Saint Jean Chrysostome
— OEUVRES COMPLÈTES —
TRADUITES POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANÇAIS SOUS LA DIRECTION
DE M. JEANNIN
Licencié ès-lettres, professeur de rhétorique au collège de l’Immaculée-Conception de Saint-Dizier
TOME HUITIÈME
Bar-Le-Duc, L. Guérin & Ce, Éditeurs
Origine et progrès de l'hérésie des Ariens et des
Anoméens.
Preuves et arguments des Anoméens. — Réponses et
réfutations de saint Chrysostome.
HOMÉLIE II: AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE.
(VERSET 1.)
1. Saint Jean était pauvre et sans lettres.
3. Contre les doctrines des philosophes et en
particulier contre la métempsycose.
4. Pourquoi saint Jean a parlé du Fi!s sans parler
du Père. — Quelle est la vraie philosophie ?
HOMÉLIE III: AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE.
(VERSET 1.)
2. Sentiment des hérétiques anoméens sur le Verbe.
3. et 4. Preuves de l'éternité du Verbe.
HOMÉLIE IV: AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE, ET LE
VERBE ÉTAIT DIEU. (VERSET 1.)
HOMÉLIE VI: UN HOMME A ÉTÉ ENVOYÉ DE DIEU, QUI
S'APPELAIT JEAN. (JUSQU'AU VERSET 9.)
1. Il ne faut point chercher à comprendre ce qu'il
y a d'incompréhensible en Dieu.
1. Pourquoi Jésus-Christ, vraie lumière,
n'illumine pas tous les hommes.
HOMÉLIE IX: IL EST VENU CHEZ. SOI, ET LES SIENS NE
L'ONT POINT REÇU. (JUSQU'AU VERSET
HOMÉLIE X: IL EST VENU CHEZ SOI, ET LES SIENS NE
L'ONT POINT REÇU. (JUSQU'AU VERSET, 14.)
111. Dieu ne force et ne;contraint point notre
libre arbitre.
HOMÉLIE XI: ET LE VERBE S’EST FAIT CHAIR, ET A
DEMEURÉ PARMI NOUS. (VERSET 14.)
1. Gloire comme du Fils unique du Père, ce que
cela signifie.
2 et 3. Témoignage de saint Jean-Baptiste
HOMÉLIE XIV: ET NOUS AVONS TOUS REÇU DE SA
PLÉNITUDE, ET GRACE POUR GRACE. (VERSET 16.)
1. Personne n'a jamais vu Dieu dans sa substance.
2. Jésus-Christ n'avait besoin d'aucun baptême.
2. La prophétie manifeste la puissance divine avec
non moins de certitude que le miracle.
2. Jésus fait son premier miracle à la demande de
sa mère.
2. Nicodème, faiblesse et imperfection, de sa foi;
condescendance de Jésus-Christ.
1. De la renaissance spirituelle, ses caractères.
2. Le vent souffle où il veut. — La régénération
spirituelle préfigurée et prédite.
1. Il ne faut pas chercher à comprendre par la
raison la génération du Fils unique.
2. Le serpent d'airain, figure de Jésus-Christ. —
Combien Dieu a aimé le monde.
2. Les disciples de Jean portaient envie à ceux de
Jésus-Christ.
231. Efforts de saint Jean-Baptiste pour amener
ses disciples à Jésus-Christ.
2. On ne peut rejeter Jésus-Christ sans accuser de
mensonge Dieu qui l'a envoyé.
1. La foi sans la bonne vie ne sert de rien pour
le salut.
2. Pourquoi Jésus-Christ se retire. — Origine des
Samaritains.
3. Vie laborieuse de Jésus-Christ. — Histoire de
la Samaritaine.
4. Continuation du même sujet. — Jésus-Christ
abolit les observances du Judaïsme.
2. Docilité de la Samaritaine.
1. Suite de l'histoire de la Samaritaine: humilité
de cette femme.
2. Guérison du lits d'un officier de la cour
d'Hérode.
1. La piscine des brebis, figure du baptême.
1. Dieu châtie le corps pour les péchés de l'âme.
— La plupart des maladies viennent du péché.
2 et 3. Reconnaissance du paralytique. — Jésus se
compare à Dieu son Père, et se déclare son égal.
1. Craindre le jugement dernier.
3. Jésus-Christ parle souvent du jugement de la
vie, de la résurrection, pourquoi ?
4. Deux volontés en Jésus-Christ, comment?
2. Témoignage de, Jean en faveur de Jésus-Christ,
et témoignage des oeuvres de Jésus-Christ.
3. Témoignage de Dieu le Père.
1. Il ne faut pas lire l'Ecriture sainte seulement
en courant et à la légère.
2. Les Juifs auront pour accusateur Moise
lui-même.
301. Il est quelquefois bon de se retirer loin de
la persécution.
2. Miracle de la multiplication des pains. —
Erreur des Marcionites.
1. La gourmandise est la ruine de l'âme.
2. Le pain de vie, ce que c'est.
1. Dieu attire à lui les hommes sans détruire leur
liberté; réfutation des Manichéens sur ce sujet.
2. Différence entre la manne et le véritable pain,
de vie.
2. Les disciples de Jésus-Christ trouvent dures
les paroles de leur Maître.
3. Faire les reproches et. les réprimandes avec
douceur.
4. Jésus prédit à Judas sa trahison. — Notre salut
comme notre perte dépend de notre libre arbitre.
1. Jalousie des Juifs et incrédulité des parents
de Jésus-Christ.
2. Jacques, frère du Seigneur, premier évêque de
Jérusalem.
1. Les Juifs se contredisent au sujet de
Jésus-Christ.
1. Les auditeurs de la parole de Dieu en doivent
avoir une soif ardente.
2. Nicodème, un sénateur, prend la défense de
Jésus-Christ contre les pharisiens.
3. Objection des hérétiques. — Réponse. —
Jésus-Christ déclare qu'il est consubstantiel à son Père.
1. Folie et endurcissement des Juifs.
1. Guérison de l'aveugle-né. — Nul n'est puni pour
le péché de ses parents.
2. Jésus-Christ, en rendant la vue à l'aveugle-né,
prouvait aux Juifs qu'il est le Créateur.
1. Foi de l'aveugle-né. — Bonté de Dieu pour tous
les hommes sans distinction.
2. Nécessité de la foi partout. — Il y a une paix
mauvaise et une guerre qui est bonne:
1. Comment, à propos de l'aveugle-né, les Juifs,
en combattant la vérité, la font briller davantage.
2. Interrogé par les Pharisiens, l'aveugle-né leur
répond avec courage et rend gloire à Dieu.
3. Désappointement des Pharisiens, ils injurient
l'aveugle.
2. A quelles différentes marques on reconnaît le
voleur et le pasteur.
3. Jésus est le vrai Pasteur et le vrai Christ.
1. Des mauvais pasteurs. — L'égalité du Fils avec
le Père de nouveau affirmée.
1. Arrivée de Jésus-Christ à Béthanie. — Ferveur
de Marie. — Jésus pleure sur Lazare.
2. Jésus devant la tombe ouverte et le cadavre
déjà corrompu de Lazare.
1. Prophétie involontaire du grand prêtre Caïphe.
2. Jésus-Christ fuit d'une manière humaine. —
Jésus chez Lazare.
1. Qui est celui qui, aimant sa vie, la perdra ? —
Pourquoi Jésus-Christ se troubla.
1. La mort n'empêche point Jésus-Christ de
demeurer éternellement.
1. Bonté de Jésus-Christ envers ses ennemis et
envers tous les hommes.
3. Avoir soin des veuves et des orphelins.
2. L'Orateur insiste sur la leçon d'humilité
donnée au monde par le Maître du monde.
1. Pourquoi, tous les disciples étant dans la
crainte, Jean était couché sur le sein de Jésus.
2. Insensibilité de Judas. — Pourquoi Jésus-Christ
avait une bourse.
1. Jésus-Christ proclame sa consubstantialité avec
le Père.
2. Autorité et puissance de Jésus-Christ.
2. Combien était grande, dans les apôtres, la
vertu du Saint-Esprit.
3. Jésus-Christ raffermit ses disciples.
2. Le Sauveur dit beaucoup de choses en se plaçant
au point de vue de ses auditeurs.
1. On peut séparer l'amour de Dieu de l'amour du
prochain. 2. Jésus-Christ console ses apôtres.
3. Dernière consolation : promesse du Saint-Esprit
que le Fils envoie comme le Pire.
1. La tristesse a son utilité. — Contre les
pneumatomaques.
2. Ce que c'est que convaincre, touchant le péché,
touchant la justice, touchant le jugement.
2. On obtient du Père tout ce qu'on lui demande au
nom de Jésus-Christ.
3. Nul ne connaît Dieu, sinon ceux qui connaissent
le Fils.
1. Commencement de la Passion du Sauveur.
1. Jésus-Christ nous enseigne la patience. —
Pilate cherche d'abord à délivrer Jésus.
2. La peur se saisit de Pilate et lui fait
prononcer une sentence injuste.
2. Tunique de Jésus-Christ sans couture. —
Pourquoi Jésus-Christ recommande sa mère à son disciple.
3. La mort de Jésus-Christ n'est point une honte,
mais une gloire.
4. Ardent amour de Marie-Madeleine.
1. Résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
2. Marie l'annonce aux apôtres. — Pourquoi
Jésus-Christ apparut sur le soir à ses disciples.
3. La grâce du Saint-Esprit est ineffable.
2. Pierre avait l'esprit plus vif et plus
bouillant, Jean plus élevé et plus pénétrant.
2. Combien saint Jean était éloigné du faste.
Dans ces Homélies, le Saint prend une autre route que celle qu'il avait
tenue dans l'explication de l'Evangile de saint Matthieu. Il rapporte les
versets de son texte, et s'arrête principalement sur ceux que les hérétiques
détournaient du vrai sens, qu'ils appliquaient favorablement à leurs erreurs,
et qu'ils objectaient aux catholiques. Le Saint prémunit et fortifie son
auditeur contre leurs arguments et leurs sophismes: et c'est là son intention
principale, c'est à quoi il tend, à quoi il s'applique plus fortement. Il veut
former le soldat chrétien, qu'il voit tous les jours aux mains avec les
hérétiques, il lui fournit des armes et le met en état de repousser les traits
de son adversaire. C'est aussi ce que le lecteur ne doit point perdre de vue
dans la lecture de la plupart de ces Homélies, afin de n'en pas perdre le
fruit.
Mais ce peu d'attention qu'on lui demande ne le doit pas rebuter. Tous
ces discours ne sont pas polémiques, le Saint n'y combat pas toujours les
hérétiques seulement, il les attaque et les repousse, lorsqu'il rencontre les
passages, qui prouvent et établissent l'égalité et la consubstantialité du
Fils, ou ceux dont ils abusaient pour appuyer leurs blasphèmes. Lorsqu'il ne
s'y agit point de la divinité, ni de la consubstantialité du Fils, il explique
en peu de mots la lettre de son.texte, et ensuite il finit par une exhortation
morale, pathétique, et toujours très-éloquente.
