n’y a point, mes frères, de contradiction dans ces paroles, puisqu’apparemment cet homme commença d’abord à parler à Jésus-Christ dans le dessein de le tenter, mais ayant depuis assez bien parlé, il mérita par la sagesse de sa réponse d’être loué de la bouche du Sauveur. Car Jésus-Christ ne le loua pas d’abord. li ne le fit qu’après que ce docteur eut dit : « qu’il était vrai qu’en aimant son prochain on faisait plus que si l’on offrait à Dieu tous les sacrifices et tous les holocaustes du monde ». Ce fut alors que Jésus-Christ lui dit : « Qu’il n’était pas loin du royaume de Dieu »; parce que ce docteur, ayant horreur lui-même de cette basse envie qui l’avait porté à le tenter, quitta cette disposition criminelle pour rentrer dans des sentiments d’admiration et de respect. Et c’est cette sorte de conversion qui est l’unique fin à laquelle se rapportent tous les préceptes de la loi, l’observation du sabbat, et les autres cérémonies.

Jésus-Christ loue ce docteur néanmoins avec assez de modération, et il ne le regarde pas encore comme parfait, puisqu’il lui déclare qu’il lui manquait quelque chose. Car en lui disant: « qu’il n’était pas loin du royaume de Dieu », il lui témoignait assez qu’il n’y était pas encore, et qu’il devait travailler à acquérir ce qui lui manquait. Que si Jésus-Christ loue ce docteur seulement parce qu’il reconnaît qu’il n’y avait qu’un seul Dieu, nous ne devons pas nous en étonner. Il faut au contraire juger par là que le Sauveur parlait souvent selon la Pensée et selon la disposition de ses interlocuteurs. Les Juifs, il est vrai, débitaient mille propos injurieux pour le Christ, mais ils n’ont jamais osé dire néanmoins qu’il n’y avait point de Dieu.

D’où vient donc que Jésus-Christ loue ce docteur de ce qu’il a dit qu’il n’y « avait qu’un seul Dieu »? Voulait-il en le louant de cette parole, nier qu’il fût Dieu lui-même aussi bien que son Père? Dieu nous garde de cette pensée: mais comme le temps de découvrir sa divinité n’était pas encore venu, il laisse ce docteur dans son premier sentiment. Il le loue de la connaissance qu’il avait de l’ancienne loi, pour le disposer aussi et le rendre plus propre à recevoir la nouvelle que lui, Jésus-Christ, était venu prêcher dans le monde. D’ailleurs, lorsqu’on dit : « Qu’il n’y a qu’un Dieu, et qu’il n’y en a point d’autre que lui », cela ne doit point s’entendre, ni dans l’Ancien ni dans le Nouveau Testament, dans ce sens que l’on exclue la divinité du Fils; mais seulement comme une marque qu’on rejette toutes les idoles : et je crois que c’est dans cette pensée que Jésus-Christ loua ce docteur, parce qu’il avait dit : « qu’il n’y avait qu’un seul Dieu ». Après donc que le Sauveur a satisfait à la question de cet homme, Jésus-Christ lui en fait une autre à son tour.

« Les pharisiens étant assemblés, Jésus leur fit cette demande : Que vous semble du Christ? De qui doit-il être fils? Ils lui répondirent : De David (41)». Considérez, mes frères, combien de miracles et de prodiges, combien de questions et de réponses Jésus-Christ a faites avant celle-ci, combien il a donné de preuves par ses actions et par ses paroles de son égalité et de son union avec son Père, qu’il a loué même ce docteur de la loi d’avoir dit: « qu’il n’y avait qu’un seul Dieu » ; et que c’est après toutes ces précautions qu’il leur fait enfin cette question. Il semble qu’il veuille leur ôter tout sujet de dire de lui que, malgré tous les miracles qu’il avait opérés, il n’en était pas moins visiblement opposé à Dieu et à sa loi. Il les interroge donc enfin ici pour élever insensiblement leurs esprits, jusqu’à avouer eux-mêmes qu’il était Dieu. Nous avons vu ailleurs qu’en parlant à ses disciples pour savoir leurs sentiments touchant sa personne, il leur demande premièrement ce que les autres croyaient de lui, et qu’il leur dit ensuite : « Et vous qui dites-vous que je suis » ? Mais il n’use pas de cette conduite à l’égard des pharisiens, puisque, s’il leur avait demandé de la sorte ce qu’ils croyaient de lui ils lui eussent (555) infailliblement répondu qu’il était un séducteur et un ennemi de Dieu. C’est pourquoi il leur demande en général ce qu’ils croyaient «du Christ » sans se désigner lui-même. Et comme il était près d’aller bientôt souffrir et mourir sur une croix, il leur cite une prophétie qui faisait voir clairement qu’il était Dieu.

« Et comment donc, leur dit-il, David l’appelle-t-il en esprit son Seigneur, par ces paroles (42): Le Seigneur a dit à mon Seigneur: « Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que j’aie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied (43) » ? Il ne leur marque cette prophétie que comme en passant. Il ne témoigne point que ce fût son principal but, mais qu’il n’en parlait que par occasion. Comme il les avait interrogés, et qu’ils ne lui répondaient pas selon la vérité, puisqu’ils assuraient qu’il n’était qu’un pur homme, il leur rapporte cette prophétie de David pour confondre leur erreur, en leur opposant ce prophète qui reconnaissait sa divinité.

C’est parce qu’ils ne le considéraient que comme un homme, qu’ils lui avaient répondu que le Christ devait simplement être « le fils de David » : Et Jésus prouve au contraire par David même qu’il était véritablement le Dieu et le Seigneur de tous; qu’il était véritablement le Fils unique de son Père, et qu’il lui était égal en toutes choses. Mais il ne s’en tient pas là, et, pour les effrayer, il ajoute « Jusqu’à ce que j’aie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied », se servant de toutes sortes de moyens pour les attirer à la foi. Et afin qu’ils ne pussent dire que le Prophète n’avait parlé de la sorte que par complaisance et par flatterie, considérez ce que Jésus-Christ ajoute : « Comment donc David, « parlant par l’Esprit de Dieu », l’appelle-t-il son Seigneur? Mais admirez avec quelle circonspection il rapporte ce témoignage qui lui était si avantageux. Il leur demande auparavant : « Que vous semble du Christ? de qui est-il fils » ? afin de leur donner lieu de répondre qu’il était : « fils de David ». Il leur demande aussitôt en gardant une suite naturelle : « Comment donc David parlant par l’Esprit de Dieu l’appelle-t-il son Seigneur »? il en use ainsi pour ne point les troubler, et ne leur donner point sujet de s’offenser en leur parlant comme de lui-même? C’est pour cette raison qu’il ne dit pas : « Que vous semble-t-il » de moi? mais que vous semble-t-il « du Christ » ? C’est pourquoi les apôtres, après la Pentecôte, disent encore avec tant de modestie : « Qu’il nous soit permis de dire librement du patriarche David qu’il est mort et qu’il a été enseveli ». Et Jésus-Christ, de

même par cette interrogation et par la réponse qu’il y fait ensuite, établit sa divinité : «Comment donc David l’appelle-t-il en esprit son Seigneur par ces paroles : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite , jusqu’à ce que j’aie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied »

« Si donc David l’appelle son Seigneur, comment est-il son fils (44)»? Ce qu’il ne dit pas pour nier que le Christ fût le fils de David, mais pour représenter aux Juifs leur erreur, lorsqu’ils croyaient qu’il n’était que le fils de David. Car lorsqu’il leur dit : « Comment est-il son fils »? il faut sous-entendre de la manière que vous vous le figurez. Les pharisiens disaient que le Christ n’était que le fils de David, et non « le Seigneur de David ». Après leur avoir rapporté ce témoignage du Prophète, Jésus leur dit avec douceur : « Si donc David l’appelle son Seigneur, comment est-il son fils»? Ils ne répondent rien à ces paroles; parce qu’ils ne voulaient pas s’instruire, mais seulement tenter le Sauveur. C’est pourquoi Jésus-Christ dit lui-même qu’il était « le Seigneur de David » , ou plutôt il ne le dit que par le Prophète, parce qu’ils n’avaient aucune foi en lui, et qu’ils tiraient de toutes ses paroles des sujets de le décrier.

Et nous devons beaucoup, mes frères, considérer cette disposition des Juifs, afin de ne nous point scandaliser, lorsque nous voyons que Jésus-Christ leur parle de lui-même d’une manière si humble , et qui lui est si disproportionnée. Entre plusieurs raisons qu’il avait de se conduire de la sorte, celle-ci sans doute était une des principales, qu’il devait agir avec une grande condescendance à leur égard, et qu’il était obligé d’épargner beaucoup leur faiblesse. Et l’on voit même ici que ce n’est que sous forme d’interrogation qu’il établit sa divinité, et qu’il ne la leur découvre qu’obscurément. Car il y avait encore bien de la différence entre être « le Seigneur de David »ou être le Seigneur de tous les Juifs. Et l’occasion que Jésus-Christ prend de leur dire ceci, est admirable. Car, après avoir dit qu’il n’y a qu’un Dieu et qu’un Seigneur, il dit aussitôt (556) que c’est lui qui est ce Seigneur, et il le prouve non-seulement par ses actions, mais encore par les prophètes; montrant que son Père prendrait sa cause, et qu’il le vengerait contre eux-mêmes. « Jusqu’à ce que je réduise vos ennemis», dit-il, «à vous servir de marche-pied ». Ce qui fait voir clairement quel zèle le Père avait pour la gloire de son Fils, et quelle union ils avaient ensemble.

C’est ainsi qu’il termina enfin tontes ces questions que les Juifs lui faisaient pour le surprendre ; et l’on peut dire que celte fin en fut glorieuse et surprenante , et qu’elle était capable de fermer éternellement la bouche à ses ennemis. En effet, depuis ce temps ils se tinrent dans le silence; silence qui, à la vérité, n’était pas volontaire, mais forcé; parce qu’ils n’avaient plus rien à lui dire. Ses réponses précédentes, comme autant de flèches mortelles, les avaient tellement abattus, qu’ils ne lui pouvaient plus résister. « A quoi personne ne lui put rien répondre: et depuis ce jour nul n’osa plus lui faire de questions (45) ». Le peuple retirait un grand avantage de ce silence des pharisiens, puisque ceux-ci n’osaient plus interrompre les prédications du Sauveur. Aussi l’on voit que Jésus-Christ ne parle plus qu’au peuple dans la suite. Tous les pharisiens et les docteurs de la loi le fuient , et il semble qu’il ait mis tous ces ennemis en fuite comme une troupe de loups qui ne cherchaient qu’à le dévorer. Ces envieux ne retirèrent aucun fruit de leurs demandes envenimées; et l’amour de la vaine gloire dont ils étaient possédés, les empêcha de profiter de tant d’instructions si divines.

3. Car l’ambition, mes frères, est une passion étrange. Elle se diversifie en cent manières différentes. Les uns, pour être honorés, désirent d’être souverains, les autres d’être riches, les autres d’être forts et robustes. Cette passion tyrannique passant encore plus avant, fait (lue les uns cherchent la gloire par leurs aumônes, les autres par leurs jeûnes , les autres par leurs prières , les autres par leur science, tant ce monstre a de têtes et de faces différentes. On ne doit pas beaucoup s’étonner que les hommes cherchent de la gloire dans les grandeurs et dans les magnificences du monde; mais, ce qui est surprenant, et ce qu’on ne peut assez blâmer, c’est qu’on veut même tirer vanité de ses jeûnes et de ses prières. Nous tâcherons aujourd’hui de ne pas seulement nous élever contre ce vice, mais de vous en proposer aussi les remèdes. Quels seront donc les premiers que nous entreprendrons de guérir? Commencerons-nous par ceux qui tirent gloire de leurs richesses, ou de leurs habits magnifiques, par ceux qui s’enflent de leur dignité ou de leur science, qui se glorifient de quelque art, où ils excellent; ou de la force de leurs corps, on de la beauté et de l’agrément de leur visage? Parlerons-nous aujourd’hui contre ceux qui tirent gloire de leur puissance et de leurs rapines cruelles, ou contre ceux qui ont de la vanité de leurs aumônes? En un mot, tâcherons-nous de guérir ceux qui prennent avantage des choses mauvaises, ou ceux qui se glorifient de leurs bonnes oeuvres? Nous adresserons-nous à ceux qui ne sont superbes que jusqu’à la mort, ou à ceux dont l’orgueil s’étend même au delà de la vie? Car cette passion se diversifie étrangement dans ses effets, et elle est profondément enracinée dans le coeur des hommes. De là viennent ces testaments qui font dire tous les jours : Un tel est mort, et il a voulu se signaler après sa mort; il a enrichi l’un, et il a appauvri l’autre. Car la même vanité se nourrit également de ces deux effets si contraires, et elle aime à abaisser comme à élever.

Quels seront donc ceux que nous entreprendrons de guérir les premiers, puisqu’on ne peut parler tout ensemble à tant de si différentes personnes? Il vaut mieux que nous nous attachions aujourd’hui à ceux qui recherchent de la gloire dans leurs aumônes, Car je vous avoue que si j’aime extrêmement que l’on fasse l’aumône, je suis percé aussi jusqu’au coeur, lorsque je vois qu’on la corrompt par le poison de cette vanité secrète. Je suis frappé de ce malheur, et je déplore alors cette vertu, comme je verrais avec douleur la fille d’un grand roi entre les mains d’une femme impudique, qui ne prendrait le soin de l’élever que pour l’abandonner ensuite aux déréglements et aux désordres, qui lui commanderait d’abord de mépriser son père, et qui la parerait d’une manière qui lui déplairait infiniment, et plus digne d’une courtisane que d’une princesse, pour la rendre agréable à ceux qui n’auraient dessein que de la perdre et de la déshonorer.

Tâchons donc aujourd’hui de désaveugler ces personnes : et supposons d’abord qu’un homme fait de grandes aumônes pour se faire estimer des hommes. C’est ce premier abus qui fait sortir notre princesse de la chambre du roi, son père; son père, en effet, lui commande que sa main gauche ne sache pas ce que fait la droite, et elle se produit, au contraire, pour se faire voir des personnes les plus inconnues, et même par les derniers des esclaves. Vous jugez assez, par là, quelle est cette prostituée dont je vous parlais, qui corrompt celte vierge si pure, afin qu’elle devienne passionnée pour des impudiques, et qu’elle se pare pour paraître belle à leurs yeux.

Je pourrais même vous montrer que ce désir de la gloire ne corrompt pas seulement l’âme, mais qu’elle la met hors d’elle-même, et qu’elle la rend comme furieuse. Car n’est-ce pas une véritable fureur et une espèce de manie, à cette fille, non d’un roi de la terre, mais du Roi du ciel, de courir après des esclaves et des fugitifs, de chercher à plaire à des hommes vils et méprisables, d’embrasser ceux qui la rejettent, d’aimer ceux qui la haïssent, et de les poursuivre partout, lorsqu’ils ne la veulent pas seulement regarder, et qui rougissent même de cette passion qui lui fait perdre la honte aussi bien que l’honneur? Car les hommes ne trouvent personne de plus importun que ces ambitieux qui sont passionnés pour la vaine gloire. Ils se rient de leur vanité, et plus ils voient qu’ils’ s’élèvent, plus ils s’efforcent de les rabaisser. Il leur arrive le même malheur qui arriverait à la fille d’un roi qu’on aurait fait descendre du trône de son père pour l’abandonner au dernier esclave de son royaume, qui lui insulterait ensuite, et qui lui ferait mille outrages. Car, plus nous courons après le monde pour en tirer de la gloire, plus il s’éloigne et se rit de nous. Mais lorsque nous ne recherchons que la gloire de Dieu, Dieu nous reçoit, il nous embrasse, et il nous comble d’honneur et de gloire.

Pour comprendre encore un autre malheur qui vous est inévitable, lorsque vous donnez l’aumône par un mouvement de vaine gloire, vous n’avez, mes frères, qu’à vous souvenir dans quelle tristesse vous entrez alors, et dans quel abattement vous jette ce reproche continuel que Jésus-Christ vous fait dans le fond du coeur, en vous disant: « Je vous assure que vous avez reçu votre récompense ». La vaine gloire est toujours un mal; mais elle n’est jamais plus mauvaise que lorsque nous la cherchons dans nos aumônes. Elle combat alors l’humanité même, et, publiant l’assistance qu’elle a rendue au pauvre, elle insulte en quelque sorte à la misère d’autrui, pour donner une cruelle satisfaction à sa propre vanité. Si c’est insulter à un homme que de lui reprocher les grâces. que nous lui avons faites, que sera-ce d’en rendre témoin tout le monde? Pour éviter donc un mal si horrible aux yeux de Dieu, nous devons travailler d’un côté à obtenir de lui un véritable sentiment de compassion pour les misérables, et à bien reconnaître de l’autre quels sont ceux dont nous recherchons l’estime. Car, quel est l’auteur de la charité et de la miséricorde, sinon Dieu même , qui nous l’a apprise par sou propre exemple, qui la connaît et qui la pratique infiniment mieux que les hommes, et qui n’a point mis de bornes à la compassion qu’il a eue de notre misère.

Pour ce qui regarde maintenant ceux dont vous recherchez l’estime, je vous demande, si vous étiez athlète, sur qui vous jetteriez les yeux, et à qui vous désireriez de plaire, ou à quelque homme pauvre et inconnu, ou à celui qui préside à ces combats? Certes, entre la multitude qui remplit le théâtre et le magistrat qui y préside, vous n’hésiteriez pas, et si celui-ci vous admirait, lorsque tous les autres vous mépriseraient, vous seriez satisfait d’être estimé de lui seul, et vous mépriseriez le mépris des autres. Ainsi un docteur n’a point d’égard aux jugements du peuple, et se contente de plaire aux docteurs, et généralement tous ceux qui exercent quelque art que ce soit, n’ont pour but de plaire qu’à ceux qui le savent.

N’est-ce donc pas un aveuglement étrange de ne considérer dans chaque profession que celui qui y préside ou qui y excelle; et de faire le contraire dans l’aumône, surtout lorsque ce que l’on perd en y cherchant autre chose, est sans comparaison plus considérable que tout ce que l’on peut perdre dans le monde? Car si, dans la carrière des courses publiques, vous négligez le jugement de celui qui y préside pour vous arrêter à celui du peuple, vous ne perdrez que le prix de la course. Mais, en recherchant dans votre aumône l’estime des hommes, vous perdez, non une récompense périssable, mais la gloire de l’éternité. Considérez que vous êtes devenus semblables à Jésus-Christ par la compassion que vous avez des misérables. Achevez donc (558) de vous rendre semblables à lui , en rendant secrètes vos aumônes, comme nous voyons dans l’Evangile, qu’après avoir guéri les malades, il leur défendait de parler de lui.

Mais vous désirez, me direz-vous, de passer pour charitable parmi les hommes. Et moi je vous, demande quel avantage vous en retirerez. Vous n’avez point de bien que vous en puissiez attendre et vous en devez craindre un très-grand mal. Ces personnes mêmes que vous voulez rendre les témoins du bien que vous faites, deviennent les larrons qui dérobent ce trésor que vous deviez vous assurer dans le ciel. Ou plutôt ce ne sont pas eux qui le volent;. c’est vous-même qui vous volez, et qui vous ravissez ce dépôt que vous aviez mis entre les mains de Dieu dans la personne des pauvres. O malheur étrange! ô nouvelle espèce de larcin! Ce que ni la rouille ne peut corrompre, ni les voleurs ne peuvent voler, est corrompu et ravi en un moment par la vaine gloire. Elle est le ver qui gâte des choses incorruptibles. Elle est le voleur qui étend sa violence jusque dans le ciel, qui vous prend votre trésor, qui vous ravit un royaume, et qui vous dépouille de ces richesses éternelles et ineffables. Comme le démon sait que ce trésor que nous nous amassons dans le ciel, est à couvert de sa violence, et que ni la rouille, ni les voleurs, ni tous ses artifices n’y peuvent atteindre, il se sert pour le ravir, de la vaine gloire, et il fait par elle ce qu’il n’aurait pu faire par lui-même.

4. Vous me direz peut-être que vous désirez de recevoir de la gloire. Mais ne vous suffit-il pas que le pauvre à qui vous faites votre aumône en secret, et que Dieu pour qui vous la faites, vous estiment et vous louent de cette bonne oeuvre? Est-ce que vous voudriez que les hommes vous en louassent? Prenez garde que le contraire ne vous arrive, et qu’on ne dise de vous que ce n’est point par un mouvement de compassion, mais par un désir de gloire que vous faites votre aumône. Craignez de passer pour cruel, lorsque vous insultez de la sorte à l’affliction des misérables, et que vous tirez votre gloire de leur malheur.

L’aumône est un mystère. Fermez donc les portes afin que personne ne voie un secret qu’il ne lui est pas permis de voir. Les plus augustes mystères de nos églises sont comme l’aumône et la miséricorde que Dieu fait aux hommes. Car c’est par une bonté pure et ineffable qu’il a eu compassion de nous, lorsque nous étions ses ennemis. La première oraison qui se dit à la célébration de nos mystères témoigne notre compassion, puisque nous y prions pour les possédés. Dans la seconde qui est pour les pénitents, nous demandons la miséricorde de Dieu pour eux. Dans la troisième, qui est pour nous-mêmes, nous présentons les enfants à Dieu, afin que leur innocence soit plus propre pour attirer sur nous sa miséricorde. Car, après avoir reconnu nos péchés, nous implorons la bonté de Dieu pour ceux qui en ont déjà commis beaucoup ou qui en peuvent commettre encore, mais nous faisons prier pour nous les enfants, sachant que Jésus-Christ a promis le ciel à ceux qui deviendraient comme des enfants. Ce qui nous apprend que ceux qui imitent leur simplicité et leur innocence sont plus capables d’implorer la bonté de Dieu pour ceux qui l’ont offensé. Que si nous considérons le mystère même de l’Eucharistie, ceux qui ont reçu le saint baptême, les initiés, savent qu’il est tout rempli des marques de la miséricorde et de la grâce de Dieu sur les hommes.

Lors donc que vous voulez faire l’aumône, imitez-nous et fermez les portes; qu’il n’y ait que celui qui la reçoit qui en soit témoin, et si cela se pouvait, qu’il ne sache pas même d’où lui vient la charité qu’il reçoit. Que si vous ouvrez les portes, et si vous découvrez votre mystère, souvenez-vous que celui même dont vous recherchez l’estime, vous méprisera comme un superbe, et qu’il condamnera lui-même votre vanité. S’il est votre ami, il la blâmera dans son coeur, et s’il est votre ennemi, il la décriera devant tout le monde. Ainsi il vous arrivera le contraire de ce que vous souhaitez. Vous désirez qu’on vous admire, et qu’il s’écrie en vous voyant : Que cet homme est charitable! qu’il est compatissant! et l’on dira au contraire en vous détestant: Que cet homme est vain! qu’il est aisé de voir qu’il pense plus à plaire aux hommes qu’à Dieu ! Si au contraire vous cachez les charités que vous faites, c’est alors qu’il les louera devant tout le monde. Dieu ne souffrira pas qu’une action si sainte soit longtemps cachée. Si vous avez soin de l’étouffer, il la publiera lui-même et il la rendra publique, plus que vous ne l’auriez pu faire. C’est pourquoi, laissez faire Dieu, abandonnez-vous à lui, et vous en serez plus heureux en l’autre vie, et plus estimé en ce monde même. (559)

Vous voyez donc, mes très-chers frères, qu’il n’y a rien de plus opposé à la gloire que nous recherchons, que de faire nos aumônes à la vue des hommes. C’est le moyen de faire tout le contraire de ce que nous prétendons, puisqu’au lieu de signaler notre vertu, nous serons cause que notre vanité sera connue des hommes et punie de Dieu. Gravons ces vérités dans notre coeur. Qu’elles nous servent à mué-priser la gloire humaine, et à ne chercher que celle de Dieu, et nous serons estimés en cette vie et heureux en l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (560)

 

HOMÉLIE LXXII: « ALORS JÉSUS PARLA AU PEUPLE ET A SES DISCIPLES, ET LEUR DIT : LES DOCTEURS DE LA LOI ET LES PHARISIENS SONT ASSIS SUR LA CHAIRE DE MOÏSE. OBSERVEZ DONC ET FAITES TOUT CE QU’ILS VOUS ORDONNERONT DE FAIRE, MAIS NE FAITES PAS CE QU’ILS FONT. CAR ILS DISENT CE QU’IL FAUT FAIRE, ET NE LE FONT PAS ». (CHAP. XXXIII, 1, 2, 3, JUSQ U’AU VERSET 43.)

ANALYSE

1. L’Orateur fait remarquer que le nom de Loi est quelquefois appliqué dans l’Ecriture à tout l’Ancien Testament. — La Loi ne perd aucun de ses droits sur les âmes par la perversité de ceux qui l’enseignent. — Rien de plus misérable qu’un docteur qui ne prêche point l’exemple.

2. Hypocrisie des pharisiens. — De leurs phylactères qu’ils portaient plus larges que les autres.

3 et 4. Il n’y a qu’un seul Maître qui est le Christ. — Sortie contre les anoméens. — De l’excellence de la vie des solitaires. — De leur extrême humilité. — Combien elle est égale et uniforme. — Combien leur exemple nous doit inspirer d’horreur pour le faste du monde.

 

1. Qu’est-ce à dire « alors » ? c’est-à-dire lorsqu’il eut dit ce qui précède; lorsqu’il eut fermé la bouche à tous ses contradicteurs; lorsqu’il les eut confondus et réduits à ne plus oser le tenter par leurs questions insidieuses lorsqu’il a fait voir que leur malice était sans remède. Après avoir tiré cette parole du psaume : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur», il en appelle encore à la Loi; et il n’y a pas lieu de s’en étonner, en effet, bien que la loi ancienne n’eût point marqué aux Juifs qu’il y eût deux personnes en Dieu, et qu’elle les assure souvent qu’il n’y a qu’un seul Dieu, il suffisait néanmoins que David le leur eût appris, puisque l’Ecriture même comprend quelquefois par ce nom de « Loi», toute l’étendue de l’Ancien Testament. Enfin, il leur témoigne ici quel estime il fait de la loi de Moïse, en obligeant le peuple de la respecter dans la bouche de ses plus grands ennemis. Jésus-Christ voulait montrer par toutes ces paroles qu’il est dans une union parfaite avec son Père; puisque s’il pouvait lui être opposé en quelque chose, il l’eût fait paraître en parlant contre la loi. Cependant il témoigne ici, avoir pour elle une, si grande déférence, que quelle que soit la corruption de ceux qui l’enseignent, il veut néanmoins que ceux à qui elle est annoncée, la pratiquent et qu’ils lui obéissent très-fidèlement. Il s’étend ensuite à parler des pharisiens et de leur conduite, parce que la principale cause qui les empêchait de croire en lui , c’était le déréglement de leurs moeurs et leur passion pour la vaine gloire. (560)

Voulant donc ici former les peuples qui l’écoutaient, il commence par un avis très-considérable et très-important pour leur salut, en leur défendant de mépriser leurs maîtres, et de s’élever contre les ministres de Dieu qui leur annonçaient sa Loi. Il ne se contente pas de leur recommander si particulièrement ce point. Il le pratique lui-même, puisqu’il ne prive pas du pouvoir d’enseigner ces pharisiens qui en étaient si peu dignes. Il attire ainsi sur eux une condamnation encore plus sévère, et il ôte à leurs disciples tout prétexte de désobéissance. Il ne veut pas qu’ils puissent dire : Le maître qui m’instruit est tout corrompu lui-même, et je ne puis me résoudre à l’écouter, ni à pratiquer ce qu’il me dit. Il commande à ses disciples de leur obéir quels qu’ils soient. Il établit tellement ces personnes dans la dignité qu’ils possédaient, que, quelque méchants qu’ils fussent, il ne laisse pas, après ces reproches qu’il leur fait, de dire à ses disciples : « Faites tout ce qu’ils vous diront », parce qu’ils ne disent rien d’eux-mêmes, mais seulement ce que Dieu a commandé par Moïse. Mais considérez ici quelle déférence Jésus-Christ a pour Moïse, et combien il témoigne partout l’union de l’Evangile avec la Loi. Il dit qu’on doit honorer ces prêtres, à cause de la Loi de Dieu qu’ils annoncent : « Ils sont», dit-il, « assis sur la chaire de Moïse ». Ne pouvant les honorer ni les rendre vénérables par eux-mêmes, et par la sainteté de leur vie, il veut néanmoins qu’on les respecte à cause de ce siége d’honneur dans lequel ils sont assis, et de cette doctrine sainte qu’ils enseignent.

Ce mot, « faites tout », n’enferme pas généralement « tout » ce qui est dans la Loi, comme ce qui regarde les viandes, les sacrifices et les autres cérémonies. Car comment aurait-il établi ici ce qu’il a détruit ailleurs? Mais il entend seulement par ce mot, tout ce qui regarde le règlement de notre vie, et tout ce qui peut s’accorder avec la loi nouvelle, sans nous accabler des fardeaux insupportables de l’ancienne. Vous me direz peut-être : Pourquoi le Fils de Dieu ne donne-t-il pas cette autorité plutôt aux ministres de la loi de grâce, qu’aux ministres de la loi de Moïse? C’est parce qu’il n’était pas encore temps de révéler ces mystères avant sa mort. Outre qu’il avait encore une autre raison particulière d’agir de la sorte. Comme il allait les accuser de beaucoup de crimes, il veut d’abord ôter aux personnes les plus simples, tout sujet de croire qu’il se portait à ces reproches par un secret désir de leur ministère, ou par quelque mouvement de haine et d’envie. Il prévient d’abord ce soupçon afin d’avoir ensuite plus de liberté de les reprendre.

Mais pourquoi les condamne-t-il avec tant de force? C’était pour avertir le peuple de ne point tomber avec eux dans le précipice, en imitant leur mauvaise vie. Car il y a bien de la différence entre montrer simplement le mal qu’on doit éviter, ou en montrer les dangereuses suites, par le malheur de ceux qui y sont déjà tombés, comme il y a bien de la différence entre donner d’excellents avis aux hommes pour les porter à quelque vertu, ou leur en montrer l’avantage dans l’exemple de ceux qui s’y sont rendus habiles. Jésus-Christ dit d’abord à ses disciples : « Ne faites pas ce que vous leur voyez faire », afin qu’ils ne pussent conclure que, puisqu’ils les devaient écouter, ils devaient aussi les imiter. Ainsi, l’honneur qu’il les oblige de rendre à ces maîtres corrompus tourne à leur confusion, puisqu’il condamne les déréglements de leur vie, et qu’il assure qu’on ne peut les imiter sans se perdre. C’est donc là la principale cause pour laquelle il les accuse ici de leurs désordres avec tant de véhémence, li voulait faire voir combien ils étaient opiniâtres et rebelles à la lumière, et montrer par avance que la croix sur laquelle ils devaient l’attacher ensuite, bien loin d’imprimer quelque tache à son innocence, serait la preuve et l’effet de leur incrédulité et de leur audace.

Considérez, mes frères, quelle est la première chose que le Sauveur blâme en eux, et qui est comme le surcroît de toutes leurs autres fautes : « Ils disent ce qu’il faut faire, et ne le font pas ». Quiconque viole la Loi est coupable, mais personne ne l’est davantage que celui qui doit instruire les autres. Car il commet une double et une triple faute dans un seul crime. Premièrement, il viole la Loi; secondement, ayant été établi en autorité pour régler les autres, il se dérègle lui-même. Ce qui le rend beaucoup plus coupable. Troisièmement, comme sa dignité le rend vénérable, son exemple fait beaucoup plus d’impression sur les esprits, et le mal qu’il fait se communique bien plus aisément aux autres.

Jésus-Christ reprend ensuite en eux la dureté qu’ils témoignent envers ceux qui leur (561) sont soumis. « Ils lient des fardeaux. pesants et qu’on ne saurait porter, ils les mettent sur les épaules des hommes, et ils ne voudraient pas les avoir remués du bout du doigt (4) ». Ces paroles enferment un double reproche, et font voir une double malignité dans les personnes que le Sauveur accuse. La première est cette sévérité avec laquelle ils exigeaient une si grande perfection de ceux qu’ils conduisaient; et la seconde est leur mollesse propre, et la liberté qu’ils prenaient de vivre comme il leur plaisait. Ce sont deux conditions entièrement opposées à celles que doit avoir un véritable pasteur, qui doit être comme un juge sévère et inflexible à l’égard de lui-même, et qui doit être en même temps plein de douceur et de charité pour ceux qu’il gouverne. Les pharisiens, au contraire, se conduisaient tous d’une manière tout opposée. Ils réduisaient tout leur devoir à faire de beaux discours et à parler beaucoup aux hommes. Ils n’avaient de vertu qu’en paroles. Ainsi , ils étaient durs et impitoyables envers tout le monde, parce qu’ils n’avaient pas l’expérience de cette doctrine toute sainte, qui s’apprend par l’action et par la pratique.

2. Ce déréglement, déjà si considérable par lui-même, ajoutait encore une nouvelle gravité au crime que le Sauveur vient de reprendre en eux: « Ils disent ce qu’il faut faire, et ne le font pas» : et la manière dont Jésus-Christ l’exprime est bien remarquable. Car il ne dit pas: ils ne peuvent, mais « ils ne veulent pas » , non porter ou traîner ces fardeaux, mais « les remuer du bout du doigt », c’est-à-dire n’en pas même approcher pour les toucher. Ils ne sont forts et courageux que pour faire ce qui leur est défendu, « car ils font toutes leurs actions afin d’être vus des hommes (5) ». Jésus-Christ leur reproche par ces paroles leur ambition et leur orgueil qui les a perdus. Il avait repris en eux jusqu’à cette heure, des actions ou de cruauté, ou de paresse: mais maintenant ce qu’il y condamne principalement, c’est cette passion furieuse pour la vaine gloire dont ils étaient possédés. C’est elle qui les a éloignés de Dieu, et qui leur a fait désirer de plaire aux hommes plutôt qu’à lui. Car chacun cherche à plaire aux juges qu’il a choisis. Si un athlète combat devant des hommes de coeur, il tâche de combattre vaillamment, afin de leur plaire. Que s’il combat devant des lâches, il devient lâche lui-même. Un comédien, qui joue devant des personnes qui aiment à rire, fait tout ce qu’il peut pour les faire rire. Que si ces spectateurs sont graves et modérés, il affecte lui-même de la gravité afin de leur plaire. Mais remarquez encore combien Jésus-Christ accuse avec force dans les pharisiens la passion qu’ils avaient d’être loués. Car il ne dit pas qu’ils font dans ce dessein quelques-unes de leurs actions; mais en général : « Qu’ils font tout ce qu’ils font » dans cette vue. Après qu’il leur a reproché ce désir si passionné pour la vaine gloire, il leur montre aussitôt leur folie, puisqu’ils ne faisaient rien de grand qui méritât quelque louange, et qu’ils s’enflaient des choses les plus viles et les plus méprisables, étant non-seulement ambitieux, mais l’étant encore d’une ambition basse et honteuse.

« Ils ont des bandes de parchemin, plus larges que les autres, et les franges de leurs vêtements plus longues (5) ». Examinons ici, mes frères, ce que voulaient dire ces « bandes» et ces «franges ». Dieu voyant que les Juifs oubliaient à tous moments les grâces qu’il leur avait faites, leur avait commandé d’écrire ses miracles sur de petites bandes de parchemin pour les pendre à leurs bras. C’est pourquoi il est dit dans le Deutéronome : « Ces merveilles que j’ai faites en votre faveur, ne seront jamais hors de votre vue ». (Deut. VI, 7.) Ils donnaient à ces petites bandes un nom qui marquait qu’ils les portaient pour garder la loi. C’est ce que font encore aujourd’hui plusieurs femmes chrétiennes qui pendent l’Evangile à leur cou. Mais Dieu, voulant leur donner un autre moyen extérieur de conserver le souvenir de ses grâces, fit à l’égard des Juifs ce que font aujourd’hui plusieurs personnes qui, craignant d’oublier les choses s’attachent un filet au doigt pour s’en faire comme une mémoire artificielle. Dieu, traitant les Juifs comme de petits enfants, leur commanda d’attacher au bas de leur robe un ruban, ou une frange de couleur de pourpre, afin que partout où ils marcheraient, ils se souvinssent toujours des commandements de Dieu. Ils étaient extrêmement exacts dans ces observances extérieures, et ils mettaient leur vanité à porter des bandes plus larges, et des franges plus longues que les autres hommes.

Mais pourquoi, ô pharisiens, étendez-vous ainsi ces bandes? Pourquoi affectez-vous de (562) porter des franges si longues? Mettez-vous la vertu dans un ruban? Dieu ne demande point de vous que vous agrandissiez ces bandes et ces rubans; mais que vous vous souveniez de ses grâces, et que vous en témoigniez de la reconnaissance par la droiture de votre vie. Que si Dieu nous défend de chercher de la gloire dans nos jeûnes, dans nos aumônes, et dans nos autres actions de piété, qui sont pénibles et laborieuses, comment vous, ô pharisiens, pouvez-vomis en rechercher dans des choses extérieures, qui vous reprochent au contraire votre peu de vertu et votre insensibilité aux faveurs de Dieu? Mais la vanité de ces hypocrites ne se terminait pas là; elle s’étendait encore à d’autres bassesses bien plus grandes.

« Ils aiment les premières places dans les festins, et les premières chaires dans les synagogues (6). Ils aiment à être salués dans « les places publiques, et à être appelés maîtres par les hommes (7) ». Quoique ces choses paraissent petites, elles sont néanmoins la cause des plus grands maux. Et elles ont souvent attiré des malheurs effroyables sur des provinces entières et sur le royaume même de Jésus-Christ. Je ne puis retenir mes larmes, lorsque j’entends parler de cet amour des préséances; de ce désir d’être salué de tout le monde. Je repasse en moi-même combien de ruisseaux funestes, sortis de cette source, ont inondé ensuite l’Eglise. Mais ce n’est pas maintenant le temps de s’arrêter à déplorer ces malheurs; et les personnes un peu âgées, qui ont vu ce qui s’est passé du temps de nos pères, n’ont pas besoin que je les en instruise.

Remarquez ici, mes frères, que les pharisiens faisaient paraître davantage leur orgueil et leur vanité au lieu même où ils devaient être plus humbles et plus modérés, puisqu’ils étaient obligés de témoigner plus de douceur et de modestie dans les synagogues., où ils n’entraient que pour former leurs disciples à la vertu. Car, pour ce qui regarde « les premières places dans les festins », cela pouvait être plus excusable, quoiqu’il soit vrai que celui qui est établi pour régler et pour enseigner les autres, doit signaler sa vertu, non seulement dans l’Eglise, mais généralement dans tous les autres lieux où il se trouve. Comme l’homme en quelque endroit qu’il soit est toujours homme, et sans comparaison supérieur aux bêtes, il faut de même que celui qui est le maître et le conducteur des âmes, se fasse reconnaître partout pour ce qu’il est, soit qu’il parle ou qu’il se taise, soit qu’il soit à table ou ailleurs, et que sa démarche, son regard, son geste, toute sa contenance et sa modestie extérieure le distinguent de tous les autres. Les pharisiens, au contraire, se rendaient ridicules partout, et s’exposaient à se faire moquer d’eux par tous les hommes, affectant ce qu’ils devaient éviter, et recherchant ce qu’ils devaient fuir : « Ils aiment », dit Jésus-Christ, « les premières places et les « premières chaires, ils aiment à être salués et à être appelés maîtres ».

3. Si c’est un crime d’aimer ces choses, quel crime n’est-ce pas de les rechercher avec tant d’empressement? Jésus-Christ avait jusqu’ici passé assez légèrement sur les autres abus des pharisiens qui ne pouvaient nuire à leurs disciples; et il s’était contenté de les condamner et de les blâmer; mais quand il s’agit du désir des préséances et des dignités, ou de rechercher par ambition la chaire de vérité, pour instruire les hommes, le Fils de Dieu s’y arrête davantage. Il ne se contente plus de blâmer et de condamner les excès de ce genre mais il donne à ses disciples des avis et des instructions toutes contraires à cette conduite.

« Mais, pour vous, ne désirez point d’être appelés maîtres, parce que vous n’avez tous qu’un Maître, et que vous êtes tous frères (8)», sans que l’un d’entre vous ait aucun avantage sur l’autre, puisqu’il n’est rien de lui-même. C’est ce qui fait dire à saint Paul : « Qui est Paul? Qui est Apollon? Qui est Céphas? Que sont- ils autre chose que des ministres»? (I Cor. III, 5.) Il ne dit pas : Que sont-ils autre chose que des docteurs ou des maîtres?

« Et n’appelez personne sur la terre votre père, parce que vous n’avez qu’un Père, qui est dans le ciel (9) ». Jésus-Christ ne leur fait point ce commandement, afin qu’ils l’observent à la lettre, et qu’ils ne donnent effectivement à personne le nom de père, mais afin qu’ils sachent quel est celui qu’ils doivent par excellence appeler leur «Père ». Car, comme il n’y a point d’homme qui soit proprement maître, il n’y en a point non plus qui soit proprement père. Dieu seul est essentiellement le Maître et le Père de tous les hommes, et c’est lui qui forme tous ceux qui sont les maîtres et les pères de son Eglise.

« Et ne vous faites point appeler docteurs, (563) parce que vous n’avez qu’un docteur qui est le Christ (10) ». Il ne dit pas « qui est moi», imitant encore cette conduite qu’il vient de garder, en disant : « Que vous semble du Christ? de qui doit-il être fils » ? Je demanderais volontiers ici à ceux qui, pour déshonorer le Fils de Dieu, disent si souvent du Père qu’il n’y a qu’un Dieu; qu’il n’y a qu’un Seigneur, si le Père n’est pas aussi le Maître et le docteur des hommes? Y aurait-il un seul d’entre eux qui osât nier cette vérité? Et cependant le Fils de Dieu dit « qu’il n’y a qu’un docteur qui est le Christ ». Comme donc cette parole : « Il n’y a qu’un Maître qui est le Christ», n’exclut pas le Père, et ne veut pas dire qu’il ne soit pas aussi le Maître des hommes; de même cette parole : « Il n’y a qu’un Seigneur, il n’y a qu’un Dieu », qui est proprement dite du Père, n’exclut pas non plus le Fils, et ne veut pas dire qu’il ne soit pas Dieu et Seigneur comme son Père. Car ces mots : « Il n’y a qu’un Dieu, il n’y a qu’un Seigneur », ne sont que pour distinguer Dieu, et le séparer des hommes et du reste des créatures. Après que Jésus-Christ a fait voir à ses apôtres la grandeur de cette maladie qui est si contagieuse, il leur apprend maintenant que c’est par l’humilité qu’il faut la prévenir et y porter remède. C’est pourquoi il ajoute aussitôt : « Celui qui est le plus grand parmi vous sera votre serviteur « (14). Car, quiconque s’élèvera sera abaissé, « et quiconque s’abaissera sera élevé (12) » . Comme il n’y a rien qui soit comparable à la vertu de l’humilité, Jésus-Christ a soin d’en parler souvent à ses disciples. Il le fait en cet endroit. Il le fit encore dans cette autre rencontre où il mit un enfant au milieu d’eux. Il le fit lorqu’en son sermon sur la montagne, il commença par cette béatitude « Bienheureux les pauvres d’esprit ». Mais il arrache ici comme la racine de ce vice, lorsqu’il dit « Quiconque s’abaissera sera élevé». Je vous prie de remarquer encore ici ce que je vous ai souvent fait voir, que Jésus-Christ exhorte ses disciples à acquérir ce qu’ils souhaitent, par une voie qui semble toute contraire. Il ne leur commande pas seulement de ne point désirer les premières places, mais il les porte même à rechercher la plus basse, et il les assure que c’est le moyen- de posséder les premières qu’ils souhaitaient. Parce qu’il faut nécessairement que celui qui veut être le premier, devienne le dernier de tous. « Celui qui s’abaissera sera élevé ». Mais où trouverons-nous cette humilité? Il m’est aisé de répondre à votre demande.

Voulez-.vous, mes frères, que nous montions encore aujourd’hui à cette ville bienheureuse, à cette demeure de saints, à ces montagnes et à ces vallées où habitent les vertus? C’est là que nous verrons l’humilité dans sa grandeur et dans son éclat. Car il y a dans ces troupes saintes des solitaires, qui, après avoir été autrefois dans les dignités du monde, dans les richesses et dans la magnificence, s’humilient maintenant et se rabaissent en toutes choses, dans leur vêtement, dans leur cellule et dans-leurs emplois; et qui regardent l’humilité comme la lin générale où ils rapportent tout le reste. Tout ce qui allume le feu de l’orgueil, les beaux habits, les splendides habitations, les nombreux domestiques, toutes ces choses qui nous engagent malgré nous dans la vanité, sont retranchées parmi eux, Ils vont eux-mêmes couper le bois dont ils ont besoin. Ils allument eux-mêmes leur feu. Ils font cuire eux-mêmes ce qu’ils doivent manger, et ils servent eux-mêmes ceux qui les viennent voir.

Nul en ce lieu, ni ne blesse un autre ni n’en est blessé. Nul ne commande, et nul n’a besoin qu’on lui commande. Ils sont tous serviteurs les uns des autres. Ils s’empressent de laver les pieds des hôtes qui les viennent voir. Chacun tâche de prévenir son frère dans ce devoir et ils ne disputent jamais qu’à qui sera le plus humble. On rend cet office de charité à un hôte quel qu’il soit, sans s’informer s’il est pauvre ou s’il est riche , s’il est libre ou s’il est esclave. On traite tout le monde indistinctement. Il n’y a parmi eux ni grand ni petit. Tout y est égal. Il y a donc là, me direz-vous, une grande confusion. Nullement, mes frères, mais on y voit au contraire régner souverainement l’ordre et la paix. Personne ne considère ce qu’est son -frère, s’il était noble, s’il ne l’était pas. Chacun se croit le dernier de tous, et devient grand en cela même qu’il aime à se mettre au-dessous des autres.

4. Il n’y a qu’une seule table pour ceux qui servent et pour les autres que l’on sert. Ce sont les mêmes viandes pour tous; les mêmes habits; les mêmes cellules; le même genre de vie. Celui d’entre eux qui se porte aux petites choses avec plus d’ardeur, est celui qui (564) est le plus grand de tous. On n’entend point dire là Ceci est à moi, cela est à vous. Ces paroles qui sont la source des divisions et des guerres, sont éternellement bannies de ces lieux. Et on ne doit pas s’étonner qu’ils n’aient tous qu’un même habit, qu’une même table et qu’une même nourriture, puisqu’ils n’ont tous ensemble qu’une même âme, non parce qu’elle est d’une même substance, ce qui est commun à tous les hommes , mais à cause de leur charité qui, les unissant tous, ne fait d’eux tous qu’un coeur et qu’une âme. Et comment une seule âme pourrait-elle s’élever contre elle-même?

On ne voit donc point là, comme parmi nous, ces différences de pauvres et de riches; ni ce discernement de personnes qu’on honore, et d’autres que l’on méprise. Cette parfaite égalité ne laisse parmi eux aucune entrée à la vaine gloire. Si l’un y est grand et l’autre petit, ce n’est qu’en vertu, et l’on n’a même aucun égard à ces différences. Celui qui est inférieur aux autres, ne se plaint point d’être méprisé, parce qu’il n’y a personne qui le méprise , et s’il s’en trouvait quelqu’un il en aurait de la joie, parce qu’ils aiment à souffrir les mépris et les injures. C’est à quoi ils s’appliquent sans cesse à s’anéantir et à s’humilier, non-seulement dans leurs paroles, mais encore plus dans leurs actions.

Ils aiment à manger avec les pauvres et les personnes les plus méprisables. Leur table est tous les jours environnée de ces sortes d’hôtes, et c’est ce qui les rend dignes du ciel. L’un y panse les plaies des blessés, l’autre sert de guide à un aveugle, l’autre porte celui qui a la jambe rompue. Il n’y a point là de flatteurs.

On n’y sait pas même ce que c’est que de flatter; et comme tout est égal entre eux, il ne s’y peut mêler aucune envie. Ainsi, ceux qui entrent parmi ces saints, y apprennent aisément la vertu, et à devenir humbles à leur exemple sans qu’on les contraigne à s’humilier devant les autres. Car comme on arrête plus aisément l’audace d’un homme superbe en lui cédant qu’en lui résistant, et que la modération d’un autre est une grande instruction pour lui, ainsi rien n’est plus propre pour guérir dans une âme la plaie de la vaine gloire, que de voir des personnes qui n’ont pour elle que de l’aversion et du mépris. C’est ce qui se pratique admirablement dans ces lieux. On voit autant d’ardeur pour fuir ou pour quitter les premières places et ces rangs d’honneur, que nous en voyons ailleurs pour y arriver. On y aime, non à se faire honorer, mais à honorer les autres.

Les ouvrages mêmes des solitaires et les occupations où ils s’emploient, les portent encore à l’humilité et étouffent en eux tous les mouvements de la vaine gloire. Car, qui peut devenir superbe en bêchant la terre, en arrosant des herbes, en faisant des paniers d’osier, et d’autres choses semblables? Comment pourraient-ils s’élever dans leur coeur, en souffrant comme ils font la pauvreté, la faim, la soif, et toutes les autres nécessités de la vie? Ainsi, l’humilité , comme je viens de le dire , est parmi eux une vertu bien aisée. Il est très-difficile de ne devenir pas superbe parmi les louanges et les applaudissements des hommes; il est facile au contraire de devenir humble parmi des choses si basses, et dans le fond d’un désert. C’est là qu’on traite avec Dieu seul à seul. On n’a pour compagnie que soi-même. On n’y voit qu’un oiseau qui vole; qu’un arbre qui est agité des vents; qu’un ruisseau qui coule le long d’une vallée. Par où donc l’orgueil attaquerait-il un homme dans une si profonde solitude?

Ce n’est pas néanmoins que nous soyons excusables au milieu des villes de nous laisser aller à cette passion. Abraham vivait au milieu des chananéens et ne laissait pas de dire à Dieu : «Je ne suis que terre et que cendre». (Gen. XVII, 29.) David était dans la cour et dans les armées, et cependant il disait: « Pour moi, je suis un vermisseau et non un homme ». (Ps. XXI, 6.) Saint Paul vivait au milieu des hommes, et cependant il était assez humble pour dire : « Je ne suis pas digne d’être « appelé apôtre ». (I Cor. XV, 9.) Après tant d’exemples, mes frères, comment serions-nous excusables d’être encore si superbes et si vains? N’est-il pas vrai que si ces hommes admirables doivent être comblés de gloire parce qu’ils ont donné les premiers l’exemple d’une si haute vertu, et que nous serons, nous, exposés aux plus grands supplices pour ne l’avoir pas suivi, pour lire leurs actions sans les imiter, pour admirer leur humilité, sans devenir humbles?

Que nous restera-t-il pour excuser une si grande dureté? Direz-vous que vous ne pouvez lire l’Ecriture pour y apprendre quelle a été la vertu de ces saints hommes? C’est déjà (565) une grande faute de n’avoir pas soin de vous en instruire dans l’Eglise, où vous devriez venir puiser sans cesse ces eaux si saintes et si salutaires. Mais si vous ne pouvez apprendre les vertus de ces anciens serviteurs de Dieu, ne pouvez-vous pas avoir au moins celles des saints qui vivent encore?

Je n’ai personne qui m’y mène, dites-vous. Venez me trouver, je vous y mènerai moi-même. Venez avec moi pour apprendre des choses qui vous toucheront et qui vous édifieront. Ces solitaires sont comme des lampes qui éclairent toute la terre. Ce sont comme des remparts qui vous serviront de défense. Ils ont recherché les déserts pour vous apprendre à mépriser le monde. Il faut être fort pour trouver le calme au milieu de la tempête. Mais pour vous qui êtes faibles, vous avez besoin de repos après cette agitation continuelle où vous expose l’engagement que vous avez dans le monde. Allez donc, mes frères, voir souvent ces saints, afin que leurs prières et leurs exhortations servent à vous purifier des taches du siècle, et qu’en purifiant votre vie de plus en plus, vous vous mettiez en état de jouir des biens de ce monde et de l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire et l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXIII: « MALHEUR A VOUS, DOCTEURS DE LA LOI ET PHARISIENS HYPOCRITES, QUI DÉVOREZ LES MAISONS DES VEUVES SOUS PRÉTEXTE QUE VOUS FAITES DE LONGUES PRIÈRES, C’EST POUR CELA QUE VOUS RECEVREZ UNE CONDAMNATION PLUS RIGOUREUSE ». (CHAP. XXIII, 14, JUSQU’AU VERSET 29.)

ANALYSE

1 et 2. Attaque directe et très-forte contre les pharisiens. — Qu’il faut tenir surtout à la pureté intérieure.

3 et 4. Que c’est être pharisien que de ne travailler qu’à régler le dehors et ne se pas mettre en peine du dedans de l’âme. — Que ces sortes de personnes sont des sépulcres selon la parole du Fils de Dieu. — De la mauvaise odeur que les méchants portent dans l’Eglise par leurs déréglements. — Contre ceux qui violent la sainteté de l’Eglise par des regards et des desseins criminels. — Combien la manière dont les femmes se conduisent aujourd’hui est différente de celle des femmes chrétiennes des premiers siècles de l’Eglise. — Contre ceux qui recherchent les bonnes tables.

 

1. Jésus-Christ s’en prend maintenant à l’intempérance des pharisiens. Le premier crime qu’il leur reproche sur ce point, et qui en effet était insupportable, c’est qu’ils ne tiraient pas de quoi satisfaire ces excès de bouche du superflu des riches, mais du nécessaire des veuves; surchargeant ainsi des personnes pauvres qu’ils devaient plutôt soulager. Car Jésus- Christ ne dit pas simplement qu’ils mangeaient, mais qu’ils « dévoraient » les maisons des veuves. La manière dont ils commettaient ce crime les rendait encore plus détestables « Sous prétexte, dit-il, que vous faites de longues prières ». Tout homme qui fait une action criminelle mérite d’en être puni; mais celui qui se voile alors d’un prétexte de piété, et qui colore sa malice d’une apparence de vertu, mérite d’en être encore beaucoup plus puni. Vous me demanderez peut-être pourquoi, puisque ces pharisiens étaient si corrompus, Jésus-Christ ne leur ôtait pas un ministère qu’ils usurpaient si injustement? Il ne le fait (566) pas, mes frères, parce que le temps ne le permettait pas encore. Il les laisse cependant dans leur charge, et se contente d’avertir le peuple afin qu’il ne se laisse pas surprendre, et que. la dignité de ces hommes ne le porte pas à les imiter. Après qu’il a donné en. général cette règle : « Faites tout ce qu’ils vous disent », il montre ici comment elle se doit entendre, et comment il faut borner ce mot de « tout » à ce qui est exempt de péché, afin que les moins sages ne prissent pas de là sujet de croire qu’ils pouvaient leur obéir indifféremment en toutes choses.

« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui fermez aux hommes le royaume des cieux, n’y entrant point vous-mêmes, et en empêchant l’entrée à ceux qui y entrent (13) ». Si c’est déjà un crime que de n’être utile à personne, que doit-on attendre lorsqu’on nuit même aux autres, et qu’on leur empêche l’entrée du ciel? Ce mot, « ceux qui y entrent », ne veut marquer autre chose que ceux qui étaient près d’y entrer. Lorsque les pharisiens avaient à diriger les autres, ils leur faisaient des commandements insupportables. Et lorsqu’il s’agissait pour eux-mêmes de remplir leurs devoirs, au lieu de porter les hommes à la vertu par le bon exemple, ils ne servaient qu’à les induire dans le mal et qu’à les corrompre. Ces sortes de gens sont véritablement les fléaux des moeurs et la perte du monde. Ils n’instruisent les âmes que pour leur apprendre à se perdre, et ils sont opposés aux vrais pasteurs comme les ténèbres le sont à la lumière. Car, comme c’est le propre d’un pasteur et d’un docteur de l’Eglise de sauver celui qui allait se perdre, c’est le propre aussi d’un corrupteur et d’un empoisonneur des âmes de perdre celui qu’il devait sauver. Voici une autre accusation que Jésus-Christ exprime avec beaucoup de force:

« Vous courez la mer et la terre pour rendre un seul prosélyte, et quand il l’est devenu, vous le rendez digne de l’enfer deux fois plus que vous (15) ». Cela veut dire: Ces grandes peines et ces longs travaux que vous endurez pour gagner une âme ne peuvent vous porter à l’épargner et à la ménager ensuite, quoique nous voyions tous les jours que nous conservons avec plus de soin ce que nous avons acquis avec plus de peine. Cependant cette considération ne fait point d"impression sur vous, et ne vous rend point plus compatissants envers ceux que vous gagnez. Jésus-Christ reprend donc ici les pharisiens de deux grands désordres : le premier, de ce qu’ils se sont rendus inutiles pour le salut des hommes, et de ce qu’ils ont bien de la peine à en pouvoir convertir un seul; et le second, de ce qu’ils sont si indifférents et si lâches ensuite pour conserver ceux qu’ils ont gagnés, ou plutôt de ce qu’ils les perdent au lieu de les convertir, en leur apprenant à se corrompre par leur exemple, et en étant cause que leurs disciples deviennent encore plus méchants qu’eux. Car si le maître est méchant, le disciple le devient encore davantage, et il dépasse le mauvais exemple qui lui a été donné. Lorsque nous avons d’excellents maîtres, c’est tout ce que nous pouvons faire que de les imiter et d’égaler leur vertu; mais lorsque nous en avons de méchants, nous passons aisément au delà de leur méchanceté, parce que la nature a une facilité et une pente effroyable qui la porte au mal : « Vous le rendez », dit Jésus-Christ, « digne de l’enfer deux fois plus que vous ». Il veut par cette parole effrayer le peuple qui écoutait les pharisiens, et en même temps châtier sévèrement les pharisiens eux. mêmes, ces docteurs d’iniquité, qui ne se bornaient pas à faire leurs disciples aussi méchants qu’eux-mêmes, mais qui les poussaient encore à un plus bas degré de perversité : ce qui est l’extrême limite du mal.

« Malheur à vous, conducteurs aveugles qui dites : Si un homme jure par le temple, cela n’est rien; mais s’il jure par l’or du temple, il est obligé à son serment (16). Insensés et aveugles que vous êtes! Lequel est le plus à estimer, ou l’or, ou le temple qui sanctifie l’or (17)? Et si un homme, dites-vous, jure par l’autel, cela n’est rien; mais s’il jure par le don qui est sur l’autel, il est obligé à son serment (18). Aveugles que vous êtes, lequel est le plus grand, ou le don, ou l’autel qui sanctifie le don (19)? Celui donc qui jure par l’autel, jure par l’autel et par tout ce qui est dessus (20). Et celui qui jure par le temple, jure par le temple et par celui qui y habite (21). Et celui qui jure par le ciel, jure par le trône de Dieu et par celui qui y est assis (22) ». Jésus-Christ attaque ici l’aveuglement et la folie des pharisiens qui portaient les hommes à mépriser les plus importants commandements de la Loi. Il semble néanmoins que le Fils de Dieu se contredise, car il (567) a dit le contraire un peu plus haut, lorsqu’il leur « reprochait de mettre des fardeaux insupportables sur les épaules des hommes ». Mais ce qu’on doit dire ici, mes frères, c’est que les pharisiens tombaient en effet dans l’un et l’autre de ces deux excès contraires. Il semble qu’ils affectaient dans leur conduite tout ce qui pouvait perdre ceux qui leur étaient soumis. Ils leur faisaient mépriser les plus grands commandements, et ils les traitaient en même temps avec une rigueur et une dureté insupportable dans les plus petits.

« Malheur à vous, docteurs de la loi et pharisiens hypocrites, qui payez la dîme de la menthe, de l’aneth et du cumin, pendant que vous négligez ce qu’il y a de plus important dans la Loi, la justice, la miséricorde et la foi. C’est là ce qu’il fallait pratiquer, sans omettre néanmoins ces autres choses (23) ». C’est avec grande raison que Jésus-Christ ajoute ces paroles, « sans omettre néanmoins ces autres choses », c’est-à-dire la dîme de la menthe et du reste dont il parle, parce que la dîme est une espèce de miséricorde et d’aumône, et entre en quelque sorte dans le rang de ces choses importantes dont il parle. Il faut la payer, dit-il; car, à qui a-t-il jamais nui de faire l’aumône? Mais il ne faut pas croire qu’en payant ces dîmes on garde par là toute la loi.

Jésus-Christ témoigne le contraire en disant: « Il faut faire cela, sans omettre néanmoins ces autres choses ».

Il n’ajoute pas cette dernière parole lorsqu’il leur parle de leurs purifications extérieures. Il fait une séparation exacte de ce qui était pur d’avec ce qui ne l’était pas, et il montre que la pureté du dehors n’est que l’effet et la suite de la pureté du dedans, et que la pureté du corps n’allait point jusqu’à se communiquer à l’âme. Comme il ne s’agissait dans cette exactitude à payer les dîmes que d’une chose qui était bonne en elle-même et qui était une espèce d’aumône, Jésus-Christ passe cela sans le condamner, parce qu’il n’était pas encore temps de rien faire contre la Loi. Mais il détruit plus clairement ce qui ne regardait que la purification extérieure des corps. C’est pourquoi, en parlant ici des dîmes, il ajoute aussitôt : « Il fallait pratiquer cela sans omettre néanmoins ces autres choses »; mais lorsqu’il parle de ces vaines purifications, il leur dit: « Vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, pendant que le dedans demeure plein de rapine et d’impureté. Pharisien aveugle, nettoyez premièrement le dedans de la coupe et du plat, afin que le dehors en soit net aussi». Il se sert ici de cette comparaison familière et commune d’un « plat » et d’une « coupe ». Mais, pour montrer ensuite qu’on ne perd rien en négligeant la purification extérieure des corps, et qu’on perdrait tout au contraire en négligeant la pureté intérieure des âmes, dans laquelle consiste toute la vertu, il compare l’une à un « moucheron » à cause de sa petitesse, et l’autre à un « chameau » à cause de sa grandeur et de son extrême importance.

2. « Conducteurs aveugles que vous êtes, qui passez ce que vous buvez de peur d’avaler un moucheron, et qui avalez un chameau (24) ». Dieu, leur dit-il, n’a ordonné ces petites choses qu’en les rapportant aux grandes, c’est-à-dire à la « miséricorde » et au « jugement ». Lors donc que ces petites observances sont séparées des grandes, pour lesquelles elles ont été établies, elles ne servent plus à ceux qui les pratiquent, parce qu’alors se trouve rompu ce rapport et cette liaison nécessaire qu’elles ont avec ces règles importantes et essentielles de la loi. Ces règlements capitaux pouvaient subsister sans ces préceptes moins considérables; mais ces petits préceptes ne pouvaient servir de rien sans ces autres beaucoup plus importants. Jésus-Christ montre par là qu’avant même le temps de la grâce et de l’Evangile, ces observances n’étaient pas ce qu’il désirait le plus, mais qu’il demandait des hommes d’autres observances bien plus considérables et un culte plus spirituel. C’est pourquoi, après que la nouvelle loi de Jésus-Christ nous a donné d’autres lois plus saintes et des commandements plus divins, ces autres sont devenus superflus, et il est inutile de les observer.

Mais quoique la malice soit toujours en horreur aux yeux de Dieu, elle ne l’est jamais davantage que lorsque ceux qui en sont possédés, bien loin de croire qu’ils aient besoin de changer de vie, s’imaginent au contraire être capables d’éclairer et de conduire les autres. L’est ce que Jésus-Christ veut nous marquer, lorsqu’il appelle les pharisiens « des conducteurs aveugles ». Si le plus grand malheur pour un aveugle c’est de croire qu’il n’a point besoin de guide, que dirons-nous de celui qui, étant aveugle lui-même, veut être néanmoins le guide des autres? Jésus-Christ (568) leur reproche d’une manière couverte par ces paroles la passion furieuse qu’ils avaient pour l’ambition et pour la vaine gloire, source de tous leurs maux, parce qu’ils faisaient toutes leurs actions dans le désir d’être vus des hommes. C’est cet orgueil inflexible qui les a empêchés d’embrasser la foi, et qui les a portés à détruire toute véritable vertu, et à renfermer toute leur religion dans quelques purifications extérieures qui ne regardaient que le corps, sans se mettre en peine de la pureté de l’âme.

« Malheur à vous, docteurs de la loi et pharisiens hypocrites, qui nettoyez le dehors de u la coupe et du plat, pendant que le dedans demeure plein de rapine et d’impureté (25). Pharisien aveugle, nettoyez premièrement le dedans de la coupe et du plat, afin que le dehors en soit net aussi (26) ». Jésus-Christ voulant rappeler les pharisiens à la véritable piété qu’ils méprisaient, et les faire passer de ce soin de l’extérieur au soin du dedans de l’âme, leur parle de la « miséricorde», de la «justice » et de la « foi ». Car ce sont là les choses qui renferment toute la vie et toute la sanctification de nos âmes. La « miséricorde »nous rend doux et compatissants envers nos frères. Elle nous porte à leur pardonner aisément leurs fautes, et à ne pas témoigner trop de dureté envers les pécheurs. Nous trouvons en elle ce double avantage, qu’elle attire la miséricorde de Dieu sur nous, et qu’en nous attendrissant le coeur, elle nous rend plus prompts à assister ceux que l’on outrage et à compatir à tout ce qu’ils souffrent. La «justice » et la « foi » nous empêchent d’être hypocrites et trompeurs, et nous rendent purs et sincères.

Mais quand Jésus-Christ dit : « Il fallait faire ces choses et ne pas omettre les autres », il ne prétend pas nous engager à toutes les observances de l’ancienne loi; comme lorsqu’il dit « qu’il faut purifier le dedans du vase afin que le dehors soit aussi pur», il ne veut pas nous ramener à toutes ces purifications légales. Il nous montre au contraire qu’elles sont vaines et inutiles. Car il ne dit pas : « Et purifiez ensuite le dehors », mais, « purifiez le dedans, et le dehors sera pur et net ». Par cette «coupe» et par ce « plat », il marque l’homme. Le «dedans» de la coupe en marque l’âme, et le « dehors » en marque le corps. Si c’est donc un désordre de ne se mettre pas en peine qu’un plat soit net au dedans pour en tenir le dehors propre, combien serait-il plus dangereux de négliger la pureté du dedans de l’âme? Mais vous, ô pharisiens, vous faites tout le contraire. Vous gardez avec soin les petites choses qui ne sont qu’extérieures, pendant que vous négligez les importantes qui regardent le coeur. C’est de cette source que vient ce mal si dangereux, et comme cette plaie mortelle qui vous fait croire que vous avez accompli toute la loi, et qu’il ne vous reste plus rien à faire, et qu’ainsi vous ne devez point penser à corriger et à purifier votre vie.

« Malheur à vous, docteurs de la loi et pharisiens hypocrites, qui êtes semblables à des sépulcres blanchis, qui au dehors paraissent beaux, mais qui au dedans sont pleins d’ossements de morts et de toute sorte de pourriture (27). Ainsi au dehors vous paraissez justes aux yeux des hommes, mais au dedans vous êtes pleins d’hypocrisie et d’iniquité (28) ». Jésus-Christ leur reproche encore ici leur passion pour la vaine gloire en les appelant des « sépulcres blanchis ». Il condamne par là leur hypocrisie, qui était la source de tous leurs crimes et la cause de leur perte. Il ne se contente pas de dire qu’ils sont seulement semblables à des « sépulcres blanchis », mais il ajoute : « qui sont au dedans pleins d’ossements de morts et de toute sorte de pourriture », c’est-à-dire, comme il l’explique aussitôt, « qu’ils sont pleins au dedans d’eux-mêmes d’hypocrisie et d’iniquité », marquant par là que leur hypocrisie était leur plus grand obstacle à la foi. Les crimes que Jésus-Christ reproche ici aux Juifs ne leur ont pas été représentés seulement par le Fils de Dieu. Tous les prophètes les en ont souvent accusés, et leur ont fait voir qu’ils étaient avares et voleurs, et que leurs princes ne rendaient point la justice. On voit partout qu’ils négligeaient le plus solide et le plus essentiel de la loi, et qu’ils s’arrêtaient à des choses mutiles. C’est pourquoi il n’y avait rien ni dans ces avis, ni dans ces reproches, ni dans cette comparaison du sépulcre, qui leur dût paraître nouveau, puisque David compare leur « bouche» non-seulement à un « sépulcre », mais à « un sépulcre toujours ouvert ». (Ps. LI, 10.)

3. Il a encore aujourd’hui, mes frères, plusieurs de ces « pharisiens qui ont grand soin de paraître purs au dehors», mais «qui ne sont pleins au dedans que de corruption (569) et d’iniquité ». Nous voyons de nos jours qu’on travaille beaucoup à régler l’extérieur, et qu’on le réforme avec beaucoup de soin, pendant qu’on néglige entièrement de régler le dedans de l’âme, et de l’établir dans la solide piété. Si l’on ouvrait maintenant les consciences de chacun de nous, on les verrait pleines de vers, de puanteur et de pourriture : je veux dire qu’on les verrait pleines de passions et de désirs déréglés, qui déchirent plus les âmes, que les vers ne rongent les corps.

C’était sans doute un grand malheur devoir les pharisiens dans cet état déplorable. Mais c’en est un bien plus grand, qu’étant comme nous sommes les membres du Fils de Dieu, nous devenions « des sépulcres pleins de toute sorte de pourriture ». Ce mal, mes frères, est au-dessus de tout ce qu’on en peut dire. Car, qu’y a-t-il de plus effroyable que de voir une âme qui était le temple de Jésus-Christ, et l’organe de son Esprit-Saint, où tant de mystères s’étaient accomplis, et s’accomplissaient tous les jours, devenir tout d’un coup d’un ciel vivant et animé, un sépulcre infâme? Quelle source de larmes pourrait suffire pour pleurer dignement un si grand malheur?

Souvenez-vous de votre divine renaissance. Rappelez en votre mémoire le titre auguste dont vous avez été honoré en votre baptême; quelle robe vous y avez reçue, comment vous y êtes devenu un palais céleste, fondé sur l’immobilité de la pierre, enrichi, non de marbre et de jaspe, ni d’or et de diamants, mais des dons de l’Esprit de Dieu, et de toute la magnificence de sa grâce.

Considérez qu’on ne souffre point les sépulcres dans les villes, et qu’ainsi étant vous-même «un sépulcre » , vous ne devez point prétendre avoir part à cette cité éternellement heureuse. On vous en rejettera avec encore plus d’horreur qu’on ne rejette les tombeaux du milieu des villes. Et comment vous y pourrait-on souffrir, puisque vous êtes devenu sur la terre même l’opprobre de tous les hommes, qui vous voient avec horreur porter une âme morte dans un corps vivant? Si l’on voyait dans cette ville un homme porter de rue en rue un corps mort plein de puanteur, qui ne le fuirait avec dégoût? Vous êtes vous-même cet homme, et c’est ainsi que vous portez partout une âme morte, rongée de vers, et « pleine de pourriture ». Qui pourra avoir quelque compassion de vous, puisque vous êtes si cruel envers vous-même, et que vous vous traitez avec tant de dureté? Que feriez-vous si on allait enterrer un corps mort au lieu où vous mangez, et où vous dormez? Cependant vous ensevelissez votre âme morte, non pas au lieu où vous mangez et où vous dormez, mais entre les membres mêmes de Jésus- Christ, et vous ne craignez point qu’il ne lance sur vous tous ses foudres?

Comment osez-vous, étant rempli de tant d’ordures et de corruption, entrer dans l’Eglise de Dieu, et vous présenter dans son saint temple? On punirait du dernier supplice celui qui ferait à la majesté impériale l’injure d’aller enterrer un mort dans son palais. Que ne devez-vous donc point attendre, vous qui pouvez sans rougir aller infecter ce temple sacré de Jésus-Christ, par vos puanteurs insupportables?

Que n’imitez-vous cette sainte pécheresse qui parfuma les pieds du Sauveur d’une «huile précieuse, dont l’odeur excellente remplit toute la maison»?Vous faites tout le contraire en vous présentant à Jésus-Christ, étant plein de puanteur. Il est vrai que vous ne la sentez pas. Mais c’est en cela même que votre maI est plus incurable, et presque désespéré. Car, lorsque le corps d’un homme se corrompt, il le sent lui-même, ainsi que ceux qui l’approchent. Ainsi, il est plus aisé de le guérir, et tout le monde le plaint, parce que cette corruption est involontaire. Mais la vôtre est d’autant plus incurable qu’elle ne tombe pas sous les sens, et d’autant plus digne de haine, que vous vous y plaisez, et que vous l’entretenez volontairement.

Puis donc que votre maladie est si dangereuse, et que vous n’avez pas le moindre sentiment de cette odeur de mort que vous répandez partout, faites au moins un effort sur vous-même, et appliquez-vous à ce que je vais vous dire pour vous représenter l’état où vous êtes, et pour vous faire voir quelle est cette peste effroyable qui tue votre âme invisiblement. Mais souvenez-vous auparavant de ce que vous dites dans vos prières: « Que ma prière s’élève à vous, mon Dieu, comme l’encens s’élève en votre présence». (Ps. CXL, 2.) Si, au lieu de cet encens, vous faites monter vers Dieu une fumée noire et puante, qui ne voit que vous ferez descendre, non la (570) miséricorde, mais la colère de Dieu sur vous? Et qui sont ceux, me direz-vous, qui font monter cette fumée vers Dieu dans l’Eglise? Ce sont ceux qui ne craignent pas d’y venir, pour y satisfaire leurs regards impudiques, qui ont le démon dans le coeur, et l’adultère dans les yeux. Et l’on ne s’étonne point après cela que tous les foudres du ciel ne tombent sur la terre pour la réduire en cendre, puisque ces crimes devraient attirer également les feux du ciel et ceux de l’enfer. Cependant, comme Dieu est bon et plein de miséricorde, il suspend sa colère, et il vous invite à la pénitence.

Quoi, vous osez donc venir à l’église pour voir une femme, et vous ne tremblez pas de déshonorer la sainteté du temple de Dieu ? Regardez-vous l’église comme un lieu de divertissement, et la traitez-vous avec moins de respect que les rues et les places publiques? Vous rougiriez peut-être dans ces lieux publics qu’on vous vît aller après une femme; et vous ne rougissez point dans l’église, d’occuper vos yeux de ce qui empoisonne votre coeur, et de vous entretenir de pensées infâmes, au même temps que Dieu par la voix de ses ministres vous menace de vous perdre, si vous n’avez en horreur cette passion? C’est là le fruit de ces spectacles dont vous êtes si passionnés. C’est là ce que vous enseigne le théâtre. Voilà ce que produit cette peste si contagieuse; ces objets qui corrompent et qui enchantent les yeux qui les voient, et cette source publique d’impureté dont les eaux empoisonnées et délicieuses tout ensemble, enivrent ceux qui en boivent d’un plaisir funeste, et les perdent agréablement. C’est ce que le prophète Jérémie accusait par ces paroles : « Votre oeil», dit-il, « est mauvais aussi bien que votre coeur». (Jérém. XXXIV.) Combien vaudrait-il mieux être aveugle ou être malade d’une fièvre ardente que d’abuser ainsi de ses yeux?

Il serait à souhaiter aujourd’hui, à voir l’état des choses, qu’il y eût au dedans de cette église un mur qui vous séparât d’avec tes femmes; mais puisque vous ne le voulez pas souffrir, nos pères ont cru qu’il fallait au moins faire une séparation avec cette clôture de bois. J’ai su, néanmoins, des personnes les plus avancées en âge, que cette séparation n’avait pas été toujours en usage, « parce qu’en Jésus-Christ », comme. dit l’apôtre, « il n’y a ni mâle ni femelle». (Gal. III, 25.) Les hommes et les femmes, du temps des apôtres, priaient indifféremment ensemble, parce que les chrétiens alors, soit hommes ou femmes, étaient véritablement ce qu’on croyait qu’ils étaient, Mais aujourd’hui les femmes chrétiennes paraissent des courtisanes , et les hommes vivent plutôt en bêtes qu’en hommes.

Ne voyons-nous pas dans les actes, que les hommes et les femmes étaient dans une même chambre, lorsque saint Paul leur parlait? et cette assemblée néanmoins était tout angélique et digne du ciel; parce que les femmes avaient un coeur mâle et une vertu d’hommes, et que les hommes avaient une modestie et une pureté digne des plus chastes d’entre les femmes. Voyez ce qu’une femme et une vendeuse de pourpre, dit aux apôtres : « Si vous me jugez digne du Seigneur, je vous prie de venir chez moi, et d’y demeurer». (Act. XVI, 15) Considérez encore ces premiers disciples qui accompagnaient les apôtres, et qui parcouraient avec eux toute la terre. Voyez ces femmes généreuses : Priscille, Perside et tant d’autres, dont les femmes d’aujourd’hui sont aussi éloignées que les hommes, de notre temps, le sont des hommes des premiers siècles.

4, Quoique ces femmes passassent leur vie à aller de ville en ville en suivant les disciples, jamais néanmoins on ne conçut d’elles les moindres soupçons; au lieu qu’aujourd’hui celles qui demeurent toujours chez elles, et qui ne sortent jamais de leur chambre, n’en sont pas exemptes, à cause de ce soin excessif qu’elles prennent pour se parer, et pour vivre dans les divertissements et dans les délices. Les femmes alors n’avaient point d’autre soin ni d’autre désir que de voir l’Evangile s’étendre par toute la terre; et les femmes d’aujourd’hui n’ont point d’autres désirs que de s’embellir le visage, et de paraître. agréables aux yeux des hommes. Elles mettent en cela toute leur gloire et tout leur bonheur. Pour ce qui regarde cet amour de l’Eglise et ce zèle pour Dieu et pour le prochain, il ne leur en vient pas seulement la moindre pensée.

Quelle femme aujourd’hui s’efforce de retirer son mari de ses excès, et de le rendre un véritable chrétien ? Quel est l’homme qui cherche à rendre sa femme aussi réglée et aussi vertueuse qu’elle le doit être? Ces soins et ces empressements de charité sont aujourd’hui inconnus au inonde, Les femmes (571) s’occupent de leurs ameublements, de leurs habits, et de tout ce qui contribue aux délices et au luxe, et elles souhaitent pour cela d’être plus riches. Les hommes s’occupent aussi de ces mêmes bagatelles et de mille choses semblables, qui ne regardent toutes que l’accroissement de leur bien et les commodités de la vie. Quel est maintenant le jeune homme qui, devant se marier, se met en peine de savoir quelle est la femme qu’il va prendre; comment elle a été élevée, si ses moeurs sont réglées, si sa vie est sans reproches? Tous ses soins se terminent à savoir ce qu’elle a de biens; combien elle a en fonds de terre ou en meubles, II semble qu’il achète une femme, et on donne même au mariage le nom « de contrat». J’en vois plusieurs aujourd’hui qui disent: Un tel a contracté avec une telle, pour dire qu’il l’a épousée. On déshonore ainsi le nom de Dieu, et on traite un sacrement si saint, comme un trafic où l’on se vend et où l’on s’achète. Il faut même, dans ces contrats, être extrêmement sur ses gardes, parce que l’on tâche encore plus d’y tromper que dans les autres.

Mais voici, mes frères, comment on se mariait autrefois parmi les chrétiens. Se vous le dis, non-seulement afin que vous le sachiez, mais aussi afin que vous l’imitiez. On n’avait point d’égard au bien, ni aux avantages temporels. On cherchait une fille qui eût été bien élevée, qui eût de la sagesse et de la vertu, dont la vie fût réglée et honnête. Quand on l’avait trouvée, le mariage était conclu : on n’avait besoin, ni de contrat, ni d’articles, ni de notaires. On ne dépendait ni de l’encre, ni des écritures. On ne voulait point d’autre sûreté que la vertu et la piété de l’un et de l’autre.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de ne point vous arrêter à ces vues si basses, lorsque vous vous marierez; mais de ne vous mettre en peine que de trouver des filles sages, réglées, honnêtes, et vertueuses, et elles vous seront plus précieuses que tous les trésors du monde. Si vous ne cherchez que Dieu dans le mariage, il aura soin de vous y taire trouver avantageusement tout le reste. Mais si vous n’y cherchez que des qualités du monde, sans vous mettre en peine de celles qui doivent être les plus chères à un chrétien, vous n’y trouverez enfin ni les unes ni les autres.