Nous avons quatre-vingt-huit Homélies de saint Chrysostome sur l'Evangile
de saint Jean. Mais, dit le savant Éditeur, comme il y avait beaucoup d'Ariens
et d'Anoméens dans Antioche et à Constantinople, il n'est pas facile de
découvrir dans laquelle de ces deux villes le Saint les a prêchées.
Toutefois, par un endroit de la septième Homélie, sur la première
Epître aux Corinthiens, il fait voir et prouve assez vraisemblablement que
c'est à Antioche que le saint Docteur les a prononcées. Le Saint y renvoie ses
auditeurs à la cinquantième Homélie sur saint Jean. Il est donc certain et
indubitable qu'il les a prononcées dans Antioche, les ayant prêchées avant les
Homélies qu'il a faites sur la première et la deuxième Épître aux Corinthiens.
Le Révérend Père Dom Bernard de Montfaucon se propose ensuite trois
questions: 1° En quel temps saint Chrysostome a prêché ces Homélies. — 2°
Pourquoi il les a prononcées dès le matin, au point du jour. — 3° Quels
auditeurs il avait.
A la première question, il répond qu'elle n'est pas facile à résoudre,
et qu'il est même impossible d'assigner l'année. Saint Chrysostome fut, fait
prêtre l'an 386. Il prêcha ensuite ses Homélies sur saint Matthieu, qui sont au
nombre de 90, des panégyriques, et sur d'autres sujets: il a donc pu commencer
à prêcher celles-ci vers l'an 390, et les finir en 394 ou 395, et prêcher les
74 Homélies sur la première et la deuxième Epître aux Corinthiens dans les
années suivantes et jusqu'au commencement de l'an 398, qu'il fut malgré lui
arraché d'Antioche, amené à Constantinople, et ordonné évêque de cette ville
impériale.
9Sur la seconde, pourquoi le Saint prêchait au point du jour, le savant
Editeur conjecture que c'était pour ne pas interrompre la suite des autres
Sermons qu'il prêchait pendant le cours de l'année et où assistaient
généralement tous,les catholiques de tout âge, de tout sexe, et de toutes
conditions.
D'où il suit, pour répondre à la troisième question, qu'il ne se
trouvait à ces Sermons du matin que des hommes et des femmes, qui, ayant plus
de zèle, de ferveur. et d'esprit, étaient aussi plus en état de profiter des
instructions du saint Docteur, et plus capables de combattre ensuite contre les
hérétiques et de réfuter les arguments que ces hommes, qui fuyaient la lumière,
tiraient principalement de plusieurs passages de saint Jean, qu'ils
n'entendaient point, et;qu'ils détournaient à leurs sens dépravés.
Saint Chrysostome avait deux emplois: l'un d'instruire tous les
catholiques dans la piété, dans la vertu, et contre toutes sortes de vices, et
il le faisait avec beaucoup de force, de courage et d'assiduité, prêchant
souvent, malgré la faiblesse et la délicatesse de sa santé, jusqu'à deux ou
trois fois la semaine; l'autre, d'armer les fidèles contre les assauts des
hérétiques, qui se trouvaient alors en foule parmi eux, et de les mettre en
état de répondre aux discours qu'ils semaient dans les entretiens familiers, et
aux arguments qu'ils prétendaient tirer de plusieurs textes de l'Évangile de
saint Jean, comme on le verra dans ces Homélies.
Les Anoméens sont les hérétiques que saint Jean Chrysostome combat plus
particulièrement dans ces discours. Il les a vivement poursuivis pendant tout
le temps qu'il a rempli le ministère de la prédication, et à Antioche, presque
aussitôt que; Flavien, son évêque, l'eût élevé au sacerdoce, et à
Constantinople, lorsqu'il fut mis sur le siège patriarcal,de cette ville. A
Antioche, il les attaqua dès la première année qu'il commença à prêcher, il y
fit même douze Sermons où il les réfute excellemment; il repousse leurs traits
avec beaucoup de vigueur, et fournit de très-puissants arguments contre eux.
Mais toutefois dans ses premiers discours il ne les attaque pas avec la même
force, ni de la même manière qu'il le fit dans la suite, parce qu'il en voyait
venir plusieurs a ses Sermons et l'écouter avec plaisir; parce qu'ainsi qu'il
le dit lui-même, il ne voulait pas « chasser le gibier », et qu'il désirait de
les attirer et de les gagner par la douceur, et par l'évidence dés
raisonnements"et des preuves. Dans la suite, les Anoméens l'ayant
eux-mêmes engagé d'entrer en lice; il attaqua vivement leurs erreurs, et
néanmoins toujours honnêtement et charitablement; ne voulant point blesser ou
terrasser ses ennemis, mais au contraire les relever de leur chute.
Quoique saint Chrysostome réfutât;les Anoméens avec des termes
d'amitié. et de bonté, il ne laissait pourtant pas de les pousser
vigoureusement, et certes, c'est avec raison et avec justice: car ces
hérétiques s'attribuaient la science de toutes choses. Et ce qui surprend
davantage, c'est qu'ils disaient qu'ils connaissaient Dieu, comme Dieu se
connaissait lui-mëme. Ces hérétiques se vantant donc d'avoir ure si haute et si
sublime connaissance, il n'est point étonnant qu'ils aient eu la témérité de
sonder les profondeurs de Dieu, et l'audace d'examiner sa substance, d'agiter
tant dé questions sur la Divinité, et de les proposer à tous les catholiques
qu'ils rencontraient, même dans les places publiques: Si quelqu'un les
reprenait de cette extrême insolence, ils lui répliquaient: « Quoi ! vous ne
connaissez pas ce que vous adorez» ? Ils rebattaient continuellement ces
paroles, et aux oreilles de tout le monde: « Le Fils n'est point consubstantiel
à son Père: il est une créature, il n'a pas un pouvoir égal à celui de son
Père, il ne juge pas avec la même autorité:celui qui prie son Père, ne peut
point être égal à son Père ». Ils ajoutaient encore: « Le Fils n'est pas
semblable au Père »; d'où ils furent appelés ANOMÉENS, c'est-à-dire,
DISSEMBLABLES. Comme donc ces hérétiques étaient fort opiniâtres, grands
parleurs, et qu'ils disputaient continuellement contre des catholiques, le
Saint ne cesse point de les combattre dans les Homélies qu'il a prêchées à
Antioche et à Constantinople. Et comme ils tiraient leurs arguments et leurs
preuves de plusieurs textes de saint Jean, expliqués à leur manière, et
accommodés à leur sens, c'est aussi dans ces Homélies que saint Chrysostome les
attaque et les presse plus fortement. Le lecteur ne sera sans doute pas fâché
de trouver ici leurs principaux arguments avec les réponses du saint Docteur,
après que nous lui, aurons donné une idée succincte de l'origine et du progrès
de leur hérésie. En effet, il est nécessaire de connaître ces hommes que le
Saint combat si souvent: Sans cette connaissance on ne peut même lire avec goût
et avec fruit un grand nombre de ses Homélies.
Arius répandit son exécrable hérésie dans l'Église de Jésus-Christ vers
l'an 320. Il eut beaucoup de disciples et de sectateurs, il jeta le trouble
partout, presque toutes les églises du monde en t'ureut ébranlées. Les
principaux chefs et articles de l'hérésie d'Arius et des Ariens sont.quo çi
Dieu n'avait pas « toujours été Père », que « le Fils n'avait pas toujours été
»; qu' « il y avait eu un temps auquel il [91] n'était point »; qu' « il
n'était point avant qu'il fût né »; qu' « il avait été fait dans le temps et
tiré du néant»; qu' « il n'était pas proprement de la nature, ou de la
substance du Père »; qu' « il était une créature parfaite, mais non pas comme
une autre des créatures»; qu' « il n'était pas vrai Dieu, mais Dieu par
participation »;.qu' « il n'était pas éternel, mais qu'il avait été créé avant
le temps et les siècles »; que « le Fils ne connaissait pas et ne voyait pas
parfaitement le Père ». Ils eurent même l'impiété de dire que « le Fils n'était
pas l'unique et le véritable Verbe », et qu' « il n'était le Verbe que de nom »;
qu' « il n'était la Sagesse que de nom seulement »; que « c'était par grâce
qu'il était Fils, le « premier-né des créatures »; que « le Verbe était muable
»; et qu' « il y avait plusieurs. Verbes ».
Arius lui-même disait que le Verbe qui était en Dieu était différent de
celui dont saint Jean disait « Au commencement était le Verbe ». Car dans cette
impie doctrine, les Ariens n'étaient pas tous d'accord entre eux; souvent l'un
enseignait le contraire de ce que disait l'autre: et comment auraient-ils été
d'accord entre eux, puisqu'ils ne l'étaient pas toujours avec eux-mêmes ? Tant
il est vrai que l'erreur est peu stable et peu ferme !
Il s'en trouvait encore parmi eux qui soutenaient que le Fils n'était
point semblable à son Père. Sur ce dogme il se forma différents partis: les uns
excluant absolument toute ressemblance, les autres en admettant une, et même de
substance. Ceux qui niaient que le Fils était « Homoousios », consubstantiel,
et qui le disaient « Homoiousios », semblable en substance, firent une secte
particulière, et étant différents en quelque chose des purs Ariens, ils furent
appelés « Semi-Ariens ». Ces « Demi-Ariens » se partagèrent aussi en diverses
sectes: car quelques-uns d'eux enseignaient que le Fils était semblable au Père
en substance, par une ressemblance imparfaite, telle que peut être celle de la
créature au Créateur, de l'image à l'original. Cette image, cette ressemblance
qui est hors de Dieu, disaient-ils, c'est Dieu qui l'a faite; et elle est
semblable à la substance de Dieu, autant qu'une chose créée hors de Dieu peut
être semblable à la substance de Dieu. Et ceux-ci ne différaient des purs
Ariens que de nom et de parole. En effet, les Ariens, recevant l'Evangile, ne
pouvaient s'empêcher de reconnaître une ressemblance imparfaite entre les
créatures et le Créateur, puisqu'il est dit dans l'Evangile: « Afin que vous
soyez semblable à votre Père, etc. »
Mais d'autres Semi-Ariens, dont Basile, évêque d'Ancyre, était le chef,
expliquaient cette ressemblance de substance d'une manière toute différente;
car ils admettaient dans le Père et le Fils une entière ressemblance de
substance. Mais toutefois ils rejetaient « l'Homoousion », ou la
consubstantialité du Père et du Fils; et pour plusieurs raisons que rapporte et
réfute en même temps saint Athanase « dans son Livre des Synodes, p. 764 ». Ce
Père ajoute « dans ce même Livre, p. 757 » que ces Demi-Ariens, dont nous
parlons, rejetaient le mot: « Homoousion », parce qu'il avait été proscrit dans
le concile d'Antioche, on Paul de Samosate fut condamné, quoique ce ne fùt pas
dans le même sens que le concile de Nicée le reçut depuis, et le mit dans sa
profession de foi: ce qui se prouve évidemment par les propres paroles de Denis
d'Alexandrie qui avait assisté et souscrit au concile d'Antioche. Cet évêque
ayant été accusé devant Denis, évêque de Rome, de ne se point servir dans ses
sermons de « l'Homoousion », répondit qu'il le recevait et le regardait comme
tout à fait catholique; mais qu'il s'abstenait alors de s'en servir, parce
qu'il avait affaire aux Sabelliens qui en abusaient, l'employant pour confondre
les trois Personnes en une seule, et, détruisant la Trinité par le terme même
de « Consubstantialité ».
Ces Semi-Ariens, plus doux et plus mitigés, rejetaient le mot: «
Homoousion », et lui substituaient celui de « Homoiousion », qu'ils
expliquaient dans un sens tout à fait catholique, ne différant que dans les
termes et les expressions. Car ils admettaient une parfaite ressemblance de
substance entre le Père et le Fils,et ils confessaient que le Fils était égal
au Père; quoique le mot:« Homoiousios », semblable, exprime en soi quelque
chose d'impie. En effet, si le Fils est semblable à son Père par sa substance,
s'il est véritablement Dieu, comme ils l'avouaient, il ne peut point être d'une
autre substance, d'une substance différente: oit ne peut pas dire qu'une chose
qui est une et la même, soit seulement semblable. Mais si le Père et le Fils
sont de différente substance, si le Père est Dieu, si le Fils est aussi Dieu,
il y aura donc deux Dieux; car la substance de Dieu est Dieu même. Ainsi le
Fils, semblable au Père par sa substance, sera Dieu semblable à Dieu; il y aura
donc deux Dieux. Mais les Semi-Ariens, dont nous parlons, ne recevaient pas
cette conséquence, quoiqu'elle parût naturellement suivre de l' « Homoiousios
». Certainement dans l'explication ils s'approchaient du sens catholique, mais
ils avaient tort d'introduire ce terme, et aussi ils étaient blâmables de ne
recevoir pas le mot d' « Homoousion », de consubstantiel, que le saint concile
de Nicée avait introduit et appliqué à cette signification. Néanmoins saint
Athanase, cette grande lumière de l'Eglise, ne veut pas qu'on les traite
d'ennemis, ou d'hérétiques, comme on le peut voir « dans son Livre des Synodes,
p. 755 ». Il s'ensuit donc de ce que nous venons [96] d'exposer que ces
Demi-Ariens ne différaient des catholiques que dans les paroles et dans les
expressions, et qu'ils étaient au fond de même sentiment. Aussi saint Athanase
ne faisait pas difficulté de dire qu'il espérait que bientôt ils se réuniraient
tout à fait à l'Eglise, et par l'unité de foi, et par l'unité d'expressions et
de langage, usant de la même formule de foi. Et c'est ce qui arriva dans la
suite, etc.
Comme donc ces Semi-Ariens étaient au fond réellement d'accord avec les
catholiques, de même aussi les autres Semi-Ariens qui enseignaient que le Fils
avait été tiré et fait du néant, et qu'il n'était point coéternel au Père,
encore qu'ils le disent « Homoiousion », c'est-à-dire, semblable au Père en
substance, étaient peu ou point du tout différents des Ariens, et de ceux qui
soutenaient que le Fils était « Anomoion », c'est-à-dire, dissemblable au Père:
c'est pourquoi ces Semi-Ariens ne furent pas longtemps séparés des Ariens et
des Anoméens, et ils furent enfin presque tous appelés « Anoméens », comme je
le crois, dit le Révérend Père Dom Bernard de Montfaucon, que nous suivons dans
cette histoire des Ariens et de leurs sectateurs.
Les historiens rapportent qu'Aétius fut l'auteur et le chef de ces
nouveaux Anoméens qui s'élevèrent alors: cet Aétius que son impiété fit
surnommer ATHÉE. Ils commencèrent à 'troubler l'Eglise dès le temps de saint Athanase,
disant que le Fils était tout à fait dissemblable au Père; en quoi ils
s'accordaient parfaitement avec Arius et avec les Ariens. Car dès lors qu'ils
tenaient que le Fils était créé et fait du néant, il s'ensuivait sûrement de
leur impie doctrine, qu'il y avait autant de différence entre le Père et le
Fils, qu'il y en a entre le Créateur et la créature; et qu'y ayant une distance
immense entre le Créateur et la créature, il y en avait une de même entre le
Père et le Fils. Ils disaient donc le Christ « Anomoion », dissemblable, d'où
ils furent appelés « Anoméens ».
Saint Chrysostome, ayant commencé à prêcher l'an 386, trouva la ville
d'Antioche entièrement inondée et infectée de ces abominables Anoméens: ce qui
l'engagea à composer contre eux les douze Homélies de « l'incompréhensibilité
de Dieu »; et dès cette année et dans les suivantes il les réfuta par des
preuves et des raisonnements également pleins de feu, de force et d'éloquence.
Car ces Anoméens embrassaient tous les dogmes des Ariens, et les soutenaient, y
ajoutant encore beaucoup d'autres blasphèmes et d'autres impertinences, que le
saint Docteur leur reproche à tous moments. Ils se vantaient insolemment d'une
science universelle, comme nous l'avons déjà remarqué, et de connaître Dieu
aussi parfaitement que Dieu se tonnait lui-même: pouvait-on rien entendre de
plus absurde et de plus insensé! Mais c'en est assez et même trop. Car nous
déclarons, avec le pieux auteur des Mémoires
sur l'histoire Ecclésiastique (1), que c'est avec horreur et avec regret
que nous osons écrire ces blasphèmes, qui ont fait frémir tous les saints
évêques dans le concile de Nicée. Et. nous pouvons dire, avec saint Athanase,
que c'est la seule nécessité de notre sujet qui nous empêche de les supprimer.
Quoique dans ses discours le Saint ne cesse point d'attaquer les Anoméens,
qu'il nomme rarement par leur nom d'Anoméens, toutefois il ne cite et ne réfute
jamais plus particulièrement leurs arguments, que « dans ces Homélies sur
l'Evangile de saint Jean ». C'est pourquoi, pour en faciliter la lecture et en
donner une plus claire intelligence, il est à propos d'exposer ici au moins une
partie des textes sur lesquels ils prétendaient s'appuyer et établir leurs
dogmes impies.
Il parait que les Anoméens, qui sont sortis des Ariens, se
distinguaient particulièrement d'eux, et se caractérisaient par l'impertinente
vanité dé s'attribuer une science universelle, et d'assurer qu'ils
connaissaient Dieu aussi parfaitement que Dieu les connaissait eux-mêmes, et
qu'il se connaissait lui-même: ce qui était également fou et impie. Enflés de
cette science imaginaire, ils se croyaient forts, et partout ils attaquaient
hardiment les catholiques, qui les réfutaient principalement. par l'Evangile de
saint Jean, et tiraient de ce divin arsenal les traits dont ils se servaient
pour les repousser et les abattre: les Anoméens en tiraient aussi du même
Evangile pour les écarter et les détourner. Ces impies étaient extrêmement
chagrins et piqués de ce qu'on renversait leurs dogmes par ces paroles du
sublime Théologien: LE VERBE ÉTAIT DIEU: MON PÈRE ET MOI NOUS SOMMES UNE MÊME
CHOSE: JE SUIS DANS MON PÈRE, ET MON PÈRE EST EN MOI: AFIN QUE TOUS HONORENT LE
PÈRE, COMME ILS HONORENT LE FILS: COMME MON PÈRE ME CONNAIT, JE CONNAIS MON
PÈRE: CELUI QUI ME VOIT, VOIT MON PÈRE: SI VOUS M'AVIEZ CONNU, VOUS AURIEZ
AUSSI CONNU MON PÈRE; et par d'autres semblables, par lesquels Jésus-Christ
déclare qu'il est un avec son Père, de la même substance, égal à lui, et vrai
Dieu. Ces hérétiques donc, pour se défendre, tâchaient de tirer aussi des
preuves et des arguments du même texte de saint Jean,
1. Tillemont
9et ils opposaient aux catholiques ces paroles: « Au commencement était
le Verbe »; ces paroles, disaient-ils, ne marquent point l'éternité du Fils,
puisqu'il est dit aussi des choses créées: « Au commencement Dieu a fait le
ciel et la terre ». Donc, ajoutaient-ils, c'est vainement qu'on se sert de ce
mot: « Au commencement », pour prouver l'éternité du Fils. Saint Chrysostome
réplique fort au long à ce sophisme, mais en des termes proportionnés à la;
portée de ses auditeurs. Pour expliquer, dit-il, ces paroles: « Au commencement
était le Verbe », il ne faut pas aller bien loin chercher des témoignages, il
n'y a qu'à y joindre ce peu de paroles qui suivent immédiatement: ET LE VERBE
ÉTAIT AVEC DIEU, ET LE VERBE ÉTAIT DIEU ». Ce mot « était avec Dieu » signifie
« était dans Dieu ». Or tout ce qui est dans Dieu est certainement éternel. Mais
que le Verbe soit dans Dieu, le Fils le déclare lui-même en disant: JE SUIS
DANS MON PÈRE, ET MON PÈRE EST EN MOI. Je suis dans mon Père et mon Père est
aussi en moi, cette parole démontre clairement et invinciblement l'unité,
l'égalité, et par conséquent l'éternité du Fils.
Nous passons les autres arguments des Anoméens: on les trouvera bien
détaillés « dans les Homélies III, IV et V ». Nous y renvoyons le lecteur, pour
ne pas tomber dans des redites, et n'être pas trop longs. Saint Chrysostome
n'attaque pas seulement les Anoméens, mais souvent aussi Paul de Samosate, les
Sabelliens, les Marcionites, les Manichéens, et les Docètes, ou « Apparens»,
qui prétendaient que l'Incarnation n'était qu'une illusion et un fantôme;
c'est-à-dire que Jésus-Christ n'était né, n'était mort, et n'était ressuscité
qu'en apparence.. Cette hérésie, qui s'était élevée dans l'Eglise dès les
premiers siècles, vivait encore au temps de saint Chrysostome, comme il le
témoigne dans la onzième Homélie.
Le Saint prémunit souvent ses auditeurs, et leur prête des armes contre
les plus anciens hérétiques, dont les sectateurs s'étaient conservés jusqu'à
son siècle, parce qu'ils étaient continuellement aux prises avec les
catholiques, et ne cessaient point de les attaquer. Les catholiques n'avaient
pas seulement alors à combattre contre les hérétiques: ils avaient aussi à se
défendre des Gentils, dont le nombre était encore fort grand. On verra que le
Saint les dresse à ces sortes de combats «.dans l'Homélie dix-septième ». Mais
quoiqu'en bien des endroits il attaque les Gentils et les anciens hérétiques,
il s'attache pourtant davantage à repousser les Anoméens, et il a grand soin de
réfuter leurs objections, et d'enseigner à ses auditeurs la manière d'y
répondre. Quelquefois aussi il relève leur arrogance et leur folie, comme «
dans l'Homélie seizième », où il les apostrophe en ces termes: « Jean-Baptiste
se déclare indigne de dénouer les courroies des souliers de Jésus-Christ; et
les ennemis de la vérité ont l'insolence et la folie de se vanter de le
connaître aussi parfaitement qu'il se connaît lui-même ! est-il rien de plus
détestable que cette manie? Est-il rien de plus furieux que cette arrogance? »
Dans ces Homélies sur saint Jean, le saint docteur combat donc les
Anoméens plus vivement et plus fortement que les autres hérétiques, parce
qu'ils étaient les plus puissants en nombre et en arrogance, les plus effrontés
et les plus hardis à attaquer continuellement les catholiques; et que tous les
passages qu'ils trouvaient, où Jésus-Christ pour s'abaisser, pour prouver son
incarnation et son humanité, parlait et s'énonçait en des termes simples et
populaires, humbles et modestes, ils les détournaient à leur sens, et s'en
servaient tant pour battre les fidèles, que pour appuyer et soutenir leurs
impiétés et leurs blasphèmes. Nous en pourrions produire bien des exemples,
mais nous Dons bornons à un seul. Il sera facile au lecteur de remarquer les
autres. « Il est certain », dit le saint Docteur aux Anoméens, « que
Jésus-Christ a souvent parlé comme homme, et voilà les expressions que vous
saisissez et que vous n'entendez point. Mais il n'est pas moins certain qu'il a
très-souvent parlé comme « Dieu; et voilà ce que vous ne voulez point entendre
et sur quoi vous faites la sourde oreille. Jésus« Christ vous déclare
manifestement son égalité et sa divinité, quand il dit: MON PÈRE ET MOI NOUS
SOMMES UNE MÊME CHOSE: JE SUIS DANS MON PÈRE, ET MON PÈRE EST EN MOI », etc.