Vous me direz peut-être : J’en vois plusieurs qui se sont enrichis du bien de leurs femmes. Ne rougissez-vous point d’avoir ces pensées? J’ai entendu dire moi-même à plusieurs hommes du monde, qu’ils aimeraient mieux mille fois être pauvres, que de devenir riches par leurs femmes. Car, hélas! qu’y a-t-il de plus malheureux que d’être riche de cette manière? Qu’y a-t-il de plus cher que ce qu’on achète à si haut prix? Qu’y a-t-il de plus honteux pour un homme que de s’exposer à entendre dire de lui, qu’il n’est rien par lui-même, et qu’il n’a de bien que ce qu’il a de sa femme. Je ne parle point du renversement qui a lieu dans un ménage de cette sorte, où l’on voit une femme hautaine et impérieuse, un mari esclave et timide, des serviteurs hardis et insolents, qui diront quelquefois de leur maître Qu’était cet homme-ci, avant qu’il se soit marié? Un homme sans naissance, sans bien, sans honneur : et qu’a-t-il maintenant, sinon ce qu’il a reçu de notre maîtresse?

Vous me direz peut-être que vous ne vous souciez guère de ces discours. Il est vrai, parce que vous avez un coeur d’esclave. Tous ces flatteurs et tous ces hommes lâches, qui cherchent un dîner aux bonnes tables, entendent tous les jours ces insultes sans en rougir. Ils se glorifient même de ce qui devrait être leur confusion; et lorsque nous leur parlons de la sorte, ils disent en eux-mêmes ce proverbe: « Qu’on me donne un bon morceau, quand il me devrait étrangler». O parole du démon, qui n’a été répandue dans le monde qu’afin de le perdre

Que dites-vous, mes frères, quand vous osez parler de la sorte? Vous déclarez que jamais vous n’aurez nul égard à la justice; que vous renoncez à la raison; que vous ne cherchez que le plaisir; que vous l’aimerez toujours quand il vous devrait coûter la vie, quand tout le monde vous devrait déshonorer, quand on vous cracherait au visage, quand on vous couvrirait de boue, et qu’on vous traiterait comme un chien. Que diraient autre chose les chiens et les pourceaux s’ils pouvaient parler? Ou plutôt, cette parole serait indigne même d’un chien et d’une bête, et elle n’est digne que d’un homme qui a le démon sur la langue et dans le coeur.

Reconnaissez donc, mes frères, l’impiété de cette parole, et bannissez-la éternellement de votre bouche. Opposez à ces proverbes diaboliques les sentiments et les oracles de l’Ecriture, et gravez-les dans votre mémoire. Ecoutez (572) cette parole: « Ne suivez point les mauvais désirs de votre coeur, et ne soyez point l’esclave de votre concupiscence». (Eccl., XVIII, 30.) Voyez ce qu’elle vous dit aussi des courtisanes et des femmes débauchées, et combien elle est en cela contraire au proverbe qui règne aujourd’hui dans le monde: « N’arrêtez point», dit-elle., « vos yeux sur une femme corrompue. Car le miel sort de ses lèvres, et il plaît pour un temps à votre bouche; mais vous le trouverez ensuite plus amer que le fiel, et il pénétrera plus avant qu’une épée à deux tranchants». (Prov., V, 3, 4.) Etouffez par ces paroles saintes ces paroles exécrables dont le démon est l’auteur, qui inspirent aux hommes un coeur de bêtes et des pensées d’esclaves, et qui leur persuadent de considérer un plaisir honteux et méprisable comme le bien suprême, qu’ils doivent préférer à toutes choses. Car que vous apportera ce plaisir brutal? Que gagnerez-vous quand vous vous en serez enivré selon votre désir? Vous, n’y gagnerez que de l’infamie en ce monde et l’enfer en l’autre.

Cessons donc d’acheter, par un plaisir qui dure si peu, des tourments qui ne finiront jamais. Méprisons le monde qui passe, et pensons à cette gloire qui doit arriver un jour. Parons notre âme de chasteté et de piété, afin qu’étant pure en ce monde elle devienne glorieuse en l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (573)

HOMÉLIE LXXIV: « MALHEUR A VOUS, DOCTEURS DE LA LOI ET PHARI SIENS HYPOCRITES, QUI BÂTISSEZ DES TOMBEAUX AUX PROPHÈTES ET ORNEZ LES MONUMENTS DES JUSTES, ET QUI DITES : SI NOUS EUSSIONS ÉTÉ DU TEMPS DE NOS PÈRES, NOUS NE NOUS FUSSIONS PAS JOINTS AVEC EUX POUR RÉPANDRE LE SANG DES PROPHÈTES ». (CHAP. XXIII, 29, 30, JUSQU’AU CHAP. XXIV.)

ANALYSE

1 et 2. Continuation des Vœux contre les pharisiens.

3-5. Le Sauveur, s’adressant à Jérusalem, s’attendrit en lui prédisant les malheurs qui puniront ses crimes. — Qu’il faut se corriger pendant qu’on en a le temps. — Du malheur des pénitences tardives. — Que nous devons être sensibles aux maladies de nos âmes. — Que les apôtres sont les vrais médecins des hommes, et que nous trouvons dans leurs écrits les remèdes de nos maux. — Divers avis très-importants pour les riches.

 

1. Ce n’est point, mes frères, parce que les pharisiens bâtissaient des tombeaux aux prophètes, ou parce qu’ils accusaient la cruauté et l’injustice de leurs pères qui les avaient tués, que Jésus-Christ prononce ces malédictions contre eux; mais parce qu’en feignant de condamner l’impiété de leurs pères, ils commettaient eux-mêmes de plus grands excès. Car saint Luc marque assez que cette condamnation qu’ils portaient contre leurs pères n’était que feinte, lorsqu’il dit « qu’ils étaient de même sentiment avec eux. Malheur à vous, docteurs de la loi et pharisiens hypocrites, qui bâtissez des tombeaux aux prophètes que vos pères ont tués. Ne témoignez-vous pas que vous consentez aux actions de vos pères, puisqu’ils ont tué les prophètes, et que vous, vous leur bâtissez des tombeaux »? (Luc, XI, 47.) (573) Il condamne par ces paroles le dessein qu’ils avaient en bâtissant ces tombeaux, et il fait voir que ce n’était point pour honorer la mémoire des prophètes qui avaient été tués si injustement, mais pour leur insulter encore davantage, et pour empêcher que le temps, en détruisant leurs sépulcres, ne fît en même temps perdre toutes les traces de la violence de leurs pères. Ainsi ils renouvelaient ces tombeaux afin qu’ils fussent comme un trophée toujours nouveau de l’audace et de l’insolence de leurs ancêtres. Les excès, leur dit Jésus-Christ, auxquels vous vous portez encore aujourd’hui avec tant de hardiesse, découvrent assez que ce n’est que dans cette pensée que vous rebâtissez ces tombeaux. Quoique vous témoigniez par vos paroles être dans un autre sentiment, et condamner en apparence vos pères en disant:

« Que si vous aviez été de leur temps, vous ne e vous fussiez pas joints avec eux pour répandre le sang des prophètes »; on ne peut pas ignorer néanmoins ce qui vous fait parler de la sorte; et pour le marquer obscurément il dit ensuite : « Ainsi vous vous rendez témoignage à vous-mêmes, que vous êtes les enfants de ceux qui ont tué les prophètes (31). Achevez donc aussi de combler la mesure de vos pères (32) ». Car quel crime serait-ce à un homme d’être le fils d’un homicide et d’un meurtrier, lorsqu’il condamne la violence de son père? N’est-il pas visible qu’un fils ne devient point coupable des excès de son père? Ainsi Jésus-Christ ne leur fait ce reproche que pour les accuser de leur propre malice, comme les paroles suivantes le montrent

« Serpents, race de vipères, comment pourrez-vous éviter d’être condamnés au feu de l’enfer (33)»? Comme les vipères ont le même venin que les autres vipères dont elles sont sorties, vous ressemblez de même à vos pères dans cette humeur audacieuse et cruelle, qui se plaît à répandre le sang des justes. Après avoir ainsi découvert ce qu’ils cachaient dans leur coeur, et qui était encore inconnu aux hommes, il confirme ce qu’il dit par les grands excès qu’ils allaient bientôt commettre à la vue de tout le monde. Car comme il leur avait déjà dit: « Vous rendez témoignage que vous êtes « les enfants de ceux qui ont tué les prophètes », pour montrer qu’ils étaient encore plus leurs enfants par la ressemblance de, leurs moeurs que par la nature, et que ce n’était que jar un déguisement qu’ils disaient « que s’ils avaient été de leur temps, ils n’auraient pris aucune part à leurs violences », il ajoute aussitôt : « Achevez donc aussi de combler la mesure. de vos pères», non pour leur commander de le faire, mais pour leur prédire qu’ils le feraient; entendant par ce « comble de la mesure », la mort qu’ils lui allaient faire souffrir. Ainsi, après avoir réfuté ces paroles qu’ils disaient, « savoir que s’ils avaient été du temps de leurs pères, ils ne se seraient pas joints avec eux pour répandre le sang des prophètes », et après avoir montré combien ce prétexte était vain, puisque ceux qui ont la hardiesse de tuer le maître n’auraient pas sans doute épargné ses serviteurs; il leur parle ensuite avec force et avec des paroles mordantes : « Serpents, race de vipères, comment pourrez-vous éviter d’être condamnés au feu de l’enfer », puisqu’ayant assez de hardiesse pour commettre de si grands crimes, vous avez assez de malice pour les vouloir déguiser, et pour couvrir vos sacrilèges sous des prétextes de piété? Il ajoute aussitôt pour les condamner encore davantage:

« C’est pourquoi je m’en vais vous envoyer des prophètes, des sages, et des docteurs; et vous tuerez les uns, vous crucifierez les autres, vous fouetterez les autres dans vos synagogues, et vous les persécuterez de ville en ville ». Il semble que c’est pour les prévenir et pour les empêcher de dire un jour: Il est vrai que nous avons crucifié le Maître, mais nous n’aurions jamais tué les prophètes, si nous avions été de leur temps, qu’il leur dit ici ces paroles : « Je m’en rais vous envoyer des prophètes, des sages, et des docteurs, et vous les tuerez ». Il veut marquer par ces paroles qu’on ne devra pas s’étonner, si ceux à qui il parle deviennent ses homicides, puisqu’ils sont les enfants barbares de ces pères si cruels, et qu’ils surpassent même en cruauté ceux qui leur en ont donné un si audacieux exemple.

Il montre encore combien leur vanité est insupportable. Car en disant: «Si nous avions été du temps de nos pères, nous ne nous fussions pas joints avec eux pour répandre le sang des prophètes », ces hypocrites ne parlaient de la sorte que par un excès d’orgueil, et cette modération qu’ils affectaient dans leurs paroles, était détruite par leurs actions. « Serpents» , leur dit-il, « race de vipères » c’est-à-dire, cruels enfants de pères cruels, vous avez encore enchéri sur la dureté et sur (574) la barbarie de vos pères. Vous vous êtes rendus encore plus coupables qu’eux, soit parce que vous aviez dû être plus sages étant venus après eux; ou parce que l’attentat que vous devez commettre, sera sans comparaison plus grand que ceux qu’ils ont commis, ou parce que vous ajoutez l’orgueil à la cruauté, en disant que si vous aviez été du temps de vos pères, vous n’auriez jamais répandu comme eux le sang des prophètes. Et, en effet, mes frères, les pharisiens n’ont-ils pas comblé les excès de leurs pères? Leurs pères n’ont tué que les serviteurs qui venaient leur demander le fruit de la vigne, mais ils ont tué le Fils même, puis les serviteurs qui les invitaient aux noces. Jésus-Christ les appelle «serpents et race de vipères », pour leur faire voir qu’ils n’étaient point de la race d’Abraham, et pour leur montrer qu’ils ne devaient rien espérer de cette liaison charnelle qu’ils avaient avec ce saint patriarche, puisqu’ils étaient si éloignés d’imiter ses actions.

C’est pourquoi il ajoute: « Comment pourrez-vous éviter d’être condamnés au feu de l’enfer», puisque vous suivez les traces de ceux qui ont commis tant de violences? Il les fait encore souvenir par ces paroles de ces reproches que saint Jean leur avait faits; puisqu’il leur donne ici le même nom de « vipères», que saint Jean leur avait donné, et qu’il les menace comme lui des supplices à venir. Mais Jésus-Christ, voyant que ni la crainte de son jugement ni les menaces du feu de l’enfer ne faisaient aucune impression sur leurs esprits, cherche à. les effrayer au moins par l’appréhension des malheurs de cette vie. « Je m’en vais vous envoyer»,leur dit-il, «des prophètes, des sages et des docteurs, et vous tuerez les uns, vous crucifierez les autres, vous fouetterez les autres dans vos synagogues, et vous les persécuterez de ville en ville; afin que. tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre retombe sur vous, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et l’autel (35). Je vous dis en vérité que tout cela viendra fondre sur cette génération (36) ».

2. Par combien de considérations différentes Jésus-Christ tâche-t-il de rappeler ces hommes à lui? Il leur a dit d’abord: «Vous condamnez vos pères en disant que vous n’auriez pas avec eux répandu le sans des prophètes, etc. » Cette parole était déjà bien propre à les faire réfléchir; puis il ajoute : « Mais tout en condamnant vos pères, vous faites encore pis »; et ce reproche était bien de nature à les couvrir de confusion. Il les assure de plus que tant de maux ne demeureraient pas impunis, et il les effraie par les menaces de l’enfer. Mais comme ces maux n’étaient que pour l’avenir, il s’efforce enfin de les effrayer par les malheurs qu’ils souffriraient dès cette vie. « Tout cela », dit-il, « viendra fondre sur cette génération ». Il montre par la manière dont il leur parle qu’ils deviendront le plus malheureux peuple qui fut jamais, et que tant de maux néanmoins ne les rendront pas meilleurs.

Que si vous me demandez, mes frères, pourquoi Dieu les punit avec plus de rigueur qu’il n’a jamais puni aucun peuple, je vous réponds que c’est parce qu’ils l’ont plus offensé qu’aucun autre peuple de la terre, et que rien n’a pu retenir leur malice ni dompter la dureté de leur coeur. Ne savez-vous pas ce qu’a dit Lamech? « On s’est vengé sept fois de Caïn, mais on se vengera septante fois sept fois de Lamech ». (Gen., IV, 23.) C’est-à-dire je mérite bien plus de supplices que Caïn. Cependant il n’avait pas tué son frère comme Caïn avait fait. Mais parce que l’exemple et la punition de Caïn ne l’avait pas rendu sage, il fut puni avec cette juste -sévérité. C’est ce que Dieu dit ailleurs : « Je venge les péchés des pères sur « les enfants jusqu’à la quatrième génération ». (Exod. XX, 5.) Ce qui ne veut pas dire que Dieu punisse personne pour les péchés des autres, mais que celui qui a vu dans les siècles qui l’ont précédé, tant d’hommes punis avec rigueur pour les mêmes péchés qu’il commet, sans que cette considération l’ait pu retenir, souffrira lui seul les peines de tous les autres.

Jésus-Christ parle ici avec grande raison « du juste Abel », pour montrer que ce n’était aussi que l’envie qui animait les Juifs contre sa personne. Que pouvez-vous donc dire, ô pharisiens, pour vous excuser? Ignorez-vous quelle vengeance Dieu a tirée de Caïn? Direz-vous que Dieu ne punit point ce parricide et qu’il ne témoigna point combien il l’avait eu en horreur? Ignorez-vous de quelle manière ont été traités vos pères pour avoir tué les prophètes? Ne les a-t-on pas vus souffrir les dernières extrémités, et finir enfin une misérable vie par une plus (575) misérable mort? Comment donc n’êtes-vous point devenus plus sages par ces exemples? Mais ‘pourquoi m’arrêtai-je à vous représenter moi-même ce qu’ont fait et ce qu’ont enduré vos pères? Pourquoi vous, qui les condamnez, les surpassez-vous en malice? N’avez-vous pas prononcé la sentence contre vous-mêmes en disant de quelle manière Dieu devait traiter ceux qui n’étaient que votre figure : « Il fera périr malheureusement les méchants » ? (Matth. XXI, 41.) Et quelle espérance donc vous peut-il rester encore, puisque vous n’avez fait que redoubler vos crimes, après cet arrêt que vous avez prononcé vous-mêmes contre vous-mêmes?

Mais quel est ce « Zacharie » dont Jésus-Christ parle? Les uns croient que c’était le père de saint Jean-Baptiste; les autres que c’était quelque autre prophète, les autres que c’était un prêtre qui avait deux noms, et que l’Ecriture appelle encore ailleurs Judas : « Que vous avez tué », dit-il, « entre le temple et l’autel ». Remarquez, mes frères, deux sacrilèges dans une action des Juifs, puisque non-seulement ils tuaient une personne sainte, mais qu’ils le faisaient même dans un lieu saint. Ces paroles devaient d’une part frapper étrangement les Juifs, et de l’autre consoler beaucoup les apôtres, en montrant à ces derniers qu’avant eux des hommes très-justes avaient été les victimes de la fureur de ce peuple: et en faisant voir aux autres que, puisque Dieu n’avait pas épargné leurs pères, ils devaient s’attendre eux-mêmes à éprouver la rigueur de ses jugements.

Il dit « qu’il leur enverra des prophètes, des sages et des scribes » , pour leur ôter toute excuse. Il ne veut pas qu’ils puissent dire qu’on ne leur avait envoyé que des gentils, et que c’était pour ce sujet qu’ils ne les avaient pas reçus. Ainsi, c’était le seul plaisir qu’ils trouvaient dans ces cruautés et la seule soit du sang innocent dont ils étaient altérés, qui les portaient à ces violences. C’est ce que les prophètes leur ont souvent reproché en leur disant « qu’ils mêlaient le sang au sang, et qu’ils étaient des hommes de sang ». Que si Dieu a bien voulu ordonner dans la loi qu’on lui offrît du sang en sacrifice pour nous témoigner que le sang des bêtes ne lui était pas désagréable, il nous a fait assez juger combien celui des bommes lui devait être plus précieux. C’est ce qu’il marque clairement, lorsque parlant à Noé il lui dit: « Je vengerai tout le sang qui aura été répandu », Il y a beaucoup d’autres endroits semblables par lesquels Dieu défend aux Juifs de verser le sang; il va jusqu’à leur défendre de manger de la chair des bêtes qui auraient été étouffées.

« Je vous envoie des prophètes, des sages et des scribes ». O admirable bonté de Dieu, qui, prévoyant que tous ces prophètes et que tous ces sages seraient inutiles à ce peuple, ne laisse pas néanmoins de les leur envoyer, et de faire de son côté tout ce qu’il peut pour les faire rentrer en eux-mêmes! « Je vous envoie», leur dit-il, « des prophètes », quoique je sois assuré que vous devez les tuer. Il ne fallait que cela pour convaincre la fausseté de ce qu’ils disaient, « qu’ils ne se fussent jamais joints avec leurs pères pour répandre le sang des prophètes ». Car ils en ont aussi tué eux-mêmes dans les synagogues sans avoir aucun respect ni pour leurs personnes sacrées, ni pour la sainteté du lieu. Car ce n’était point des hommes ordinaires qu’ils sacrifiaient à leur fureur. Ils s’attaquaient aux prophètes mêmes de Dieu, et ils les tuaient cruellement pour rendre muettes ces bouches saintes, dont ils ne pouvaient plus souffrir les reproches.

Il marque par ces « prophètes » et ces «sages », ses apôtres et ceux qui les accompagneraient ou qui viendraient après eux, parmi lesquels il y en avait beaucoup qui étaient prophètes. Et pour augmenter encore la crainte de ces menaces, il ajoute : « Je vous dis en vérité que tout cela viendra fondre sur cette «génération ». Je ferai fondre sur vous, leur dit-il, tous les maux dont j’ai puni ceux que vous imitez, et je tirerai de vous une vengeance proportionnée à votre opiniâtreté et à la dureté de votre coeur. Car celui qui, voyant les crimes et la punition de ceux qui ont été avant lui, non-seulement n’en devient pas plus sage, mais se rend encore plus coupable qu’eux, mérite sans doute d’être puni avec plus de rigueur que tous les autres. Il aurait pu beaucoup profiter de l’exemple des autres pour se rendre meilleur; mais, puisque rien ne peut le corriger, il devient d’autant plus criminel, que l’image du supplice des autres n’a pu l’empêcher de commettre les mêmes choses dont ils ont été punis.

3. Enfin Jésus-Christ adresse son discours à la ville capitale des Juifs, pour tâcher au moins de les fléchir par ce moyen : « Jérusalem, (576) Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui sont envoyés vers toi (37)». Cette répétition, « Jérusalem, Jérusalem », marque dans le Sauveur une grande compassion et une grande tendresse pour cette ville, Il semble qu’il se veuille justifier de tout ce qu’elle allait souffrir, Il lui représente qu’il- l’a toujours aimée, et-qu’il s’est efforcé de la convertir et de la rappeler à son devoir, mais qu’elle avait toujours résisté à sa voix et s’était elle-même précipitée dans les crimes qui devaient attirer bientôt sur elle une juste vengeance. C’est ce qu’il lui dit souvent par la bouche de ses prophètes : « Je vous ai dit : Convertissez-vous à moi, et vous ne vous êtes pas convertie ».

Mais, après l’avoir appelée deux fois par son nom, il commence à lui reprocher ses crimes.

« Qui tues », dit-il, « les prophètes, et qui lapides ceux qui sont envoyés vers toi, combien de fois ai-je voulu rassembler les enfants «et tu ne l’as pas voulu »? Il continue de se justifier : Quoique vous ayez toujours résisté à ma parole, lui dit-il, vous n’avez pu néanmoins ralentir cette affection ardente que j’ai toujours eue pour vous. Je n’ai pas laissé, après des traitements si injurieux que vous m’avez faits, de vous appeler encore non une ou deux, mais plusieurs fois. Car « combien de fois ai-je voulu rassembler vos enfants comme une poule rassemble ses petits sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu »? Il leur marque par ces paroles que. c’était eux-mêmes qui se perdaient en se retirant par leurs égarements de dessous ses ailes saintes. Il use de cette comparaison tour leur témoigner l’excès de son amour, parce que rien n’égale l’affection que la, poule a pour ses petits. Les prophètes se servent de cette même comparaison, et- représentent l’affection tendre que Dieu a pour nous, par celle que quelques oiseaux ont pour leurs petits. Il en est parlé dans le cantique de Moïse et dans les psaumes de David.

« Le temps s’approche que vos maisons demeureront désertes (38) »; c’est-à-dire, lorsque je les abandonnerai et que je cesserai de vous secourir. Il vent dire par là que comme c’était lui-même qui dans les siècles passés les avait toujours soutenus et protégés par sa puissance, ce serait lui aussi qui les punirait selon que leurs crimes le méritaient. Il les menace ici de la peine qu’ils appréhendaient le plus, en leur prédisant la ruine de leur ville. «Car je vous dis en vérité que vous ne me verrez plus désormais jusqu’à ce que vous disiez : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur (39) » . Il témoigne encore ici qu’il a une extrême affection pour les Juifs, et qu’il fait les derniers efforts pour les porter à la vertu, en rappelant dans leur esprit et le mal qu’ils oui fait autrefois, et celui qu’ils doivent souffrir. Car il marque dans ces dernières paroles le jour de son second avènement.

Vous me demanderez peut-être si les Juifs ne virent plus Jésus-Christ depuis qu’il leur eut dit ces paroles? Ils le virent jusqu’à sa passion; et ce mot «désormais comprend tout le temps jusque-là. Parce qu’ils le regardaient toujours comme un ennemi de Dieu et comme un homme opposé à sa Loi sainte, il voulait faire voir au contraire qu’il était uni en tout avec Dieu, pour les attirer davantage à son amour. Il use pour ce sujet des paroles mêmes des prophètes, pour leur faire mieux reconnaître que c’était lui que les prophètes avaient annoncé. Il marque obscurément sa résurrection dans ces paroles, mais il y découvre tout à fait son second avènement, et il déclare qu’alors les coeurs les plus endurcis et que les esprits les plus opiniâtres dans leur incrédulité seront forcés de l’adorer.

Il leur découvre ces mystères, en leur prédisant beaucoup de choses , en leur disant qu’il leur enverrait ses prophètes, qu’ils les tueraient, et même dans leurs synagogues; qu’ils seraient punis de ces violences par des malheurs horribles, que leurs maisons demeureraient désertes, et qu’ils tomberaient dans des maux auxquels il n’y a rien eu de semblable. Toutes ces prédictions marquaient aux plus aveugles le second avènement du Fils de Dieu et les hommages profonds que tout le monde sera forcé de lui rendre. En effet, interrogeons les Juifs, et demandons-leur si Jésus-Christ ne leur a pas envoyé des prophètes et des sages? S’ils ne les ont pas tués dans leurs synagogues? Si leurs maisons et leurs villes n’ont pas été entièrement ruinées; et si tous les maux que le Sauveur leur a prédits ne leur sont pas arrivés? Nul d’entre eux ne le niera. Comme donc jusqu’ici toutes ces prédictions ont été vérifiées. peut-on douter que le reste n’arrive de même, que les juifs ne reconnaissent un jour que Jésus-Christ est le vrai Dieu, et qu’ils ne soient forcés de se soumettre à sa souveraine puissance? Mais ces respects forcés, et ces hommages contraints (577) ne leur serviront. de rien, pas plus que leurs regrets et leurs larmes autrefois ne purent empêcher que leur ville ne fût détruite.

C’est pourquoi, mes frères, pendant que nous en avons le temps, appliquons-nous à faire le bien. Comme il fut inutile aux Juifs autrefois dans la ruine de leur ville de se repentir trop tard de leurs excès passés, il nous sera inutile de même de nous repentir de nos fautes, lorsque Dieu viendra nous juger. Le pilote ne petit plus sauver un vaisseau lorsque, par sa négligence, l’eau y entre de toutes paris et le coule à fond ; ni le médecin guérir un malade lorsqu’il est près de mourir. Il faut qu’il se hâte de secourir son malade avant qu’il meure, et l’autre son vaisseau avant qu’il périsse. A moins de cela tous leurs travaux seront inutiles. Puis donc qu’il n’y a plus de remède à attendre après, et que tant que nous vivons nous sommes continuellement malades, adressons-nous au Médecin de notre âme, et n’épargnons ni bien, ni travail pour la tirer de la maladie mortelle, afin que nous nous trouvions parfaitement guéris à la mort.

Ayons au moins autant de soin pour les maux de nos âmes que nous en avons pour nos serviteurs, lorsqu’ils sont malades. Quoique notre âme nous doive être sans comparaison plus chère que nos domestiques, puisqu’elle est beaucoup plus excellente que le corps; je m’estimerais heureux, néanmoins si vous aviez le même soin pour l’une que vous en témoignez pour les autres. Mais si nous sommes assez injustes pour refuser à nos âmes une partie de nos soins qu’elle mériterait d’avoir seule tout entiers, quelle excuse pourrons-nous trouver, lorsque Dieu viendra nous juger à notre mort?

4. Vous me direz peut-être : Mais qui est assez misérable ou assez lâche pour n’avoir pas au moins autant d’amour pour son âme qu’il en a pour son serviteur? C’est vous, mes frères, qui êtes en cet état; et, ce qui m’afflige, c’est que nous ayons une telle indifférence pour notre propre salut, que nous traitons notre âme avec plus de mépris que nos serviteurs mêmes. Quand ils sont malades nous faisons venir les médecins; nous les mettons dans une chambre commode et séparée du bruit, nous les exhortons à bien obéir au médecin qui les voit, et à suivre ponctuellement ses ordonnances; nous leur témoignons du mécontentement et de la douleur lorsqu’ils ne les ont pas gardées; nous leur donnons des gardes pour les veiller et pour les empêcher de suivre leurs désirs déréglés. Si les médecins ordonnent des remèdes de grands prix, nous les achetons aussitôt. Nous sommes fidèles à suivre toutes leurs ordonnances, et nous avons soin de les bien récompenser de leur peine. Mais lorsque nous-mêmes nous sommes malades, ou plutôt quoique nous ne soyons jamais un moment sans être malades, nous n’appelons point les médecins, nous ne voulons pas faire la moindre dépense ; et nous avons plus d’indifférence pour notre âme, lorsqu’elle est si dangeureusement malade, que nous n’en aurions pour le plus grand de nos ennemis s’il était dans le même état où nous nous trouvons.

Je vous dis ceci, mes frères, non pour blâmer le soin que vous avez de vos domestiques, mais pour vous exhorter d’en témoigner au moins autant pour vos âmes. Vous me demanderez peut-être ce que vous devez donc faire pour remédier à un si grand mal. Je vous le dis en un mot. Votre âme est malade, appelez un médecin pour la guérir. Ce médecin, c’est l’évangéliste saint Matthieu. Ce médecin, c’est saint Jean, le disciple bien-aimé. Présentez-vous à ces admirables médecins, et consultez-les pour savoir quel remède il faut appliquer aux maladies de votre âme. Ils vous le diront, Ils ne vous cacheront rien, et vous pouvez suivre toutes leurs ordonnances sans rien craindre, car ces grands hommes vous peuvent secourir, même après leur mort. Tout morts qu’ils sont, ils sont encore vivants, et ils nous parlent tous les jours.

Vous me répondrez peut-être que votre âme est tout occupée de son mal, et qu’elle n’a pas la liberté d’écouter leurs sages avis. Faites-lui donc violence afin qu’elle les écoute. Excitez ce qu’il y a en elle de plus raisonnable et de plus spirituel, et réveillez-la de son assoupissement; faites paraître les prophètes devant elle, afin qu’ils l’assistent de leurs conseils. Ces médecins ne demandent point d’argent ni pour leur peine, ni pour les remèdes; mais ils vous ordonnent seulement devons faire miséricorde à vous-même en la faisant aux pauvres. Pour tout le reste, vous verrez qu’ils vous donnent, au lieu de penser à rien recevoir de vous. Car en vous ordonnant d’être sobres, combien vous épargnent-ils de folles et d’inutiles dépenses. Ne vous enrichissent-ils pas, lorsqu’ils vous (578) exhortent à ne plus boire de vin, et à retrancher toutes les voluptés?

Après cela, qui n’admirera l’art et la sagesse de ces médecins spirituels, qui vous donnent en même temps la santé et les richesses? Allez donc vous présenter à eux. Apprenez d’eux la qualité et la nature de votre mal. Si vous êtes possédé de l’avarice, si vous désirez l’argent avec autant d’ardeur qu’un homme qui a la fièvre désire un verre d’eau froide, écoutez ce qu’ils vous diront pour guérir ce mal. Comme les médecins des corps vous prédisent ce qui vous arrivera si vous suivez vos désirs déréglés, saint Paul vous dit de même : « Que ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans le piège, et en diverses passions insensées et pernicieuses, qui précipitent les hommes dans l’abîme de la perdition et de la damnation ». (I Tim. VI, 9.) Si vous êtes sujet à l’impatience, écoutez encore ce qu’il vous dira sur ce sujet: « Dans fort peu de temps», dit-il, « celui qui doit venir viendra et ne tardera point. Le Seigneur est proche, ne soyez en peine de rien». (Héb. X, 37, Philip. IV.) Et ailleurs: « La figure de ce monde passe». (I Cor. VII, 31.)

Car ce grand Apôtre ne se contente pas de nous donner seulement des avis si sages et des conseils si salutaires. Il nous console encore comme un bon père, et il adoucit toutes nos peines : et comme les médecins des corps ont des remèdes pour désaltérer leurs malades et pour suppléer à l’eau fraîche qu’ils leur défendent; celui-ci de même substitue à nos désirs et à nos affections déréglées d’autres désirs et d’autres affections plus justes et plus innocentes. Désirez-vous, nous dit-il, de vous enrichir? Je ne vous défends point d’être riches en toutes sortes de bonnes oeuvres. Voulez-vous amasser de grands trésors? Mettez-les en dépôt dans le ciel. Et comme les médecins disent encore que les choses froides nuisent aux os, aux nerfs et aux dents, saint Paul de même dit en un mot avec une brièveté toute divine, que « l’avarice est la source de tous les maux». (I Tim. VI, 10.)

Que devons-nous donc faire, me direz-vous? Ce même apôtre vous l’a marqué : Il dit qu’il faut au lieu de l’avarice aimer la modération. «C’est une grande richesse », dit-il, « que la piété et la modération d’un esprit qui se contente de ce qui suffit ». (I Tim. VI, ) Si vous ne suivez pas cet avis, et si le désir d’amasser du bien vous empêche de donner votre superflu, vous trouverez encore des avis pour cette maladie : « Que ceux », dit-il, qui « se réjouissent soient comme ne se réjouissant point; ceux qui achètent comme ne possédant point, et ceux qui usent de ce monde comme n’en usant point. » ( I Cor. VII, 30.) Vous voyez donc quels sont ces avis si saints que ce saint médecin du ciel nous donne pour nous guérir.

Voulez-vous maintenant que nous en consultions un autre? On ne doit point craindre à propos de ces médecins ce qui arrive pour les médecins du corps, qui sont assez souvent cause, par leur ambition et par leur jalousie, de la mort de leurs malades. Ceux-ci n’ont point d’autre but que la santé de ceux qui les appellent et qui les consultent, et ils ne se proposent jamais pour fin leur réputation et leur propre gloire. Ne craignez donc point leur grand nombre. Ils sont plusieurs, et ils ne sont qu’un, puisque Jésus-Christ seul parle par eux tous. Ecoutons encore un autre médecin, saint Matthieu, qui parle terriblement de cette même maladie de l’avarice : ou plutôt écoutons Jésus-Christ, dont il rapporte ces paroles redoutables : « Vous ne pouvez servir en même temps Dieu et l’argent». (Matth. VI, 24.)

5. Mais comment cela se pourra-t-il faire, me direz-vous, et comment pourrons-nous étouffer tous ces désirs? Voyez ce qu’il vous dit au même endroit : « Ne vous faites point de trésors dans la terre, où les vers et la rouille les mangent, et où les voleurs les déterrent et les dérobent ». (Ibid. VI, 9.) Vous voyez, mes frères, combien Jésus-Christ s’efforce de nous éloigner du désir des biens d’ici-bas, parla considération du lieu ou nous les mettons en dépôt; de la terre et des accidents qui nous les font perdre, tels que les vers, la rouille et les voleurs, afin que cette vue nous porte à prendre pour le dépositaire de tous nos trésors, Dieu même qui nous les gardera avec une sûreté entière. Car si vous vouiez mettre vos richesses dans un lieu où ni la rouille ni les voleurs ne leur puissent nuire, vous vous guérirez sans peine de votre avarice, et votre âme s’enrichira des biens véritables et spirituels.

Jésus-Christ ajoute à cela un exemple étonnant et capable de vous toucher. Il imite les médecins qui, craignant pour leurs malades, leur disent : Un tel est mort pour avoir bu de l’eau froide dans ses accès. (Matth. XIX.) C’est (579) ainsi que le Fils de Dieu fait paraître un riche qui, frappé de cette maladie dont nous parions, et désirant néanmoins la santé avec ardeur, ne put la recouvrer à cause de cette étrange attache qu’il avait à ses richesses. Un autre évangéliste rapporte encore l’exemple d’un autre riche qui ne peut au milieu des flammes trouver une goutte d’eau pour désaltérer sa soif. (Luc, XVI, 24.)

Jésus-Christ, pour montrer ensuite que les ordonnances qu’il nous donne sont aisées à pratiquer, ajoute ces mots: « Considérez les « oiseaux du ciel ». (Matth. VI, 26.) Mais cet adorable Médecin des âmes a tant de condescendance pour votre faiblesse, que, bien que vous soyez riche, et par conséquent dans un état dangereux pour votre salut, il vous défend néanmoins d’en désespérer, et vous assure lui-même que « ce qui est impossible « aux hommes, est possible à Dieu ». (Matth. XIX, 26.) Ainsi, quoique vous soyez riche, vous pouvez encore vous sauver, puisque Dieu ne vous a pas tant défendu d’être riche, que de vous attacher à vos richesses et d’en devenir l’esclave et l’idolâtre.

Que doit donc faire un riche afin qu’il se puisse sauver? Il faut que tout ce qu’il possède lui soit commun avec les pauvres, comme le bienheureux Job vous dit lui-même qu’il faisait. Il faut qu’il arrache de son coeur tout l’amour de ce qui est superflu, qu’il mette des bornes à ses désirs, et qu’il ne passe point au delà des règles de la nécessité. Jésus-Christ vous montre encore l’exemple d’un publicain qui, après avoir été longtemps possédé de cette passion si basse, en fut guéri tout d’un coup. Il passa en un moment d’une avarice insatiable dans un mépris prodigieux de l’argent, parce qu’il obéit fidèlement aux avis et aux ordonnances de son Médecin. Tous les disciples que Jésus-Christ a eus ont été d’abord attaqués des mêmes maladies que nous, et ils en ont été guéris sans beaucoup de peine. Le Sauveur nous les propose tous pour modèles, afin que nous ne désespérions point de nous-mêmes. Jetez donc les yeux sur ce publicain qui est devenu Evangéliste. Voyez aussi cet autre chef des publicains, nommé Zachée, qui se résolut tout à coup à rendre au quadruple tout ce qu’il avait volé, et à donner la moitié de son bien aux pauvres pour se rendre digne de recevoir Jésus-Christ.

Mais vous avez peut-être une ardeur furieuse pour le bien : Suivez-moi donc, vous dit le Sauveur, et vous serez riches. Regardez tout le bien des autres hommes comme étant à vous. Je vous donne plus que vous ne pouvez demander. Je vous ouvre les maisons de tous les riches qui sont dans toute la terre. Car «celui qui abandonnera pour moi son père, sa mère, ses terres ou sa maison, en recevra le centuple », (Matth. XXIX.) Ainsi, non-seulement vous retrouverez plus que vous n’avez quitté, mais vous éteindrez même cette soif si extrême qui vous brûle; vous supporterez plus doucement tous les accidents de la vie, et vous mépriserez non-seulement le superflu, mais souvent même le nécessaire. Ainsi, saint Paul souffrait quelquefois la faim, et il s’en réjouissait plus que des festins et de la bonne chère, parce qu’un athlète qui combat pour remporter la victoire, ne peut préférer un lâche repos à un combat qui se termine par une fin si glorieuse : et un marchand, qui a éprouvé une fois combien on gagne en trafiquant sur la mer, ne peut plus se résoudre à vivre chez lui dans l’oisiveté et dans la mollesse. Ainsi, quand nous aurons commencé à avoir quelque goût des biens du ciel, nous n’en aurons plus pour les biens de la terre, lorsque nous goûterons et nous nous trouverons saintement enivrés d’un plaisir céleste. Goûtons donc ces délices sacrées, mes chers frères, pour jouir d’une véritable paix, et dans cette vie et dans l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire maintenant et toujours, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (580)

HOMÉLIE LXXV: ET COMME JÉSUS SORTAIT DU TEMPLE POUR S’EN ALLER, SES DISCIPLES VINRENT A LUI POUR LUI FAIRE REMARQUER LA GRANDEUR DE CET ÉDIFICE. MAIS JÉSUS LEUR DIT : VOUS VOYEZ TOUS CES BÂTIMENTS: JE VOUS DIS EN VÉRITÉ QU’ILS SERONT TELLEMENT DÉTRUITS QU’IL N’Y RESTERA PAS PIERRE SUR PIERRE ». (CHAP. XXIV, 1, 2, JUSQU’AU VERSET 16.)

ANALYSE

1. Prédiction de la destruction du temple.

2. Signes avant-coureurs de la ruine le Jérusalem et de la fin du monde.

3. Prédiction du triomphe de l’Evangile t’accomplissant malgré tous les obstacles.

4 et 5. Contre l’astrologie judiciaire. — Pourquoi le démon prédit tant de choses qui se trouvent vraies dans la suite — Combien il est avantageux d’ignorer plusieurs choses qu’il ne faut point désapprendre. — Pourquoi Dieu permet qu’il y ait des riches et des pauvres. — Que les riches qui ne se servent pas de leurs richesses selon les règles de Dieu , seront punis un jour. — Qu’il y a des péchés qui, par leurs circonstances, sont plus énormes que les autres. — Combien Dieu aura égard dans bien son jugement à tontes ces circonstances.

 

1. Après que Jésus-Christ eut prédit aux Juifs que leurs maisons demeureraient désertes, et qu’il les eut menacés de plusieurs maux pour l’avenir, les apôtres, surpris de ces prédictions étonnantes, s’approchèrent de lui et lui firent considérer la beauté du temple. Il semble qu’ils doutaient si des ouvrages si admirables et par le prix de la matière, et par la beauté du travail, pourraient un jour être entièrement détruits. Mais Jésus-Christ ne se contente plus de dire que ces édifices demeureraient déserts. Il déclare qu’ils seraient tellement ruinés, qu’il n’y resterait pas pierre sur pierre : « Vous voyez tous ces bâtiments », leur dit-il, «je vous dis en vérité qu’ils seront tellement détruits, qu’il n’y restera pas pierre sur pierre ». Vous me demanderez peut-être si cela est arrivé, ou pourquoi Jésus-Christ use d’une expression si forte. C’était pour marquer ainsi une désolation extraordinaire, ou parce qu’en effet ce qu’il prédisait devait arriver à ce temple que les apôtres lui montraient alors, parce qu’une partie du temple fut détruite jusqu’aux fondements. Mais, quoi qu’il en soit, les plus opiniâtres et les plus incrédules doivent se rendre à la vérité en voyant l’état où cette ville a été réduite.

« Et comme il était assis sur la montagne des Oliviers, ses disciples le vinrent trouver en particulier et lui dirent: Dites-nous quand cela arrivera, et quel signe il y aura de votre avènement et de la fin du monde (3) ». Ses disciples le viennent trouver « en particulier », parce qu’ils veulent l’interroger sur des choses fort secrètes. Ils désiraient avec ardeur le jour de l’avènement du Sauveur, parce qu’ils souhaitaient de voir cette gloire qu’ils croyaient devoir être pour eux le comble des biens. Ils lui font deux questions différentes; la première: «Dites-nous quand cela arrivera »? C’est-à-dire, cette ruine du temple dont il leur parlait : «Quel signe y aura-t-il de votre avènement »? Saint Luc ne rapporte qu’une seule question qui regarde la destruction de Jérusalem, parce que les apôtres croyaient que le Fils de Dieu viendrait aussitôt après cette ruine. Mais saint Marc rapporte ceci avec plus d’exactitude; il nous apprend que ce ne furent pas tous les apôtres qui s’informèrent de la désolation de cette ville, mais seulement saint Pierre et saint Jean, c’est-à-dire, ceux qui avaient plus d’accès et plus de liberté auprès du Sauveur. Jésus-Christ répond à cela :

« Prenez garde que personne ne vous séduise (4). Car plusieurs viendront en mon nom et diront : Je suis le Christ, et ils en séduiront (581) plusieurs (5). Vous entendrez aussi parler de guerres et de bruits de guerres. Mais gardez-vous bien de vous troubler, parce qu’il faut que cela arrive, et ce ne sera pas encore la fin (6) ». Comme les apôtres écoutaient avec indifférence la prédiction de la ruine de Jérusalem, et qu’ils la regardaient comme une chose qui leur était étrangère et qui ne les touchait pas, parce qu’ils espéraient être hors de ces malheurs et de ces tumultes, et qu’ils ne se proposaient au contraire pour l’avenir que des biens dont ils espéraient jouir bientôt, Jésus-Christ leur prédit ici des maux qui leur seraient propres, afin de les y préparer et de les tenir toujours dans la crainte. Il les avertit de prendre garde à deux choses, à ne se point laisser séduire par ceux qui tâcheraient de les tromper, et à ne point céder à la violence des maux dont ils se verront accablés. Il les prépare et les encourage à une double guerre, l’une contre des séducteurs, et l’autre contre des ennemis déclarés; et il leur marque que cette dernière serait bien plus à craindre que l’autre, parce qu’elle serait accompagnée d’un trouble et d’une consternation générale de tout l’univers.

Les conquêtes des Romains jetaient la terreur et l’effroi dé toutes parts, et la prise de tant de villes et de tant de provinces qui ne leur pouvaient résister répandait l’épouvante dans tous les coeurs. C’est de ces « guerres et de ces troubles » qui regardaient particulièrement la Judée que Jésus-Christ parle ici. Car il eut été inutile de leur parler des autres guerres qui ruinaient les autres parties du monde, puisqu’elles ne les regardaient pas. D’ailleurs c’eût été ne leur apprendre rien de nouveau que de leur prédire qu’il y aurait des guerres dans toute la terre, puisqu’il y en a toujours. Il y avait même avant cette prédiction de grandes guerres et de grands troubles dans le monde; il est donc visible qu’il ne leur parlait que des guerres de Judée qui ne devaient pas tarder à s’allumer. Car déjà les rapports des Juifs avec Rome commençaient à leur donner de l’inquiétude. Comme ces guerres auraient pu troubler un jour ses disciples, Jésus-Christ les leur prédit pour les prémunir contre ce trouble.

Mais pour montrer encore plus clairement que ce serait le Fils de Dieu qui s’armerait alors lui-même contre les Juifs pour les combattre et pour leur déclarer la guerre, après avoir parlé de la terreur des armées romaines, il leur annonce encore beaucoup d’autres plaies qui leur viendraient du ciel, comme la peste, la famine et des tremblements de terre, montrant par ces derniers maux que ce serait lui qui conduirait ces guerres, et qu’elles n’arriveraient pas tant alors, comme elles arrivent d’ordinaire, par le caprice ou par la passion des hommes, que par un ordre particulier de Dieu et par un effet prémédité de sa colère. C’est pourquoi il dit que, ces maux arriveront, non pas d’une manière commune et ordinaire, ni tout d’un coup, mais avec beaucoup de signes prodigieux.

Il leur a marqué à la fin du chapitre précédent la cause de tant de malheurs, afin que les Juifs ne la rejetassent point sur ceux qui croiraient alors en Jésus-Christ : « Je vous dis en vérité », a-t-il dit, « que tout ceci arrivera à cette génération », et le reste. Mais, voulant en même temps empêcher que ses disciples ne crussent que tant de maux seraient un obstacle à la prédication de l’Evangile, il ajoute: «Gardez-vous bien de vous troubler, parce qu’il faut que cela arrive ». Tout ce que j’ai dit arrivera, mais ces malheurs, qui accableront la Judée de toutes parts, n’empêcheront point le succès de mon ouvrage, et ce grand trouble du monde entier n’arrêtera point la vérité de mes paroles.

Jésus-Christ avait dit un peu auparavant aux Juifs : « Vous ne me verrez plus désormais jusqu’à ce que vous disiez: Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur », et les disciples avaient pris de ces paroles sujet de croire que la fin du monde arriverait dans le même temps que la ruine de Jérusalem. Le Sauveur réfute cette pensée et les retire de cette erreur, en leur disant : « Mais ce ne sera pas encore la fin». Et pour ne plus douter que c’était là leur pensée, il ne faut que considérer ce qu’ils disent: « Quand cela arrivera-t-il », c’est-à-dire « quand arrivera la destruction de Jérusalem, et quel signe y aura-t-il de votre avènement et de la fin du monde »? Mais Jésus-Christ ne répond pas d’abord à cette question; il passe de suite au plus urgent, à ce qu’il convenait d’apprendre en premier; il ne parle donc pas immédiatement de la ruine de Jérusalem ni de son second avènement, mais il parle des maux qui s’avançaient et grondaient déjà sur leurs têtes, et par là il excite leur inquiétude : « Prenez garde », leur dit-il, (582) « qu’on ne vous séduise, parce que plusieurs viendront en mon nom et diront : Je suis le Christ, et en séduiront plusieurs ». Et après ces avis importants, il leur parle enfin de la destruction de cette ville, se servant toujours du passé pour confirmer l’avenir, afin de persuader et de convaincre ainsi les personnes les plus grossières. Il entend par ces mots « de guerres et de bruits de guerre », les premiers mouvements et les premiers troubles. Et il ne veut pas qu’ils croient que le monde finirait aussitôt après. C’est pourquoi il ajoute, comme je l’ai déjà fait remarquer: « Mais ce ne sera pas encore la fin ».

2. « Car on verra se soulever peuple contre peuple, et royaume contre royaume (7) », ce qu’il appelle le commencement des maux des Juifs. « Et tout cela ne sera que le commencement des douleurs (8) », c’est-à-dire des malheurs dont ils seront affligés. « Alors ils vous livreront aux magistrats pour être tourmentés, et ils vous feront mourir (9) ». C’est avec une grande sagesse que Jésus-Christ entremêle en parlant les maux que souffriraient ses disciples avec ceux que souffriront le reste des hommes, afin que la vue des malheurs publics leur adoucît leurs maux particuliers. Mais il ne se contente pas de leur donner cette consolation. Il en ajoute encore une autre, lorsqu’il dit que cela leur arriverait « à cause de lui et de son nom. Et vous serez haïs de toutes les nations à cause de mon nom (9). En même temps plusieurs trouveront des sujets de scandale et de chute, et se trahiront, et se haïront les uns les autres (10). Il s’élèvera plusieurs faux prophètes qui en séduiront plusieurs (11). Et parce que l’iniquité se sera accrue, la charité de plusieurs se refroidira (12). Mais celui qui persévérera jusques à la fin, sera sauvé (13)» .Ce mal, que Jésus-Christ leur prédit en disant « qu’ils se trahiront et se haïront les uns les autres », est sans doute le plus grand des maux, puisque c’est une guerre intestine et domestique. Et il se mêla en effet avec les Juifs plusieurs faux frères. Remarquez donc ici trois sortes de différents maux : l’un de la part des séducteurs, l’autre de la part des ennemis, et le troisième de la part des faux frères. Voyez ce que saint Paul dit de ce dernier, et comment il déplore ce malheur: « Ce ne sont », dit-il, « que combats au dehors et que frayeurs au dedans ». (II Cor. VII, 5.) Et il gémit en un autre endroit des dangers qu’il avait à souffrir «des faux frères. Ce sont», dit-il, « de faux apôtres, des ouvriers trompeurs, qui se transforment en apôtres de Jésus-Christ». (II Cor. XI, 13.)

Mais le Fils de Dieu les menace ensuite du plus sensible de tous les maux, lorsqu’il leur prédit que la charité des fidèles ne les consolerait point dans les maux qu’ils souffriraient en leur annonçant l’Evangile. Et pour leur apprendre encore que cette considération même ne peut nuire à une âme ferme en Dieu et qui est courageuse, il leur dit de ne rien craindre et de ne se troubler de rien. Car si vous avez, leur dit-il, de la patience, ces maux ne vous abattront pas. Et une preuve de ce que je vous dis, c’est que malgré tous ces maux « l’Evangile du royaume sera prêché par toute la terre pour servir de témoignage à toutes les nations, et c’est alors que la fin doit arriver (14) ». Il semble que, pour les prévenir et pour les empêcher de lui dire : Comment pourrons-nous même vivre au milieu de tant de troubles? il les assure que non-seulement ils vivront, mais même qu’ils prêcheront son Evangile par toute la terre: « Cet Evangile du royaume sera prêché par toute la terre, pour servir de témoignage à toutes les nations, et c’est alors que la fin doit arriver». C’est-à-dire la fin de Jérusalem. Car saint Paul marque assez que l’Evangile avait déjà couru dans tout le monde avant même la destruction de cette ville : « Leur voix », dit-il, « s’est répandue dans toute la terre». (Rom. X, 10.) Et ailleurs : « L’Evangile que vous avez entendu a été prêché à toute créature qui est sous le ciel». (Col. I, 6.) C’est ainsi qu’on voit cet apôtre passer de Jérusalem dans l’Espagne pour y prêcher l’Evangile. Et si saint Paul a lui seul porté la foi dans une si grande étendue de provinces, jugez de ce que tous les autres Apôtres auront pu faire. Aussi le même saint Paul écrit-il ailleurs « que l’Evangile fructifie et a été prêché à toutes les créatures qui sont sous le ciel ». (Ib. 6.)

Cette parole du Sauveur: « Pour servir de témoignage à toutes les nations », marque que l’Evangile sera prêché à tous, mais que tous n’y croiront pas, et qu’il sera annoncé aux infidèles pour être un jour leur condamnation. Ceux qui auront cru s’élèveront contre les autres, et ils porteront témoignage contre eux. Et c’est pour ce sujet que Jérusalem ne sera détruite qu’après que L’Evangile aura été (583) prêché dans tout le monde, afin que ces incrédules et ces ingrats ne puissent plus avoir de prétextes pour excuser leur infidélité. Car quel pourrait être ce prétexte, lorsqu’ils verront la puissance de Jésus-Christ éclater en un moment comme un éclair, et paraître jusqu’aux extrémités de la terre?

J’ai déjà tait voir que saint Paul témoigne clairement que l’Evangile avait été annoncé, lorsqu’il dit : « L’Evangile que vous avez ouï a été prêché à toute créature qui est sous le ciel ». C’est là la plus grande preuve de la toute-puissance et de la divinité de Jésus-Christ, de voir en vingt ou trente ans au plus l’Evangile répandu dans tout le monde. Après cela donc la destruction do Jérusalem arrivera. C’est ce que Jésus-Christ marque dans la suite. Car il rapporte la prophétie de Daniel pour leur faire mieux croire qu’infailliblement leur ville serait détruite.

« Quand donc vous verrez l’abomination de la désolation qui a été prédite par le prophète Daniel, établie dans le lieu saint : Que celui qui lit entende bien ce qu’il lit (15) ». Il entend par cette abomination la statue de celui qui assiégea leur ville, et qui l’ayant prise et ruinée mit sa statue au dedans du temple. Il ajoute « de désolation » , parce que cela ne se fit qu’après que Jérusalem fut désolée. Il marque que cela arriverait encore du vivant de quelques-uns de ceux à qui il parlait, lorsqu’il dit : « Quand vous verrez l’abomination, etc. ». Et c’est ce qui fait voir la puissance souveraine de Jésus-Christ et la force des apôtres qui prêchaient dans tout le monde en même temps que les Juifs étaient chassés de tout le monde, que toute la terre les persécutait comme des rebelles, et que César même les bannissait de tout son empire.

3. C’est pourquoi il me semble qu’on peut comparer l’état des apôtres dans ce temps fâcheux à l’état de navigateurs qui se trouveraient sur mer dans une grande tempête, lorsque le ciel par ses foudres, l’air par ses ténèbres et la mer par ses flots, répandent l’épouvante de toutes parts, lorsque tous les vaisseaux sont menacés du naufrage, que les passagers mêmes sont divisés, que des monstres sortent des abîmes de la mer et entrent confusément avec les flots dans les navires, et que, la division étant au dedans, les pirates menacent encore au dehors. Les apôtres, dis-je, étaient comme des hommes que l’on obligerait alors de prendre le gouvernail de ces vaisseaux sans avoir aucun art ni aucune intelligence pour les conduire, et d’aller combattre sans aucune apparence de pouvoir échapper d’un si grand péril, et néanmoins avec une espérance très certaine de la victoire. Car les gentils d’un côté avaient pour eux cette haine générale qu’ils portaient à tous les Juifs. Les Juifs d’ailleurs les haïssaient comme les violateurs de leur loi. Ainsi tout leur était contraire. Ils voyaient partout des écueils et des précipices de tous côtés et des bancs de sable. Les provinces, les villes, les maisons, tout le monde en général et chaque. homme en particulier, leur faisait une guerre acharnée. Les empereurs et les princes, les magistrats et les particuliers, les villes, les provinces et les peuples entiers les persécutaient, et l’état où ils se trouvaient réduits était au-dessus de tout ce qu’on en peut dire. Les Romains avaient une haine mortelle contre tout le peuple juif, parce qu’il leur suscitait mille embarras. Et cependant tout cela n’arrêta point le cours de la prédication des apôtres. Après la prise et l’embrasement de Jérusalem, après tant de maux qu’y souffrirent ceux qui s’y trouvèrent enfermés, les apôtres, qui en étaient sortis, vont imposer aux Romains, malgré eux, de nouvelles lois et de nouveaux règlements de vie.

Qui n’admirera ce prodige, mes frères? Les Romains peuvent défaire des troupes sans nombre et des armées entières de Juifs, et ils né peuvent se défendre de douze hommes pauvres, nus, ignorants, qui viennent les combattre sans armes. Quelle langue pourrait assez relever une si grande merveille? Il y a deux choses qui sont principalement nécessaires à celui qui enseigne les autres. Il faut qu’il ait de l’autorité et qu’il soit aimé de ses disciples, et il faut aussi que les choses qu’il leur enseigne soient faciles à admettre, qu’elles leur plaisent, et qu’il les annonce dans un temps de paix et non de guerre et de trouble. Les apôtres étaient dans des circonstances toutes contraires, Car non-seulement ils n’avaient nulle autorité par eux-mêmes, mais de plus ceux qui en avaient ne s’en servaient que pour séduire les hommes et pour les porter à les haïr, au lieu de les favoriser et de les aimer. Que s’ils s’acquéraient l’estime et l’amour de quelques-uns, ces persécuteurs les tourmentaient tellement qu’ils ne leur permettaient de demeurer en aucun lieu, voulant qu’ils fussent bannis de toutes les (584) villes, repoussés de tous les peuples et privés des avantages de toutes les lois.

D’ailleurs la vie nouvelle que les apôtres introduisaient dans le monde était dure et pénible, et celle au contraire qu’ils tâchaient de détruire était agréable et voluptueuse. On voyait tous les jours que leurs disciples étaient exposés à mille périls, et qu’on inventait des supplices tout nouveaux pour leur faire souffrir une mort cruelle. De plus, le temps durant lequel ils ont prêché l’Evangile était plein de guerres, de troubles et de tumultes, et ce seul obstacle pouvait suffire pour en empêcher l’établissement.

Ne faut-il donc pas s’écrier ici avec le Prophète: « Qui pourra raconter la puissance du Seigneur et faire entendre toutes ses merveilles »? Si Moïse a eu tant de peine, avec tous ses miracles, à persuader ses frères les Israélites de quitter un pays où ils étaient opprimés et réduits à l’état d’esclaves travaillant à faire des briques, qui a pu persuader aux disciples des apôtres de se laisser tous les jours déchirer par les fouets, de souffrir des maux insupportables et de renoncer à une vie délicieuse, pour en embrasser une autre austère et pénible, et cela lorsqu’ils n’avaient pour maîtres que des étrangers, que des hommes inconnus et regardés de tout le monde comme des ennemis de l’Etat et comme des pestes publiques? Que dirait-on aujourd’hui si un seul individu détesté de tous les hommes allait non dans des royaumes, ni dans des provinces et des villes entières, mais dans une seule maison pour y mettre la division, pour séparer les amis d’avec les amis, pour soulever le père et la mère contre les enfants, et le mari contre la femme? Ne l’aurait-on pas mis en pièces avant même qu’il ouvrît la bouche?

De plus, si on ne voyait rien en lui que de méprisable, et qu’en menant une vie austère il la voulût imposer aux autres et persuader aux riches d’abandonner leurs richesses, voulant lui seul s’opposer au torrent de la coutume et de la vie ordinaire des hommes, n’est-il pas certain qu’on le lapiderait et qu’il aurait autant d’ennemis qu’il voudrait se faire de disciples? Cependant, mes frères, ce qui paraîtrait impossible dans une seule maison s’est fait dans toute la terre. Jésus-Christ a envoyé douze hommes comme autant de médecins du ciel, qui ont changé toute la face du monde en courant les terres et les mers, au milieu des montagnes et des précipices, des écueils et des rochers, et parmi les guerres, les séditions et les tumultes. Que si vous voulez savoir les famines, les tremblements de terre et les malheurs différents dont tout le monde était alors agité, lisez l’histoire de Josèphe.

Mais, sans en chercher d’autres témoignages, il suffit d’entendre ce que Jésus-Christ dit ici : «Ne vous laissez point troubler, il faut que tout cela arrive ». Et « Celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé ». Et « L’on prêchera cet Evangile dans le monde entier ». Il dit même que ces maux ne seraient que « comme des commencements ». Comme les apôtres paraissaient étonnés et abattus de ce qu’il disait, il les rassure en leur disant que quand il arriverait beaucoup d’autres malheurs encore plus grands, il fallait nécessairement que son Evangile fût prêché dans tout le monde, et qu’alors la fin arriverait.

4. Considérez donc, mes frères, dans quel état se trouvait alors l’Eglise, lorsqu’elle n’était encore que comme dans le berceau, où elle avait besoin d’une paix profonde, combien elle était tourmentée par les divisions, par les persécutions et parles armes. Je ne me lasse point, mes frères, de vous représenter l’image affreuse de ces temps. Les séducteurs y faisaient la première guerre. « Il viendra », dit Jésus-Christ, « de faux christs et de faux prophètes ». Les Romains faisaient la seconde. « Car vous entendrez », dit le Sauveur, « parler de guerre et de bruits de guerre ». La troisième fut excitée par la famine. La quatrième par la peste et par les tremblements de terre. La cinquième par la persécution des apôtres. « Ils vous feront», leur dit Jésus-Christ, « souffrir de grands maux ». La sixième, par la haine générale de tous les peuples. La septième, par les discordes intestines qui feraient qu’oit se trahirait l’un l’autre. La huitième, par les faux-frères, et enfin par la ruine de la charité, le plus grand et le plus déplorable de tous ces maux, et la source même dont tous les autres sortaient. Vous êtes surpris sans doute lorsque vous voyez tant dé guerres différentes, si nouvelles et si effroyables, que les apôtres ont eu à soutenir. Cependant la prédication de l’Evangile s’est élevée au-dessus de tous ces obstacles et s’est enfin répandue dans toute la terre, par la force de celui qui avait dit : « Cet Evangile sera prêché partout l’univers ».

Où sont donc maintenant ceux qui s’arrêtent (585) à considérer le moment de la naissance des hommes, comme ayant un pouvoir fatal sus toute leur vie, et qui osent opposer je ne sais quelle révolution de temps aux dogmes et aux vérités de l’Eglise? Car, qui a jamais entendu dire que, par suite de cette révolution, on ait déjà vu un autre Christ et une autre prédication de l’Evangile? Ces rêveurs n’ont pas encore osé avancer cette extravagance, quoiqu’ils assurent que depuis la création du monde il s’est passé cent mille ans, et d’autres fables semblables, Quelle est donc cette révolution dont ils parlent? Quand donc a-t-on vu , dans un si grand nombre d’années, revenir les embrasements de Sodome et de Gomorre, ou les inondations d’un second déluge? Jusqu’à quand vous jouerez-vous de la crédulité des hommes, avec cette révolution imaginaire que vous dites être le principe de toutes choses?

Vous me demanderez peut-être: D’où vient donc qu’il arrive beaucoup de choses de celles que le démon a prédites? Je vous réponds que cela vient de ce que vous vous rendez indigne du secours de Dieu, que vous sortez du giron de sa providence pour vous abandonner aux impressions du démon, qui vous mène et vous manie alors comme Il lui plaît, et qu’ainsi il prédit que vous ferez ce qu’il prévoit qu’il vous fera faire. Mais il n’a pas le même pouvoir sur les saints, ni même sur nous autres, quelque pécheurs que nous soyons, parce que nous n’avons pour lui qu’un profond mépris. Car, bien que notre vie soit à peine supportable, néanmoins lorsqu’avec la grâce de Dieu nous nous tenons attachés à sa vérité, nous nous mettons au-dessus de cette erreur que les démons veulent établir.

Mais enfin, qu’est-ce que cette renaissance imaginaire que vous inventez, sinon une confusion générale qui jette tout dans le désordre et qui fait que tout arrive au hasard, et non-seulement au hasard, mais même contre la raison.

Vous me direz peut-être : Si tout ne se conduisait par le hasard, d’où pourrait venir que l’un serait riche et l’autre pauvre? Je vous réponds que je ne le sais pus; car j’ai résolu d vous répondre ainsi, pour vous apprendre à n’être plus si curieux, et à ne pas croire témérairement qu’il n’y a rien de réglé dans le cours du monde. Il y a bien de la différence entre ignorer les véritables raisons des choses, ou en inventer de fausses. Une ignorance humble vaut beaucoup mieux qu’une science erronée et présomptueuse. Celui qui reconnaît qu’il ne sait pas une chose, se laisse aisément instruire. Mais celui qui, ne connaissant point la vérité, invente des faussetés, est d’autant plus éloigné de la connaître que, pour s’en rendre susceptible, il faut, auparavant, qu’il travaille à effacer de son esprit ces impressions fausses dont il est prévenu.

On écrit sans -peine sur un papier blanc tout ce que l’on veut; mais lorsqu’il est déjà écrit, on a beaucoup plus de peine, et il faut auparavant effacer tout ce qu’on y avait mis. Un médecin qui ne donne aucun remède, vaut bien mieux qu’un autre qui en donne de mauvais. Un architecte dont tous les bâtiments tombent par terre, est bien plus à craindre que celui qui n’ose point bâtir. Il est bien plus facile de cultiver une terre qui est simplement en friche, qu’une autre qui est toute pleine d’épines.

Ne soyons donc point si ardents pour tout savoir. Souffrons durant quelque temps notre ignorance , afin que, lorsque nous trouverons un maître capable de nous instruire, nous ne lui donnions pas la double peine de nous retirer de l’erreur, et de nous faire entrer dans la vérité. On a vu souvent des personnes tomber dans un état qui était sans remède, pour s’être laissé aller ainsi dans l’égarement. Il y a bien plus de peine à arracher de vieilles racines d’une terre pour la semer ensuite, que de semer dans un champ où il n’y a rien, li faut de même que ces faux savants arrachent beaucoup de mauvaises maximes de leur esprit, avant que de pouvoir recevoir les bonnes; au lieu que les autres qui sont plus humbles et moins impatients, ont toujours le coeur disposé à écouter ce qu’on leur enseigne.

Je réponds maintenant à votre question: d’où vient que, de deux hommes, l’un est riche et l’autre est pauvre? Il est aisé de vous dire pourquoi l’un est riche. C’est parce que Dieu lui a donné ces richesses, ou qu’il a permis qu’il les eût. Cette raison est, comme vous le voyez, fort courte et fort simple. Vous me demandez encore si Dieu rend riches des méchants, des impudiques, des abominables, enfin des gens qui usent si mal de leurs richesses? Je vous réponds qu’il ne les rend pas riches par lui-même, mais qu’il souffre qu’ils le soient. Car il y a bien de la différence entre (586) rendre une personne riche, et souffrir seulement qu’elle le soit.

Mais pourquoi le permet-il, dites-vous C’est parce que le temps du jugement n’est pas encore arrivé, et que c’est alors que Dieu rendra à chacun ce qu’il mérite. Quel crime fut jamais plus odieux que celui de ce riche, qu ne voulait pas même donner de ses miettes au pauvre Lazare? N’en reçut-il pas aussi d Dieu le châtiment qu’il méritait , puisque la dureté qu’il eut pour les pauvres fut punie avec une justice si exacte que, soupirant lui-même pour avoir une goutte d’eau au milieu des flammes, il ne la put jamais obtenir? Lorsque deux personnes sont également méchantes, et que l’une des deux est pauvre et l’autre riche, elles ne seront pas également punies dans l’enfer, et le riche, sans doute, y souffrira beaucoup plus que l’autre. C’est ce que nous voyons dans ce mauvais riche, qui fut puni d’autant plus rigoureusement en l’autre vie, qu’il avait été plus heureux dans celle-ci.

5, Lors donc que vous voyez quelqu’un s’enrichir par ses injustices, et jouir de- toutes sortes de biens, déplorez son sort et sa misère, puisque cette prospérité apparente attirera sur lui un plus grand supplice. Comme ceux qui offensent Dieu tous les jours sans en faire pénitence , «s’amassent », selon saint Paul, «un trésor de colère (Rom. II, 5)», de même ceux qui jouissent ici de toutes sortes de biens, sans y ressentir la moindre incommodité, en seront un jour beaucoup plus punis.

Je vous ferai voir, si vous le voulez, combien ce que je vous dis est vrai, non-seulement par ce qui nous arrivera dans l’autre monde, mais par ce qui arrive tous les jours dans celui-ci. Ne savez-vous pas qu’après que le bienheureux David eut commis avec Bersabée ce crime si connu de tout le monde, Dieu ne lui reprocha rien avec tant de force, que l’ingratitude qu’il lui avait témoignée après les grâces signalées dont il l’avait comblé? Ecoutez le reproche que Dieu lui en fait: « Je vous ai sacré roi, je vous ai délivré des mains de Saül: Je vous ai donné tout ce qui appartenait à votre maître, et toute la maison de Judas et d’Israël; et si cela était peu, j’y en eusse ajouté encore davantage. Pourquoi donc avez-vous commis ce crime en ma présence » ? (II Rois, XII.) Dieu, mes frères, ne tire pas une même vengeance de tous les crimes. Il les punit différemment selon les différentes circonstances des temps, de l’âge, des conditions, des dignités, de l’éducation, de l’esprit, de l’expérience et de plusieurs choses semblables.

Pour faire mieux voir ce que je dis; examinons quelque péché. Prenons, par exemple, celui de l’impureté, et considérez combien, non pas moi, mais l’Ecriture, nous assure qu’il sera différemment puni de Dieu. Si un homme a commis ce péché honteux avant la Loi, saint Paul dit qu’il en sera châtié : « Ceux », dit-il, « qui auront péché sans la Loi, périront aussi sans loi». (Rom.II,) Si un autre a commis ce crime après la Loi, il en sera puni davantage, « parce que ceux qui ont péché dans la Loi, seront jugés par la Loi ». (Ibid.)

Si un prêtre s’est laissé tomber dans cette faute, sa dignité l’aggravera beaucoup : et c’est pour cette raison qu’autrefois les autres femmes, coupables d’impudicité, étaient seulement condamnées à la mort, au lieu que les filles des prêtres, qui se laissaient corrompre, étaient condamnées au feu; Moïse laissait ainsi au prêtre à juger ce qu’il devait attendre s’il tombait dans ce même crime. Car s’il témoigne tant de sévérité contre une personne, seulement parce qu’elle est fille du prêtre, que fera-t-il contre le prêtre même? Si quelque femme commet un crime, y étant contrainte et comme forcée par une violence étrangère, la Loi ne lui impute point. Elle met aussi uni grande différence entre deux femmes qui commettraient la même action d’impureté dont l’une serait riche et l’autre pauvre : on le voit par ce que nous avons déjà rapporté de David.

Que si quelqu’un tombe dans ce crime, après que Jésus-Christ est venu au monde, il est constant que quand il serait mort sans avoir encore participé aux mystères, il en sera beaucoup plus puni que ceux qui ont péché avant l’Evangile. Que si quelqu’un viole la grâce du saint baptême, et commet un crime après l’avoir reçue, il ne reste plus, selon saint Paul, aucune consolation à cet homme : « Si quelqu’un », dit-il, « a méprisé la Loi de Moïse, il meurt sans miséricorde à la déposition de deux ou trois témoins; combien donc celui-là sera-t-il jugé digne d’un plus grand supplice, qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura tenu pour une chose vile et profane le sang de l’alliance par lequel il avait été sanctifié, et qui aura fait outrage à l’Esprit de grâce»? (Héb. X, 28.) Enfin, si (587) une personne, consacrée à Dieu, commet un crime contre la pureté , le péché alors est monté à son comble.

Vous voyez donc combien il se trouve dans un seul péché de degrés différents, puisqu’il change lorsqu’on le considère ou avant la Loi, ou après la Loi, ou dans une personne consacrée à Dieu, ou dans un laïque, ou dans un riche, ou dans un pauvre, ou dans un catéchumène, ou dans un fidèle. On doit aussi beaucoup considérer la lumière et l’instruction de celui qui 1e commet : « Car, celui qui connaît la volonté de son maître et ne la fait pas, sera beaucoup châtié ». (Luc, XII, 47.) Et celui qui pèche après tant d’exemples, s’attire une bien plus grande punition. C’est pourquoi Dieu dit: « Et vous-mêmes qui avez vu ces exemples, vous n’avez point fait pénitence, quoique vous ayez reçu tant de grâces ». (Sag. IV.) Aussi, entre les reproches que Jésus-Christ fait à Jérusalem, il lui dit « Combien de fois ai-je voulu rassembler vos enfants et vous ne l’avez pas voulu» ?

C’est encore un bien plus grand crime de pécher lorsqu’on est dans le plaisir et dans les délices, comme on le voit par l’exemple du mauvais riche et du Lazare. Le lieu quelquefois change le crime qui est commis, et Jésus-Christ marque lui-même cette circonstance, lorsqu’il dit aux Juifs: « Vous avez tué Zacharie entre le temple et l’autel ». La qualité des péchés par elle-même leur donne aussi quelque différence : « Vous avez », dit Dieu, « tué vos fils et vos filles : et ce crime est plus insupportable que toutes les fornications et que toutes les abominations que vous avez faites ». Et encore : « Il n’est pas étonnant que quelqu’un soit surpris à voler, lorsqu’il vole pour soutenir sa vie épuisée par la faim ». (Prov. VI, 30.)

Le péché change aussi selon les personnes contre qui on l’a commis : « Si quelqu’un pèche contre un homme », dit l’Ecriture « on priera pour lui ; mais si c’est contre Dieu même qu’il pèche , qui osera offrir pour lui prières » ? ( I Rois, II ) Le péché s’augmente encore lorsqu’on devient plus méchant que ceux qui s’étaient signalés par leurs excès comme Dieu le reproche dans Ezéchiel: « Vous n’avez pas même gardé la justice d’un païen et d’un infidèle (Ezéch. XVI, 20) » ; ou lorsque l’exemple des autres ne nous sert pas : « Elle a vu sa soeur » , dit Dieu, « et elle a paru juste lorsqu’on l’a comparée avec elle ». (Ibid.)

Le crime devient encore plus grand lorsqu’on le commet après avoir reçu de plus grandes grâces de Dieu. C’est ce que Jésus-Christ dit lui-même : « Si on avait fait dans Tyr et dans Sidon les mêmes miracles, il y a longtemps qu’elles auraient fait pénitence. C’est pourquoi Tyr et Sidon seront traitées moins rigoureusement un jour » (Sup. XI, 23.) Remarquez-donc, mes frères, avec quelle exactitude Dieu examine nos péchés, et que tous ceux qui commettent le même crime n’en sont pas punis également : lorsque nous avons une fois abusé de la miséricorde de Dieu, et que nous nous sommes rendus inutiles à nous-mêmes cette bonté qu’il avait pour nous, nous nous attirons un bien plus grand supplice. Saint Paul le marque clairement, lorsqu’il dit : « Mais vous, au contraire, par votre dureté et par l’impénitence de votre coeur, vous vous amassez un trésor de colère». (Rom. II, 5.)

Comprenons ces vérités, mes frères, et ne nous scandalisons de rien de ce qui arrive dans ce monde. Que l’un soit riche et l’autre pauvre; que l’un soit heureux, l’autre malheureux, abandonnons tout à la providence, à la sagesse incompréhensible de Dieu, et ne nous exposons point sur cette mer périlleuse des raisonnements humains, où nous ne trouverons que des tempêtes et des écueils. Appliquons-nous avec soin à la vertu, fuyons le vice avec horreur pour jouir un jour des biens que Dieu nous promet par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (588)

HOMÉLIE LXXVI: «ALORS, QUE CEUX QUI SERONT DANS LA JUDÉE S’EN VIENT SUR LES MONTAGNES. QUE CELUI QUI SERA AU HAUT DU TOIT, NE DESCENDE POINT POUR EMPORTER QUELQUE CHOSE DE SA MAISON. ET QUE CELUI QUI SERA DANS LE CHAMP. NE RETOURNE POINT EN ARRIÈRE POUR PRENDRE SES VÊTEMENTS». (CHAP. XXIV, 16, 17, 18, JUSQU’AU VERSET 32.)

ANALYSE

1. Que la ruine des Juifs n’a eu d’autre cause que le déicide commis par eux

2. Jésus-Christ prédit son second avènement.

3. De l’apparition de la croix au dernier jour.

4 et 5. Le Saint représente de quelle crainte il est saisi, lorsqu’il pense au jugement de Dieu. — Que la douceur du joug de Jésus-Christ ôtera toute excuse de ceux qui n’auront pas voulu s’y soumettre. — Contre les riches qui ne veulent pas mettre leurs biens en dépôt entre les mains de Dieu. — De l’extrême bonté de Jésus-Christ envers les hommes, et quelle est l’ingratitude de ceux qui n’en sont pas touchés. — A quoi se termine enfin toute la vanité des hommes.

 

1. Après que Jésus-Christ a parlé des malheurs de Jérusalem et de la persécution de ses disciples, et qu’il leur a prédit qu’ils demeureraient invincibles au milieu de tant de maux , et qu’ils porteraient la lumière de l’Evangile par toute la terre, il leur parle encore des misères extrêmes où les Juifs seraient réduits, et il leur annonce que lorsqu’ils auraient, eux ses apôtres, éclairé tout le monde par leurs prédications, ce peuple alors tomberait dans le malheur prédit. Mais remarquez comment le Sauveur nous représente une guerre terrible , par des circonstances qui pourraient d’abord paraître peu remarquables : « Alors », dit-il, « que ceux qui seront dans la « Judée s’enfuient sur les montagnes. Alors», c’est-à-dire, quand ce que je viens de marquer arrivera, quand l’abomination de la désolation sera dans le Temple, et que de grandes armées assiégeront Jérusalem de toutes parts; comme vous ne devez plus alors espérer de salut, fuyez sur les montagnes. Les Juifs s’étaient souvent tirés avec avantage des plus grandes guerres. Ils avaient échappé à la fureur de Sennacherib, à la rage de l’impie Antiochus. Le courage des Machabées avait rétabli leur Etat, après même que les ennemis s’en étaient rendus les maîtres, et qu’ils avaient profané et pillé le temple. Mais Jésus-Christ ne leur permet pas ici de se promettre un bon-beur semblable, lorsque Tite assiégerait leur ville. Il leur ôte d’abord toute espérance, et il leur déclare qu’ils seraient heureux s’ils pouvaient, en quittant tout, se sauver promptement sur les montagnes.

« Que celui qui sera au haut du toit ne descende point pour emporter quelque chose de sa maison (17) ». Jésus-Christ ne permet pas même à ceux qui se trouveront alors sur le toit de leur maison, d’y descendre pour en emporter quelque chose; pour marquer qu’alors la ruine sera inévitable, et qu’elle enveloppera tous ceux qui se trouveront dans la ville.

« Et que celui qui sera dans la campagne ne retourne point en arrière pour prendre ses vêtements (18)». Si ceux même qui seront alors dans la ville doivent en sortir, combien plus ceux qui n’y seront pas, devront-ils craindre d’y rentrer? « Mais malheur aux femmes qui seront grosses, et qui allaiteront en ce temps-là (19) ». « Malheur aux femmes qui seront grosses », parce que le poids qui les chargera les rendra moins disposées à se sauver par la fuite : « Malheur aux femmes qui allaiteront », parce que, retenues dans la ville par l’affection de leurs enfants nouveau-nés, et (589) que, ne pouvant les sauver d’une si grande misère, elles seront contraintes de périr aussi avec eux. II est aisé de mépriser son argent ou ses habits, comme Jésus-Christ le commande à ces deux sortes de personnes dont il vient de parler, parce qu’on peut en retrouver d’autres dans la suite; mais ici comment peut-on renoncer à des affections que la nature même grave dans nos coeurs? Comment une nourrice peut-elle mépriser l’enfant qu’elle nourrit de son lait? Jésus-Christ montre ensuite la grandeur de ce malheur, lorsqu’il dit : « Priez Dieu que votre fuite ne se fasse point durant l’hiver ni au jour du sabbat (20) ». Il est visible, par ces paroles, que Jésus-Christ parle des Juifs et des maux dont ils seront affligés, puisque les apôtres ne devaient point observer le « sabbat», ni se trouver dans la Judée, lorsque Vespasien la réduirait à de si grandes extrémités. Car la plupart d’entre eux étaient déjà morts, et s’il en restait encore quelqu’un, il vivait dans d’autres contrées. Cette fuite était donc à éviter en hiver, à cause du froid et du mauvais temps, et au jour du sabbat, à cause du commandement de la Loi, et comme on ne pouvait se sauver que par une prompte fuite, ces deux sortes de temps auraient été très-incommodes. C’est pourquoi Jésus-Christ les avertit de prier Dieu.