C'est à cause que Jésus-Christ se faisait égal à Dieu, continue-t-il
encore, et qu'il se déclarait Dieu, que les Juifs lui faisaient des reproches,
qu'ils s'élevaient contre lui, qu'ils le persécutaient, et voulaient même le
faire mourir, « parce que non-seulement il ne gardait point le sabbat, mais
aussi parce qu'il disait que Dieu était son Père, se faisant égal à Dieu ». A
cette preuve si éclatante et si lumineuse les Anoméens répondaient que
Jésus-Christ ne se faisait point égal à Dieu, mais que seulement les Juifs le
croyaient et l'en soupçonnaient. Sur quoi saint Chrysostome s'élève, et
repoussant ses adversaires jusqu'au pied du mur, il ne leur laisse aucune
échappatoire. Vous avouez, leur dit-il, que les Juifs ont cru que Jésus-Christ
se faisait égal à Dieu: vous ne pouvez nier qu'il n'ait dit bien des choses qui
les jetaient dans ce soupçon et dans cette opinion, comme quand il dit: « Mon
Père et moi, nous sommes une même chose: Je suis dans mon Père, et mon Père est
en moi: Celui qui me voit, voit mon Père, etc. » Et beaucoup d'autres choses
qui non-seulement donnaient lieu aux Juifs, mais encore à tous ceux qui les
entendaient, de penser qu'il se faisait égal à Dieu le Père, et qu'il se [98]
montrait véritablement Dieu: donc s'il n'eût pas été égal à son Père, s'il
n'eût pas été véritablement Dieu, étant pieux, saint et juste, comme vous le
reconnaissez et le confessez, aurait-il pu laisser les Juifs dates leur erreur,
leur laisser croire qu'il se faisait égal à Dieu le Père, et qu'il se disait
Dieu? Non. certes, s'il n'était pas un fourbe et un imposteur, ce qui est
horrible à dire, il ne pouvait pas s'empêcher de leur découvrir leur erreur, et
de leur déclarer ce qu'il était. Et toutefois, il fait le contraire: il insiste
continuellement là-dessus, il leur confirme son égalité avec son Père, par de
nouvelles paroles et de nouveaux témoignages; et il leur marque sa puissance et
sa divinité par des prodiges et des miracles toujours plus évidents.
Il est vrai que dans ces mêmes paroles et ces mêmes oeuvres qui
prouvent sa divinité, son égalité avec son Père et sa consubstantialité, Jésus-Christ
mêle beaucoup de choses tout humaines et tout ordinaires: mais c'est parce
qu'il parlait souvent comme homme; c'est parce qu'il voulait donner aux hommes
un modèle de modestie et d'humilité, et être lui-même ce modèle; c'est aussi
parce que, les Juifs étant méchants, le baissant, ne cherchant que l'occasion
de le surprendre et de l'accuser, et ne pouvant souffrir la doctrine de la
divinité et de la consubstantialité, il voulait peu à peu les adoucir, les
attirer, les faire entrer dans leur devoir et les convertir. Mais néanmoins,
nulle part, ni jamais, il n'a rétracté aucune des paroles qu'il avait dites,
pour montrer son égalité avec son Père et sa consubstantialité. Et même, s'il
mêle quelquefois dans son discours quelques paroles peu relevées et communes,
il y en joint aussitôt d'autres qui prouvent et démontrent qu'il est
véritablement Dieu, et consubstantiel à son Père.
C'est pourquoi il faut lire l'Évangile de saint Jean avec beaucoup
d'attention et de prudence, pour ne point se heurter contre les pierres
d'achoppement qu'on y rencontre, et ne. pas tomber dans les. précipices. Ce qui
est arrivé est une preuve que ce chemin en est bordé de tous côtés, mais pour
ceux qui se confient en leur propre sens, et qui ne s'attachent point à
l'Église de Dieu. Sabellius, uniquement attentif à ces paroles par lesquelles
Jésus-Christ montre son égalité avec son Père et sa consubstantialité, a ôté la
distinction des personnes pour avoir mal entendu la consubstantialité, et a dit
que le Père, et le Fils, et le Saint-Esprit n'étaient qu'une seule et même
personne: Arius, ayant trouvé une pierre d'achoppement dans les paroles tout
humaines de Jésus-Christ, est tombé dans une autre impiété, en enseignant que
la substance du Père est différente de la substance du Fils, et que celle-ci
lui est inférieure. C'est ainsi que doivent toujours craindre de faire naufrage
en la foi, tous ceux qui abandonnent la grosse ancre, ou qui s'écartent de la
doctrine et des décisions de l'Église.
Ces pierres d'achoppement ne se rencontrent pas seulement dans
l'Écriture, il s'en trouve aussi dans les Pères: dans saint Chrysostome, il
s'en trouve. Le Saint dit, ou plutôt il parait dire dans quelques-unes de ses
Homélies que « Dieu ne nous prévient point ». Si nous nous arrêtons à l'écorce
de ces sortes d'expressions, nous sommes Pélagiens: « Il est de foi que Dieu
nous a aimés le premier », que « la vocation à la foi est purement gratuite »,
qu' « il nous prévient de sa grâce par sa sainte miséricorde », que « sans les
mérites du divin Sauveur nous serions tous demeurés dans le péché et morts
ennemis de Dieu, etc. »Pour ne se heurter et ne se briser pas contre ces
pierres d'achoppement, le vrai secret est de lire toujours avec attention et
avec prudence, de s'assurer d'abord de la doctrine de l'auteur, de voir en quel
siècle, en quel temps, contre qui il a écrit, quelles hérésies déchiraient
alors l'Église, et d'examiner enfin ce qui précède et ce qui suit. Par exemple,
dans l'endroit de saint Chrysostome que nous citons, le Saint ajoute immédiatement
et tout de suite: « La grâce ne nous force point »; il parle aux Manichéens,
qui ôtaient absolument toute liberté à l'homme, etc. Le saint Docteur veut donc
simplement établir contre ces impies, que Dieu ne force et ne nécessite point
l'homme, qu'il lui conserve sa liberté; qu'il lui fait vouloir et faire le bien
librement; en un mot, que la grâce ne détruit point le libre arbitre.
Véritablement, l'expression parait d'abord un peu forte; mais, en
suivant de près la doctrine du saint Docteur, qui est toujours pure et
orthodoxe, en considérant la fureur enragée de ces ennemis de Dieu et de son
Eglise. elle reprend sa nature, et on découvre le vrai sentiment de fauteur.
C'est à quoi un lecteur sage et judicieux doit toujours faire attention, pour ne
se pas laisser entraîner dans les piéges de ceux qui, ou par ignorance, ou par
des préjugés et des sentiments de parti, jugent témérairement de la doctrine
des plus grandes lumières de l'Église, décident en maîtres, lorsqu'ils
devraient s'honorer de la qualité de disciples, et condamnent hardiment ceux à
qui ils doivent tout leur respect et leur profonde vénération.
Pour finir ce que nous avions à dire sur ces Homélies, nous ne ferons
plus que cette seule observation. Comme saint Jean est celui de tous les
évangélistes qui a le plus fortement et avec le plus de [99] lumière établi la
divinité du Fils, son égalité avec son Père et sa consubstantialité, saint
Chrysostome est aussi celui de tous les Pères qui a soutenu et défendu avec
plus de feu et plus d'ardeur, et d'une manière plus pleine et plus étendue
cette divinité, cette égalité, et cette consubstantialité contre les Ariens,
les Anoméens, et les autres ennemis de cette grande et très-importante vérité,
soit dans les douze Homélies qu'il a expressément composées contre eux, ou dans
plusieurs de celles-ci sur saint Jean. En effet, c'est dans ces discours que
brillent davantage son. éloquence et la force de ses raisonnements, qu'il
repousse et qu'il terrasse leurs objections et leurs blasphèmes par des réponses
et des preuves si vives, si pressantes et si solides, qu'il serait difficile de
trouver un autre athlète qu'on lui pût comparer, et qu'il faut nécessairement
avouer qu'on les doit regarder comme les plus admirables et les plus excellents
que saint Chrysostome ait composés.
En lisant « la LII° Homélie », où le Saint explique « le VIII° chapitre
de saint Jean », on sera sans doute surpris de n'y pas trouver l'histoire de la
femme adultère. On peut donc demander pourquoi saint Chrysostome l'a omise. Le Révérend
Père Dom Bernard de Montfaucon, après nous avoir renvoyé aux auteurs critiques
qui ont traité de l'Évangile de saint Jean, et nommément à Sixte de Sienne, «
Bibli. Lib. « VI, annot. CXCVIII », nous en donne ces raisons: C'est, dit-il,
ou parce que cette histoire ne se trouvait pas dans l'exemplaire du Saint, ou
parce que prêchant à un peuple fort enclin et livré même à ce vice, il ne
jugeait pas à propos de lui exposer l'histoire de la femme adultère, ou pour
quelque sujet que nous ne savons pas. Il ajoute qu'il croit que cette histoire
manquait dans les exemplaires de l'église d'Antioche: Il n'est pas à croire,
dit-il, que saint Chrysostome l'eût passée à dessein, si on l'avait lue dans
cette église. Enfin, il nous fait observer que cette omission n'en diminue
point l'autorité, et qu'on la lisait dans tout l'Occident, dans l'Afrique, dans
l'église d'Alexandrie, qui était la seconde du monde chrétien, et aussi dans
toute la Grèce, si l'on en excepte quelques églises.
Les Homélies de saint Chrysostome se divisent en deux parties; elles
forment en quelque sorte deux discours et comprennent deux sujets: l'un
dogmatique, et l'autre moral. Le premier est un commentaire du texte sacré, où
le Saint nous explique la doctrine de Jésus-Christ et de l'Église; le second
est une exhortation familière, instructive, édifiante, toujours vive, pressante
et éloquente, où il nous détourne du vice, en nous faisant connaître ce qu'il a
d'horrible et d'affreux; où il nous excite à la vertu, en nous représentant
combien elle est belle, combien elle est aimable: Quand même, dit-il en
plusieurs endroits, quand même il n'y aurait point de récompenses à espérer, il
faudrait toujours l'aimer, parce qu'elle est à elle-même sa propre récompense;
si on l'aime pour elle-même; on l'aimera toujours, etc.