« Car les misères de ce temps-là », dit-il, « seront si grandes qu’il n’y en a point eu depuis le commencement du monde jusques à présent, et qu’il n’y en aura jamais de semblables (21) ». Ceci ne doit point être pris pour une exagération, et l’histoire de Josèphe en justifie assez la vérité. On ne peut pas dire non plus que cet auteur, étant chrétien, n pris plaisir à exagérer ces malheurs pour faire voir la vérité de ce que Jésus-Christ prédit ici, puisque Josèphe était juif, et des plus zélés d’entre les Juifs qui sont venus après la naissance du Sauveur. Cependant il dit que ces malheurs ont passé tout ce que l’on peut s’imaginer de plus tragique , et il assure que les Juifs ne se sont jamais trouvés réduits à de si étranges extrémités. Car la rage de la faim fut si excessive, qu’elle fit oublier aux mères toute la tendresse de la nature, en sorte que deux s’étant accordées ensemble à manger leurs enfants, se querellèrent ensuite parce que l’une , après avoir mangé l’enfant de l’autre, ne voulut pas lui donner aussi le sien à manger. Il marque même que la nécessité forçait les hommes jusqu’à ouvrir le ventre des morts pour leur arracher les entrailles.

Je voudrais donc savoir des Juifs pourquoi Dieu a voulu les affliger d’une guerre à laquelle on n’a jamais rien vu de semblable, non-seulement dans la Judée, mais dans tout le reste du monde, et s’il n’est pas visible que c’est pour les punir de l’injuste condamnation du Sauveur du inonde qu’ils ont fait mourir sur la croix. Il n’y a pas un homme tant soit peu éclairé qui ne reconnut cette vérité; ou plutôt le seul événement des choses la publierait au lieu de nous. Car, lorsqu’on considère l’excès de ces maux, ils paraissent au-dessus de toute croyance, en les comparant non-seulement avec ceux qui sont déjà arrivés, mais avec tous ceux qui arriveront jamais. Qu’on lise toutes les histoires, on n’y trouvera point de malheurs semblables. Et certes les Juifs avaient bien mérité un traitement si inouï, puisque jamais peuple ne s’était porté à de tels excès: « Les misères » donc « de ce temps-là seront si grandes qu’il n’y en a point eu depuis le commencement du monde jusqu’à présent, et qu’il n’y en aura jamais de semblables ».

« Que si ces jours n’avaient été abrégés, nul homme n’aurait été sauvé : mais ces jours seront abrégés en faveur des élus (22) ». Jésus-Christ témoigne par ces paroles que les Juifs méritaient encore plus de tourments qu’ils n’en ont souffert. Il entend par ce mot « de jours » le temps de la guerre et du siége de Jérusalem, et il déclare que si ce siége et cette guerre eussent encore duré quelque temps, il ne serait pas resté un seul Juif. Par ce mot de « nul homme », il n’entend que ce peuple; et il y comprend également les Juifs qui seraient alors dans leurs pays, et ceux qui seraient dispersés par tout le monde. Car ce n’était pas seulement dans la Judée que les Romains persécutaient les Juifs: ils les haïssaient partout où ils les trouvaient; et l’aversion qu’ils avaient pour eux les leur faisaient proscrire et bannir dans tout l’univers.

2. Ces « élus » dont il parle sont les chrétiens qui devaient se trouver engagés au milieu des Juifs durant ce siège. Il empêchait par ces paroles qu’on ne rejetât un jour la cause de tant de maux sur ses fidèles, et il déclare que bien loin d’avoir souffert ces extrémités à cause des chrétiens qui étaient mêlés parmi eux, les Juifs en auraient au contraire souffert beaucoup davantage sans la considération de (590) ses élus. Si Dieu avait permis que cette guerre durât encore un peu, il ne serait pas resté un Juif. Mais il la fit cesser, parce qu’il ne voulut pas que ceux d’entre eux qui étaient fidèles périssent avec ceux qui demeurèrent incrédules et endurcis dans leur opiniâtreté. C’est pour ce sujet qu’il prédit que « ces jours seront abrégés à cause des élus », pour donner quelque consolation à ses fidèles qui seraient surpris dans ce siège, et pour les faire respirer dans l’assurance qu’il leur donnait par avance qu’ils ne périraient pas dans cette extrême misère.

Si donc Dieu, dans sa providence, veille avec tant de soin sur ses élus en ce monde, que, pour les délivrer de leurs maux, il veut bien, en leur faveur, en délivrer en même temps les plus méchants et les plus impies; si la considération de ses fidèles et de ses élus le porte à ne pas perdre la race des Juifs, jugez, mes frères, ce que ses élus doivent attendre de lui au jour des récompenses.

Et remarquez que Jésus-Christ représente toutes ces choses à ses disciples pour les encourager et pour les rendre plus fermes dans les périls dont ils se verraient environnés. Et c’est dans ce dessein qu’il leur fait voir par avance un peuple accablé de maux dont il ne pourrait attendre comme eux aucune récompense à l’avenir, et qui seraient au contraire le commencement d’une éternelle misère. Mais il ne leur dit pas ceci seulement pour les consoler ou pour les encourager. Il le fait encore pour les retirer insensiblement des moeurs et des coutumes des Juifs. Car s’il n’y a plus rien à espérer pour les Juifs, et si leur temple ne doit plus être rebâti, n’est-il pas visible que leur Loi doit aussi cesser?

Mais le Fils de Dieu ne s’explique pas si clairement aux Juifs sur tous ces malheurs à venir, afin qu’ils ne s’abattent pas avant le temps. Il n’aborde pas ce discours comme de lui-même. Il pleure d’abord sur cette ville, lorsqu’il la regarde, et il oblige ainsi ses apôtres à lui en faire remarquer les grands édifices, pour prendre occasion-de leur prédire l’avenir, en répondant seulement aux questions qu’ils lui avaient faites.

Il y a sujet d’admirer ici la sagesse de l’Esprit de Dieu qui n’a pas permis que saint Jean écrivît ces choses; comme il a survécu longtemps à la ruine de Jérusalem, on eût pu croire qu’il n’en parlait qu’après en avoir vu l’événement, et seulement parce qu’il avait vu ces choses. Mais cette guerre et ces malheurs ont été rapportés par les autres évangélistes qui sont morts longtemps avant qu’ils arrivassent, et qu’ils en eussent rien pu voir, afin qu’on remarquât mieux la force de la prédiction de Jésus-Christ.

« Que si quelqu’un vous dit alors : Le Christ est ici, ou, il est là, ne le croyez point (23) ». Après que Jésus-Christ a achevé de parler de ce qui regarde Jérusalem, il passe à son dernier avènement, et il marque quels seront les signes qui le devaient précéder, et qui seraient très-utiles non-seulement à ceux à qui il parlait alors, mais encore à nous. Ce mot « d’alors », comme je l’ai souvent fait remarquer, ne marque pas une suite, puisque, dans ce cas, l’Evangéliste se sert du mot « Aussitôt après »; comme lorsqu’il dit : « Aussitôt après ces jours d’affliction »; mais ce mot n’a rapport qu’au temps auquel les choses prédites arriveront : c’est ainsi que nous avons vu au commencement de cet évangile, que cette expression : « En ces jours-là Jean-Baptiste vint», ne marquait pas un temps qui suivit immédiatement ce qui venait d’être rapporté, mais un autre qui n’arriva que longtemps après. C’est la coutume de l’Ecriture d’user de ces manières de parler. Elle passe donc ici tout cet intervalle de temps qui doit être compris depuis la prise de Jérusalem jusqu’à la fin du monde.

« Que si quelqu’un vous dit alors: Le Christ e est ici, ou, il est là, ne le croyez point». « Parce qu’il s’élèvera de faux christs et de « faux prophètes qui feront des prodiges et des « choses étonnantes jusqu’à séduire, s’il était « possible, les élus mêmes (24) ». «Vous voyez que je vous en avertis auparavant (25) ». Il commence à les avertir de se défier du lieu, en leur exposant les signes de son second avènement et les marques par lesquelles .ils pourraient reconnaître ceux qui les voudraient tromper: « Si quelqu’un vous dit alors: Le Christ est ici, ou, il est là, ne le croyez point». Carie second avènement du Sauveur ne sera pas, comme le premier, renfermé dans un coin du monde ou dans l’obscurité de Bethléem. II ne demeurera point inconnu aux hommes. Il sera, au contraire, si visible, qu’il n’aura besoin d’être annoncé par personne. Ce sera alors un miracle très-considérable de la part du Sauveur, de paraître de telle sorte que personne ne puisse douter que c’est lui. (591)

Il est à remarquer que Jésus-Christ ne parle plus ici de guerre, mais de « séducteurs ». Il est vrai que ces sortes de gens ont commencé à paraître dans l’Eglise dès le temps même des apôtres : « Ils viendront», dit Jésus-Christ, « et en séduiront plusieurs »; mais ceux qui précéderont le second avènement de- Jésus-Christ seront beaucoup plus dangereux, puisqu’ils feront de si grands miracles qu’ils pourraient séduire les élus même, si cela était possible. Le Fils de Dieu marque ici l’Antéchrist, et montre que quelques-uns se dévoueront aveuglément à lui pour lui servir de ministres. Saint Paul, parlant de l’Antéchrist, l’appelle « un homme de péché, un enfant de perdition». Et il ajoute ensuite: « Cet impie doit venir accompagné de la force de Satan, avec toute sorte de prodiges, de signes et de miracles trompeurs, et avec toutes les illusions qui peuvent porter à l’iniquité pour séduire ceux qui sont destinés à la perdition ».(II Thess. II, 9.) Mais pesez bien, mes frères, jusqu’où doit aller la vigilance que Jésus-Christ nous oblige d’avoir sur nous-mêmes.

« Si donc on vous dit : Le voici dans le désert, ne sortez point pour y aller : Le voici dans un lieu caché de la maison, ne le croyez point (26) ». Il ne dit point : Allez-y , mais ne les croyez pas, mais n’y allez pas même, et n’y entrez point. Car ils doivent tromper beaucoup de inonde, parce qu’ils feront même des miracles pour séduire plus aisément. Après avoir ainsi parlé de l’Antéchrist, et nous avoir représenté de quelle manière il viendra, et en quel lieu il seras le Sauveur commence ensuite à parler de lui-même et à nous décrire de quelle manière se fera son second avènement.

3. « Comme un éclair qui sort de l’Orient paraît tout d’un coup jusqu’à l’Occident; ainsi paraîtra l’avènement du Fils de l’homme (27) ». Vous savez, mes frères, comment paraît un éclair. II n’a besoin ni de précurseur ni de héraut pour annoncer sa venue. il paraît en un moment à tout le monde sans qu’on en puisse douter. C’est ainsi que le Sauveur paraîtra tout d’un coup par toute la terre dans l’éclat de la gloire dont il sera accompagné. il ajoute à cela un autre signe. e Partout où le corps se trouvera, les « aigles s’y assembleront (28) », marquant par ce mot « d’aigles », une multitude d’anges, de martyrs et d’autres saints. Il parle ensuite de signes pleins de terreur et d’épouvante.

« Mais aussitôt après ces jours d’affliction, le soleil sera obscurci, et la lune ne communiquera plus sa lumière, les étoiles tomberont du ciel, et les vertus des cieux seront « ébranlées (29) ». Il marque qu’ aussitôt « après ces jours», c’est-à-dire après les jours de l’Antéchrist et des faux prophètes, il arrivera de grandes afflictions, à cause du grand nombre des séducteurs, quoique cela ne doive pas durer longtemps. Car si la bonté de Dieu envers ses élus a abrégé la guerre des Juifs, combien doit-on plus croire qu’il ne souffrira pas que cette dernière tentation soit longue? C’est pourquoi il dit précisément : « Aussitôt après : ces jours d’affliction, etc.» Il promet le remède presque aussitôt que le mal commence, et d’assister ses élus de son secours, lorsque de faux prophètes et de faux christs tâcheront de les tromper. Car le monde se trouvera réduit alors à d’étranges extrémités.

Mais comment lé Fils de-Dieu- fera-t-il remarquer son avènement? Ce sera par le changement qui se fera dans toutes les créatures. Car « le soleil sera obscurci » ; non parce que sa lumière sera détruite et anéantie, mais parce qu’elle sera effacée par l’éclat encore plus grand de Jésus-Christ qui viendra juger les hommes : «Les étoiles tomberont du ciel » . Car à quel usage pourraient-elles encore servir, puisqu’il n’y aura plus de nuit? « Les vertus du ciel seront ébranlées », et avec raison, parce qu’elles verront cette révolution générale de toute la nature. Car si lorsque les astres ont été créés, les mêmes vertus ont été frappées d’étonnement, selon cette parole de Job : « Quand les astres ont été créés, tous mes anges ont élevé leurs voix pour me louer (Job. XXXVIII, 2): elles seront alors bien plus justement surprises, lorsqu’elles verront tous ces astres éclipsés, toute la terre dans l’épouvante, tous les hommes saisis de crainte en présence de leur Juge; tout le monde rassemblé devant ce tribunal terrible, et chaque homme en particulier depuis Adam, y rendre compte de ses actions.

« Et le signe du Fils de l’homme paraîtra « alors dans le ciel (30) ». C’est-à-dire, sa croix qui paraîtra alors plus éclatante que le soleil, dont la lumière est souvent offusquée par un nuage, au lieu que celle de la croix brillera alors plus que les rayons de cet astre, sans que rien la puisse obscurcir. Mais pourquoi Jésus-Christ fera-t-il paraître alors ce signe, sinon (592) pour confondre l’orgueil et l’insolence des Juifs, et pour rendre sa croix même la marque de sa justification et le trophée de son innocence? Il ne se contentera pas de montrer seulement ses plaies, mais il fera voir encore ce bois sacré sur lequel on l’a fait mourir si cruellement et si honteusement, tout couvert des rayons de sa majesté et de sa gloire.

« Et alors toutes les tribus de la terre se e frapperont la poitrine (30) ». Les hommes n’auront plus besoin de témoin ni d’accusateur pour les convaincre de leur crime. La seule vue de la croix les remplira de confusion. Ils « se frapperont la poitrine » parce qu’ils n’auront tiré aucun avantage d’une mort si salutaire, et qu’ils auront méprisé Celui qu’ils devaient adorer attaché à cette croix. Considérez, mes frères, de quelle manière Jésus-Christ représente la terreur de son dernier avènement, et comme pour relever le courage de ses disciples, il doit d’abord ce qui se verra de plus triste, et rapporte ensuite ce qui doit être plus consolant. Il les fait souvenir de sa passion et de sa résurrection en leur parlant de l’éclat de sa croix; et il les encourage par ce souvenir à n’en point rougir durant cette vie, puisqu’il la fera paraître alors devant lui dans une si grande gloire, comme un signe qui marquera son prochain avènement. Un autre évangéliste dit : « Ils verront quel est celui qu’ils ont percé ». (Jean, XIX, 37.) C’est ce qui fera soupirer alors toutes les tribus de la terre, lorsqu’elles verront que leur Juge sera celui même qu’elles auront crucifié.

« Et ils verront le Fils de l’homme qui viendra sur les nuées du ciel avec une grande puissance et une grande gloire. Parce que le Sauveur avait parlé de sa croix, il marque ici qu’on le verra non sur la croix, « mais sur « les nuées du ciel avec une grande puissance « et une grande gloire». Car il ne faut pas que cette « croix », qui paraîtra alors au milieu de l’air, nous fasse craindre encore quelque chose de triste pour le Sauveur, Il ne faut point douter qu’il ne paraisse alors revêtu de gloire. Il ne fera voir sa croix que pour condamner le crime de ceux qui i’y ont attaché sans être obligé de les en accuser lui-même. Il fera comme quelqu’un qui, ayant été frappé d’une pierre, porterait la pierre même, ou ferait voir ses habits ensanglantés pour prouver le mauvais traitement qu’il a souffert. Il descendra du ciel sur « une nuée » de même qu’il y est monté. « Toutes les tribus » voyant ces choses « pleureront », mais leur malheur ne se bornera pas à pleurer. Ces coupables pleureront seulement pour se condamner eux-mêmes, pour que leurs larmes témoignent de leurs, péchés.

« Mais il enverra ses anges qui feront entendre la voix éclatante de leur trompette, et qui rassembleront ses élus des quatre vents et des quatre coins du monde, depuis une extrémité du ciel jusqu’à l’autre (31) ». Lorsque vous entendez ces choses, mes frères, représentez-vous quel sera le regret de ceux qui ne seront point rassemblés avec les élus. Jésus-Christ déclare qu’ils ne seront pas seulement punis eu cette vie, mais aussi dans l’autre. Et comme il assurait auparavant qu’ils diraient « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur », il assure ici de moine qu’ils se frapperont la poitrine.

Après avoir prédit des guerres et des maux qui seraient sans nombre, il ne veut pas que l’on croie que le malheur des méchants se terminerait à cette vie. Il déclare qu’ils passeront de la terre dans les enfers, et des misères de l’une dans les supplices de l’autre. Il prédit qu’il les séparera de ses élus, qu’il les condamnera à demeurer avec les démons, « et qu’ils se frapperont la poitrine ». Et lorsqu’il menace ainsi les Juifs, il console ses disciples en leur faisant voir de combien de maux sa grâce les délivrera, et de quels biens elle les comblera un jour.

4. Mais puisque le Sauveur viendra si manifestement lui-même, pourquoi appellera-t-il ses élus par ses anges, sinon pour honorer « encore ses élus par le ministère de ces bienheureux esprits »? Saint Paul semble être contraire à ce que dit l’Evangéliste. Car il dit que les élus «seront emportés dans les nuées». Lorsqu’il parle de la résurrection, il dit : « Le Seigneur descendra du ciel aussitôt que le signal aura été donné par la voix de l‘archange ». (I Thess. IV, 16.) Mais il faut répondre à cela, mes frères, que les anges d’abord rassembleront les élus, et qu’après qu’ils les auront ainsi rassemblés, ils seront emportés dans les nuées. Et tout ceci se passera en un moment. Car il n’appellera pas ses élus en demeurant lui-même au haut des cieux. Il viendra au milieu des airs au signal de la trompette. Vous me demanderez peut-être pourquoi on entendra ces « trompettes » et (593) ces « sons » ? Ce sera pour réveiller les esprits, pour les animer et pour leur inspirer de la joie, pour imprimer la terreur de ce jugement, et pour représenter les regrets de ceux que ce Juge irrité rejettera, et qu’il bannira éternellement de son royaume.

Je ne puis, mes frères, m’empêcher de déplorer notre malheur, lorsque je pense à ce jour terrible. Au lieu que nous devrions être dans la joie quand on nous en parle, nous sommes au contraire saisis de frayeur et abattus de tristesse. Mais peut-être qu’il n’y a que moi qui me trouve dans cette disposition, et que pendant que je suis frappé de crainte vous n’avez que de la joie. Car pour moi, je vous avoue que lorsque je me retrace l’image de ce jugement futur, je suis pénétré de crainte, et que la douleur dont je suis percé me fait fondre en larmes.

Comme je n’ose espérer aucune part à ce bonheur que Jésus-Christ vient de promettre à ses apôtres, il me semble que je me vois dépeint dans ce qui est dit ensuite de ces vierges insensées et de ce méchant serviteur qui ne fit pas profiter le talent qu’il avait reçu de son maître. Ces exemples m’épouvantent et m’arrachent les larmes des yeux, lorsqu’ils me représentent dans quelle confusion nous serons alors, de quelle gloire nous serons privés, de quel bonheur nous serons exclus, non pour un temps qui ait ses bornes et ses limites, mais pour une éternité, et tout cela parce que nous n’aurons pas voulu endurer ici un peu de travail.

Si le joug que Jésus-Christ nous impose était pesant, et si sa loi était pénible, quoiqu’on dût encore s’y soumettre, les lâches néanmoins et les négligents pourraient- alors se couvrir de quelque excuse apparente. Ils représenteraient la difficulté des préceptes, la longueur des travaux et la pesanteur de ce joug qu’on leur aurait imposé. Mais maintenant tous ces prétextes même nous sont ôtés. Nous n’avons point de travaux ni de peines dont nous nous puissions couvrir. C’est là sans doute, mes frères, ce qui nous sera plus insupportable que l’enfer même, lorsque nous reconnaîtrons que. pour avoir voulu nous épargner un travail si léger, nous nous serons attirés une éternité de peines. Le temps de cette vie est court. Le travail n’est rien, et nous nous laissons aller au relâchement et à la mollesse. C’est sur la terre que vous combattez, et c’est dans le ciel que sera votre couronne. Ce sont les hommes qui vous affligent et qui vous outragent, et ce sera Dieu qui vous consolera et qui vous couronnera de sa gloire. Vous n’avez à courir qu’un moment, et au bout de votre carrière il vous offre un prix et un repos qui ne finira Jamais. Vous combattez dans un corps corruptible, et vous serez récompensé dans un corps incorruptible.

Mais nous devons considérer, mes frères, avec grande attention, que quelque répugnance que nous ayons à souffrir pour Jésus-Christ, nous souffrirons néanmoins beaucoup sur la terre. Refusez tant que vous voudrez de mourir pour celui qui est mort pour vous, vous n’en deviendrez pas pour cela immortels. Et quelque passionnés que vous soyez pour vos richesses, elles vous quitteront un jour malgré voilas, et vous ne les emporterez pas en sortant du monde. Jésus-Christ ne vous demande que des choses que vous seriez contraints de quitter bientôt, et la mort au moins vous arrachera ce que vous aurez refusé de donner à Jésus-Christ. Je vous exhorte à prévenir cette nécessité par un renoncement volontaire, et de faire de’ bon gré ce que vous ferez enfin malgré vous.

Dieu ne vous demande qu’une chose, qu’en faisant ce que vous ferez pour l’amour de lui, vous le fassiez de bon coeur, et non par contrainte. Peut-on rien trouver de plus aisé et de plus facile? Souffrez pour moi, nous dit-il, ce qu’il vous faudrait nécessairement souffrir, Ayez seulement cette intention, et cela me suffira. Vous voulez donner votre argent à un homme pour le faire profiter, donnez-le-moi à moi-même. Il profitera davantage et sera plus assuré. Vous voulez porter les armes pour un prince de la terre, faites la guerre sous mes étendards, et je vous récompenserai d’une gloire que tous les princes ensemble n’ont pas le pouvoir de vous donner.

Lorsque vous voulez vendre quelque chose, vous le donnez à celui qui vous en offre davantage, et vous rejetez le Fils de Dieu lorsqu’il vous offre sans comparaison plus que tout le monde ne peut vous donner. D’où vient cette aversion que vous avez pour lui? D’où vient cette guerre que vous lui faites? Comment vous excuserez-vous un jour de n’avoir pas préféré Dieu à un homme pour les mêmes raisons pour lesquelles vous avez coutume de préférer un homme à un homme?

Pourquoi, vous dit-il, voulez-vous mettre en (594) dépôt votre trésor dans la terre? Que ne m’en rendez-vous le dépositaire? Le maître de la terre ne vous paraît-il pas plus propre pour assurer votre bien, que la terre ? La terre ne vous peut rendre que ce que vous lui avez prêté. Elle en perd même, et elle en gâte souvent quelque chose. Mais Jésus-Christ ne vous ôte rien de tout ce que vous lui avez confié. Il a pour vous une bonté infinie: Si vous voulez lui donner votre argent à usure, il est toujours prêt à l’accepter. Si vous voulez semer, vous dit-il, je vous donnerai un champ où vous recueillerez au centuple; et si vous voulez bâtir, je vous donnerai un fonds où tous bâtirez pour l’éternité. Pourquoi voulez-vous traiter avec des hommes qui sont si pauvres, qui ne vous rendront point votre argent ou qui ne vous, le rendront qu’en partie. Traitez plutôt avec Dieu, qui s’engage à vous donner beaucoup pour peu que vous lui aurez prêté.

5. Mais rien de tout cela ne bous touche, et nous aimons mieux un commerce bas et honteux qui est pour nous une semence de procès et une source de querelles et de calomnies. N’est-il donc pas bien juste qu’il nous punisse très-sévèrement, puisque quand il nous fait de si grandes offres nous noue opiniâtrons toujours à les rejeter? Il nous prévient et il nous dit lui-même : Je m’offre à vous pour faire ce que vous voudrez. Soit que vous désiriez d’être paré des mêmes ornements que moi, soit que vous vouliez être revêtu des mêmes armes, soit que vous souhaitiez d’être à la même table que moi, ou de marcher par le chemin où je marche, ou de régner dans la ville dont je suis moi-même l’ouvrier et l’architecte, ou de vous bâtir une maison sur un fonds qui est à moi: vous pouvez faire tout ce que vous voudrez. Non-seulement je n’en exigerai aucune récompense de vous, mais je croirai même vous en être redevable. Que pouvez-vous trouver qui égale ma bonté? Je suis moi seul votre père, votre nourricier et votre époux. Je suis la maison où vous habitez, la racine qui vous soutient, le fondement qui vous porte et le vêtement qui vous couvre. Je suis tout ce que vous voulez que je vous sois. Vous ne pouvez manquer avec moi d’aucune chose. Je serai même celui qui vous servira : puisque je suis venu au monde non pour y être servi, mais pour y servir les autres. Je suis votre ami, je suis la tête et le chef du corps dont vous êtes les membres; je suis votre frère, je suis votre soeur, je suis votre mère, je suis votre tout. Ayez soin seulement de vous unir à moi très-étroitement. Je suis devenu pauvre pour vous enrichir. J’ai souffert la croix pour vous racheter. J’ai voulu mourir et être enseveli pour vous tirer de la mort et du tombeau, et après être descendu pour vous au fond des enfers, je prie maintenant mon Père pour vous au plus haut des cieux. Vous me tenez lieu de tout. Vous êtes mon frère, vous êtes mon ami, vous êtes mon cohéritier et l’un de mes membres. Que désirez-vous davantage? Pourquoi fuyez-vous celui qui vous aime tant? Que faites-vous dans le monde par tous vos empressements, sinon de travailler à vous rendre misérable, de verser de L’eau dans un vase percé, de tirer l’épée contre le feu et de lutter contre l’air? Pourquoi courez-vous tant sans avoir un but où vous tendiez? Chaque art a le sien; mais quel est le vôtre, sinon le vide et le néant, selon la parole du Sage: « Vanité des vanités, et tout n’est que vanité ».

Allons ensemble aux tombeaux des morts. Venez me montrer votre père ou votre femme. Faites-m’y voir ceux qui étaient ici revêtus de pourpre, qui étaient superbement traînés dans des chars de triomphe, qui conduisaient les armées, qui étaient environnés de gardes et. accompagnés d’une foule d’officiers; ceux qui frappaient insolemment les uns, qui mettaient les autres en prison, qui tuaient ou sauvaient de la mort ceux qu’ils voulaient. Montrez-moi, dis-je, ces personnes. Je ne vois maintenant que des os secs et pourris, que des vers, que des araignées; qu’un peu de poussière et de pourriture. Toutes ces grandeurs sont évanouies comme une ombre, comme un songe, comme une fable et comme un tableau, si l’on peut dire, néanmoins qu’il s’y trouve même la réalité d’une image. Et plût à Dieu que tout se terminât à ce néant. Mais si d’un côté toutes ces grandeurs, tous ces honneurs et tous ces plaisirs se sont évanouis comme une ombre, ils ont produit de l’autre une misère stable et réelle, qui subsistera éternellement. Les violences, les injustices, les impuretés, les adultères et tous les autres crimes ne se réduisent point en cendres comme nos corps. Toutes nos oeuvres suivent nos âmes dans l’autre vie, et nos actions aussi bien que nos paroles y sont écrites sur la pierre et le diamant.

De quels yeux donc contemplerons-nous alors Jésus-Christ?Si nous n’avons pas assez (595) de hardiesse pour oser regarder notre Père, lorsque nous l’avons offensé, comment oserons-nous alors jeter les yeux sur celui qui a plus de tendresse pour nous que les pères de la terre n’en peuvent avoir pour leurs enfants ? Com ment pourrons-nous supporter ses regards lorsque nous serons au pied de son tribunal, et qu’on examinera avec tant de sévérité toutes les actions de notre vie?

Que s’il se trouve quelqu’un, mes frères, qui ne croie point ce jugement dont Jésus-Christ nous menace, qu’il considère ce qui se passe en ce monde. Qu’il voie tant de misérables dont les uns gémissent dans les prisons, les autres sont condamnés aux métaux, les autres pourrissent sur un fumier, les autres sont tourmentés par les démons, les autres tombent dans l’égarement d’esprit, les autres souffrent des maladies incurables, les autres sont accablés de la pauvreté, les autres endurent la faim et les dernières extrémités, et les autres enfin soupirent dans une très-dure servitude. Représentez-vous, dis-je, tous ces maux, et dites-vous à vous-même que Dieu ne permettrait point que tous ces hommes souffrissent tant, s’il ne devait, punir de même ceux qui ne sont pas moins coupables qu’eux. Que si vous voyez quelquefois des méchants qui ne souffrent rien en ce monde, c’est une marque que Dieu réserve leur punition pour un autre temps. Etant juste comme il est, et le commun Seigneur de tous, il ne laisserait pas les uns, impunis pendant qu’il traite si sévèrement les autres, s’il ne leur réservait ailleurs un très-grand supplice.

Considérons donc, mes frères, ces vérités terribles. Humilions-nous .profondément devant Dieu. Que ceux qui jusqu’ici n’avaient point cru le jugement à venir, commencent maintenant à le croire et à le craindre, afin que, vivant tous ici d’une manière digne du ciel, nous évitions les supplices de l’enfer et nous méritions de posséder les biens éternels, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (596)

HOMÉLIE LXXVII: « COMPRENEZ CECI PAR UNE PARABOLE TIRÉE DU FIGUIER. LORSQUE SES BRANCHES SONT DÉJÀ TENDRES ET QU’IL POUSSE SES FEUILLES, VOUS SAVEZ QUE L’ÉTÉ EST PROCHE. DE MÊME LORSQUE VOUS VERREZ TOUTES CES CHOSES ARRIVER, SACREZ QUE LE FILS DE L’HOMME EST PROCHE, QU’IL EST A LA PORTE ». (CHAP. XXIV, 32, 33, JUSQU’À LA FIN DU CHAP.)

ANALYSE.

1. Parabole du figuier qui annonce l’été par ses feuilles qui commencent à pousser.— Qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre ces mots : que le Père seul connaît le dernier jour, à l’exclusion du Fils.

2. Que le dernier avènement du Christ sera aussi éclatant qu’inattendu. — Puissance éphémère de l’Antéchrist.

3. Pourquoi Jésus-Christ a voulu que chacun de nous ignorât sa dernière heure.— Comment il convient d’entendre en général certaines expressions de forme dubitative dont Dieu se sert dans l’Ecriture.

4.-6. Contre les riches qui ne font point part de leurs biens aux pauvres.— Qu’ils doivent se considérer comme les dispensateurs de leurs richesses, et non comme en étant les propriétaires et les maîtres. — Que ce ne leur est pas assez de ne point voler le bien des autres; qu’ils doivent donner du leur.— Contre dépenses de la table.— Contre ceux qui sont indifférents pour le salut de leur prochain. — Combien le soin qu’on a du salut ses frères, plaît à Dieu. — Excellente instruction aux personnes mariées pour la conduite de leurs familles.

 

1. Cette parole que le Fils de Dieu avait dite à ses apôtres : « Aussitôt après ces jours d’affliction », leur ayant fait désirer avec ardeur de savoir quand viendrait ce temps, et particulièrement le jour du jugement dernier, Jésus-Christ leur propose à dessein cette (596) parabole du figuier, pour leur faire voir que le temps qui se passerait entre ces jours d’affliction e1 celui de son avènement, ne serait pas long. Il leur apprend cette vérité non-seulement par la parabole qu’il leur propose, mais encore plus par ces paroles suivantes: « Sachez « qu’il est à la porte ».

Mais il faut remarquer dans cet exemple du figuier, qu’il prédit à ses élus que ce jour leur sera comme le commencement d’un printemps et d’un été spirituel qui succédera à l’hiver si pénible de ce monde, et qu’il menace au contraire les réprouvés de toutes les horreurs d’un hiver dont l’éternité malheureuse suivra la beauté si courte et si trompeuse de l’été de cette vie.

Mais le Fils de Dieu n’apporte pas cette comparaison du figuier seulement pour marquer cet intervalle qui se passerait entre les maux qu’il prédit et le jour de son jugement, il pouvait le Faire d’une autre manière. Il veut encore nous faire voir combien ce qu’il dit était véritable, en marquant qu’il arriverait aussi infailliblement que l’été arrive quand le figuier commence à fleurir. Nous l’avons déjà vu ailleurs, lorsqu’il veut nous assurer qu’une chose doit certainement arriver, il se sert toujours des comparaisons prises de la nature dont le cours est réglé par un ordre stable qui ne manque jamais.

L’apôtre saint Paul a souvent imité cette conduite. Et comme Jésus-Christ en parlant de la résurrection use de cette comparaison : « Si le grain de froment ne meurt après qu’il est tombé dans terre, il demeure seul; mais s’il meurt, il apporte beaucoup de fruits ». (Jean, XII, 24.) Saint Paul aussi écrivant aux Corinthiens se sert du même exemple : « Insensés que vous êtes, ce que vous semez ne reçoit point de vie s’il ne meurt ». (I Cor. XV, 36.) Mais pour empêcher ses disciples de lui demander quand ces choses arriveraient, il les prévient de la sorte.

« Je vous dis en vérité que cette génération ne passera point que toutes ces choses ne soient accomplies (34) ». Il rappelle dans leur mémoire tout ce qu’il vient de leur dire. Car qu’entend-il par « toutes ces choses », sinon les guerres de Jérusalem, la famine, la peste, les tremblements de terre, les faux christs et les faux prophètes, la prédication de l’Evangile dans tout le monde, les séditions, les troubles et toutes les autres choses qui doivent arriver avant que Jésus-Christ vienne juger le monde. Par « cette génération » il n’entend pas ceux qui vivaient alors, mais les fidèles qui croyaient en lui. Car on voit dans l’Ecriture qu’on donne ce nom de « génération » non-seulement à une certaine durée de temps, mais encore à une certaine forme de vie. C’est en ce sens qu’il est dit: « C’est là la génération de ceux qui cherchent le Seigneur ». (Ps. XIV, 7.) Comme donc Jésus-Christ avait dit auparavant : « Il faut que tout cela arrive, et néanmoins cet Evangile sera prêché partout », il confirme encore cela par ce qu’il dit maintenant, savoir que toutes ces choses arriveront, et que néanmoins « la génération » de ses fidèles ne passera pas, parce qu’elle ne pourra être ébranlée par aucun des maux qu’il a prédits. Jérusalem sera ruinée de fond en comble, presque toute la nation des Juifs sera éteinte; mais rien ne pourra nuire aux élus. Ni la faim, ni la peste, ni les tremblements de terre, ni le trouble et les mouvements de la guerre, ni les faux christs, ni les faux prophètes, ni les séducteurs, ni les trompeurs, ni les personnes scandaleuses, ni les faux frères, ni aucun autre mal semblable ne pourra les surmonter. Et pour les encourager encore davantage, il ajoute :

« Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point (35) ». Quelque solidité qui paraisse dans ces éléments, ils seront plutôt détruits que mes paroles ne passeront. Si quelqu’un, unes frères, ne croit pas cette parole du Sauveur, qu’il considère tout le reste de ce qu’il a dit, et s’il le trouve véritable, qu’il juge de l’avenir par le passé. Qu’il examine ce que Jésus-Christ a prédit, et l’événement des moindres circonstances qu’il a marquées l’assurera de la vérité de cette dernière prédiction.

Il nomme particulièrement « le ciel et la terre » pour marquer que son Eglise serait plus stable que ces deux éléments, et pour montrer en même temps qu’il était le créateur de l’univers. Comme il parlait si affirmativement de la consommation de toutes choses, et qu’il était assez difficile de croire ces prophéties, il rappelle à la pensée de ses disciples le ciel et la terre, afin que se souvenant de la puissance infinie avec laquelle il les avait créés autrefois, ils fussent plus aisément persuadés de la vérité de ses paroles.

« Or, nul autre que mon Père ne sait ce jour (597) et cette heure, pas même les anges du ciel (36) ». Il ajoute à dessein que les anges ne savaient rien de ce jour, afin d’ôter à ses disciples le désir d’apprendre une chose que les anges même ne savaient pas; mais en disant que le Fils même ne le savait pas, non-seulement, il leur ôte le désir de le connaître, mais la volonté même de s’en informer. Et pour confirmer ce que je dis, il ne faut que considérer ce qu’il dit à ses disciples après sa résurrection, et de quelle manière il arrête leur curiosité lorsqu’ils s’informaient trop curieusement de l’avenir. Car il prédit ici beaucoup de signes; mais il leur dit alors clairement: « Ce n’est pas à vous à savoir les temps et les « moments ». (Act. I, 7). Et pour qu’ils ne regardent point ce refus comme une marque de mépris, et qu’ils ne s’imaginent pas que le Sauveur les jugeait indignes de cette connaissance, il ajoute aussitôt : « Que le Père a mis dans sa puissance ». Car il a toujours au contraire témoigné avec grand soin à ses apôtres qu’il les traitait avec honneur, et qu’il ne leur voulait rien cacher. C’est pourquoi il attribue cette connaissance au « Père », et il la fait passer dans leur esprit pour une chose trop élevée au-dessus d’eux.

Si cela n’était de la sorte, et si ce que Jésus-Christ dit eût été vrai à la lettre, que le Fils de l’homme ne connaissait pas ce jour; quand commencerait-il à le connaître? Ne sera-ce que lorsque nous le connaîtrons nous-mêmes? Qui oserait prononcer ce blasphème? Le Fils connaît le Père, il le connaît aussi clairement et aussi distinctement qu’il est lui-même connu du Père, et il pourrait ignorer ce jour? L’Esprit de Dieu peut pénétrer les plus grands secrets de Dieu, et le Fils de Dieu ne pourrait connaître le jour de ce jugement dernier? Il sait quel jugement il doit porter de tous les hommes, il peut découvrir ce qu’il y a de plus caché dans les coeurs, et il. ne saurait pas le jour auquel il les doit juger? Comment ce jour pourrait-il être inconnu à celui « par qui tout a été fait et sans qui rien n’a été fait » ? Celui qui a fait les siècles n’a-t-il pas aussi créé les temps, et celui qui a créé les temps n’a-t-il pas aussi fait ce jour qui en fait une partie? Comment pourrait-il ignorer ce qu’il a fait lui-même?

2. Quoique vous ne soyez qu’un homme et qu’un peu de poudre, vous osez dire néanmoins que vous connaissez l’essence divine, et vous niez que Jésus-Christ connaisse quand le jour du jugement arrivera, lui qui est le Fils du Père éternel et qui demeure éternellement dans: son sein? L’une de ces connaissances n’est-elle pas infiniment élevée au-dessus de l’autre? Comment donc vous en attribuez-vous une qui est si excellente, lorsque vous en refuser une beaucoup moindre au Fils de Dieu, « en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science »? Mais quoique fous croyiez connaître l’essence de Dieu ; je vous soutiens néanmoins que vous ne la connaissez pas, au lieu que le Fils de Dieu ne peut ignorer ce jour, et qu’il le connaît très-distinctement.

Après donc que Jésus-Christ nous a marqué tout ce qui doit précéder ce jour, et qu’il nous a montré ces temps comme tout proches , jusqu’à dire « qu’il était déjà aux portes », il ne veut pas nous déclarer le moment précis auquel arrivera ce jour, pour arrêter notre curiosité. Il semble qu’il nous dise : Si vous êtes assez curieux pour désirer de savoir quand viendra ce jour, je vous déclare par avance que je ne vous le dirai pas; mais si vous ne me demandez que les signes qui le préviendront, je ne vous les célerai pas, et je vous les marquerai même dans toutes leurs circonstances. Je vous ai assez fait voir que ce jour ne m’était pas inconnu. Je vous ai assez marqué les temps et particularisé les choses qui arriveront alors. Je vous ai laissé concevoir par la parabole du figuier, combien il y aurait d’intervalle depuis ce temps que je vous marque jusqu’à ce dernier des jours. Enfin, je vous ai conduits jusqu’aux portes, et si je ne veux pas vous les ouvrir, c’est pour votre bien. Mais pour leur donner encore une autre preuve que ce n’est point par. ignorance qu’il refuse de leur déclarer ce jour, il ajouta encore un autre signe à celui qu’il vient de dire.

« Comme un peu avant le déluge les hommes mangeaient et buvaient , épousaient des femmes, et mariaient leurs filles jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche (38). Et qu’ils n’eurent aucune connaissance du déluge jusqu’à ce qu’il fut arrivé, et qu’il eut emporté tout le monde, il en sera de même à l’avènement du Fils de l’homme (39)». Il (598) témoigne, par ces paroles, que, lorsqu’il viendra, il surprendra les hommes dans leurs plaisirs, et qu’ils ne s’attendront point à le voir. Saint Paul dit la même chose : « Lorsqu’ils se diront : Nous sommes en paix et en sûreté, ils seront surpris tout d’un coup par une ruine soudaine (I Thess. V, 3)»; et pour montrer encore mieux combien cette ruine serait inespérée, l’Apôtre ajoute: «Comme une femme grosse est surprise par les douleurs de l’enfantement». Mais comment peut-on allier ces deux choses si contraires, et comment Jésus-Christ dit-il - « Aussitôt après ces jours d’affliction », puisque saint Paul, au contraire, dit que ce seront des jours de divertissements et de réjouissance ! Comment peut-on accorder la paix et la sûreté avec les afflictions et les maux? Je réponds que les insensés regarderont ces temps comme des temps de paix et de toutes sortes de biens. C’est pourquoi saint Paul ne dit pas : « Lorsqu’ils seront en paix et en sûreté », mais « lorsqu’ils diront: Nous sommes en paix et en sûreté », se servant à dessein de cette expression pour nous marquer leur insensibilité, qui sera semblable à celle des hommes qui vivaient du temps de Noé, lesquels ne laissaient pas de passer leur vie dans les délices, quoique menacés de tant de maux. Mais les justes n’auront rien de cette dureté si insensible et de cette étrange frénésie, puisqu’ils passeront alors toute leur vie dans la douleur. et dans l’amertume.

Jésus-Christ nous apprend ici que lorsque l’Antéchrist viendra, les pécheurs et tous ceux qui auront désespéré de leur saint, s’abandonner6nt à toutes sortes de plaisirs. Tout le monde sera plongé dans le luxe, dans les festins et la bonne chère. Et il cite un exemple qui a beaucoup rapport au sujet. Comme au temps de Noé, la vue même de l’arche qu’on bâtissait ne pouvait persuader les hommes que le déluge arriverait, et qu’ils ne laissaient pas de vivre toujours dans les délices, comme si Dieu ne les eût point menacés; de même lorsque l’Antéchrist viendra, et qu’il traînera avec lui l’horreur et l’effroi par une infinité de maux dont sa venue sera accompagnée, les hommes néanmoins n’en auront aucune crainte. Ils vivront dans une entière assurance, parce qu’ils seront possédés de leurs plaisirs comme d’une ivresse profonde qui leur ôtera tout le sentiment et toute l’appréhension de l’avenir. C’est ce qui fait dire à saint Paul que les hommes seront aussi surpris de ces malheurs, « que l’est une femme grosse par les douleurs de l’enfantement».

Mais pourquoi Jésus-Christ ne rapporte-t-il pas plutôt l’exemple des Sodomites que celui de Noé? C’est parce qu’il aimait mieux rapporter l’exemple d’un malheur général et universel, afin que les coeurs les plus endurcis et les plus incrédules en fussent étonnés, et qu’ils jugeassent par le passé de ce qu’ils devaient craindre pour l’avenir. il marque aussi, en rapportant cet exemple, qu’il est l’auteur de l’Ancien Testament et qu’il a fait tout ce qui est écrit, et il dit ensuite des choses qui font assez voir qu’il n’ignore pas quand viendrait ce jour.

« Alors de deux qui seront dans un champ, l’un sera pris et l’autre laissé (40). De deux femmes qui moudront dans un moulin, l’une sera prise et l’autre laissée (41) ».

Toutes ces circonstances, comme j’ai dit, font voir que Jésus-Christ n’ignorait pas quand viendrait le jour dont il parle, mais qu’il veut ôter aux apôtres le désir de s’en informer. Il connaît ce temps puisqu’il le compare aux jours de Noé; il le connaît puisqu’il dit « que de deux qui seront dans la campagne, l’un sera pris et l’autre laissé »; montrant en outre par ces paroles qu’il surprendrait indubitablement le monde; et qu’il viendrait lorsque tous les hommes seraient dans la paix et dans le repos. Il dit aussi qu’il y en aurait deux dans « le moulin», pour montrer encore le peu. de crainte qu’on aurait de son dernier avènement. Enfin, il fait voir, par ces divers exemples-, qu’il prendra et qu’il laissera indifféremment les esclaves et les maîtres : ceux qui vivent dans une pleine paix, ou dans le travail ; ceux qui. sont dans les dignités ou dans les emplois les plus vils; et comme il est dit dans l’Ancien Testament : « depuis celui qui est assis sur le trône jusqu’à la dernière esclave qui travaille dans un moulin ». (Exod. XI,15.)

Comme Jésus-Christ avait déjà marqué avec quelle difficulté les riches se sauveraient, il montre au contraire ici qu’ils ne périraient pas tous, et que les pauvres ne seraient pas tous sauvés. Il assure qu’il s’en sauverait et qu’il en périrait de part et d’autre. Je crois qu’on peut encore conclure des paroles de Jésus-Christ qu’il viendra durant la nuit, et il (599) semble que saint Luc autorise ce sentiment: « Je vous dis qu’en cette nuit», dit cet évangéliste, « deux seront dans le lit, et que l’un sera pris et l’autre laissé » (Luc, XVII, 35.) Tout ceci, mes frères, ne fait-il pas voir combien Jésus-Christ pénétrait dans l’avenir? Enfin, pour prévenir toutes les questions-superflues de ses disciples, il dit : « Veillez donc parce que vous ne savez pas à quelle heure votre Seigneur doit venir (42) ». Il ne dit pas qu’il ne le sait point, mais que ses apôtres ne le savent pas : « Vous ne savez pas à quelle heure votre Seigneur doit venir ». Après les avoir insensiblement conduits jusqu’à l’heure et comme au moment auquel son avènement doit arriver, et qu’il leur en a parlé avec tant d’étendue, il quitte aussitôt ce sujet, et il-les entretient d’autres choses, afin qu’ils se préparent et qu’ils s’encouragent au combat. «Veillez », leur dit-il, leur montrant que ce n’est que pour ce sujet qu’il leur cèle ce jour dont il leur parle.

3. « Car sachez que si le père de famille était averti à quelle heure le voleur doit venir, il est certain qu’il veillerait, et qu’il ne laisserait pas percer sa maison (43). Vous donc aussi soyez toujours prêts, parce que le Fils de l’homme viendra à l’heure que vous ne pensez pas (44) ». C’est donc pour cela même qu’il les avertit de veiller et de se tenir toujours prêts, « parce qu’il viendra à l’heure qu’on ne l’attendra pas» , afin qu’étant toujours comme en suspens et dans l’attente de ce jour, ils s’appliquent à la pratique des vertus. Il semble qu’il leur dise : Si les hommes savaient précisément le jour de leur mort, ils s’y prépareraient sans doute avec grand soin, mais pour les tenir continuellement dans une appréhension qui leur est si utile, je ne veux point les avertir de ce jour, afin qu’en l’attendant à toute heure, ils soient dans une perpétuelle vigilance. Il s’appelle ici « Maître» et « Seigneur », aussi visiblement qu’en aucun autre endroit de l’Evangile. Ce qu’il fait, à ce qu’il me semble, pour confondre notre lâcheté et notre extrême indifférence. Les hommes du monde, leur dit-il, sont plus vigilants pour garder leur or, que vous ne l’êtes pour travailler à votre salut. Ils sont sur leurs gardes contre les voleurs et veillent pour n’être pas pillés ;et-vous, lorsque vous êtes assurés que votre Seigneur même doit venir, vous ne pouvez veiller pour l’attendre, afin de n’être pas surpris lorsqu’il viendra et qu’il vous fera paraître en sa présence. Pourquoi un père de famille, qui est averti que les voleurs veulent le surprendre, veille-t-il pour se défendre de leurs efforts, et que vous, qui êtes avertis aussi par moi-même que je dois venir, vous ne veillez pas afin que je ne puisse vous surprendre? Ce sommeil alors sera mortel, et tous ceux qui sont dans l’assoupissement tomberont indubitablement dans les maux que je vous prédis.

Après avoir parlé avec beaucoup d’étendue du jugement à venir, il adresse maintenant la parole aux docteurs et aux pasteurs de l’Eglise, et il leur marque quels supplices ils doivent craindre, ou quelle récompense ils doivent attendre. Il parle premièrement des bons, et il finit son discours en menaçant les méchants. « Qui est le serviteur fidèle et prudent que son maître a établi sur tous ses serviteurs, afin qu’il leur distribue la. nourriture au temps qu’il faut (45) ? Heureux ce serviteur si son maître à son arrivée le trouve agissant ainsi (46) » Croyez-vous, mes frères, qu’en parlant ainsi : « Qui est le serviteur »? Jésus-Christ ignore en effet quel il est? Tout à l’heure en entendant cette parole : « Nul ne le sait », pas même le Fils, vous prétendiez pouvoir conclure que le Fils de Dieu ignorait littéralement le dernier jour du monde; de cette parole-ci : « Qui est n le serviteur, on pourrait tout aussi bien conclure que Jésus-Christ ignore quel est le bon serviteur. Direz-vous donc aussi que Jésus-Christ ne connaît pas qui est le serviteur prudent et fidèle? Je ne crois pas qu’il y ait personne d’assez déraisonnable pour oser le dire. On pouvait au moins se couvrir de quelque prétexte dans cette autre parole, mais dans celle-ci on ne le peut plus. Quoi donc! lorsque Jésus-Christ demandait à saint Pierre : « Pierre, m’aimez-vous {Jean, XXI, 15) » ? ignorait-il en effet que cet apôtre l’aimait? Ou lorsqu’il disait de Lazare: « Où l’avez-vous mis (Ibid. XI, 34) »? ne savait-il pas le lieu dans lequel on l’avait enseveli? Ne voit-on pas que le Père même parle aussi de cette manière? N’est-ce pas lui qui disait à Adam : « Adam, où êtes-vous »

(Gen. III, 9.) Et ailleurs: « Le cri de Sodome et de Gomorrhe s’est multiplié devant moi. Je descendrai donc pour voir s’ils agissent en effet selon le cri qui vient à moi, ou si cela n’est pas, afin que je le sache », (600) (Gen. XVIII, 20.) Et ailleurs : Peut-être qu’ils m’écouteront, peut-être qu’ils deviendront sages»? (Ezéch. XXIV, 6.) Et dans l’Evangile : « Peut-être qu’ils auront quelque respect pour mon Fils ». (Luc, XX, 13.)

Quoique toutes ces expressions semblent témoigner quelque ignorance, néanmoins, lorsque Dieu s’en sert, ce n’est pas qu’il manque quelque chose à sa lumière, mais seulement qu’il descend jusqu’à nous et qu’il s’accommode à notre faiblesse. Ainsi, lorsqu’il demandait à Adam où il était, c’était pour lui faire connaître à lui-même ce dérèglement de son coeur, qui le porta à excuser plutôt son péché qu’à le réparer. Lorsqu’il témoigne vouloir s’informer plus exactement du péché des Sodomites, c’est pour nous apprendre à ne point précipiter nos jugements, et à ne rien affirmer dont nous ne soyons très assurés. Lorsqu’il parle ainsi par Ezéchiel comme quelqu’un qui doute : « s’ils écoutent, s’ils deviennent sages », c’est pour empêcher qu’une prophétie plus claire, et qu’une assurance entière qu’ils ne l’écouteraient pas, ne fût à des âmes faibles comme un prétexte et une occasion de désobéissance, en croyant qu’après cet oracle de Dieu la désobéissance était devenue nécessaire et inévitable. Ainsi, cette parole de l’Evangile : « Peut-être qu’ils auront quelque respect pour mon Fils », n’est dite que pour témoigner à ses serviteurs ingrats qu’ils devaient au moins respecter ce Fils. Ce qu’il dit de même en ces deux endroits: «qu’il ne connaît pas ce jour», et « qui est le serviteur fidèle » ; il ne le dit que pour empêcher d’un côté ses disciples de s’informer de ce jour, et que pour montrer de l’autre que « ce serviteur fidèle » était quelque chose d’extrêmement rare, et d’infiniment précieux.

Et jugez, mes frères, quelle ignorance ces paroles supposeraient dans le Fils de Dieu, si on les prenait à la lettre; puisqu’il ignorerait même celui qu’il « établirait sur toute sa famille ». Il appelle ce serviteur « heureux », et il ne saurait pas quel il est? « Qui est, » dit-il, « ce serviteur que le maître établira sur sa maison? Heureux le serviteur que son maître à son arrivée trouvera agissant de la sorte». Cette « fidélité » dont Jésus-Christ parle ici; ne regarde pas seulement celle qu’on doit apporter dans la dispensation de l’argent; mais encore celle qu’on doit garder dans la dispensation de la parole, de la puissance des miracles et de tous les autres dons qu’on aurait reçu de Dieu.

On peut appliquer cette parabole aux princes et à tous ceux qui gouvernent les Etats. Car elle leur apprend à tous à contribuer au bien public autant qu’ils le peuvent, soit par leur sagesse, soit par leur autorité, soit par leurs richesses, soit par tous les autres avantages qu’ils possèdent, et non pas à en abuser pour perdre leurs sujets et pour se perdre eux-mêmes.

Jésus-Christ demande deux conditions principales et essentielles dans ce serviteur : la «fidélité » et la « prudence », car tout péché vient de quelque principe d’imprudence et de folie. Il l’appelle « fidèle », parce qu’il ne s’attribue rien de tout ce qui appartient à son maître, et qu’il ne dissipe point indiscrètement son bien. Et il l’appelle « prudent », parce qu’il sait dispenser à propos ce qu’on lui a confié. Nous avons nécessairement besoin de ces deux qualités pour être de bons serviteurs: l’une, de ne point usurper ce qui est à notre maître, et l’autre, de dispenser sagement tout ce qu’il nous donne comme en dépôt. Si l’une de ces deux qualités nous manque, le défaut de l’une rend l’autre imparfaite. Car si la fidélité de ce serviteur se bornait à ne rien voler, et qu’il consumât cependant le bien de son maître dans des dépenses inutiles, il serait sans doute très-coupable. Que si, au contraire, il ménageait cet argent, mais seulement à son avantage, et pour son propre intérêt, il mériterait encore d’être condamné.

Ecoutez donc ceci, vous tous qui êtes riches. Cette parabole ne regarde pas seulement les pasteurs et les docteurs de l’Eglise. Elle regarde aussi les riches du monde, puisque c’est entre les mains de ces deux sortes de personnes que Dieu met en dépôt toutes ses richesses, Il donne aux premiers celles qui sont les plus importantes, et il en donne d’autres aux derniers, qui, quoique moindres, ne laissent pas d’être encore fort considérables. Si donc, lorsque les pasteurs de l’Eglise vous dispensent avec une sage libéralité les richesses si précieuses de leur maître, vous ne témoignez cependant de votre côté dans l’administration d’autres richesses moins considérables que de l’ingratitude, en usant si mal d’un bien qui proprement n’est pas à vous, mais à votre maître , quelle excuse aurez-vous , lorsqu’il vous reprochera une infidélité si honteuse? (601)

Mais avant que de parler de la punition que doit attendre ce serviteur ingrat et infidèle, parlons de la récompense de celui que son maître trouve dans le devoir, et qu’il honore de ses louanges.

« Je vous dis en vérité qu’il lui donnera la charge de tous ses biens (47 ». Quelle plus grande gloire, mes frères, pouvons-nous nous figurer, et qui pourrait assez exprimer le bonheur de ce serviteur qui sera établi de Dieu même, le Créateur de toutes choses, et à qui tout obéit, « sur tous les biens qu’il possède »? C’est avec grande raison que Jésus-Christ appelle ce serviteur « prudent», parce qu’il a su qu’il ne devait pas perdre de si grands avantages en voulant s’en conserver de petits; et parce qu’en vivant parmi les hommes avec une modération si sage, il a mérité de gagner le ciel. Jésus-Christ agit ensuite selon sa coutume, et après avoir encouragé ses disciples par la récompense qu’il promet aux bons, il les excite encore par la punition dont il menace les méchants.

4. « Mais si ce serviteur, méchant au contraire, dit en son coeur: Mon maître n’est pas près de venir (48). Et qu’il commence à battre ses compagnons, et à manger et à boire avec des ivrognes (49). Le maître de ce serviteur viendra au jour où il ne l’attend pas, et à l’heure qu’il ne sait pas (50). Et il le séparera et lui donnera pour partage d’être puni avec les hypocrites : C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (54) ». Si quelqu’un voulait ici rejeter sur Dieu la faute de ce serviteur, et dire que cette pensée ne lui est venue que parce qu’il ignorait le jour et l’heure où son maître devait venir: Nous lui répondrons au contraire qu’il tombe dans ce désordre, non parce qu’il ne connaissait pas ce jour, mais parce qu’il se servait de cette ignorance pour satisfaire sa passion et sa malice. Car pourquoi la même pensée ne venait-elle pas au serviteur « prudent » et « fidèle » ? C’est donc à vous que je m’adresse, ô homme coupable, ô serviteur ingrat et méchant! Qu’importe que votre maître ne soit pas près devenir? Pourquoi vous imaginez-vous même qu’il ne viendra point? Et puisqu’il est certain qu’il doit venir, pourquoi ne vous préparez-vous pas à le recevoir?

Aussi nous voyons dans son malheur, qui suit sa faute de bien près, que ce n’est point le Seigneur qui est lent à venir, et que cette longueur n’est que dans l’imagination de ce serviteur infidèle. Saint Paul nous montre clairement que le Seigneur ne sera pas longtemps à venir, lorsqu’il dit : « Le Seigneur est proche, ne vous mettez en peine de rien ». Et: « Celui qui viendra, viendra, et il ne différera pas». (Philip. IV, 5.) Mais écoutez ce qui suit, et remarquez avec quel soin Jésus-Christ rappelle à la mémoire de ses disciples ce jour qui leur est inconnu, témoignant ainsi que ce souvenir leur était très-avantageux, et qu’il était capable de les réveiller de leur assoupissement. Et on ne doit point s’arrêter à considérer si plusieurs n’ont retiré aucun avantage de ces pensées si salutaires, puisque bien d’autres considérations qui servent beaucoup à plusieurs, leur sont devenues entièrement inutiles. Dieu fait toujours ce qu’il doit, quoique nous ne fassions pas ce que nous devons.

Qu’ajoute donc Jésus-Christ dans la suite? « Il viendra au jour qu’il ne l’attend pas, et à l’heure qu’il ne sait pas»; et il lui fera souffrir ce qu’il mérite. Considérez combien de fois Jésus-Christ représente l’incertitude et l’ignorance de ce jour; pour faire mieux comprendre à ses disciples l’utilité qu’ils devaient retirer de ce secret, et pour les tenir toujours dans la crainte. Car il paraît que le but principal de Jésus-Christ est de nous tenir toujours dans la vigilance; et comme les prospérités nous relâchent, et que les afflictions nous réveillent, il prédit toujours qu’il viendrait lorsque tout serait dans le. calme et dans la paix. Il a exprimé cette vérité en rapportant l’exemple du temps de Noé, auquel il compare le temps de son dernier avènement, et il la confirme encore ici en assurant qu’aussitôt que ce serviteur s’abandonnera à la débauche et aux excès du vin, il tombera dans un malheur irréparable.

Mais ne nous arrêtons point, mes frères, à considérer seulement la peine dont Dieu punit ce serviteur infidèle. Rentrons plutôt en nous-mêmes pour voir si nous ne sommes point en danger de tomber dans ce malheur. Car je ne fais point de distinction entre ce méchant serviteur et ceux qui, étant riches, ne font point part de leurs-biens aux pauvres. Vous n’êtes pas plus maître de votre argent que celui qui dispense les biens de l’Eglise. Vous n’en êtes que le dispensateur. Et comme il n’est pas permis à l’économe et au dispensateur de ces biens sacrés, de prodiguer ce que vous avez donné (602) pour les pauvres, ou de les détourner pour d’autres usages que ceux auxquels ils ont été destinés, il ne vous est pas permis de même d’abuser indiscrètement de vos richesses. A la vérité, vous avez reçu votre bien de la succession de votre père; vous êtes entré légitimement dans l’héritage de votre famille, tout ce que vous avez vous appartient, mais tout cela néanmoins est avant tout la propriété de Dieu. Si donc vous voulez vous-même que l’argent que vous donnez soit dispensé avec tant de soin, croyez-vous que Dieu n’exige pas de vous autant de fidélité que vous en exigez des hommes, et qu’il ne veuille pas au contraire que .vous soyez encore plus exact? Croyez-vous qu’il permette que vous dissipiez ces biens qu’il vous a donnés? Il a voulu vous rendre le dépositaire de grandes richesses, afin que vous en fassiez part charitablement aux pauvres selon leurs besoins. Comme donc vous donnez de l’argent à un autre homme, afin qu’il le dépense avec sagesse, Dieu de même vous en a donné afin que vous le distribuiez avec discrétion. Quoiqu’il pût vous l’ôter, il a mieux aimé vous le laisser, afin que vous eussiez toujours des occasions de pratiquer cette vertu; en rendant ainsi tous les hommes dépendants les uns des autres, il a voulu les lier ensemble par une charité très-étroite.

5. Cependant, bien loin de donner de vos biens aux autres selon le dessein de Dieu, vous les frappez même et vous les traitez avec rigueur. Si c’est un crime que de ne les pas secourir, quel crime sera-ce que de les outrager? C’est pourquoi il me semble que Jésus-Christ s’élève ici contre ceux qui traitent injurieusement leurs frères, et qui leur ravissent leur bien; il leur reproche leur cruauté lorsqu’ils s’emportent contre ceux qu’ils devraient assister, et pour qui ils devraient n’avoir que de la tendresse.

Vous avez vu aussi comment Jésus-Christ censure ceux qui se plongent dans les débauches et dans l’excès des festins. « Il mange », dit-il, « et il boit avec des ivrognes »; il parle ainsi de l’intempérance qui doit être un jour effroyablement punie. Serviteur ingrat, vous dit-il, vous n’avez pas reçu ces biens pour les consumer dans vos excès, mais pour les distribuer en faisant l’aumône. Le bien que vous avez n’est pas à vous. C’est le bien des pauvres qui vous a été confié, quoique vous l’ayez reçu de la succession de vos pères, ou que vous l’ayez acquis par de très-justes travaux. Dieu pouvait vous ôter cet argent avec justice. Cependant il ne le fait pas pour vous rendre comme le maître de la charité que vous voulez exercer envers les pauvres.

Considérez, mes frères, combien Jésus-Christ témoigne dans toutes ses paraboles que seront punis ceux qui n’auront pas usé légitimement de leurs biens. Car on voit que les vierges folles, dont il parle ensuite, ne ravirent point le bien des autres, mais seulement qu’elles ne donnèrent point du leur à ceux qui en avaient besoin. Celui dont il parle après, qui cacha le talent de son maître, ne déroba le bien de personne. Il fut condamné néanmoins. Tout son mal fut qu’il n’avait pas fait profiter celui de son maître. Ainsi, ceux qui verront le pauvre sans le soulager seront punis de Dieu, non comme des voleurs, mais comme des personnes dures et impitoyables qui auront laissé périr leurs frères sans leur faire part du bien qu’elles avaient.

Ecoutez ceci, vous tous qui aimez les festins, et qui consumez dans ces malheureuses dépenses l’argent qui est plus aux pauvres qu’il n’est à vous. Ne croyez pas que ces biens vous appartiennent en propre, quoique Dieu soit si bon qu’il vous exhorte à les donner, comme s’ils étaient effectivement à. vous. Il vous les a prêtés pour vous donner un moyen de mieux pratiquer la vertu et de devenir plus justes. Ne regardez donc plus comme étant à vous ces biens que vous possédez. Donnez à Dieu ce qui est à Dieu. Si vous aviez prêté une grande somme à un homme afin qu’il s’en servît pour gagner quelque chose, dirait-on que cet argent serait à lui? C’est ainsi que Dieu vous a donné votre bien, afin que vous vous en serviez pour gagner le ciel. N’employez donc pas, pour vous perdre, ce que vous avez reçu pour vous sauver; et ne ruinez pas les desseins de la bonté de Dieu sur vous par un excès de malice et d’ingratitude. Considérez combien il est avantageux à l’homme, après le baptême, de trouver dans l’aumône un autre moyen pour obtenir de Dieu le pardon de ses offenses. Si Dieu ne nous avait donné ce moyen pour effacer nos péchés, combien diraient Oh ! que nous serions heureux si nous pouvions, par nos richesses, nous délivrer des maux à venir ! Que nous donnerions de bon coeur tout notre bien pour nous mettre à couvert de la peine que nos offenses ont si justement (603) méritée! Mais parce que Dieu nous a accordé de lui-même ce que nous aurions si fort désiré de lui, si sa bonté ne nous avait prévenus, nous négligeons de nous prévaloir de cet avantage, et de nous servir d’un si grand remède. Vous me répondez que vous donnez l’aumône. Mais que donnez-vous? Avez-vous jamais autant donné que cette pauvre femme de l’Evangile qui donna deux oboles? Elle donna à Dieu tout ce qu’elle avait, et vous ne lui donnez rien de tout ce que vous ayez, mais vous le prodiguez en des dépenses criminelles. Tout votre bien s’en va en luxe et en festins. Vous traitez aujourd’hui, et on vous traite demain. Vous vous ruinez, et vous apprenez aux autres à se ruiner. Et ainsi vous êtes doublement coupables, et du crime que vous commettez , et de celui que vous leur faites commettre.

Remarquez ce que Jésus-Christ condamne en ce méchant serviteur « Il boit », dit-il, « et il mange avec les ivrognes». Dieu punit non-seulement « les ivrognes », mais ceux même qui leur tiennent compagnie. Et c’est certainement avec une grande justice, puisqu’en se corrompant eux-mêmes., ils corrompent aussi leurs frères. Rien n’irrite Dieu davantage que cette indifférence avec laquelle on voit périr son prochain sans s’en mettre en peine. Et Jésus-Christ voulant marquer ici quelle est sa colère contre ce serviteur qui avait blessé la charité de la sorte, dit : « qu’il sera séparé et mis au rang des hypocrites ». Il a déclaré aussi dans l’Evangile que l’aumône et la charité seraient la marque éternelle par laquelle on reconnaîtrait ses disciples, parce qu’il faut nécessairement que celui qui a de l’amour, soit sensible à tout ce qui regarde le bien de celui qu’il aime.

Suivons, mes frères, cette voie de la charité, puisque c’est elle principalement qui nous conduit dans le ciel, qui rend les Chrétiens de parfaits imitateurs de leur maître, et qui fait que les hommes deviennent semblables à Dieu autant qu’ils le peuvent être en cette vie. Aussi tout le monde sait que les vertus qui approchent de plus près de celle-ci, et qui lui sont le plus étroitement unies, sont celles qui nous sont le plus nécessaires. Nous approfondirons aujourd’hui cette matière, et nous écouterons ce que Dieu même nous en a dit.

Je suppose donc qu’il y a deux voies pour bien vivre: que dans l’une on ne travaille que pour soi, et que dans l’autre, au contraire, on s’intéresse pour son prochain. Voyons laquelle de ces deux voies nous relève davantage devant Dieu et nous conduit à une plus haute vertu. Ne voyons-nous pas que saint Paul blâme souvent celui qui ne pense qu’à soi, et qu’il loue au contraire celui qui travaille pour son prochain? « Que personne », dit cet apôtre, « ne cherche ses intérêts, mais que chacun cherche les intérêts de ses frères (I Cor. X, 24) », s’efforçant ainsi de bannir de soi cet amour-propre, et d’introduire à sa place une charité catholique et universelle. Il dit ailleurs : « Que chacun de nous tâche de plaire à son prochain dans ce qui est bon et qui le peut édifier». Et il ajoute à cette pratique une louange incomparable: « Car Jésus-Christ ne s’est pas plu à lui-même. » (Rom. XV, 2.)

Pouvons-nous douter après cela lequel des deux saint Paul approuve le plus? Mais pour le faire encore mieux voir, considérons les vertus qui tic sont avantageuses qu’à celui qui les pratique, et celles qui se répandent encore sur les autres. Nous reconnaîtrons que les jeûnes, par exemple, les austérités du corps, le célibat, la vie réglée, sobre et tempérante, sont des vertus qui certainement servent à celui qui les possède; mais que ces autres qui se communiquent au prochain, sont beaucoup plus relevées, comme l’aumône , la doctrine et la charité, dont saint Paul dit : « Quand je distribuerais tout mon bien pour la nourriture des pauvres, et que j’abandonnerais mon corps aux flammes, si je n’avais la charité, tout cela ne me servirait de rien ». (I Cor. XIII, 3.)

6. Voyez-vous la charité louée et couronnée pour elle-même. Mais examinons encore ce sujet. Qu’un homme jeûne, qu’il soit tempérant, qu’il soit martyr même, et qu’il brûle dans les feux; et qu’un autre diffère ou évite même tout à fait de souffrir le martyre, parce qu’il aime ses frères, et qu’il s’efforce de les servir et de les édifier, lequel des deux sera le plus grand après sa mort? Il n’y a pas à délibérer longtemps sur ce point, puisque saint Paul dit clairement: « Je souhaite de mourir et d’être avec Jésus-Christ ; car c’est ce qui m’est le plus avantageux, mais il est encore nécessaire à cause de vous, que je demeure en ce monde ». (Philip. I, 23.) Ainsi, il préfère l’édification du prochain au bonheur d’être uni à Jésus-Christ dans le ciel. Car le (604) meilleur moyen d’être bien uni à Jésus-Christ, c’est de faire ce qu’il nous commande; et son grand commandement c’est celui par-lequel il nous ordonne de nous aimer les uns les autres.

Ne voyons-nous pas aussi que Jésus-Christ dit à saint Pierre: « Si vous m’aimez, paissez mes brebis (Jean, XV) », et que par trois diverses fois, il lui dit que ce sera là la marque par laquelle il témoignera qu’il l’aime. On ne doit pas regarder ces paroles comme étant dites seulement pour les pasteurs de l’Eglise. Elles le sont pour chacun de nous, à qui Jésus-Christ n’a commis qu’un petit troupeau, mais qui pour être petit ne doit pas être négligé, puisque Jésus-Christ dit lui-même que son Père céleste y trouve son plaisir et ses délices. Chacun de vous dans sa famille a quelques-brebis. Qu’il ait soin de les conduire et de les nourrir. Aussitôt qu’un père est levé du lit, qu’il ne pense à autre chose jusqu’au soir qu’à faire et à dire ce qui peut contribuer au bien et à l’avancement de sa famille. Qu’une femme ait le même soin. Il est bon qu’elle pense à son ménage, mais qu’elle s’applique encore davantage au salut de toute sa maison, et qu’elle ait soin que chacun se sauve et travaille à gagner le ciel.

Si dans les choses séculières nous avons soin de nous acquitter d’abord des droits publics et des taxes imposées par le prince, avant que de penser aux affaires domestiques et particulières, de peur qu’en négligeant ces premiers devoirs nous n’encourrions les sévérités de la loi avec la honte d’être tramé sur la place publique et mis en prison. Combien est-il plus raisonnable, dans les choses spirituelles, de nous acquitter d’abord de celles- qui regardent Dieu notre Créateur et le Roi commun de tous, de peur que le mépris que nous aurions pour ce qui le regarde, ne le porte à nous jeter dans ces lieux horribles, où il n’y aura que des pleurs et des grincements de dents?

Appliquons-nous donc toujours à ces vertus qui nous sont si salutaires à nous-mêmes, et qui sont en même temps si avantageuses à nos frères. Pratiquons l’aumône , et ensuite la prière. Nous voyons même dans l’Ecriture que la prière tire sa force de l’aumône, et qu’elle lui donne comme des ailes : « Vos aumônes », dit l’Ange dans les Actes, « et vos prières sont montées devant le trône de Dieu». (Act. X, 4.) L’aumône ne donne pas seulement de la force à la prière , elle en donne même au jeûne. Si vous jeûnez sans faire l’aumône, Dieu n’agréera pas votre jeûne. Il le regardera avec plus d’horreur que les excès de ceux qui s’enivrent et qui se remplissent de viandes, et il en aura d’autant plus d’aversion, que la cruauté est encore plus détestable à ses yeux que les débauches.

Mais que dis-je, que le jeûne prend sa force de l’aumône, puisque la virginité même en tire tout son éclat, et que sans elle, les vierges les plus irréprochables sont chassées de la chambre nuptiale de l’Epoux céleste? Considérez, mes frères, ce que je vous dis. Quoi de comparable à la virginité, cette vertu si rare et si excellente que Jésus-Christ n’a pas voulu, dans le Nouveau Testament même, en faire une loi pour les Chrétiens? Et néanmoins la virginité n’est rien sans l’aumône, et si une vierge n’est charitable, elle sera rejetée de son Epoux. Que si cela est ainsi, comme on n’en peut pas douter, qui peut espérer de se sauver en négligeant de faire l’aumône? Ne faut-il pas que celui qui ne la fait point en cette vie, périsse nécessairement dans l’autre ? Nous voyons dans la conduite du monde que nul ne vit pour lui-même. Les artisans, les laboureurs, les marchands et les gens de guerre, contribuent tous généralement au bien et à l’avantage des autres. Combien plus devons-nous faire la même chose dans ce qui regarde les âmes et les biens spirituels? Celui-là vit proprement qui vit pour les autres. Celui qui ne vit que pour lui, sans se mettre en peine des autres, est un homme inutile au monde, ou plutôt ce n’est pas un homme, puisqu’il ne prend aucune part au bien général de tous les hommes.

Vous me direz peut-être : Me conseillez-vous donc d’abandonner mes propres affaires, pour me charger de celles des autres? Ne vous trompez point, mes frères : Celui qui prend soin des intérêts de son prochain, ne néglige point ses intérêts propres. En servant les autres il est utile à lui-même. Celui qui a soin des intérêts des autres, bien loin de blesser personne, a, au contraire, compassion de tous ceux qui souffrent; il les assiste en tout ce qu’il peut, il n’est point voleur, il ne désire rien de ce qui appartient aux autres; il ne porte point de faux témoignage; il s’abstient de tous les vices, et il embrasse toutes les vertus. Il prie pour ses ennemis: il fait du bien à (606) ceux qui tâchent de le surprendre, et qui lui dressent des piéges. Il ne blesse jamais l’honneur de personne, et jamais une parole de médisance ne sort de sa bouche, quoiqu’on le déchire par toute sorte d’outrages. Enfin ce sentiment de l’Apôtre est gravé dans son coeur:« Qui est faible sans que je sois faible? Qui est scandalisé sans que je brûle»? (II Cor. XI, 29.) Mais comme nous ne pouvons travailler pour le bien des autres, que nous ne travaillions pour nous-mêmes, il ne s’ensuit pas qu’en nous appliquant à notre intérêt, nous procurions en même temps l’intérêt des autres.

Pensons. à ces vérités, mes frères, et soyons persuadés que nous ne pouvons être sauvés qu’en contribuant autant que nous pouvons au bien de nos frères. Tremblons en considérant l’exemple de ce serviteur infidèle que Dieu « met au rang des hypocrites»; et de cet autre, « qui cache son talent en terre ». Marchons par une voie toute contraire, afin de jouir du bonheur éternel que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (606)

HOMÉLIE LXXVIII: « ALORS LE ROYAUME DES CIEUX SERA SEMBLABLE A DIX VIERGES, LESQUELLES AYANT PRIS LEURS LAMPES S’EN ALLÈRENT AU DEVANT DE L’ÉPOUX. OR, IL Y EN AVAIT CINQ FOLLES ET CINQ SAGES.- CELLES QUI ÉTAIENT FOLLES, AYANT PPRIS LEURS LAMPES, NE SE POURVURENT POINT D’HUILE. LES SAGES, AU CONTRALRE, PRIRENT DE L’HUILE DANS LEURS VASES AVEC LEURS LAMPES ». ( CHAP. XXV, 1, 2, 3, 4, JUSQU’AU VERSET 34.)

ANALYSE.

1. Parabole des dix vierges. — Ce que signifie l’huile dont il est question dans cette parabole.

2. Combien il est avantageux que nous ignorions l’heure de notre mort, parabole des talents ; comparaison de cette parabole avec celle qui est rapportée au chapitre XIXe de saint Luc.

3. et 4. Combien nous devons ménager le temps de cette vie pour notre salut. — Du compte exact que Dieu nous fera rendre à son jugement. — Que chacun a reçu quelque talent qu’il doit faire profiter. — Du zèle que nous devons avoir pour le salut des autres. — Quelle vigilance nous devons avoir sur nos paroles et à quel usage Dieu nous adonné une langue. — Que nous devons travailler à nous rendre semblables à Jésus-Christ. — Par quels moyens nous le pouvons faire.

 

1. Ces paraboles, mes frères, que le Sauveur nous propose dans ce chapitre, sont fort semblables à celles qu’il nous a proposées dans le chapitre précédent du serviteur prudent et fidèle, et de cet autre qui dissipa le bien de son maître avec des ivrognes, et qui traita outrageusement ceux qui lui étaient soumis. Ces quatre paraboles n’ont toutes que le même but, quoiqu’elles y tendent par des voies différentes. Elles nous portent toutes à pratiquer l’aumône et à. aider nos frères en tout ce qui nous est possible, parce qu’il n’y a point d’autre moyen pour faire notre salut. Il y a cette différence que, dans ces paraboles que nous avons expliquées, Jésus-Christ parle généralement de toutes sortes de secours que nous pouvons et que nous devons donner à nos frères, au lieu que dans celle de ces vierges il marque (1) particulièrement le soin que nous devons avoir de les assister de nos biens. C’est pourquoi cette parabole des vierges a quelque chose de bien plus étonnant que les autres. Car il ne parle dans les autres que de la punition encourue par celui qui frappait et qui outrageait les serviteurs de son maître, et qui dissipait son bien par son intempérance et ses excès; mais dans celle de ces vierges il déclare qu’il punit même celui qui manque, de charité pour ses frères, et qui n’est point libéral envers les pauvres. Car ces vierges avaient toutes de l’huile, mais toutes n’en avaient pas avec cette abondance que Dieu demandait d’elles, et c’est ce qui en fait tomber cinq dans une condamnation si effroyable.

Mais pourquoi, mes frères, Jésus-Christ ne nomme-t-il pas ici d’autres personnes moins considérables? Pourquoi choisit-il particulièrement des vierges? Il avait déjà assez relevé cette vertu lorsqu’il avait dit : « Qu’il y avait des eunuques qui s’étaient rendus tels à cause du royaume des cieux», ajoutant aussitôt : « Que celui qui peut le comprendre le comprenne». (Matth. XIX, 12.) Il n’ignorait pas que les hommes estimaient beaucoup cette vertu, parce qu’elle a de l’éclat par elle-même. Sa grandeur paraît assez en ce que les saints de l’Ancien Testament, qui d’ailleurs étaient si admirables, ne gardaient pas néanmoins cette vertu, et que Jésus-Christ même dans la loi nouvelle ne l’impose point comme nous venons de dire, comme une loi nécessaire et indispensable. Car le Fils de Dieu ne la prescrit point à ses disciples; il se contente seulement de les y porter et de la leur conseiller. C’est pourquoi saint Paul dit: « Pour ce qui regarde les vierges, je n’ai point de précepte exprès du Seigneur ». (I Cor. VII, 25.) Je puis bien louer celui qui veut embrasser cet état, mais je n’y puis contraindre personne ni en faire un commandement exprès.

Comme donc cette vertu était en effet très-éclatante, et qu’elle devait être en grande estime dans l’esprit des hommes, Jésus-Christ empêche ici qu’on ne croie qu’elle pouvait suffire elle seule, et qu’en la possédant on pouvait ensuite se relâcher dans là pratique des autres vertus. C’est pour ce sujet qu’il rapporte cette parabole étonnante , afin d’apprendre aux vierges que, quand d’ailleurs elles accompagneraient leur virginité de tout ce qu’il y a de plus louable, si elles manquent à témoigner leur charité par les aumônes, elles seront rejetées de Jésus-Christ et reléguées avec les impudiques.

Et certes c’est avec grande raison que Dieu exercera un jugement si sévère contre ces vierges. Car les impudiques sont emportés par l’amour charnel, au lieu que les autres le sont par leur passion pour les richesses. Or, il est visible que la première de ces passions est beaucoup plus violente que la seconde. Plus donc l’ennemi qui attaquait ces vierges était faible, plus elles étaient coupables en y succombant. C’est pour cette raison que Jésus-Christ les appelle « folles », parce qu’ayant vaincu un ennemi beaucoup plus fort, elles se laissent vaincre à un plus faible. « Les lampes » marquent le don même de la virginité qui se conserve par la pureté du corps, et « l’huile »signifie la miséricorde, la charité et le soin qu’on a d’assister les pauvres.

« Comme l’Epoux était longtemps à venir, elles s’assoupirent toutes et s’endormirent (5) ». Jésus-Christ donne ici à entendre que l’intervalle entre son premier et son second avènement ne serait pas si court que ses disciples le croyaient, et il réfute par ces paroles la pensée que ses apôtres avaient que le règne de Jésus-Christ viendrait bientôt. On voit que souvent il les détrompe de cette attente. Il marque aussi en même temps que la mort n’est qu’un sommeil : «Elles s’assoupirent », dit-il, « et s’endormirent toutes ».

« Mais sur le minuit on entendit un grand cri (6) ». Jésus-Christ rapporte cette circonstance ou pour continuer la parabole, ou pour montrer que la résurrection générale se ferait durant la nuit. Saint Paul marque aussi ce cri, lorsqu’il dit: « Aussitôt que le signal aura été donné par la voix de l’archange et le son de la trompette de Dieu, le Seigneur lui-même descendra du ciel ». (I Thess. IV, 16.) Mais que diront ces trompettes et ce grand bruit dont l’Evangile parle? « Voici l’Epoux qui vient, allez au devant de lui. Toutes ces vierges se levèrent aussitôt et préparèrent leurs lampes (7). Mais les folles dirent aux sages: Donnez-nous de votre huile, parce que nos lampes s’éteignent (8) ». Il leur donne encore une fois le mot de « folles», pour montrer qu’il n’y a rien de plus insensé que d’amasser beaucoup d’argent en cette vie dont nous devons bientôt sortir sans rien emporter avec nous, au lieu que nous n’y devrions (2) travailler qu’à faire l’aumône et à exercer la charité. Mais ces vierges témoignent encore leur folie en ce qu’elles espèrent de trouver alors ce qui leur manque, et qu’elles demandent à contre-temps ce qu’elles ne peuvent obtenir. Leurs propres soeurs les, rebutent. Quoique ces vierges sages fussent très-charitables, quoique ce fût principalement par leur charité qu’elles s’étaient rendues agréables aux yeux de Dieu, et quoiqu’enfin ces vierges insensées ne leur demandassent qu’une partie de leur huile, et non pas tout, et qu’elles leur représentassent leur nécessité d’une manière si touchante, « nos lampes s’éteignent, donnez-nous de votre huile », ces vierges sages néanmoins demeurent sourdes à leurs prières, et elles ne les écoutent point. Ni leur propre inclination à faire l’aumône, ni la facilité de donner ce que leurs soeurs moins sages qu’elles leur demandaient, ni l’extrême besoin où elles les voyaient réduites, rien ne les put porter à leur accorder leur demande.

Que nous apprend, mes frères, un exemple si terrible, sinon que si nous nous perdons une fois nous-mêmes par nos mauvaises oeuvres, nul de nos frères ne pourra nous secourir, non parce qu’il ne le .voudra pas, mais parce qu’il ne le pourra. « Les sages leur répondirent: De peur que ce pie nous avons ne « suffise pas pour nous et pour vous, etc. (9)». Ainsi ces vierges sages s’excusent sur leur impossibilité. C’est ce qu’Abraham marque dans l’évangile de saint Luc : « Il y a », dit-il, « un « grand abîme entre nous et vous, de sorte que ceux qui voudraient passer de nous à vous ne le peuvent faire. (Luc, XVI, 26.) Allez « plutôt à ceux qui en vendent, et achetez-vous-en ce qu’il vous en faut (9) ». Qui, sont, mes frères, ceux qui vendent cette huile, sinon les pauvres? Et où trouve-t-on ces pauvres ailleurs que dans cette vie? C’est donc en ce monde qu’on doit aller, chercher ces vendeurs et non plus en l’autre. Nous trafiquons heureusement avec eux pendant que dure cette vie, et si l’on nous en ôtait les pauvres, on nous ôterait en même temps un des plus grands moyens de notre salut et une des plus .fermes espérances de gagner le ciel. C’est donc ici qu’il nous faut préparer cette huile, afin que nous la trouvions prête dans nos vases, lorsque nous en aurons besoin. il n’est plus temps d’y penser après notre mort. Il le faut faire dans cette vie. Ne consumez donc plus, mes frères, si inutilement vos biens dans les délices, dans le luxe ou dans le vain amour de la gloire, puisqu’ils vous sont si nécessaires pour en acheter de l’huile.

2. Ces vierges insensées ayant écouté les sages, suivirent le conseil qu’elles leur avaient donné, mais ce fut inutilement. Et l’Evangile rapporte cette circonstance, ou pour suivre simplement l’ordre. de l’histoire, ou pour nous apprendre que, quand nous deviendrions charitables et compatissants après notre mort, cette charité ne nous servirait, plus de rien pour éviter les maux que notre dureté passée nous a mérité. Car nous voyons que ce désir de faire l’aumône ne sert plus de rien à ces vierges folles, parce qu’elles cherchaient ceux qui vendent l’huile, non en ce monde où on les trouve, mais dans l’autre où on ne les trouve plus.

Nous voyons de même qu’il ne servit de rien au mauvais riche d’avoir après sa mort tant de tendresse pour ses frères. Après qu’il eut témoigné durant toute sa vie une dureté si extrême à l’égard d’un pauvre qu’il voyait, couché à sa porte, il témoigne tout d’un coup comme un’ excès de charité pour ceux. qu’il ne voyait pas. Il veut s’efforcer de leur faire éviter les supplices et les flammes où il se voyait plongé. Il prie qu’on les avertisse afin qu’ils prennent garde de ne point tomber « dans ce lieu de peines et de tourments ». Mais comme cette miséricorde fut inutile à ce mauvais riche, elle, le fut de même à ces vierges folles.

« Car pendant qu’elles étaient allées acheter de l’huile l’Epoux vint, et celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui dans la salle des noces, et la porte fut fermée (10). Enfin les autres vierges vinrent aussi, et lui dirent : Seigneur, Seigneur, ouvrez-nous (11). Mais il leur, répondit: Je vous dis en vérité que je ne vous connais point (12) ». Ainsi, après tant de travaux et, tant de peines, après tant de triomphes remportés sur la faiblesse de la nature et sur la violence de ses mouvements déréglés, elles se retirent toutes confuses et voient avec douleur, que leurs lampes s’éteignent d’elles-mêmes. Car il n’y a rien de plus sombre et de plus ténébreux, pour parler ainsi, que la virginité qui n’est point accompagnée de charités et d’aumônes. On appelle même assez souvent ceux qui sont sans compassion et sans charité, des âmes noires et ténébreuses.

Que devint donc alors la gloire de leur (3) virginité, lorsque leur Epoux les rejeta de sa présence et qu’elles ne purent le fléchir en frappant à sa porte et en l’appelant par tant de cris redoublés? Que leur servit d’avoir été vierges, lorsqu’elles ouïrent cette parole de tonnerre: « Retirez-vous, je ne vous connais point». Quand cet Epoux irrité a parlé de la sorte, que reste-t-il à ces vierges autre chose que l’enfer, et tous les tourments que l’on y souffre? Ne peut-on pas dire même que cette parole est plus insupportable que l’enfer? Cependant, mes frères, c’est ce que Jésus-Christ répondra à ces vierges folles. Et c’est ce qu’il témoigne encore ailleurs qu’il dira à tous les « ouvriers d’iniquité ». (Matth. VII, 42.)

« Veillez donc parce que vous ne savez ni le jour ni l’heure où le Fils de l’homme doit venir (13) ». Jésus-Christ a soin de redire souvent ces paroles , pour nous apprendre combien il nous est utile d’ignorer le moment de notre mort. Où sont donc ceux qui passent toute leur vie dans la lâcheté et dans la mollesse, et qui ne rougissent pas du nous répondre, lorsque nous les exhortons à faire l’aumône, qu’en mourant ils laisseront leurs biens aux pauvres. Qu’ils écoutent ces paroles et qu’ils se corrigent. On en a souvent vu attendre à leur mort à faire du bien, et mourir si soudainement qu’ils n’ont pu donner aucun ordre pour disposer de leurs biens.

Cette parabole donc regarde la charité qui se fait par les aumônes; mais celle qui suit regarde généralement tous ceux qui ne veulent en rien contribuer au bien de leurs frères, ni de leurs biens, ni de leurs avis, ni de leur autorité, ni de quelque autre manière que ce soit, et qui se tiennent tout renfermés en eux-mêmes.

« Car Dieu agit avec les hommes comme un maître qui, devant faire un long voyage hors de son pays, appela ses serviteurs et leur mit son bien entre les mains (14). Et ayant donné cinq talents à l’un, deux à l’autre, et un à l’autre, à chacun selon son industrie, il partit aussitôt (15). Celui donc qui avait reçu cinq talents s’en alla, les fit valoir, et il en gagna cinq autres (46). Celui qui en avait reçu deux, en gagna de même encore deux autres (17). Mais celui qui n’en avait reçu qu’un alla faire un trou dans la terre, et y cacha l’argent de son maître (18). Longtemps après le maître de ces serviteurs étant revenu, leur fit rendre compte (19). Et celui qui avait reçu cinq talents, vint lui en présenter cinq autres en lui disant: Seigneur, vous m’aviez mis cinq talents entre les mains, « en voici cinq autres que j’ai gagnés par-dessus (20). Son maître lui répondit: Bien ! serviteur bon et fidèle, parce que vous avez été fidèle en peu de choses, je vous établirai sur beaucoup, entrez dans la joie de votre Seigneur (21). Celui qui avait reçu deux talents vint aussi se présenter et dit: Seigneur, vous m’avez mis deux talents entre les mains, en « voici deux autres que j’ai gagnés par-dessus « (22). Son maître lui répondit: Bien! serviteur bon et fidèle, parce que vous avez été fidèle en peu de choses, je vous établirai sur beaucoup. Entrez dans la joie de votre Seigneur (23). » Pourquoi cette parabole nous représente-t-elle Dieu comme un maître, après que celle des vierges, qui précède, parle de lui comme d’un époux? C’est pour nous apprendre par cette qualité d’époux, l’union très-étroite que Jésus-Christ veut avoir avec les vierges qui quittent tout pour son amour. Car c’est en cela proprement que consiste la virginité. C’est pourquoi saint Paul en parle de la sorte:

« La vierge », dit-il, « qui n’est point mariée, a soin de ce qui regarde le Seigneur, afin qu’elle soit sainte de corps et d’esprit ». (I Cor. VII, 32.) Si l’on objecte que dans saint Luc la parabole est rapportée tout différemment, on pourra répondre que les deux évangélistes ne racontent pas la même parabole. Dans la parabole de saint Luc; un capital égal produit des revenus inégaux. Une mine en rend cinq entre les mains d’un serviteur et dix entre les mains d’un autre. Aussi ces serviteurs ne reçoivent-ils pas des récompenses égales. Dans notre évangéliste, au contraire, le rapport est en proportion de l’argent confié, c’est pourquoi la couronne est égale; elle est inégale chez saint Luc, parce que, je le répète, un même argent a rendu ici plus et là moins.

Mais remarquez, mes frères, dans l’une et dans l’autre des paraboles, que Dieu ne revient pas tout de suite redemander compte de l’argent qu’il avait donné en dépôt, mais qu’il laisse passer beaucoup de temps. On voit aussi dans la parabole de la vigne, qu’après l’avoir donnée aux vignerons, il va faire un grand voyage; voulant nous faire comprendre par toutes ces circonstances avec quelle patience il nous supporte. Il me semble aussi voir dans (4) ces paroles une allusion à la résurrection générale.

Il est remarquable encore que dans cette parabole des talents il n’y a ni vignerons ni vigne, mais que tous sont ouvriers; car il ne parle pas ici seulement aux princes des Juifs, ou au peuple, mais généralement à tous. Et considérez, mes frères, que lorsque ces serviteurs s’approchent de leur maître pour lui offrir ce qu’ils ont gagné dans leur trafic, ils reconnaissent tous avec une grande franchise, et ce qui vient d’eux, et ce qui vient de leur maître. L’un lui dit humblement qu’il a reçu cinq talents, et l’autre deux, et ils avouent tous deux par cette humble reconnaissance que c’est de lui qu’ils ont reçu le moyen d’agir. Ils lui témoignent tous qu’ils ne sont pas ingrats, et ils lui attribuent ce qu’ils ont comme venant uniquement de lui.

Que leur répond donc leur maître : « Bien! serviteur bon et fidèle ». Car c’est être « bon que d’être attentif et appliqué à faire du bien à ses frères: « Bien ! serviteur bon et fidèle, parce que vous avez été fidèle en peu de choses, je vous établirai sur beaucoup. Entrez dans la joie de votre Seigneur » : Ce seul mot renferme tout le bonheur de l’autre vie. Mais ce serviteur paresseux et lâche ne lui parle pas comme les deux autres.

« Celui qui n’avait reçu qu’un talent vint ensuite et dit : Seigneur, je sais que vous êtes un homme rude et sévère, que vous moissonnez où vous n’avez point semé, et que vous recueillez où vous n’avez rien mis (24). C’est pourquoi, comme je vous appréhendais, j’ai été cacher votre talent dans la terre. Le voici.: Je vous rends ce qui est à vous (25). Son maître lui répondit : Serviteur méchant et paresseux : Vous saviez que je moissonne où je n’ai point semé, et que je recueille où je n’ai rien mis (26). Vous deviez donc mettre mon argent entre les mains des banquiers, afin qu’à mon arrivée je retirasse avec usure ce qui est à moi (27) ». C’est-à-dire : Ne deviez-vous pas parler, avertir et conseiller vos frères? Ils .ne me croient pas, dites-vous. Mais que vous importe qu’ils vous croient ou qu’ils ne vous croient pas? Peut-on rien voir de plus doux que cette conduite? Il n’en est pas ainsi chez les hommes, mais celui qui a été chargé de prêter l’argent est obligé aussi d’en exiger l’intérêt.

3. Dieu exige moins de ses serviteurs : « Vous deviez », dit-il, « mettre mon argent entre les mains des banquiers », et me laisser à moi seul le soin de l’exiger avec usure, comme j’eusse fait à mon arrivée. Ce mot « d’usure » se doit prendre pour la pratique des bonnes oeuvres. Vous deviez donc faire ce qui était le plus aisé, et vous reposer sur moi du plus difficile. Mais puisque vous ne l’avez pas fait «Qu’on lui ôte le talent qu’il a, et qu’on le donne à celui qui a dix talents (28). Car on donnera à tous ceux qui ont déjà, et ils seront comblés de richesses, mais pour celui qui n’a point, on lui ôtera même ce qu’il a (29) ». C’est-à-dire, celui qui a reçu de Dieu le don de science pour l’utilité des autres, et qui ne s’en sert pas, le perdra entièrement. Au lieu que celui qui dispense sagement et avec soin ce qu’il sait, fera croître encore ce don que l’autre étouffe et détruit par sa paresse. Mais le malheur de ce serviteur paresseux et négligent ne se termine pas là et cette première parole est aussitôt suivie d’une sentence terrible.

« Qu’on précipite donc dans les ténèbres extérieures ce serviteur inutile : C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (30) ». Remarquez donc ici, mes frères, que ce ne sont pas seulement les voleurs et les usurpateurs du bien d’autrui, ni ceux qui commettent des violences, qui seront condamnés par Jésus-Christ aux flammes éternelles de l’enfer, mais encore ceux qui sont lâches pour faire le bien.

Ecoutons, mes frères, ces paroles effrayantes, et pendant que nous en avons encore le temps, travaillons sérieusement à notre salut. Prenons de l’huile dans nos lampes, et faisons fructifier le talent que Dieu nous a donné en dépôt: Si nous vivons ici dans la paresse et dans la .négligence , personne n’aura alors compassion de notre misère ni de nos larmes. Nous voyons que celui qui osa se présenter à ces noces saintes de l’Evangile avec un vêtement sale, se condamna lui-même par son silence, et que néanmoins cet arrêt qu’il porta contre lui-même ne lui servit de rien, et qu’il n’empêcha pas qu’on ne le jetât dans les ténèbres extérieures. Nous venons encore de le voir, le serviteur paresseux a beau rendre tout l’argent qu’il avait reçu, il n’évite pas néanmoins la juste colère de son maître. On voit aussi que les vierges folles viennent frapper à la porte de l’Epoux, et qu’on ne leur ouvre pas. (6)

Il faut donc que la vue et que la méditation de ces vérités terribles nous porte à assister nos frères de nos biens, de nos soins, de notre autorité et de tout ce qui nous sera possible. Car il faut par ce mot de « talent » entendre tout ce par quoi chacun peut contribuer à l’avantage de son frère, soit en le soutenant de son autorité, soit en l’aidant de son argent, soit en l’assistant de ses conseils, soit en lui rendant tous Les au,tres services qu’il est capable de lui rendre.

Et que personne ne dise en lui-même: Que puis-je faire n’ayant reçu qu’un seul talent? Un seul talent peut vous suffire pour témoigner votre fidélité envers votre maître, et pour vous rendre agréable aux yeux de Dieu. Vous n’êtes pas plus pauvre que cette veuve de l’Evangile qui n’avait que deux petites pièces de monnaie. Vous n’êtes pas plus grossier que ne l’était saint Pierre ou que saint Jean, qui étaient des hommes sans lettres et qui sont devenus néanmoins les princes du ciel, par cette charité catholique et universelle qu’ils ont eue pour toute la terre.

Rien n’est si agréable à Dieu que de sacrifier sa vie à l’utilité publique de tous ses frères. C’est pour cela que Dieu nous a honorés de la raison, qu’il nous a donné l-a parole, qu’il nous a inspiré une âme, qu’il a formé nos pieds et nos mains, qu’il a répandu la force dans tout notre corps, afin que nous pussions user de toutes ces choses pour le bien de tous les hommes. Car la parole ne nous sert pas seulement pour chanter à Dieu des cantiques de louanges, et pour lui rendre grâces de ces dons : elle nous sert encore pour instruire nos frères, et pour leur donner de saints avis. Si nous sommes fidèles en ce point, nous imiterons Jésus-Christ notre maître, en ne disant aux hommes que ce que Dieu lui-même nous dit dans le coeur. Si au contraire nous y sommes infidèles, nous imiterons le démon.

Saint Pierre ayant autrefois confessé que Jésus était le Christ, il fut appelé « heureux », parce qu’il n’avait dit que ce que le Père céleste lui avait appris: mais lorsqu’il parla avec tant de force contre les souffrances et contré la croix, il en fut repris du Sauveur, parce que les sentiments qu’il témoignait au dehors ne pouvaient lui être inspirés que du démon. Si cet apôtre mérita une si sévère réprimande pour avoir seulement dit une parole d’ignorance, quelle excuse pouvons-nous prétendre nous autres en péchant si volontairement, et avec une connaissance si claire de tout le mal que nous faisons?

Ne disons donc, mes frères, que des paroles qui paraissent être visiblement des paroles de Jésus-Christ. Car je parle comme Jésus-Christ, non-seulement lorsque je dis en guérissant un malade: « Levez-vous et marchez », mais encore lorsque je bénis ceux qui me maudissent et que je prie pour ceux qui m’outragent. Je me souviens de vous avoir déjà dit que notre langue est comme une main qui va jusqu’au trône de Dieu. Mais je passe encore plus avant aujourd’hui, et je dis que notre langue est la langue même de Jésus-Christ. Car nous serons comme sa langue et sa bouche, lorsque toutes nos paroles seront réglées par la circonspection et par la sagesse.

Faisons donc, mes frères, que notre langue ne dise que ce que Jésus-Christ veut qu’elle dise. C’est-à-dire des paroles pleines de douceur, d’humilité et de charité. C’est ainsi qu’il répondait lui-même à ceux qui le déchiraient par les injures les plus atroces, lorsqu’il disait : « Je ne suis point possédé du démon ». (Jean, VIII, 19.) Et ailleurs: « Si j’ai mal parlé faites-le-moi voir». (Ibid. XVIII, 23.) Si vous gardez cette modération dans vos réponses, si vous avez pour but dans toutes vos paroles l’édification du prochain, votre langue deviendra semblable à celle de Jésus-Christ. Ce n’est pas de moi-même que je parle de la sorte, c’est Dieu qui nous l’assure par ses prophètes: « Celui », dit-il, « qui élève le pauvre, et qui le met en honneur, deviendra ma langue et ma bouche ». (Jérém. XV, 19.)

Quelle plus grande gloire vous peut-il donc arriver, mes frères, que de ,voir votre bouche devenir la ,bouche de Dieu; votre langue la langue de Jésus-Christ, et votre âme le temple de l’Esprit-Saint? Si on rendait votre bouche d’un or très-pur, et qu’on l’enrichît d’un grand nombre de diamants de grand prix, que Serait-ce que cet ornement en comparaison de ce qu’elle est, lorsque l’humilité et la douceur forment et tempèrent toutes vos paroles? Qu’y a-t-il de plus aimable qu’une bouche qui est éternellement fermée aux malédictions et aux injures, et qui est toujours ouvert pour bénir ceux même qui nous outragent?

4. Que si vous n’avez pas assez de force pour (6) bénir celui qui vous maudit, gardez au moins le silence, et pratiquez ce bien en attendant que vous puissiez faire davantage. Ce premier degré vous conduira plus loin, et ce silence si chrétien vous accoutumera peu à peu à parler dans ces rencontres, comme Jésus-Christ a fait en de semblables occasions. Mais ne croyez point que j’exige trop de vous. Le maître que nous servons est un Dieu de grâce, et cette douceur dont je parle est un don de sa bonté. Ce qui m’est pénible et ce que je ne puis souffrir, c’est de voir des personnes qui ont une bouche et une langue de démons, et qui ne se plaisent qu’à la déshonorer par des discours infâmes, après qu’elle a été consacrée par la participation de nos saints mystères, et par l’attouchement de la chair si sainte et si pure du Sauveur.

Pensez donc à ces vérités, mes frères. Travaillez à vous rendre semblables à Jésus-Christ. Quand vous serez en cet état, il ne sera plus possible à l’ennemi de vous nuire, ni d’oser même vous regarder. Il reconnaît trop dans vous les marques et les caractères de son Roi; et il tremble devant ces armes qui l’ont percé et l’ont renversé par terre. Ces armes sont l’humilité et la douceur. C’est par elles qu’il a été confondu sur cette .montagne, où il osa transporter le Sauveur pour reconnaître s’il était le Christ. La modération du Fils de Dieu le terrassa, sa douceur le foudroya, et son humilité divine triompha de l’orgueil et de l’insolence de cet imposteur.

Servez-vous donc de ces mêmes armes. Lorsque vous verrez les hommes imiter le démon, et vous attaquer comme lui, tâchez de le vaincre de la même manière que Jésus-Christ l’a vaincu. Le Fils de Dieu vous a donné la grâce et la force de l’aimer dans ses actions, et de lui devenir semblables. Que ce que je vous dis ne vous fasse point trembler : tremblez plutôt si vous avez négligé de vous rendre conformes au Fils de Dieu. Parlez comme lui, et vous deviendrez semblables à lui, autant qu’un homme le peut devenir. C’est pourquoi j’ose assurer que celui qui parle humblement et avec modestie, fait plus que celui qui prophétiserait et qui prédirait l’avenir; puisque ce dernier don est tout extérieur, et que notre vertu n’y a point de part, au lieu que l’autre vient du règlement et de la pureté de notre coeur. Appliquez-vous donc à régler et à former votre bouche de telle sorte qu’elle devienne semblable à celle de Jésus-Christ. Le Sauveur est assez puissant pour faire cette merveille si vous le voulez. Il en sait le moyen, et il l’exécutera si vous ne vous y opposez point par votre mollesse.

Vous me demanderez peut-être comment on peut orner ainsi sa bouche, avec quelles couleurs on peut l’embellir. Il n’est point besoin pour cela, mes frères, de blanc ou de rouge. La seule vertu, la douceur, l’humilité, lui donnent tous ces ornements et tout cet éclat dont nous parIons. Le démon aussi a sa manière d’orner la bouche de ceux qu’il anime. Et il est bon de connaître ses marques afin de les éviter. Quelles sont ces noires couleurs dont il pare ceux qu’il possède? Ce sont les malédictions, les blasphèmes, les injures, les contradictions et les parjures. Car celui qui parle en démon est la bouche du démon.

Quelle espérance donc pouvons-nous avoir que Dieu nous pardonne, ou plutôt quels tourments n’avons-nous pas sujet de craindre, si nous souffrons que notre bouche devienne l’organe du démon, après qu’elle a été sanctifiée parla chair même du Sauveur du monde? Ne commettons pas un crime si détestable, et tâchons de conduire notre langue de telle sorte qu’elle soit toujours prête à imiter le langage de Jésus-Christ.. C’est alors que nous serons aimés de lui, et que nous nous présenterons devant son tribunal terrible avec une entière confiance. Si nous n’apprenons ici ce langage d’humilité, Jésus-Christ ne vous entendra point alors. Comme un juge romain n’écouterait point votre cause si vous ne lui parliez latin; Jésus-Christ de même ne vous écoutera point lorsqu’il sera assis sur son tribunal, si vous ne parlez sa langue.

Apprenons, mes frères, ce langage si divin. Que le monde parle comme le monde. Parlons comme notre Roi. Parlons nous autres comme Dieu même a parlé. Si la mort de quelque personne vous afflige, prenez garde que la violence de la douleur ne vous arrache des paroles indignes d’un chrétien. Pleurez alors comme Jésus-Christ, puisqu’il a pleuré lui-même la mort de Lazare, et le crime de Judas. Si vous êtes menacé de quelques grands maux, et que la crainte vous saisisse, étudiez-vous alors à parler comme Jésus-Christ: car il a été lui-même dans la frayeur et dans le trouble, ayant pris sur lui volontairement ce qui nous arrive malgré nous. Dites comme lui : (7)

« Toutefois, mon Père, que tout ce que vous « voulez soit fait, et non pas ce que je veux n. (Matth. XXVI, 39.) Si vous pleurez, pleurez avec modération comme Jésus-Christ. Si vos ennemis ont conjuré votre perte, et que la tristesse vous abatte, imitez Jésus-Christ qui a bien voulu souffrir que ses adversaires conspirassent contre sa vie , et qui a dit dans un excès d’ennui

« Mon âme est triste jusqu’à mourir ». (Matth. XXVI, 35.) lI a voulu vous donner en sa personne un parfait modèle pour tous les états et tous les événements de cette vie, afin que vous vous teniez toujours dans les bornes qu’il vous a marquées, et que vous suiviez les règles qu’il vous a prescrites.

C’est ainsi que vous deviendrez la bouche du Fils de Dieu. C’est ainsi que vivant encore sur la terre, vous parlerez la langue du ciel, et que dans vos tristesses, dans vos émotions, et dans vos douleurs, vous marcherez sur ses pas, et vous vous conduirez par l’exemple de Jésus-Christ. Combien y en a-t-il d’entre nous qui désireraient d’être assez heureux pour voir le visage du Sauveur du monde? Et cependant nous pouvons si nous le voulons, non-seulement le voir, mais même le devenir.

Ne différons donc pas davantage un si grand bien. Jésus-Christ honorera plutôt d’un baiser adorable de sa bouche, ceux qui auront été humbles et doux, que les prophètes mêmes, puisqu’il a dit : « Que plusieurs lui diraient « en ce jour terrible: Seigneur, n’avons-nous « pas prophétisé en votre nom »? (Matth. VII, 22); et qu’il leur répondra : « Je ne vous connais point». (Num. XI, 3.) Il aimait au contraire tellement la bouche de Moïse, qui était le plus humble et le plus doux de tous les hommes, qu’il lui parlait familièrement comme un ami parle à son ami. Si donc votre bouche est semblable à celle de Jésus-Christ, vous ne commanderez pas seulement comme lui aux démons, mais vous commanderez encore aux flammes de l’enfer, et vous direz à cet abîme de feu ce qu’il dit à la mer agitée : « Tais-toi, calme-toi ». Vous passerez ainsi avec une grande confiance de la terre au ciel, pour y jouir éternellement des biens que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire et la force dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il (8)

HOMÉLIE LXXIX: « MAIS QUAND LE FILS DE L’HOMME VIENDRA DANS SA GLOIRE ACCOMPAGNÉ DE TOUS SES SAINTS ANGES, ALORS IL S’ASSIÉRA SUR LE TRÔNE DE SA GLOIRE. ET TOUTES LES NATIONS DE LA TERRE SERONT RASSEMBLÉES DEVANT LUI, ET, IL SÉPARERA LES UNS D’AVEC LES AUTRES, COMME UN BERGER SÉPARE LES BREBIS D’AVEC LES BOUCS ». (CHAP. XXV, 31, 32, JUSQU’AU VERSET 6 DU CHAP. XXVI.)

ANALYSE 

1. Le jugement dernier. Combien les oeuvres de miséricorde sont nécessaires.

2. Récompense accordée aux bons; châtiment infligé aux méchants.

3. Les princes des prêtres délibèrent sur les moyens à prendre pour se défaire de Jésus-Christ. — Ce qu’on désignait par ce nom de prince des prêtres.

4. et 5. L’Orateur exhorte ses auditeurs à n’avoir point de haine contre leurs ennemis.— Excellent modèle que Jésus-Christ nous a donné de cette vertu. — Que pour adoucir le mal que les autres nous ont fait, nous devons penser au mal que nous avons fait aux autres. — Que Dieu veut que nous compatissions même aux. souffrances des méchants qu’il punit dans sa justice. — De la joie que laisse dans l’âme une réconciliation chrétienne.

 

1. Je vous conjure, mes frères, d’écouter avec toute l’application et toute la componction de coeur qui vous sera possible, cet endroit de l’Evangile que nous vous allons expliquer; ce n’est pas sans raison que Jésus-Christ le réserve pour couronner son discours : il montre excellemment toute l’estime que Dieu fait de la miséricorde et de la charité. Il a déjà, dans ce qui précède, parlé de cette vertu de diverses manières; mais ici il s’en explique avec plus de clarté et plus de force que nulle part ailleurs. Il ne se contente plus ici d’en parler sous la parabole de deux, ou de trois, ou de cinq personnes. Il adresse son discours généralement à tous les hommes. Il est vrai .que lorsqu’il exprime en particulier un certain nombre dans les autres paraboles, ce n’est point pour nous marquer qu’il ne parle qu’à deux hommes, mais à deux sortes de personnes différentes : celles qui lui obéissent et celles qui lui sont rebelles. Mais il traite ici au long ce même sujet avec plus de clarté, et d’une manière qui nous frappe davantage. Il ne dit plus ici, comme ailleurs : « Le royaume des cieux est semblable, etc. » Il se désigne clairement lui-même, et il se découvre en disant: «Quand le Fils de l’homme viendra dans sa « gloire, etc. » Il est déjà venu une fois non pour éclater dans sa gloire, mais pour souffrir les injures et les outrages. Et remarquez, mes frères, qu’il parle souvent de « sa gloire »; parce que le temps de sa croix était proche. Il prépare ses auditeurs, et il les relève. Il leur représente le jugement général qu’il exercera sur tous les hommes. Il leur fait voir comment il rassemblera devant lui toute la terre, et il leur dit même, pour leur inspirer encore plus de terreur, qu’il fera descendre tous les anges du ciel pour venir avec lui rendre témoignage devant le monde entier, combien ses envoyés ont fait de choses par son ordre pour le salut de tous les hommes. C’est pourquoi ce jour sera épouvantable en toutes manières.

« Toutes les nations de la terre seront rassemblées devant lui, et il séparera les uns d’avec les autres, comme un berger sépare les brebis d’avec les boucs (32). Et il mettra les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche (33) ». Il n’y a rien de séparé en ce monde. Les bons sont mêlés confusément avec les méchants; mais il s’en fera alors un discernement très-exact, et ils seront tellement séparés les uns des autres, qu’on ne pourra douter duquel des deux partis chacun sera. Il montre encore par ces deux noms différents (9) dont il se sert pour les distinguer, quelles sont les moeurs des uns et des autres. Il appelle les uns « boucs » pour marquer leur stérilité, parce qu’il n’y a rien de moins fertile que cet animal, et il appelle les autres « brebis», pour marquer leur fécondité; car on sait combien les brebis sont fertiles en lait, en laine et en agneaux. Mais il y a ici cette différence que cette fécondité et cette stérilité des animaux est un effet de la nature; au lieu que les hommes sont féconds ou stériles en bonnes oeuvres par le choix de leur volonté; et qu’ainsi c’est très-justement que Dieu punit les uns, et qu’il couronne les autres.

« Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, vous, les bénis de mon Père: possédez comme votre héritage le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde (34). Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire; j’ai eu besoin de logement et vous m’avez logé (35). J’ai été nu et vous m’avez vêtu ; j’ai été malade et vous m’avez visité; j’ai été en prison et vous m’ê« tes venu voir (36). Sur quoi les justes lui diront: Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim, et que nous vous avons donné à manger; ou avoir soif, et que nous vous avons donné à boire (37).? Quand est-ce que nous vous avons vu sans logement, et que nous vous avons logé; ou sans vêtements, et que nous vous avons vêtu (38)? Et quand est-ce que nous vous avons vu malade ou en prison, et que nous sommes allés vous visiter (39) ? Et le Roi leur répondra : Je vous dis en vérité que chaque fois que vous l’avez fait aux moindres de mes frères, c’est à moi- même que vous l’avez fait (40) ». Il est à remarquer que cet équitable Juge ne condamnera point les méchants avant que de les avoir accusés. Il les fait donc venir devant son Tribunal, et il leur dit les justes sujets pour lesquels il les accuse.

« Il dira ensuite à ceux qui seront à sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges (41). Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire (42). J’ai eu besoin de logement, et vous ne m’avez pas logé; j’ai été nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; j’ai été malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité (43) ». Les méchants répondront alors à ces reproches avec modestie et avec soumission; mais cette soumission leur sera entièrement inutile.

« Ils lui diront: Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim ou soif, ou sans logement, ou sans vêtements, ou malade, ou prisonnier, et que nous avons manqué à vous assister (44) ? Mais il leur répondra : Je vous dis en vérité qu’autant de fois vous avez manqué de le faire aux moindres de ces petits, autant de fois vous avez manqué à me le faire à moi-même (45). Et alors ceux-ci s’en iront au supplice éternel, et les justes à la vie éternelle (46) ». Ne sera-ce pas avec justice que les méchants souffriront ces reproches de Jésus-Christ irrité, puisqu’ils auront négligé durant toute leur vie une chose qui lui est si précieuse et si agréable? Car les prophètes disaient clairement au nom de Dieu même « Je veux la miséricorde et non pas le sacrifice ». Jésus-Christ le législateur le disait aussi continuellement, et par ses paroles et encore plus par ses actions, et la nature même imprime déjà ces enseignements dans l’âme des hommes. Mais remarquez, mes frères, que ces méchants, que Dieu condamne, n’avaient pas seulement manqué à la charité dans quelques points, mais qu’ils en avaient négligé généralement tous les devoirs. Car, non-seulement ils ne lui ont pas donné à manger lorsqu’il avait faim, et ils ne l’ont pas vêtu lorsqu’il était nu; mais ils n’ont pas fait même une chose aussi facileS que celle d’aller visiter un malade. Et considérez, mes frères, combien tout ce que Jésus-Christ commande est facile. Car il ne dit pas : «J’étais on prison », et vous ne m’avez pas délivré : « J’étais malade », et vous ne m’avez pas guéri; mais « vous ne m’avez point visité, vous ne m’êtes point venus voir». Il n’était pas aussi difficile de le soulager dans la faim qu’il endurait. Car il ne demande pas des tables somptueuses, il ne veut que ce qui est purement nécessaire. Il ne demande pas même ce secours sous la forme et sous l’apparence d’un prince, mais sous celle d’un pauvre et d’un humble esclave.

Considérez donc toutes ces circonstances, dont chacune aurait suffi pour condamner ces ingrats; le peu qu’il leur demandait, puisque ce n’était que du pain; la misère de celui qui leur demandait qui était si pauvre; la compassion dont ils devaient être touchés , (10) puisque c’était un homme; la grandeur de la récompense promise, puisque c’était la gloire du ciel; la crainte des peines réservées, puisqu’on les menaçait de l’enfer; la dignité de celui à qui ils faisaient part de leur bien , puisque c’était Dieu même qui le recevait par les mains des pauvres; l’honneur qu’il avait bien voulu leur faire, puisqu’il abaissait sa grandeur jusqu’à implorer leur assistance; enfin la justice qui les obligeait de ne pas le refuser, puisqu’il leur avait donné ce qu’il leur demandait, ce qui était plus à lui qu’à eux. Mais l’avarice les a aveuglés, et ils ont fermé les yeux à toutes ces considérations si pressantes. Ils n’ont point appréhendé les peines terribles dont Jésus-Christ menaçait les coeurs durs et impitoyables, jusqu’à leur déclarer qu’il leur ferait souffrir de plus grands supplices qu’à ceux de Sodome et de Gomorrhe. Et ils ont oublié que Jésus-Christ dit ici : « Quand vous avez refusé cette charité à un de ces petits, vous me l’avez refusée à moi-même ».

Mais comment Jésus-Christ, en les appelant « ses frères», dit-il en même temps qu’ils sont «petits »? C’est précisément pour marquer qu’ils ne sont « ses frères » que parce qu’ils sont «petits », c’est-à-dire humbles, pauvres et méprisables. Car Jésus-Christ ne veut avoir pour frères que les humbles. Ce que je n’entends pas seulement des religieux et des solitaires qui habitent les déserts et les montagnes; mais encore de chacun des fidèles qui vit dans l’Eglise. Quand vous voyez un chrétien qui, engagé dans le monde, y vit dans la pauvreté, et dans un entier dénûment de toutes choses, Jésus-Christ veut que vous le regardiez comme « son frère », et que vous ayez autant de soin de lui que vous en auriez pour votre Sauveur. Ces personnes, quelque viles et abjectes qu’elles paraissent, deviennent ses frères par le baptême, et par la participation de ses mystères.

2. Mais le Fils de Dieu voulant encore nous faire mieux voir avec quelle justice il condamnera ceux qui omettront ces devoirs de charité, commence par louer et par récompenser ceux qui les ont pratiqués : « Venez », dit-il, « vous, les bénis de mon Père, possédez comme votre héritage le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, etc. » Il semble que, pour. ôter toute excuse à ces coeurs endurcis, et pour les empêcher de dire qu’ils n’ont point trouvé l’occasion de pratiquer la charité, il ait voulu d’abord les confondre par la comparaison de leur conduite avec la conduite de ceux qui, dans les mêmes conditions qu’eux, ont su néanmoins la pratiquer.

C’est ainsi que, dans les paraboles précédentes, il confond les vierges folles en leur opposant les sages ; qu’il couvre de honte ce serviteur ivrogne et gourmand par la comparaison des autres qui étaient plus sobres et plus modérés que lui, et qu’il condamne ce lâche serviteur qui avait caché son talent en terre par l’exemple de ceux qui avaient si heureusement multiplié l’argent qui leur avait été confié. Il confondra de même un jour tous les pécheurs de la terre, en les comparant avec les justes.

Ces comparaisons concluent tantôt d’égal à égal, comme ici, comme dans la parabole des dix vierges; tantôt du moins grand au plus grand; par exemple: « Les hommes de Ninive s’élèveront au jour du jugement contre ce peuple, et ils le condamneront parce qu’ils ont fait pénitence à la prédication de Jonas: et cependant celui qui est ici est plus grand que Jonas. La reine du midi s’élèvera au jour du jugement contre ce peuple, et elle le condamnera, parce qu’elle est venue des extrémités de la terre pour entendre la sagesse de Salomon; et cependant celui qui est ici est plus grand que Salomon ». (Sup. XII, 41.) Un autre exemple où l’on conclut d’égal à égal, c’est lorsque le Sauveur dit : « C’est pourquoi vos enfants seront vos juges » (Luc. XI, 19.) Voici tin exemple où la comparaison conclut du plus au moins, c’est lorsque saint Paul dit: « Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges, combien donc plus jugerons-nous le siècle»? (1 Cor. II, 6.) Et lorsque Jésus-Christ parle ici de son jugement, il fait des comparaisons d’égal à égal, puisqu’il compare le pauvre avec le pauvre, et le riche avec. le riche, et qu’il confond ceux qui n’ont pas fait l’aumône par l’exemple de ceux qui l’ont faite. Mais il ne justifie pas seulement l’arrêt qu’il portera contre ces coeurs sans pitié et sans miséricorde, en leur faisant voir d’autres hommes qui, dans le même état qu’eux, auront pratiqué tous les devoirs de la charité chrétienne. Il le justifie encore beaucoup plus eu leur représentant avec quelle indifférence ils ont négligé d’obéir à toutes ses règles, et dans (11) des rencontres où le prétexte de leur peu de bien ne pouvait ni leur être un obstacle, ni leur servir d’excuse, comme lorsqu’il s’agit de donner un verre d’eau froide à un pauvre qui a soit, d’aller consoler un prisonnier, et de visiter un malade.

Mais je vous prie de remarquer, mes frères, que lorsque Jésus-Christ veut donner des louanges aux bons, il commence par leur représenter l’amour éternel que Dieu a toujours eu pour eux: «Venez », dit-il, « vous que mon Père a bénis, possédez comme votre héritage le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde ». Quel bonheur peut être comparable à celui d’être « bénis » et d’être bénis par le Père même? D’où peut venir un si grand bonheur à un homme, et comment peut-il mériter une telle gloire?

« Car j’ai eu faim », dit-il, « et vous m’avez donné à manger; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ». O paroles pleines de joie, de consolation et d’honneur pour ceux qui mériteront de les entendre ! Il ne leur dit pas: Recevez le royaume, mais « possédez-le comme votre héritage»; comme un bien qui est à vous, que vous avez reçu de votre Père, et .qui vous est dû de tout temps. Car je vous l’ai préparé avant même que vous fussiez nés, parce que je savais que vous seriez ce que vous êtes. Quelles sont donc les actions que Jésus-Christ récompense dans ses saints d’une manière si divine? C’est, mes frères, parce qu’ils ont retiré chez eux un étranger, c’est parce qu’ils ont revêtu un pauvre, c’est parce qu’ils ont donné du pain à celui qui avait faim, et de l’eau à celui qui avait soif, enfin c’est parce qu’ils ont visité un malade ou un prisonnier. Car Dieu a principalement égard au secours que nous donnons à ceux qui en ont besoin.

Il y a même des cas où il ne considère pas si nous les avons retirés de leur misère. Et, en effet, comme je l’ai déjà dit, un malade et un prisonnier ne désirent pas seulement d’être visités. L’un veut être guéri de son mal, et l’autre veut sortir de prison. Mais Dieu étant aussi doux et aussi bon qu’il l’est, se contente du peu que nous donnons quand nous ne pouvons davantage. Il n’exige pas même tout ce que nous pourrions donner. Il laisse à notre liberté de faire plus si nous le voulons, afin d’avoir la gloire de passer volontairement au delà de ce que nous étions obligés de faire.

Mais Jésus-Christ parle à ceux qui seront à sa gauche d’une manière bien différente. Il dit aux uns : « Venez, bénis »; il dit aux autres « Allez, maudits », et il n’ajoute pas « de mon Père »; parce que ce n’est que leur malignité propre, et leurs actions criminelles qui leur ont attiré cette malédiction si effroyable « Allez au feu éternel qui a été préparé », non pour vous, «mais pour le diable et pour ses anges ». Quand il parle de ce royaume bienheureux, il dit expressément qu’il a été préparé pour ceux qu’il y fait entrer; mais lorsqu’il parle des flammes qui ne s’éteindront jamais, il ne dit pas qu’elles ont été préparées pour les damnés, mais «pour le démon et pour ses anges». Ce n’est point moi, dit-il, qui vous ai préparé ces feux. Je vous ai bien préparé un royaume, mais ces flammes n’étaient destinées par moi que pour le démon et pour ses anges. C’est vous seuls que vous devez accuser de votre malheur, et vous vous êtes précipités volontairement dans ces abîmes.

C’est donc pour se justifier en quelque sorte qu’il dit ces paroles. « Qui a été préparé au diable, aussi bien que celles qui suivent: « Car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger». Quand j’aurais été votre ennemi, ne suffisait-il pas pour toucher les coeurs les plus durs de voir tant de maux joints ensemble, la faim, la soif, la nudité, la captivité, la maladie? Tant de maux ensemble n’adoucissent-ils pas d’ordinaire les coeurs les plus impitoyables et les plus envenimés? Cependant c’est dans cet état même que vous n’avez pas secouru votre Dieu et votre Seigneur, qui vous fait tant de grâces, et qui vous aimait si tendrement.

Si vous voyiez un chien, ou une bête sauvage mourir de faim, vous seriez touché de compassion. Vous voyez Dieu même pressé de la faim, qui vous demande du pain par la voix du pauvre, et vous n’en avez point de pitié. Qui peut excuser cette barbarie? Quand vous n’auriez point d’autre récompense à attendre de la charité que vous lui faites, que l’action même de cette charité et l’honneur de pouvoir rendre ce service à votre maître, cela seul, sans parler de la reconnaissance qu’il vous en témoignera à la face de toute la terre, cela seul , dis-je, ne devrait-il pas vous (12) porter à aimer les pauvres? Cependant vous voyez qu’outre cet honneur, il vous promet encore, lorsqu’il sera assis sur le trône de son Père, et que tous les hommes seront au pied de son tribunal, de vous louer devant toute la terre , et de publier que c’est vous qui l’avez nourri, qui l’avez logé, et qui l’avez revêtu lorsqu’il était pauvre. Il ne rougit point de se rabaisser dans sa gloire, afin de contribuer à la vôtre.

Si les uns sont punis si rigoureusement, c’est par une grande justice, et ce sont leurs péchés qui les condamnent : Et si les autres sont si glorieusement récompensés, c’est par une grande miséricorde, et c’est la grâce qui les couronne qui les a prévenus de sa bonté. Quand ils auraient fait mille actions de vertu; ce ne peut être que l’ouvrage de la grâce de rendre de si grands biens pour des choses si petites, et de récompenser des actions si légères et d’un moment, d’un poids éternel de gloire et de tout le bonheur du paradis.

3. Jésus, ayant achevé tous ces discours, dit à ses disciples : « Vous savez que la Pâque se fait dans deux jours, et que le Fils de l’homme sera livré pour être crucifié ». (XXIV, 1, 2.) Vous voyez, mes frères, que Jésus-Christ prend encore l’occasion de parler de ses souffrances aussitôt qu’il a parlé du royaume éternel des bienheureux et des peines infinies des réprouvés. Il semble que par là il dise à ses apôtres: Pourquoi craignez-vous les maux si courts de cette vie, puisque vous savez qu’on vous a préparé des biens qui ne finiront jamais?

Mais considérez de quelle adroite précaution il enveloppe, pour en adoucir le coup, cette nouvelle qu’il savait leur devoir être si affligeante. Car il ne dit pas ici tout simplement qu’il sera livré dans deux jours, mais « que la Pâque se fera dans deux jours, et que le Fils de l’homme sera livré ensuite pour être crucifié », pour montrer que ce qui allait se passer était un grand mystère, et une fête que toute la terre célébrerait dans tous les siècles. Il voulait encore, par là, faire connaître qu’il savait tout, et que l’avenir lui était présent. C’est pourquoi, croyant que cela leur suffisait pour leur consolation, il ne leur parle point ensuite de sa résurrection, comme il faisait dans toutes les autres occasions. Il était superflu de leur en parler encore ici après l’avoir fait tant de fois. D’ailleurs, comme la Pâque des Juifs rappelait dans leur mémoire tant de miracles que Dieu avait faits autrefois en leur faveur, il leur découvre de même que sa passion délivrerait les hommes d’une infinité de maux, et qu’elle deviendrait la source de tous les biens.

« En même temps les princes des prêtres, les docteurs de la Loi, et les sénateurs du peuple Juif s’assemblèrent dans la salle du grand prêtre appelé Caïphe (3); et tinrent conseil ensemble pour trouver moyen de se saisir de Jésus avec adresse, et de le faire mourir (4). Et ils disaient : Il ne faut point que ce soit pendant la fête, de peur qu’il ne s’excite quelque tumulte parmi le peuple (5) ». Considérez, mes frères, l’iniquité déplorable de la conduite et du gouvernement des Juifs. Lorsqu’ils entreprennent de faire l’action la plus détestable qui fut jamais, ils commencent par consulter le grand Prêtre, afin que le crime fût autorisé par celui-là même qui aurait dû l’empêcher.

Vous me demanderez peut-être combien il y avait de ces grands prêtres? La Loi défendait qu’il y en eût plus d’un. Cependant il y en avait plusieurs alors, ce qui fait assez voir dans quelle dissolution et vers quelle ruine se précipitaient les affaires des Juifs. Car Moïse avait expressément ordonné qu’il n’y eût qu’un grand prêtre, et que, lorsqu’il serait mort, on en choisirait un autre en sa place. Et c’était comme vous savez au temps de cette élection que finissait l’exil de ceux qui avaient été bannis pour avoir tué quelqu’un sans y penser, et contre leur volonté. Comment donc y avait-il tant de grands prêtres alors? sinon parce qu’ils n’étaient en charge que durant un an; comme saint Luc le marque en disant de Zacharie qu’ « il était de la famille d’Abia, l’une des familles sacerdotales qui servaient tour à tour dans le temple». L’Evangile donc appelle ici « grands prêtres » ceux qui l’avaient été autrefois, quoiqu’ils eussent cessé de l’être.

Mais quel est le conseil qu’ils prennent ensemble? De se saisir de Jésus, et de le faire mourir secrètement, parce qu’ils craignaient le peuple. C’est pourquoi ils avaient résolu de laisser passer la fête , et ils disaient entre « eux : Il ne faut point que ce soit pendant « la fête » : Le démon, et les Juifs étaient unis dans ce dessein : le démon, afin de ne point rendre la passion de Jésus-Christ publique et manifeste, et les Juifs, afin qu’ « il ne (13) s’excitât aucun tumulte parmi le peuple ». Remarquez en toute rencontre comme ils ont peu de crainte de Dieu, et combien en même temps ils craignent les hommes. Ils n’appréhendent point que la sainteté du jour de Pâque ne rende leur sacrilège encore plus énorme et plus odieux, mais seulement que le concours du peuple n’excite quelque trouble. Cependant leur colère les transportait avec tant de violence, qu’aussitôt qu’ils ont trouvé un traître ils changent d’avis , et que, ne pouvant attendre que la fête soit passée, ils sont résolus enfin contre leur première pensée de le faire mourir en un jour si saint. Leur passion également aveugle et furieuse les pressait de telle sorte qu’aussitôt qu’ils trouvèrent une occasion favorable pour la satisfaire, il leur fut impossible de différer plus longtemps.

A la vérité, Dieu par sa sagesse toute-puissante avait ménagé cet emportement pour le faire servir à ses desseins et pour tirer le bien d’un si grand mal; il ne faut pas douter néanmoins que les Juifs ne se soient rendus dignes d’une effroyable punition, en traitant si cruellement celui qui leur avait fait tant de biens, et qui avait pu négliger les autres peuples pour se donner tout entier à eux, et en faisant mourir Celui qui était l’innocence même, en ce jour si saint, jour où ils avaient coutume de délivrer les plus criminels.

Mais qui n’admirera la douceur et la miséricorde de Jésus-Christ? Après avoir été traité si outrageusement par les Juifs, il leur a néanmoins envoyé ses apôtres après sa résurrection, et il a exposé ses amis à la fureur de ces barbares pour sauver un peuple si digne de haine. Saint Paul les a conjurés en son nom de se convertir, ou plutôt lui-même parlant par la bouche de saint Paul les a conjurés de se réconcilier avec lui, en leur disant : « Nous faisons « la charge d’ambassadeurs pour Jésus-Christ, « et Dieu même vous exhortant par nous, « nous vous conjurons au nom de Jésus-Christ « de vous réconcilier avec Dieu ». (II Cor. V, 20.)

Puis donc, mes frères, que nous avons dam le Sauveur le modèle d’une charité si divine, je vous exhorte non pas à mourir comme lui pour vos ennemis, quoique cela serait à souhaiter mais au moins, puisque cette vertu est encore au-dessus de votre faiblesse, je vous conjure de n’avoir point d’envie contre ceux qui vous aiment et que vous aimez. Je ne vous dis point encore que vous cherchiez tous les moyens dé faire du bien à vos ennemis, quoique je le souhaite avec ardeur; mais, puisque vous êtes trop lâches pour aspirer à une si haute perfection, je me contente que vous étouffiez au moins en vous tous les mouvements de la vengeance.

Croyez-vous que ce lieu où je vous parle soit un théâtre , .et que l’Eglise soit un lieu de fables et de fictions? Pourquoi résistez-vous avec tant d’opiniâtreté aux avis que je vous donne et aux vérités que je vous prêche ? Ce n’est pas sans raison que Jésus-Christ a fait écrire toutes les parties de son Evangile, et particulièrement tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il a dit aux approches de sa croix. Il a voulu que vous eussiez en sa personne un modèle de douceur, et que sa charité infinie vous servit d’exemple pour vous apprendre à aimer vos frères. Lorsque ses ennemis viennent se saisir de lui, il les renverse tous avec une seule parole; il fait en même temps un miracle pour guérir l’un de ceux qui, le venaient prendre il épouvante, la femme de son juge par des visions et des songes; il prédit ce qui devait arriver longtemps après, et il parle à son juge avec une douceur et une humilité admirable qui le devait plus toucher encore que les miracles Etant sur la croix il agit en Dieu, et il obscurcit le soleil; il fait fendre les pierres, il ouvre les sépulcres, et il ressuscite les morts; et en même temps il jette un grand cri, et il conjure son Père de pardonner sa mort à ses bourreaux. Sa charité envers les Juifs ne finit point avec sa vie. Aussitôt qu’il est ressuscité, il leur envoie ses apôtres. Il les appelle à la foi; il leur pardonne leurs péchés, et il les comble de grâces. Qui n’admirera cette bonté? Il choisit ceux qui l’ont crucifié pour les rendre enfants de Dieu, et il prend pour frères ses meurtriers.

Rougissons donc, mes frères, et soyons couverts de confusion, en voyant combien nous sommes éloignés de celui qui s’est rendu notre modèle, et qui nous commande de l’imiter. Considérant cette disproportion infinie, qui est entre lui et nous, afin qu’en nous accusant nous-mêmes, et en condamnant nos fautes, nous soyons plus disposés à entrer dans des sentiments de pénitence, et qu’au moins nous n’offensions pas ceux pour qui Jésus-Christ même adonné sa vie. Quelle honte de ne (14) vouloir pas se réconcilier avec ceux dont Jésus-Christ a acheté la réconciliation avec son Père au prix de son sang?

4. Vous pouvez faire ce que je vous demande sans dépenser votre argent, que vous avez tant de soin d’épargner lorsqu’on vous exhorte à donner aux pauvres. Souvenez-vous combien vous êtes redevables à Dieu, et je m’assure que vous n’attendrez plus que votre ennemi vienne vous demander pardon, et que vous le préviendrez et lui pardonnerez de bon coeur, afin que Dieu vous traite comme vous avez traité ce frère, et qu’il guérisse les blessures de votre âme.

On a vu souvent que les gentils qui n’avaient aucune connaissance ni aucune espérance des biens que nous attendons, ont pardonné par une générosité toute humaine les plus grands excès qu’on avait commis contre eux, et vous, qui espérez des récompenses infinies, vous différez de faire avec la grâce de Jésus-Christ ce que des hommes comme vous n’ont fait que par le seul instinct de la nature? Votre passion ne durera pas toujours. Elle s’amortira peu à peu. Prévenez donc ce temps, et étouffez-la par la crainte de Dieu, et-vous en recevrez une grande récompense: Que si vous n’en usez pas de la sorte, vous serez punis très-sévèrement pour n’avoir pas~ voulu sacrifier à Dieu ce ressentiment qui devait enfin s’éteindre de lui-même.

Si vous dites que vous vous sentez tout ému, lorsque l’injure que l’on vous a faite vous revient dans la pensée, jetez plutôt les yeux sur le bien que vous a peut-être fait autrefois celui dont vous vous plaignez, et sur le mal ‘que vous avez fait vous-même si souvent aux autres. Si l’on a médit de vous, considérez si vous n’avez jamais médit de personne. Comment osez-vous espérer que Dieu vous pardonne, vous qui ne voulez point pardonner aux autres?

Vous me dites que vous n’avez jamais dit de personne des calomnies aussi noires que celles qu’on dit contre vous. Mais peut-être que vous avez trop facilement prêté l’oreille à celles que les autres ont répandues devant vous; et qu’ainsi vous vous êtes rendu coupable de ce même crime. Si vous voulez donc comprendre quelle vertu c’est que d’oublier et de pardonner les injures, et combien cette disposition de coeur est agréable aux yeux de Dieu, jugez en par les peines rigoureuses dont il punit ceux qui se réjouissent de la vengeance qu’il exerce sur les méchants. Quoiqu’il ne les traite avec cette sévérité qu’avec justice, il ne vous est pas permis néanmoins de vous en réjouir. C’est pourquoi, après que le prophète a fait plusieurs reproches aux Juifs, il leur dit enfin ces paroles : « Ils n’ont point été touchés de compassion dans l’affliction de Joseph. Il n’est point sorti de sa maison., pour aller pleurer les malheurs de la maison qui lui était jointe». (Amos. VI, 6.) Ainsi, quoique Joseph, c’est-à-dire les tribus qui en étaient sorties, eussent senti les justes effets de sa vengeance, Dieu veut néanmoins que nous soyons sensibles à leurs maux, et que nous compatissions à leurs misères.

Que si, malgré notre dureté, nous ne laissons pas néanmoins de nous irriter contre un serviteur qui rit, lorsque nous en punissons un autre; si la méchanceté de cet homme insensible à ce que son compagnon souffre, nous offense alors, et si elle attire sur lui-même notre colère, combien Dieu, étant aussi doux et aussi bon qu’il est, doit-il s’aigrir davantage, lorsque nous trouvons notre joie dans les afflictions des autres?

Si donc, au lieu de nous réjouir dans ces occasions, nous avons au contraire de la compassion dans les maux dont Dieu frappe les hommes, nous devons compatir bien davantage à ceux qui nous ont offensés; puisque ce sentiment est l’effet et la preuve de notre charité que Dieu préfère à toutes nos autres vertus. Comme dans les fleurs et dans les couleurs, il n’y en a point de plus précieuses que celles dont on se sert pour teindre la pourpre des rois; on peut dire de même que, de toutes les vertus, il n’y en a point de plus précieuses que celles où paraît la charité qui n’éclate jamais plus que lorsque nous pardonnons les injures qu’on nous a faites.

Mais, quoi! me direz-vous, Dieu n’a-t-il donc songé qu’à celui qui a reçu l’injure, et a-t-il oublié celui qui l’a faite? Nullement. Car ne lui a-t-il pas commandé d’aller trouver celui qu’il a offensé pour se réconcilier avec lui ? Ne l’a-t-il pas comme arraché du pied de l’autel pour le porter à satisfaire premièrement son frère, afin de revenir ensuite achever son sacrifice? Mais pour vous, mes frères, n’attendez pas que vos ennemis vous viennent trouver de la sorte. Ce serait perdre votre avantage. Dieu vous promet une récompense infinie, afin que vous (15) préveniez celui qui vous a maltraités. Si vous ne vous réconciliez que parce que votre ennemi vous est venu demander pardon, et parce que Dieu vous le commande, ce n’est plus vous qui méritez le prix de la victoire ; vous le laissez remporter par celui que vous appelez votre ennemi.

Mais osez-vous bien dire que vous avez un ennemi, et le pouvez-vous dire sans rougir? Ne vous suffit-il pas d’avoir le démon pour ennemi, faut-il que les hommes le soient encore? Et plût à Dieu même que cet ange rebelle ne fût jamais devenu démon. Nous ne serions point ses ennemis, s’il ne nous avait déclaré une guerre si cruelle. Vous ne sauriez comprendre, mes frères, si vous ne l’éprouvez vous-mêmes, quelle douceur on ressent dans l’âme après une réconciliation si chrétienne. Mais quel moyen de l’éprouver, lorsque l’on a l’esprit plein d’aversion et de haine? Ce n’est qu’après avoir étouffé les inimitiés que l’on reconnaît combien il est plus doux d’aimer son frère que de le haïr. Pourquoi imitons-nous ces furieux qui se déchirent avec les dents, et qui satisfont leur rage en se dévorant l’un l’autre?

5. Souvenez-vous combien la Loi ancienne même s’opposait à ces désordres: « Toutes les voies», dit le Sages « de ceux qui se souviennent des injures, tendent à la mort. L’homme conserve sa colère contre un autre homme, et il attend que Dieu le guérisse »?(Eccl. VIII.) — Mais Dieu, dites-vous, n’a-t-il pas fait lui-même cette ordonnance dans sa loi : « Oeil pour oeil, et dent pour dent »? Comment donc après cette parole peut-il condamner ceux qui l’exécutent? — Il faut bien remarquer, mes frères, que Dieu n’a pas fait cette loi pour permettre aux hommes de se traiter cruellement les uns les autres; mais pour que la crainte de souffrir nous-mêmes nous empêchât de faire souffrir les autres. D’ailleurs cette colère dont il est parlé dans la loi, est une passion violente qui surprend l’âme par un mouvement prompt et impétueux; au lieu que le souvenir des injures est la marque d’une âme noire qui se nourrit de la haine et de la vengeance.

Vous me direz peut-être que cet homme vous a maltraité. Et moi je vous dis qu’il ne peut vous avoir fait autant de mal que vous vous en faites à vous-même par ce ressentiment que Dieu vous défend. Je dis même qu’il n’est pas possible qu’un homme de bien souffre quelque mal. Car supposons d’un côté qu’un homme vive chrétiennement avec sa femme et ses enfants, qu’il soit riche, et par conséquent exposé aux accidents ordinaires de la vie, qu’il ait beaucoup d’amis et beaucoup de charges, qu’il soit élevé en honneur, et que néanmoins il ait sans comparaison plus d’attache pour pieu et pour sa Loi sainte que pour tous ces avantages extérieurs: supposons aussi de l’autre qu’un méchant homme se déclare son ennemi, et qu’il entreprenne de le perdre. En quoi lui nuira-t-il par tous ses efforts? Il lui ôtera une partie de son bien. Il fera mourir ses enfants. Mais l’homme de bien sait qu’il les reverra après sa mort, et cette espérance l’occupe sans cesse. Peut-être même qu’on tuera sa femme? Mais il est persuadé qu’on ne doit point pleurer ceux de qui la mort n’est qu’un sommeil. L’ennemi ne sera pas satisfait encore, il le déchirera par ses calomnies. Mais celui qui regarde tous les hommes, comme l’herbe qui naît et se sèche en même temps, ne s’arrête point à leurs paroles. Enfin, cet ennemi l’enfermera dans une prison, et il le fera beaucoup souffrir. Mais quelle impression pourra-t-il faire sur l’esprit de celui qui a appris de saint Paul que, quand même l’homme extérieur se corrompt, l’intérieur se renouvelle, et que l’affliction produit la patience?

Il me semble que j’ai plus fait que je n’ai promis. Je voulais vous montrer que tous les maux ne peuvent nuire à un homme qui est tout à Dieu; et il se trouve qu’ils lui servent, bien loin de lui nuire. Ne vous emportez donc plus à l’avenir contre les autres. Epargnez-vous en les épargnant et n’affaiblissez point en vous la vigueur de vos âmes et de votre foi. La douleur que vous ressentez, lorsqu’on vous fait tort en quelque chose, vient plutôt de votre propre faiblesse, que du pouvoir de celui qui vous offense. Si on vous dit une injure, vous en versez des larmes. Si on vous dérobe, vous en pleurez aussi. Nous sommes comme des petits enfants qui, se trouvant parmi leurs compagnons, pleurent pour la moindre chose qu’on leur fait. Si ceux qui sont les plus hardis les voient, si tendres à pleurer, ils les tourmentent encore davantage. Mais s’ils s’aperçoivent qu’ils ne font que rire de ce qu’on leur dit, ils les laissent en paix. Nous sommes encore plus faibles et plus (16) insensés que ces enfants, lorsque nous pleurons pour mille choses qui ne nous devraient être qu’un sujet de rire.

Je vous conjuré donc, mes frères, de quitter toutes ces pensées d’enfants, et de travailler à vous rendre dignes du ciel où vous aspirez. Jésus-Christ veut que nous soyons des hommes parfaits. C’est à quoi saint Paul nous exhorte aussi, lorsqu’il dit : « Mes frères, n’ayez point un esprit d’enfants, mais soyez sans malice comme des enfants, et ayez un esprit d’hommes ». (I Cor. XXXIV, 20.) Allions donc la simplicité des enfants avec la sagesse des hommes de Dieu. Fuyons les inimitiés , et soyons ardents à aimer nos frères pour jouir un jour de la gloire du ciel, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ. à qui est la gloire et la puissance dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXX: « OR, JÉSUS ÉTANT A BÉTHANIE DANS LA MAISON DE SIMON LE LÉREUX, UNE FEMME VINT A LUI AVEC UN VASE D’ALBÂTRE PLEIN D’UN PARFUM DE GRAND PRIX, QU’ELLE RÉPANDIT SUR LA TÊTE DE JÉSUS, COMME IL ÉTAIT A TABLE ». (CHAP. XXVI, 6, 7, JUSQU’AU VERSET 17.)

ANALYSE

1. Jésus-Christ défend contre les murmures de ses apôtres, la femme qui avait répandu sur sa tête un vase de parfum.

2. L’action que fit alors cette femme est maintenant connue et louée dans tout l’univers, pendant que les exploits de beaucoup de grands hommes sont maintenant tombés dans l’oubli.

3 et 4. Trahison de Judas. — De l’ardeur que nous devons témoigner pour convertir ceux d’entre nos frères qui se perdent . — Que leur endurcissement ne nous doit point décourager. — De l’exemple de Judas . — Contre les avares . — Description de leur bassesse. — Du bonheur de la pauvreté. — Qu’il ne sert de rien à l’homme d’être riche au dehors, s’il est pauvre dans son coeur. — Comparaison sur ce sujet.

 

1. Il semble, mes frères, que cette femme est la même dont parlent tous les évangélistes. Pour moi, je crois que celle dont les trois premiers parlent est la même; mais celle dont parle saint Jean me paraît différente, et, selon moi , n’est autre que l’admirable soeur de Lazare. Ce n’est pas sans sujet que l’Evangéliste parle de la lèpre de ce Simon. Il le fait pour montrer par là ce qui pouvait donner à cette femme la confiance d’approcher de Jésus-Christ. Comme la lèpre était une maladie contagieuse, dont cette femme voyait que ce Simon avait été miraculeusement guéri par le Sauveur, puisqu’autrement il ne serait pas entré chez lui, elle espérait fermement que Jésus-Christ pouvait de même la guérir des impuretés, et comme de la lèpre de son âme. Ce n’est pas non plus sans mystère que l’Evangile nomme la ville de « Béthanie ». Il vient nous marquer par cette circonstance, que Jésus-Christ s’offrait volontairement à la mort, et qu’après s’être jusque-là tant de fois dérobé à la violence des Juifs, il voulait maintenant comme se présenter à eux , et se jeter lui-même entre leurs mains, lorsqu’ils étaient le plus envenimés et le plus irrités contre lui. Il approche à deux milles de Jérusalem , et il fait voir qu’il ne s’en était éloigné auparavant que pour de grandes raisons.

Cette femme donc voyant Jésus-Christ chez Simon le lépreux, prit de là un sujet de confiance, et résolut d’entrer dans cette maison. Car si celle dont il est parlé ailleurs, et qui était malade d’une perte de sang, quoiqu’elle fût (17) très-innocente, ne pût s’empêcher néanmoins, à cause de cette seule impureté naturelle, (le trembler lorsqu’elle approcha de Jésus-Christ, combien devait craindre davantage celle qui voyait avec horreur l’impureté de son âme?

Elle n’approcha même de Jésus-Christ qu’après que beaucoup d’autres femmes l’y avaient encouragée par leur exemple, comme la Samaritaine, la Chananéenne, cette Hémorroïsse dont je parle, et plusieurs autres. Sa conscience, le remords de ses crimes l’avaient toujours retenue. Elle n’est pas même guérie en public : elle reçoit cette grâce en particulier, et dans le secret d’une maison. Toutes ces autres femmes n’étaient allées trouver Jésus-Christ que pour la guérison du corps. Celle-ci seule le vient trouver dans cette maison, pour lui faire plus d’honneur et pour obtenir de lui la guérison de son âme. Car elle n’avait aucune maladie corporelle, et c’est ce qui doit faire admirer son zèle envers Jésus-Christ dans ces honneurs qu’elle lui rend, non comme à un pur homme, niais comme à quelqu’un d’infiniment élevé au-dessus de l’homme par sa nature. C’est dans cette considération qu’essuyant de ses cheveux les pieds du Sauveur, elle abaisse sous ses pieds sacrés le plus noble de ses membres, c’est-à-dire sa tête.

« Ce que voyant, ses disciples se fâchèrent et dirent: A quoi bon cette perte (8)? On aurait pu vendre ce parfum bien cher, et en donner l’argent aux pauvres (9)». D’où pouvait venir cette pensée aux disciples, sinon de ce qu’ils avaient ouï dire à leur Maître : « J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice » : et qu’ils lui avaient entendu reprocher aux Pharisiens de « négliger les choses les plus importantes de la loi, c’est-à-dire la justice, la miséricorde et la foi? » Ils se souvenaient de lui avoir encore entendu dire beaucoup de choses sur la montagne touchant la miséricorde et l’aumône, et ils concluaient de là que si Dieu n’avait pas pour agréables les holocaustes et les sacrifices de l’ancienne Loi, il prendrait encore bien moins de plaisir à voir répandre ce parfum.

Mais pendant qu’ils s’occupaient de ces pensées, Jésus-Christ avait bien d’autres sentiments; et comme il pénétrait dans le fond du coeur de cette femme, et qu’il connaissait avec quel zèle, quel amour, et quelle foi elle lui offrait ce sacrifice, il condescendait à son zèle, et il souffrait qu’elle répandît ce parfum sur sa tête. S’il n’a pas dédaigné de se revêtir de notre chair, de s’enfermer dans le sein d’une lemme, et de se nourrir de lait, doit-on s’étonner qu’il ait souffert qu’une femme lui témoignât sa piété par l’effusion d’un parfum? Il imitait la conduite de son Père, qui semblait prendre plaisir dans l’Ancien Testament à la fumée des holocaustes et à l’odeur des parfums, comme on le voit par cette pierre mystérieuse que Jacob consacra à Dieu en y faisant couler l’huile, par l’huile qu’on offrait dans les sacrifices, et par ces parfums dont usaient les prêtres. Jésus-Christ prend ici le même plaisir dans les parfums de cette femme, parce qu’il connaissait son coeur, et qu’il voyait avec quelle foi elle lui offrait ce sacrifice. Les disciples qui ne pouvaient porter leur connaissance ausSi loin que Jésus-Christ, ni pénétrer comme lui dans le coeur de cette femme, l’accusent et la blâment de cette profusion, et ils ne font autre chose par leurs accusations que nous faire mieux connaître la magnificence de son zèle, en disant qu’on aurait pu vendre ce parfum trois cents pièces d’argent. Mais Jésus-Christ étouffe leurs injustes plaintes, en leur disant:

« Pourquoi tourmentez-vous cette femme? Ce qu’elle vient de me faire est une bonne oeuvre (10). Car vous avez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne m’aurez pas toujours (11) ». Et il leur apporte aussitôt pour la justifier une raison qui leur rappelait encore dans l’esprit le souvenir de ses souffrances. « Et lorsqu’elle a répandu ce parfum sur mon corps, elle l’a fait pour m’ensevelir ». Raison qu’il fait précéder de celle-ci : « Vous avez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne m’avez pas toujours (12). Je vous dis en vérité que partout où sera prêché cet Evangile, qui doit être annoncé dans le monde entier, on racontera à sa louange ce qu’elle vient de me faire (13) ». Remarquez, mes frères, comment Jésus-Christ prédit encore ici la prédication de son Evangile parmi les gentils, et comment il donne par là un sujet de consolation à ses apôtres, en leur faisant voir que, même après sa croix et après sa mort, il aurait tant de puissance que la prédication de son Evangile se répandrait dans toute la terre. Qui serait donc assez malheureux pour s’opposer à cette vérité se répandant par le monde? Car ce que Jésus-Christ a prédit est arrivé, et en quelque endroit de la terre qu’on puisse aller aujourd’hui, on y voit relever la (18) foi et l’action de cette femme dont nous parlons. Cependant ce n’était pas quelqu’un d’illustre. Elle n’eut pas alors beaucoup de témoins de ce qu’elle fit; puisque cette action se passa dans une maison particulière, chez Simon le lépreux, où il n’y avait alors que les disciples. Qui a donc pu relever l’action de cette femme, et la faire entendre à tous les peuples et à tous les siècles, sinon la force et la toute-puissance de celui qui l’avait prédit?

2. Nous voyons tous les jours que le peu de traces qui nous restent des actions éclatantes des héros et des empereurs des siècles passés s’évanouissent de jour en jour, qu’elles s’effacent de notre mémoire, et qu’elles s’ensevelissent dans le silence. Nous voyons que la plupart de ceux qui ont bâti des villes, qui ont publié des ordonnances et des lois, qui ont gagné de grandes victoires, qui se sont assujetti des peu-pies entiers, qui se sont fait dresser des trophées et des statues, et qui ont porté la terreur de leurs armes par toute la terre, sont tombés peu à peu dans l’oubli des hommes, et que, bien loin d’être maintenant en honneur, on ne connaît pas même presque leurs noms. On sait au contraire par toute la terre, et on le dit encore tous les jours après la révolution de tant de siècles, qu’une femme pécheresse est venue dans la maison d’un lépreux répandre, en présence de douze hommes, un parfum de grand prix sur la tête d’un autre homme. La mémoire de cette action ne s’est jamais effacée. Les Perses, les Indiens, les Scythes, les Thraces, la race des Maures, et les habitants des îles Britanniques ont appris et racontent partout ce que cette femme fait aujourd’hui en secret dans la maison d’un pharisien. O bonté ineffable du Sauveur, qui veut bien souffrir qu’une pécheresse lui baise les pieds, qu’elle les parfume et les essuie de ses cheveux ! qui non-seulement le veut bien souffrir, mais qui fait taire même ceux qui la blâment, parce que son zèle ardent et son humble piété ne méritaient pas ces reproches.

On peut remarquer ici, mes frères, que les apôtres étaient déjà tendres envers les pauvres, et qu’ils étaient portés à faire l’aumône.

Mais pourquoi Jésus-Christ, au lieu de dire tout d’abord qu’elle avait fait une bonne action, dit-il auparavant ces paroles: « Pourquoi tourmentez-vous cette femme , » sinon pour nous apprendre qu’il ne faut pas exiger d’abord des actions relevées des personnes faibles? Il nie dit pas simplement : « Pourquoi la tourmentez-vous? » mais il a soin de marquer que c’était « une femme ». Ce qu’il n’eût pas fait sans doute, s’il n’eût voulu nous montrer que c’était uniquement en faveur de cette femme qu’il parlait ainsi , et qu’il voulait empêcher que ses disciples n’étouffassent sa foi, lorsqu’elle commençait comme à germer, au lieu qu’ils devaient l’arroser plutôt et la faire croître. Jésus~Christ nous apprend donc ici une vérité très-importante, savoir : que lorsque nous voyons une personne faire le bien encore imparfaitement, il nous défend de la blâmer. Il veut au contraire que nous l’aidions, que nous la favorisions, et que nous tâchions de la porter à un état plus parfait. Car il faut condescendre dans les commencements, et n’exiger pas toute chose à la rigueur.

Jésus-Christ nous a fait voir clairement par son exemple, combien il désirait de nous que nous fussions dans ce sentiment. Quoiqu’il mît sa gloire à pouvoir dire qu’il n’avait aucun lieu où il pût reposer sa tête, il voulut néanmoins user de condescendance jusqu’à commander à ses apôtres d’avoir une bourse pour y recevoir l’argent qu’on lui donnerait.

De plus, ce n’était pas alors le temps de blâmer l’action de cette femme, mais seulement de la louer. Si, avant cette action, quelqu’un lui eût demandé s’il consentirait que cette femme répandît ainsi ces parfums , il eût sans doute répondu que non, et il l’eût empêchée : mais dès lors que c’était une chose faite, Jésus-Christ ne pensa plus qu’à dissiper le trouble où le murmure des disciples aurait pu jeter cette femme. Il la renvoie pleine d’une consolation ineffable et d’une nouvelle ferveur dont cette action de piété l’avait remplie. Car ce n’était plus le temps de se plaindre de cette perte lorsque le parfum était déjà répandu.

C’est pourquoi je vous prie, mes frères, lorsque vous voyez quelqu’un fournir des vases précieux à l’Eglise, lui donner quelque belle tapisserie, ou la faire paver magnifiquement., n’improuvez pas cette action, et ne dites pas qu’il vaudrait mieux vendre ces ornements pour les donner aux pauvres, de peur de troubler l’esprit de celui qui fait ces offrandes. Mais si, avant que de faire ce présent à l’Eglise, il vous consulte s’il le fera, conseillez-lui alors de convertir plutôt cet argent en aumônes et d’en revêtir les temples vivants. (19)

Jésus-Christ pratique ici lui-même cette modération et cette sagesse envers ceux qui agissent par ce zèle et qui font ces profusions saintes. Il ne veut point attrister la charité de cette femme ; il prend sa défense, et il la console. Et comme il y avait quelque sujet de craindre qu’en entendant parler de la mort et de la sépulture du Sauveur, elle n’en fût troublée, il a soin de relever aussitôt sa foi en ajoutant : « Que partout où sera prêché l’Evangile qui doit être annoncé dans le monde entier, on racontera à sa louange ce qu’elle vient de faire». Ces paroles étaient des paroles de consolation pour ses disciples, et de consolation et de louange tout ensemble pour cette femme, puisqu’elle allait être louée par toute la terre d’une action par laquelle elle prédisait la mort de celui sur lequel elle avait répandu ces parfums. Que personne donc, dit le Sauveur, ne la blâme; que personne ne la tourmente, puisque je suis moi-même si éloigné de condamner cette action, que je la veux au contraire rendre célèbre par toute la terre, et faire publier partout ce qu’elle vient de faire avec une piété si pure, avec une foi si ardente, avec une âme si fervente, et avec un coeur si contrit et si humilié.

Vous me demanderez peut-être pourquoi Jésus-Christ ne promet rien de spirituel à cette femme, mais seulement qu’on se souviendrait de cette action dans toute la terre. Je vous réponds que cette promesse même était la plus grande assurance et le plus grand gage que le Sauveur lui pouvait donner d’une récompense invisible et spirituelle. Car si elle «a fait une bonne oeuvre», comme Jésus-Christ nous en assure, il n’est pas douteux qu’elle en recevra la récompense.

« Alors l’un des douze, appelé Judas Iscariote, s’en alla trouver les princes des prêtres », et leur dit: « Que voulez-vous me donner, et je vous le mettrai entre les mains (14) ? » Alors, dit l’Evangile, Judas s’en alla trouver les prêtres, c’est-à-dire, lorsque Jésus-Christ leur eut parlé de sa sépulture; cependant cette parole ne le toucha point, il ne trembla point non plus en entendant dire que cet Evangile serait prêché par toute la terre, ce qui marquait cependant la puissance infinie de celui qu’il trahissait. C’est au moment même où Jésus-Christ recevait un tel honneur d’une femme, et d’une femme qui avait été dans le vice, qu’un de ses disciples devenait le ministre des desseins et de la fureur du démon.

Les évangélistes marquent à dessein le surnom de Judas qui allait trahir son maître, parce qu’il y avait encore un autre Judas parmi les apôtres. Ils ne rougissent point de dire qu’il était « un d’entre les douze », parce qu’ils n’ont point de confusion de publier les choses qui leur étaient le moins avantageuses. Ils pouvaient dire simplement qu’il était un des disciples, parce qu’on sait que Jésus-Christ avait d’autres disciples que les apôtres , mais ils marquent sans rien déguiser: « qu’il était un des douze », que ce traître était un de ceux-que Jésus-Christ avait choisis entre tous, comme les principaux d’entre eux, c’est-à-dire qu’il était du même rang que saint Pierre et saint Jean. Les évangélistes n’avaient qu’un souci : exposer simplement la vérité et ne rien déguiser. Ils sont si éloignés de vouloir exagérer qu’ils passent beaucoup de miracles et d’événements éclatants, qu’ils ne dissimulent rien, ni dans les actions, ni dans les paroles, de ce qui semble désavantageux. Et non-seulement les trois premiers évangélistes gardent cette coutume, mais saint Jean même, qui s’est le plus élevé, l’observe comme les autres, et il n’y en a point qui ait rapporté plus exactement que lui les opprobres et les insultes qu’on a fait souffrir à son maître.