1. S'il se présente aux jeux publics un athlète ferme et courageux, qui
ait déjà remporté le prix, les spectateurs accourent tous pour considérer sa
contenance dans le combat, son adresse et sa force. Vous verriez alors, mes
frères, le théâtre plein d'une multitude d'hommes, dont l'esprit et les yeux
sont entièrement appliqués à tout voir, afin que rien de ce qui s'y passe, ne
puisse leur échapper.
S'il arrive un excellent musicien, ces mêmes curieux remplissent
également le théâtre; quelque affaire qu'ils aient, nécessaire, pressante, de
quelque nature qu'elle puisse être, ils la quittent pour aller prendre place en
foule sur les gradins du théâtre, écouter avec grande attention le chant et le
son des instruments, et juger si l'un et l'autre sont bien d'accord.
Voilà pour le vulgaire. Ceux qui sont versés dans la rhétorique en font
autant à l'égard des orateurs; car il y a de même pour ceux-ci des théâtres,
des auditeurs, des applaudissements, des battements de mains et des éclats de
voix, et des critiques capables d'apprécier rigoureusement le talent des
adversaires.
Si donc les orateurs, les joueurs d'instruments et les athlètes
trouvent des auditeurs, des spectateurs si attentifs; vous, mes frères, vous,
avec quelle ardeur et quel zèle ne devez-vous pas venir ici? Ce n'est point un
musicien ou un orateur qui vous appelle au spectacle, c'est un homme dont la
voix du haut du ciel se fait entendre plus clairement que le tonnerre. En
effet, par cette voix il a attiré, captivé et rempli tout l'univers, non par la
grandeur et l'éclat du son, mais par une langue que le [101] mouvement de la
grâce faisait parler. Et, ce qui est admirable, cette voix, qui se fait
entendre si loin, n'a rien de rude, rien de désagréable, mais elle est plus
douce, plus aimable que la musique la plus harmonieuse.
Ajoutons à cela, que c'est un homme très-saint, très-respectable, plein
de tant de trésors et de secrets, et qui apporte de si grands biens, que ceux
qui le reçoivent avec empressement, et qui savent le retenir avec eux, ne sont
plus des hommes, ni ne demeurent plus sur la terre, mais s'élèvent au-dessus de
toutes les choses terrestres; et, devenant semblables aux anges, ils sont sur
la terre, comme étant déjà habitants du ciel. Cet enfant du tonnerre (Marc,
III, 17) que Jésus aimait, qui est la colonne de toutes les églises du monde,
qui a les clefs du ciel, qui a bu au calice de Jésus-Christ, et a été baptisé
de son baptême, qui s'est reposé avec une grande confiance sur le sein du
Seigneur, vient maintenant chez nous, non pour donner une pièce de théâtre, non
couvert d'un masque pour jouer un rôle (ce n'est point de ces sortes de vanités
qu'il doit nous entretenir): il ne va pas monter à la tribune, aux harangues,
ni danser dans l'orchestre; il n'est pas couvert d'un habit d'or, mais il se
présente à nous avec un vêtement d'une beauté extraordinaire, il est revêtu de
Jésus-Christ; ses pieds sont beaux (Rom. X,15), ils sont chaussés (Ephés. VI,
15) et tout prêts à partir pour aller annoncer l'Évangile de la paix; il a une
ceinture, non sur son sein, mais autour de ses reins; elle n'est pas dorée ni
d'un cuir couleur de pourpre, mais elle est tissue et formée de la vérité même.
Tel est celui qui s'offre à nous: son visage n'est pas couvert d'un
masque, car il n'y a dans lui ni déguisement, ni fiction, ni mensonge; mais
ayant la tête nue, il annonce la pure vérité. Il ne cherchera point à se
montrer à ses auditeurs par son geste, son regard, sa voix, différent de ce
qu'il est en réalité. Pour remplir sa mission, il n'aura besoin d'aucun
accompagnement, ni de harpe, ni de lyre, ni d'aucun instrument pareil. C'est
par sa voix qu'il fait tout, et cette voix fait entendre une harmonie plus
salutaire et plus douce que le sonde la harpe ou de la musique la plus
mélodieuse.
Tout le ciel est la scène, toute la terre est le théâtre, tous les
anges sont ses spectateurs et ses auditeurs, et tous ceux d'entre les hommes
qui sont ou qui désirent devenir des an gel.
Voilà ceux qui peuvent attentivement entendre cette harmonie, et s'en
inspirer pour leur propre conduite; voilà les dignes auditeurs. Tous les
autres, semblables aux enfants, écoutent à la vérité mais ils ne comprennent
rien à ce qu'ils ont écouté, parce qu'ils s'amusent à des bagatelles et à des
puérilités (1). Adonnés aux ris et aux délices, livrés aux, richesses et à
l'ambition, et ne songeant qu'à leur ventre, ils entendent véritablement
quelquefois la divine parole, mais attachés qu'ils sont à des ouvrages de fange
et de boue (2), ils ne font rien de grand, rien de noble, rien d'élevé.
Les puissances célestes accompagnent cet apôtre, elles voient avec
admiration la beauté de son âme, sa prudence et cette brillante vertu, par
laquelle il a attiré Jésus-Christ même dans son coeur, et reçu les grâces
spirituelles cartel en quelque sorte qu'une lyre que les pierres précieuses et
les cordes d'or dont elle est ornée, font briller, il fait retentir des sons
spirituels qui ont quelque chose de grand et de sublime.
2. C'est pourquoi écoutons-le, mes frères, non comme le pécheur, ou
comme le fils de Zébédée, mais comme un homme plein de « l'esprit qui pénètre
ce qu'il y a de plus caché et dans la profondeur de Dieu (I Cor. II) », comme
une lyre, dis-je, que l’Esprit-Saint pince et fait résonner. Ce n'est point la
voix d'un homme que vous allez entendre, mais c'est la voix de Dieu. Tout ce
qu'il vous dira est puisé dans les sources divines; dans ces secrets, dans ces
mystères que les anges mêmes n'ont point connus, avant qu'ils aient eu leur
accomplissement: car c'est avec nous, par la voix de Jean, c'est par nous
qu'ils ont appris ce que nous avons connu nous-mêmes: un autre apôtre nous le
déclare par ces paroles: « Afin que maintenant les principautés et les puissances
connaissent par l'Église la sagesse de a Dieu si merveilleuse dans les
différents ordres de sa conduite ». (Ehés. III, 10.) Si donc les Principautés,
les Puissances, les Chérubins et les Séraphins ont appris ces choses de
l'Église, il est évident que c'est avec une grande attention qu'ils les ont
apprises: et certes, que les anges aient appris avec nous
1. Littéralement: à des gâteaux.
2. Vils. Lett. A des ouvrages
de brique et de tuile.
10des choses qu'ils ignoraient, nous n'y avons pas peu de gloire: mais
que ce soit aussi de nous qu'ils les ont apprises, je n'expliquerai point
encore comment cela. est arrivé.
Ecoutons saint Jean avec modestie, gardons un grand silence,
non-seulement aujourd'hui, ou dans le jour seulement auquel nous l'écoutons,
mais aussi pendant toute notre vie: il est avantageux d'être en tout temps
attentifs à sa voix. Si nous sommes curieux d'apprendre ce qui se passe à la
cour, ce que fait l'empereur, ce qu'il a résolu de faire pour ses sujets,
quoique souvent il n'y ait rien en cela qui nous regarde, nous devons beaucoup
plus désirer de savoir ce que Dieu a dit, et surtout puisqu'ici tout nous
importe, tout est pour nous., Jean nous donnera la connaissance de toutes ces
choses, parce qu'il est l'ami du Roi, ou plutôt parce qu'il a en lui-même le
Roi qui parle par sa bouche, et qu'il sait de lui tout ce qu'il apprend de son
Père. Jésus-Christ dit: « Je vous ai appelé mes amis, parce que je vous ai fait
savoir tout ce que j'ai appris de mon Père ». (Jean, XV, 15.) Or, si nous
voyions descendre tout à coup du ciel quelqu'un qui nous promît de nous dire ce
qui s'y passe, nous accourrions tous auprès de lui: accourons donc présentement
de même.
Cet homme nous parle du haut du ciel: il n'est pas de ce monde, c'est
Jésus-Christ lui-même qui le déclare: « Vous n'êtes point », dit-il, « de ce
monde ». (Jean, XV,19.) L'Esprit-Saint dont il est rempli lui parle, cet Esprit
qui est présent partout, qui connaît ce qui est en Dieu, de même que l'esprit
de l'homme, qui est en lui, connaît ce qui se passe en lui (I Cor. II, 11),
c'est-à-dire l'Esprit de sainteté, l'Esprit de vérité, qui conduit et mène au
ciel, qui donne de nouveaux yeux, qui nous rend présentes les choses futures,
et qui, quoique nous soyons encore dans notre chair, nous fait voir les choses
célestes.
C'est pourquoi, mes frères, présentons-nous à lui avec un esprit.
paisible et tranquille durant tout le cours de notre vie; qu'aucun indifférent,
aucun homme sans ferveur, aucun débauché, une fois entré ici, ne demeure tel
qu'il était. Mais élevons-nous, au ciel, c'est là que l'évangéliste parle à
ceux qui y vivent. Si nous sommes habitants de la terre, nous ne rapporterons
aucun fruit. La doctrine de saint Jean n'est pas pour ceux qui mènent une vie
sensuelle et toute animale, de même que les choses terrestres ne le
touchent et ne le regardent point. Certes, le tonnerre qui gronde dans l'air
nous épouvante et nous effraye par son bruit confus; mais la voix de Jean ne
trouble point les âmes fidèles, elle les délivre au contraire du trouble et de
la terreur, et n'est terrible qu'aux démons et aux esclaves des démons. Pour
voir et pour connaître comment il les. effraye et les met en fuite, que notre
esprit, que notre langue gardent un profond silence, mais surtout notre esprit:
de quelle utilité serait-il que la langue fût dans le.silence, lorsque l'esprit
serait dans l'agitation et dans le trouble? Je demande la paix de l'âme, parce
que je veux que l'âme soit attentive et m'écoute. Que la cupidité, l'amour de
la gloire, que la colère, ce cruel tyran, que toutes les autres passions
cessent donc de nous agiter: l'oreille qui n'est pas bien purifiée ne peut
dignement entendre, ni pleinement concevoir la sublimité de ces paroles, la
formidable grandeur de ces ineffables mystères,- en un mot, l'excellence de ces
divins oracles. Si, faute de prêter une exacte attention, il est impossible de
bien apprécier un air joué sur la flûte ou la lyre, comment l'auditeur appelé à
entendre une. voix mystique, le pourra-t-il si son âme sommeille?
3. Voilà pourquoi Jésus-Christ nous donne cet avertissement: «
Gardez-vous de donner les choses saintes aux chiens, et: ne jetez point vos
perles devant les pourceaux. ». (Matth. VII, 6.) Il appelle ses paroles des
perles (quoiqu'elles soient infiniment plus précieuses que ne le sont
celles-ci), parce que les perles sont ce qu'il y a de plus précieux sur
la:terre. Il a coutume aussi de comparer leur douceur au miel, non que le miel
puisse l'égaler, mais parce que. nous n'avons rien de plus doux. Mais qu'elles
surpassent en effet, et de beaucoup, et le prix des pierres précieuses, et la
douceur du miel; si vous en doutez, écoutez ce qu'en dit le Prophète: « Elles
sont plus désirables que l'abondance de l'or et des pierres précieuses, et plus
douces que n'est le miel, et qu'un rayon plein de miel» (Ps. XVIII, 11 et l2);
mais pour ceux-là seulement qui se portent bien; aussi a-t-il ajouté: « Car
votre serviteur les garde ». Et ailleurs encore, après avoir dit: douce, il joint: à moi: « Que vos paroles», dit-il, « me sont douces ! » Et pour
marquer leur excellence, il ajoute: [103] « Elles le sont plus que le miel et
le rayon (1) de miel ne le sont à ma bouche ». (Ps. CXVIII, 103.) Le prophète
parle de la sorte, parce que son âme était pure et saine. N'entrons donc pas
ici, si nous sommes malades, et ne mangeons de ce pain qu'après avoir purifié
nos âmes. Voilà pourquoi tant de paroles et un si long discours: avant
d'arriver à notre texte j'ai voulu vous préparer et vous porter à purifier vos
âmes, afin que chacun de vous se guérît de toutes ses maladies, et n'abordât ce
texte sacré qu'avec une âme exempte de colère, de soucis, d'inquiétudes
terrestres et de toute autre passion, comme s'il allait entrer dans le ciel.
Nous ne pourrions faire ici aucun profit considérable, si nous n'avions
auparavant purifié nos âmes.
Qu'on ne me dise point: mais comment se préparer? le temps qui nous
reste jusqu'à la prochaine assemblée est très-court. A quoi je répondrai: Vous
pouvez, mes frères, vous pouvez changer de vie, non-seulement dans l'espace de
cinq jours, mais vous le pouvez même en un instant.
Répondez-moi à votre tour, je vous le demande: Est-il quelqu'un de plus
scélérat qu'un larron et un assassin? N'est-ce pas là le comble de l'iniquité?
Toutefois un larron est parvenu du premier coup au faîte de la vertu, il est
entré dans le paradis, et n'a pas eu besoin pour cela de plusieurs jours, ni de
la moitié d'un jour, mais seulement d'un petit moment: on peut donc changer de
vie en un instant, et de boue que l'on était auparavant, on peut devenir un or
pur; comme ce n'est point par nature que nous sommes ou vertueux, ou vicieux;
le changement est facile, notre volonté étant libre et nullement nécessitée. «
Si vous voulez et si vous m'écoutez » dit l'Ecriture, « vous serez rassasiés
des biens de la terre ». (Isai. I, 19.)
Ne le voyez-vous pas, mes frères, qu'il ne faut que la seule volonté ?
non point cette volonté banale qui ne fait défaut à personne, mais une volonté
ferme et vigilante. Je le sais fort bien: il n'y a personne qui ne veuille aller
promptement au ciel; mais c'est par les oeuvres qu'il faut montrer sa volonté.
Le marchand qui veut s'enrichir, ne se contente pas
1. Le rayon. N. Vulg. dit
seulement le miel, mais le saint
Auteur n'est pas le seul qui ajoute: et le
rayon de miel. Saint Ambroise, saint Jérôme, salut Augustin, et les anciens
psautiers lisent de même: Super met et
favum ori meo.
d'en avoir la pensée et la volonté, mais il fait construire un
vaisseau, il engage des matelots, prend un bon pilote, équipe son vaisseau de
toutes choses, il emprunte de l'argent, traverse les flots, il va dans les pays
étrangers, il s'expose à beaucoup de périls, et souffre tous les maux que
connaissent ceux qui ont coutume d'aller sur mer. C'est de cette manière que
nous devons faire connaître notre volonté. Nous avons aussi nous-mêmes à
naviguer, non d'une terre à une autre, mais de la terre au ciel. Préparons donc
nos âmes à cette navigation, afin qu'elle nous conduise au ciel:
pourvoyons-nous de matelots obéissants et d'un bon navire, si nous ne voulons
être en butte aux périls, aux naufrages du monde, ou être emportés par le vent
de l'orgueil; si nous voulons être alertes et dispos. Que si nous nous
pourvoyons ainsi d'un navire, d'un pilote et de nautoniers, notre navigation
sera heureuse, nous obtiendrons le secours du Fils de Dieu, ce vrai pilote, qui
ne permettra pas que notre esquif soit submergé, mais qui, au fort des plus
terribles orages, commandera aux vents et à la mer (Matth. VIII, 26), et fera
succéder lin grand calme à la tempête.
4. Venez à l'assemblée prochaine, mes chers frères, avec ces
dispositions, si vous désirez en profiter, et garder en dépôt dans votre coeur
ce qu'on vous dira. Que personne ne soit « chemin », que personne ne soit «
pierre », que personne ne soit « rempli d'épines». (Luc, VIII, 5 et suiv.)
Faites de vos âmes une terre bien cultivée, et nous sèmerons avec ardeur, quand
nous verrons une terre franche. Alois si nous trouvons une terre pierreuse et
en friche, excusez-nous de ne vouloir pas travailler en vain; car si, cessant
de semer, nous commencions par arracher les épines... d'un autre côté, jeter la
semence dans une terre inculte, serait une conduite insensée.
Il n'est point permis à un homme qui assiste à ces entretiens de
participer à la table des démons (I Cor. X, 21); car quelle société peut-il y
avoir entre la justice et l'iniquité (Ibid. VI, 24 )? vous êtes auditeurs de
Jean, vous apprenez de lui des choses qui sont de l'Esprit de Dieu: et vous
iriez ensuite entendre des courtisanes qui disent des obscénités (1) et font
des
1. Des femmes montaient sur le théâtre comme les bouffons, et jouaient
tous les mêmes personnages; leurs paroles et leurs gestes étaient pleins
d'ordures et d'obscénités, ce qui excitait souvent le zèle de notre saint
Docteur.
10représentations encore plus obscènes; et vous iriez voir des infâmes
échanger des soufflets sur la scène 1 Comment pourrez-vous vous purifier, après
vous être vautré dans un bourbier si immonde? Est-il nécessaire de faire ici le
détail de toutes ces indécences? Dans ces lieux tout est ris dissolus, tout est
infamie, tout est injure atroce, tout est traits satyriques, tout est débauche,
tout est perdition. Je vous le dis, et je vous le déclare à vous tous: qu'aucun
de ceux qui participent à cette table, n'aille corrompre son âme à ces
spectacles pernicieux. Tout ce qui s'y dit, tout ce qui s'y fait est pompe de
Satan.
Vous tous qui avez été initiés à nos saints mystères, vous savez à
quelles conditions nous vous avons reçus, et ce que vous nous avez promis, ou
plutôt à Jésus-Christ, puisque c'est lui-même qui vous initie: vous savez ce
que vous lui avez dit, quelle parole vous lui avez donnée sur les pompes de
Satan, comment vous avez renoncé et à Satan et à ses anges; et vous avez promis
de n'y point retourner? Celui donc qui viole ces promesses a infiniment à
craindre de se rendre indigne de ces mystères. Ne voyez-vous pas qu'à la cour
ce ne sont pas ceux qui ont commis des fautes dans leurs charges, mais ceux qui
s'en sont acquittés avec honneur, qu'on élève aux premières dignités, qu'on
fait entrer au conseil du roi, et que l'on met au rang de ses amis? Il nous est
venu du ciel un ambassadeur, que Dieu nous envoie lui-même pour nous parler de
choses très-importantes et très-nécessaires. Niais vous, sans vous mettre en
peine de savoir ce qu'il vous veut, ou ce qu'il a à vous dire, vous courez aux
spectacles écouter des bouffons. Une telle conduite ne mérite-t-elle pas les
foudres et toute la colère du ciel? Car, comme il n'est pas permis de
participer à la table des démons, il ne l'est pas non plus d'assister à ces
démoniaques assemblées, ni de se présenter vêtu d'un habit sale à cette table
magnifique, couverte de toutes sortes de mets exquis, que Dieu a dressée
lui-même, et dont la vertu est si grande, qu'elle élève tout d'un coup dans le
ciel ceux qui y participent, si toutefois ils sont attentifs et vigilants. Oui,
certes, celui qu'enchante constamment cette divine parole, ne reste pas sur
cette terre vile et abjecte: il prend des ailes, il s'envole, il entre dans la
sublime et céleste région, où il jouit de ses biens immenses, desquels
puissions-nous tous entrer cri possession, par la grâce et par la miséricorde
de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au
Saint-Esprit, aujourd'hui et toujours, et dans tous les siècles des siècles!
Ainsi soit-il.
1. Si c'était Jean qui dût nous parler lui-même et nous entretenir de
ce qui le regarde personnellement, il serait de mon sujet, mes frères, de vous
rapporter l'histoire de sa famille, de sa patrie et de son éducation; mais
comme ce n'est point lui, comme c'est Dieu qui parle par sa bouche, il semble
qu'il soit inutile et superflu d'entrer dans ce détail mais non, ce n'est pas
inutile; bien au contraire, il est important et nécessaire de vous en faire le
récit. Quand vous saurez d'où, et de quels parents il est sorti, quel il était,
et que vous entendrez ensuite sa voix et toute sa doctrine, alors vous
connaîtrez que ce qu'il vous dit, il ne vous le dit pas de lui-même; mais qu'il
parle sous l'impulsion de la puissance divine.
Quelle est donc sa patrie? il n'en eut point, à vrai dire: il naquit
dans un pauvre bourg et dans un pays décrié qui ne produisait rien de bon. En effet,
c'est par mépris pour la Galilée que les Scribes disent: « Demandez et apprenez
qu'il ne sort point de prophète de a la Galilée». (Jean, VII, 52.) Le vrai
Israélite de même n'en fait point de cas, quand il dit: « Peut-il venir quelque
chose de bon de Nazareth? » (Jean, I, 46.) Le lieu même de ce pays où il était
né, n'avait rien d'illustre, ni de recommandable; son nom n'y était point
connu, son père était un pauvre pêcheur, et si pauvre, qu'il élevait ses
enfants dans sa profession.
1. Nathanaël.
Or, vous le savez tous, mes frères, nul artisan n'aime à laisser son
métier pour héritage à son fils, s'il n'y est forcé par son extrême pauvreté,
et surtout si l'art qu'il professe est vil et abject: vous savez aussi qu'il
n'est rien de plus pauvre, de plus dédaigné, et même de plus ignorant que les
pêcheurs. Là cependant, comme partout, il y a des degrés et des rangs. Mais
l'apôtre était d'un rang inférieur: car il ne pêchait même pas dans la mer,
mais dans un petit étang: et c'est là que Jésus-Christ l'appela, comme il était
avec son père (1), et Jacques, son frère, raccommodant ensemble leurs filets
(Matth. IV, 21), ce qui est la marque d'une très-grande indigence. C'est dire
assez qu'il était complètement étranger à toutes les sciences profanes: et
d'ailleurs saint Luc nous assure que non-seulement il était du commun du
peuple, mais aussi un homme sans lettres. (Act. IV, 13.)