3. Mais qui pourrait assez s’étonner de la malignité de Judas qui va de lui-même trouver les Juifs pour leur vendre son Maître, et qui le leur vend à si vil prix? Saint Luc marque ceci plus clairement, lorsqu’il dit qu’il fit « un contrat » avec les magistrats de la ville. Les Romains avaient établi des surveillants pour empêcher les séditions qui étaient assez ordinaires au peuple juif. Car la principauté de leur pays était déjà passée à des étrangers, comme les prophètes l’avaient prédit. Judas va donc trouver ces magistrats, et leur dit: « Que voulez-vous me donner, et je vous le mettrai entre les mains ?Et ils demeurèrent d’accord de lui donner trente pièces d’argent (15). Et depuis ce temps-là, il ne faisait que chercher une occasion propre pour le livrer entre leurs mains (16)». Comme il craignait le peuple, il cherchait une occasion favorable où il le pût trouver seul. Qui n’admirera le renversement d’esprit de ce disciple? Comment son avarice avait-elle pu l’aveugler à ce point? Comment celui qui avait tant de preuves (20) de la toute-puissance de Jésus-Christ, et qui l’avait vu tant de fois passer au milieu de ses ennemis sans qu’ils pussent le retenir, peut-il s’imaginer ici qu’il réussirait, lui, à le prendre? Comment peut-il former un dessein si détestable, surtout lorsque Jésus lui dit tant de choses capables de l’effrayer ou de l’attendrir, et de le détourner d’une entreprise si barbare et si criminelle? Jésus-Christ en effet témoigna pour ce disciple un soin particulier dans la cène même, et il lui parla pour le toucher jusqu’à la dernière heure de sa vie. Et quoique cette grande charité lui fût inutile, Jésus-Christ néanmoins ne laissa pas de la lui témoigner jusques au bout.

Imitons cette conduite, mes frères, et appliquons tous nos soins à rappeler les pécheurs de leur égarement et de leurs crimes. Réveillons-les de leur assoupissement, en les avertissant, en les enseignant, en les exhortant, en les conjurant, en les consolant, et ne cessons point de travailler à leur salut, quelque inutiles que soient nos travaux. Quoique Jésus-Christ prévît l’impénitence et la dureté de Judas, il n’a point cessé néanmoins de faire tout ce qui dépendait de-lui par, ses avertissements, par ses menaces, par ses larmes, et par cette grande retenue qu’il gardait en parlant de lui. Il souffrit son baiser au moment même qu’il le trahissait, sans qu’une douceur si excessive fît aucune impression sur ce coeur barbare, tant il était possédé de cette avarice, qui le rendait le traître de son maître, et d’un tel maître, et qui lui fit commettre un sacrilège qui devait être en horreur à toute la terre.

Ecoutez ceci, âmes avares, vous qui êtes frappés de la même maladie que cet apostat; écoutez ce que nous disons, et, reconnaissant dans ce disciple infidèle le funeste effet d’une passion si furieuse, pensez sérieusement à vous en guérir. Si celui-là même qui avait le bonheur de-vivre continuellement dans la compagnie de Jésus-Christ, qui écoutait sans cesse ses divines instructions et qui faisait des miracles comme le reste des apôtres, a néanmoins été précipité par cet amour de l’argent dans un abîme de maux; combien vous autres qui n’écoutez et qui ne lisez jamais l’Ecriture, et qui êtes plongés dans les affaires du siècle, serez-vous en danger d’y tomber vous-mêmes, et de succomber sous l’effort d’une passion si violente, si vous ne la prévenez par une sainte frayeur et par une humble circonspection?

Judas était tous les jours dans la compagnie du Sauveur qui n’avait pas où reposer sa tête. Il avait continuellement devant les yeux l’exemple de ses actions; il écoutait à toute heure les avis qu’il donnait à tout le monde de renoncer à l’amour des richesses, et néanmoins il ne retira aucun avantage de toutes ces choses. Qui pourrait espérer après cela de se délivrer d’une passion si furieuse, à moins que de s’y appliquer avec un soin très-particulier? Car il est certain, mes frères, que l’avarice est un monstre. bien terrible. Cependant si vous êtes résolus de le combattre, vous en deviendrez les maîtres.

Cette passion ne vient point de la nature, comme on peut en juger par ceux qui échappent à s~ tyrannie. Ce qui est naturel est commun à tous les hommes. Ainsi tous les hommes n’étant pas universellement avares, il est clair que ceux qui le sont, ne le sont que par leur faute et par leur propre négligence. C’est leur paresse seule qui donne la naissance, l’accroissement et la vigueur à cette honteuse passion. Aussitôt qu’elle s’est rendue maîtresse d’une âme, et qu’elle la tient assujétie comme son esclave, elle la force de suivre ses lois barbares., et de vivre d’une manière entièrement opposée à la nature et à la raison. N’est-ce pas vivre en effet contre toutes les règles de la raison et de la nature, que de ne connaître plus ni ses concitoyens, ni ses amis, ni ses proches, ni ses frères, ni soi-même? Faut-il d’autres preuves pour nous faire juger que cette maladie est une peste qui combat et qui détruit la nature , que de la voir s’emparer de l’âme de Judas et faire d’un apôtre de Jésus-Christ le traître et le meurtrier de son maître?

Vous me demanderez peut-être comment un homme que Jésus-Christ même avait appelé à l’apostolat, a pu tomber dans un crime si horrible. Je vous réponds que la vocation de lieu ne contraint personne, qu’elle ne fait point violence sur l’esprit de ceux qui veulent quitter le bien pour suivre le mal, qu’elle les exhorte, qu’elle les avertit, et qu’elle les porte à la vertu. Mais lorsqu’ils lui résistent, elle ne leur impose point de nécessité, et elle n’use point de contrainte. Si vous voulez voir quelle a été la source du malheur de cet apôtre, vous trouverez que c’est sa passion pour l’argent qui l’a perdu.

Vous me demanderez encore comment cette passion a eu sur lui tant de pouvoir. Je vous (21) réponds que cela est venu de sa lâcheté. C’est cette paresse et cette négligence qui est le principe de tant de changements funestes que nous déplorons, comme c’est au contraire la ferveur, la vigilance qui change heureusement les hommes, et qui les rend bons de mauvais qu’ils étaient auparavant. Combien a-t-on vu de personnes furieuses et emportées devenir enfin douces comme des agneaux? Combien en a-t-on vu d’impures devenir chastes? Combien a-t-on vu d’avares renoncer tellement à l’avarice qu’elles ont donné même avec profusion de leurs propres biens?

Mais aussi combien a-t-on vu de changements contraires par le relâchement de ceux qui se sont laissé corrompre? Giezzi n’était-il pas avec un homme de Dieu qui était très-saint? Cependant il se laissa surprendre par cette passion, et son avarice le changea et le rendit plus lépreux dans l’âme qu’il ne le devint dans le corps. On ne peut assez exprimer jusqu’où nous emporte cette fureur. Elle attaque les morts comme les vivants, et elle n’épargne pas même la sainteté des sépulcres. Elle excite les divisions et les querelles; elle allume les guerres, et elle remplit le monde de meurtre et de sang.

Un avare est un homme inutile à tout. Il n’est propre ni à conduire des armées, ni à gouverner des peuples. Il ne peut rien faire utilement, ni dans les charges publiques, ni dans ses affaires particulières; s’il veut choisir une femme, il ne se met pas en peine d’en chercher une qui soit réglée, qui soit sage et modeste. Il ne demande autre chose, sinon qu’elle soit riche. S’il a une maison à acheter, il n’en prend pas une qui soit propre à un homme honorable; mais il choisit celle qui donnera le plus de revenus. S’il a besoin de serviteurs, il prend toujours ceux qui lui coûtent moins.

Pourquoi m’arrêtai-je à ces choses? Quand il serait roi du monde, il deviendrait la ruine de tous les peuples, et après cela il demeurerait encore le plus pauvre et le plus misérable de tous les hommes. Car au lieu d’avoir des pensées de roi, et de croire que les richesses de tous ses sujets seraient les siennes, il n’aurait que des pensées des hommes du peuple il voudrait s’enrichir comme font les particuliers, et, après avoir ravi le bien de tout le monde, il croirait encore n’en avoir jamais assez.

4. C’est pourquoi le Sage a dit qu’il n’y a rien de plus injuste qu’un avare. Car l’avare est son ennemi à lui-même, et il est l’ennemi commun de tous les hommes. Il voit avec peine que la terre ne porte pas des épis d’or; que l’or ne coule pas dans les rivières, et que les montagnes ne produisent pas des rochers d’or. Quand les saisons sont bonnes, il les croit mauvaises, et la prospérité publique fait son affliction particulière. Lorsqu’il se présente une occasion d’agir, qui ne lui doit rien valoir, il est tout de glace ; mais lorsqu’il y a deux oboles à gagner, il court et il vole, et il est infatigable dans le travail. Il hait tous les hommes, soit pauvres ou riches: les pauvres, de peur qu’ils ne lui demandent quelque chose de ce qu’il a, et les riches, parce qu’il ne possède pas tout ce qu’ils ont. Il croit que tout ce qui est aux autres devrait être à lui. Ainsi il hait tous les hommes, comme s’ils lui ravissaient tout ce qu’ils ont et ce qu’il n’a pas. Il amasse toujours, et il n’est jamais content. Il s’enrichit toujours, et il est toujours pauvre et misérable, comme celui qui aime Dieu et qui n’aime point l’argent est toujours heureux. Car rien n’est comparable au bonheur d’un homme juste, qu’il soit esclave ou qu’il soit libre. Il n’y a personne sur la terre qui lui puisse nuire. Quand tous les peuples s’armeraient contre lui, il. demeurerait inaccessible et inviolable à tous leurs efforts. L’avare au contraire n’est jamais en sécurité. Quand il serait roi, quand il porterait cent couronnes, ce qu’il aime est toujours exposé aux insultes et à la violence du dernier des hommes. Tant il est vrai que la malice est toujours faible, et que la vertu est toute-puissante.

Pourquoi donc vous affligez-vous d’être pauvre? Pourquoi faites-vous votre malheur de ce qui devrait vous être un sujet de joie? Pourquoi vous laissez-vous abattre lorsque vous devriez vous réjouir comme dans une fête solennelle? Car la pauvreté, lorsqu’on la ménage sagement, est véritablement comme un jour de fête. Pourquoi pleurez-vous comme de petits enfants, puisqu’on ne peut mieux appeler ceux qui s’affligent d’être pauvres? Quelqu’un vous a-t-il maltraité? En quoi consiste l’injure qu’il vous a faite, puisqu’il vous a donné moyen au contraire de vous rendre plus fort que vous n’étiez? Vous a-t-il ravi votre bien? Il a fait en cela la même chose que s’il vous avait déchargé d’un fardeau dont la pesanteur vous (22) accablait. Vous a-t-il noirci de calomnies? Les païens mêmes vous apprendront que ce mal n’est que dans la pensée, et que si votre esprit le repousse, vous n’en recevrez aucune atteinte.

Peut-être vous a-t-on pris une maison magnifique avec les vastes jardins qui l’entourent. Mais ne jouissez-vous pas de toutes les beautés de la terre et de la nature? N’avez-vous pas des édifices publics qui peuvent satisfaire tout ensemble et la nécessité et le divertissement honnête? Qu’y a-t-il de plus beau que de voir le ciel, avec le soleil et les étoiles? Jusqu’à quand voulons-nous demeurer dans notre bassesse et dans notre indigence ordinaire? On ne peut être riche, quand on est pauvre au dedans de soi: comme on ne peut être pauvre lorsqu’on est riche dans le fond du coeur. Si l’âme est la plus excellente partie de l’homme, c’est d’elle-même que son bonheur doit venir, et non de ce qui est au-dessous d’elle. Il faut que ce qui est le principal dans l’homme, gouverne souverainement tout le reste comme lui étant assujetti. Quand le coeur est attaqué, tout le corps en souffre; et la langueur de cette partie principale produit dans tout le reste des membres une indisposition universelle. Lorsqu’au contraire le coeur est sain, sa santé se communique à tout le corps, et elle le rétablit aisément quand quelqu’un de ses membres serait malade.

Mais, pour m’expliquer par une comparaison encore plus sensible, je vous demande ce que peut servir à un arbre d’avoir des .branches vertes, lorsque la racine est gâtée? ou en quoi peut lui nuire d’avoir ses branches toutes sèches comme elles sont en hiver, lorsque la racine est forte et vigoureuse? Je vous dis de même : Que vous servira votre or et votre argent, si vous êtes pauvre au dedans de vous? et en quoi vous nuira d’être pauvre, si vous avez un trésor dans le fond du coeur? Ce sera alors au contraire que vous serez vraiment riche. Car si la vraie marque d’un homme riche, comme nous avons déjà dit souvent, c’est de mépriser l’argent et de n’avoir besoin de rien; la marque au contraire d’un homme pauvre est de chercher toujours du bien, et de n’être jamais content. Or, il est certain qu’étant pauvre, on méprise plus aisément les richesses, et que ce sont les riches au contraire qui cherchent et qui amassent toujours, et qui ne mettent point de bornes à leur avidité insatiable. Ainsi un homme tempérant se contente de boire peu, mais celui qui aime le vin boit sans cesse, et ne peut étancher sa soif.

Car cette passion pour l’argent ne s’éteint pas en la contentant. Au contraire, elle s’irrite encore davantage, comme le feu s’enflamme de plus en plus à mesure qu’on y met du bois. Puis donc que celui qui cherche et qui désire toujours est le plus pauvre; puisque le riche est dans cet état, c’est lui sans doute qui est vraiment pauvre. Ainsi vous voyez, mes frères, qu’il y a des richesses de nom qui sont une véritable pauvreté : comme il y a une pauvreté de nom qui renferme les vraies richesses.

Mais considérons, et supposons deux hommes, dont l’un a mille talents, et l’autre dix, qui perdent tous deux ce qu’ils ont par une injustice et une violence étrangère; lequel des deux sera le plus affligé de la perte qu’il a faite? Tout le monde ne voit-il pas que c’est celui qui a perdu dix mille talents? N’est-il pas vrai aussi qu’il ne s’affligerait pas plus que l’autre de cette perte, s’il n’aimait plus l’argent que lui? Ce grand amour marque en même temps qu’il avait plus de désir pour l’argent que l’autre; et que, par une suite nécessaire, il était aussi plus pauvre; puisque nous ne désirons les choses que selon le besoin que nous en avons. Tout désir tire son principe du besoin et de l’indigence. Lorsque nous sommes contents, nous n’avons plus de désirs. Ainsi un homme sent la soif avant que de boire, et il ne la sent plus lorsqu’il a bu.

Je vous ai dit ceci, mes frères, pour vous faire voir que si nous veillons sur nous, personne ne nous pourra nuire, et que ce n’est point en effet la pauvreté, mais notre peu de vertu qui nous nuit, et qui est la seule cause de notre perte. C’est pourquoi je vous conjure de combattre de toute votre force contre l’avarice, et de la bannir de votre coeur, afin que vous puissiez être vraiment riches, et dans ce monde et dans l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (23)

HOMÉLIE LXXXI: « OR, LE PREMIER JOUR DES AZYMES, LES DISCIPLES VINRENT TROUVER JÉSUS, ET LUI DIRENT : OU VOULEZ-VOUS QUE NOUS VOUS PRÉPARIONS A MANGER LA PAQUE? JÉSUS LEUR RÉPONDIT : ALLEZ-VOUS-EN DANS LA VILLE, CHEZ UN TEL, ET LUI DITES: NOTRE MAÎTRE VOUS ENVOIE DIRE : MON TEMPS EST PROCHE JE VIENS FAIRE LA PAQUE CHEZ VOUS AVEC MES DISCIPLES. LES DISCIPLES FIRENT CE QUE JÉSUS-CHRIST LEUR AVAIT COMMANDÉ, ET PRÉPARÈRENT LA PÂQUE ». (CHAP. XXVI 17, 18, 19, JUSQU’AU VERSET 26.)

ANALYSE

1. Détermination précise du jour désigné dans I’Evangile par ces mots: Le premier des azymes.

2. La douceur que Jésus témoigne envers celui qui le trahit doit être pour nous une leçon qui nous apprenne à apaiser les mouvements de notre colère. — Enormité du crime de Judas. — Que personne n’est mauvais par nécessité.

3 -5. Détestable influence que l’amour de l’argent exerce sur l’âme qu’il possède. — Excellente description de l’avarice. — Le Saint compare l’avare avec un possédé. — De quelle importance il est d’étouffer d’abord toutes les passions qui sont propres à chaque âge.

1. L’Evangéliste appelle « le premier jour des azymes », celui qui précédait cette fête. Car les Juifs avaient coutume de compter les jours à partir du soir. C’est ainsi que l’Evangile commence à compter celui-ci dès le soir précédent, auquel on devait immoler la Pâque.

Les disciples viennent donc trouver Jésus-Christ le cinquième jour de la semaine, que l’un des évangélistes appelle le premier avant les jours sans levain, marquant par là le jour auquel les disciples vinrent parler à Jésus-Christ, de ce qu’il tiendrait prêt pour faire la Pâque. Un autre évangéliste dit: « Le jour des e azymes était venu, auquel il fallait immoler la Pâque » (Luc. XXII, 1); nous faisant voir par ce terme, « était venu », que ce jour était proche, c’est-à-dire qu’on était au soir de la veille de ce jour. Et c’était alors que la fête commençait. C’est pourquoi tous les évangélistes ajoutent : « auquel il fallait immoler la Pâque ». Les disciples s’approchent donc de Jésus-Christ et lui disent: « Où voulez-vous que nous vous préparions à manger la Pâque »?

Il paraît, par ces paroles, que Jésus n’avait aucune maison ni aucun lieu où il pût se retirer, et je crois même que ses disciples n’en avaient point, puisqu’apparemment s’ils en avaient eu, ils l’auraient prié d’y venir. Mais ils avaient tout quitté pour suivre Jésus-Christ leur maître. Mais pourquoi le Sauveur célébrait-il la Pâque? Pour nous faire voir, jusqu’au dernier jour de sa vie, qu’il n’était point contraire à la Loi. Il les envoie chez un inconnu pour faire voir à ses disciples, par cette action d’autorité, qu’il lui eût été facile d’éviter tous les tourments qu’il allait souffrir. Car s’il avait assez de puissance pour persuader d’une parole à un homme qui ne le connaissait pas de le recevoir chez lui, que n’eût-il point fait à l’égard de ceux qui le crucifiaient, s’il n’eût désiré lui-même de souffrir la mort?

Il use ici de la même conduite qu’il avait gardée à l’égard du maître de l’ânesse, dont il se servit pour son entrée à Jérusalem : « Si quelqu’un vous dit quelque chose, dites que le Maître en a besoin». Et il fait dire ici : « Le Maître vous envoie dire : Je viens faire la Pâque chez vous avec mes disciples ». C’est pourquoi je vous avoue que j’admire cet homme, non-seulement parce qu’il fit cette action de charité à l’égard d’un inconnu, mais encore beaucoup plus parce qu’il voyait à quoi (24) cette charité l’exposait, et que, prévoyant qu’il allait être en butte à la haine et à une guerre sans trêve, il méprisa néanmoins ces suites si dangereuses pour obéir à la parole de Jésus-Christ.

Le Sauveur donne à ses disciples une marque pour connaître cet homme, et cette marque est presque la même que celle que Samuel donna autrefois à Saul : « Vous trouverez », lui dit-il, « un homme qui montera et qui aura un vase » (I Rois, XIX, 3): Et Jésus-Christ dit ici que cet homme « porterait une cruche d’eau ».

Il faut encore remarquer combien Jésus-Christ fait paraître ici sa puissance. Il ne dit pas seulement: « Je fais la Pâque chez-vous » ; mais il ajoute ces autres paroles : « Mon temps est proche». Il dit ce mot à dessein, parce qu’il voulait parler souvent de ses souffrances en présence de ses disciples, afin qu’ils méditassent longtemps à l’avance sur ce sujet, et que cette longue préméditation les empéchât d’en être troublés. Il voulait encore témoigner à tous ses disciples, et à cet homme même qui allait le recevoir chez lui, et généralement à tous les Juifs, que c’était volontairement qu’il s’offrait à la mort. Il dit qu’« il veut faire la Pâque avec ses disciples », afin qu’on préparât avec plus de soin tout ce qui était nécessaire, et que personne ne s’imaginât qu’il cherchait à se cacher.

« Le soir donc étant venu, il était à table avec ses douze disciples (20) ». Qui ne s’étonnera, mes frères, de l’impudence de Judas? Il ose se mettre à table avec les autres; il participe aux mêmes mystères. Et il ne rentre point en lui-même, quoique Jésus-Christ lui fasse un reproche secret, d’une manière si douce et si modérée, que tout autre que lui, qu’une brute même en eût été touchée. L’évangéliste marque à dessein que ce fut « lorsqu’ils étaient à table » que Jésus-Christ parla de celui qui allait le trahir, afin que le temps de la célébration de ces grands mystères, et la participation d’une même table, fissent voir avec plus d’horreur quelle était la malice de ce traître.

« Et comme ils mangeaient, il leur dit : Je vous dis en vérité que l’un de vous me trahira (21)». Avant même que de se mettre à table, Jésus avait lavé les pieds à Judas aussi bien qu’aux autres. Mais admirez la douceur de Jésus-Christ, et jusques à quel point il épargne ce disciple. Il ne dit pas un tel en particulier, mais en général : « Un d’entre vous me trahira », afin qu’en se voyant découvert par son maître, et espérant encore de pouvoir demeurer caché aux apôtres, il fût touché de pénitence. Jésus aime mieux effrayer tous les autres, et les frapper de crainte, que de ne pas donner encore à ce coupable cette ouverture pour le porter à se repentir de son crime : « Un d’entre vous », dit-il, d’entre vous qui êtes mes douze disciples, qui avez toujours été avec moi, dont je viens de laver les pieds, et à qui j’ai promis de si grandes choses; un d’entre vous, dis-je, « me trahira ». Une douleur profonde saisit alors tous les apôtres. Saint Jean marque « qu’ils se regardaient l’un l’autre », et que bien qu’ils ne se sentissent point coupables, ils se défièrent d’eux néanmoins, et demandèrent en tremblant: « Seigneur, est-ce moi »? C’est ce que marque notre Evangéliste, lorsqu’il dit: « Et pleins d’une grande tristesse, ils commencèrent chacun à lui demander: Seigneur, est-ce moi (22)? Il leur répondit : Celui qui met la main avec moi dans le plat me trahira (23) ». Remarquez, mes frères, quand le Sauveur déclare enfin celui qui le trahissait, c’est lorsqu’enfin il est obligé de le faire pour délivrer les autres d’une tristesse insupportable qui les rendait à demi-morts. La crainte les avait pénétrés jusqu’au fond du coeur : et c’était cette disposition qui les forçait tous de faire cette demande : « Seigneur, est-ce moi »?

On peut dire néanmoins que ce ne fut pas là la seule cause pour laquelle le Sauveur voulut désigner quel serait celui d’entre eux qui le trahirait, mais qu’il voulait encore étonner Judas, et le faire rentrer en lui-même. Comme le traître n’avait point été touché des paroles obscures dont Jésus-Christ s’était servi pour le désigner, Jésus l’accuse plus clairement pour ébranler ce coeur endurci: « Lors donc», qu’ils eurent tous fait cette demande à Jésus-Christ, et qu’il leur eut répondu : « Celui qui met la main avec moi dans le plat, me doit trahir», il ajouta: «Pour ce qui est du Fils de l’homme il s’en va selon ce qui a été écrit de lui; mais malheur à l’homme par qui le Fils de l’homme sera trahi. Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût pas né (24) ». Quelques-uns disent que l’impudence de Judas allait si loin que, pour marquer davantage quel mépris il faisait de son Maître, il mit avec lui la main (25) dans le plat. Mais, pour moi , je crois que Jésus-Christ ménagea cette rencontre pour faire plus d’impression dans l’esprit de ce disciple, par cette action qui témoignait plus d’amitié et de familiarité, et qui était plus capable de le toucher.

2. Ne passons point légèrement de si grandes choses : arrêtons-nous à les considérer, afin de les graver plus profondément dans notre coeur. Une fois qu’elles y seront bien établies, elles n’y laisseront plus entrer la colère. Car si nous nous représentons bien cette dernière cène, où Judas est assis à la même table que tous les apôtres, où Jésus-Christ qui voyait la trahison dans le coeur de ce disciple, le traite avec une bonté et une charité incompréhensible, pourrons-nous nous abandonner aux mouvements de notre aigreur, et nourrir dans notre âme le poison de la colère? Et considérez, je vous prie, la douceur avec laquelle le Fils de Dieu parle: « Pour ce qui est du Fils de l’homme, il s’en va selon ce qui a été écrit de lui ». Il veut soutenir ses apôtres par ces paroles, en les empêchant de croire que ce fût par faiblesse ou par impuissance qu’il allait mourir, et il tâche même de changer le coeur de celui qui le trahissait.

« Mais malheur », ajoute-t-il, « à l’homme par qui le Fils de l’homme sera trahi : il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût pas né». Ces paroles font bien voir encore l’ineffable douceur de Jésus-Christ. Car elles ne renferment pas le reproche et l’invective, mais elles sont l’expression d’un sentiment de compassion, expression toujours contenue, adoucie et voilée. Mais ce qui me surprend le plus, c’est que le Fils de Dieu conserve cette douceur, lors même que Judas, ajoutant l’impudence à la perfidie, eut la hardiesse de lui dire : « Seigneur, est-ce moi? Judas qui le trahit, commença alors à lui dire : Seigneur, est-ce moi (25) »? Qui peut comprendre cet aveuglement? Il demande si c’est lui qui doit commettre un crime qu’il a déjà formé dans son coeur. L’évangéliste ne rapporte cette parole qu’en s’étonnant de cette insolence. Cependant que répond à cela le Sauveur? « Il lui répondit : Vous l’avez dit ». Il pouvait dire: Méchant, scélérat, traître, vous cachez ce dessein depuis tant de temps dans le fond de votre coeur; vous avez fait un traité diabolique : vous m’avez vendu, et vous en allez recevoir le prix et lorsque je vous reproche votre crime, vous me répondez comme si vous étiez le plus innocent de tous les hommes. Il ne lui parle point de cette manière, il lui dit simplement: « Vous l’avez dit». C’est ainsi qu’il nous apprend à oublier les injures et à conserver une patience qui n’ait point de bornes.

Mais, direz-vous, puisqu’il était écrit que le Christ devait souffrir ces choses, pourquoi accuser Judas? Il n’a fait qu’accomplir ce qui était écrit. — Je réponds que nous l’accusons très-justement de son crime, puisque ce n’est point dans cette disposition qu’il a résolu de livrer son Maître, mais par sa méchanceté et par son avarice. Si l’on ne considérait pas l’intention de celui qui agit, on pourrait excuser le démon même, et l’absoudre comme innocent de tous les crimes qu’il commet. Mais il n’en faut pas juger de la sorte. Le démon comme Judas méritent des supplices infinis, quoique leur action si détestable ait été suivie du salut du monde. Ce n’est point la trahison de Judas qui nous a sauvés. C’est la toute-puissance de Jésus-Christ, qui, par un artifice admirable de sa sagesse , a usé si divinement d’un si grand désordre, et a fait servir un crime pour la rédemption de tous les coupables.

Quelqu’un me dira peut-être: Si donc Judas n’eût point trahi Jésus-Christ, un autre l’aurait-il trahi? — Mais à quoi bon cette question? — Puisqu’il fallait, dites-vous, que le Christ fût mis en croix, il était nécessaire qu’il le fût par quelqu’un ; s’il était nécessaire qu’il le fût par quelqu’un, il est évident qu’il le devait être par un homme quelconque. — Quoi donc! si tout- le monde eût été juste, Jésus-Christ n’eût-il pu trouver le moyen de nous faire les grâces qu’il nous a faites? Dieu nous garde de cette pensée. La sagesse infinie du Fils de Dieu n’aurait pas manqué d’autres moyens, si celui-là ne se fût trouvé dans le cours ordinaire du monde. Mais le Fils de Dieu nous empêche lui-même de regarder Judas comme un ministre de notre salut, lorsqu’il le plaint comme malheureux : « Malheur à l’homme par qui le Fils de l’homme sera trahi, il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût pas né ».

On me dira encore : S’il eût mieux valu pour Judas qu’il ne fût jamais venu au monde, pourquoi Dieu l’a-t-il fait naître, aussi bien que tous les méchants qui lui ressemblent? Quoi ! lorsque vous devriez accuser les méchants de leur malice, et leur reprocher les (26) crimes où ils se plongent volontairement, c’est contre Dieu que vous portez votre accusation, et vous voulez pénétrer ses secrets, et sonder la profondeur de ses mystères, quoique vous soyez très-persuadé que les méchants font le mal sans aucune contrainte, et que leur malice n’est que trop volontaire?

Mais, dira-t-on, les bons seuls devraient venir au monde; et alors on n’aurait pas besoin ni d’enfer, ni de châtiments, ni de supplices, puisqu’il n’y aurait pas même trace de mal nulle part. Quant aux méchants, ils devraient ou ne pas naître ou mourir aussitôt qu’ils sont nés. Nous ne croyons pas pouvoir mieux répondre d’abord à cette pensée que par ces paroles de saint Paul : « O homme! qui êtes vous, pour oser disputer avec Dieu? Un vase d’argile, dit-il à celui qui l’a fait : Pourquoi m’avez-vous fait ainsi » ? (Rom. IX, 20.) Mais puisque vous voulez des raisons, je vous dirai en un mot que Dieu permet ce mélange et cette confusion des méchants avec les bons, pour rendre plus éclatante la vertu de ceux qui le servent. Pourquoi donc leur enviez-vous le combat qui leur doit produire une si riche couronne?

Quoi donc! direz-vous encore, faut-il que les uns soient punis pour que les autres aient l’occasion de briller et d’acquérir de la gloire? — A Dieu ne plaise. Personne n’est puni que pour sa méchanceté propre. Les méchants ne sont pas tels par le seul fait de leur naissance ils le deviennent librement par le vice de leur volonté, et c’est pourquoi ils sont châtiés. Car de quels supplices ne sont pas dignes ceux qui n’ont pas voulu suivre la vertu dont ils ont sous les yeux de si beaux modèles? Car, comme les bons méritent une double récompense, et parce qu’ils ont été bons, et parce qu’ils ne se sont point laissé corrompre par la malice des méchants; ainsi, les méchants méritent d’être doublement punis, et parce qu’ils ont été méchants, et parce qu’ils se sont rendu inutile l’exemple des bons.

3. Mais considérons ce que Judas répond, lorsque le Sauveur le reprend de son crime «Seigneur », dit-il, « est-ce moi » ? Pourquoi ne fit-il pas tout d’abord cette demande à Jésus-Christ avec les autres? parce le Sauveur n’avait dit qu’en général : « Un d’entre vous me trahira », et Judas crut que dans cette confusion il pourrait facilement n’être pas connu. Mais quand il se vit désigné en particulier, l’extrême douceur de Jésus-Christ lui fit espérer qu’il l’épargnerait encore : ce fut dans cette espérance qu’il lui fit cette question, et qu’il l’appela « Rabbi », c’est-à-dire maître. O aveuglement du coeur! où pousses-tu les hommes quand tu les possèdes? C’est là, mes frères, l’effet de l’avarice. Elle rend les hommes stupides et sans jugement. Elle les change en bêtes ou plutôt en démons. C’est cette passion furieuse qui a persuadé à Judas de s’abandonner au démon qui le voulait perdre, et de trahir Jésus-Christ qui le voulait sauver, Judas qui était lui-même un démon par la disposition de son coeur. C’est l’état où l’avarice réduit encore aujourd’hui ceux qui s’en rendent les esclaves! Ils sont insensés , ils sont fous, ils sont tout entiers au gain ils sont comme Judas.

Mais comment saint Matthieu et deux autres évangélistes disent-ils que le démon entra dans Judas aussitôt qu’il eût traité avec les Juifs; au lieu que selon saint Jean ce ne fut qu’après que Jésus-Christ lui eut donné ce morceau de pain trempé? Saint Jean, mes frères, ne dit que ce que disent les autres évangélistes: « Après le souper », dit-il, « lorsque le diable avait déjà mis dans le coeur de Judas le dessein de trahir son maître ». (Jean, XIII, 27.) Mais comment donc dit-il ensuite: «Après ce morceau de pain le diable entra en lui » ? C’est, mes frères, parce que le démon ne se rend pas tout d’un coup maître du coeur de l’homme. Il n’y entre que peu à peu. C’est de cette manière qu’il se conduit ici envers Judas. Il le tente, il le sonde , jusqu’à ce qu’ayant reconnu qu’il s’abandonnait à lui, il se répand dans le fond de son coeur, et il se l’assujétit entièrement.

On peut faire ici encore une autre question: D’où vient que les disciples mangeant la Pâque « étaient assis », contrairement à l’ordonnance de la Loi ? Je réponds qu’ils mangèrent la Pâque sans s’asseoir, mais après qu’ils l’eurent mangée, et que cette cérémonie légale fut achevée, ils se mirent à table à l’ordinaire pour souper. Un autre évangéliste marque que ce soir-là Jésus-Christ, non-seulement mangea la Pâque, mais qu’il dit même en la mangeant : « J’ai désiré avec ardeur de manger cette Pâque avec vous » (Luc, XXII); c’est-à-dire cette année. Quelle était la cause de ce grand désir? Parce que l’heure était venue pour lui de sauver le monde, parce qu’il (27) allait établir ses mystères et détruire, par sa mort, la tyrannie de la mort. C’est dans cette pensée qu’il dit qu’il avait désiré avec ardeur de manger cette Pâque. Tant il est vrai qu’il allait volontairement à la croix!

Mais rien ne put adoucir cette bête cruelle, ni la fléchir, ni la détourner; Jésus-Christ déplore donc le sort de ce misérable: « Malheur à cet homme ». Il l’épouvante en ajoutant « Il aurait mieux valu pour cet homme qu’il ne fût jamais venu au monde ». Mais ces paroles n’ayant fait aucune impression sur son esprit, le bon Maître le désigne enfin en disant: « C’est celui à qui je présenterai un morceau trempé ». Cependant il demeure toujours dans sa dureté. Il est inflexible et pire qu’un furieux. Car que peut produire la fureur qui égale ce qu’il fait? Il ne jette pas l’écume par la bouche, mais il parle pour trahir son maître. Il n’a point de convulsions dans les bras et les mains , mais il les étend pour vendre ce sang précieux, et pour en recevoir le prix. Ainsi sa fureur n’a point d’égale.

Il ne disait point d’extravagance, dites-vous: Mais quelle extravagance fut jamais pareille à celle-ci: « Que voulez-vous me donner, et je « vous promets de vous le livre »n? Est-ce un homme qui parle, et n’est-ce pas plutôt un démon? Mais il ne s’agitait point comme font les insensés. Hélas! il vaut bien mieux faire ce que fait un homme qui a perdu l’esprit, que de paraître sage et d’être un Judas. Il ne se meurtrissait pas, dites-vous, avec des pierres, comme font les furieux. Plût à Dieu qu’il l’eût fait, et qu’il eût été plutôt possédé par la frénésie que par l’avarice.

Voulez-vous, mes frères, que nous vous représentions ici un homme possédé du démon et un avare, et que nous les comparions ensemble? Je vous prie de ne point croire que je dise ceci pour blesser personne. Ce n’est point la nature que j’accuse, c’est le crime seul. Que fait un homme que le démon possède? Nous le voyons dans l’Evangile. Il ne porte point d’habits, il se frappe cruellement avec des pierres, il va par des précipices et par des rochers, enfin partout où le pousse celui qui l’agite. Il est vrai que cet état est horrible. Mais si je vous prouve qu’un avare traite plus cruellement son âme qu’un possédé ne traite son corps, et que tous les excès des possédés ne paraissent qu’un jeu, en comparaison de ce que font les avares; me promettez-vous alors de renoncer pour jamais à l’avarice? Car n’est-il pas vrai que l’infamie des avares est pire que la nudité des possédés, et qu’il vaut bien mieux n’avoir point d’habits que de se vêtir superbement de ce qu’on a volé aux autres? Ceux qui sont ainsi vêtus, je les regarde comme des bacchants qui s’affublent de masques et se travestissent pour paraître en public comme des fous. C’est la même frénésie qui habille les avares et qui met à nu les possédés.

Les uns et les autres sont dignes de compassion, et les avares encore plus. Car enfin lequel des deux est le plus furieux et le plus dangereux dans sa fureur, de celui qui ne se fait du mal qu’à lui-même, ou de celui qui en fait aussi à ceux qu’il rencontre? N’est-il pas visible que c’est ce dernier? Les possédés se contentent de se tourmenter eux-mêmes, et les avares tourmentent tous ceux qu’ils peuvent.

Vous me direz que les possédés déchirent quelquefois les habits de ceux qu’ils rencontrent. Mais combien souhaiteraient ceux qui sont ruinés par les avares, qu’ils leur déchirassent plutôt leurs habits que de leur ravir leurs biens? Les avares, dites-vous, ne frappent personne au visage comme font les furieux? Quoi donc! ne voyez-vous point paraître sur le visage de ceux qu’ils oppriment, les marques de leur cruauté? N’y voyez-vous point cet abattement et cette pâleur qui le couvre? Et cette pauvreté extrême dans laquelle ils les réduisent, ne leur cause-t-elle pas une douleur qui pénètre jusque dans le fond des entrailles?

Mais on ne voit, dites-vous, les avares déchirer personne avec les dents. Plût à Dieu qu’ils n’eussent que des dents pour mordre et pour déchirer. Ils ont des flèches qui percent jusques au vif: « Leurs dents », dit David, « sont des dards et des flèches ». (Ps. LVII, 6.) Je vous demande lequel des deux souffre davantage, ou celui qui après avoir été mordu d’un homme court aussitôt aux remèdes et qui se guérit, on celui qui est toujours déchiré par la pauvreté qui le tourmente sans relâche? Car la pauvreté forcée et involontaire n’est-elle pas plus cruelle que les bêtes les plus farouches, et plus ardente qu’une fournaise?

Les avares, me direz-vous, ne cherchent pas l’obscurité et la solitude des déserts comme font les possédés. Plût à Dieu, mes frères, qu’ils n’exerçassent leurs violences que dans les (28) déserts et non dans les villes, et que tous les peuples fussent en repos étant à couvert de leur tyrannie. Mais voilà précisément ce qui les rend plus insupportables que les possédés; ils font dans les villes même ce que les autres ne font que dans les déserts, et ils les pillent avec autant d’assurance que s’ils étaient dans une profonde solitude, emportant tout sans que personne les en empêche. Il est vrai qu’ils ne frappent pas à coups de pierres ceux qu’ils rencontrent, mais n’est-il pas plus aisé de se défendre des pierres que des chicanes et des artifices détestables, dont ces riches cruels oppriment les pauvres?

4. Voyons maintenant le mal que les avares se font à eux-mêmes. N’est-il pas vrai de dire qu’ils marchent nus dans la ville, puisqu’ils n’ont pas le vêtement de la vertu? S’ils ne rougissent pas de cette nudité infâme, n’est-ce pas une preuve visible de leur folie? Ils rougiraient de la nudité du corps, et ils se glorifient de celle de l’âme, bien loin d’en rougir. Voulez-vous savoir la cause de cette impudence? C’est qu’ayant une infinité de compagnons de leur avarice et de leur nudité, ils rougissent aussi peu l’un de l’autre que ceux qui se baignent ensemble. S’il y avait moins d’avarice et plus de vertu parmi les hommes, on verrait mieux combien cette passion est infâme. Mais ce qu’on ne peut assez déplorer en nos jours, c’est qu’on ne rougit plus du vice, parce que les méchants sont en très-grand nombre. C’est là l’artifIce du démon, et une des plus grandes plaies dont il frappe les pécheurs. Il leur ôte donc le sentiment de leur péché, parce qu’il l’a tellement multiplié dans le monde, qu’il en a effacé toute la honte. Si un avare se trouvait seul au milieu d’une troupe de vrais chrétiens, il ne pourrait se souffrir lui-même. Il tremblerait en considérant sa laideur, parce qu’il la connaîtrait mieux en se comparant aux autres.

Je crois donc vous avoir assez fait voir que les avares sont en effet dans une nudité plus honteuse que les possédés. Personne ne peut nier non plus qu’ils ne passent toute leur vie comme dans les déserts et dans les lieux les plus retirés. La voie large et spacieuse où ils marchent est pire que ces solitudes affreuses. Quoiqu’elle soit fort peuplée et que l’on s’y presse, ce ne sont pas néanmoins des hommes qui y marchent Elle n’est pleine que de serpents, que de scorpions, que de loups, que de vipères et de toutes sortes de bêtes semblables. Ainsi, la voie dans laquelle les avares marchent, n’est pas seulement un désert. Elle est pire que les déserts. Elle est pleine de pierres et d’épines, et elle déchire plus les âmes que toutes les pointes de roches ne percent les corps.

Les avares demeurent aussi dans les sépulcres comme les possédés, ou plutôt ils sont des sépulcres eux-mêmes. Car qu’est-ce qu’un sépulcre, sinon une pierre qui renferme un corps mort? Les avares sont bien des sépulcres d’une antre manière. Ce ne sont point des pierres qui renferment des corps morte. Ce sont des corps et des coeurs plus durs que la pierre qui enferment des âmes mortes. C’est Jésus-Christ même qui appelle ainsi les Juifs à cause de leur avarice. Ce sont, dit-il, des sépulcres blanchis au dehors, qui « sont au dedans pleins de rapine et d’avarice ».

Voulez-vous maintenant que nous vous montrions encore comment les avares imitent encore les possédés, en se frappant ta tête à coups de pierres? Par où voulez-vous que nous commencions? Par les choses présentes ou par celles qui ne sont pas encore? Comme les avares font moins d’état de l’avenir que de ce qu’ils voient devant eux, commençons par le présent. Car je vous prie, mes frères, de me dire s’il y a des pierres aussi pesantes que le sont les soins dont les avares chargent non leur tête mais leur âme. Lorsqu’ils craignent que la justice des lois ne les chasse d’une maison qui leur plaît, et qu’ils ont usurpé très injustement, de combien d’inquiétudes sont-ils agités alors? de quelle frayeur sont-ils saisis? de quelle colère sont-ils transportés? Quelles tempêtes la fureur et la rage n’excitent-elles point dans leur coeur? Ils fulminent aujourd’hui contre leurs domestiques, demain contre les étrangers. Tantôt la tristesse, tantôt la crainte, tantôt la colère les emporte. Ils vont de précipice en précipice. Ils sont toujours dans l’agitation, et leur âme n’a point de repos.

L’empressement qu’ils ont d’acquérir ce qu’ils ne possèdent pas encore, fait qu’ils estiment comme rien ce qu’ils ont déjà. Ils tremblent d’un côté dans l’appréhension de perdre ce qu’ils ont amassé; et ils travaillent de l’autre pour se faire de nouvelles acquisitions, c’est-à-dire de nouveaux sujets de crainte. Ce sont des malades altérés qui se gorgent d’eau, (29)et qui ne se désaltèrent jamais. Mettez-les au milieu des sources, ils boiront sans cesse, et ils brillent toujours de soif. Leur ardeur pour la richesse n’est point apaisée par tout ce qu’ils ont amassé, comme leur avidité n’a point de bornes; tout ce qu’ils ont ne la satisfait pas, mais l’irrite davantage.

Voilà, mes frères, l’état des avares. Voilà ce qu’ils sont présentement; mais voyons ce qu’ils seront à l’avenir. Il ne faut qu’ouvrir l’Evangile pourvoir les supplices que Dieu leur prépare. Car c’est aux avares que Jésus-Christ fait ce reproche dans son jugement: « J’ai eu faim et vous ne m’avez point donné à manger; j’ai eu soif et vous ne m’avez point donné à boire » (Sup. XXV, 30); et qu’il dit ensuite : «Allez au feu éternel qui a été préparé au diable ». C’est aux avares qu’il propose l’exemple de ce serviteur infidèle qui ne distribuait pas le bien de son maître. Ce sont les avares qu’il effraie par le malheur de cet autre qui avait caché son talent en terre, et par la fin déplorable de ces cinq vierges folles qui n’avaient point l’huile de la charité et de l’aumône.

De quelque côté qu’on jette les yeux dans l’Evangile, on y voit une rigueur effroyable pour les avares. Tantôt Abraham leur crie du haut du ciel qu’il y a entre eux et les bienheureux un grand abîme qu’il est lin possible de passer, Tantôt Dieu leur prononce cet arrêt: «Retirez-vous de moi, maudits; allez dans le feu qui a été préparé au diable ». Tantôt il les menace de les diviser et de les jeter en un lieu « où il y aura des pleurs et des grincements de dents». Ainsi, se trouvant chassés de partout, et ne pouvant avoir de repos en aucun lieu, il ne leur reste que le feu de l’enfer.

5. Quel avantage donc, ô chrétien, retirez-vous de votre foi, si vous êtes après votre mort jeté dans ce lieu «de pleurs et de grincements de dents » : et si, durant celte vie même, vous êtes toujours agité de soins, environné de piéges, haï de tous les hommes et de ceux mêmes qui paraissent vous flatter le plus? Car comme les bons sont aimés non-seulement des bons, mais encore des méchants, les méchants de même sont haïs des bons, et de ceux même qui leur ressemblent. Cela est si vrai que je ne craindrais pas d’en prendre les avares même pour juges. Ils sont insupportables les uns pour les autres. Ils s’incommodent et s’embarrassent entre eux comme ils se nuisent les uns aux autres, ils se haïssent mortellement. Ils se condamnent et s’accusent réciproquement. Ils tiennent à injure et à outrage qu’on les appelle ce qu’ils sont; et en cela ils ne se trompent pas. Car l’avarice est le comble de la corruption et de l’infamie,

Aussi, comment celui qui s’abandonne à ce vice si honteux pourrait-il vaincre ou la vaine gloire, ou la colère, ou les dérèglements de la chair, puisque toutes ces passions sont bien plus difficiles à surmonter que l’avarice, ayant leur principe et comme leur racine dans la nature? Il y a beaucoup de personnes qui croient que la complexion du corps contribue à rendre les hommes ou tristes ou colères, ou peu chastes. Les médecins reconnaissent que le tempérament agit beaucoup eu ce point; que ceux qui sont ardents et bilieux sont plus sujets à l’impureté, et que ceux qui sont d’un tempérament sec sont plus sujets à la colère. Mais jamais personne n’a rien dit de semblable de l’avarice, et cette passion n’a point d’autre source que la corruption de notre esprit et de notre coeur.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de vous opposer à ce vice dangereux, et de le combattre de toutes vos forces. Appliquez-vous avec soin à détruire tous ces désirs déréglés qui naissent en nous dans toute la suite de notre vie. Si nous négligeons de dompter nos passions dans chaque âge où nous nous trouvons, nous nous trouverons à notre mort comme un vaisseau battu de la tempête qui a perdu toutes ses richesses. Car cette-vie est comme une mer d’une vaste étendue. Comme la mer est en divers lieux différemment agitée et dangereuse, la mer Egée à cause des vents, la mer Thyrrénienne à cause des détroits qui la resserrent; cet endroit vers la Lybie qu’on appelle Charybde, à cause des bancs de sables, la Propontide et le Pont-Euxin à cause de la violence de leurs flots, la mer d’Espagne à cause du peu de connaissance qu’on a de ses routes, et les autres de même pour des causes particulières. Ainsi, tous les âges de notre vie ont leurs mouvements et leurs tempêtes.

L’enfance est d’abord agitée par des mouvements très-fréquents, à cause de la violence de cet âge qui n’a point d’arrêt ni de fixité, et qui se laisse aller où la passion l’emporte. C’est pourquoi nous donnons aux enfants des maîtres et des précepteurs, afin que leur (30) direction supplée au défaut de cet âge, et qu’ils imitent les sages pilotes qui, par leur adresse et par le maniement du gouvernail savent régler l’inconstance et l’agitation des flots.

Les transports impétueux de la jeunesse succèdent à ceux de l’enfance. Cet âge ressemble à la mer Egée, et est sujet à des vents furieux que la concupiscence y excite de toutes parts. Tout le monde aussi sait dans quels périls se trouvent les jeunes gens; et combien ils sont plus exposés que les autres, parce que leurs passions sont plus fortes, et qu’ils ne sont plus ni assez dociles pour se laisser conduire par un maître, ni encore assez sages pour se conduire. Lors donc que les vents soufflent avec plus de violence, que le pilote se retire, et qu’un autre sans expérience prend le gouvernail sans être aidé ni soutenu de personne , jugez ce qu’on doit craindre pour le vaisseau.

L’âge d’homme suit la jeunesse. C’est alors qu’on se trouve comme inondé de soins et d’affaires; c’est alors qu’on pense à chercher une femme, à pourvoir des enfants et à gouverner toute une famille. C’est alors que les inquiétudes viennent en foule; que l’envie et que l’avarice règnent dans l’âme. Si donc nous éprouvons toutes ces agitations différentes dans les différents âges de la vie, comment pourrons-nous vivre heureusement en ce monde, et éviter les maux de l’autre, à moins d’avoir été élevés d’abord dans la crainte de Dieu et dans la piété? Car si nous n’apprenons à vivre chrétiennement dès l’enfance, et si nous ne fuyons point l’avarice dans l’âge d’homme, nous tomberons dans une malheureuse vieillesse qui sera le comble de tous les déréglements de notre vie. Notre âme sera comme un vaisseau tout brisé, chargé non de marchandises précieuses, mais de corruption et de boue. Cet état alors sera au démon un sujet de joie, et à nous un sujet de larmes, lorsque nous verrons les supplices qui noue seront préparés.

Evitons ce malheur, mes frères : travaillons de toutes nos forces à combattre nos passions. Détruisons en nous cette passion de l’avarice, afin d’être heureux en ce monde et en l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (31)

HOMÉLIE LXXXII: « ET COMME ILS MANGEAIENT, JÉSUS PRIT DU PAIN ET L’AYANT BÉNI, LE ROMPIT, ET LE DONNA A SES DISCIPLES, EN DISANT : PRENEZ, MANGEZ, CECI EST MON CORPS. ET PRENANT LE CALICE, AYANT RENDU GRÂCES, IL LE LEUR DONNA EN DISANT: BUVEZ- EN TOUS. CAR CECI EST MON SANG, LE SANG DE LA NOUVELLE ALLIANCE QUI EST RÉPANDU POUR PLUSIEURS POUR LA RÉMISSION DES PÉCHÉS ». (CHAP. XXVI, 26, 27, 28, JUSQU’AU VEBSET 36.)

ANALYSE

1. La sainte Cène, institution du sacrement adorable de l’Eucharistie.

2. Réfutation de Marcion, Valentin et Manès, qui niaient la réalité de la mort de Jésus-Christ. — Contre certains hérétiques qui employaient l’eau dans le saint sacrifice.

3. Présomption de saint Pierre corrigée.

4-6. De la foi en Jésus-Christ dans l’Eucharistie. — Pourquoi Jésus-Christ a voulu renfermer ses sacrements sous des figures visibles et extérieures — Qu’il ne faut point approcher de la table de Jésus-Christ avec dégoût ou avec indifférence. — Quelle pureté on y doit apporter. — Que c’est un grand crime d’être indifférent à la grâce que Jésus-Christ nous fait en se donnant à nous dans son Sacrement. — Qu’on doit chasser de cette table sainte ceux qui s’en rendent indignes par leur mauvaise vie, quelque rang qu’ils aient dans le monde.

 

1. Quel est donc l’aveuglement de ce traître qui ne change point pour être assis à cette table divine, et qui demeure toujours le même après avoir participé à de si redoutables mystères? C’est ce que veut montrer saint Luc, lorsqu’il dit : « Qu’après cela le démon entra en lui »; il y entre non pour insulter au corps du Sauveur, mais pour punir l’insolence du traître. Deux circonstances aggravaient le crime de Judas; d’abord il avait osé approcher d’une table si sainte avec une disposition si criminelle; ensuite, bien loin de tirer aucun fruit d’une telle grâce et d’un tel honneur, il en avait abusé sans aucune crainte. Le Fils de Dieu n’éloigna point cet homme, bien qu’il pénétrât le fond de son coeur, pour nous faire voir qu’il ne voulait rien omettre de tout ce qui pouvait servir à le corriger. Nous avons déjà vu, et on le pourra voir encore dans la suite, qu’il lui représentait continuellement son crime, et qu’il cherchait à l’en détourner par ses paroles et par ses actions, par la crainte et par les menaces, par les honneurs et par les services qu’il lui rend. Mais rien ne put le fléchir. C’est pourquoi le Sauveur le laisse enfin à lui-même, et donnant toutes ses pensées au soin de ses autres disciples, il les avertit encore par ces mystères sacrés de sa mort qui s’approchait. Il les entretient de sa croix pendant la cène, et il veut prévenir leur trouble et leur abattement, en leur prédisant si souvent ces choses. Si, après tant de prédictions en actions et en paroles, ils ne laissent pas que de se troubler, qu’auraient-ils donc éprouvés, s’ils n’avaient point été avertis d’avance ? « Et comme ils mangeaient, Jésus prit du pain et le rompit».

Pourquoi Jésus-Christ a-t-il institué ce mystère au temps de la Pâque? C’est pour nous montrer par toutes ces actions que c’est lui-même qui a établi l’ancienne Loi, et que tout ce qu’elle. contient n’était que des figures et des ombres qui avaient rapport à la Loi nouvelle. C’est pour cette raison qu’il a joint la vérité à la figure. Cette heure u du soir » qu’il choisit pour faire la Pâque nous marquait que les temps étaient accomplis, et que les choses étaient sur le point d’avoir bientôt leur dernière fin.

Il rendit grâce à Dieu son Père, afin de nous enseigner comment nous devons célébrer ce saint mystère , et tout ensemble pour nous (32) faire voir qu’il allait volontairement à la mort. Il le fit aussi pour nous apprendre à recevoir avec action de grâces tous les maux que nous souffrons, et pour fortifier et affermir notre espérance. Car si la figure a eu tant de force que de délivrer tout un peuple d’une dure captivité, combien plus la vérité aura-t-elle le pouvoir de tirer tout l’univers de la servitude, et de combler de biens tous les hommes?

C’est pourquoi il n’avait point voulu leur faire part de ces mystères avant le moment où la Loi devait cesser. Il abolit la première et la principale de leurs fêtes, et les fait passer à une autre Pâque pleine d’une sainte frayeur. « Prenez », leur dit-il, « et mangez. Ceci est mon corps qui est livré pour vous ».

Comment n’ont-ils point été troublés en entendant ces paroles? Parce que déjà auparavant il leur avait dit plusieurs grandes choses de ce mystère. Voilà pourquoi il leur dit ici cette parole sans aucun préambule, les jugeant assez préparés à l’entendre. Il leur découvre la cause de sa passion, c’est-à-dire « la rémission des péchés ». Il appelle ce sang, « le sang de la nouvelle alliance », c’est-à-dire de la promesse de la Loi nouvelle. Car c’est ce qu’il a promis de nouveau, et c’est par ce sang que la nouvelle alliance est confirmée. Et comme l’ancienne avait pour son partage le sang des bêtes qu’elle immolait, de même la nouvelle a pour le sien le sang du Seigneur.

Il témoigne encore par ces paroles qu’il s’en va mourir, et c’est pour cela qu’il parle de «Testament », et qu’il nous remet en mémoire cet Ancien Testament qui avait été aussi scellé et consacré avec le sang. Puis il déclare la cause de sa mort en disant: « Que ce sang sera répandu pour plusieurs, afin d’effacer leurs péchés ».

Il dit ensuite: « Faites ceci en mémoire de « moi ». On voit par ces paroles comment il veut nous retirer de l’observation des coutumes judaïques. Car, comme vous faisiez autrefois la Pâque en mémoire des miracles que vos pères avaient vu faire en leur faveur dans l’Egypte, de même vous ferez ceci en mémoire de ce que je fais maintenant pour vous. Le sang dont les portes des Israélites furent alors teintes, n’était que pour sauver les premiers nés; mais celui-ci est répandu pour la rémission des péchés du monde entier. « Car ceci», dit-il, « est mon sang qui sera répandu pour la rémission des péchés».

Or, il voulait faire connaître à ses disciples que sa passion et sa croix était un mystère, et apporter ainsi quelque consolation à leur douleur; et comme Moïse avait dit : « Ceci vous servira d’une mémoire éternelle »; de même Jésus-Christ dit à ses disciples : « Faites ceci en mémoire de moi, jusqu’à ce que je vienne». Et c’est pour cette raison qu’il ajoute : « J’ai désiré d’un grand désir de manger cette Pâque avec vous », c’est-à-dire, de vous donner des choses nouvelles et de vous faire part d’une Pâque qui vous rendra spirituels. Il en but aussi lui-même de peur que les disciples, ayant ouï ces paroles, ne disent: Quoi ! buvons-nous du sang et mangeons-nous de la chair? et qu’ainsi ils ne se troublassent comme plusieurs Juifs avaient déjà fait, lorsqu’il avait seulement parlé de ce mystère. Il leur montre donc l’exemple, afin de les faire approcher avec un esprit tranquille de la communion de ses mystères.

Mais faut-il donc, direz-vous, célébrer aussi l’ancienne Pâque? Point du tout, puisque Jésus-Christ ne nous a dit : « Faites ceci », que pour nous retirer de la Pâque ancienne. Et s’il opère en celle-ci la rémission des péchés, comme il le fait en vérité, n’est-il pas superflu de célébrer cette ancienne cérémonie légale? Comme il avait donc voulu que la première Pâque servît aux Juifs d’un monument éternel des grâces qu’il leur avait faites; il veut ici de même que cette nouvelle Pâque serve aux chrétiens pour leur rappeler éternellement dans la mémoire le souvenir des dons infinis de leur Sauveur. Il veut par cette conduite fermer la bouche aux hérétiques, parce que, lorsqu’ils demandent où est la preuve certaine qu’il a été immolé, nous les réduisons au silence en leur alléguant entre plusieurs autres raisons les saints mystères. Car si Jésus-Christ n’est pas mort, de qui ce sacrifice que nous célébrons est-il le symbole?

2. Voyez-vous, mes frères, combien Jésus-Christ a désiré que nous eussions toujours présente la mémoire de la mort qu’il a soufferte pour nous? Comme il devait s’élever des hérétiques impies, Marcion , Manès, Valentinien, et leurs disciples, qui nieraient le mystère de la mort du Sauveur, c’est pourquoi il fait mention de sa passion, même au milieu de l’institution de cet autre mystère de son (33) corps et de son sang adorable; en sorte qu’il n’y a point d’homme raisonnable qui puisse être trompé en ce point. Ainsi, le Seigneur nous sauve et nous instruit tout ensemble par cette même table sacrée qui est le plus grand de tous les biens; c’est ce qui fait que saint Paul en parle avec tant d’étendue. Après la célébration de ce mystère , Jésus-Christ dit « Je ne boirai plus désormais de ce fruit de vigne, jusqu’au jour auquel je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon Père (29) ». Comme il avait déjà parlé de sa passion et de sa croix, il parle maintenant de la résurrection qu’il appelle le « Royaume de son Père ».

Mais pourquoi a-t-il voulu boire et manger après sa résurrection? C’était pour ne point passer pour un fantôme dans l’esprit des plus grossiers qui regardent cette marque comme la plus certaine et la plus infaillible de la résurrection. De là vient que les apôtres, pour convaincre les peuples. de la résurrection de Jésus-Christ, disent: « Nous avons bu et mangé avec lui depuis qu’il est ressuscité des morts». C’est donc pour leur marquer clairement qu’ils le verront après sa résurrection et qu’ils le verront de telle sorte que ses paroles et ses actions les convaincraient de la vérité de sa nouvelle vie, qu’il leur. dit ces paroles : « Jusqu’au jour auquel je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon Père ». Car vous devez être les témoins de ma résurrection dans le monde entier. C’est pourquoi vous me verrez quand je serai ressuscité.

Il appelle ce vin, « nouveau », c’est-à-dire, qu’il le boirait d’une manière nouvelle, inouïe et tout à fait admirable. Car il est ressuscité avec un corps impassible, immortel, incorruptible, et qui n’avait aucun besoin de nourriture. Et s’il a voulu boire et manger après sa résurrection, lorsqu’il n’avait aucun besoin de nourriture, ce n’était que pour certifier davantage la vérité de sa résurrection. Pourquoi, me direz-vous, a-t-il voulu, après sa résurrection, boire non de l’eau, mais du vin? C’était pour ruiner, jusque dans la racine, l’hérésie pernicieuse de ceux qui veulent se servir d’eau dans la célébration des mystères, et pour montrer que quand il a institué ce mystère, c’était avec du vin, et qu’après sa résurrection il a usé encore de vin dans un repas commun qui ne renfermait point de mystère. « Je ne boirai point », dit-il « de ce fruit de la vigne », or la vigne produit non de l’eau, mais du vin.

« Et ayant chanté le Cantique, ils s’en allèrent sur la montagne des oliviers (30) ». J’appelle ici tous ces mangeurs brutaux qui, après s’être gorgés à table, en sortent comme des pourceaux au lieu de rendre à Dieu les actions de grâces qu’il mérite. J’appelle encore tous ceux qui, dans la célébration des mystères, n’attendent pas les dernières oraisons qui figurent celle que fait ici le Sauveur. Il rend grâces à Dieu son Père avant que de donner à manger à ses disciples, afin de nous apprendre à commencer nos repas par les actions de grâces; il rend grâces aussi après, et il chante un cantique afin de nous avertir de l’imiter dans cette pratique

Mais pourquoi va-t-il sur cette montagne qui était un lieu si connu à Judas qui le trahissait, sinon pour montrer qu’il ne fuyait point la mort, et qu’il ne voulait point se cacher? Après qu’il y fut arrivé, il dit à ses disciples « Je vous serai à tous en cette nuit une occasion de scandale et de chute. Car il est écrit: Je frapperai le pasteur, et les brebis du troupeau seront dispersées (31)». Il leur rapporte cette prophétie pour leur faire voir qu’ils devaient s’appliquer continuellement à la méditation de l’Ecriture, et pour leur marquer en même temps que c’était par un ordre exprès de la volonté de Dieu son Père, qu’il allait être crucifié. Il voulait encore témoigner dans toutes les rencontres, qu’il n’était point opposé à l’ancienne Loi, ni à Dieu qui l’avait établie; que tout ce qui était marqué dans les anciennes Ecritures avait rapport à l’avenir; et que les prophètes avaient longtemps auparavant prophétisé ce qui lui allait arriver, afin que la vue de toutes ces choses relevât leur espérance.

Il veut encore nous apprendre quels étaient ses disciples avant sa mort, et quels ils devinrent ensuite. Ceux qui n’avaient pu même le voir attacher en croix, et qui s’enfuirent aussitôt qu’il fut pris, demeurèrent enfin plus fermes que le diamant. Mais cette fuite des disciples nous est encore une preuve convaincante de la vérité de la mort de Jésus-Christ. Car si, après tant de marques indubitables, de paroles et d’actions, quelques-uns néanmoins sont encore assez hardis pour dire que le Fils de Dieu n’a point été crucifié; que n’oseraient-ils point soutenir, s’il ne fût arrivé alors aucune de ces (34) circonstances? Ainsi, il a voulu prouver invinciblement sa mort, non-seulement par sa passion et par ses souffrances, mais encore par la conduite de ses disciples, par les mystères, enfin par tous les moyens, afin de ruiner entièrement l’hérésie de Marcion. C’est aussi pour cela qu’il a permis que le chef même de ses disciples le renonçât. Car si Jésus-Christ n’a pas été véritablement pris , s’il n’a pas été lié et crucifié, pourquoi saint Pierre et les autres apôtres on t-ils été si saisis de crainte? Cependant il ne les abandonne pas dans ce trouble, et il leur dit: « Mais après que je serai ressuscité, j’irai devant vous en Galilée (32) ».

Il ne voulut pas leur paraître comme descendant tout à coup du ciel, ni s’en aller dans un pays fort éloigné; mais il voulut se faire voir à eux dans le lieu même où ils étaient avant sa mort, et se montrer dans l’endroit presque où on l’avait crucifié, afin de nous mieux assurer par cette circonstance que celui qui ressuscitait était le même qui venait d’être crucifié. C’est donc par cette promesse qu’il tâche d’apaiser leur douleur. Il dit qu’il irait devant eux « en Galilée », afin qu’étant délivrés de cette grande crainte des Juifs qui les saisissait, ils pussent écouter ses paroles avec un esprit plus calme, et les croire avec une foi plus ferme. C’est le véritable sujet pourquoi il-choisit ce pays de Galilée.

« Pierre lui répondit: Quand tous les autres seraient scandalisés en vous, moi je ne le serais jamais (33) ». Que dites-vous apôtre? Le prophète dit: « Que les brebis du troupeau seraient dispersées ». Jésus- Christ confirme lui-même ce que le prophète a dit; et cependant vous assurez le contraire? Ne vous suffit. il pas que votre maître vous ait fait ces sévères réprimandes, lorsque vous lui disiez : « Seigneur, ayez pitié de vous : Cela ne sera point »? Mais Dieu permet ceci, afin que ce disciple, tombant ensuite, apprit à obéir en tout à son maître, et à croire plutôt la vérité de ses paroles, que le témoignage de sa propre conscience. Mais les autres retirèrent aussi un grand avantage de ce triple renoncement de saint Pierre, en y voyant un si grand exemple de l’infirmité humaine, et une si grande preuve de la vérité de Dieu. Quand Dieu a une fois prédit qu’une chose arrivera, il ne faut plus penser à la combattre par de vaines subtilités, ni à lui résister par des efforts superflus; il ne faut point non plus, en s’élevant contre les autres, se préférer à eux; « car , dit saint Paul, c’est en vous-mêmes et non dans les autres que vous trouverez votre gloire ». (Gal. VI.)

Au lieu de dire humblement à Jésus-Christ: Seigneur, soutenez-nous par votre force toute-puissante, afin que rien ne puisse nous faire tomber dans le scandale, Pierre s’élève au contraire, et dit dans un esprit de présomption : «Quand tous les autres seraient scandalisés en vous, moi je ne le serais jamais». Ces paroles témoignaient une présomption que Jésus-Christ voulut rabaisser en permettant le renoncement. Puisque Pierre ne se laissait persuader ni par la parole de son maître, ni par celle du prophète que le Sauveur avait même cité à dessein pour que l’apôtre n’osât y contredire, Jésus-Christ, voyant que les paroles n’étaient pas assez fortes pour instruire son disciple, l’instruit par les choses mêmes.

Et pour montrer que ce n’était que pour ce sujet, et pour abattre son orgueil, qu’il permit ce renoncement, voyez ce qu’il lui dit : « J’ai prié pour vous, afin que vous ne perdiez pas la foi » : ce qu’il lui dit pour le toucher davantage, en lui faisant voir que sa faute serait plus grande que celle de tous les autres disciples, et qu’il avait besoin d’un plus grand secours, et d’une prière toute particulière pour en obtenir le pardon. Car il avait commis un double crime dans ces paroles si hardies; le premier de résister à la parole expresse de son maître; et le second de se préférer aux autres disciples : et j’en ajouterais même un troisième, par lequel il s’attribuait tout comme venant de lui-même et de ses seules forces. Jésus-Christ voulant donc remédier à tant de plaies le laissa tomber, et c’est pour ce sujet que, sans parler aux autres, il s’adresse à lui en disant : « Simon, Simon, Satan vous a demandé afin de vous cribler comme on crible le blé », c’est-à-dire, « afin de vous tenter, de vous troubler, de vous effrayer; mais moi j’ai prié pour toi, afin que tu ne perdes point la foi ».

Pourquoi, si le démon a demandé permission de tenter tous les disciples, Jésus-Christ ne dit-il pas qu’il a prié son Père pour eux tous? Il est évident, comme je l’ai déjà dit, qu’il voulait le toucher plus vivement par des paroles si sensibles, et qu’il lui parlait cri particulier, pour lui faire reconnaître que sa faute était plus grande que celle de tous les autres. (35)

Pourquoi Jésus-Christ ne dit-il pas: Mais je ne l’ai pas permis au démon, et qu’il dit : « Et moi j’ai prié », sinon parce qu’allant à sa passion il voulait parler plus humblement, et témoigner davantage la vérité de la nature humaine dont il était revêtu ? Et comment serait-il possible, qu’après avoir établi si solidement et si puissamment son Eglise sur la confession de foi que lit cet apôtre, qu’après lui avoir promis qu’elle serait invincible à tous les dangers, et à la mort même; qu’après lui avoir donné les clefs du Royaume des cieux, et l’avoir affermi dans une si grande puissance, sans qu’il eût besoin de, faire aucune prière, comment, dis-je, serait-il possible qu’il eût besoin de prier en cette rencontre? Car il lui parlait avec une autorité toute divine, lorsqu’il disait : « J’édifierai mon Eglise sur toi, et je te donnerai les clefs du royaume des cieux ». Comment après cela devait-il avoir recours à la prière pour calmer le trouble d’un seul homme? Pourquoi donc use-t-il de ces termes, sinon pour la raison que je viens d’indiquer, et pour condescendre à la faiblesse de ses disciples qui n’avaient pas encore de lui l’opinion qu’ils devaient en avoir.

Vous me demanderez peut-être comment, après cette prière, saint Pierre a pu renoncer son maître. Jésus-Christ n’a pas dit qu’il prierait son Père d’empêcher que Pierre ne le renonçât; mais qu’il, ne perdît la foi. Car c’est pas ses prières et par sa grâce que la foi de cet apôtre ne s’est pas tout à fait éteinte. Saint Pierre craignit beaucoup, parce que Dieu l’avait beaucoup laissé à lui, et il l’avait beaucoup laissé à lui en retirant de lui son secours, parce que la présomption avait blessé son âme jusqu’à le faire contredire son divin Maître. Celui-ci permit donc qu’il tombât dans ce triple renoncement, afin de détruite en lui son orgueil jusqu’à la racine, car ce mal funeste était si profondément enraciné dans son coeur, que, n’étant pas content d’avoir contredit le prophète et Jésus-Christ même, il eut encore la hardiesse, après que Jésus-Christ lui eut dit : « Je vous dis en vérité, qu’en cette « même nuit, avant que le coq chante, vous me renoncerez trois fois (34) », de lui répondre: « Quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renoncerai point (35) ». Et saint Luc remarque que plus Jésus-Christ lui disait qu’il tomberait dans ce scandale, plus l’apôtre soutenait le contraire. A quoi pensez-vous, apôtre? Lorsque votre maître disait en général à ses disciples : « Un de vous me trahira», vous craigniez d’être ce traître, et quoique vous ne vous sentissiez point coupable de ce dessein parricide, vous ne laissiez pas de vous défier de vous-même; et vous exhortiez un autre disciple à prier le Sauveur de vous marquer quel, serait ce traître. Et lorsqu’il déclare nettement ici qu’il sera pour tous ses disciples un sujet de chute et de scandale, vous osez lui résister et le contredire ?.Vous ne commettez pas même cette faute une seule fois et dans la première surprise d’une chaleur précipitée; mais vous lui répétez plusieurs fois ces mêmes paroles. D’où vient donc un si grand excès?

La faute de saint Pierre, mes frères, vint du grand amour qu’il avait pour Jésus-Christ, et du grand plaisir qu’il ressentait en lui-même, lorsqu’il fut délivré de l’appréhension d’être peut-être celui qui trahirait Jésus-Christ. Lorsqu’il se vit dégagé de cette crainte, il conçut une joie profonde et une confiance extraordinaire en lui-même, qui fit que, s’élevant au-dessus de tous les autres disciples, il dit hardiment en leur présence : « Quand tous les autres seraient scandalisés en vous, moi je ne le serais jamais ». Je crois, sans doute qu’il dit ces paroles par un mouvement de vanité et d’orgueil. Car on voit que même dans ce dernier souper ils disputaient pour savoir qui était le plus grand d’entre eux, tant l’amour de la vaine gloire était enraciné dans leurs esprits. Jésus-Christ donc voulant guérir son disciple d’une maladie si, mortelle, et de tant de maux ensemble, ne le poussa pas à la vérité à le renoncer, Dieu nous garde de cette pensée; mais il retira sa grâce de lui, et fit voir jusqu’où allait la faiblesse de notre nature.

Et remarquez, mes frères, combien il témoigna dans la suite que sa chute l’avait instruit, et que cette faute lui avait été utile. Voyez avec quelle modestie il parle toujours après la résurrection de son Maître. L’Evangile nous rapporte que lorsqu’il eut dit à Jésus-Christ dans une certaine occasion: « Seigneur, que deviendra ce disciple »? (Jean, XXI) et que Jésus-Christ lui eut fermé la bouche et arrêté sa curiosité, il n’osa plus rien répliquer. Quand le Fils de Dieu eut dit de même à tous ses disciples que ce « n’était pas à eux à connaître les temps ni les moments » (Act. I), il demeura aussitôt dans le silence sans dire une (36) seule parole. On voit de même que, lorsqu’une voix du ciel lui eut dit : « N’appelez plus impur ce que Dieu a purifié » (Act. X), il lui céda aussitôt , quoiqu’il n’en comprît pas encore bien le mystère. Ce fut cette chute dont nous parlons ici qui fut comme le principe et la source de son humilité dans toute la suite de sa vie. Jusque-là, c’était à ses propres forces qu’il attribuait tout ce qu’il était, comme lorsqu’il disait : « Quand tous les autres seraient scandalisés en vous, moi je ne le serais jamais. Quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renoncerai point ». Au lieu qu’il devait prier le Sauveur de l’assister de sa grâce, et reconnaître que sans son secours il ne pourrait rien. On voit après qu’il agit d’une manière toute contraire : « Pourquoi nous regardez-vous », dit-il, « comme si nous avions fait marcher cet homme par notre propre force, et par notre propre puissance »? (Act. III.)

4. Nous apprenons par là cette grande vérité, que la bonne volonté de l’homme ne lui suffit pas pour le bien, si elle n’est soutenue et animée par le secours de la grâce; et que, de même, ce secours du ciel ne nous peut servir de rien, lorsque la bonne volonté nous manque. Judas et. saint Pierre sont deux preuves de l’une et de l’autre de ces vérités. Le premier ayant reçu tant de secours de Jésus-Christ n’en a tiré aucun avantage, parce qu’il n’a pas voulu s’en servir et y correspondre; et saint Pierre, au contraire, quoiqu’il eût cette bonne volonté, tomba néanmoins parce qu’il n’avait point ce secours. Toute la vertu est établie sur ces deux principes.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de ne point tellement rejeter tout sur Dieu, que vous demeuriez dans l’assoupissement et dans la langueur; et de ne point croire non plus en travaillant avec ardeur, que tout dépende de votre travail. Dieu ne veut point que nous soyons lâches, ainsi il demande que nous travaillions : il ne veut point non plus que nous soyons superbes; c’est pourquoi il ne veut pas que tout dépende de notre travail. Ainsi il sépare de ces deux choses ce qui nous nuirait, et il en laisse ce qui peut nous être utile. C’est pour cette raison qu’il a laissé tomber le prince des apôtres, afin de se servir de sa chute pour le rendre plus humble et plus ardent dans son amour: « Car celui à qui on pardonne plus, aime davantage ».

Croyons donc toujours à ce que Dieu dit, et ne lui résistons jamais, quoique notre esprit, notre jugement ait peine à se rendre à ce qu’il nous dit, et que sa parole soit au-dessus de notre sens et de foutes nos lumières. Faisons en toutes ces rencontres ce que nous faisons dans nos mystères sacrés. Ne regardons pas seulement ce qui se présente à nos yeux, mais attachons-nous surtout à la parole qu’il a dite. Nos sens nous peuvent, tromper; mais sa parole ne le peut jamais. Notre vue est aisément séduite, et tombe souvent dans l’erreur; mais la parole et la vérité de Dieu ne peuvent errer.

Puisque le Verbe a dit : « Ceci est mon corps », soyons persuadés de la vérité de ses paroles, soumettons-y notre croyance, regardons-le dans ce Sacrement avec les yeux de l’esprit. Car Jésus-Christ ne nous y arien donné de sensible, mais ce qu’il nous y a donné sous des objets sensibles , est élevé au-dessus des sens, et ne se voit que par l’esprit. Il en est ainsi dans le baptême, où, par l’entremise d’une chose terrestre et sensible qui est l’eau, nous recevons un don spirituel, savoir : la régénération et le renouvellement de nos âmes. Si vous n’aviez point de corps, il n’y aurait rien de corporel dans les dons que Dieu vous fait : mais parce que votre âme est jointe à un corps, il vous communique des dons spirituels sous des choses sensibles et corporelles.

Combien y en a-t-il maintenant qui disent: Je voudrais bien voir Notre-Seigneur revêtu de ce même corps dans lequel il a vécu sur la terre. Je serais ravi de voir son visage, toute la figure de son corps, ses habits et jusqu’à sa chaussure. Et moi je vous dis que c’est lui-même que vous voyez; que c’est lui-même que vous touchez, que c’est lui-même que vous mangez. Vous désirez de voir ses habits, et le voici lui-même qui vous permet, non-seulement de le voir, mais encore de le toucher, de le manger, et de le recevoir au dedans de vous.

Mais que personne ne s’approche de cette table sacrée avec dégoût, avec négligence, et avec froideur. Que tous s’en approchent avec avidité, avec ferveur et avec amour. Car puisque les Juifs, en mangeant l’Agneau Pascal, avaient accoutumé de se tenir debout, d’être chaussés, d’avoir un bâton à la main, et de manger en diligence; avec combien plus d’ardeur et d’activité devez-vous manger le divin (37) Agneau de la Loi nouvelle? Les Juifs étaient alors sur le point de passer de l’Egypte dans la Palestine; c’est pourquoi ils étaient en posture de voyageurs: niais quant à vous, vous devez faire un plus grand voyage, puisque vous devez passer de la terre au ciel.

5. Vous devez donc sans cesse veiller sur toutes vos actions, sachant que ceux qui reçoivent avec indignité le corps du Seigneur, sont menacés d’un grand châtiment. Si vous ne pouvez considérer sans une indignation extrême la trahison de Judas qui vendit son maître, et l’ingratitude des Juifs qui crucifièrent leur roi, prenez garde de vous rendre aussi vous-mêmes coupables de la profanation de son corps et de son sang. Ces malheureux firent souffrir la mort au très-saint corps du Seigneur, et vous, vous le recevez avec une âme toute impure et toute souillée après en avoir reçu tant de biens. Car il ne s’est pas contenté de se faire homme, de s’exposer aux ignominies et aux outrages des Juifs, et d’endurer la mort de la croix; il a voulu , outre cela, se mêler et s’unir à nous d’une telle sorte que nous devenons un même corps avec lui, non-seulement par la foi, mais effectivement et réellement.

Qui donc doit être plus pur que celui qui’ est participant d’un tel sacrifice? Quel rayon de soleil ne doit point céder en splendeur à la main qui distribue cette chair, à la bouche qui est remplie de ce feu spirituel, à la langue qui est empourprée de ce redoutable sang? Représentez-vous l’honneur que vous recevez, et à quelle table vous êtes assis. Celui que les anges ne regardent qu’avec tremblement, qu’avec frayeur, ou plutôt qu’ils n’osent regarder à cause de la splendeur et de l’éclat de sa majesté qui les éblouit, est celui-là même qui nous sert de nourriture, qui s’unit à nous, et avec qui nous ne faisons plus qu’une même chair et qu’un même corps.

Qui sera capable de parler assez dignement de la toute-puissance du Seigneur, et de publier par toute la terre les louanges qui lui sont dues? Quel est le pasteur qui ait jamais donné son sang pour la nourriture de ses brebis? Mais que dis-je un pasteur? Ne voyons-nous pas plusieurs mères qui ont si peu de tendresse pour leurs enfants, qu’après les avoir mis au monde, elles ne leur donnent pas même de leur lait. les mettant entre les mains d’autres femmes qui les nourrissent? Mais Jésus-Christ ne peut souffrir que ses enfants reçoivent leur nourriture d’autres que de lui. Il nous nourrit lui-même de son propre sang, et en toutes façons nous incorpore avec lui.