Et pouvait-il en être autrement? un homme qui ne fréquentait ni le
barreau, ni ce qu'il y a d'honnêtes gens dans une ville, qui s'occupait
uniquement de pêche et n'avait de société et de commerce qu'avec des marchands
de poissons et des cuisiniers, comment aurait-il pu être au-dessus des animaux
et des brutes? comment n'aurait-il pas été aussi muet, que les poissons
eux-mêmes ?
Voyons néanmoins; mes chers frères, voyons ce que dit et ce qu'avait
appris ce pêcheur, qui passait sa vie autour des étangs, occupé
1. Zébédée.
10de filets et de poissons, cet homme de Bethsaïde de Galilée, ce fils
d'un pêcheur pauvre, extrêmement pauvre, cet ignorant dont l'ignorance était si
profonde et qui demeura illettré et avant et après qu'il se fût attaché à
Jésus-Christ. Ne va-t il pas nous parler de champs, de rivières et de commerce
de poissons? On ne s'attend peut-être pas à d'autres discours d'un pêcheur;
mais ne craignez point. Nous n'entendrons rien de ce genre, il rie nous
entretiendra que de choses célestes, que de choses que personne ne savait avant
lui: il va nous enseigner une doctrine aussi sublime, une morale aussi
excellente, et une philosophie aussi belle que le peut et le doit celui qui a
puisé dans les trésors de l'Esprit-Saint, et qui vient tout présentement de
descendre du ciel: ou plutôt, il est à croire que les anges mêmes qui sont dans
le ciel ne savaient pas encore, avant qu'il eût parlé, ce qu'il va nous
apprendre.
Je vous le demande: Est-ce là le langage d'un pêcheur, ou même d'un
rhéteur? d'un sophiste, d'un philosophe? de l'homme le plus profondément versé
dans la science humaine? Non, certes. Car il n'est point d'intelligence humaine
capable de philosopher, ou de raisonner comme lui sur la nature bienheureuse et
immortelle; sur les puissances qui lui sont subordonnées; sur l'immortalité et
la vie éternelle, ni sur les corps mortels qui doivent dans la suite devenir
immortels; sur le supplice et le jugement futurs; sur le compte que chacun
rendra de ses paroles, de ses actions, de ses pensées; ni de savoir ce que
c'est que l'homme, ce que c'est que le monde, ce qu'est véritablement l'homme,
à la différence de ce qui semble l'être, et ne l'est pourtant point; en quoi
consiste le vice, en quoi consiste la vertu.
2. Platon et Pythagore ont agité quelques-unes de ces questions: pour
les autres philosophes, ils ne méritent pas qu'on les nomme, tant ils se sont
rendus ridicules: les plus célèbres chez les païens, ceux qui sont regardés par
eux comme les princes de la science, je les ai nommés: c'est à eux qu'on doit,
par exemple, certains traités sur la République et les lois: tout cela ne les a
pas empêchés de se ridiculiser par des opinions dont rougiraient des enfants,
la communauté des femmes, le bouleversement de la société l'avilissement du
mariage. C'est à promulguer ces absurdités et d'autres encore, qu'ils ont
dépensé leur vie tout entière. Mais rien de plus honteux que leurs doctrines
sur la nature de l'âme: ils ont enseigné que les âmes des hommes devenaient des
mouches, des moucherons, des arbrisseaux; que Dieu même était l'âme, et
d'autres infamies pareilles. Et ce n'est pas seulement pour cela qu'ils sont à
reprendre, ils le sont encore pour leurs innombrables contradictions: agités
comme l'Euripe (1), ce n'est que flux et reflux dans leurs sentiments et dans
leur doctrine; aussi n'avaient-ils rien de vrai, rien de solide à dire.
Mais le pêcheur ne dit rien que de certain, rien que de vrai; fondé sur
la pierre, il est inébranlable et ne peut chanceler. Admis dans le sanctuaire
même du ciel, parlant par l'inspiration du Seigneur, sa parole n'éprouve aucune
des défaillances de l'humanité.
Les philosophes, au contraire, qui n'ont jamais été reçus à cette cour
céleste, pas même en songe, qui pêle-mêle avec le reste des hommes n'ont hanté
que les places publiques, voulant s'élever jusqu'aux êtres invisibles, par la
seule force de leur esprit, sont tombés dans de grandes erreurs: ils ont osé
discourir de choses ineffables, et, comme des aveugles ou des ivrognes, ils se
sont heurtés mutuellement dans leur course à l'aventure; que dis-je? ils se
sont contredits eux-mêmes, perpétuellement infidèles à leurs propres opinions.
Saint Jean est un homme sans lettres, grossier, de Bethsaïde, fils de
Zébédée. Que les Grecs se moquent et rient de la rudesse de ces noms; je ne
parlerai pas pour cela avec moins de confiance, j'en aurai même davantage: car
plus cette nation leur paraît barbare et éloignée de leurs moeurs et de leurs
coutumes, plus aussi ce que j'en dirai paraîtra grand et admirable. En effet,
un barbare, un ignorant dit des choses qui ont été jusqu'à présent inconnues au
reste des hommes; et non-seulement il les dit, mais il les persuade: se fût-il
borné à les dire, ce serait déjà une grande merveille: mais voici qui la
surpasse: il ne
1. L'Euripe est un canal, ou détroit entre la Béotie et l'Eubée,
continuellement agité par le flux et le reflux. D'où sont venus ces dictons
proverbiales: Homme euripe, pour dire
homme inégal: Esprit euripe, pour
dire esprit flottant: Fortune euripe,
pour fortune changeante. Euripixein,
être dans une agitation continuelle. Cicéron compare les assemblées du peuple
romain à l'Euripe. Quel détroit,
dit-il, quel Euripe, avec ses agitations
et ses bourrasques, apprécie, des bourrasques et des agitations qui règnent
dans nos assemblées ! Pro Planc.
10cesse de persuader tous ceux qui l'écoutent, et confirme par cette
nouvelle preuve qu'il est inspiré de Dieu. Qui n'admirerait un pareil pouvoir?
Ce talent, ce don de persuasion,, comme je l'ai fait voir, prouve manifestement
que la doctrine et les préceptes qu'il enseigne ne sont pas de lui. Ce barbare
a donc fait entendre sa voix jusqu'aux extrémités de la terre (Ps. XVIII, 4),
et a répandu son Evangile dans tout le monde. Il l'a semé par lui-même en
personne dans la moitié de l'Asie, là où les sages, où les philosophes grecs
tenaient leurs écoles de philosophie.c'est en quoi il est formidable aux
démons, car il brille au milieu des ennemis, il dissipe leurs ténèbres et
renverse leurs forts: mais son âme s'est élevée au ciel, dans le séjour qui
convient à Celui qui opère de si grands prodiges. Et voici que tous les dogmes
des philosophes sont tombés et anéantis, tandis que la doctrine de Jean
acquiert tous les jours plus de force et une nouvelle splendeur. A peine a-t-il
paru avec les autres pêcheurs que les doctrines de Platon et de Pythagore,
naguère puissantes, tombent dans le silence et l'oubli, jusque-là que la plupart
ignorent aujourd'hui le nom même de ces philosophes.
Cependant Platon passe pour avoir été appelé à la cour des tyrans; il
eut, dit-on, beaucoup d'amis et fit le voyage de Sicile. Pythagore domina sur
la grande Grèce; et mit en oeuvre mille prestiges: ainsi s'explique ce qu'on
raconte de lui, qu'il parlait avec les boeufs (1). En quoi il paraît
visiblement qu'un philosophe qui parlait ainsi avec les bêtes n'était nullement
utile aux hommes, ou plutôt qu'il ne pouvait que leur être très-nuisible. C'est
à l'homme qu'il appartient spécialement par sa nature de s'élever à la
philosophie; toutefois celui-ci parlait, à ce que l'on dit, ou feignait de
parler avec les aigles et avec les boeufs. Non que d'une nature irraisonnable,
il sût faire (ce qui est interdit à l'homme) quelque chose de raisonnable (ce
que l'homme ne peut point), il ne faisait que tromper les sots par des
prestiges et des illusions. Au lieu d'enseigner aux hommes une doctrine utile,
il leur disait que manger des fèves et avaler la tête
1. Le Révérend Père Dom Bernard de Montfaucon dit sur cet endroit,
qu’il ne se souvient pas d'avoir lu nulle part, que Pythagore ait parlé avec
les boeufs et avec les aigles; si ce n'est qu'on y veuille rapporter ce
qu'écrit Diogène Laërce, dans la vie de ce philosophe, que l'âme de Pythagore
avait passé dans les arbres et dans les animaux qu'elle avait voulu choisir ».
LE MÈRE. — Le conte auquel saint Chrysostome fait allusion est rapporté dans
les Vies de Pythagore par Porphyre (chap. XXIII), et par Iamblique (chap.
XIII). Note du nouveau traducteur.
de leurs parents c'était une même chose. Il persuadait à ses disciples
que l'âme de leur maître devenait tantôt un arbrisseau, tantôt une jeune fille,
tantôt un poisson. N'est-il pas naturel que de semblables rêveries aient fini
par tomber dans un profond oubli ? Oui, certes, et la raison le voulait ainsi.
Mais on n'en peut pas dire autant de ce qu'a enseigné l'homme grossier et sans
lettres: les Syriens, les Indiens, les Perses, les Egyptiens, et une infinité
d'autres nations, ayant traduit en leurs langues la doctrine et les
instructions qu'il leur a données, ont appris à philosopher, quoique ce ne
fussent que des barbares.
3. Je n'ai donc pas eu tort de dire que tout le monde entier lui a
servi de théâtre. Il n'a pas, comme Pythagore, quitté et rejeté ceux qui
étaient de même nature que lui, pour aller vainement instruire les bêtes:
travail infructueux et inutile, qui marque une très-grande folie en celui qui
l'entreprend. Mais exempt de ce vice, aussi bien que de tout autre, il
s'attachait uniquement à apprendre aux hommes ce qui leur est utile, et ce qui
peut les élever de la terre au ciel. C'est pourquoi il n'a point enveloppé ses
dogmes de nuages et de ténèbres, comme ceux qui couvraient d'obscurités, ou
d'une espèce de voile la mauvaise doctrine qu'ils débitaient: mais la doctrine
de saint Jean est plus lumineuse que les rayons du soleil; aussi généralement
tous les hommes la voient à découvert. Car il ne prescrivait pas à ses
disciples cinq années de silence: de même que ce philosophe, il ne leur
ordonnait pas de rester immobiles comme des pierres en l'écoutant (1); enfin il
ne soutenait pas faussement qu'on pouvait tout définir, tout expliquer par les
nombres: mais, rejetant toute cette vaine et fastueuse doctrine, écartant de
nous ces pernicieux piéges de Satan, il a mêlé et répandu tant de lumière et de
facilité dans ses paroles, qu'il n'a rien dit qui ne soit clairement entendu,
non-seulement des hommes et des sages, mais des plus simples femmes et des
enfants. Car il croyait cette parole véritable et bonne pour tous ceux qui
l'écouteraient: et c'est ce qui résulte de toute la suite des temps, car elle a
attiré à soi tous les hommes qui
1. Comme s'il eût eu à instruire des pierres insensibles. Autrement:
Comme s'il eût été assis au milieu d'un monceau de pierres. insensibles, etc.