Considérez, mes frères, que le Sauveur est né de notre propre substance; et ne dites pas que cela ne regarde point tous les hommes; puisque s’il est venu pour prendre notre nature, cet honneur regarde généralement tous les hommes. Que s’il est venu pour tous, il est aussi venu pour chacun en particulier. Pourquoi donc, dites-vous, tous en particulier n’ont-ils pas reçu le fruit qu’ils devaient de cette venue? Il ne faut point en accuser celui qui le désire avec tant d’ardeur: il en faut rejeter toute la faute sur ceux qui, par une négligence et une ingratitude insupportable, ne le veulent point recevoir. Car Jésus-Christ, s’unissant et se mêlant par lé mystère de l’Eucharistie avec chacun des fidèles qu’il a fait renaître, et se donnant soi-même à eux pour être leur nourriture, nous persuade par là de nouveau qu’il s’est véritablement revêtu de notre chair.

Né demeurons donc pas dans l’insensibilité après avoir reçu des marques d’un si grand honneur et d’un si prodigieux amour. Vous voyez avec quelle impétuosité les petits enfants se jettent au sein de leurs nourrices, et avec quelle avidité ils sucent le lait de leurs mamelles. Imitons-les, mes frères, en nous approchant avec joie de cette table sacrée, et suçant, pour le dire ainsi, le lait spirituel de ces mamelles divines : mais courons-y avec encore plus d’ardeur et d’empressement, pour attirer dans nos coeurs, comme des enfants de Dieu, la grâce de son Esprit-Saint, et que la plus sensible de nos douleurs soit d’être privés de cette nourriture céleste.

Ce n’est point la puissance des hommes qui agit sur ces choses que l’on offre sur le saint autel. Jésus-Christ, qui opéra autrefois ces merveilles dans la cène qu’il fit avec ses apôtres, est le même qui les opère encore maintenant. Nous tenons ici la place de ses ministres, mais c’est lui qui sanctifie ces offrandes, et qui les change en son corps et en son sang. Que nul Judas, que nul avare n’ait la hardiesse d’y assister. Il n’y a pas à cette table de place pour eux. Mais que les véritables disciples de Jésus-Christ s’en approchent, puisqu’il a dit que c’était avec ses disciples qu’il faisait la Pâque. Ce banquet sacré où vous (38) assistez est le même que celui où assistèrent les apôtres, et il n’y a rien de moins en celui-ci qu’en celui-là, puisqu’il n’est pas vrai de dire que c’est un homme qui fait celui-ci, au lieu que ce fut Jésus-Christ qui fit celui-là, mais que c’est véritablement lui-même qui fait celui-ci comme il a fait l’autre.

C’est ici ce cénacle où Jésus-Christ entra alors avec ses disciples, et d’où il sortit pour aller à la montagne des oliviers. Sortons d’ici de même pour aller trouver les mains des pauvres, où nous trouverons véritablement la montagne des olives. Car la multitude des pauvres est comme un plant d’oliviers, qui sont plantés dans la ‘maison du Seigneur. C’est de là que nous découle peu à peu cette huile qui nous sera si nécessaire à notre mort; cette huile dont les vierges sages eurent soin d’emplir leurs vases, et que les vierges folles ayant négligée furent justement rejetées de la chambre nuptiale. Munissons-nous, mes frères, de cette huile, et allons avec des lampes très-éclatantes au-devant de notre Epoux. Que tous ceux qui sont cruels et inhumains, qui sont durs et impitoyables, qui sont impurs et corrompus, ne s’approchent point de cette table qui est toute sainte.

6. Ce n’est pas seulement à vous qui êtes participants des sacrés mystères, mais c’est aussi à vous autres qui en êtes les dispensateurs et les ministres que j’adresse mon discours, puisque la dispensation de ces dons divins vous étant commise, il est important de vous avertir de la faire avec beaucoup de circonspection et de soin. Car vous êtes menacés d’un grand châtiment, si, sachant qu’un homme est pécheur, vous ne laissez pas de le recevoir à cette table, et Jésus-Christ vous demandera compte de son sang, si vous le faites boire à des indignes. S’il s’en présente donc quelqu’un, quand ce serait un général d’armée, quand ce serait un grand magistrat de l’empire, quand ce serait l’empereur même, empêchez-le de s’approcher de l’autel. Car vous avez une plus grande puissance que lui. Or, ce n’est pas pour que vous paraissiez revêtu d’une tunique blanche et éclatante, que Dieu vous a honorés du ministère des autels, mais afin que vous fassiez le discernement de ceux qui sont dignes ou indignes de la participation des saints mystères. C’est en cela que consiste la dignité de votre charge.

Si l’on vous avait commis le soin de garder pour un troupeau de brebis l’eau claire et paisible d’une fontaine très-pure, souffririez-vous qu’une brebis, dont la bouche serait toute souillée de boue, s’en approchât pour la troubler? Et lorsqu’on vous a confié la source et la fontaine sacrée, non d’une eau, mais du sang et de l’esprit, pouvez-vous, lorsque vous voyez des personnes noircies de crimes, en approcher pour la corrompre, ne pas entrer dans une juste indignation , et ne les en pas repousser? Quel pardon mériteriez-vous pour une indifférence criminelle?

Vous me demandez comment il est possible que vous connaissiez en détail et en particulier la vie de chacun de votre peuple. Je ne vous parle point ici des personnes qui vous sont inconnues; mais de celles que vous connaissez. Il faut que je vous dise une chose tout à fait étonnante et effroyable : c’est lin moindre mal de laisser entrer des démoniaques dans l’Eglise pour participer aux sacrifices, que d’y admettre ceux dont saint Paul dit: « Qu’ils foulent aux pieds Jésus-Christ, qu’ils tiennent pour impur le sang de son alliance, et qu’ils font injure à la grâce de son Esprit-Saint ». (Hébr. V.) C’est qu’en effet celui qui se reconnaissant coupable de péché s’approche de l’Eucharistie, est bien pire qu’un possédé. Car les possédés ne seront pas punis de Dieu pour avoir été tourmentés par les démons; mais ceux qui communient indignement seront précipités dans les tourments éternels.

Chassons donc sans aucune considération de personne, nous qui sommes les dispensateurs des saints mystères, tous ceux que nous verrons être indignes de s’en approcher. Que personne n’y participe qui ne soit des disciples de Jésus-Christ. Que personne ne reçoive cette nourriture sacrée avec un esprit impur comme Judas, de peur qu’il ne tombe dans les mêmes peines que lui. Cette multitude des fidèles est aussi le corps de Jésus-Christ. C’est pourquoi vous qui avez la charge de dispenser les sacrés mystères, n’irritez pas la colère du Seigneur en manquant à purger ce corps, ainsi que vous le devez, et ne présentez pas une épée tranchante au lieu d’une viande salutaire. Si donc quelqu’un a perdu le sens jusques au point de s’approcher avec indignité dé la sainte table, rejetez-le hardiment sans vous laisser ébranler par aucune crainte. Craignez Dieu et non pas les hommes. Car si vous craignez les hommes, les hommes mêmes que, vous craindrez (39) se joueront de vous: mais si vous ne craignez que Dieu seul, les hommes mêmes vous révéreront.

Que si vous n’osez chasser les indignes de l’autel sacré, dites-le moi, et je ne permettrai pas qu’ils s’en approchent. Car je perdrai plutôt la vie que de donner le corps du Seigneur à celui qui en est indigne, et je souffrirai plutôt que l’on répande mon sang, que de présenter un sang si saint et si vénérable à celui qui n’est pas en état de le recevoir. Si quelqu’un s’approche indignement de cette table sans que vous le sachiez, ce n’est plus votre faute, pourvu que vous ayez auparavant appliqué tous vos soins à reconnaître ceux qui en sont dignes ou ne le sont pas. Je ne parle ici que des personnes que l’on connaît publiquement, et qui sont manifestement scandaleuses.

Quand nous aurons accompli notre devoir à l’égard de ces personnes, Dieu nous fera connaître ensuite aisément les autres. Mais si nous admettons à la participation des saints mystères des personnes que nous savons être dans le crime, à quoi servirait que Dieu nous découvrît celles qui sont dans des crimes cachés?

Je dis ceci, mes frères, non afin que nous bornions tout notre zèle à retrancher seulement et séparer de la communion ceux qui n’en sont pas dignes; mais afin que nous travaillions encore à les corriger, à les rappeler dans leur devoir, et à prendre un soin particulier pour tout le monde. Car c’est ainsi que nous nous rendrons Dieu favorable, que nous multiplierons le nombre de ceux qui pourront communier dignement, et que nous recevrons les récompenses que Dieu rendra à notre vertu particulière, et au soin si charitable que nous aurons eu de nos frères. C’est ce que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (40)

HOMÉLIE LXXXIII: « APRÈS CELA JÉSUS S’EN VINT EN UN LIEU APPELÉ GETHSEMANI, ET DIT A SES DISCIPLES: ASSEYEZ-VOUS ICI PENDANT QUE J’IRAI LA POUR PRIER. PUIS PRENANT AVEC LUI PIERRE ET LES DEUX FILS DE ZÉBÉDÉE, IL COMMENÇA D’ÊTRE DANS LA TRISTESSE ET DANS L’ABATTEMENT; ET ALORS IL LEUR DIT : MON ÂME EST TRISTE JUSQU’À LA MORT, DEMEUREZ ICI ET VEILLEZ AVEC MOI ». (CHAP. XXVI, 36, 37, 38, JUSQU’AU VERSET 51.)

ANA LYSE.

1. Jardin de Gethsemani, prière, agonie du Sauveur. — Sommeil des disciples.

2. Judas accomplit son crime.

3 et 4. Contre les avares — À quels excès de cruauté l’avarice porte les âmes qu’elle possède. — Que c’est inutilement que les riches cherchent de beaux ameublements. — Combien les maisons des pauvres sont préférables à celles des grands. — Que nous devons imiter Jésus-Christ dans l’amour qu’il a témoigné de la pauvreté.

 

1.Comme ces trois disciples étaient plus attachés à Jésus-Christ que tous les autres, il les prend avec lui, et il leur dit : « Asseyez-vous ici pendant que j’irai là pour prier ». C’était son habitude de se retirer à l’écart pour prier: il le faisait pour nous apprendre à chercher, par son exemple, le repos et la tranquillité, lorsque nous nous appliquons à la prière. li choisit donc ces trois disciples pour être près de lui, et il leur dit: « Mon âme est triste (40) «jusqu’à la mort ». Pourquoi ne mène-t-il pas aussi tous les autres? C’est parce qu’il craignait qu’ils ne tombassent dans l’abattement en le voyant dans une si grande tristesse. Il ne voulut en rendre témoins que ceux qui avaient vu sa gloire sur la montagne , et alors même il les laissa un peu loin de lui.

« Et s’en allant un peu plus loin, il se prosterna le visage contre terre, priant et disant: Mon Père, s’il est possible que ce calice passe «loin de moi; toutefois, non ma volonté, mais la vôtre (39). Ensuite étant venu vers ses disciples, et les ayant trouvés qui dormaient, il dit à Pierre : Quoi! vous n’avez pu veiller une heure avec moi (40)? Veillez et priez, afIn que vous ne tombiez point dans la tentation : l’esprit est prompt, mais la chair est faible (44) ». Ce n’est pas sans sujet qu’il s’adresse particulièrement à saint Pierre, quoique les autres fussent aussi endormis que lui. Il voulut le piquer ainsi par la raison que nous avons déjà rapportée, et lui reprocher sa tiédeur après tant de protestations qu’il avait faites de mourir pour lui. Mais comme tous les autres disciples avaient dit aussi bien que saint Pierre qu’ils mourraient plutôt que de le renoncer : « Tous ses disciples », dit l’Evangile, « dirent la même chose »; après avoir fait ce reproche en particulier à saint Pierre, il leur parle à tous pour leur représenter leur faiblesse, à eux qui, après avoir promis de mourir même avec lui, ne peuvent pas veiller durant une heure pour prendre part à la profonde tristesse de leur maître. Ils se laissent abattre de sommeil pendant que Jésus-Christ était dans une agonie qui faisait sortir une sueur de sang de tout son corps.

Le Fils de Dieu, mes frères, permit cette sueur si extraordinaire, afin qu’on reconnût visiblement que cette tristesse n’était point une fiction , et que les hérétiques ne pussent dire qu’il n’était triste qu’en apparence. Ce fut pour la même raison qu’un ange lui apparut pour le fortifier, et qu’il donna d’autres preuves si convaincantes de la crainte dont il était saisi, qu’il n’y a point de personne raisonnable qui les puisse faire passer pour un jeu et pour une feinte. Sa prière s’explique encore par les mêmes principes. Cette parole : « Que ce calice, s’il se peut, s’éloigne de moi », montre l’humanité; mais celle-ci : « Néanmoins, non ma volonté, mais la vôtre », fait voir la résignation d’une âme forte et vertueuse et nous apprend à obéir à Dieu en dépit des répugnances de la nature.

Comme il n’eût pas suffi pour instruire des esprits peu intelligents, de leur montrer seulement un visage empreint de tristesse, Jésus-Christ y joint des paroles. D’un autre côté, comme une démonstration en paroles eût été insuffisante aussi, si elle n’eût été appuyée d’une démonstration par les faits, Jésus-Christ unit les faits aux paroles afin de convaincre les plus opiniâtres qu’il s’est fait homme et qu’il est mort réellement. Si, malgré tant de preuves convaincantes, l’incrédulité de quelques-uns subsiste encore sur ce point, quelle n’est pas été cette incrédulité en l’absence de ces preuves ! Ainsi remarquez, mes frères, en combien de manières Jésus-Christ prouve, et par ses paroles et par ses actions, la vérité de la chair et de l’humanité qu’il a prise.

« Il vient donc à Pierre », et lui dit: « Quoi! vous n’avez pu veiller une heure avec moi»? Ils dormaient tous, et il ne reprend que Pierre, pour lui reprocher sans doute cette présomption avec laquelle il venait de protester qu’il mourrait plutôt que de le renoncer jamais. Ce mot «avec moi » n’est pas mis non plus au hasard et il a bien aussi sa portée. C’est comme si le Sauveur disait: Vous n’avez pu veiller une heure avec moi, et vous pourriez mourir pour moi? On trouve encore la même intention et la même allusion dans ce qui suit : « Veillez et priez afin que vous ne tombiez point dans « la tentation ». Il s’efforce par cet avis de les délivrer de la vanité, et de leur ôter cette enflure d’une vaine présomption pour leur inspirer l’humilité et la contrition du coeur, en leur apprenant qu’ils doivent rendre grâces à Dieu de tout, et lui attribuer le bien qu’ils font.

Cet avertissement, tantôt il l’adresse à saint Pierre, tantôt aux autres en général. Il dit à saint Pierre: « Simon, Simon, Satan a demandé à vous cribler tous comme on crible le froment, mais j’ai prié pour vous ». Et il dit en général aux autres : « Priez afin que vous « n’entriez point dans la tentation ». Ainsi il a soin partout de réprimer leur orgueil, et de les tenir dans la crainte. Mais afin qu’il ne parût pas trop sévère, il adoucit ce qu’il avait dit par cette parole qu’il ajoute : « L’esprit est prompt, mais la chair est faible». Car, encore une vous désiriez mépriser la mort, la (41) chair néanmoins en a tant d’horreur, que vous ne le pourrez faire , si Dieu ne vous assiste de son Saint-Esprit. La même pensée se retrouve encore exprimée plus loin.

« Il s’en alla donc prier encore une seconde fois en disant : « Mon Père , si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que votre volonté soit faite(42) ». Il fait voir, dans cette prière, combien il était attaché à la volonté de Dieu, et combien nous devions travailler à nous y rendre conformes. «Il retourna ensuite vers eux, et il les trouva dormant (43) ». Car, outre qu’ils étaient en pleine nuit, « leurs yeux étaient encore appesantis par la tristesse ».

« Et les quittant, il s’en alla encore prier pour la troisième fois, usant des mêmes paroles (44)». Il prie par deux ou trois fois pour prouver qu’il était homme par cette triple prière; car dans l’usage de 1’Ecriture, ces sortes de répétitions sont une marque de vérité. C’est ainsi que Joseph dit à Pharaon : « Pour cet autre second songe qui vous est apparu, ce n’est que pour vous confirmer la vérité du premier ». (Gen, XLI, 32.) Dieu n’a permis cela qu’afin qu’il ne vous restât plus aucun doute. C’est pour cette raison que Jésus-Christ fait ici deux et trois fois la même prière, afin qu’on ne pût douter de la vérité de sa chair.

Mais pourquoi retourne-t-il encore la seconde fois à ses disciples? Pour les reprendre de ce qu’ils étaient tellement plongés dans la tristesse qu’ils ne s’apercevaient même plus de sa présence. Il ne leur fait plus néanmoins de reproche, mais il se retire un peu; montrant quelle était leur faiblesse, puisque même après la réprimande qu’il leur avait faite, ils n’en étaient pas plus vigilants. Et il est à remarquer qu’à la troisième fois il ne les réveille point, et qu’il ne les reprend plus, de peur de les troubler encore davantage : il se retire sans leur parler, et va prier encore, puis retournant à eux, il leur dit : « Dormez maintenant et reposez-vous (45) ». Quoiqu’ils eussent alors plus besoin de veiller que jamais, il leur commande néanmoins de dormir pour leur témoigner qu’ils n’avaient pas même la force d’envisager les maux, et qu’ils fuyaient aussitôt qu’ils en sentaient les approches. Il leur marque encore, en leur ordonnant de dormir alors , qu’il n’avait aucun besoin de leurs secours, pour se délivrer des Juifs, et que de toute nécessité il devait être livré.

« Dormez maintenant et reposez-vous. Voici l’heure qui est proche, et le Fils de l’homme va être livré entre les mains des pécheurs ». Il montre encore par ces paroles qu’il ne lui arrivait rien dans cette rencontre que par une conduite admirable de sa sagesse. Car en disant « qu’il sera livré entre les mains des pécheurs », il montre que sa mort n’était que l’effet de leurs crimes; et qu’ainsi c’était son Père même qui l’abandonnait à la fureur des méchants, quoiqu’il fût l’innocence même.

2. « Levez-vous, allons : Celui qui me doit trahir est bien près d’ici (46) ». Toutes ses paroles ne tendent qu’à faire comprendre à ses disciples que sa passion, sa croix et sa mort ne seraient point un effet de sa faiblesse ou de quelque nécessité dont il ne se pouvait dispenser s’il l’eût voulu; mais seulement l’accomplissement d’un ordre établi de son Père par une providence admirable et auquel il s’était volontairement soumis. Car sachant que celui qui le devait trahir était proche, non-seulement il ne fuit pas, mais il va même au devant de lui. « Il parlait encore, lorsque Judas, un des douze, arriva, et avec lui une grande troupe de gens armés d’épées et de bâtons, qui avaient été envoyés par les princes des prêtres, et par les sénateurs du peuple juif (47) ». Les honorables instruments pour des prêtres! vous l’entendez, ils viennent avec des épées et des bâtons. Et avec eux, dit l’évangéliste, se trouvait Judas, l’un des douze. Il l’appelle encore une fois l’un des douze, la honte ne peut l’empêcher de l’appeler ainsi.

« Or, celui qui le trahissait leur avait donné ce signal. Celui que je baiserai est celui que vous cherchez : Saisissez-vous-en (48) ». Considérez, mes frères, combien ce disciple devait avoir l’âme noire et corrompue pour agir de la sorte. De quels yeux put-il alors regarder son maître? ou de quelle bouche l’osa-t-il baiser? Disciples malheureux, quels sont vos desseins? quelles sont vos pensées? qu’osez-vous entreprendre? Et, quel signal donnez-vous pour livrer votre maître? « Or, celui qui le trahit leur avait donné ce signal : Celui que « je baiserai », dit- il, « est celui que vous cherchez : Saisissez-vous-en (48). Aussitôt, venant à Jésus, il lui dit: Je vous salue, mon maître, et il le baisa (49) ». Il se fiait en la douceur de Jésus-Christ, et il prenait pour marque de sa trahison un signal qui suffisait (42) lui seul pour le confondre et pour le rendre indigne de tout pardon, puisqu’il trahissait un maître qu’il savait lui-même être si bon et si doux. Mais pourquoi donnait-il ce signal aux Juifs? Parce qu’il avait souvent vu que Jésus- Christ était passé sans être reconnu au milieu de ceux qui venaient pour le prendre. Ce qui néanmoins serait encore arrivé cette fois, s’il n’eut voulu se laisser prendre. C’est pour faire comprendre ceci à Judas, qu’il frappa d’aveuglement tous ces hommes. « Qui cherchez-vous » ? leur demanda-t-il; ils ne le connaissaient pas, et cependant ils avaient des lanternes et des flambeaux, et Judas avec eux. Lorsqu’ils eurent répondu « Jésus », il leur dit : « Je suis celui que vous cherchez ». Mais il dit à Judas: « Mon ami, qu’êtes-vous venu faire ici (50)? » Après qu’il a fait voir quelle était sa force et sa puissance, il permet alors qu’on le prenne. Mais saint Luc marque que jusqu’au moment même où Judas commettait une action si noire, Jésus-Christ ne cessait point de l’avertir: « Judas », lui dit-il, « vous trahissez le Fils de l’homme par un baiser »? Et vous ne rougissez point de vous servir de ce signal pour accomplir votre perfidie? Cependant ce reproche si modéré ne peut retenir ce coeur de pierre. Il le baise, et Jésus-Christ de son côté souffre ce baiser parricide, pour s’abandonner lui-même entre les mains des pécheurs.

« En même temps ils s’avancèrent, ils mirent la main sur Jésus, et se saisirent de lui (50) ». Ils le prirent la nuit même où ils avaient mangé la Pâque, tant ils étaient bouillants d’impatience et de fureur. Toute cette rage néanmoins eût été inutile et sans aucun effet, si Jésus-Christ n’eût permis qu’elle agît sur sa personne : mais cette condescendance du Sauveur n’excuse point la perfidie de Judas. Elle l’augmente au contraire et la redouble, puisque ce traître, ayant tant de preuves de la bonté de son maître, ne laissait pas de le traiter avec une dureté si inhumaine.

Que cet exemple, mes frères, nous inspire de l’horreur pour l’avarice, puisqu’elle inspire cette fureur à Judas, et qu’elle rend cruelles et impitoyables toutes les âmes qu’elle possède. Si l’avare n’épargne pas sa propre vie, comment pourrait-il épargner celle des autres? On le voit tous les jours, cette passion est si furieuse, qu’elle va même au delà de cette rage que l’amour brutal inspire aux âmes dont il se rend maître. Rougissons, mes frères, lorsque nous voyons que tant de gens renoncent aux plaisirs infâmes plutôt par le mouvement de leur avarice, que par l’amour de Jésus-Christ, et par le désir d’être chastes.

Je ne cesserai jamais de parler contre ce vice. Car enfin dans quel dessein amassez-vous tant de richesses? Pourquoi voulez-vous ainsi appesantir votre fardeau? Pourquoi voulez-vous vous rétrécir vos liens, et vous resserrer vos chaînes? Pourquoi voulez-vous vous accabler de nouveaux soins? Croyez si vous voulez que l’or de toutes les mines du monde, et que tout l’argent qui est dans le sein de la terre est à vous. Regardez tout ce qu’il y a dans les trésors publics comme s’il vous appartenait; si tout cela était à vous, qu’en auriez-vous autre chose que l’inquiétude de le garder? Si vous craignez de telle sorte de toucher à ce que vous possédez déjà; si vous le conservez aussi religieusement que s’il appartenait à des étrangers, combien seriez-vous plus avare si vous étiez encore plus riche? Car plus un avare a de bien, plus il le ménage.

Mais je sais, me direz-vous, que je suis riche, et que tous ces biens sont à moi. Vous ne cherchez donc les richesses que pour satisfaire votre esprit, et non pour en user? Les hommes, me direz-vous, m’en honorent davantage, et j’en suis plus craint. Dites plutôt que vous en êtes plus en butte aux riches et aux pauvres, aux voleurs et aux calomniateurs. Voulez-vous véritablement qu’on vous craigne, et qu’on tremble devant vous? Retranchez d’abord tout ce qui peut donner prise aux hommes sur vous, et dont ceux qui s’efforcent de vous nuire peuvent se servir pour vous faire tort.

3. N’avez-vous jamais entendu ce proverbe: Que cent hommes ensemble ne peuvent dépouiller un seul homme nu? Sa pauvreté est comme un rempart qui le défend contre toutes leurs violences; et il n’y a point de roi, ni d’empereur qui le puisse vaincre. Tout le monde, au contraire, peut aisément nuire à l’avare, et non-seulement les hommes, mais les vers. Que dis-je, les vers? le temps seul lui enlève ses trésors, et les consume par la rouille. Après cela, où est le plaisir et le repos d’esprit qu’on trouve dans les richesses? Pour moi, je vous avoue que je n’y vois que des sujets d’affliction et de misère, des soins, des divisions, (43) des querelles, des piéges, des haines, des craintes, une avidité continuelle et insatiable, et un chagrin qui ne donne point de relâche. Un avare au milieu des richesses est, selon l’expression de l’Ecriture, comme un eunuque auprès d’une vierge, il brûle d’un feu qu’il ne peut éteindre. (Eccl. XX, 2.)

Qui pourrait dire tous les maux que ce vice entraîne, et qui sont comme sa suite inséparable? Combien l’avare est-il à charge à tout le monde? Combien ses domestiques le haïssent-ils? Combien ses voisins en ont-ils d’horreur? Combien les magistrats, combien les ministres, combien les riches et les pauvres, combien les fermiers et les laboureurs, combien sa femme même et ses enfants qu’il traite comme des esclaves, enfin combien tout le monde ensemble le déteste-t-il? Il se rend le jouet et la fable de tous les hommes. Il est le sujet de l’entretien et du divertissement de toutes les compagnies. On le raille et on le déchire partout.

Voilà l’état où se jette un avare; ou plutôt voilà un faible crayon et une ombre du véritable malheur dans lequel il se précipite, puisqu’il n’y a point de paroles qui le puissent égaler. Comparez avec cela les déplorables satisfactions qu’il retire de ses richesses. Je passe, dit-il, pour riche dans l’esprit du monde. Quel est ce misérable plaisir de passer pour riche, et de devenir en même temps l’objet de l’envie? Cette réputation n’est-elle pas un nom vain et une pure chimère qui n’a rien de, réel et de véritable?

Vous me direz peut-être qu’il suffit que l’avare se contente, et qu’il se satisfasse dans cette pensée. Et moi je vous demande s’il lui est avantageux de se réjouir de ce qui le devrait faire pleurer, puisque ses richesses ne servent qu’à le rendre lâche, efféminé, et inutile à toute chose. Il n’ose entreprendre un voyage, il craint la mort infiniment plus que tous les autres. Il aime plus l’argent que la vie; il ne se plait pas même à voir la lumière du soleil, ni la beauté de cet astre, parce qu’il ne devient pas plus riche en le regardant, et que ses rayons ne sont pas de l’or qu’il puisse serrer dans ses coffres.

Mais vous m’objecterez qu’on ne peut pas nier qu’il n’y en ait au moins plusieurs qui jouissent fort longtemps de leurs richesses, qui en usent avec plaisir, qui sont toujours dans les délices et dans les festins, et qui tâchent de satisfaire leur sensualité en toute chose. Ce sont certainement ceux qu’on doit regarder comme les plus misérables, et je les plains encore plus que ces avares qui se contentent de posséder leurs richesses sans en user. Ces derniers s’abstiennent au moins de tous les autres vices, et ils ne s’attachent qu’au seul amour de l’argent qui les dominent, au lieu que les autres, outre cet amour insatiable pour l’argent dont ils brûlent, sont encore les esclaves de beaucoup de vices qui sont autant de tyrans auxquels ils sont forcés d’obéir.

« Ils servent leur ventre », comme dit saint Paul, et ils s’en font un Dieu; ils se plongent dans les plaisirs, et ils s’abandonnent à toutes sortes d’excès. Ils donnent leur bien à des infâmes et à des prostituées. Le soin d’avoir une table magnifique est la plus grande de leurs affaires. Ils se font suivre partout d’une troupe de flatteurs. Ils s’abandonnent à toutes sortes de passions, dont le déréglement ruine la nature et remplit leur corps et leur âme d’une infinité de maladies. Ils ne se servent jamais des choses pour la seule nécessité, ils en passent toujours les bornes, et ils ne travaillent par ce luxe et par ces superfluités qu’à se perdre sans ressource, et pour ce monde et pour l’autre. Ils tombent par cette recherche si raffinée de leurs délices dont ils croient ne pouvoir se passer, dans la même erreur où tombent ces personnes qui font de grandes dépenses pour s’embellir, et qui croient que ces profusions sont nécessaires.

Mais celui-là seul, mes frères, est véritablement dans le plaisir et est véritablement riche, qui est le maître de ses richesses, et qui en sait user’ sagement. Les autres ne sont que les esclaves de leurs biens, et ils ne s’en servent que pour nourrir leurs passions, et pour multiplier leurs maux et leurs maladies. Où sera donc la paix et le repos dans cette âme toujours troublée, toujours tourmentée de ses passions? Si les richesses trouvent un homme peu sensé et peu solide, elles lui gâtent tout à fait l’esprit; et si elles le trouvent un peu déréglé, elles le rendent entièrement vicieux.

Vous me direz peut-être : A quoi sert la sagesse, lorsqu’on n’a rien? Que sert au pauvre d’être prudent puisqu’il est pauvre? Je ne m’étonne pas de cette demande. Je sais que ceux qui n’ont point d’yeux ne peuvent voir la beauté de la lumière. Salomon dit que « le Sage a autant d’avantage sur l’insensé que (44) la lumière en a sur les ténèbres ». (Ecclé. II, 43.) Comment peut-on instruire quelqu’un qui est dans un si profond aveuglement? Car l’avarice est une sorte de nuit qui obscurcit toutes choses, ou plutôt qui les fait voir autrement qu’elles ne sont en elles-mêmes. Un. homme qui serait dans des ténèbres épaisses, ne pourrait discerner .la beauté d’un vase très-précieux, ou le prix des diamants ou des étoffes de pourpre qu’on lui montrerait. L’avare de même ne peut comprendre la beauté des choses spirituelles. Renoncez donc à cette passion, et vous commencerez alors à juger équitablement des choses ,et selon ce qu’elles sont en elles-mêmes. C’est ce qu’on ne peut bien faire que lorsqu’on est pauvre. Ce qui paraît être quelque chose et n’est rien en effet, ne trahira son néant en aucun autre état aussi bien que dans celui d’une vertueuse pauvreté.

4. Mais quelle est cette frénésie qui fait que vous avez horreur des pauvres, et qui vous fait dire que leur pauvreté est la honte et de leur vie et de leur maison? Dites-nous donc, je vous prie, quelle est cette infamie que la pauvreté apporte avec elle, et en quoi la maison du pauvre est déshonorée. Ses lits à la vérité ne sont pas d’ivoire , ses vases ne sont pas d’argent ni d’une matière précieuse. Tout y est de terre ou de bois. Mais c’est en cela même que consiste la gloire de sa maison. Le mépris de tout cet ornement extérieur fait que l’âme s’applique tout entière à elle-même, et qu’elle met tous ses soins à devenir belle et précieuse aux yeux de Dieu. Lorsqu’un homme au contraire est tout occupé des choses de ce monde, il témoigne dès-là une bassesse dont tout homme sage devrait rougir.

C’est au contraire dans les maisons des riches qu’on ne voit rien de beau ni rien d’honnête aux yeux de la foi. Car, à quoi ressemblent ces tapisseries relevées d’or et de soie, ces lits d’argent et ces autres ornements si précieux, sinon à la magnificence et aux décorations des théâtres? Qu’y a-t-il donc de plus indigne d’un chrétien, que de rendre sa maison semblable à une salle de bal et de comédie? Ainsi, les maisons des riches ressemblent à des théâtres, et celles des pauvres sont semblables à celle de l’apôtre Paul ou du patriarche Abraham. Après cela, peut-on douter lesquelles de ces maisons nous doivent paraître plus belles et mieux parées?

Pour mieux comprendre ceci, je vous prie d’entrer en esprit, et par la pensée dans la maison de Zachée, et de considérer de quelle manière il l’orna lorsque Jésus-Christ y devait entrer. Il n’alla point emprunter de ses voisins leurs plus magnifiques meubles. Il ne s’empressa point de tirer de ses coffres de riches tapisseries. Il ne voulut point d’autres ornements pour recevoir Jésus-Christ, que ceux qui plaisent à Jésus-Christ: « Je donne», dit-il, « la moitié de mes biens aux pauvres; et je rends au quadruple tout ce que j’ai pris ». (Luc, XIX, 7.) Parons de cette manière nos maisons, mes frères, pour mériter d’y recevoir le Sauveur. Nous ne pouvons lui rien préparer qui lui plaise davantage. Ces ornements, dont je vous parle, ne se font que dans le ciel. C’est de là qu’ils descendent sur la terre; et partout où ils se trouvent, là se trouve aussi le Roi du ciel. Si vous pensez à quelque autre magnificence, et à ce luxe qui ne satisfait que les yeux, c’est le démon et ses anges que vous recevez dans votre coeur.

Lorsque le même Sauveur alla chez Matthieu, qui était encore publicain, que fit celui-ci pour se préparer à le recevoir, sinon de commencer à s’orner au dedans de lui-même par une charité ardente, qui le porta à quitter tout pour suivre le divin Maître? (Matth. IX, 10.) Ainsi, Corneille le Centenier orna sa maison, non par les pierres précieuses, mais par les prières et par les aumônes: et ces ornements lui ont mérité un palais dans le ciel, où il habite éternellement. (Act. X, 4.) Une maison n’est point méprisable parce qu’on y voit des vases pauvres, des meubles mal arrangés, des lits en désordre, des murailles nues et toutes noircies de fumée. Mais ce qui la déshonore véritablement, c’est le déréglement de ceux qui l’habitent. Jésus-Christ nous a assez persuadés de cette vérité, lorsqu’il n’a pas dédaigné d’entrer dans de pauvres cabanes, et dans des maisons de boue, quand ceux qui y demeuraient étaient riches en vertus; au lieu qu’il fuit les maisons des méchants et des impies, quand elles seraient toutes pleines d’or. Peut-on nier donc que le lieu où Dieu même habite ne soit préférable à tous les palais du monde? et que les maisons des méchants, quelque magnifiques qu’elles soient, sont au contraire devant Dieu comme des amas de boue et des lieux d’ordure et d’infection?

Je dis ceci, mes frères, non pas des riches qui usent bien de leurs richesses, mais de ces (45) riches avares qui volent et qui pillent tout le monde. On ne travaille jamais dans ces maisons à satisfaire simplement le nécessaire. On donne tout au luxe et aux plaisirs. Mais ceux d’entre les riches qui sont sages ne font point ces dépenses superflues. C’est pour ce sujet, mes frères, qu’il n’est point marqué que Jésus-Christ soit entré dans les palais des princes. Il a fui ces maisons superbes des rois de la terre, et il a été chercher des maisons de publicains, et des cabanes de pécheurs.

Si vous voulez donc attirer Jésus-Christ chez vous, travaillez à orner votre maison par l’aumône, par la prière, par les supplications, et par les veilles. Ce sont là les ornements qui plaisent au Roi que nous servons. Les autres ne plaisent qu’au démon qui est l’ennemi de Jésus-Christ. Ainsi, que les chrétiens ne rougissent plus de voir leurs murailles nues, puisque lorsque leurs maisons sont sans ces ornements extérieurs , ils les parent beaucoup mieux lar la sainteté de leur vie. Que les riches au contraire ne se glorifient point de leurs meubles somptueux, mais qu’ils en rougissent plutôt, et qu’ils préfèrent à leurs bâtiments magnifiques une petite cabane, puisque c’est là qu’ils mériteront de recevoir Jésus-Christ en cette vie, et d’être reçus de lui dans l’autre, par la grâce et par la miséricorde du même Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui est la gloire et t’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (46)

HOMÉLIE LXXXIV: « ALORS UN DE CEUX QUI ÉTAIENT AVEC JÉSUS, METTANT LA MAIN A L’ÉPÉE, ET FRAPPANT UN DES GENS DU GRAND PRÊTRE, LUI COUPA L’OREILLE. JÉSUS LUI DIT : REMETTEZ VOTRE ÉPÉE EN SON LIEU; CAR TOUS CEUX QUI PRENDRONT L’ÉPÉE, PÉRIRONT PAR L’ÉPÉE ». (CHAP. XXVI, 51, 52, JUSQU’AU VERSET 67.)

 ANALYSE 

1. Ce que signifient ces deux glaives dont il est question dans le XXVIe chapitre de saint Matthieu et dans les autres évangélistes; comment ils se trouvaient là et pourquoi Jésus-Christ permet à ses disciples de les prendre.

2. Dans leur préoccupation à chercher le moyen de se défaire de Jésus-Christ en le mettant à mort, Caïphe et les autres prêtres juifs avaient oublié de manger la Pâque au temps présent.

3 et 4. Caïphe, dans un mouvement d’indignation feinte, déchire ses vêtements et obtient du conseil la condamnation de Jésus-Christ. — Combien il est avantageux à un chrétien de céder à celui qui lui fait violence , et de souffrir d’être vaincu.— Que la patience est la plus grande de toutes les victoires. — Exemple du patriarche Joseph.

 

1. Quel est, mes frères, ce disciple qui frappa un des gens du grand prêtre, et qui lui coupa l’oreille? Saint Jean le nomme, et nous dit que ce fut saint Pierre, car cette action était l’effet de son zèle et de sa chaleur ordinaire. On peut se demander ici pourquoi les disciples avaient des épées, puisqu’on ne peut douter qu’ils n’en eussent, tant par la circonstance de ce serviteur blessé, que par la réponse qu’ils firent à Jésus-Christ, lorsqu’étant interrogés s’ils avaient avec eux quelque épée, ils lui répondirent qu’ils en avaient deux. Mais pourquoi Jésus-Christ leur permettait-il d’en porter? Car saint Luc marque qu’il dit à ses disciples : « Quand je vous ai envoyés sans bourse, sans sac, sans souliers, avez -vous manqué de quelque chose »? Et lorsqu’ils lui eurent répondu que non, il leur dit : « Que celui maintenant qui a une bourse, ou un sac , les prenne; et que celui qui n’en a point, vende son manteau pour acheter une épée ». (Luc, XXII, 36.)

Ils répondirent à cela qu’ils en avaient deux, (46) à quoi le Fils de Dieu répliqua : « Cela suffit».

Pourquoi leur parlait-il alors d’épées, sinon pour leur faire mieux comprendre qu’il allait être bientôt livré? Ce n’était que pour les assurer que son heure était proche, qu’il leur commanda de prendre avec eux une épée, et non pour les exhorter à s’en servir. Pourquoi voulait-il aussi qu’ils eussent alors une bourse? C’était pour leur témoigner qu’ils devaient à l’avenir prendre soin d’eux-mêmes. Il les soutenait lui seul dans les commencements, parce qu’ils étaient faibles, mais il les traite maintenant comme de petits oiseaux que la mère fait sortir du nid, lorsqu’ils commencent à avoir des ailes, afin qu’ils s’en servent à l’avenir, et qu’ils cherchent eux-mêmes leur nourriture. Et pour leur faire voir plus clairement que ce n’était point par faiblesse ou par impuissance qu’il se déchargeait de ce soin pour les en charger eux-mêmes, il rappelle à leur mémoire tout ce qui s’était passé : « Quand je « vous ai envoyés », dit-il, « sans sac, sans « bourse et sans souliers, avez-vous manqué de « quelque chose »? Il veut qu’ils demeurent persuadés de son amour envers eux, et qu’ils reconnaissent, dans ce changement de sa conduite, sa tendresse et sa puissance; en ce que d’abord il les a soutenus comme il a fait en prévenant tous leurs besoins; et en ce que dans la suite, il les a peu à peu rendus capables de se soutenir eux-mêmes.

Mais comment ces épées se trouvaient-elles là? C’est parce qu’ils sortaient de la cène, où, à cause de la cérémonie de l’Agneau, ils devaient avoir des glaives. Et comme ils avaient ouï dire que l’on conspirait contre leur maître, ils les prirent avec eux comme pour s’en servit’ au besoin, et pour le défendre. C’était la seule raison pour laquelle ils étaient armés alors de ces épées. C’est pourquoi Jésus-Christ fit un sévère reproche à saint Pierre, lorsqu’il s’en servit en frappant un des gens du grand prêtre, quoiqu’il, n’eût point d’autre dessein en le frappant que de défendre son maître qu’il aimait avec ardeur.

Jésus-Christ ne put souffrir qu’on eût ainsi blessé ce serviteur du grand prêtre, il le guérit à l’heure même par un grand miracle, qui suffisait seul pour témoigner d’un côté quelle était la douceur et la puissance de ce divin Maître, et pour nous donner lieu de l’autre de connaître quel était l’amour et l’humilité de ce disciple. Car comme il n’avait tiré l’épée que par l’amour extrême qu’il avait pour le Sauveur, il la remit dans le fourreau par soumission dès que Jésus-Christ lui eut dit « Remettez votre épée en son lieu » (Luc, XXII, 49). Saint Luc dit que les apôtres demandèrent à Jésus-Christ s’ils tireraient l’épée pour frapper, mais que Jésus-Christ les empêcha de le faire, et qu’il guérit celui qui était déjà blessé; faisant en même temps une réprimande sévère à saint Pierre, afin que les autres ne pensassent point à l’imiter: « Tous ceux », dit-il, « qui frapperont de l’épée, mourront par l’épée ». Il donne ensuite la raison de cette défense qu’il leur fait:

« Pensez-vous que je ne puisse pas prier mon Père, et il m’enverrait aussitôt plus de douze légions d’anges (53)? Comment donc s’accompliront les Ecritures, où il est dit qu’il en doit être ainsi (54)»? Il arrête par ces paroles la passion de ces disciples, en leur faisant voir qu’il ne se faisait rien alors qui n’eût été prédit par les Ecritures. C’est pour la même raison qu’il avait auparavant prié par trois fois, afin que ses disciples reconnaissant si visiblement la volonté de Dieu dans ce qui lui arrivait, ils s’y soumissent avec moins de peine. Ainsi, il les console par une double considération, en leur faisant voir d’un côté les maux que souffriraient un jour ceux qui lui tendaient ce piége : « Tous ceux », dit-il, « qui « prendront l’épée périront par l’épée » : et en leur montrant de l’autre, combien il acceptait volontairement ces souffrances si rudes auxquelles il s’offrait lui-même, puisque s’il ne les eût pas voulu souffrir, il n’avait qu’à s’adresser à son Père, pour rendre inutile toute la fureur de ses ennemis : « Pensez-vous que « je ne puisse pas prier mon Père, et il m’enverrait aussitôt plus de douze légions « d’Anges » ?

Pourquoi ne dit-il pas plutôt : Croyez-vous que je ne puisse perdre moi-même tous mes ennemis? C’est parce que ses apôtres n’avaient pas encore une idée assez haute de sa puissance. Ils étaient bien plus disposés à croire que ce secours dont il parlait lui pourrait venir de son Père, surtout après ces paroles qu’ils venaient d’entendre : « Mon âme est triste jus-« qu’à la mort: Mon Père, que ce calice s’éloigne de moi »; en outre il avait été vu dans une agonie qui lui fit répandre une sueur de sang , et dans laquelle un ange le vint (47) soutenir. Comme donc en ce moment ce qu’il faisait, laissait plus voir en lui, l’homme que le Dieu, s’il eût dit à ses apôtres qu’il pouvait perdre ces troupes qui le venaient prendre, ceux-ci ne l’eussent pas pu croire.

C’est pourquoi il leur dit modestement : « Pensez-vous que je ne puisse pas prier mon Père, et il m’enverrait aussitôt plus de douze légions d’Anges »? (IV Rois, XIX, 35.) Si un seul ange autrefois eut la force de tuer cent quatre-vingt-cinq mille hommes armés, était-il besoin de douze. légions d’anges contre un millier d’hommes? Nullement; mais il parle ainsi pour s’accommoder à la frayeur de ses disciples et à leur faiblesse; car ils étaient à demi-morts de frayeur. Il s’appuie même sur l’autorité des Ecritures, en disant: « Comment donc s’accompliront les Ecritures, où il est « dit qu’il en doit être ainsi »? Il ne pouvait leur dire rien de plus puissant pour leur ôter la pensée de le défendre : Puisque cela, leur dit-il, est ordonné et marqué même dans l’Ecriture, pourquoi voulez-vous vous y opposer? Mais, pendant qu’il parle de la sorte à ses apôtres, voyons ce qu’il dit à ces troupes qui le prennent.

2. « Vous êtes venus à moi comme à un voleur avec des épées et des bâtons pour me prendre : j’étais tous les jours assis au milieu de vous, enseignant dans le Temple, et vous, ne m’avez point pris (55) ». Voyez en combien de manières il tâche de les faire rentrer en eux-mêmes. II les renverse tous par terre, il guérit la plaie de ce serviteur. Il les menace de les faire périr par l’épée, et accompagne cette menace d’un miracle, afin qu’ils en doutent moins. Ainsi, il leur fait voir par ce qu’il fait sur-le-champ, et par ce qu’il leur prédit de l’avenir, quelle est sa puissance, afin qu’ils n’attribuent point sa prise à leur propre force. C’est pourquoi il ajoute : « J’étais tous les jours au milieu de vous, enseignant dans le temple, et vous ne m’avez point pris»; pour leur faire remarquer dans ces paroles qu’ils ne l’avaient pris dans ce moment que parce que lui-même le leur avait permis.

Il ne leur parle que de ses prédications, et non point de ses miracles, de peur qu’ils ne crussent qu’il leur parlait de ces choses par vanité. Vous ne m’avez point pris, leur dit-i1, lorsque je vous enseignais, et vous venez m’attaquer lorsque je suis dans le silence, J’étais tous les jours dans le temple sans que personne m’arrêtât : et vous me venez chercher maintenant au milieu de la nuit, dans un lieu secret et solitaire. Qu’aviez-vous besoin d’armes pour prendre quelqu’un qui était tous les jours au milieu de vous? Il prouve par toutes ces paroles que s’il ne se fût offert volontairement à la mort, ses ennemis n’auraient jamais eu de pouvoir sur lui. Car si lorsqu’ils l’avaient entre leurs mains, et qu~ils le tenaient au milieu d’eux, ils ne pouvaient néanmoins le prendre; n’est-il pas visible qu’ils n’eussent pas eu alors plus de pouvoir sur sa personne, s’ils ne l’avaient reçu de lui-même? Enfin l’évangéliste fait voir clairement pourquoi les choses se passaient de la sorte, et lève toute ambiguïté lorsqu’il dit «Tout cela s’est « fait afin que l’Ecriture et les prophéties fussent accomplies (56) ». Considérez, mes frères, qu’au moment même où l’on prenait le Fils de Dieu, il n’avait point d’autre pensée que de faire du bien à ceux même qui l’outrageaient. Il les guérit, il leur prédit des choses terribles, il les menace de l’épée, il leur montre combien il s’offrait volontairement à la mort. Et il fait voir qu’il n’avait qu’une même volonté avec son Père, en disant qu’il fallait accomplir les Ecritures.

Mais d’où vient qu’ils ne le prirent pas dans le Temple? C’était parce qu’ils craignaient le peuple. C’est pour cette raison que Jésus-Christ se retire de lui-même, qu’il va dans un lieu plus propre pour sa prise, et qu’il leur donne un temps et une heure favorable, afin de leur ôter jusqu’au dernier moment de sa vie tout prétexte de s’excuser à l’avenir. Car comment celui qui s’offrait lui-même pour être pris, afin d’accomplir les Ecritures, eût-il pu être contraire à Dieu en aucune chose?

« Alors ses, disciples l’abandonnant s’enfuirent tous (56). Mais ceux qui s’étaient saisis « de Jésus l’emmenèrent chez Caïphe qui était « grand prêtre, où les docteurs de la Loi et les sénateurs étaient assemblés (57) ». Lorsque les Juifs prenaient Jésus-Christ, et qu’ils le liaient, ses disciples ne s’enfuyaient point encore; mais lorsqu’ils voient le Sauveur parler ainsi à ces troupes, et que, sans rien faire pour se défendre, il s’offre de lui-même pour être pris, et pour accomplir les Ecritures; c’est alors qu’ils s’enfuient tous pendant que les soldats mènent Jésus chez Caïphe.

« Or, Pierre le suivait de loin jusqu’à la u cour de la maison du grand prêtre, et y étant (48) entré il était assis avec les gens pour voir la fin de tout ceci (58) ». Il faut reconnaître ici que l’amour de ce disciple pour son maître était grand, puisqu’il n’était point épouvanté lorsque les autres fuyaient , et qu’il suivait Jésus-Christ jusqu’en la maison du grand prêtre. Saint Jean en fit autant, il est vrai, mais il faut remarquer qu’il était connu du Pontife. Ces troupes donc mènent Jésus-Christ au lieu où les prêtres étaient assemblés, afin de ne rien faire que par leur avis. C’est pour ce sujet qu’ils s’étaient trouvés chez Caïphe, qui était le grand prêtre cette année-là. Ils passèrent cette nuit chez lui sans se mettre beaucoup en peine de la célébration de la Pâque : «Et lorsque le matin fut venu, ils n’entrèrent point dans le prétoire », comme dit saint Jean, « afin qu’ils ne fussent point impurs, et qu’ils pussent manger la Pâque ».

Ceci nous peut donner lieu de croire qu’ils violèrent peut-être la Loi à cause, de la passion ardente qu’ils avaient de faire mourir Jésus-Christ, et qu’ils différèrent la Pâque à un autre jour. Car Jésus-Christ certainement n’avait point violé les ordonnances de la Loi dans la célébration de cette cérémonie légale, mais ces hommes hardis et accoutumés à violer les lois de Dieu en mille rencontres, après avoir tenté inutilement tant de fois de faire cette prise, voyant tout d’un coup une occasion favorable pour ce détestable dessein qu’ils souhaitaient tant de pouvoir faire réussir, ne firent point peut-être de difficulté de remettre la Pâque à un autre jour, pour trouver moyen de satisfaire ainsi leur cruauté.

Ils s’assemblent tous plutôt pour exécuter que pour prendre cette résolution qui était déjà formée. Ils font quelques informations à la hâte, et quelques recherches pour sauver les apparences, et pour couvrir au moins leur homicide de quelque prétexte, et de quelques formalités de justice. Les faux témoins qu’on faisait paraître, se contredisaient et se combattaient l’un l’autre , et tout était si plein de trouble et de tumulte, qu’il était visible, même pour les moins intelligents, que tout ce qui se faisait alors n’était qu’un fantôme et une fiction de jugement.

« Cependant les premiers des prêtres, les sénateurs, et tout le conseil, cherchaient un faux témoignage contre Jésus pour le faire mourir (59). Et ils n’en trouvaient point, quoique plusieurs faux témoins se fussent présentés. Enfin il vint deux faux témoins qui dirent (60) : Celui-ci a dit : Je puis détruire le temple de Dieu, et le rebâtir trois jours après (61) ». Il est vrai que le Sauveur avait dit qu’il le rétablirait en trois jours; mais il n’avait pas dit qu’il le détruirait, mais « détruisez-le ». Et il ne parlait pas du temple matériel, mais « de son corps ». Que fait à cela le grand prêtre? Il veut engager Jésus-Christ à répondre et à donner prise sur lui par ses paroles : « Alors le grand prêtre se levant lui dit : Vous ne répondez rien à ce que ceux-ci déposent contre vous (62)? Mais Jésus se taisait (63) ». Il était inutile de répondre, puisqu’il n’y avait personne qui voulut écouter. Il n’y avait qu’un simulacre de jugement. Et ce concile n’était en effet qu’une assemblée d’homicides et de voleurs.

« Et le grand prêtre lui dit: Je vous conjure par le Dieu vivant de nous dire si vous êtes le Christ Fils de Dieu (63). Jésus lui répondit: Vous l’avez dit: Mais je vous déclare que vous verrez un jour le Fils de l’homme assis à la droite de la Majesté de Dieu, et venant dans les nuées du ciel (64). Alors le grand prêtre déchira ses vêtements, en disant : Il a blasphémé. Qu’avons-nous besoin de témoins? Vous venez d’entendre son blasphème (65) ». Il fait ce geste pour donner plus de force à ce qu’il dit et pour joindre l’action à la parole. Cette parole de Jésus-Christ les ayant remplis de terreur, ils firent envers lui ce qu’ils firent ensuite envers son premier martyr Etienne, lorsqu’ils se bouchèrent les oreilles pour ne le point écouter. Ce grand prêtre agit ici de même. Mais quel était le blasphème dont il l’accuse? Jésus-Christ leur avait dit ailleurs cri pleine assemblée ces paroles du psaume : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur: Asseyez-vous à ma droite » (Ps. CIX) : et. l’explication qu’il leur donna les remplit d’une telle confusion qu’ils n’osèrent plus l’interroger ni le contredire.

3. Pourquoi donc disaient-ils ici «qu’il blasphémait » ? Et pourquoi Jésus-Christ leur fit-il cette réponse, sinon pour leur ôter toute excuse? C’est pour cette raison que jusqu’au dernier jour de sa vie il disait ouvertement qu’il était le Christ, qu’il était assis à la droite de son Père, et qu’il devait venir encore pour juger le monde, montrant par toutes ces circonstances l’union parfaite qu’il avait avec son Père. Le grand prêtre, ayant donc déchiré (49) ses vêtements, interroge les autres, et leur dit:

«Que vous en semble? Ils répondirent : Il a « mérité la mort. (66) ». Il ne veut pas prononcer de lui-même l’arrêt de mort contre Jésus-Christ, mais il veut adroitement le faire prononcer par les autres, en essayant de leur montrer qu’il était manifestement coupable, et qu’il était tombé dans un blasphème visible. Il ne doutait pas que si l’on examinait l’affaire à fond, et dans les formes ordinaires de la justice, son innocence ne fût bientôt reconnue. C’est pourquoi il veut qu’il soit condamné entre eux, et il prévient même leur jugement, en disant: « Vous avez vous-mêmes ouï le blasphème qu’il a dit » : Il veut les presser, et arracher d’eux ce cruel arrêt qu’il en attendait. Et, en effet, ils répondent tous : « Il est coupable de mort». Ainsi, ils étaient eux-mêmes les accusateurs, les témoins, les examinateurs et les juges: eux seuls tenaient lieu de tout.

Mais comment ne s’avisaient-ils pas ici de l’accuser d’avoir violé le sabbat? C’est parce qu’il leur avait fermé la bouche une infinité de fois sur ce sujet, outre qu’ils voulaient le condamner sur ce qu’il leur disait à l’heure même qu’on lui faisait son procès. Le pontife anime tous les esprits en déchirant ses vêtements, li excite leur colère et leur animosité, et quand il a réuni tous les suffrages contre ce prétendu coupable, il le renvoie à Pilate, comme ayant été condamné légitimement. Tant il est vrai qu’ils n’oubliaient rien pour colorer leur injustice, et pour mêler l’adresse à la violence. Lorsqu’ils sont au contraire devant Pilate, ils ne disent rien de semblable « Si ce n’était un méchant homme s, disent-ils, « nous ne vous l’aurions pas livré » : voulant ainsi le faire punir comme s’il était coupable de crimes publics et scandaleux.

Mais pourquoi ne le faisaient-ils pas plutôt assassiner en secret que de chercher tant de détours pour le perdre? C’est parce qu’ils voulaient le, décrier publiquement , et noircir éternellement sa mémoire. Et comme tout le peuple le révérait extraordinairement, et qu’il avait été ravi d’admiration par sa doctrine et par ses miracles, ces implacables ennemis voulaient qu’il mourût comme un criminel pour lui faire perdre en même temps l’honneur et la vie. Jésus-Christ ne s’opposa point à leur dessein, et il se servit au contraire de leur malice pour établir la vérité de sa mort. Car sa passion et sa croix étant devenues manifestes à tout le monde, il en a tiré un autre effet que celui auquel ils s’étaient attendus. Ils voulurent le faire mourir publiquement pour le couvrir d’infamie; il a rendu au contraire sa mort le principe de sa gloire. Et comme après avoir dit: « Tuons-le, de peur que les Romains ne viennent et ne détruisent notre ville »(Jean, II, 48), ils l’ont tué, et leur ville a été détruite: ainsi, après l’avoir crucifié pour le déshonorer, sa croix n’a servi qu’à le faire adorer dans toute la terre.

Pilate leur déclare qu’ils avaient la puissance de faire mourir Jésus-Christ par eux-mêmes : « Prenez-le, vous autres », dit-il, « et jugez-le selon votre loi ». (Jean, XVIII, 31.) Mais ils voulaient qu’il mourût comme tin méchant, comme un criminel d’Etat, comme un tyran et un usurpateur, et comme un factieux et un rebelle. Ils veulent rendre sa mort la plus honteuse qu’ils peuvent. Ils affectent de le mettre entre deux voleurs. Ils disent à Pilate : « N’écrivez point qu’il est le roi des Juifs; mais qu’il a dit qu’il était le roi des Juifs ». Tout cela se fit pour prouver mieux la vérité de sa mort, de sorte qu’il ne reste plus aux Juifs la moindre excuse ni le moindre prétexte pour se couvrir. Cette garde même si soigneuse du sépulcre, et ces sceaux qu’ils y firent mettre, n’étaient-ils pas une preuve suffisante pour faire paraître la vérité avec éclat? Ne font-ils pas aussi le même effet par leurs outrages et par leurs insultes? Tant il est vrai que rien n’est plus faible que l’imposture, qu’en voulant s’établir elle se détruit, et qu’elle se perd par ses propres armes. C’est ce qui est arrivé aux Juifs. Ils croyaient avoir vaincu Jésus-Christ, et ils n’ont trouvé après sa mort que leur malheur, leur ruine, et une éternelle confusion. Jésus-Christ, au contraire, paraîtra vainqueur, et sa croix est devenue le trophée de son innocence, la marque de son pouvoir et la source de sa gloire.

Ne cherchons donc point, mes frères, à vaincre toujours, et ne craignons point quelquefois d’être obligés de céder. Il y a des rencontres dans lesquelles il est dangereux d’avoir l’avantage, il y en a d’autres tians lesquelles il est même utile d’être vaincu. Celui qui , dans un transport de colère, outrage impitoyable. ment un homme, paraît alors avoir le dessus, mais c’est en effet lui-même qui est vaincu t par sa propre passion, et qui se blesse (50) lui-même à mort. C’est celui qui souffre courageusement cette injure, et qui garde la patience dans. ces outrages qui demeure véritablement victorieux. L’un n’a pu vaincre sa passion, et l’autre a vaincu son ennemi. L’un a cédé à sa propre faiblesse, et l’autre a guéri celle de son frère. Non-seulement il n’a point brûlé lui-même, mais il a encore éteint le feu qui brûlait les autres. Que s’il eût été jaloux de cette victoire apparente, au lieu de rechercher celle qui est solide et véritable, il eût succombé sans doute, et en résistant à la passion de son ennemi, il l’eût rendue plus forte et plus invincible. Ainsi ils auraient été renversés tous deux comme des femmes ou des enfants qui se querellent et qui se battent. Mais celui qui agit chrétiennement dans ces occasions, ne tombe point dans ce désordre; il se dresse et s’érige à lui-même et à son frère un riche trophée sur les ruines de la colère.

4. Vous voyez donc qu’il ne faut pas. toujours désirer d’avoir l’avantage sur un autre. Celui qui offense un autre homme paraît avoir le dessus sur lui; mais cette victoire lui est funeste. Si, au contraire, celui qui a été offensé souffre l’injure avec patience, sa patience sera sa couronne. C’est pourquoi il est souvent plus glorieux d’être vaincu que de vaincre, et alors c’est gagner la victoire que de la céder. Quand nous souffrons qu’on nous ravisse notre bien, qu’on nous frappe, qu’on nous porte envie, et que nous ne cherchons point à nous venger de ces injures, nous pouvons dire alors que nous sommes véritablement victorieux de notre ennemi. Mais pourquoi parler ici de la victoire qu’on remporte sur l’avarice et sur l’envie, puisque celui qui est livré au martyre, que l’on bat de verges, que l’on déchire avec les ongles de fer, et que l’on fait mourir cruellement, est le vainqueur de ceux mêmes qui lui font souffrir ces violences.

Dans les guerres des hommes, celui qui succombe sous son ennemi en est vaincu; mais parmi les chrétiens, celui qui cède de bon coeur à son ennemi, et qui souffre son injustice est véritablement victorieux. Notre gloire est de ne faire de mal à personne, et de souffrir celui qu’on nous fait. La plus grande de toutes les victoires est celle qui se gagne par la patience. Cette disposition est l’ouvrage de Dieu seul, et plus elle est contraire à la nature et à l’inclination humaine, plus elle témoigne la malignité de celui qui veut vaincre de cette manière. C’est ainsi que les rochers brisent les flots qui viennent tondre sur eux. C’est ainsi que les plus grands saints se sont le plus signalés par leur courage, et ont triomphé par leur douceur de la victoire de leurs ennemis.

Vous n’avez point besoin pour cela d’un grand effort, ni d’un grand travail. Dieu met lui-même la victoire entre vos mains, et il veut que vous la remportiez non par la difficulté d’un combat, mais par la facilité de la patience. Ne vous préparez donc point à résister à votre ennemi, et cela seul vous fera gagner la victoire. Ne combattez point contre ceux qui vous attaquent, et vous en serez vainqueur. C’e st là sans doute le moyen le plus facile et le plus assuré, pour vous mettre au-dessus de vos adversaires. Pourquoi vous déshonorez-vous vous-même, en donnant lieu à votre ennemi de dire que vous ne l’avez vaincu qu’avec grand’peine? Qu’il admire plutôt votre vertu, qu’il soit surpris de votre courage, que votre constance l’étonne , et qu’il dise à tout le monde que vous l’avez vaincu sans le combattre.

C’est ainsi que Joseph, ce grand patriarche, qui a toujours souffert avec constance les injures qu’on lui faisait, a été loué comme étant toujours demeuré victorieux. Il n’opposa à l’envie de ses frères, et aux impostures de cette malheureuse Egyptienne, que la fermeté de sa patience. Et ne nie dites point qu’on le vit traîner une vie misérable dans une prison, pendant que son accusatrice demeurait dans un palais. Voyons plutôt lequel des deux a l’avantage, et lequel des deux a été renversé ou est demeuré ferme. Cette femme est vaincue premièrement par son impudicité, et ensuite par la chasteté de ce saint homme; et Joseph est victorieux, et de cette infâme, et de cette passion si dangereuse qu’elle s’efforçait d’allumer en lui.

Considérez ce que dit cette Egyptienne, et jugez vous-même si ses paroles ne font pas voir clairement qu’elle est vaincue : : « Vous nous avez fait venir», dit-elle, « un scélérat pour nous insulter ». (Gen. XXXIX, 14.) insensée que vous êtes! Ce n’est point Joseph, c’est le démon qui vous insulte, lorsqu’il vous a fait croire que vous pourriez corrompre Joseph et fléchir la fermeté de son coeur. Ce n’est point votre mari qui vous a amené ce jeune homme pour vous tendre un piège, c’est le (51) démon qui se joue de vous par ses artifices, et qui vous inspire ce détestable dessein.

Que fait donc Joseph, mes frères, dans ce tumulte et dans ces accusations? lise tait; il demeure dans le silence, et se laisse con damner comme fait ici Jésus-Christ dont il était la figure. Mais cependant, dites-vous, vous ne pouvez pas nier que Joseph ne soit dans une prison, et cette femme dans une maison magnifique. Qu’importe où soit l’un et l’autre; puisque Joseph est couronné de gloire dans la prison, et que cette femme est plus malheureuse dans une maison superbe que ceux qui languissent au fond d’un cachot?

Mais ne jugeons pas par cela seul de leur victoire. Jugeons-en par l’événement des choses. Qui des deux a réussi dans son dessein? N’est-ce pas celui qui est dans les fers, et non celle qui est dans cette magnificence et dans ce luxe? L’un a désiré de garder sa chasteté; l’autre s’est efforcée de la corrompre. Qui des deux a fait ce qu’il désirait? Est-ce celui qui a souffert si généreusement l’injure, ou celle qui l’a faite si injustement ? C’est donc Joseph, mes frères, qui est demeuré le vainqueur.

Ayons du zèle pour ces heureuses victoires; et mettons notre gloire à souffrir avec courage. Fuyons avec horreur ces avantages, qui sont le fruit de l’injustice et le prix de la violence. C’est ainsi que nous trouverons en ce monde la paix, et la gloire en l’autre, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (52)

HOMÉLIE LXXXV: « AUSSITÔT ON LUI CRACHA AU VISAGE, ON LE FRAPPA A COUPS DE POING, ET D’AUTRES LUI DONNÈRENT DES SOUFFLETS. EN DISANT : CHRIST, PROPHÉTISE-NOUS QUI T’A FRAPPÉ ». (CHAp. XXVI, 67, 68, JUSQU’AU VERSET 10 DU CHAP. XXVII.)

ANALYSE

1. Admirable véracité des évangélistes.

2. Saint Marc, disciple de saint Pierre, raconte avec de plus grands détails que les autres évangélistes, le triple reniement de son Maître. — Désespoir de Judas. — Quelle leçon pour les avares !

3 et 4. Contre ceux qui font des présents à l’Eglise du bien qu’ils ont pris aux autres. — Exhortation à faire l’aumône aux pauvres. — Combien les Juifs doivent en ce point faire rougir les chrétiens. — Que c’est l’avarice des peuples qui oblige les évêques d’avoir le maniement de quelques biens pour en assister les pauvres. — Qu’il n’y aurait point de pauvres dans le monde, si on y voulait donner quelque ordre.

 

1. Pourquoi, mes frères, les Juifs traitaient-ils avec ces outrages un homme qu’ils allaient tuer? Pourquoi lui font-ils souffrir ces sanglantes railleries, sinon parce qu’ils ne suivaient à son égard que les mouvements de leur cruauté et non les règles de la justice? Ils ont enfin trouvé la proie qu’ils cherchaient, et ils assouvissent sur elle la fureur et la rage dont ils sont transportés et enivrés; c’est pour eux une fête à laquelle ils courent avec joie; ils laissent voir combien ils étaient altérés de sang

Mais considérez, mes frères, quelle est la sincérité des évangélistes qui marquent si particulièrement toutes ces circonstances, quoiqu’elles soient si ignominieuses en apparence pour leur maître et qui nous font voir ainsi combien ils aimaient la vérité. Ils ne cachent rien de ces traitements si humiliants Ils rapportent avec soin toutes ces particularités (52) Car ils regardaient tous ces excès comme étant très-glorieux à leur maître. Et on peut dire en effet, mes frères, que la plus grande gloire de Jésus-Christ est que, étant maître de toute la terre, il ait bien voulu se rabaisser jusqu’à être si cruellement méprisé par les derniers de tous les hommes. Il ne faut point d’autres preuves pour nous faire comprendre quelle était la charité que Jésus-Christ nous portait, et l’impardonnable méchanceté des Juifs, puisqu’ils traitaient avec tant de barbarie cet agneau si doux et si paisible, qui souffrait leurs violences sans parler, ou qui ne parlait que pour leur dire des choses capables de changer les lions mêmes en agneaux. Sa douceur et leur cruauté sont toutes deux montées à leur comble; leur impiété se répand dans toutes leurs actions et dans toutes leurs paroles, et ils ne pensent qu’à satisfaire leur fureur.

Le prophète Isaïe avait prédit ces emportements et les avait renfermés dans ce peu de paroles : « Les hommes », dit-il, « seront surpris en vous voyant, tant vous paraîtrez sans gloire et sans honneur parmi les hommes ». (Is. LIII, 3.) En effet, y a-t-il rien de si effroyable que ces insultes qu’on fait souffrir au Sauveur? Cette face que la mer avait respectée en la voyant, que le soleil ne put voir sur la croix sans voiler ses rayons, ces misérables la conspuaient, la soufflettaient. Ils traitent leur Dieu avec une fureur plus que brutale; ils se jouent de lui comme d’un roi de théâtre, ils lui donnent des coups sur la tête, ils ajoutent à l’outrage des soufflets l’infamie honteuse des crachats et les railleries les plus cruelles et les, plus sanglantes. « Prophétise s, lui disent-ils, « qui « est celui qui t’a frappé s? Ils lui parlent de la sorte, parce que la plupart des Juifs le regardaient comme un prophète. Un autre évangéliste marque qu’en le traitant ainsi ils lui voilaient le visage, comme s’il eût été le dernier des hommes, bon à servir de jouet non-seulement aux grands du monde, mais même aux esclaves.

Lisons ceci, je vous prie, mes frères, avec les yeux de la foi. Ecoutons les souffrances de Jésus-Christ avec une attention digne de lui, et gravons dans nos cœurs ce que nous lisons. Rien n’est pins glorieux au Sauveur du monde qu’un abaissement si prodigieux. Je trouve toute ma gloire dans ces souffrances. Et je n’admire pas moins Jésus-Christ lorsqu’il s’élève au-dessus de toutes les insultes et de toutes les douleurs, que lorsqu’il commande à la nature et qu’il ressuscite mille morts.

Saint Paul s’occupait toujours l’esprit de ce grand objet. Il portait toujours présente l’idée de la croix du Fils de Dieu, de ses souffrances, de ses insultes, de ses outrages et de sa mort. C’est lui qui dit: «Allons à Jésus-Christ en portant toutes ses ignominies ». (Hébr. XIII, 13.) Et il nous fait ressouvenir : « Que Jésus-Christ, au lieu de la vie tranquille et heureuse dont il pouvait jouir, s’est offert volontairement à souffrir les derniers mépris, et à mourir sur la croix ». (Hébr. XII, 2).

« Pierre cependant était assis dehors dans la cour. Et une servante s’approchant lui dit:Vous étiez aussi avec Jésus de Gaulée (69). Mais il le nia devant tout le monde en disant: Je ne sais ce que vous me dites (70). Et comme il sortait hors la porte, une autre servante l’ayant vu dit à ceux qui se trouvèrent là : Celui-ci était aussi avec Jésus de Nazareth (74). Et lui le nia une seconde fois, en disant avec serment : Je ne connais point cet homme (72). Peu à peu ceux qui étaient là s’avançant, dirent à Pierre : Vous êtes certainement de ces gens-là, car votre parler

« vous fait assez connaître (73). Il commença alors à détester et à jurer en disant : Je ne connais point cet homme, et aussitôt le coq chanta (74). Et alors Pierre se ressouvint de la parole que Jésus lui avait dite : avant que le coq chante vous me renoncerez trois fois. Et étant sorti dehors il pleura amèrement (75). » Voici, mes frères, une chose bien surprenante. Quand on vient prendre Jésus-Christ, ce disciple témoigne un zèle si ardent qu’il tire l’épée et en frappe un des serviteurs du grand prêtre; et lorsqu’il devait entrer dans une plus grande indignation pour les outrages sanglants dont on déshonorait son maître en sa présence, il s’abat au contraire jusqu’à le renoncer par trois fois. Qui eut pu n’être point saisi d’indignation en voyant ces traitements si injurieux et ces insultes si outrageuses? Cependant ce disciple, interdit par la crainte, non-seulement n’éprouve point ce zèle qui paraissait si raisonnable; mais il tremble de peur et ne peut supporter la voix d’une servante qui lui parle. Il renonce son maître jusqu’à trois fois, et il le renonce ainsi devant des servantes et des gens de rien, et non pas devant les juges qui l’eussent (53) peut-être intimidé, puisqu’il est marqué qu’il était dehors. Car il « était assis dehors dans la cour». C’est lorsqu’il fut sorti qu’on lui demanda s’il n’était pas disciple de Jésus-Christ.

Saint Luc dit que cet apôtre ne s’aperçut point de sa faute et qu’il ne rentra en lui-même que lorsque Jésus-Christ le regarda. Ainsi non-seulement il renonça Jésus-Christ, mais il fut encore si éloigné de reconnaître ce crime, nonobstant le chant du coq, que si Jésus-Christ ne l’eût fait rentrer en lui-même, il n’y eût pas fait de réflexion. Il eut donc besoin, du secours de la grâce du Sauveur. Ce regard fut comme une voix puissante qui lui parla, et sans laquelle la peur dont il était saisi l’eût fait demeurer toujours dans sa faute. Saint Marc dit que dès le premier renoncement de saint Pierre, le coq chanta pour la première fois; et qu’au troisième renoncement, le coq chanta pour la seconde fois. Il est le seul qui ait marqué si en détail et avec tant d’exactitude le soin que Jésus-Christ témoigna alors pour son disciple, et la faiblesse prodigieuse dont saint Pierre se laissa saisir. Comme saint Marc était le disciple de cet apôtre, il a pu savoir de lui plus particulièrement cette circonstance, et nous ne pouvons assez admirer que non-seulement il n’ait point omis cette faute d’un homme qui lui était si vénérable, mais qu’il l’ait même décrite avec plus de circonstance que les autres.

2. Comment donc, puisque saint Matthieu dit: « Avant que le coq chante vous me renoncerez trois fois » , saint Marc peut-il dire qu’après le triple renoncement de saint Pierre le coq chanta pour la seconde fois? Ces deux évangélistes s’accordent fort bien; comme le coq a coutume de chanter trois ou quatre fois à chaque reprise, saint Marc s’exprime comme il fait pour montrer que le chant répété du coq n’arrêtait pas saint Pierre, ne le faisait pas rentrer en lui-même. Les deux versions sont donc vraies, car le coq n’avait pas encore achevé sa première reprise, lorsque Pierre renonça pour la troisième fois son maître. Et lorsque Jésus-Christ l’eut averti de son crime il n’osa même encore pleurer devant tout ce monde, de peur que ses larmes ne le fîssent reconnaître; mais « il sortit dehors, et pleura amèrement ».

« Le matin étant venu, tous les princes des prêtres et les sénateurs du peuple juif tinrent conseil contre Jésus pour le faire mourir. (Chap. XXVII, 4.) Et l’ayant lié, ils l’emmenèrent devant Ponce Pilate le gouverneur (2) ». Comme ils avaient résolu sa mort, et qu’ils ne le pouvaient faire mourir à cause de la fête de Pâques, ils le mènent à Pilate. Remarquez, mes frères, ils sont amenés à le faire mourir le jour même de cette fête, qui n’avait été autrefois établie parmi les Juifs que comme une figure de la vérité.

« Alors Judas qui l’avait trahi, voyant qu’il était condamné, se repentit de ce qu’il avait fait, et rapporta les trente pièces d’argent aux princes des prêtres (3) ». Cette circonstance redouble la faute de Judas et celle des prêtres. Elle augmente le crime de Judas, non parce qu’il se repentit de sa trahison; mais parce qu’il le fit trop tard, et qu’il le fit mourir par un détestable désespoir; se déclarant ainsi coupable de perfidie à la face de toute la terre. Elle redouble aussi le péché des prêtres, parce qu’au lieu d’être touchés de l’exemple de Judas, cl de condamner comme lui leurs cruels desseins, ils aimèrent mieux y demeurer opiniâtrement que d’en faire pénitence. Mais considérez que Judas ne se repent de son crime que lorsqu’il n’y peut plus remédier. C’est ainsi que le démon se conduit envers les hommes. Il ne leur laisse comprendre dans quels excès ils se sont laissés emporter que lorsque le mal est fait, et qu’il est irréparable, de peur qu’ils ne soient touchés de quelque sentiment de douleur, et qu’ils n’abandonnent leurs mauvais desseins. Judas, qui était jusque-là demeuré sourd à tant d’avertissements de Jésus-Christ, commence enfin lorsqu’il voit son crime achevé d’en concevoir du regret, mais un regret bien Superflu et bien inutile. C’est une action très-juste, et même louable que celle qu’il fait en se condamnant lui-même, en rejetant cet argent qui n’était que le prix de son crime, et en montrant qu’il n’était point retenu par la crainte ou par le respect des Juifs, mais on ne peut excuser la fureur avec laquelle il se fait mourir. Ce dessein ne peut être que l’ouvrage du démon. Le démon le soustrait d’avance à la pénitence de peur qu’il n’en recueille les salutaires fruits, et il le fait périr d’une mort la plus honteuse et publiquement connue, en lui persuadant de se tuer lui-même.

Considérez, je vous prie, comment la vérité s’établit, et s’appuie de toutes parts, par tout ce que font et ce que souffrent les ennemis déclarés de Jésus-Christ. Car cette mort funeste (54) à laquelle Judas se condamna lui-même est l’arrêt des Juifs qui condamnèrent Jésus-Christ; et elle ne leur laisse pas la moindre excuse. Que peuvent-ils dire de cette mort, après que Judas s’en est puni lui-même si sévèrement? Car remarquez ces paroles dont il se sert pour exprimer son regret: « J’ai péché parce que j’ai trahi le sang innocent. Mais ils lui répondirent: Que nous importe? C’est à vous à y penser (4). Et ayant jeté cet argent dans le temple, il se retira; et s’en étant allé, il s’étrangla (5) », parce qu’il ne put souffrir les remords qui déchiraient sa conscience. Mais qui peut assez admirer jusqu’où va l’endurcissement des Juifs, qui, au lieu d’être touchés de cet exemple, demeurent au contraire opiniâtres dans leur péché, jusqu’à ce qu’ils l’aient porté à son comble? Car le crime de Judas, c’est-à-dire sa trahison, était déjà accompli, mais celui des Juifs, c’est-à-dire la mort de Jésus-Christ, ne l’était pas encore. On voit néanmoins qu’aussitôt qu’ils l’eurent achevé, ils entrèrent dans la confusion et dans le trouble. Tantôt ils disent : « N’écrivez point qu’il est le Roi des Juifs ». Que pouvaient- ils encore craindre en le voyant déjà en croix? Tantôt ils donnent ordre qu’on garde son tombeau avec des soldats : « De peur », disent-ils, « que ses disciples ne le dérobent, et qu’ils ne disent qu’il est ressuscité des morts, et cette dernière erreur serait pire que la première ». Mais quand les disciples le diraient, si cela n’était pas vrai en effet, ne serait-il pas aisé de les convaincre de faux? Et comment le pourraient-ils dérober, puisqu’ils n’osent pas même demeurer au lieu dans lequel on l’avait pris, et que saint Pierre, qui était leur chef, succombant à la seule voix d’une servante, le renonce par trois fois?

Mais, comme je viens de le dire, un grand trouble s’était emparé d’eux; car ils savaient assez l’excès du péché qu’ils commettaient, comme on peut le voir par ces paroles qu’ils répondirent à Judas : « Que nous importe? «C’est à vous à y penser ». Avares, je vous appelle encore ici, et vous conjure de voir dans quel abîme de maux Judas se précipite lui-même; car il se trouve enfin qu’il commet le plus grand de tous les crimes, et qu’en ayant rejeté le prix, il perd en même temps son argent, sa vie et son âme. Tel est enfin le succès de l’avarice. Elle fait perdre à celui qu’elle tyrannise, et l’argent dont elle lui inspirait une si curieuse passion, et le bonheur de cette vie, et les biens de l’autre.

Elle jette ici Judas dans une confusion épouvantable, et, après l’avoir rendu méprisable devant ceux même à qui il avait livré son Maître, elle le fait mourir de la mort la plus infâme. C’est ce qui confirme ce que j’ai dit: que quelques-uns mie reconnaissent leurs cri-mes qu’après qu’ils les ont commis. Car je vous prie de considérer combien ces Juifs appréhendent de trop approfondir ce qu’ils font et de voir trop clairement l’énormité de leur attentat : « C’est à vous à y penser », disent-ils. Et ceci rend leur faute encore plus grande. Transportés et comme enivrés parleur passion et par leur audace, ils ne pensent qu’à venir à bout de leur entreprise diabolique, et ils tâchent de se la dissimuler à eux-mêmes, par une ignorance affectée, et par de vains prétextes dont ils veulent se couvrir.

S’ils ne parlaient de la sorte qu’après avoir déjà fait mourir le Sauveur, et lorsque le mal serait sans remède, quoique cette parole ne les justifiât pas, au moins ne les condamnerait-elle pas autant qu’elle le fait maintenant. Mais lorsqu’il est encore en leur pouvoir de ne pas commettre un si grand crime, et de s’abstenir de tremper leurs mains dans le sang de cet innocent, comment peuvent-ils dire: « C’est à vous à y penser » ? Cette excuse les accuse encore davantage. Ils rejettent toute la faute sur Judas. C’est sur lui qu’ils veulent faire retomber le crime de ce sang répandu, lorsqu’ils peuvent encore s’en rendre innocents eux-mêmes, en ne le répandant pas.

Mais ils vont encore pins loin que Judas. Judas a trahi Jésus-Christ, et les Juifs le crucifient. Il les empêchait d’aller plus loin, d’al1er jusqu’à la mort, et ils passent outre. Pourquoi leur fureur continue-t-elle? Pourquoi le font-ils mourir avec une précipitation inouïe, et avec une malice si noire que la justice des supplices qu’ils s’attirèrent et qu’ils souffrirent depuis, paraît visible à tout le monde? Nous allons voir que Pilate même leur donnant le choix de Jésus ou de Barabas, ils préfèrent un voleur insigne au Sauveur du monde. Ils sauvent un détestable meurtrier, et ils mettent en croix Jésus-Christ, qui, bien loin de leur avoir jamais fait le moindre mal, les avait comblés de tous biens. Mais retournons encore à Judas. Voyant qu’il travaillait en vain, et que les Juifs ne voulaient point reprendre cet (55) argent, « il le jeta dans le temple, et s’en étant allé, il s’étrangla ».

3. « Mais les princes des prêtres ayant pris l’argent dirent: il ne nous est pas permis de le mettre dans le trésor, parce que c’est le prix du sang (6). Et ayant délibéré là-dessus ils en achetèrent le champ d’un potier pour y ensevelir les étrangers (7). C’est pourquoi ce même champ est appelé encore aujourd’hui Haceldama, c’est-à-dire le champ du sang (8). Alors cette parole du prophète Jérémie fut accomplie : Ils ont reçu les trente pièces d’argent qui étaient le prix de celui qui a été mis à prix, mis à prix par les enfants d’Israël (9). Et ils les ont donnés pour en acheter le champ d’un potier, comme le Seigneur me l’a ordonné (10) ». Remarquez qu’ils se condamnent encore ici eux-mêmes. Comme ils n’ignoraient pas qu’ils avaient acheté injustement la mort d’un homme innocent, ils ne voulurent point mettre cet argent dans le trésor; mais ils en achetèrent un champ pour la sépulture des étrangers, qui devait être une preuve manifeste et un monument éternel de leur trahison. Car le nom seul de ce champ est comme une voix éclatante qui publie partout le crime qu’ils ont commis. Et ils ne font point cette action sans en délibérer entre eux. Ils assemblent tout le conseil. Ce qu’ils font afin qu’il n’y eût personne d’entre les princes des prêtres qui fût innocent, et qu’ils fussent tous coupables d’un si grand crime.

Le prophète Jérémie avait décrit toutes ces particularités plusieurs siècles auparavant. Et nous pouvons remarquer que ce ne sont pas seulement les apôtres et les évangélistes mais encore les prophètes gui ont marqué en particulier, tous les outrages dont on a couvert Jésus-Christ, et qui ont parlé pleinement des circonstances de sa mort. Les Juifs ne se conduisirent de la sorte que par le mouvement de cette fureur aveugle qui les transportait. S’ils eussent mis cet argent dans le trésor, ils eussent moins signalé leur injustice, mais l’ayant employé pour en acheter un champ, ils ont rendu toute la postérité témoin de leur cruauté et de leur crime.

Ecoutez ceci, vous tous qui faites gémir par votre avarice le pauvre et l’orphelin. Lorsque vous donnez en aumône un bien qui est le prix de quelque violence, ou qui vous vient du sang et de la substance des pauvres; vous imitez Judas qui alla donner au temple l’argent qui était le prix du sang de Jésus-Christ, et vos aumônes sont plutôt diaboliques que chrétiennes. Il y en a encore aujourd’hui qui, après s’être enrichis du bien d’autrui, se croient excusés de tous crimes s’ils en donnent quelque partie aux pauvres. C’est de ceux-là que le prophète parle, lorsqu’il dit: « Vous couvrez mon autel de larmes ». (Malach. II, 13.) Jésus-Christ ne veut point être nourri de rapines. Cette nourriture lui est odieuse. Comment méprisez-vous le Seigneur jusqu’au point d’oser lui offrir des choses impures? Ne vaut-il pas encore mieux qu’il sèche de faim, que de le soulager par ces sortes d’aliments? On n’est que cruel en le laissant mourir de faim; mais on joint l’outrage et l’insulte à la cruauté, lorsqu’on lui offre une si horrible nourriture. Il vaut mieux ne rien donner du tout, que de donner aux uns le bien des autres.

Dites-moi, je vous prie, si vous voyiez deux hommes, l’un nu et l’autre vêtu, ne feriez-vous pas une injustice et une injure à celui qui est vêtu, si vous le dépouilliez afin de revêtir celui qui est nu? Il est certain que vous en feriez une, et une très-grande. Si donc, lorsque vous donneriez à l’un tout ce que vous auriez pris à l’autre, il est vrai que vous n’exerceriez pas une charité, mais plutôt que vous commettriez une injustice; de quel supplice ne serez-vous point châtié, lorsque vous ne donnez pas la trentième partie de ce que vous avez ravi, et que vous ne laissez pas de l’appeler une aumône?

Si Dieu condamnait autrefois ceux qui lui offraient en sacrifice une victime boiteuse, comment vous excuserez-vous en le traitant avec encore plus de mépris? Et si un larron, après avoir restitué au légitime maître ce qu’il avait dérobé, était encore coupable d’injustice, et ne pouvait, durant l’ancienne Loi même, expier son crime qu’en rendant le quadruple du larcin; quels feux n’attire point sur sa tête celui qui ne dérobe pas seulement en cachette, mais qui ravit avec violence, qui ne rend pas ce qu’il a pris à celui à qui il l’a pris, mais qui le donne à un autre; qui ne rend pas au quadruple, mais qui ne donne pas même la moitié; et qui ne vit pas sous l’ancienne Loi de Moïse, mais sous la nouvelle Loi de la grâce?

Que s’il n’en est pas encore puni en ce monde, 41 n’en est que plus à plaindre, parce qu’il s’amasse un trésor de plus grands châtiments et (56) de plus sévères peines, s’il ne fait pénitence de son crime : « Quoi donc », dit Jésus-Christ dans 1’Evangile, « vous imaginez-vous que ces dix-huit hommes sur lesquels la tour de Siloé est tombée, et qu’elle a tués, fussent plus redevables à la justice de Dieu que tous les habitants de Jérusalem? Non, je vous en assure, mais si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de la même manière ». (Luc, XIII,4.) Faisons donc pénitence, mes frères ; faisons des aumônes qui soient pures et exemptes de toute avarice. Donnons, non pas avec retenue, mais avec profusion.

Souvenez-vous que les Juifs nourrissaient autrefois tous les jours huit mille lévites, et avec eux les veuves et les orphelins, sans parler des autres taxes pour la guerre auxquelles ils étaient obligés. L’Eglise, au contraire, possède des terres, des maisons, des logements qu’elle loue, des chariots, des chevaux, des mulets, et plusieurs autres choses semblables, qu’elle ne. possède qu’à cause de vous, et de votre cruauté. car l’ordre eût voulu que ce trésor de l’Eglise fût demeuré entre vos mains, et que l’Eglise reçût de grands fruits de votre charité. Or, cette possession des biens ecclésiastiques a produit en. même temps deux grands maux : l’un que vous restez sans produire aucun fruit de charité; et l’autre que les pontifes de Dieu et les ministres de Jésus- Christ sont mêlés dans le commerce des choses profanes.

4. L’Eglise ne pouvait-elle pas autrefois posséder des terres et des maisons? Et pourquoi les apôtres vendaient-ils celles qu’on leur offrait pour en donner l’argent aux pauvres, sinon parce que cette conduite était plus excellente et plus avantageuse au bien de l’Eglise? Mais nos pères ensuite ayant vu que vous étiez embrasés de l’amour des choses temporelles et séculières, ils sont entrés dans une juste crainte, que, lorsque vous ne travailleriez qu’à recueillir sans rien semer, toute la troupe des veuves, des orphelins et des vierges ne mourût de faim; et c’est dans cette appréhension qu’ils ont été contraints d’acquérir d~s biens et des revenus assurés. Ce n’est qu’avec peine et avec violence qu’ils se sont laissés aller à cette acquisition qui leur était peu honorable, et leur plus grand désir était de recevoir de tels fruits de votre piété et de votre dévotion, qu’ils n’eussent point d’autre soin que de s’appliquer à la prière. Mais maintenant vous les avez forcés d’imiter le soin et le procédé de ceux qui manient les affaires séculières: ce qui cause une confusion et un trouble universel.

Car lorsque nous sommes, comme vous, occupés des choses de la terre, quel est demi d’entre nous qui peut rendre Dieu favorable aux autres? Nous n’avons plus aujourd’hui la liberté d’ouvrir la bouche pour nous rendre médiateurs entre lui et les hommes, ni pour reprendre les excès du siècle, parce que l’Eglise n’est pas mieux gouvernée que le sont les choses du monde. Ne savez-vous pas que les apôtres ne crurent pas devoir eux-mêmes distribuer ces sommes d’argent qui avaient été recueillies sans peine? Et aujourd’hui les évêques qui leur succèdent sont devenus comme des intendants ou des économes, des receveurs, dés dispensateurs, des trafiqueurs, à cause du soin et de l’occupation que leur donnent les biens temporels. Au lieu de veiller sur leur troupeau, et sur les âmes que Dieu leur a confiées, ils s’appliquent avec ardeur au ménagement des revenus des terres et du profit de l’argent, comme feraient des publicains et des financiers. Ils pensent tout le jour à ces affaires, et pour elles seules ils sont actifs et vigilants.

Je ne déplore pas ce malheur en vain, mais par le désir que j’ai qu’il se fasse quelque changement en mieux; afin que nous, qui souffrons cette dure servitude, nous obtenions miséricorde, et que vous procuriez, vous, des fruits et des revenus à l’Eglise. Que si vous ne voulez pas faire cela, vous voyez les pauvres devant vos yeux, nous ne négligerons pas de nourrir tous ceux que nous pourrons, mais nous vous enverrons les autres, auxquels je vous prie de donner avec soin de quoi vivre, de peur qu’au jour terrible du jugement vous n’entendiez ces paroles qui seront dites contre les avares: « Vous m’avez vu avoir faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ».

Il est certain que cette inhumanité nous rend dignes de risée aussi bien que vous. Car, de ce que les ecclésiastiques quittent le soin de la prédication, de la prière et le reste du service de l’Eglise, il s’en suit que les uns ont des différends à démêler avec des vendeurs de vin, les autres avec des vendeurs de blé , les autres avec d’autres marchands qui gâtent et allèrent les marchandises. De là viennent des disputes, des querelles, des injures, et ces (57) diffamations, et ces noms encore que l’on a donnés à chacun des prêtres, comme étant propres aux affaires séculières qu’ils gouvernent. Or, il faudrait qu’ils ne reçussent point d’autres noms que des choses pour lesquelles les apôtres ont établi des lois et des règles; savoir: de la nourriture des pauvres, de la protection des faibles, de la réception des voyageurs et des passants, de la défense de ceux qui sont opprimés, du secours des orphelins, de l’assistance des veuves, et de la garde soigneuse et charitable des vierges.

Ce serait ces offices qu’on devrait distribuer entre les prêtres, au lieu des métairies et des maisons dont ils ont soin. Ce sont là les ornements de l’Eglise; ce sont les pulls riches trésors qui nous peuvent rendre la vie plus douce, et vous apporter plus de douceur à vous-mêmes, avec plus d’utilité et plus de fruit. Car, par la grâce de Dieu, je crois qu’il s’assemble bien cent mille chrétiens dans cette Eglise, et si chacun d’eux donnait tous les jours un pain à un pauvre, tous les pauvres auraient abondamment de quoi vivre. Si même chacun d’eux donnait seulement une obole, nul ne manquerait de rien, et nous ne serions pas exposés au blâme et aux reproches qu’on nous fait d’être attachés aux biens temporels.

II est vrai qu’on pourrait dire maintenant aux prélats de l’Eglise, avec quelque sorte de justice, ce que Notre-Seigneur dit dans l’Evangile : « Allez, vendez tout ce que vous avez, et le donnez aux pauvres, et venez me suivre », à cause des grands biens et des grands domaines que leurs églises possèdent. Car il n’est pas aisé de suivre parfaitement Jésus-Christ, si nous ne sommes dégagés des occupations terrestres et des soins du siècle. N’est-ce pas une chose pitoyable que des prêtres de Dieu assistent aux vendanges et à la moisson, et soient présents à toutes les ventes, et à tous les achats des biens de la terre?

Les prêtres juifs qui n’avaient que les ombres et les figures du véritable culte de Dieu, quoique leur administration et leurs exercices fussent grossiers et corporels, étaient néanmoins exempts de tous ces soins; et nous qui sommes appelés au plus secret sanctuaire du ciel, et qui entrons dans le véritable Saint des saints, nous faisons une vie de marchands et de trafiqueurs. Et c’est de là que vient notre grande négligence dans l’étude des Ecritures divines, notre grande paresse dans la prière, et ce mépris où nous sommes tombés pour toutes les choses spirituelles. Car il est impossible que l’homme qui est partagé par ce double soin, s’applique suffisamment à l’un et à l’autre.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, d’ouvrir de toutes parts les sources de votre charité, afin que les pauvres soient plus facilement nourris, que Dieu soit glorifié; et que la grandeur de vos oeuvres de miséricorde, et l’abondance de vos aumônes vous procurent les biens que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXXVI: « OR, JÉSUS FUT PRESENTA DEVANT LE GOUVERNEUR ET LE GOUVERNEUR L’INTERROGEA EN CES TERMES: ÊTES-VOUS LE ROI DES JUIFS? JÉSUS LUI RÉPONDIT : VOUS LE DITES. ET ÉTANT ACCUSÉ PAR LES PRINCES DES PRÊTRES ET LES SÉNATEURS, IL NE RÉPONDIT RIEN ». (CHAP. XXVII, 11, 12, JUSQU’AU VERSET 2)

ANALYSE

1. Dans quel sens Jésus-Christ se dit roi. — Jésus devant Pilate.

2. Pilate cherche à délivrer Jésus. Ce juge tombe par faiblesse dans une prévarication très-grave. Il fallait qu’il fit son devoir comme le tribun dont il est parlé dans les actes, lequel sauva saint Paul de la fureur des Juifs.

3 et 4. Combien il faut craindre les moindres fautes, puisque c’est par elles que le démon tâche de nous faire tomber dans les plus grandes. — Exemple sur ce sujet. — Que les plus grands désordres dont on gémit dans le monde, viennent d’avoir négligé d’abord les péchés les plus légers. — Contre le désespoir. — Des mauvais effets d’un zèle indiscret.

1. Remarquez. mes frères, que ce juge commence à interroger Jésus-Christ sur un fait dont les Juifs l’accusaient sans cesse. Comme ils voyaient que ce Romain était fort indifférent aux accusations des crimes qui ne regardaient que leur Loi , ils lui allèguent des crimes d’Etat. C’est ainsi qu’ils agirent ensuite envers les apôtres. Ils les accusaient continuellement de prêcher un certain Jésus, et de le vouloir faire passer pour roi, quoique ce ne fût qu’un particulier et un homme fort ordinaire, pour les rendre ainsi odieux comme des rebelles à l’empire, et comme des partisans d’un usurpateur et d’un tyran. C’est ce qui nous fait voir que le déchirement de la tunique et l’indignation du grand prêtre n’étaient qu’une feinte. Ces gens voulaient faire mourir Jésus, et pour atteindre ce but ils usaient de tous les moyens, tantôt de celui-ci, tantôt de celui-là.

C’est donc la première demande que Pilate fait à Jésus-Christ, à quoi le Sauveur répond : « Vous le dites ». Il avoue qu’il est roi mais il déclare en même temps que son royaume vient du ciel, comme il est marqué plus nettement dans saint Jean: «Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jean, XVIII, 36); il disait cela pour ôter toute excuse à Pilate et à tous les Juifs. La preuve qu’il donne de la vérité de cette déclaration est sans réplique: « Si mon royaume », dit-il, « était de ce monde, mes sujets feraient la guerre, pour empêcher que je ne fusse livré ». C’était pour repousser ce soupçon qu’il avait voulu payer le tribut, et avait commandé aux autres de le payer, afin qu’en ce point on n’eût aucune prise sur lui. Ce fut encore pour ce même motif qu’il s’enfuit, lorsque tout le peuple venait pour le faire roi.

Vous me demanderez peut-être pourquoi Jésus-Christ n’alléguait point toute sa conduite passée pour se défendre de ce crime qu’on lui objectait. Je vous réponds que les Juifs avaient mille preuves de la modération du Sauveur, et du soin qu’il avait toujours eu de tempérer et de couvrir sa souveraine puissance. Mais ils s’aveuglaient volontairement eux-mêmes pour satisfaire leur fureur; il voulut demeurer ici dans le silence sans se mettre en peine de se justifier, parce que tout était corrompu dans ces assemblées, et qu’on ne gardait envers lui aucune règle, ni aucune forme de justice.

Voilà quelle était la raison de ce silence qu’il ne rompait que de temps en temps et seulement par de courtes réponses, de peur qu’un silence complet ne passât pour un effet de l’orgueil. Ainsi, il répondit au grand prêtre, lorsqu’il le conjura de lui parler, et il fit quelques réponses courtes à Pilate : mais il ne se mit point eu peine de se justifier des accusations dont on le chargeait, et comme il était très-assuré qu’il ne les persuaderait jamais de son innocence, il ne dit pas un mot pour la leur (59) prouver. C’est ce que le prophète avait marqué longtemps auparavant par ces paroles: « Il a été jugé et condamné dans son humilité». (Is. LIII, 8.) Pilate était étrangement surpris de cette conduite. Et en effet c’était une chose surprenante de voir demeurer dans un silence si profond un homme qui avait tant de preuves si certaines de son innocence, que ceux mêmes qui l’accusaient ne trouvaient aucun crime à lui reprocher, et qu’il était visible que l’envie. seule les faisait agir. C’est pourquoi voyant que tous les faux témoins qu’ils avaient sollicités n’avaient rien pu dire de sérieux, ils voulurent accabler l’innocent de leur seule autorité. Ils ne sont touchés ni de la mort de Judas, ni de la résistance de Pilate qui se lave les mains pour ne point tremper dans cette mort. Après même qu’il fut livré à Pilate, Jésus fit beaucoup de choses qui pouvaient les faire rentrer en eux-mêmes; mais leur opiniâtreté fut inflexible, et rien ne les toucha.

Pilate donc voyant la fermeté de Jésus-Christ, lui dit: « N’entendez-vous pas de combien de choses ils vous accusent (13) » ? Il lui parlait de la sorte, afin qu’il se défendit lui-même, parce qu’il le voulait sauver. « Et il ne lui répondit pas un seul mot, de sorte que le gouverneur en était tout étonné (14) ». Mais comme Jésus-Christ ne répondait rien, Pilate s’avisa d’une autre invention. «Le gouverneur avait coutume, à toutes les fêtes de Pâques, de remettre au peuple un prisonnier, celui qu’ils voulaient (15). Or, il y avait alors dans la prison un insigne voleur nommé Barabas (16). Comme ils étaient donc tous assemblés, Pilate leur dit: Lequel voulez-vous que je vous délivre de Barabas ou de Jésus qui est appelé Christ (17)? Car il savait bien que c’était par envie qu’ils l’avaient livré (18) ». il souhaite de délivrer Jésus par cette voie, afin que si les Juifs ne le voulaient pas absoudre comme innocent, ils le sauvassent au moins comme coupable par la considération d’une fête si solennelle. Considérez, mes frères, ce renversement des choses. Le peuple avait coutume de demander au gouverneur la grâce de quelque criminel. Et c’est ici le gouverneur même qui demande la grâce de Jésus-Christ, et cependant les Juifs n’en sont point touchés. Leur cruauté ne s’adoucit point, et leur envie redouble. Car ils ne pouvaient le convaincre d’aucun crime, alors même qu’il ne leur répondait pas. Son innocence et sa vie sans tache était une voix qui, dans son silence même, leur reprochait leur cruauté et leur injustice.

« Et comme Pilate était assis sur son tribunal, sa femme lui envoya dire : Ne vous embarrassez point dans l’affaire de ce Juste. Car j’ai été aujourd’hui étrangement tourmentée dans un songe à cause de Lui (19) ». Remarquez encore combien cet événement devait être capable de les détourner de leur attentat. Car ce n’était pas une chose de peu d’importance que ce songe qui venait après tant d’autres preuves témoigner en faveur de l’innocence de Jésus-Christ.

Mais pourquoi, mes frères, n’est-ce point Pilate lui-même qui est tourmenté de ce songe? C’est ou parce qu’il ne le méritait pas autant que sa femme, ou parce qu’on ne l’aurait pas cru s’il eût dit qu’il avait eu un songe, ou parce que l’ayant eu il n’aurait point voulu en parler. C’était donc par une providence particulière de Dieu que cette femme eut plutôt ce songe, afin que cet incident fût connu de tout le monde, et que son mari, touché de sa peine, fût plus réservé à condamner l’innocent. La rencontre du temps était bien remarquable; puisqu’elle eut ce songe la nuit même où Jésus fut traîné devant le sanhédrin.

Vous me direz peut-être qu’il n’était pas sûr à Pilate de Sauver Jésus-Christ, puisqu’il était accusé d’un crime d’Etat; et d’avoir voulu usurper la royauté. Mais il fallait donc prouver ce crime; il fallait en convaincre l’accusé; il fallait produire quelques marques de ces desseins imaginaires qu’il aurait formés sur l’Etat. li fallait faire voir quels soldats il avait levés; où étaient ses armées, ses trésors, et tous les préparatifs qu’il aurait dû faire pour exciter des troubles, et pour soutenir une guerre. C’est pourquoi Jésus-Christ ne l’excuse point de s’être laissé si grossièrement surprendre. Il lui dit à lui-même : « Celui qui m’a livré à vous est encore plus coupable « que vous ne l’êtes ». C’est sa seule mollesse qui le laisse aller à condamner Jésus-Christ au fouet, et après le fouet, à la mort et à la Croix. Pilate a été un homme faible et sans coeur; mais les prêtres étaient malicieux et cruels. Ce furent eux qui, après que Pilate eut imaginé, pour sauver Jésus, de profiter de la coutume qui existait de délivrer un criminel à la fête de Pâques, sollicitèrent le peuple à demander plutôt Barabas. (60)

2. « Mais les princes des prêtres et les sénateurs persuadèrent au peuple de demander Barabas et de perdre Jésus (20) ». Ainsi, pendant que Pilate faisait tous ses efforts pour leur épargner ce crime, ils faisaient de leur côté tout ce qu’ils pouvaient pour y tomber sans qu’il leur restât aucun prétexte pour excuser un si grand excès. Car enfin pouvait-on raisonnablement douter lequel des deux il fallait plutôt délivrer; celui qui était manifestement coupable, ou celui dont au moins le crime était encore douteux? Si un criminel pouvait, après même que son arrêt était prononcé, être arraché de la mort et du supplice qu’il était près de souffrir, combien pouvait-on davantage sauver celui dont le procès n’était pas encore instruit, et envers qui on n’avait gardé aucune forme? Car sans doute Jésus-Christ ne leur paraissait pas plus coupable que les meurtriers et les homicides. C’est pourquoi l’évangéliste dit que Barabas n’était pas seulement un voleur, mais que c’était « un voleur insigne », qui avait commis plusieurs meurtres. Cependant ils le préférèrent au Sauveur du monde, sans avoir aucun égard ni à la sainteté du jour « qui devait être inviolable » ni aux lois de l’humanité, ni à la justice, ni à la raison: leur envie et leur fureur les aveuglent entièrement; n’étant pas contents de leur propre corruption, ils sollicitent encore le peuple de se joindre à eux, ce que Dieu permit sans doute, afin qu’ils lui répondissent un jour de l’aveuglement de ce peuple, et qu’il se vengeât sur eux de la malignité qu’ils lui ont inspirée.

« Le gouverneur donc leur dit: Lequel des deux voulez-vous que je vous délivre? Ils lui répondirent: Barabas (21). Pilate leur dit : « Que ferai-je donc de Jésus qu’on appelle le Christ (22) »? Il s’efforce de les toucher encore de quelque honte; et il leur laisse la liberté de choisir, afin que par pudeur du moins ils choisissent le Sauveur, et qu’on puisse attribuer sa délivrance à leur douceur et à leur miséricorde. Car il voyait que plus il soutenait son innocence devant eux, plus ils s’opiniâtraient à le faire condamner ; et il crut qu’il viendrait plus aisément à bout d’eux, s’il les prenait par la douceur et par la générosité. Mais, bien loin d’entrer dans ces sentiments, « ils répondirent tous : Qu’il soit crucifié! Le gouverneur dit : Mais quel mal a-t-il fait? Et ils commencèrent à crier encore plus fort: Qu’il soit crucifié (23)! Pilate donc voyant qu’il ne gagnait rien, mais que le tumulte s’excitait toujours de plus en plus, se fit apporter de l’eau, et, lavant ses mains devant tout le peuple, leur dit : Je suis innocent du sang de ce Juste. Ce sera à vous à en répondre (24) ». O Pilate, si vous croyez Jésus innocent, pourquoi donc le livrez-vous à la fureur de ce peuple? Que ne l’arrachez-vous d’entre leurs mains, comme le tribun sauva depuis saint Paul d’entre les mains des Juifs, quoiqu’il sût combien il les aurait obligés, s’il avait voulu leur abandonner cet apôtre? Il s’était excité une grande sédition, et toute la ville était en trouble à son sujet; et néanmoins ce tribun nè laissa pas de résister courageusement au peuple, et de s’opposer à ses demandes injustes. Pilate, au contraire, ne fait rien paraître de cette générosité, ni de cette fermeté si digne d’un juge, et il ne témoigne que de la faiblesse. Il n’y avait donc là que des hommes corrompus. Pilate ne résiste point au peuple, ni le peuple aux prêtres. Ils se rendent tous inexcusables, puisque, après toutes les raisons que leur représente ce juge, ils élèvent encore leurs voix pour crier plus haut: «Qu’il soit crucifié! » Ils ne se contentent plus que le Sauveur meure d’une simple mort, ils veulent malgré la résistance du juge qu’il soit condamné à la croix.

Considérez encore une fois, mes frères, combien Jésus-Christ a fait de choses pour les tirer de leur aveuglement. Car comme on voit qu’en plusieurs rencontres il s’efforçait de rappeler Judas à lui et de lui faire quitter son détestable dessein; on voit de même qu’il s’efforce durant tout le temps de sa prédication et au moment de sa mort, d’apaiser la cruauté des prêtres et du peuple juif. Car ne devaient-us pas être touchés de voir Pilate se laver les mains, protester publiquement qu’il était innocent du sang de ce juste, leur demander lui-même la grâce de Jésus-Christ, et les prier de le délivrer à cause de la fête? Si Judas même, quoiqu’il l’eût trahi, fut ensuite saisi de désespoir jusqu’à se pendre, et à condamner ainsi lui-même son action; si le juge est si ferme à rejeter tous les faux crimes dont on voulait charger le Sauveur; si la femme de Pilate est si inquiétée durant la nuit au sujet de cet innocent; si Pilate demande sa grâce pour le sauver quand même il aurait été criminel, que leur pourra-t-il rester pour s’excuser de (61) leur crime? S’ils étaient résolus de ne plus le regarder comme innocent, devaient-ils lui préférer un scélérat ? Mais , bien loin de s’adoucir, nous voyons au contraire que lorsque Pilate se lava les mains, et qu’il protesta hautement qu’il était innocent du sang de ce juste, ils crièrent tous : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants (25) ». Quand ils ont prononcé cette sentence contre eux-mêmes, Pilate leur permet ensuite tout ce qu’ils veulent. Mais je ne puis m’empêcher d’admirer ici leur aveuglement, et de considérer comment la cupidité aveugle l’esprit, jusqu’à ne plus lui laisser la liberté de reconnaître ce qui est juste et raisonnable. Car si vous consentez, ô Juifs, à ce que cette malédiction tombe sur vous, pourquoi voulez-vous encore qu’elle tombe sur vos enfants? Cependant Jésus-Christ, qu’ils traitent avec tant d’outrage, fut trop bon pour les traiter avec autant de sévérité qu’ils témoignaient en avoir contre eux-mêmes et contre leurs propres enfants, et c’est au contraire d’eux et de leurs enfants qu’il choisit ce grand nombre de personnes qu’il appela à la pénitence, et qu’il combla de tant de grâces. Saint Paul était de ce peuple, ainsi que ces milliers de personnes qui crurent à Jérusalem : « Vous voyez, mon frère », dit saint Jacques, « combien de milliers de Juifs croient maintenant en Jésus-Christ » (Act. XXI, 10), et ces Juifs sans doute descendaient de ceux qui faisaient ici des imprécations si cruelles. Que si quelques-uns ont résisté à sa bonté, et ont rejeté ses grâces, c’est à leur opiniâtreté seule qu’ils doivent attribuer leur malheur.

« Alors Pilate leur délivra Barabas, et ayant fait fouetter Jésus, il le leur mit entre les mains pour être crucifié (26) ». Pourquoi le fait-il fouetter, sinon pour le traiter comme un condamné; ou pour garder quelque forme de justice, ou pour satisfaire la cruauté des Juifs? Il devait au moins résister avec plus de fermeté, principalement après leur avoir dit: « Prenez-le, vous autres, et jugez-le selon votre loi ». Car il y avait plusieurs considérations qui devaient détourner Pilate et les Juifs de ce détestable jugement. Tant de miracles si inouïs et si surprenants qu’il avait faits; cette douceur incroyable d’un innocent avec laquelle il souffrait des injures si atroces; ce silence si profond dans une rencontre si extraordinaire; tant d’autres circonstances semblables, ne devaient-elles pas leur ouvrir les yeux, et leur frapper l’esprit et le coeur? Car après avoir fait voir qu’il était homme par cette prière qu’il venait de faire à son Père dans le jardin des Oliviers, il montre ensuite qu’il était plus qu’un homme par ce silence qu’il garde, et par ce mépris qu’il témoigna de tout ce qu’on disait de lui. Ce silence seul était capable de le faire respecter de ses ennemis même, s’ils n’eussent été dans un tel état que rien ne pouvait plus les toucher.

3. C’est ainsi, mes frères, que lorsque la raison est une fois étouffée ou par l’ivresse de l’esprit, ou par l’emportement de la fureur, il est très-difficile qu’un homme même en revienne, à moins que ce ne soit une âme généreuse et capable de quelque chose de grand. Il est très-dangereux, oui, je le redis encore une fois, il est très-dangereux d’ouvrir la porte à des passions si violentes. On ne peut apporter assez de soin pour les rejeter loin de soi et pour leur fermer l’entrée dans son coeur. Si elles peuvent une fois s’en rendre les maîtresses et devenir les plus fortes, elles y font ensuite ce que fait un feu ardent dans une forêt.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de vous faire comme des retranchements et comme de fortes murailles pour vous défendre de ces passions et pour leur fermer l’entrée de vos âmes. Que personne n’ait recours à cette excuse qui est la source ordinaire de tous les désordres du monde. Qu’on ne dise plus : qu’importe telle ou telle chose? Ce sont ces sortes de discours qui ouvrent la porte à toutes espèces de dérèglements. Le démon, étant aussi artificieux qu’il est, emploie toutes ses adresses et toute sa malice pour perdre les hommes. li ne commence d’abord que par des choses fort légères et peu importantes. On peut le voir dans cet exemple que je vais rapporter.

Il avait résolu autrefois de faire tomber Saül dans les enchantements de cette femme qui avait l’esprit de Python. Ce crime était grossier, et s’il l’eût sollicité tout d’abord de le commettre, il ne lui aurait pu persuader. Car comment celui qui chassait avec tant de sévérité ces sortes de personnes de toute l’étendue de son royaume, eût-il pu se résoudre tout à coup à avoir quelque communication avec elles? C’est pourquoi le démon ne le poussa dans cet excès que peu à peu et par degrés. Il (62) commença par Je porter à désobéir à Samuel, à offrir lui-même à Dieu en l’absence du prophète les victimes et les holocaustes. Lorsque Samuel l’accusa de ce crime, il répondit qu’il y avait été engagé par les ennemis qui le pressaient, et, au lieu d’être dans la douleur de son péché, il n’en fut pas plus touché que s’il ne l’eût point commis. Dieu lui ordonna ensuite d’exterminer entièrement les Amalécites, et il conserva le roi et une partie du peuple et du butin contre l’ordre divin. Il s’emporta encore de fureur contre David et il fit tout ce qu’il put pour le perdre, et ainsi tombant de jour en jour dans de nouvelles fautes, il se trouva enfin dans le fond de cet abîme où le démon avait résolu de l’entraîner.

C’est ainsi que ce même esprit de malice se conduisit autrefois envers Caïn. Il ne lui persuada pas d’abord de tuer son frère. L’horreur d’un si grand crime l’aurait frappé et lui en aurait fait perdre la pensée pour jamais. Il commence par le porter à n’offrir à Dieu que ce qu’il avait de moins bon dans ses troupeaux, il lui fait croire qu’en cela il ne commettait aucun mal. Il lui empoisonne ensuite le coeur par une secrète envie, et il lui représente encore ce crime comme une chose de peu d’importance. Ainsi s’étant emparé peu à peu du fond de son âme, il le pousse enfin dans le parricide, et après lui avoir inspiré une assez grande barbarie pour le commettre, il lui donne ensuite assez d’impudence pour le nier.

li faut donc veiller avec grand soin contre le niai dans ses premières approches. Quand le péché dont nous sommes tentés ne devrait attirer après lui aucune autre fâcheuse suite, nous ne devrions pas laisser de le fuir de toutes nos forces; mais étant assurés d’ailleurs qu’un premier mal est bientôt suivi d’un autre et qu’il croît dans l’âme par des degrés insensibles, nous ne pouvons veiller assez pour l’étouffer dès sa naissance. Il ne faut pas s’arrêter à considérer la qualité du premier péché dont nous nous sentons tentés, ni à juger s’il est peu ou beaucoup considérable. Nous devons être persuadés que si nous n’arrachons cette racine, quelque petite qu’elle soit d’abord, elle produira dans la suite des fruits de mort.

Ce que je vais dire vous surprendra. Il me semble que nous devons moins veiller contre les grands crimes que contre les fautes qui nous paraissent légères et que nous méprisons aisément. L’horreur des premiers peut assez nous en défendre, mais la petitesse des autres nous surprend, et comme elle trouve notre âme dans une certaine indifférence et comme dans une sorte de mépris, cette insensibilité même fait qu’elle ne peut plus s’élever contre ces péchés pour les combattre et pour les vaincre. C’est ce qui fait qu’en très-peu de temps ils croissent par notre faute et que de petits qu’ils étaient ils deviennent grands.

Nous voyons tous les jours une image de ce que je dis dans ce qui arrive dans le corps. Car souvent de petits maux qu’on négligeait au commencement s’augmentent de telle sorte qu’enfin ils deviennent incurables. C’est ainsi que dans l’âme de Judas le niai grandit jusqu’à devenir crime de trahison. Si d’abord il n’eût pas regardé comme une faute légère le sacrilège qu’il commettait en volant un bien qui était destiné aux pauvres, il rie serait pas tombé dans une si noire perfidie. Si les Juifs de même n’eussent pas considéré d’abord l’orgueil dont ils étaient possédés comme une faute bien légère, ils n’en seraient pas venus jusqu’à cet excès de faire mourir en croix le Sauveur du monde.

Les plus grands crimes ne se sont jamais commis que de cette manière. Personne ne passe tout d’un coup de ta vertu au comble du vice. Il y a un reste de pudeur et de retenue qui est encore naturel à l’âme, qu’elle ne peut étouffer que peu à peu et par un long enchaînement de désordres et de crimes. C’est ainsi que le culte des idoles s’est introduit dans le monde, par suite de ce que les hommes ont eu trop de respect et des complaisances excessives pour d’autres hommes qui étaient morts ou pour d’autres qui étaient encore vivants. C’est ainsi qu’on s’est laissé aller jusqu’à adorer des images et des statues. C’est ainsi enfin que la fornication et tous les autres vices se sont répandus comme un déluge qui a inondé toute la terre.

Prenons un exemple: quelqu’un a ri mal à propos; une personne sage l’en reprend:

une autre au contraire lui lève tout ce scrupule en disant que ce n’est rien, qu’il n’y a point de mal à rire, que le ris est une chose innocente et qui ne produit aucun mal. Cependant c’est de cette source et de ces ris immodérés que sortent toutes les bouffonneries, toutes les railleries, toutes les paroles et toutes les actions déshonnêtes. Qu’on blâme de même (63) une personne de ce qu’elle dit des paroles offensantes à ses frères, ne répondra-t-elle pas que cela n’est rien et qu’il n’y a point de mal à user librement de ces termes entre des frères? Et cependant ce sont ces paroles qui sont la source des querelles, des dissensions, des haines et des inimitiés mortelles qui éclatent enfin ouvertement et qui se terminent souvent à une mort tragique et sanglante.

4. Ainsi, vous voyez que le démon commence toujours par de petites choses, et qu’il conduit insensiblement les hommes jusqu’aux plus grands crimes, d’où il les jette ensuite dans le désespoir qui est le comble de tous les autres. Car celui qui désespère après son crime, sera plus damné pour son désespoir que pour son crime qui en est la cause. Lorsqu’un homme a commis un grand péché, il peut le guérir s’il a recours à la pénitence; mais si, après avoir péché, au lieu de se repentir, il désespère du pardon, il rend son mal incurable, parce qu’il fuit le remède qui le doit guérir. Le démon a encore un troisième piége pour surprendre les personnes de piété et pour les faire tomber dans le crime. Car quelquefois il leur déguise tellement le vice sous une apparence de vertu, qu’il les fait pécher en croyant bien faire. Est-il possible, me direz-vous, que le démon ait une si grande puissance ? Je m’en vais vous le faire voir. Apprenez ses artifices pour les craindre et pour les éviter en les craignant.

Nous savons par exemple que Jésus-Christ a commandé par saint Paul que l’homme ne se sépare point de sa femme, et qu’ils ne se refusent point le devoir l’un à l’autre sans un mutuel consentement. Cependant on a vu des femmes comme emportées par un amour ardent pour la chasteté, se séparer indiscrètement de leurs maris et prétendre même faire une action d’une haute vertu, lorsqu’elles les contraignaient; par cette séparation illégitime, à commettre des adultères, Pleurez, mes frères, Je malheur de ces personnes aveuglées, puis. qu’après avoir souffert tous les travaux de la chasteté, elles n’en peuvent enfin attendre d’autre fruit que la punition des adultères où leur zèle indiscret a fait tomber leurs maris On en a vu d’autres qui, s’abstenant de l’usage de la viande selon la loi du jeûne, se son enfin laissées aller jusqu’à la détester avec horreur par un excès qui les a rendues criminelles aux yeux de Dieu.

Ces maux, mes frères, arrivent lorsque des personnes ont assez de présomption pour préférer leurs sens et leurs lumières particulières aux règles de l’Ecriture. Ce fut par ce désordre que quelques Corinthiens crurent que c’était être fort parfait que de manger indifféremment de tout, et des choses mêmes qui étaient expressément défendues. Cependant cette licence, bien loin d’être une perfection, était au contraire une très-grande faute. Saint Paul s’emporte contre elle avec beaucoup de force, et il menace ceux qui en sont coupables d’un supplice éternel, s’ils ne s’en corrigent et ne s’en repentent.. (1 Cor. VIII, 4.)

D’autres croient faire une action de grande vertu, en laissant croître leurs cheveux. Cependant c’est une chose défendue et qui est déshonorante. D’autres louent ces excès de douleur, et ces abattements de tristesse où l’on tombe après ses péchés, comme si ces tristesses immodérées étaient fort avantageuses; au lieu que nous voyons, par l’exemple de Judas, que c’est le démon qui par ses artifices jette les âmes dans ces pensées noires qui les accablent, et qui les empêchent de trouver leur paix dans un véritable repentir. C’est pourquoi saint Paul craignit très-justement pour ce Corinthien qui était tombé dans un inceste. Sa sagesse lui fit appréhender qu’il ne tombât dans le désespoir, et il avertit les Corinthiens de hâter sa réconciliation, de peur qu’il ne s’abimât dans l’excès de sa douleur; il montre ensuite que c’était le démon seul qui était l’auteur de cette profonde tristesse, lorsqu’il ajoute: « Afin que Satan n’emporte rien sur « nous. Car nous n’ignorons pas ses pensées « et ses artifices ». (II Cor. II, 6.)

Si le démon nous faisait une guerre ouverte, il nous serait plus aisé de lé vaincre; et j’ose dire même que, si nous veillions sur nous, nous ne trouverions rien de difficile dans cette guerre. Car Dieu nous a assez instruits contre tous ses pièges, et armés contre toutes ses violences, lorsqu’il nous a conseillé de ne point mépriser les petites choses : « Celui », dit Jésus-Christ, « qui appelle son frère fou, méritera le feu d’enfer » : Et celui « qui aura regardé une femme avec un mauvais désir, a commis un adultère dans son cœur ». (Matth. V, 22, 28.) Il déplore de même le malheur de ceux qui rient; il les appelle « malheureux »; et on voit que partout il s’efforce d’arracher les premières racines du mal, en nous menaçant de nous faire rendre compte de toutes nos paroles inutiles. (Matth. XII, 36.) Aussi nous voyons dans l’Ecriture que Job avait soin d’offrir à Dieu des sacrifices pour expier les fautes que ses enfants avaient peut-être commises, non-seulement dans leurs actions, mais même dans leurs paroles. (Job. 1,5) Mais voici de quelle manière l’Ecriture parle contre le désespoir : « Celui qui est tombé ne se relèvera-t-il pas? Celui qui s’en est allé, ne reviendra-t-il pas » ? (Jérem. VIII, 4.) Et ailleurs: « Je ne veux point la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse, et qu’il vive ». (Ezéch. XVIII, 23.) Et ailleurs: « Aujourd’hui si vous entendez sa voix ». (Ps. XCIV, 8.) Et enfin l’Evangile nous assure que ((les anges se réjouissent dans le ciel pour un « pécheur qui fait pénitence ». (Luc, XV, 9.) Nous voyons dans toute l’Ecriture plusieurs exemples semblables. Et afin que le prétexte d’une fausse piété ne nous surprenne point en ces occasions, il faut se souvenir continuellement de cette parole de saint Paul : « De peur qu’il ne soit accablé d’une tristesse excessive ». (II Cor. II, 7.)

Méditons ces vérités, mes frères, et opposons la force de 1’Ecriture aux artifices dont le démon se sert pour surprendre les faibles. Ne dites point : Quel mal ferai-je, si je regarde curieusement cette femme? Celui qui a déjà commis le crime dans le fond de son coeur, ne se fera guère de scrupule de le commettre au dehors. Ne dites point: Quel mal ai-je fait de passer devant œ pauvre sans lui rien donner? Le mépris que vous avez fait de ce pauvre vous en fera mépriser encore un autre, et ensuite vous les mépriserez tous. Ne dites point : Quel niai fais-je, de désirer le bien de mon prochain? C’est ce qui a perdu le roi Achab. Quoique ce prince offrît à Naboth de lui donner tout ce que valait sa terre, ce seul péché de vouloir acheter ce que l’autre ne voulait pas vendre, fut un crime qui le jeta dans cet abîme de maux que nous savons. Celui qui veut acheter un bien ne doit pas contraindre celui qui en est le juste maître de le vendre, mais seulement lui en donner le prix lorsqu’il s’en défait volontairement. Mais si Achab a été justement puni de Dieu, quoiqu’il offrît à Naboth le prix de sa vigne, que deviendront ceux qui n’achètent pas, mais qui ravissent le bien d’autrui par une pure violence, principalement dans le temps de la loi nouvelle, et de la grâce de l’Evangile?

Pour éviter donc ces justes peines, mes frères, fuyons de tout notre coeur toutes les violences et les rapines. Conservons-nous purs non-seulement de tout péché, mais des commencements même du péché. Vivons en chrétiens pour régner un jour avec Dieu, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (65)

 

HOMÉLIE LXXXVII: « LES SOLDATS DU GOUVERNEUR MENÈRENT JÉSUS DANS LE PRÉTOIRE, ET TOUTE LA COHORTE S’ASSEMBLA AUTOUR DE LUI. ET LUI AYANT ÔTÉ SES HABITS, ILS LE REVÊTIRENT D’UN MANTEAU D’ÉCARLATE. ET TRES SANT UNE COURONNE D’ÉPINES, ILS LA LUI MIRENT SUR LA TÊTE AVEC UN ROSEAU DANS SA MAIN DROITE, ET S’AGENOUILLANT DEVANT LUI, ILS SE MOQUAIENT DE LUI, EN DISANT : SALUT, ROI DES JUIFS. ET LUI CRACHANT AU VISAGE, ILS PRENAIENT LE ROSEAU, ET LUI ET LUI EN FRAPPAIENT LA TÊTE ». (CHAP. XXVII, 27, 28, 29, 30, JUSQU’AU VERSET 45.)

ANALYSE 

1 et 2. Jésus-Christ, après avoir essuyé tout ce que la cruauté des plus féroces ennemis a pu inventer de tourments, meurt sur la croix en montrant qu’il est Dieu.

3 et 4. De la force du signe de la croix imprimé avec foi sur le front. — Combien un chrétien doit avoir présente dans son esprit la patience que le Sauveur a témoignée en mourant. — Que ce n’est point être patient que de ne se mettre point en colère, lorsque personne ne nous irrite. — Qu’un chrétien ne doit pas haïr ceux qui le déshonorent, mais ceux qui le louent. — Que la bonne vie est au-dessus de la médisance.

 

1. Il semble que le démon alors avait comme donné un signal pour faire conspirer tout le monde contre Jésus-Christ. Soit, l’envie et la jalousie dont les Juifs étaient consumés, les portait à se déchaîner contre lui ; mais les soldats, quelle raison pouvaient-ils avoir de l’insulter ? N’est-ce pas visiblement le démon qui les animait? Ils trouvaient leur plaisir dans ces outrages sanglants, et ils faisaient un jeu de leur cruauté. Au lieu de répandre des larmes et d’être touchés de regret, comme fit ensuite le peuple, ils se conduisirent tout différemment. Ils ajoutèrent injure sur injure, et outrage sur outrage ; soit peut-être pour plaire eux aussi aux Juifs, ou pour satisfaire leur humeur qui d’elle-même était brutale et cruelle. Ils lui insultèrent en cent manières différentes : tantôt ils frappaient sa tête sacrée d’un roseau; tantôt ils lui donnaient des soufflets; tantôt ils le perçaient d’une couronne d’épines, faisant une raillerie de ce traitement si barbare.

Quelle excuse pouvons-nous avoir lorsque nous trouvons les moindres mépris insupportables, après un si grand exemple que nous donne le Sauveur du monde? Car l’insulte et la violence peuvent-elles aller au delà de ce qu’il souffre, et non-seulement dans un de ses membres, mais dans tout son corps? Sa tête est percée d’épines, frappée d’un roseau, et meurtrie de coups de poing. Son visage est couvert de crachats, ses joues de soufflets, tout son corps déchiré par la flagellation, déshonoré par la nudité, et encore plus par ce manteau d’écarlate dont on le couvre, pour lui insulter par de cruelles adorations, comme à un roi de théâtre. Sa main porte un roseau au lieu de sceptre. On ne pardonne pas même à sa bouche et à sa langue, à laquelle on fait sentir l’âpreté du fiel et du vinaigre.

Que peut-on s’imaginer de plus insupportable que tous ces traitements? ne sont-ils pas au-dessus de nos paroles et de nos pensées. Il semble que ces cruels Juifs avaient peur d’oublier quelque genre de cruauté dont ils ne fissent l’essai sur le Sauveur. Après s’être accoutumés à répandre le sang des prophètes, ils répandent enfin celui du Fils de Dieu même. Ils le condamnent eux-mêmes à la mort, quoiqu’ils se couvrent du nom de Pilate. Ils veulent « que son sang retombe sur eux et sur leurs enfants ». Ce sont eux seuls qui lui font toutes ces insultes, qui le lient, qui le mènent à Pilate, et qui le font traiter si outrageusement et si cruellement par les soldats. Pilate n’avait rien ordonné de tout ceci: (66) Ce sont eux qui ont été ses accusateurs, ses juges et ses bourreaux.

Nous lisons ceci publiquement dans l’assemblée de toute l’Eglise, pour empêcher que les païens ne disent que nous vous annonçons les actions miraculeuses de Jésus-Christ, mais que nous vous cachons ses souffrances et ses opprobres. Le Saint-Esprit a tellement conduit les choses, qu’il fait lire cette histoire dans l’Eglise au temps de Pâques, et dans une solennité où tout le monde, jusqu’aux femmes et aux petits enfants, s’y rassemblent. Nous ne cachons rien de ces outrages du Sauveur, au milieu de cette grande assemblée et cependant personne ne doute que Jésus-Christ ne soit Dieu. Nous l’adorons tous, non-seulement à cause de tant de grâces dont il nous a comblés, mais particulièrement pour cet amour si rare qu’il nous témoigne à sa passion; puisqu’il fait voir qu’il a bien voulu se rabaisser pour nous, jusqu’à ce dernier degré d’humiliation, pour nous donner dans sa personne un parfait modèle de la plus haute vertu.

Lisons donc ceci, mes frères, puisque cette lecture nous peut être si avantageuse. Lorsque nous voyons le Sauveur traité avec tant de mépris; outragé par les derniers des hommes; adoré d’une manière si offensante, si cruellement tourmenté dans toutes les parties de son corps, et enfin terminant sa vie par un supplice si infâme : il est impossible, quand nous serions de roche, que nous ne nous amollissions comme la cire, et que nous n’abaissions l’enflure de notre coeur en le perçant d’une componction sainte, et que nous ne soyons pas dans un profond anéantissement. Mais écoutons la suite d’une si tragique histoire:

« Après s’être ainsi joués de lui, ils lui ôtèrent ce manteau d’écarlate, et lui ayant remis ses habits ils l’emmenèrent pour le crucifier (31). Et comme ils sortaient, ils rencontrèrent un homme de Cyrène, nommé Simon, qu’ils contraignirent de porter la croix de Jésus (32). Et ils vinrent au lieu appelé Golgotha, c’est-à-dire, le lieu du Calvaire (33). Et ils lui donnèrent à boire du vin mêlé de fiel, et en ayant goûté il ne voulut point en boire (34). Mais après qu’ils l’eurent crucifié, ils partagèrent entre eux ses vêtements, les tirant au sort (34). Afin que cette parole du prophète fût accomplie : Ils ont partagé entre eux mes vêtements, et ils ont tiré ma robe au sort (35) ». Ils firent alors, à l’égard du Sauveur, ce qui ne se faisait qu’à l’égard des hommes tes plus méprisables, et qui étaient abandonnés de tout le monde. Ils partagèrent entre eux ses vêtements sacrés qui avaient fait tant de miracles; mais qui n’en firent point alors, parce que Jésus-Christ arrêta toute leur vertu. Ils traitent le Sauveur avec tant de mépris, qu’ils épargnent même davantage les deux voleurs qui furent crucifiés avec lui.

« Et s’étant assis près de lui, ils le gardaient (36). Ils mirent aussi au-dessus de sa tête le titre de sa condamnation ainsi écrit : C’est Jésus le roi des Juifs (37). En même temps on crucifia avec lui deux voleurs, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche (38) ». Ils le crucifièrent ainsi au milieu de deux larrons, afin qu’il passât comme eux pour un scélérat. Ils lui donnèrent du vinaigre à boire par une dérision cruelle , mais il n’en voulut point boire; et un autre évangéliste, dit que lorsqu’il en eut goûté, il dit « Tout est consommé ».

Que veulent dire ces paroles : « Tout est consommé », sinon que cette prophétie a été accomplie? Ils m’ont donné du fiel pour ma nourriture; et ils m’ont abreuvé de vinaigre dans ma soif». (Ps. LXVIII, 26.) Saint Jean ne dit pas non plus que Jésus-Christ ait bu de ce vinaigre, et il s’accorde fort bien avec saint Matthieu, puisqu’il n’y a point de différence entre goûter fort légèrement quelque chose, ou n’en point boire du tout. Leur fureur ne se termina point encore là. Après cette nudité si honteuse en apparence où ils le réduisirent, après le crucifiement, après le fiel et le vinaigre, ils ne purent encore satisfaire leur cruauté, et lorsqu’ils le virent attaché en croix, ils lui dirent des injures, et ils lui insultèrent de mille manières; ce qui me paraît encore plus cruel que tout le reste.

« Et ceux qui passaient par là le blasphémaient en branlant la tête (39), et en disant: Toi qui détruis le temple de Dieu, et qui le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même : Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix (40). Les princes des prêtres se moquaient aussi de lui avec les docteurs de la loi et les sénateurs, en disant (41) : Il a sauvé les autres, et il ne saurait se sauver lui-même. S’il est le roi d’Israël, qu’il descende présentement de la croix, et nous croirons en lui (42). Il met sa confiance en Dieu : Si donc Dieu l’aime (67) qu’il le délivre, puisqu’il a dit : Je suis le Fils de Dieu (43) ». Ils agissaient de la sorte afin de te faire passer pour un séducteur, pour un superbe, pour un homme vain qui n’avait point eu d’autre but que de tromper les hommes. lis voulaient qu’il finît sa vie dans une infamie publique. C’est pourquoi ils avaient voulu qu’il fût condamné à la croix, et qu’il y mourût devant tout le monde. Ils l’avaient même livré à dessein entre les mains des soldats, afin que leur insolence augmentât encore les outrages dont ils voulaient le combler.

2. Certes, la désolation et les larmes de la foule qui suivait Jésus-Christ eussent pu toucher les pierres elles-mêmes; néanmoins, elles ne firent aucune impression sur ces bêtes féroces. C’est pour cela que le Sauveur adresse la parole aux personnes qui le suivaient en pleurant; mais il ne dit pas un mot à ces furieux, qui, non contents d’exercer sur sa personne sacrée toutes les cruautés qu’ils désiraient, voulurent encore, comme s’ils avaient craint sa résurrection, noircir sa gloire par ces outrages dont ils le déshonorèrent publiquement, en le confondant avec les voleurs et les scélérats, et en le traitant de « séducteur » et d’imposteur », après sa mort même.

« Va », lui disent-ils lorsqu’il mourait : « Toi qui détruis le temple de Dieu, et qui le rebâtis en trois jours, descends de la croix » Et comme ils ne pouvaient effacer ce titre que Pilate avait écrit : « Le Roi des Juifs », parce qu’il leur résista en disant : « Ce qui est écrit est écrit », ils faisaient au moins ce qu’ils pouvaient pour montrer que Jésus-Christ n’était point leur roi : « Si c’est le roi d’Israël », disaient-ils, « qu’il descende maintenant de la croix. Il a sauvé les autres, et il ne peut se « sauver lui-même ». ils s’efforçaient par ces paroles d’obscurcir et de rendre suspects et douteux tous les miracles que Jésus avait faits jusqu’alors : « S’il est le Fils de Dieu »,disaient- ils encore; « et si Dieu l’aime, qu’il le sauve».

Âmes scélérates, âmes exécrables, tant de prophètes, dont vous avez répandu le sang, ont-ils cessé d’être prophètes, ou tant de saints d’être saints, parce que Dieu ne les a pas sauvés de vos mains ? Votre barbarie leur a-t-elle ravi leur sainteté, et ont-ils cessé d’être justes après l’injustice de vos violences? Va-t-il donc un renversement d’esprit, et un aveuglement égal au vôtre? Car si vous êtes contraints d’avouer que les prophètes n’ont point cessé d’être ce qu’ils étaient, au milieu des supplices dont vous les avez tourmentés, ne deviez-vous pas à plus forte raison croire la même chose du Sauveur, qui avait tant de fois prédit sa mort, et qui, prévoyant cette fausse accusation que vous en pourriez concevoir, l’avait souvent détruite par ses actions et par ses paroles?

Aussi tous leurs artifices n’ont pu blesser en la moindre chose l’honneur et la réputation de Jésus-Christ. Ce fut alors même qu’un de ces deux voleurs, qui était crucifié avec le Sauveur, après avoir passé sa vie dans toutes sortes de crimes, mourut saintement en croyant en lui. Il publie sa gloire, lorsque les princes des prêtres s’efforcent de l’obscurcir, et il le reconnaît pour roi lorsqu’on le traite en esclave. Tout le peuple aussi pleure Jésus-Christ, et est touché de ses souffrances. Cependant on n’apercevait alors dans le Sauveur que des marques de faiblesse. Tout ce qui se passait alors ne pouvait former qu’une impression de son impuissance dans l’esprit de ceux qui ne pénétraient pas tes desseins de Dieu dans ce grand mystère. Et néanmoins Jésus-Christ a fait voir qu’il était Dieu, en mourant comme le dernier des hommes, et il a établi cette vérité par les choses mêmes qui paraissaient la devoir détruire.

Gravez, mes frères, dans le fond de votre coeur cette image de la patience de Jésus-Christ, afin qu’elle y étouffe tous les mouvements de la colère. Si vous sentez que vous commenciez à vous troubler, imprimez aussitôt sur vous le signe de cette croix du Sauveur. Repassez dans votre mémoire tout ce qu’il a souffert pour vous, et votre colère sera bientôt dissipée. Souvenez-vous des injures dont on a outragé le Fils de Dieu, et de tant de cruelles circonstances de son supplice. Pensez à ce qu’il est, et à ce que vous êtes, qu’il est votre Seigneur, et vous son esclave. Souvenez-vous que le Sauveur ne souffrait que pour les autres, et que vous souffrez pour vous-même. Qu’il souffrait de la part de ceux qu’il avait comblés de biens, et vous de ceux que vous avez peut-être maltraités. Qu’il souffrait des traitements si indignes à la vue de toute une ville, devant les Juifs et les étrangers, parlant à tous avec une douceur extrême; et que vous ne pouvez endurer la moindre insulte, dont il y aura deux ou trois témoins.

Les disciples mêmes du Sauveur (68) l’abandonnent, ce qui me paraît le plus grand de ses outrages. Ses amis le fuyaient, ses ennemis l’entouraient pendant son supplice, l’insultaient, l’injuriaient, se riaient, se moquaient, se raillaient de lui, les Juifs ét les soldats d’en haut et d’en bas et les voleurs de chaque côté. Car il est marqué que d’abord ils lui dirent tous deux des injures, mais que l’un ensuite l’adora comme Dieu, pendant que l’autre le blasphémait. Il semble que Dieu ait voulu encore ici prévenir la malice des hommes, et que les voulant empêcher de dire que ce qui est rapporté de ces deux hommes avait été inventé, et que ce voleur n’était point un véritable voleur, il ait permis que le bon larron blasphémât d’abord Jésus-Christ pour faire admirer davantage la manière si soudaine et si puissante dont Dieu lui toucha le coeur.

3. Que la pensée donc d’une si admirable patience excite en vous le désir de l’imiter. Car que pouvez-vous souffrir d’aussi cruel et d’aussi ignominieux que ce que votre maître a souffert pour vous? Quelqu’un vous a-t-il dit publiquement des injures? Elles ne peuvent être aussi horribles que celles qu’on a dites contre Jésus-Christ. Vous a-t-on outragé avec des fouets et des verges? Vous ne le pouvez être comme il l’a été, et on ne vous réduira point dans une nudité si honteuse. Vous a-ton donné un soufflet? Ce ne peut être avec des circonstances si outrageantes que celles que vous voyez ici. Considérez de plus, comme je viens de vous le dire, qui était celui qui souffrait ces choses, pour qui il les souffrait, et en quel temps il les souffrait.

Ce qui était encore plus insupportable, c’est que personne ne se plaignait d’une violence si extrême; personne n’ouvrait la bouche pour défendre son innocence, et pour blâmer ces injustices. Tout le monde conspirait à l’outrager, les bourreaux et les soldats, le peuple et les prêtres. On regardait Jésus-Christ comme un imposteur et un séducteur, et on se raillait de lui comme d’un homme qui ne pouvait se défendre, ni soutenir ses paroles par ses actions. Jésus-Christ n’opposait que son silence à tous ces outrages. Il souffrait tout avec une constance infatigable, pour nous apprendre jusqu’où doit aller notre patience.

Cependant un si grand exemple nous est inutile. Qu’un serviteur ait fait une chose qui nous déplaise, nous entrons en fureur. Nous sommes inexorables et sans pitié, lorsqu’on fait quelque chose contre nous, et nous sommes insensibles à tout ce qui se fait contre Dieu. Nous n’épargnons pas même nos propres amis. Que l’un d’eux nous blesse en quelque chose, nous ne le pouvons souffrir; qu’il nous méprise, nous devenons furieux. Il ne nous sert de rien de lire ou d’écouter la passion du Sauveur, de voir qu’un de ses disciples le trahit, que les autres l’abandonnent; que les Juifs à qui il avait fait tant de bien se déclarent contre lui; qu’on lui crache au visage, qu’un serviteur lui donne un soufflet, que les soldats l’outragent; que les prêtres l’insultent; que les voleurs le blasphèment, et que cependant il ne dit aucune parole d’aigreur, et qu’étant environné de tant de gens qui l’attaquent si cruellement, il ne les veut vaincre que par son silence.

Ceci nous apprend, mes frères, que plus nous aurons de douceur et de patience dans l’affliction, plus nous serons invincibles, et plus nous nous rendrons vénérables à tous les hommes. Qui n’admirerait cette paix où nous serons parmi les injures de ceux qui nous oppriment? Que si nous nous laissons aller à l’impatience, tout le monde au contraire nous méprisera. Car comme celui qui souffre avec constance paraît innocent, lors même qu’il est coupable, de même celui qui étant innocent témoigne de l’impatience dans ce qu’il souffre, semble justifier les maux qu’il endure, et ou le regarde comme un esclave de la colère, qui assujétit la noblesse de son âme à la tyrannie de sa passion. Celui qui est dans cet état a beau être libre; dès lors qu’il s’asservit à la colère, il est esclave, quand il aurait d’ailleurs mille serviteurs qui le regarderaient comme leur maître.

Vous me répondrez peut-être que celui contre qui vous vous emportez vous a offensé cruellement. Qu’importe? N’est-ce pas alors qu’il faut témoigner plus de vertu? Ne voyons-nous pas que les bêtes les plus furieuses ne nous font point de mal, lorsque nous ne les aigrissons pas, et qu’elles ne témoignent leur furie que contre ceux qui les attaquent et qui les irritent? Que si ‘vous vous trouvez dans la même disposition, ne pouvant retenir votre colère lorsqu’on vous a irrité, quel avantage avez-vous donc sur des bêtes? On peut dire même qu’elles en ont sur vous. Car d’ordinaire les hommes les attaquent les premiers, et leur colère n’est pas en leur pouvoir, parce qu’elles (69) sont emportées par leur instinct destitué de raison, et par l’impétuosité de la nature. Mais quelle excuse vous reste-t-il à vous qui, étant homme, agissez en bête?

Car quel mal vous a-t-on fait? vous a-t-on ravi votre bien? C’est ce qui devrait vous donner de la joie, puisqu’en souffrant cette perte elle vous sera très-avantageuse et que vous en recevrez plus de bien qu’on ne vous en ôte. Vous a-t-on méprisé? A quoi se réduit ce mépris? En êtes-vous moins que vous n’étiez si vous avez un peu de vertu pour le souffrir? Si vous ne souffrez donc en cela aucun mal qui soit véritable, pourquoi vous fâchez-vous contre une personne qui, bien loin de vous nuite, vous a fait du bien? Ne savez-vous pas que l’honneur et l’estime rendent encore plus faibles ceux qui sont lâches, et que le mépris rend encore plus forts ceux qui sont forts? Les traitements injurieux abattent les tièdes et les négligents, mais les louanges leur nuisent. Car si nous pesons les choses dans une juste balance, nous trouverons que ceux qui nous blâment ne servent qu’à accroître notre vertu et notre mérite, et qu’au contraire ceux qui nous louent ne peuvent nourrir que notre complaisance et notre orgueil, qui est la source de tous les maux.

Nous pouvons remarquer la vérité de ce que je dis dans la manière dont les pères se conduisent envers leurs enfants. lis craignent de les louer, et ils leur font souvent des réprimandes, de peur qu’ils ne s’affaiblissent et qu’ils ne se relâchent par les louanges qu’ils leur donneraient. Les maîtres agissent aussi tous les jours de la même manière à l’égard de leurs disciples. C’est pourquoi s’il était permis à un chrétien d’avoir de l’aversion pour quelqu’un, il en devrait plutôt avoir pour ceux qui le louent et qui le flattent, que pour Ceux qui l’offensent et le décrient. Les flatteries sont bleu plus dangereuses que les injures, et si nous ne veillons bien sur nous, il est beaucoup plus aisé de nous y laisser surprendre. C’est pourquoi il faut que celui qui ne se laisse point toucher par l’honneur et par les louanges, ait une grandeur d’âme et de piété tout à fait rare, et il doit attendre de Dieu une récompense toute extraordinaire.

C’est un miracle bien plus grand de voir un homme qui ne se trouble point lorsqu’on le blesse dans son honneur, que d’en voir un autre qui ne tombe point lorsqu’on le frappe dans son corps. Mais le moyen, dites-vous, que je sois insensible à l’outrage? Vous le ferez si, lorsqu’on vous offense, vous avez aussitôt recours au signe de la croix et si vous l’imprimez sur votre coeur; si vous êtes chrétien, vous ne pouvez vous souvenir de ce que Jésus-Christ a souffert pour vous, sans oublier ce que vous souffrez. Ne vous arrêtez pas aux injures que vous fait cet homme; pensez aux biens que vous en recevrez. C’est ainsi que vous cesserez bientôt de vous fâcher contre lui, et que vous passerez à des sentiments de douceur et de bonté. Je dis plus, mes frères, craignez Dieu, que sa crainte vous soit toujours présente, qu’elle soit gravée dans le fond de votre coeur et elle vous rendra doux et paisibles.

4. Que l’exemple aussi de vos domestiques vous avertisse continuellement de votre devoir. Considérez, lorsque, vous leur faites quelque-fols des réprimandes, quel silence ils gardent alors, et que cela vous apprenne que ce n’est pas une chose qui vous soit si difficile que de vous taire lorsque les autres vous offensent. Vous apprendrez ainsi à condamner vos emportements, vous reconnaîtrez avec douleur dans la plus grande chaleur de votre colère que vous faites mal, et vous vous accoutumerez peu à peu à devenir comme insensible lorsqu’on vous outrage et qu’on vous fait des insultes. Souvenez-vous que celui qui s’emporte contre vous n’est plus maître de lui-même; qu’il est comme un homme qui a perdu l’esprit et vous n’aurez plus de peine à souffrir toutes ses injures.

Combien de fois les possédés nous frappent-ils? Et cependant, bien loin de nous en fâcher, nous n’avons pour eux que de la compassion et de la tendresse. Faites de même, mes frères, ayez pitié de celui qui vous dit des injures. Il est dévoré par la colère comme par une bête furieuse et déchiré par un monstre terrible qui est le démon. Hâtez-vous de délier un homme qui est si misérablement tourmenté et qui par une passion si courte se cause une mort qui ne finira jamais. Cette maladie est si violente, qu’en un moment elle perd celui qu’elle possède. De là vient celte parole : Le moment de sa fureur est le moment de sa chute. Car c’est ce qu’il y a de particulier et d’épouvantable dans cette passion. Elle ne peut pas durer longtemps. Et cependant dans le peu qu’elle dure elle cause des maux presque irréparables. Si sa durée (70) égalait sa violence, personne n’y pourrait résister. Je voudrais vous pouvoir représenter l’état

d’un homme qui dans la colère en offense un autre, et l’état de celui qui souffre en paix cette injure, et vous faire voir à nu le coeur de l’un et de l’autre. Vous verriez que l’âme du premier est comme une nuée au milieu de la tempête et que celle du dernier est comme un port toujours calme et toujours tranquille. Les esprits de malice et les princes de l’air ne troublent jamais la paix de son âme. Comme celui qui fait une injure n’a point d’autre but que d’irriter celui qu’il offense, lorsqu’il s’aperçoit qu’il est hors d’atteinte et hors de prise, il quitte bientôt sa mauvaise humeur pour rentrer dans la douceur et dans la paix.

Il est impossible que, tôt ou tard, celui qui s’est mis en colère ne se repente de son emportement et de ses excès. Quand même sa colère serait juste, il faudrait nécessairement qu’il témoignât son mécontentement contre quelqu’un; n’est-il pas plus aisé et plus sûr de le faire sans passion et sans chaleur et d’une manière dont on puisse se repentir? Hélas! si nous voulons nous conserver dans nous-mêmes un trésor de biens, il ne tiendra qu’à nous avec la grâce de Dieu de le posséder avec assurance et d’y trouver notre véritable gloire. Notre malheur est que nous cherchons la gloire des hommes. Si nous avions soin de nous honorer nous-mêmes, personne ne pourrait nous déshonorer; mais si nous nous déshonorons nous-mêmes, quand tout le monde nous accablerait de louanges, nous n’en serions pas plus estimables. Comme nul ne nous peut rendre vicieux, si de nous-mêmes nous ne nous portons point au vice; ainsi nul ne nous peut déshonorer à moins que nous nous déshonorions nous-mêmes.

Supposons qu’un homme d’une piété admirable soit regardé de tout le monde comme un méchant, comme un voleur, comme un scélérat plongé dans les plus grands crimes, sans qu’il soit touché de ces impostures, quel mal recevra-t-il de tous ces faux bruits? Mais, dites-vous, tout le monde parle mal de lui. — Il est vrai, mais toutes ces paroles mie peuvent atteindre jusqu’à lui. Ce sont ceux qui sèment ces faux bruits, qui se déshonorent eux-mêmes, en jugeant si mal d’un homme si parfait. Si quelqu’un publiait que le soleil n’est pas une source de lumière, à qui ferait-il tort, à soi-même ou au soleil? Croirait-on sur sa parole que le soleil ne serait plus lumineux, et ne croirait-on pas plutôt que lui-même ne serait pas sage? Ainsi, lorsque les méchants accusent les bons, leurs calomnies sont leur propre condamnation et la gloire de ceux qu’ils condamnent.

Faisons donc tous nos efforts, mes frères, pour purifier notre vie de telle sorte que nous ne donnions aucune prise sur nous à la médisance et à l’imposture. Mais si, nonobstant toutes ces précautions, l’envie et la passion déchirent notre innocence, ne nous laissons point aller à la tristesse, et tâchons de n’en être point touchés. Que le juste soit tant décrié que l’on voudra, il sera toujours juste, et il ne cessera point d’être ce qu’il est. Mais ceux qui se laissent aisément engager dans ces faux soupçons, se percent le coeur d’une plaie mortelle. Que le méchant au contraire soit tant loué que l’on voudra, toute cette estime ne servira qu’à le confirmer dans sa méchanceté, et qu’à attirer’ sur lui de plus grands supplices. Car lorsqu’un méchant homme passe dans le monde pour ce qu’il est, cette diffamation publique peut quelquefois l’humilier et le faire rentrer en lui-même : mais lorsque son péché demeure couvert, il l’oublie lui-même, et il tombe dans l’endurcissement. Car si ceux qui sont dans le crime sont touchés à peine lorsque tout le monde les condamne, comment reviendront-ils de leur égarement, lorsque, bien loin d’être blâmés, ils trouveront des approbateurs de leurs injustices et de leurs excès? Ne savez-vous pas que c’est ce que saint Paul blâmait daims les Corinthiens? Ne voyez-vous pas avec quelle force il les reprend non-seulement de ce qu’ils ne permettaient pas que l’incestueux reconnût son crime, mais même de ce qu’en le soutenant et en l’honorant, ils le poussaient encore en de plus grands maux?

C’est pourquoi, mes frères, je vous conjure de vous élever également au-dessus des louanges et des injures, et de n’avoir nul égard aux faux rapports et aux vains soupçons. Travaillons seulement à faire en sorte que notre conscience nous rende un bon témoignage devant Dieu, et que notre vie soit pure à ses yeux. Car ce sera ainsi que nous pourrons mériter, et dans ce monde et dans l’autre, une gloire solide et véritable, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (71)

HOMÉLIE LXXXVIII: « OR, DEPUIS LA SIXIÈME HEURE DU JOUR JUSQU’A LA NEUVIÈME, TOUTE LA TERRE FUT COUVERTE DE TÉNÈBRES. ET SUR LA NEUVIÈME HEURE JÉSUS POUSSA UN GRAND CRI EN DISANT : ÉLI, ÈLI, LAMMA SABATHANI. C’EST-A-DIRE, MON DIEU, MON DIEU, POURQUOI M’AVEZ-VOUS ABANDONNÉ? » (CHAP. XXVII, 45, 46, JUSQU’AU VERSET 62.) 

ANALYSE

 

1. Des ténèbres qui couvrirent le monde à la mort de Jésus-Christ , qu’elles étaient miraculeuses. — Qu’il y eut une éclipse de soleil à peu près à l’époque où fut prêchée cette homélie, et un peu auparavant.

2. Les corps des saints qui ressuscitèrent alors sont une preuve de la résurrection future. — Le centurion qui assista au crucifiement de Jésus-Christ se convertit, dit-on, et devint martyr.

3 et. 4. Que Jésus-Christ récompensera plus ceux qui auront fait du bien aux pauvres , que ceux qui lui en auront fait à lui-même en personne. — Qu’un chrétien ne doit point rougir lorsqu’il entend dire que Jésus-Christ est pauvre. — Combien les pasteurs sont obligés de recommander souvent à leurs peuples l’aumône et la charité envers les pauvres. — Que la douleur de l’Eglise est que la vie des chrétiens soit si disproportionnée aux grandes grâces que Dieu leur a faites.

1. C’est ici le signe que Jésus-Christ promit autrefois aux Juifs, lorsque, lui demandant un signe du ciel, il leur dit : « Cette race corrompue et adultère demande un signe, et on ne lui en donnera point d’autre que celui du prophète Jonas ». (Matth. XII, 39; Luc. XI, 29.) Ce qu’il entendait de sa croix, de sa mort, de sa sépulture et de sa résurrection. Et pour marquer encore ailleurs, d’une autre manière, la vertu toute-puissante de sa croix, il dit : « Lorsque vous aurez élevé en haut le Fils de l’homme, «vous connaîtrez alors qui je suis » (Jean, VIII, 28) ; comme s’il leur disait: Lorsque vous m’aurez crucifié, et que vous croirez m’avoir vaincu, c’est alors que vous saurez quel est mon pouvoir. Car en effet sa mort a été suivie de la destruction de leur ville, de l’anéantissement de leur loi, de l’embrasement de leur temple; de la ruine de leur état, et de la perte de leur liberté. L’Evangile au contraire commença dès lors à fleurir de toutes parts, la prédication s’étendit jusques aux extrémités de la terre; et l’on voit maintenant la terre et la mer, les lieux peuplés et les plus déserts, retentir du nom et des louanges de Jésus-Christ.

Voilà de quels événements, il veut parler, sans oublier ceux qui arrivèrent au temps de sa passion et de son crucifiement. C’était un bien plus grand miracle qu’il fit toutes ces merveilles , lorsqu’il était crucifié et qu’il allait expirer, que s’il les eût faites durant sa vie. Mais ce qui augmentait ces prodiges, c’est qu’ils étaient du ciel, c’est-à-dire dans l’air, tels que les Juifs le demandaient, ce qui n’était encore arrivé que dans l’Egypte, aux approches de la Pâque et de la délivrance de ce peuple. Car tout était alors une figure de ce qui devait arriver.

Mais remarquez à quelle heure ces ténèbres arrivent, c’est-à-dire en plein midi, afin que tous les hommes qui étaient alors sur la terre pussent en être les témoins. Ce seul miracle si grand de soi-même, et arrivant dans le moment qu’il arriva, devait suffire pour convertir tous les Juifs. Car Dieu ne le permit que lorsqu’ils avaient déjà satisfait toute leur rage, et que le feu de leur colère commençait à s’éteindre, après qu’ils se furent enfin lassés d’outrager le Sauveur et d’insulter à ses maux. Car après qu’ils eurent fait et qu’ils eurent dit tout ce qu’ils voulaient, les ténèbres commencèrent à paraître, afin que leur âme n’étant plus si possédée de cette fureur qui i’animait, ils fussent plus disposés à retirer quelque fruit d’un (72) si grand miracle. Il était sans doute bien plus glorieux au Sauveur de faire ces prodiges en mourant sur la croix, que de descendre même de la croix. Car, soit qu’ils les attribuassent à Jésus-Christ, ils devaient le craindre et croire en lui; soit qu’ils les attribuassent au Père, ils devaient encore être touchés, de regret et se convertir, puisque ces ténèbres étaient une marque visible de la colère de Dieu sur eux.

Car pour montrer que cette éclipse n’était point une éclipse naturelle, mais seulement un effet extraordinaire de l’indignation de Dieu, il ne faut que considérer cet espace de trois heures pendant lesquelles elle dura, au lieu que tout le monde sait que les éclipses naturelles que nous voyons tous les jours passent bien plus vite. Vous me demanderez peut-être comment tout le monde alors ne fut point frappé d’un si grand prodige, et ne reconnut point la divinité de celui qui était attaché à la croix. A quoi je réponds que les hommes étaient alors dans un étrange assoupissement à l’égard de Dieu; que ce miracle n’ayant duré que trois heures, et n’ayant point de suite, les hommes négligèrent aisément d’en reconnaître la cause; et que la longue habitude de leurs impuretés et de leurs crimes, les avait jetés dans un si profond aveuglement, qu’ils étaient incapables d’attribuer ces ténèbres à une autre cause qu’à une cause ordinaire et toute naturelle.

Après cela pouvez-vous vous étonner de l’indifférence qui parut alors chez les païens qui n’avaient aucune connaissance de Dieu, et s’ils négligèrent de s’informer de la cause de ces ténèbres, puisque les Juifs mêmes, après tant de grands miracles du Fils de Dieu, s’élevèrent encore contre lui, quoiqu’ils ne pussent pas ignorer qu’il fût la cause de ce prodige? C’est pour cette raison qu’il jeta un grand cri vers la fin de ces ténèbres, pour faire connaître à tout le monde qu’il était encore envie, et qu’il avait répandu cette nuit épaisse sur ses ennemis pour les toucher et pour leur donner lieu de se convertir.

Il dit: « Eli, Eli, lama Sabacthani », c’est-à-dire: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné »? afin qu’on sût que, jusqu’au dernier moment de sa vie, il honorait son Père, et qu’il ne lui était point opposé. Il choisit à dessein une parole des prophètes pour montrer qu’il approuvait l’Ancien Testament, et il la dit en hébreu, afin que tout le monde connût qu’il n’avait qu’une même volonté avec son Père. Mais admirez encore ici l’aveuglement de ce peuple.

« Quelques-uns de ceux qui étaient là, entendant ce cri, dirent : il appelle Elie (47). « Et aussitôt l’un d’eux courut emplir une éponge de vinaigre, et la mettant au bout d’un roseau, lui présentait à boire (48). Les autres disaient : Attendez : Voyons si Elie ne viendra point pour le délivrer (49). Jésus jetant un grand cri polir la seconde fois rendit l’esprit », pour accomplir ce qu’il avait dit auparavant : « J’ai le pouvoir de quitter ma vie, et j’ai le pouvoir de la reprendre ». (Jean, X, 17.) C’était pour marquer ce souverain pouvoir qu’il criait avec tant de force un moment avant qu’il mourût. Saint Marc dit que Pilate s’étonna de ce qu’il était sitôt mort. (Marc, XV, 44; Luc, XXXIII, 47.) Mais le centenier le fut d’autant plus que, voyant un homme mourant jeter un si grand cri, il crut qu’il n’était point mort par faiblesse, mais parce qu’il l’avait voulu.

«Mais Jésus jetant un grand cri pour la seconde fois, rendit l’esprit (50). En même temps le voile du temple fut déchiré en deux, depuis le haut jusqu’en bas; la terre trembla, les pierres se fendirent (51). Les sépulcres s’ouvrirent : Et plusieurs corps de saints qui étaient dans le sommeil de la mort ressuscitèrent (52). Et sortant de leurs tombeaux après sa résurrection, vinrent en la ville sainte, et apparurent à plusieurs (53). Or, le centenier et ceux qui étaient avec lui pour garder Jésus, ayant vu le tremblement de terre et tout ce qui se passait, furent saisis d’une extrême crainte et dirent : Cet homme était vraiment le Fils de Dieu (54) ». Cette voix de Jésus-Christ déchira donc le voile du temple, ouvrit les tombeaux, et elle a causé depuis la ruine du temple. Ce n’est pas qu’il méprisât ce lieu saint, lui qui avait dit avec indignation : « Ne faites point de la maison de mon Père une maison de trafic (Jean, II, 16.) » ; mais il montrait que les Juifs n’étaient pas dignes de le conserver, pas plus que lorsqu’il l’avait autrefois livré aux Babyloniens. Ces prodiges de plus ont marqué, outre la ruine du temple qui devait arriver quarante ans après, le changement du monde et le renouvellement de toutes choses en un état plus parfait et plus heureux, et la souveraine puissance de Celui qui mourait en croix. (73)

Les morts mêmes ressuscitèrent alors : ce qui était sans doute la plus grande marque de la divinité de Celui qui avait voulu mourir sur une croix. Elisée ayant autrefois touché un mort, le fit ressusciter; mais ici un corps attaché en croix, d’un seul cri en ressuscite plusieurs. L’un n’était que la figure de l’autre, et n’arriva qu’afin de rendre ce dernier miracle plus aisé à croire.

2. Mais ces prodiges ne se terminèrent pas à la résurrection de quelques morts. On vit encore les pierres se fendre et la terre s’ébran1er: ce que Dieu permit alors, afin qu’on reconnût que Celui qui était si puissant, aurait bien pu perdre ses bourreaux. Car la même main qui faisait trembler la terre, et qui obscurcissait le soleil aurait pu exterminer sans peine ces hommes de sang. Mais il ne le voulut pas. Il se contenta de témoigner sa puissance sur les éléments, et il voulut épargner ces âmes si criminelles pour leur donner lieu de se sauver. Cependant rien ne put fléchir leur esprit ni amollir leur dureté. Ils firent voir en ce point jusqu’où va l’excès de l’envie, que rien ne peut arrêter, et qui porte tout aux extrémités. Ils osèrent résister encore à des miracles si éclatants, et nous voyons même que Jésus-Christ étant ressuscité malgré tous ces gardes qui l’environnaient, ils corrompirent les soldats, afin d’étouffer par leur imposture la vérité de sa résurrection. Il ne faut donc pas s’étonner de cette indifférence qu’ils témoignent ici, puisque leur endurcissement les rendait capables de tout.

Considérons plutôt quels étaient ces miracles que Jésus-Christ fit lorsqu’il était attaché en croix. Les uns se font dans le ciel, les autres dans la terre, et les autres dans le temple. Il voulait témoigner par ces différents prodiges, ou que son indignation était extrême, ou que sa bonté nous allait bientôt découvrir ce qui jusque-là nous avait été caché, c’est-à-dire, que les cieux seraient ouverts aux hommes, et qu’il les allait introduire dans le véritable sanctuaire. Les Juifs disent : « S’il est roi d’Israël, qu’il descende de la croix »; et lui témoigne par ses miracles qu’il est le Roi de tout l’univers. Ils disent : « Va, toi qui détruis le temple de Dieu, et qui le rétablis en trois jours»; et lui leur témoigne par des preuves certaines qu’il allait bientôt être ruiné, Ils disent : « Il a sauvé les autres et il ne peut se sauver lui-même » ; et lui fait voir sensiblement le contraire de ce qu’ils disent; puisque celui qui ressuscitait tant de morts aurait bien pu se sauver lui-même. Car si la résurrection de Lazare, quatre jours après sa mort, était un si grand miracle, quel ne fut pas celui qui a fait revivre des personnes mortes depuis tant de temps par une résurrection qui était tout ensemble une preuve et une figure de la résurrection générale? « Car plusieurs corps de saints qui étaient dans le sommeil de la mort ressuscitèrent; et, sortant de leurs tombeaux « après sa résurrection, vinrent en la ville sainte et apparurent à plusieurs ». Afin que ce que dit l’Evangile ne passât point pour une illusion, il est marqué que ces morts ressuscités apparurent à plusieurs dans la ville.

« Mais le centenier rendit gloire à Dieu, en disant : Cet homme était vraiment le Fils de Dieu; et le peuple qui était venu voir ce spectacle fut saisi de crainte et s’en retourna en se frappant la poitrine ». La puissance de Jésus-Christ crucifié fut telle qu’après tant d’outrages et tant d’insultes, après la mort même qu’il avait souffert, tout le peuple ne laissa pas d’être touché de regret, et que le centenier reconnut que celui qui avait été crucifié était Fils de Dieu. Quelques-uns disent que ce centenier fut ensuite tellement fortifié dans la foi et dans la vertu, qu’il endura le martyre.

« Il y avait là aussi plusieurs femmes qui le regardaient de loin, lesquelles avaient suivi Jésus depuis la Galilée, ayant soin de l’assister (55). Entre lesquelles était Marie Madeleine, Marie mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée (56)». Comme les femmes sont naturellement plus tendres et plus compatissantes que les hommes, celles-ci répandaient des larmes en voyant des événements si douloureux. Et considérez cette constance qu’elles témoignent. Elles assistent Jésus-Christ et le suivent jusque dans les plus grands périls. Elles sont présentes à son supplice, et elles en voient toutes les circonstances. Elles t’entendent pousser son dernier cri, elles le voient expirer, elles voient les pierres se fendre et toutes les autres choses que l’Evangile rapporte. C’est pourquoi elles furent aussi les premières qui virent le Fils de Dieu ressuscité; et le sexe qui avait le premier péché et qui avait été ensuite le premier condamné de Dieu, fut le premier qui jouit des biens de la nouvelle vie que Jésus-Christ apporta aux (74) hommes. Ce qui nous doit faire admirer encore davantage la force de ces femmes, c’est que les disciples mêmes avaient quitté Jésus et s’étaient enfuis.

Mais quelles étaient ces femmes, sinon sa mère que l’Evangile appelle « la mère de Jacques, » et quelques autres qui l’avaient suivie durant sa vie? Saint Luc dit que « plusieurs d’entre le peuple se frappaient la poitrine en voyant toutes ces choses » ; ce qui montre jusqu’où allait la cruauté des Juifs, puisqu’ils se glorifiaient et qu’ils se réjouissaient de ce qui causait une douleur si générale. Quoique tous les signes qui accompagnèrent cette mort fussent autant de marques de la colère, ou plutôt de la fureur de Dieu, ils n’en furent point touchés. Ces ténèbres si terribles, ces pierres qui se fendent, ce voile qui se rompt, et tous ces tremblements de terre ne font aucune impression sur eux.

« Sur le soir, un homme riche d’Arimathie, nommé Joseph, qui était aussi disciple de Jésus (57), vint trouver Pilate et lui demanda le corps de Jésus, et Pilate commanda qu’on le lui donnât (58). Joseph donc ayant pris le corps, l’enveloppa dans un linceul blanc (59). Et il le mit dans un sépulcre qui n’avait point encore servi et qu’il avait fait tailler dans le roc; et ayant fermé l’entrée du sépulcre avec une grande pierre, il s’en alla (60) ». Cet homme, qui était en secret disciple de Jésus-Christ, osa après la mort du Sauveur entreprendre une chose assez hardie. Car ce n’était point un homme du commun qui fût peu considérable, mais un magistrat et un homme d’autorité. Ce qui nous fait voir davantage la force et le courage qu’il lui fallait pour s’exposer si généreusement à la mort et à la haine de tout le monde, Car il va demander « hardiment » le corps, et il ne cesse point de le demander qu’il ne l’ait obtenu de Pilate. On voit qu’elle était l’ardeur de l’amour que cet homme avait pour le Sauveur, non-seulement en ce qu’il va demander son corps et qu’il l’ensevelit avec tant de magnificence, mais encore en ce qu’il le met dans, son sépulcre qui n’avait point encore servi ce que Dieu disposa ainsi par une admirable sagesse, afin que personne mie crût que ce fût quelque autre qui fût ressuscité au lieu du Sauveur.

«Et Marie Madeleine et l’autre Marie étaient là, se tenant assises auprès du sépulcre (61)». Pourquoi ces femmes demeuraient-elles en ce lieu, sinon parce qu’elles n’avaient pas encore une assez haute idée de la divinité de Jésus-Christ? C’est pourquoi elles portent des parfums, et elles demeurent auprès du tombeau, afin qu’aussitôt que la fureur des Juifs le leur permettrait, elles eussent la consolation de les répandre sur son corps sacré. Considérez donc, mes frères, le courage de ces femmes; considérez l’ardeur de leur charité envers Jésus-Christ; considérez leur sainte profusion pour acheter des parfums ; considérez ces coeurs intrépides dans les périls et préparés à la mort.

3. Imitons, nous autres qui sommes hommes, imitons au moins ces femmes. N’abandonnons point Jésus-Christ dans ses tentations et dans ses maux. Ces femmes, pour parfumer son corps mort, dépensent beaucoup d’argent, et s’exposent même au danger de perdre la vie; et nous, comme je m’en plains si souvent, nous négligeons de l’assister dans sa faim et de le vêtir lorsqu’il est nu. Et lorsqu’il nous tend la main pour nous demander l’aumône, nous passons outre sans l’écouter. Il n’y a personne, si dur qu’on le suppose, dans cette assemblée, qui ne donnât tout son bien à Jésus-Christ s’il le voyait ici en personne; et maintenant nous ne lui donnons rien, quoique ce soit lui-même qui se présente à nous, et qu’il nous ait assuré qu’il regardait cette aumône comme si nous la lui avions faite à lui-même : « Ce que vous faites », dit-il « à un de ces plus petits, vous me le faites à moi-même».

Pourquoi donc ne donnez-vous pas l’aumône à ce pauvre, puisqu’il n’y a point de différence entre donner à ce pauvre ou à Jésus-Christ? Vous ne serez pas moins récompensé que ces femmes qui nourrissaient Jésus-Christ durant sa vie, et, si je l’ose dire, que personne mie se trouble de cette parole, vous le serez beaucoup davantage. Car il faut moins de vertu pour donner à manger au Sauveur lorsqu’il est présent, et que sa présence est capable d’amollir un coeur de pierre, que pour nourrir et assister les pauvres, les mendiants et les malades par le seul respect que l’on porte à ses paroles. Dans le premier cas, le visage et la dignité d’un Dieu homme, vivant et parlant, a beaucoup de part à la bonne action; mais dans l’autre, le mérite de votre libéralité et de votre charité est tout à vous. Et de plus, c’est une très-grande marque de la révérence que (75) l’on porte à Jésus-Christ que de se résoudre, sur une seule de ses paroles, à prendre tout le soin possible de ceux qui ne sont que serviteurs comme nous.

Ayez donc soin des pauvres, .mes frères. Nourrissez-les de vos aumônes, et confiez-vous en Celui qui reçoit de vous cette aumône et qui vous dit: « C’est à moi que vous la donnez. » Car si ce n’était véritablement à lui que vous la donnez, il ne récompenserait pas votre don de la gloire de son royaume. Et si ce n’était aussi sur lui-même que retombe le mépris que vous faites de ses pauvres, il ne vous condamnerait pas aux feux éternels, lorsque vous renvoyez une personne abjecte et misérable sans assistance. Mais parce que c’est Jésus-Christ lui-même que l’on méprise en la personne de ce pauvre, ce mépris est un grand crime. C’est ainsi que saint Paul le persécutait, lorsqu’il croyait ne persécuter que ses disciples, et ce fut pour ce sujet que Jésus lui cria du ciel: « Pourquoi me persécutez-vous?» (Act. ix, 43).

Lors donc, mes frères, que nous donnons l’aumône à un pauvre, donnons-la-lui comme à Jésus-Christ même, puisque nous devons plus croire ses paroles que nos yeux. Et quand nous voyons un pauvre, souvenons-nous de ses paroles, par lesquelles il déclare que c’est à lui que l’on donne. Quoique tout ce qui paraît à nos yeux ne soit point Jésus-Christ, c’est lui néanmoins qui reçoit et qui demande du pain sous l’habit et sous la figure de ce pauvre.

Vous rougissez peut-être, lorsque vous entendez dire que Jésus-Christ est pauvre, et qu’il vous demande du pain. Que ne rougissez-vous plutôt de ce que vous lui refusez du pain, lors même qu’il vous en demande? L’un peut causer quelque honte et quelque pudeur, mais l’autre est digne de peine et de supplice. Car c’est sa bonté qui le porte à nous demander du pain, et une action de sa bonté ne nous peut être qu’un sujet de gloire; au lieu que c’est notre propre cruauté qui nous porte à lui refuser ce qu’il nous demande. Que si vous ne croyez pas maintenant que c’est Jésus-Christ même à qui vous refusez, lorsque vous refusez à un pauvre qui vous demande l’aumône, au moins est-il certain que vous le croirez, lorsqu’il vous amènera devant tous les hommes au dernier jour, et qu’il dira : « C’est à moi-même que vous n’avez pas fait ce que vous n’avez pas fait aux moindres de mes serviteurs ». Que Dieu ne permette pas que nous apprenions jamais de sa bouche cette vérité funeste, mais que, la croyant dès cette heure sur sa parole, nous écoutions plutôt cette heureuse voix qui nous appelle à la félicité de son royaume: « Venez, vous que mon Père a bénis, etc. »

Vous me direz peut-être que je vous parle toujours de la charité et de l’aumône, et que je ne vous recommande autre chose que les pauvres. Je répondrai que j’ai bien raison de le faire, et que je ne cesserai jamais de vous exhorter à pratiquer cette vertu. Et quand même vous exécuteriez parfaitement ce que je désire de vous, je ne devrais pas laisser de vous encourager de nouveau, de peur de vous laisser retomber dans votre négligence; toute. fois je serais moins pressant dans mes instances; mais puisque vous ne faites pas encore la moitié de ce que je vous demande, ce n’est plus moi que vous devez accuser de ces redites, et c’est à vous-mêmes que vous devez faire ces reproches, non pas à moi. Votre plainte est semblable à celle que ferait un enfant qui, par négligence ou par stupidité, ne pourrait qu’avec peine apprendre à lire, et se plaindrait de ce que son maître ne lui parlerait que de lettres et de syllabes.

Car je vous demande, qui d’entre vous est devenu par mes exhortations plus prompt et plus ardent à donner l’aumône? Qui donne son bien avec plus de profusion aux pauvres? Qui de vous en a donné la moitié? Qui en a donné le tiers? Ne serait-il donc pas étrange, lorsque vous n’avez encore rien appris de nous en ce point, de vouloir que nous cessions de vous instruire? Vous devriez faire le contraire, et si nous nous lassions de vous exhorter à donner l’aumône, vous devriez nous conjurer de continuer toujours. Si quelqu’un de vous avait mal aux yeux, et que je fusse médecin, et qu’après quelques remèdes, voyant tout mon art inutile, je cessasse de le traiter, ne viendrait-il pas à ma porte, pour me reprocher, mon indifférence, et ne m’accuserait-il pas de discontinuer cette cure, lorsque son mal est encore dans toute sa force? Que si pour me justifier je lui disais qu’il lui doit suffire que je lui aie donné tel et tel remède, se contenterait-il de ma réponse, et me laisserait-il en paix? Ne me représenterait-il pas plutôt le peu d’avantage qu’il aurait tiré de mes remèdes, puisque son mal est encore aussi violent? (76) Agissez donc ainsi, mes frères, à l’égard de vos maladies spirituelles.

Si de même vous aviez une main sèche et sans mouvement, et qu’après quelques remèdes je cessasse cette cure en vous laissant dans le même état, ne vous plaindriez-vous pas de moi? C’est là véritablement le mal dont je tâche depuis si longtemps de vous guérir. Vous avez la main sèche et resserrée. Je fais tout ce que je puis pour lui donner le mouvement afin qu’elle s’ouvre sans peine, et je ne cesserai point jusqu’à ce que je voie que vous l’étendez autant que je le désire. Plût à Dieu que vous voulussiez m’imiter, et qu’à mon exemple vous ne parlassiez d’autre chose que de l’aumône; que chez vous, dans vos mai-sons, dans les assemblées publiques et à vos tables, vous n’eussiez que l’aumône dans la bouche: que vous vous y occupassiez durant tout le jour, et qu’elle ne sortît point de votre pensée durant la nuit; puisque si nous y pensions comme il faut durant le jour, elle occuperait aussi notre esprit durant la nuit.

4. Après cela, ne vous plaignez plus de ce que je vous parle si souvent de l’aumône. Je souhaiterais de tout mon coeur que vous n’eussiez plus besoin de mes conseils et de mes exhortations touchant ce point, et que je n’eusse qu’à vous instruire et à vous fortifier contre les erreurs des Juifs, des païens et des hérétiques. Mais qui peut armer ceux qui ne sont pas encore guéris, et doit-on mener au combat des hommes qui sont retenus au lit par leurs maladies et par leurs blessures? Si je vous voyais en pleine santé, je vous animerais à cette guerre, et j’espère que, par la grâce de Dieu, vous y verriez nos ennemis confondus. Nous avons été contraints de les combattre par nos livres; mais la joie que nous avons de cette victoire est étouffée par votre négligence; et votre vie relâchée empêche même que nous ne les surmontions tout à fait. Lorsque nous les réduisons au silence par la force de nos paroles et par la solidité de nos raisons, ils nous objectent votre conduite déréglée, et les excès de ceux qui vivent dans le sein de l’Eglise.

Que pourrions-nous nous promettre de vous avec cette faiblesse, si nous vous exposions au combat, puisque vous ne pourriez que nous être incommodes en vous laissant abattre aux premiers coups de nos ennemis? La plupart d’entre vous ont, comme j’ai dit, la main desséchée, et ne peuvent l’ouvrir pour faire l’aumône. Comment pourraient-ils donc l’étendre pour prendre les armes et pour porter le bouclier, afin de se défendre contre la dureté et l’insensibilité du coeur? Quelques autres d’entre vous sont boiteux, et vont sans cesse au théâtre ou à d’autres lieux de débauche. Comment pourraient-ils donc demeurer fermes dans le combat, et n’être point blessés par l’intempérance? Les autres ont les yeux malsains, et la vue mauvaise. Ils ne voient rien d’un oeil pur, ils considèrent curieusement tous les visages avec de mauvais desseins; comment ces malades pourraient-ils regarder les ennemis, et les percer de leurs dards, puisqu’ils ne peuvent éviter eux-mêmes les flèches qui les percent de tous côtés?

Il y en a d’autres encore qui ont de grands maux dans les entrailles, et qui les ont aussi étendues et aussi enflées que les hydropiques par l’excès des viandes dont ils se remplissent. Comment pourrais-je mener à la guerre des gens qui sont toujours dans le luxe des festins et dans les excès du vin? Les autres ont la bouche gâtée et l’haleine insupportable, comme les colères , les blasphémateurs et les médisants : comment ceux-là pourraient-ils chanter après la victoire, comment pourraient-ils être courageux dans la guerre, puisqu’ils ne peuvent être qu’un sujet de raillerie à nos ennemis?

C’est ce qui m’oblige avec douleur de faire tous les jours comme la ronde autour de cette armée, afin de refermer les plaies de ceux qui sont blessés, ou de guérir les ulcères de ceux qui sont malades. Si je vois qu’enfin mes travaux réussissent, et que vous deveniez capables de combattre les ennemis , je vous dresserai à cette guerre, et je vous formerai à ces exercices militaires. Je vous apprendrai à manier les armes. Vos armes seront vos propres oeuvres, et vous surmonterez tous vos ennemis par votre charité, par votre douceur, par votre modestie, par votre patience, et par vos autres vertus. Si quelqu’un alors ose nous résister, nous irons le combattre ensemble, et nous vous mènerons avec nous dans cette guerre; mais jusqu’ici vous n’auriez pu que nous être un empêchement.

Car jugez, je vous prie, quel est notre état. Nous disons tous les jours que Jésus-Christ nous a fait des grâces sans nombre en rendant les hommes comme des anges; et lorsque (77) l’on nous presse, et qu’on nous contraint de faire paraître chacun de vous en particulier pour examiner si sa vie répond à cette grandeur dont nous parlons, nous demeurons dans le silence, et nous craignons que ceux que nous produirions pour soutenir la dignité du christianisme, ne paraissent plus semblables à des bêtes qu’à des anges.

Je sais que ce que je dis vous est sensible; mais je ne le dis pas de tout le monde, et je ne parle que contre ceux qui sont coupables de ces crimes, ou plutôt je ne parle pas contre eux, mais pour eux. On voit assez combien l’état présent de l’Eglise est déplorable, et combien tout y est dans la confusion et dans le désordre. L’Eglise aujourd’hui n’est en rien différente d’une étable de boeufs, d’ânes ou de chameaux, et lorsque j’y cherche des brebis, je n’en puis trouver. Je ne vois partout que des gens qui regimbent comme des chevaux et des ânes sauvages et qui jettent partout la houe et l’ordure : telle est l’image de leurs propos, de leurs entretiens. Si je pouvais vous faire voir tout ce qui se dit dans les compagnies soit d’hommes ou de femmes, vous avoueriez qu’il n’y a rien dans toute la nature qui égale l’infamie et la puanteur de ces paroles.

Je vous conjure, mes frères, de faire enfin cesser cette honte de l’Eglise, et de faire en sorte à l’avenir qu’elle devienne la bonne odeur de Jésus-Christ par la sainteté de votre vie. Quel avantage serait-ce d’avoir soin comme nous faisons, de brûler ici de l’encens et des parfums, et de ne point travailler à chasser la mauvaise odeur qui sort de vos âmes? A quoi servent ces parfums et cet encens , lorsqu’on néglige ce que Dieu demande? Je rougis de dire ceci, mais je le dirai néanmoins. Nous ne déshonorerions pas tant l’Eglise en y déposant des ordures, du fumier, que nous la déshonorons par tous ces entretiens d’intérêts, d’avarice, d’intrigues et de bagatelles. Cependant on ne voit rien de plus ordinaire dans l’Eglise, où l’on ne devrait voir au contraire que des choeurs d’anges, où l’on ne devrait parler que pour louer Dieu, où l’on ne devrait écouter que sa parole, et où dans tout le reste on devrait garder un silence plein de respect et de piété. Vivons ainsi à l’avenir, mes frères, pour nous rendre dignes des biens éternels, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (78)

HOMÉLIE LXXXIX: « MAIS LE LENDEMAIN, QUI ÉTAIT LE JOUR D’APRÈS CELUI QUI EST APPELÉ LA PRÉPARATION DU SABBAT, LES PRINCES DES PRÊTRES ET LES PHARISIENS S’ÉTANT ASSEMBLÉS VINRENT TROUVER PILATE, ET LUI DIRENT : SEIGNEUR, NOUS NOUS SOMMES SOUVENUS QUE CET IMPOSTEUR A DIT LORSQU’IL ÉTAIT ENCORE EN VIE : JE RESSUSCITERAI TROIS JOURS APRÈS MA MORT. COMMANDEZ DONC, S’IL VOUS PLAÎT, QUE LE SÉPULCRE SOIT GARDÉ JUSQUES AU TROISIÈME JOUR POUR QUE SES DISCIPLES NE VIENNENT LA NUIT DÉROBER SON CORPS ET NE DISENT : IL EST RESSUSCITÉ D’ENTRE LES MORTS, ET AINSI LA DERNIÈRE ERREUR SERA PIRE QUE LA PREMIÈRE ». (CHAP. XVII, 62, 63, 64, JUSQU’AU V. 11, DU CHAP. XXVII.)

ANALYSE.

1 et 2. Résurrection de Jésus-Christ; elle est démontrée vraie.

3 et 4. Les femmes sont les premières à voir Jésus-Christ après sa résurrection. — Contre le luxe et la vanité des femmes. — Que les âmes qui se plaisent à ces puérilités, ne peuvent s’appliquer à rien de grand, et sont toujours dans une bassesse et dans une servitude honteuse. — Qu’on doit particulièrement éviter ces magnifiques habits, lorsqu’on va à l’église, où les chrétiens n’en ont que de l’horreur. — Que la gloire des femmes est leur modestie. — Combien il est rare de voir une femme qui veuille vendre un seul de ses diamants pour nourrir les pauvres.

 

1. L’erreur et l’imposture tombe toujours d’elle-même, et elle sert enfin malgré elle à établir la vérité. Voyez en effet: il fallait que toute la terre crût que Jésus-Christ avait souffert, qu’il était mort, qu’il avait été enseveli et qu’ensuite il était ressuscité. Or, tout cela s’établit par l’artifice et par la malice de ses propres ennemis. Pesez toutes leurs paroles, et considérez avec étonnement le témoignage qu’elles rendent à la vérité de nos mystères : « Nous nous sommes souvenus, disent-ils, que cet imposteur a dit lorsqu’il était encore en vie, » il n’était donc plus alors en vie, et il était mort : « Je ressusciterai trois jours après ma mort. Commandez donc que le sépulcre soit gardé. » Il était donc dans le sépulcre : «De peur que ses disciples ne viennent la nuit dérober son corps » Puisque le sépulcre du Sauveur est gardé avec tant de soin, n’est-il pas visible qu’il n’y a plus lieu de craindre aucune illusion de la part de ses disciples? Ainsi vos précautions font qu’on ne doit plus douter de la vérité de cette résurrection. Car le sépulcre du Fils de Dieu ayant été scellé et gardé avec tant de vigilance quelle tromperie pourrait-on craindre? Que s’il n’y en a aucune, et que le sépulcre néanmoins se soit trouvé vide, n’est-il pas certain que cela n’a pu se faire que par la résurrection véritable de Celui qui y était enseveli?

Vous voyez comment ils établissent la vérité qu’ils veulent détruire. Mais considérez, je vous prie, la sincérité des évangélistes, et combien ils sont exacts à ne rien cacher de ce que les ennemis de Jésus-Christ disaient de plus honteux et de plus injurieux à sa grandeur, puisqu’ils ne cèlent point qu’ils l’appelaient «séducteur et imposteur. » Cet outrage nous fait voir également la cruauté des Juifs, qui ne pouvaient encore pardonner à un homme mort, et la sincérité des disciples à rapporter fidèlement toutes choses.

Mais il est bon maintenant de rechercher quand est-ce que le Sauveur a dit aux Juifs qu’il ressusciterait trois jours après sa mort.

Nous voyons souvent dans l’Evangile qu’il avait dit à ses apôtres qu’il ressusciterait après trois jours : mais nous n’y voyons point qu’il l’ait dit aux Juifs , autrement que dans l’exemple de Jonas. Ils avaient donc bien compris ce qu’on leur disait ; et ce n’était que par un excès de malice, et par une abondance de (79) mauvaise volonté qu’ils se conduisaient, de cette manière. Que leur répond donc Pilate?

« Vous avez des gardes, allez, faites-le garder comme vous l’entendrez (65). Ils s’en allèrent donc; et pour s’assurer du sépulcre , ils en scellèrent la pierre et y mirent des gardes (66) ». Il ne veut pas que ce soit ses soldats qui gardent le sépulcre. Comme il était parfaitement informé de toute cette affaire, il ne s’en veut plus mêler ; mais pour se défaire d’eux, il leur dit d’aller garder eux-mêmes le tombeau comme ils l’entendraient, afin qu’ensuite ils ne rejetassent point leurs accusations sur personne. Si les soldats de Pilate eussent gardé ce sépulcre, les Juifs eussent pu dire qu’ils se seraient accordés avec les disciples du Sauveur, et qu’ils leur auraient donné son corps. La fausseté et l’invraisemblance de cette supposition n’eût pas empêché ces imposteurs hardis et sans honte de l’avancer, et ils eussent aisément fait croire que cet accommodement des disciples avec les soldats aurait donné lieu à ce bruit de la résurrection. Mais Pilate les ayant chargés eux-mêmes de ce soin, ils ne pouvaient plus raisonnablement faire retomber cette accusation sur les autres.

Ainsi on ne peut assez admirer comment malgré eux ils travaillent à établir la vérité, puisqu’ils vont eux-mêmes trouver Pilate qu’ils lui demandent eux-mêmes le corps, qu’ils scellent eux-mêmes le sépulcre, y posent eux-mêmes des gardes, et se réduisent eux-mêmes par tant de précautions dans l’impuissance de donner quelque couleur à l’imposture qu’ils ont depuis publiée. Car enfin quand les disciples du Fils de Dieu auraient-ils dérobé son corps? Serait-ce le jour du Sabbat? Mais comment l’auraient-ils pu, puisqu’il n’était pas permis en ce jour d’aller même au sépulcre? Mais quand ils auraient pu transgresser la loi qui leur défendait cela, comment étant aussi intimidés qu’ils l’étaient alors, auraient-ils osé approcher seulement de ce tombeau pour dérober le corps de leur maître? Comment auraient-ils pu faire croire ensuite à tout un peuple qu’il serait véritablement ressuscité ! Qu’auraient-ils dit? qu’auraient-ils fait? quel courage auraient-ils eu en défendant le parti d’un homme qu’ils eussent su être véritablement mort? Quelle récompense en auraient-ils pu attendre? Lorsqu’il était encore vivant entre les mains des Juifs qui l’avaient pris, ils s’enfuyaient tous et ils l’abandonnaient; comment donc auraient-ils pu après sa mort parler si courageusement pour lui, s’ils n’eussent su d’une manière certaine qu’il était ressuscité?

Mais pour montrer qu’ils n’eussent jamais ni pu ni voulu feindre cette résurrection si elle n’eût été véritable, il ne faut que considérer que Jésus-Christ leur avait souvent parlé de sa résurrection; qu’il les en avait souvent assurés; jusque-là même que les Juifs témoignent ici qu’il leur avait dit: « Je ressusciterai dans trois jours ». Si donc il ne fût pas ressuscité véritablement, n’est-il pas clair que ses disciples se voyant trompés par lui, en butte aux attaques de toute une nation, sans refuge, sans patrie à cause de lui, l’auraient nécessairement renoncé, et qu’ils n’auraient jamais voulu travailler à établir dans le monde la gloire d’un homme qui les aurait indignement trompés encore une fois et exposés aux plus affreux dangers?

Il est inutile de s’arrêter davantage à prouver que si la résurrection de Jésus-Christ eût été fausse, il eût été impossible aux apôtres de la feindre. Car sur quoi auraient-ils pu s’appuyer pour établir un mensonge si visible? Auraient-ils tâché de le confirmer par la foi-ce de leurs paroles? Ils étaient tous ignorants; se seraient-ils appuyés sur leurs richesses? ils n’avaient rien ; sur leur naissance? ils étaient les derniers du peuple; sur la grandeur de leur ville?ils étaient d’un lieu peu connu; sur leur grand nombre ? ils n’étaient que onze, et la peur les avait même dispersés en divers lieux.

Pouvaient-ils se fonder sur les promesses de leur maître? Quelle impression eussent-elles pu faire sur leurs esprits, s’il ne fût pas ressuscité lui-même comme il l’avait si souvent promis? Mais comment au raient-ils pu soutenir la fureur de tout un peuple? Car si leur chef même n’avait pu résister à la voix d’une servante, si tous les autres voyant Jésus-Christ pris et lié se dispersèrent aussitôt, comment auraient-ils pu se persuader qu’ils eussent pu parcourir toute la terre et établir partout la croyance de cette fausse résurrection? Si saint Pierre trembla devant une portière, si tous les autres craignirent si fort le peuple, comment auraient-ils pu témoigner de la fermeté devant les rois, devant les princes, devant les peuples, lorsqu’ils avaient à craindre les tourments, le (80) fer, le feu et mille sortes de morts qu’on leur préparait à tout moment, si la force de Jésus-Christ ressuscité ne les eût soutenus dans ces rencontres? Les Juifs, après tant de miracles de Jésus-Christ, qu’ils avaient vus de leurs yeux, ne laissent pas d’en perdre le souvenir et de crucifier Celui qui les avait faits; et on pourrait croire que lorsque les apôtres leur prêcheraient la résurrection de ce même Jésus-Christ, ils se laisseraient persuader par eux? Qui pourrait avoir cette pensée? Ce n’est donc point de cette manière que toutes ces choses se sont faites. C’est la seule force de Jésus-Christ ressuscité qui a agi dans ses apôtres.

2. Mais considérez la malignité de ces prêtres juifs: « Nous nous sommes souvenus», disent-ils, « que cet imposteur a dit, lorsqu’il était encore en vie : Je ressusciterai dans trois jours ». Si c’est un imposteur qui ne disait que des choses vaines, pourquoi les craignez-vous? pourquoi tremblez-vous? pourquoi témoignez-vous tant d’inquiétude? pourquoi employez-vous tant de ressorts? « Nous craignons » , disent-ils, « que ses disciples ne viennent dérober son corps et qu’ils ne trompent ensuite le peuple ». Nous venons de faire voir que cela était impossible. Cependant comme la malice des hommes est opiniâtre dans ses desseins, ils ne se rendent point et ils agissent contre toute la lumière de la prudence. Ils commandent qu’on garde exactement le sépulcre jusqu’au troisième jour, sous prétexte de soutenir leur loi contre un imposteur; ils ont surtout si fort à coeur de montrer que Jésus-Christ était un séducteur, qu’ils étendent leur envie et leur malignité contre lui jusqu’après sa mort.

C’est pour cela que le Fils de Dieu se hâte de ressusciter de bonne heure, afin de ne leur point donner lieu de dire qu’il n’avait pas tenu sa parole, et qu’on était venu l’enlever.

Car on ne pouvait trouver à redire qu’il ressuscitât un peu plus tôt qu’il n’avait dit, tandis que le faire un peu plus tard eût donné lieu à beaucoup de soupçons. En effet, si Jésus-Christ ne fût ressuscité lorsque ces soldats environnaient encore son sépulcre pour le garder, et qu’il ne l’eût fait que lorsqu’ils se seraient retirés après le troisième jour, les Juifs auraient eu quelques raisons, sinon fondées, du moins spécieuses à alléguer, pour justifier leur refus de croire à la résurrection. Il se hâta donc de ressusciter pour ôter à ses ennemis jusqu’au moindre prétexte. Car il raflait qu’il ressuscitât, lorsque son sépulcre était encore environné de ses gardes. Il ne devait pas attendre que les trois jours fussent entièrement accomplis, puisque sa résurrection eût pu être trop suspecte. C’est pourquoi il permit que les Juifs prissent toutes les précautions qu’ils voulaient, qu’ils scellassent son tombeau, et qu’ils y missent des gardes. Et lorsqu’ils agissaient de la sorte, ils ne se mettaient guère en peine du jour du sabbat, mais ils n’avaient point d’autre but que de satisfaire leur passion. Ils crurent qu’ils auraient ainsi l’avantage sur le Sauveur par un aveuglement incompréhensible, et par une crainte tout à fait à contre-temps, puisqu’ils témoignaient appréhender un homme mort, à qui ils avaient fait tout ce qu’ils avaient voulu pendant sa vie. Car ne devaient-ils pas, si Jésus-Christ n’était qu’un homme comme les autres, faire alors cesser toutes leurs craintes, et être dans un plein repos pour l’avenir?

Mais enfin Jésus-Christ voulant leur montrer qu’il n’avait rien souffert de leur part que ce qu’il avait bien voulu souffrir, leur fait voir ici qu’avec cette pierre si bien scellée et ces gardes, ils ne pouvaient le retenir. Tout ce qu’ils ont gagné par leurs artifices, c’est qu’ils ont rendu sa résurrection plus célèbre et plus constante; de sorte qu’on ne peut en douter raisonnablement, puisqu’il ressuscita en présence des Juifs mêmes et des soldats.

« Le soir du sabbat, à la première lueur du jour qui suit le sabbat, Marie-Madeleine et l’autre Marie vinrent pour voir le sépulcre. (Chap. XXVIII, 1). Et voilà qu’il se fit un grand tremblement de terre : car un ange du Seigneur descendit du ciel, et vint renverser la pierre qui était devant la porte du sépulcre et s’assit dessus (2). Son visage était brillant comme un éclair, et ses vêtements blancs comme la neige (3)». L’ange parut aussitôt après la résurrection du Fils de Dieu. Pourquoi parut-il et enleva-t-il la pierre de dessus le sépulcre, sinon à cause de ces femmes qui avaient vu le Sauveur dans le tombeau? Afin donc qu’elles crussent qu’il était véritablement ressuscité, on leur fit voir que le corps n’était plus dans le sépulcre. Voilà pourquoi l’ange ôta la pierre, pourquoi le tremblement de terre eut lieu, c’était afin de les avertir de se lever et de se réveiller. Comme elles étaient (81) venues pour oindre le corps de parfums, et qu’il était encore nuit, il est vraisemblable que quelques-unes d’entre elles pouvaient être assoupies.

« Et les gardes en furent tellement saisis de frayeur, qu’ils devinrent comme morts (4). Mais l’ange s’adressant aux femmes leur dit: Pour vous, ne craignez point; car je sais que vous cherchez Jésus qui a été crucifié (5)». Pourquoi l’ange leur dit-il: « Pour vous, ne craignez point», sinon parce que tout d’abord il voulait les délivrer de la frayeur où elles étaient avant de leur parler de la résurrection? Ce mot, « pour vous autres », est bien honorable pour ces femmes, et montre en même temps que si ceux qui avaient osé commettre un attentat si étrange, ne rentraient en eux-mêmes, ils devaient s’attendre à une horrible vengeance. Car ce n’est pas à vous à craindre, dit-il à ces femmes; c’est à ceux qui ont crucifié le Sauveur. Après les avoir ainsi délivrées de cette frayeur, et par ses paroles, et par la joie qui était peinte sur son visage, dont l’expression était d’accord avec l’heureuse nouvelle qu’il apportait, il continue de leur parler : « Je sais que vous cherchez Jésus qui a été crucifié ». Il ne rougit point de dire que Jésus-Christ a été crucifié, parce qu’il savait que sa croix était la source de tous nos biens. « Il n’est point ici, il est ressuscité ». Et pour le prouver, il ajoute, « comme il l’avait dit lui-même (6) ». Si vous vous défiez de mes paroles, souvenez-vous de la sienne, et vous me croirez. Et pour leur en donner encore une autre preuve, il leur dit: « Venez voir le lieu où le Seigneur avait été mis». Ainsi l’ange avait détourné la pierre, afin que les femmes fussent convaincues par leurs propres yeux. « Et hâtez-vous d’aller dire à ses disciples qu’il est ressuscité d’entre les morts: Il va devant vous en Galilée, c’est là que vous le verrez : je vous en avertis auparavant (7) ». Il veut qu’elles annoncent ensuite aux autres ce qu’il leur a fait croire avec tant de certitude, Il marque à dessein la « Galilée » comme un lieu paisible éloigné des périls, et où leur foi ne devait être mêlée d’aucune crainte.

« Et sortant aussitôt du sépulcre avec crainte et avec beaucoup de joie, elles coururent pour annoncer ceci aux disciples (8) ». Elles sont saisies d’une extrême joie mêlée de crainte, parce qu’elles avaient vu une chose tout à fait étonnante et bien consolante tout ensemble; elles avaient vu ouvert et vide ce même sépulcre, où elles avaient vu peu auparavant ensevelir Jésus-Christ. L’ange les avait fait approcher, afin que cette vue même du tombeau les persuadât que le Sauveur était. véritablement ressuscité. Car elles pouvaient bien s’assurer que le sépulcre étant gardé par tant d’hommes armés, nul n’aurait pu enlever son corps, à moins que lui-même ne l’eût rejoint à son âme en ressuscitant. Ainsi, dans l’admiration où elles se trouvent, elles sont ravies de joie, et elles reçoivent enfin le prix de leur persévérance, ayant été jugées dignes de voir les premières Jésus-Christ ressuscité, et d’annoncer ensuite aux apôtres non-seulement ce que les anges leur avaient dit, mais ce qu’elles avaient vu de leurs propres yeux.

3. « Et comme elles allaient porter cette nouvelle aux disciples, Jésus se présenta devant elles, et leur dit : Salut! Elles s’approchèrent, lui embrassèrent les pieds et l’adorèrent (9) ». Et après s’être ainsi approchées de lui avec ce transport de joie, et avoir, par l’attouchement de ses pieds, connu la vérité de sa résurrection, « elles l’adorèrent ». Mais que leur dit Jésus-Christ?

« Alors Jésus leur dit : Ne craignez point (10) ». Il bannit encore toute crainte de leur esprit, afin que cette paix prépare dans leur coeur l’entrée à la foi. « Allez dire à mes frères qu’ils s’en aillent en Galilée, c’est là qu’ils me verront». Considérez encore une fois, mes frères, comment Jésus-Christ se sert de ces femmes, pour annoncer ses mystères à ses disciples. Il veut relever ainsi l’honneur de ce sexe qui était tombé dans le mépris, par l’a chute d’Eve, il anime sa confiance et il le guérit de ses faiblesses.

Je ne doute point, mes frères, qu’il n’y eu ait parmi vous qui souhaiteraient d’avoir été avec ces saintes femmes pour embrasser avec elles les pieds du Sauveur. Mais si ce désir est sincère dans votre coeur, vous pouvez encore aujourd’hui embrasser non-seulement ses pieds ou ses mains, mais même sa tête sacrée, lorsque vous participez à nos redoutables mystères avec une conscience pure et sainte. Car vous le verrez non-seulement ici, mais encore au jour de sa gloire, lorsqu’il viendra accompagné de tous ses anges, si vous êtes charitables envers les pauvres. Il ne vous dira pas seulement ces paroles : « Je vous salue »; mais celles-ci : (82)

« Venez vous que mon Père a bénis, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde ».

Devenons donc, mes frères, reconnaissants envers Dieu et charitables envers nos frères. Ayons de l’amour pour toutes sortes de personnes. Et vous, mes soeurs, qui étant chrétiennes, avez tant de soin d’employer l’or et l’argent pour vous parer, considérez ces femmes de notre Evangile, et renoncez enfin à la vanité et à l’avarice. Si vous avez quelque zèle pour imiter ces saintes femmes, vendez ces ornements superflus dont vous êtes inutilement chargées, et revêtez-vous d-e la compassion et de la miséricorde comme d’un vêtement précieux. Dites-moi, je vous prie, quelle utilité vous pouvez tirer de ces pierres de si grand prix, et de ces habits si magnifiques? Vous me dites que l’esprit s’y satisfait, et qu’il trouve du plaisir dans cette magnificence. Mais, hélas! je vous demande quelle utilité vous retirez de vos vanités, et vous ne .me dites que les maux qu’elles vous causent. Il n’y a rien de plus déplorable que de se plaire dans ces vains ajustements, d’y trouver de la satisfaction, et de s’y attacher. Cette servitude si basse et si honteuse devient encore plus horrible lorsqu’on y trouve du plaisir.

Comment une femme chrétienne pourra-telle s’appliquer comme elle le doit aux exercices d’une piété solide, et mépriser les folies du siècle, lorsqu’elle trouve de la joie à se parer d’or et de pierreries? N’est-il pas vrai que celui qui trouve son repos dans la prison, ne désirera jamais d’en sortir; et que cette personne qui s’est volontairement liée de ces chaînes, ne pourra, jamais se résoudre à les quitter? Elle sera comme la victime d’une passion si basse, et elle, trouvera tant de dégoût aux oeuvres de piété, qu’elle n’en pourra pas même souffrir le nom.

Je vous demande donc encore : A quoi vous servent tous ces ornements d’un si grand prix et si inutiles? Car si vous me dites que vous y trouvez votre satisfaction, je vous ai déjà fait voir que ce n’est pas là un avantage, mais un très-grand mal. Vous me répondrez peut-être que vous vous faites ainsi admirer de tous ceux qui vous regardent. Mais n’est-ce pas encore là un autre mal, que ces ornements magnifiques soient la pâture de votre orgueil? Puis donc que vous ne pouvez me dire quel avantage vous retirez de ce luxe, permettez que je vous énumère les maux qui vous en reviennent. Premièrement, vous savez vous-mêmes que vous en avez plus d’inquiétude que de plaisir. Et j’ose dire que la plupart de ceux qui vous voient, et particulièrement les esprits les plus stupides, ont plus de satisfaction de toute cette vaine magnificence que vous n’en avez vous-même. Là vôtre est mêlée de chagrin, la leur est toute pure, et vous prenez bien de la peine pour leur donner de quoi contenter leurs yeux. De plus, ces préoccupations de votre vanité vous tiennent l’esprit sans cesse attaché à de basses pensées et vous exposent aux atteintes de l’envie. Les femmes qui demeurent auprès de vous, brûlant du désir d’être aussi parées que vous, s’arment ensuite contre leurs maris, et leur font une guerre furieuse.

N’est-ce pas encore un mal bien considérable que d’être livrée tout entière à des soins si vains et si inquiets; de négliger la beauté de son âme, et l’amour de son salut, de se remplir d’orgueil, de vanité et de folie, d’être comme enivrée de l’amour du siècle, de quitter volontairement ces ailes saintes qui vous élèvent à Dieu, que de se rendre semblable, non pas à l’aigle comme cela devrait être, mais aux chiens et aux pourceaux? Car au lieu de tendre toujours au ciel, vous allez comme ces animaux chercher dans la terre ce qui peut plaire à vos sens, sans craindre de prostituer la dignité de votre âme, et de l’asservir à des choses si basses et si indignes de vous.

Vous me répondrez peut-être encore que, lorsque vous paraissez dans les rues ou dans les assemblées, tout le monde vous regarde et tient les yeux arrêtés sur vous. C’est pour cela-même que vous devriez fuir ces ornements, afin de ne point attirer ainsi sur vous les regards de tous les hommes, et de ne point donner lieu à la médisance. Nul de ceux qui vous regardent ne vous estime autant que vous vous l’imaginez. Tout le monde se rit de vous, comme d’une femme vaine et ambitieuse, qui désire de se faire voir, et qui est toute plongée dans l’amour et dans la vanité du siècle.

Que si, après cela, vous entrez dans nos églises, vous n’y trouverez que des personnes qui auront de l’horreur de ces vains ajustements. Ce ne seront pas seulement les spectateurs de votre luxe qui vous détesteront de la sorte, les prophètes mêmes le feront : Isaïe, (83) celui de tous qui a la plus grande voix, dira de vous dès que vous entrerez ici : « Voici ce que dit le Seigneur aux princesses, filles de Sion: Parce qu’elles ont marché avec pompe, la tête levée, les yeux volages et égarés, qu’elles ont traîné après elles ces longues queues de leurs robes, le Seigneur les dépouillera avec honte de tous ces vains ornements, et la boue succédera aux parfums, et les liens de cordes aux ceintures de perles et de diamants ». (Is. III, 16.)

C’est là, mes très-chères soeurs, la récompense que vous devez attendre de vos vanités. Mais ce n’est point seulement contre les filles de Sion que le Prophète parle. Ces menaces sont contre toutes celles qui les imitent. Saint Paul parle de même qu’Isaïe, lorsqu’il commande à Timothée « d’avertir les femmes de ne se parer ni avec des cheveux frisés, ni avec des ornements d’or ou de perles, ni des habits somptueux». (I Tim, II, 9.) C’est donc toujours un mal de se parer avec l’or; mais c’est un mal encore bien plus grand, lorsqu’on vient ainsi parée à l’église, et qu’on passe en cet état parmi tant de pauvres. Si vous aviez dessein de soulever tout le monde contre vous, vous n’en pourriez pas trouver un meilleur moyen, que de sacrifier ainsi les biens que vous avez reçus de Dieu à la cruelle satisfaction de votre luxe. Considérez cette troupe de pauvres, parmi lesquels vous passez. Votre magnificence les irrite au milieu de la faim qui les presse et qui les dévore, et leur nudité crie vengeance contre ces vêtements superbes et cet appareil diabolique. Ne vaudrait-il pas mieux donner du pain à ceux qui n’en ont point, que de se percer l’oreille pour y suspendre la nourriture des pauvres et la vie d’une infinité de misérables?

4. Mettez-vous donc votre gloire à être riches, ou à vous parer avec l’or et les diamants? Quand votre bien serait acquis le plus justement qu’il pourrait être, vous seriez néanmoins très-coupables de le prodiguer en ces folies. Mais comme il est souvent le fruit des rapines et de l’injustice, que sera-ce que d’user si mal d’un bien mal acquis? Si vous aimez l’honneur solide, quittez tout ce faste, et le monde vous admirera, votre modestie fera votre gloire et vous comblera de joie. Mais maintenant votre vanité est votre honte, et elle est encore votre supplice. Car outre la perte que cause tout ce luxe, quel désordre est-ce dans une maison, lorsqu’une perle ou une pierre précieuse vient à s’égarer? On maltraite les femmes de service; on tourmente les hommes. On chasse les uns et on emprisonne les autres. On soupçonne, on accuse, on plaide; le mari querelle la femme et la femme le mari, ils se brouillent même avec leurs amis; ils font de la peine à tout le monde, et encore plus à eux-mêmes.

Mais supposons que vous ne perdiez rien, ce qui néanmoins est très-difficile : N’est-ce pas toujours une peine bien grande, que de garder avec tant de soin des meubles si inutiles que ces objets de toilette? Car ils ne servent ni à votre maison ni à votre personne. Ils incommodent l’une et la tiennent dans l’inquiétude, et ils déshonorent l’autre.

Comment pourriez-vous, étant ainsi parée, embrasser et baiser les pieds de Jésus-Christ, comme ces saintes femmes de notre Evangile, puisqu’il a ce faste en horreur? C’est pour cette raison qu’il a voulu naître dans la maison d’un charpentier, et non pas même dans sa maison, mais dans une étable. Comment oseriez-vous donc vous présenter à lui, n’ayant aucun des ornements qui lui sont chers et précieux, mais en ayant d’autres qui lui sont insupportables? Celui qui veut s’approcher de lui, doit se parer non d’or et de perles, mais de vertus.

Car enfin qu’est-ce que cet or que vous aimez tant, sinon un peu de terre qui, mêlée avec de l’eau, serait de la boue? C’est donc cette terre qui est votre idole; c’est de cette boue que vous vous faites un Dieu que vous portez partout, comme s’il était votre félicité et votre gloire. Vous n’épargnez pas même le temple de Dieu, dont la sainteté ne devrait pas être violée par votre luxe. Car l’Eglise n’a pas été bâtie afin que vous y veniez étaler vos vanités. On y doit paraître riche, mais en grâce et en vertu, et non en or et en diamants. Cependant vous vous parez pour y venir, comme si vous alliez au bal, ou comme les comédiennes qui vont paraître sur le théâtre, tant vous avez soin que tout conspire à vous faire regarder, c’est-à-dire, à vous faire moquer de ceux qui vous voient. C’est pourquoi j’ose vous dire que vous êtes ici comme une peste publique, qui tue non les corps mais les âmes. Quand cette sainte assemblée est finie, et que chacun retourne chez soi, on ne s’entretient que de vos vanités et de vos folies. On oublie les (84) instructions importantes que saint Paul ou les prophètes nous y ont données; on ne s’entretient que du prix de vos belles étoffes et de l’éclat de vos pierreries.

C’est l’attachement à ces vanités qui vous rend aujourd’hui si froides à faire l’aumône. Il est bien rare de trouver aujourd’hui une femme qui veuille se résoudre à vendre quelque chaîne d’or ou quelqu’une de ses pierreries pour nourrir un pauvre. Et comment pourraient-elles renoncer au moindre de ces ornements pour en assister les misérables, puisqu’elles aimeraient mieux souffrir elles-mêmes les dernières extrémités que de s’en priver? On en voit de si passionnées pour tous ces ajustements, qu’elles ne les aiment pas moins que leurs propres enfants. Si vous dites que cela n’est pas, témoignez-le donc par vos actions, puisqu’elles m’assurent du contraire de ce que vous dites.

Qui d’entre toutes ces femmes qui sont attachées à ces folies, a donné jamais une perle pour sauver son fils de la mort? Mais que dis-je pour sauver son fils? Quelle est celle qui a donné quelque chose pour se sauver elle-même? On les voit perdre les journées entières pour étudier ces ajustements. Lorsqu’elles ressentent la moindre maladie du corps, elles font tout pour s’en délivrer; et lorsqu’elles ont l’âme percée de plaies, elles ne veulent rien faire pour la guérir. Elles voient périr leurs âmes et leurs enfants, et elles ne s’en mettent point en peine, pourvu qu’elles conservent cet or et cet ornement que le temps gâte peu à peu. Vous donnez mille talents pour être toute vêtue d’or, et les membres de Jésus-Christ n’ont pas même du pain à manger. Dieu, qui est le maître du pauvre comme du riche, a préparé également le ciel à l’un et à l’autre, et il leur fait part à tous deux indifféremment des richesses de sa table spirituelle. Et cependant vous ne voulez pas que le pauvre ait aucune part, ni à votre bien, ni à votre table. Vous êtes esclaves de ce que vous possédez, et vous ne pensez qu’à appesantir vos chaînes.

C’est là la source d’une infinité de maux, de ces jalousies cruelles, et de ces adultères qui déshonorent la fidélité du mariage, lorsqu’au lieu de porter les hommes par votre exemple à l’amour de la chasteté et de la modestie, vous leur apprenez au contraire à aimer toutes ces choses dont se parent les femmes prostituées. C’est là ce qui les fait tomber si facilement. Si vous leur appreniez à mépriser tout ce luxe et à se plaire dans la modestie, dans l’humilité et dans toutes les vertus, ils ne seraient pas si susceptibles de ces passions qui perdent leurs âmes; et vous vous distingueriez ainsi des comédiennes et des femmes débauchées, qui peuvent bien se parer de l’éclat des diamants, mais non de celui des vertus.

Vous donc, ô femme chrétienne, accoutumez votre mari à aimer en vous ce qu’il ne saurait jamais trouver dans ces courtisanes. Et comment l’y accoutumerez-vous, sinon en renonçant vous-même à ces ornements criminels, et eu vous rendant digne de respect et d’amour par votre modestie et votre sagesse? Ainsi le bonheur de votre mariage sera en sûreté, votre mari, dans la joie, et vous, en honneur. Dieu vous bénira, et les hommes vous admireront, et vous passerez de cette vie à celle du ciel, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (85)

HOMÉLIE XC. « APRÈS QU’ELLES FURENT PARTIES, QUELQUES-UNS DES GARDES VINRENT DANS LA VILLE ET RAPPORTÈRENT TOUT CE QUI S’ÉTAIT PASSÉ AUX PRINCES DES PRÊTRES. CEUX-CI SE RÉUNIRENT AVEC LES ANCIENS ET AYANT TENU CONSEIL, ILS DONNÈRENT UNE GRANDE SOMME D’ARGENT AUX SOLDATS, EN LEUR DISANT: DITES QUE SES DISCIPLES SONT VENUS DURANT LA NUIT LORSQUE VOUS DORMIEZ, ET ONT DÉROBÉ SON CORPS». (CHAP. XXVIII, 11, 12, 13, JUSQU’A LA FIN.) 

ANALYSE

1 et 2. La nouvelle de la résurrection de Jésus-Christ est apportée aux princes des prêtres et aux anciens. — Moyens qu’ils emploient pour tromper encore une fois le peuple. — Dernières paroles de Jésus-Christ à ses apôtres ; il les envoie évangéliser le monde.

3 et 4. Combien tout ce que Dieu nous commande est facile à exécuter. — Que c’est cette facilité qui sera cause que nous serons plus châtiés au jour de son jugement. — Que l’avarice corrompt tout. — Du martyre des riches et de la vanité des richesses. — Que le christianisme inspire l’amour de la pauvreté.

 

1. Ces grands tremblements de terre ne se firent que pour étonner les soldats, afin qu’ils rendissent témoignage de ce qu’ils avaient vu, comme ils le firent en effet. Rien n’était moins suspect que cette sorte de témoignage que les gardes mêmes rendaient à la vérité de la résurrection du Sauveur. Car une partie de ces prodiges se faisaient alors à la vue de toute la terre; et les autres se passent en particulier en présence d’un petit nombre de personnes. Les miracles qui se firent devant tout le monde furent les ténèbres et l’obscurcissement du soleil; les autres plus particuliers furent le tremblement de terre auprès du sépulcre et tout ce qui fut fait ou qui fut dit par les anges.

Lors donc que les gardes furent venus dans la ville, et qu’ils eurent rapporté aux princes des prêtres tout ce qui s’était passé au sépulcre du Sauveur (grande gloire pour la vérité, puisqu’elle eut pour témoins ses ennemis mêmes), ces prêtres leur donnèrent encore une grande somme d’argent, afin qu’ils publiassent partout que ses disciples étaient venus, et qu’ils avaient dérobé son corps. Mais, aveugles et insensés que vous êtes, comment les disciples ont-ils pu faire ce larcin? Comment osez-vous opposer une opiniâtreté si stupide et si grossière à une vérité si évidente, sans qu’il vous reste le moindre prétexte pour colorer tant soit peu vos mensonges et vos impostures? Car comment les disciples ont-ils pu dérober le corps de leur Maître? Comment serait-il possible que des hommes sans science, sans nom, sans appui , qui étaient alors si frappés de crainte qu’ils n’osaient pas même paraître, eussent jamais pensé à former une entreprise si hardie? Ce tombeau n’était-il pas scellé? N’était-il pas environné des gardes, des soldats et des Juifs, qui se défiaient de cela même, qui n’étaient là que pour empêcher cet accident, qui veillaient avec soin, et qui n’oubliaient rien pour se défendre de cette surprise?

Mais par quel motif ces disciples auraient-ils voulu dérober ce corps? Aurait-ce été afin d’établir par cet artifice la croyance de la résurrection de leur Maître dans toute la terre? Comment ce dessein aurait-il pu tomber dans l’esprit de pauvres gens qui se trouvaient trop heureux de pouvoir vivre dans un lieu secret et de demeurer inconnus à tous les hommes? Comment auraient-ils pu exécuter ce dessein quand ils l’auraient eu, sans être découverts? Quand ils auraient été assez résolus pour mépriser la mort, comment auraient-ils osé entre. prendre de forcer tant de gardes et de gens armés? Mais ce qui était arrivé un peu auparavant, nous assure beaucoup plus de leur (86) timidité que de leur hardiesse. Car ils ne virent pas plutôt leur Maître pris qu’ils s’enfuirent tous. Si donc lorsqu’il était encore en vie ils tremblent de peur et l’abandonnent, comment oseront-ils après sa mort attaquer tant de gardes pour se saisir de son corps? Il ne s’agissait pas seulement d’avoir quelque adresse pour ouvrir et pour faire entrer secrètement un homme dans le tombeau. Car l’entrée en était bouchée par une grosse pierre, qui n’aurait pu être remuée que par un grand nombre d’hommes.

Les princes des prêtres avaient donc bien raison de dire « que cette dernière erreur serait pire que la première », et ils le disaient contre eux-mêmes, puisque, au lieu de devenir plus sages après tant de crimes, ils en ajoutaient un qui était le couronnement des autres. Ils ajoutent malice sur malice. Ils ont acheté le sang de Jésus-Christ avec de l’argent. Ils veulent acheter de même avec de l’argent l’imposture qui doit combattre et étouffer s’il se peut la vérité de la résurrection.

Considérez, je vous prie, comment ils tombent partout dans leurs propres piéges. Car s’ils ne s’étaient adressés à Pilate, s’ils n’avaient demandé des gardes, ils auraient pu avec plus de vraisemblance faire courir dans le monde tous ces faux bruits. Mais, après tant de précautions qu’ils ont prises, ils ne le pouvaient plus. Ainsi donc, ils ont eu soin de faire eux-mêmes tout ce qu’il fallait pour se fermer la bouche à eux-mêmes et pour rendre leur imposture sans effet et sans vraisemblance. Car si les plus fidèles et les plus ardents de ses disciples n’ont pas pu même veiller avec lui lorsqu’il les y exhortait et qu’il les reprenait de leur négligence, comment ces mêmes hommes auraient-ils pu être si vigilants et si résolus, après l’avoir vu mourir sur une croix? Que s’ils avaient pu avoir le dessein de dérober ce corps, pourquoi ne le firent-ils pas lorsqu’il n’y avait point encore de gardes auprès du sépulcre, et qu’ils pouvaient le faire sans s’exposer? Car les prêtres ne s’adressèrent à Pilate pour lui demander des gardes que le jour du sabbat, et le sépulcre était demeuré seul toute la nuit précédente.

2. Mais que direz-vous de ces suaires qui étaient pleins de parfums, que saint Pierre vit dans le sépulcre? Si les apôtres avaient dérobé le corps, ne l’auraient-ils pas fait emporter avec tous ces linges, non-seulement par le respect qui les aurait empêchés de le mettre à nu, mais encore par l’appréhension d’être trop longtemps à les défaire et de donner lieu aux soldats de se réveiller; et d’autant plus que ce parfum de myrrhe, dont on avait oint le corps mort, s’attache très fortement aux corps et à toutes les choses où on l’applique. Ainsi les apôtres auraient dû être longtemps à défaire ces linges et à les séparer du saint corps. Il est donc de la plus claire évidence que toute cette fable de l’enlèvement du corps n’a pas la moindre ombre de vraisemblance. De plus, les apôtres ne savaient-ils pas jusqu’où allait la fureur des Juifs et qu’après avoir tué leur Maître ils eussent tourné contre eux toute leur rage? Et enfin que pouvaient-ils gagner à cette feinté, si leur Maître n’avait été véritablement ressuscité?

Les Juifs donc qui avaient concerté entre eux toute cette intrigue et cette imposture, donnèrent une grande somme d’argent aux soldats, afin qu’ils ne les démentissent pas: « Publiez», leur disent-ils, « que ses disciples sont venus durant la nuit comme vous dormiez et ont dérobé son corps ».

« Et si le gouverneur vient à le savoir, nous l’apaiserons et nous vous tirerons de peine (44) ». Ils voulaient donc qu’on répandît ce bruit partout, et ils s’imaginaient qu’ils étoufferaient ainsi la vérité de la résurrection de Jésus-Christ. Mais ils l’autorisent au contraire malgré eux, et ils l’affermissent sans le savoir. Car ce faux bruit qu’ils font courir que les disciples du Sauveur sont venus enlever son corps, est ce qui prouve péremptoirement qu’il est véritablement ressuscité, puisqu’ils déclarent eux-mêmes que son corps ne se trouve plus dans le sépulcre. Car la pierre si bien scellée, la présence des gardes et la timidité des apôtres font assez voir que cet enlèvement n’est qu’une fable, et que la résurrection qu’on veut étouffer est très-constante et très-assurée. Cependant ils ne rougissent de rien, et quoique tant de preuves différentes les convainquent d’imposture, ils ne laissent pas de dire à ces gardes : « Publiez partout que ses disciples sont venus durant la nuit lorsque vous dormiez, et qu’ils ont « enlevé son corps; et si le gouverneur vient à le savoir, nous l’apaiserons et nous vous « tirerons de peine ». Ainsi vous voyez que tous ces hommes étaient des imposteurs et des gens sans conscience, Pilate lui-même, (8) puisqu’il se laissa persuader, les soldats et tous les Juifs. Mais il ne faut pas s’étonner que des soldats se soient laissé gagner par de l’argent, puisqu’un des disciples du Sauveur l’a vendu pour un peu d’argent.

« Les soldats ayant reçu l’argent firent ce qu’on leur avait dit; et ce bruit qu’ils firent courir est commun encore aujourd’hui parmi les Juifs (15) ». J’admire encore ici la sincérité des évangélistes qui ne rougissent point de dire cela, et d’avouer que ce faux bruit a prévalu contre toutes leurs prédications et s’est confirmé de plus en plus par la succession des temps parmi les Juifs.

« Or, les onze disciples s’en allèrent en Galilée sur la montagne où Jésus leur avait commandé de se trouver. Et le voyant ils l’adorèrent. Quelques-uns aussi furent dans le doute (16) ». Il me semble que ce fut ici la dernière apparition de Jésus-Christ qui arriva en Galilée, lorsque Jésus-Christ envoya ses apôtres dans tout l’univers pour convertir et pour baptiser les hommes. Et je vous prie encore d’admirer ici la véracité des évangélistes qui ne cachent rien de tous les défauts que les apôtres firent paraître jusqu’au dernier jour. Mais si quelques-uns étaient dans le doute, cette dernière apparition les rassura et les confirma entièrement.

Que leur dit donc Jésus-Christ, lorsqu’il les vit assemblés? « Et Jésus s’approchant leur dit: Toute puissance m’a été donnée dans le ciel et sur la terre (17) ». Il leur parle encore en quelque sorte humainement, parce qu’ils n’avaient pas reçu le Saint-Esprit qui devait élever leurs âmes : « Allez donc et instruisez tous les « peuples, les baptisant au nom du Père, du e Fils, et du Saint-Esprit, et leur apprenant à« observer toutes les choses que je vous ai commandées (18) ». Ce qu’il entend et des maximes de la foi et des règles de la morale. Il ne leur dit pas un seul mot des Juifs, et il ne leur parle point de tout ce que ce peuple venait de faire contre sa personne. Il ne reproche point non plus à saint Pierre son triple renoncement; il ne se plaint point de la fuite et de l’abandonnement des autres. Il leur commande seulement d’aller dans tout le monde, et il leur donne en abrégé toute la doctrine qu’ils doivent prêcher, en baptisant les hommes, en leur disant : « Qu’ils leur apprennent à observer toutes les choses qu’il leur a commandées », et pour rassurer leurs esprits dans la frayeur que ces grands commandements leur pouvaient causer, il ajoute ces paroles: « Et voilà, je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles (19) ». Considérez encore ici, mes frères, la grandeur et la souveraine puissance du Fils de Dieu. Voyez aussi comment, en parlant à ses apôtres, il continue de condescendre à leur faiblesse. Il proteste qu’il sera lui-même toujours non-seulement avec eux, mais encore avec tous ceux qui doivent croire un jour en lui. Les apôtres ne devaient pas vivre jusques à la fin du monde, et c’est visiblement à tous les fidèles qu’il parle, qu’il regarde comme un seul corps. Ne m’objectez donc point, leur dit-il, la difficulté des choses que je vous ordonne, parce que je suis avec vous, et que je vous rendrai tout facile. C’est la parole et la promesse dont il rassurait aussi autrefois ses prophètes, et on voit qu’il dit à Jérémie, qui lui représentait son enfance, à Moïse et à Ezéchiel, qui hésitaient à suivre ses ordres : « Je vous assure que je suis avec vous ».

Mais quelle différence voyons-nous ici entre les apôtres et les prophètes? Les prophètes s’excusent, lorsqu’on ne les envoie prêcher qu’à un seul peuple, et les apôtres, ne font point ces difficultés, lorsqu’on les envoie dans tout l’univers. Il leur parle, et il les fait à dessein souvenir de la fin du monde et « de la « consommation des siècles », afin de les attirer à lui, et de les empêcher de considérer seulement les maux qu’ils souffriraient sur la terre, mais de penser encore aux biens du ciel. Il semble qu’il leur dise par cette parole:

Les maux dont vous serez affligés se termineront dans cette vie, puisque le monde même verra sa fin; mais les biens dont je vous ferai jouir ensuite seront éternels, comme je vous l’ai déjà souvent promis. Ainsi, après les avoir fortifiés et rassurés par cette promesse, et leur avoir rappelé dans l’esprit ce dernier jour, il les quitte et il se retire dans le ciel. Ce jour est sans doute l’objet des voeux de tous les bons, comme il est le sujet de la crainte et de la terreur de tous les méchants, parce qu’ils y entendront l’arrêt éternel et irrévocable de leur condamnation. Mais ne nous contentons pas, mes frères, de regarder ce jour avec frayeur. Préparons-nous-y pendant que nous en avons le temps, en réglant toute notre vie, et en renonçant à tous nos désordres. Nous le pouvons si nous le voulons. Car si tant de personnes l’ont fait avant la grâce du Sauveur et (88) de l’Evangile, combien plus le peut-on faire après un si grand secours?

3. Et enfin, qu’est-ce que Dieu nous commande de si pénible? Nous ordonne-t-il de couper les montagnes, de voler dans l’air, et de traverser les mers’? Il nous ordonne au contraire des choses si faciles, que nous n’aurons point besoin pour les exécuter d’aucune chose qui soit hors de nous; mais seulement d’une volonté pleine et d’une affection sincère. Qu’avaient les apôtres de tous les biens extérieurs, lorsqu’ils faisaient de si grandes choses? Avaient-ils plus d’un habit? N’avaient-ils pas les pieds nus, lorsqu’ils parcouraient toute la terre, et n’étaient-ils pas en cet état plus forts que tous les hommes et tous les démons?

Qu’y a-t-il de si difficile dans ces préceptes de Jésus-Christ? N’ayez point d’ennemis, ne haïssez personne, ne parlez point mal de votre frère, puisqu’au contraire ce sont les choses opposées à ces préceptes qui sont pénibles et laborieuses. Mais il a commandé aussi, dites-vous, de renoncer à nos biens. Trouvez-vous donc cela fort pénible? Je vous réponds même qu’il ne l’a pas commandé absolument : il ne l’a que conseillé. Mais quand il en aurait fait une loi expresse, est-ce une chose fort difficile de ne se point charger d’un fardeau, de ne le point porter partout avec soi, et de se débarrasser de tous les soins et de toutes les inquiétudes qui l’accompagnent?

Mais, ô détestable enchantement de l’avarice! l’argent aujourd’hui tient lieu de tout. De là vient cette corruption et cette confusion générale qui est dans le monde. Sion dit qu’un homme est heureux, on parle aussitôt de son bien. Si on en pleure un autre comme malheureux, on le plaint tout d’abord de ce qu’il est pauvre. Toutes nos conversations se passent à dire de quelle manière un tel s’est enrichi, et qu’un autre s’est appauvri. Si un homme pense à prendre l’épée ou à se marier, ou à s’engager dans un emploi, il considère d’abord s’il y trouvera son intérêt et s’il pourra s’y enrichir. Puis donc, mes frères, que nous nous trouvons ici assemblés dans le temple de Dieu, tâchons de trouver quelques remèdes pour guérir une maladie si dangereuse.

Ne rougissons-nous point, lorsque nous pensons à la vertu de nos pères, de cès premiers chrétiens, dont il est parlé dans les Actes? Lorsque trois mille eurent été convertis en une seule prédication, et cinq mille en une autre, ils vivaient ensemble, et ils possédaient tout en commun. Quel avantage pouvons-nous véritablement tirer de cette vie passagère, si nous ne nous en servons pour acquérir celle qui ne finira jamais? Jusqu’à quand serez-vous misérables, et n’étoufferez-vous point enfin ce monstre de l’avarice qui vous a dominés jusqu’à cette heure? Jusqu’à quand ne soupirerez-vous point après votre liberté, et ne ferez-vous point cesser tous ces commerces honteux? Si vous étiez devenus les esclaves d’un homme, il n’y aurait rien que vous ne fissiez s’il vous promettait la liberté; et lorsque vous êtes les esclaves de l’avarice, vous ne pensez pas même à vous en délivrer. Et cependant, si l’on pèse ces deux sortes de servitude, la première n’est rien en comparaison de la seconde.

Considérez à quel prix Jésus-Christ vous a rachetés. il a répandu tout son sang, il a donné sa propre vie : et après cela vous rampez à terre, vous ne respirez que la terre, vous êtes esclaves, et ce qui est encore plus insupportable, vous faites vanité de votre servitude; vous révérez vos chaînes, et vous faites les délices de votre coeur de ce qui devrait être l’objet de votre aversion et de votre haine. Mais puisqu’il ne suffit pas de condamner un vice, si on n’en propose aussi le remède, considérons, je vous prie, d’où vient que vous avez tant d’ardeur pour acquérir de l’argent. N’est-ce pas parce que le bien procure l’honneur et la sécurité? Mais quelle est cette sécurité? Est-ce parce que nous serons assurés de n’avoir jamais faim ni froid, et de ne tomber point dans le mépris? Si donc je vous promets tout cela sans être riche, cesserez-vous d’aimer les richesses? Car si vous trouviez sans avoir de bien tout ce que vous pourriez espérer en en possédant, quel sujet ,vous resterait-il d’en rechercher?

Vous me demanderez peut-être comment il pourra se faire que vous ayez ce que vous désirez, sans néanmoins être riche. Et moi je vous demande, au contraire, comment un riche peut avoir cette paix et cette sécurité que vous cherchez. Car il faut nécessairement qu’il flatte les grands et les petits, qu’il dépende d’une infinité de personnes, qu’il s’assujétisse honteusement à ceux dont il a affaire, qu’il soit agité de soins, d’inquiétudes et de soupçons, et qu’il appréhende sans cesse l’oeil des envieux, la langue des médisants et les (89) entreprises des avares. La pauvreté n’est point exposée à toutes ces peines et à tous ces périls. C’est un asile inviolable; c’est un port assuré, c’est l’épreuve de la vertu et de la sagesse, c’est une imitation de la vie des anges.

Ecoutez donc, mes frères, ce que je m’en vais vous dire. Ce n’est point un mal que de .n’être pas pauvre, mais c’est un mal que de ne vouloir pas être pauvre. Ne considérez plus la pauvreté comme un mal, et elle ne sera plus un mal pour vous. Car tout le mal qu’on y trouve ne vient pas de ce qu’elle est naturellement, mais de la faiblesse et de l’imagination des hommes lâches, Quand je dis que la pauvreté n’est point un mal, je dis trop peu, et j’ai honte moi-même d’en parler si bassement. Car si vous avancez un peu dans la vertu et dans la sagesse chrétienne, vous trouverez que non-seulement la pauvreté n’est pas un mal, mais qu’elle est la source de tous les biens. Que si quelqu’un vous offrait d’un côté l’empire, les grandes charges, les richesses et toutes les délices du monde, et de l’autre la pauvreté, et qu’il vous obligeât de choisir l’un ou l’autre, je ne doute point que vous ne fussiez prêts à embrasser la pauvreté de tout votre coeur, si vous aviez une fois connu les trésors et les plaisirs célestes qu’elle renferme.

4. Je sais que plusieurs se moquent de moi, en m’entendant parler de la sorte; mais je ne m’en étonne pas : je vous conjure seulement de m’écouter avec patience, et je m’assure que vous serez bientôt de mon sentiment. Je ne puis mieux comparer la pauvreté qu’à une vierge extrêmement modeste et d’une admirable beauté, et l’avarice à quelqu’une de ces femmes monstrueuses comme Scylla, ou bien à l’hydre, ou bien à ces autres monstres qui sont dans les poètes. Ne m’alléguez point ici ceux qui accusent et qui détestent leur pauvreté, mais plutôt ceux qui en l’honorant se sont honorés eux-mêmes. C’est elle qui a toujours été aimée du saint prophète Elie, qui l’a nourri par un corbeau, et qui l’a fait enfin monter dans le ciel dans un char de feu. C’est elle qui a rendu son disciple Elisée non moins illustre que lui. C’est elle qui a fait admirer saint, Jeun-Baptiste de tous les Juifs, et qui a été la gloire de tous les apôtres. Achab, au contraire, Jézabel, Giesi, Judas, Néron et Caïphe, ont été idolâtres des richesses, et leur avarice sera pour jamais leur condamnation et leur honte.

Mais ne relevons pas seulement ceux qui se sont signalés par l’amour de la pauvreté , jetons les yeux sur la pauvreté même, et considérons l’excellente beauté de cette vierge. L’oeil de l’avarice n’est jamais tranquille. Ou l’intempérance l’altère, ou l’envie le trouble, ou la fureur l’agite. Mais l’oeil de la pauvreté est toujours pur, toujours agréable, et toujours paisible ; il n’a d’aversion pour personne, il est doux, Il est accessible, il est favorable à tout le monde. L’avarice au contraire est toujours inquiète. Car partout où est l’amour de l’argent, là se trouve aussi la source de la haine et de l’inimitié , des guerres et des querelles. La bouche de l’avarice est pleine d’injures et de médisances; son coeur est rempli d’orgueil et de fiel, et son esprit d’artifices et de fourberies. Au contraire la langue de la pauvreté est toujours chaste et toujours modeste. Elle n’ouvre la bouche que pour rendre à Dieu des actions de grâces, que pour bénir les hommes, et pour leur parler avec une douceur humble, avec une estime respectueuse, avec une complaisance discrète, et avec une affection tendre et charitable. Si vous considérez tout le reste de son corps, vous y verrez une admirable proportion, et vous conclurez que la pauvreté est une vierge d’une pureté admirable et d’une parfaite beauté, et que l’avarice au contraire est un monstre par sa difformité et par sa laideur. Que si après tous ces avantages de la pauvreté, le monde néanmoins en a tant d’aversion, il ne faut pas s’en étonner, puisque les insensés ont la même horreur de toutes les autres vertus.

Mais vous m’objectez que le pauvre tous les jours est outragé par le riche. Et moi je vous réponds que c’est là un des grands avantages de la pauvreté. Car lequel des deux est le plus heureux de celui qui fait une injure ou de, celui qui la souffre? N’est-il pas visible que c’est celui qui la souffre courageusement? C’est donc l’avarice qui porte les hommes à outrager leurs frères, et c’est la pauvreté qui les porte à souffrir chrétiennement ces outrages. Cependant, me direz-vous, on voit le pauvre endurer la faim. Il est vrai; saint Paul l’a soufferte aussi. Il ne trouve point, ajoutez-vous, un lieu de retraite. Avez-vous oublié que Jésus-Christ lui-même n’avait pas non plus où reposer sa tête? Considérez jusqu’où s’élève la gloire de la pauvreté, jusqu’où elle vous fait monter. Elle vous associe à Jésus-Christ, elle vous rend l’imitateur de Dieu même. (90)

Si l’or était une bonne chose, Jésus-Christ en aurait fait avoir à ses disciples qu’il a voulu enrichir du plus excellent de tous les dons. Mais nous voyons au contraire que, bien loin de leur en donner , il leur a défendu d’en avoir. C’est pourquoi nous voyons que saint Pierre, non-seulement ne rougit pas de sa pauvreté, mais qu’il en fait toute sa gloire, lorsqu’il dit hardiment : « Je n’ai ni or ni argent; mais je vous donne ce que j’ai». (Act. III, 4.) Qui de vous, mes frères, ne souhaiterait de pouvoir dire une semblable parole? Je crois qu’il n’y en a pas un qui ne le désirât avec ardeur. Jetez donc cet or, renoncez à ces richesses.

Mais quand j’aurai fait cela, me direz-vous, aurai-je la même puissance que saint Pierre? Je vous prie de me dire ce qui a rendu saint Pierre heureux : Est-ce parce qu’il a fait marcher droit un boiteux? Nullement, mais c’est parce qu’en foulant aux pieds tout le monde, il s’est acquis la gloire que Dieu nous promet.

Ne savons-nous pas que plusieurs ont fait aussi bien que lui des miracles, et qu’ils sont néanmoins tombés dans l’enfer; mais que ceux qui ont été comme lui pauvres sur la terre, sont devenus comme lui des rois dans le ciel?

C’est ce que nous apprenons des paroles mêmes de saint Pierre que nous venons de rapporter. Car il dit deux choses : « Je n’ai ni or ni argent; et, au nom de Jésus-Christ, levez-vous et marchez ». Laquelle de ces deux choses a rendu cet apôtre si heureux? Est-ce de faire marcher droit un boiteux, ou d’avoir renoncé à tout? Consultons Jésus-Christ, et qu’il soit lui-même notre juge. Il ne commanda point à celui qui lui demandait le moyen d’acquérir la vie éternelle, de faire marcher droit les boiteux, mais il lui dit : « Vendez ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, et venez me suivre; et vous aurez un trésor dans les cieux ». Et saint Pierre ne dit pas non plus à Jésus-Christ, quoiqu’il le pût : Nous avons chassé les démons en votre nom, mais : « Nous avons tout quitté, et nous vous avons suivi, quelle récompense donc en aurons-nous »? Et Jésus-Christ ne lui répond pas: Celui qui fera marcher droit les boiteux, mais : «Celui qui à cause de moi et de l’Evangile quittera ses maisons et ses terres, recevra le centuple dans ce monde, et la vie éternelle dans l’autre ».

Imitons donc ce saint apôtre, mes frères, afin que nous ne soyons point confondus au dernier jour, que nous puissions nous tenir avec confiance devant le tribunal du souverain Juge : et que Jésus-Christ « demeure toujours avec nous », comme il est toujours demeuré avec les apôtres, selon la promesse qu’il leur en a fait dans l’Evangile. Il sera assurément avec nous si nous voulons imiter ces saints qui l’ont imité, et prendre leur vie pour le modèle de la nôtre. C’est pour cela que le Sauveur vous donnera des louanges; c’est pour cela qu’il vous récompensera : et il ne vous demandera point compte de ce que vous n’aurez ni redressé les boiteux, ni ressuscité les morts. Ce ne seront point ces miracles, mais ce sera le renoncement à tous les biens de ce monde, qui vous rendra semblable à saint Pierre.

Mais vous me direz que vous ne pouvez pas quitter votre bien. Je n’exige point cela de vous : Je ne vous fais point de violence sur ce point. Tout ce que je vous demande, c’est que vous en fassiez part aux pauvres, que vous le leur donniez peu à peu, et que vous n’en reteniez pour vous que ce qui vous est absolu-ment nécessaire. C’est ainsi que vous jouirez d’une grande paix dans cette vie, et de la gloire dans l’autre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, appartient la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

FIN DU COMMENTAIRE SUR L’EVANGILE DE SAINT MATTHIEU.