10l'ont écoutée, et les a délivrés de tous les maux et des tragiques
événements dont leur vie était perpétuellement agitée. Voilà pourquoi, nous
tous qui l'avons entendue, nous aimerions mieux perdre la vie que l'héritage de
vérité qui nous a été légué par ce saint apôtre.
Tout ce récit vous fait clairement voir, mes chers frères, que saint
Jean ne nous a rien dit, ni rien enseigné d'humain, mais qu'au contraire tout
ce qui part de cette âme sublime, tout ce qui d'elle est venu jusqu'à nous
renferme une doctrine toute céleste et toute divine. Sa voix n'éclatera point,
elle ne fera point retentir nos oreilles. Nous entendrons un discours simple,
sans enflure, sans fard, sans vains ornements, toutes choses très-éloignées de
l'amour de la vraie sagesse; nous n'y trouverons qu'une force invincible et
divine, une abondance inépuisable de vérités, un trésor sans pareil. Le
prédicateur doit dédaigner un vain faste qui ne sied qu'à des sophistes, ou
plutôt à de jeunes sots: à ce point qu'un philosophe païen (1) nous montre son
maître rougissant de sa profession et disant à ses juges qu'il leur répondra
dans les premiers termes venus, et non point par un discours apprêté ni orné de
mots étudiés et choisis. « Car», disait-il, « il ne serait pas convenable et à
mon âge, ô citoyens, de venir devant tous comme un enfant, avec un discours
soigneusement composé (3) ». Mais considérez, je vous prie, le ridicule qui
éclate en ceci: ce philosophe, qui nous montre son maître fuyant l'éloquence et
les ornements, comme une chose honteuse, indigne de la philosophie et bonne
pour des jeunes gens, s'y est lui-même appliqué plus que personne, tant il est
vrai que ces philosophes n'avaient en vue que leur vanité ! et il n'y a pas
autre chose à admirer chez Platon. De même donc que si vous ouvriez des
sépulcres blanchis au dehors, vous les trouveriez au dedans pleins de
pourriture, d'infection et d'ossements hideux et corrompus; ainsi, si vous
dépouillez des ornements de l'éloquence la doctrine de ce philosophe, vous y
verrez bien des sentiments et des préceptes abominables, et surtout quand il
raisonne sur l'âme qu'il exalte jusqu'au blasphème.
1. Platon.
2. Socrate.
3. Apologie de Socrate.
Car c'est un des piéges du diable de ne garder aucune mesure, de ne
point tenir de milieu, mais de pousser à l'une et à l'autre extrémité ceux
qu'il a infectés d'une mauvaise doctrine. Tantôt Platon dit que l'âme est
formée de la substance de Dieu; tantôt, après l'avoir ainsi excessivement
élevée, et d'une manière impie, il la déshonore par une autre hyperbole, et la
fait passer dans les pourceaux, dans les ânes et dans les plus vils animaux
(1); mais en voilà assez sur la doctrine de ces philosophes, nous nous y sommes
même un peu trop étendus. On aurait raison de s'y arrêter davantage, s'il en
pouvait revenir quelque profit: mais comme nous n'en avons dû parler qu'autant
qu'il fallait, pour en découvrir la honte et l'infamie, ce que nous en avons
rapporté est plus que suffisant. C'est pourquoi laissons là leurs fables et
passons à notre doctrine qui nous est envoyée du Ciel par le canal et
l'entremise de ce pêcheur: venons, dis-je, à cette doctrine qui n'a rien
d'humain.
Commençons donc, exposons ses paroles, et comme nous vous avons exhorté
au commencement à les écouter avec une grande attention, nous vous y exhortons
encore. Par où l'évangéliste commence-t-il donc? « Au commencement était le
Verbe, et le Verbe était avec Dieu ». Voyez, mes frères, avec quelle confiance
et quelle énergie il s'exprime. Considérez qu'il ne doute point, qu'il ne forme
point de conjectures, mais qu'il parle d'un ton terme et décisif. En effet, il
est d'un docteur de ne point vaciller dans ce qu'il avance. Celui qui, voulant
enseigner les autres, a besoin d'un second pour appuyer et confirmer ce qu'il
dit, ne mérite pas d'être mis au rang des docteurs, mais seulement parmi les
disciples. Que si quelqu'un me demande la raison pour laquelle saint Jean,
omettant la cause première, passe tout à coup à la seconde, je répondrai que
nous ne connaissons point ici
1. Platon avait pris la métempsycose de Pythagore. S'il l'a
véritablement crue et enseignée, c'est sur quoi il me semble que les sentiments
sont partagés. Il a exposé ses opinions d'une manière si enveloppée, qu'il n'y
a pas lieu de s'étonner que les uns les expliquent d'une façon, et les autres
d'une autre: que les uns prennent sa métempsycose dans 'un sens physique et
réel, les autres dans un sens moral: une âme passe dans un lion, disent-ils, et
en prend la figure, lorsque la fureur de la colère l'agite et l'emporte; e:le
passe dans un pourceau, lorsqu'elle se livre aux sales voluptés, etc. Quoi
qu'il en soit, il est certain qu'après avoir fait un fort beau dialogue sur
l'immortalité de l'âme, il est tombé dans de grandes erreurs sur cette matière,
soit paf rapport à la substance de l'âme, soit par rapport à son origine, soit
encore par rapport à ses autres opinions. Platon mourut la première année de la
108e Olympiade, à l'âge de 81 ans, et le même jour qu'il était né.
10de premier ni de second: car la divinité est au-dessus du nombre, du
temps et des siècles. C'est aussi pour cela que, passant là-dessus, nous
confessons que le Père ne tire son origine de personne, et que le Fils est
engendré du Père.
4. Nous l'entendons, direz-vous, mais pourquoi omettant le Père
parle-t-il du Fils? Le voici: c'est parce que le Père était très-connu de tous,
sinon comme Père, du moins comme Dieu: et qu'au contraire le Fils unique
n'était point connu. Il a donc raison de se hâter d'en donner d'abord au
commencement la connaissance à ceux qui ne le connaissaient point; mais
cependant il ne laisse pas de parler du Père dans ce discours. Considérez avec
moi l'esprit et la prudence de ce saint docteur. Il sait due les hommes, depuis
très-longtemps, et même avant toute autre connaissance, ont celle de Dieu, et
qu'ils l'adorent sur toutes choses. C'est pourquoi, sur ce fondement il établit
son principe, et en tirant la conséquence, et avançant ensuite, il assure que
le Fils est Dieu.
Il ne fait pas comme Platon, qui dit que l'un est esprit, l'autre âme:
idées très-indignes de cette nature divine et immortelle. Car elle n'a rien de
commun avec nous, mais elle est très-éloignée de rien avoir qui participe des
créatures: je dis quant à la substance, et non quant à la forme extérieure (1);
c'est pour cela qu'il l'a appelé Verbe. Car voulant nous apprendre que ce Verbe
était le fils unique de Dieu; de peur que quelqu'un ne pensât que c'était par
une génération passible, il écarte toutes les fausses idées qui pourraient
naître dans l'esprit; faisant précéder le nom de Verbe, et déclarant que ce
Verbe est né de lui, et qu'il est né de lui impassiblement (2).
Vous voyez, mes chers frères, ce que je viens de dire, que saint Jean,
en parlant du Fils, ne tait et n'omet pas le Père. Que si cela ne suffit pas
encore pour vous mettre cette vérité dans toute son évidence, ne vous en
étonnez pas: c'est de Dieu que nous vous parlons, dont la nature ne se peut
représenter
1. « Quant à là forme extérieur », ou « Quant à ce qui a paru de lui au
dehors ». Le grec dit skesis, en
latin, habitus. J'explique ce mot sur
ce que saint Paul nous apprend du Verbe, lorsqu'il dit: « Il s'est anéanti
lui-même, en prenant la forme de serviteur, en se rendant semblable aux hommes,
et étant reconnu pour homme, par tout ce qui a paru de lui au dehors. Voilà la
forme extérieure; voilà en quoi et comment le Verbe divin, qui n'a rien de
commun avec l'homme, quant à la substance, participe des créatures dans son
incarnation, s'étant revêtu de nette chair et rendu semblable aux hommes.
dignement ni en paroles, ni en pensées. Voilà pourquoi saint Jean ne se
sert point ici du nom de substance, parce que personne ne peut dire ce que Dieu
est selon sa substance; mais partout il nous le fait connaître par ses
ouvrages. On voit que dans la suite ce Verbe est appelé lumière, et que la
lumière est aussi appelée vie: ce n'est point pour cette seule raison qu'il l'a
ainsi appelé; mais c'est la première, et voici la seconde: le Verbe devait nous
apprendre ce qui regarde le Père; car il dit: « Je vous ai fait savoir tout ce
que j'ai appris de mon Père ». (Jean, XV, 15.)
L'évangéliste appelle le Verbe et lumière et vie, parce qu'il nous a
donné la lumière qui nous éclaire et fait connaître toutes choses, et que par
la lumière il nous a donné la vie. En un mot: un seul, ni deux, ni trois, ni
plusieurs noms ne suffisent pour nous faire connaître ce que Dieu est; mais il
faut se tenir pour content, si par plusieurs noms même nous pouvons; du moins obscurément,
nous former une idée de ses attributs. Saint Jean ne l'a pas simplement appelé
« Verbe », mais en ajoutant l'article « le », il l'a désigné comme un être à
part.
Faites ici attention, mon cher auditeur, que je n'ai pas vainement dit
que cet évangéliste nous parle du haut du ciel; et pour cela remarquez jusqu'à
quelle sublimité il a d'abord, dès le commencement, élevé l'esprit et l'âme de
ses auditeurs. Car après l'avoir élevée au-dessus de tout ce qui peut tomber
sous les sens, au-dessus de la terre, de la mer et du ciel, il lui fait
entendre qu'il faut qu'elle monte encore plus haut, et qu'elle s'élève
au-dessus même des Chérubins, des Séraphins, des Trônes, des Principautés, des
Puissances, et enfin au-dessus de toutes les créatures. Quoi donc! Est-ce
qu'après nous avoir élevé à de si hautes et de si sublimes idées, il a pu nous
y arrêter? nullement; mais il en est comme d'un homme qui, voyant quelqu'un
arrêté sur le bord de la mer, pour considérer les villes, les côtes et les
ports, après l'avoir
1. « Impassiblement », d'une manière impassible, c'est-à-dire, « sans
passion, ni altération, ni diminution, ni changement de la part du Père qui
engendre, ni du Fils qui est engendré. C'est là la vraie idée, ou explication
du mot apathos; dans le langage des
Pères grecs. Comme apathos appliqué à
Dieu, marque que la nature divine est. inaltérable, immuable, imperturbable,
incapable de rien recevoir de nouveau en elle-même, ni d'être jamais autre
chose que ce qu'elle a été une fois, et par conséquent, « indivisible ». Voyez
le premier avertissement aux protestants, de M. Bossuet, évêque de Meaux.
11transporté au milieu de l'Océan, et lui avoir ôté la vue des premiers
objets qui l’occupaient, le placerait en un lieu qui, n'étant point borné,
offrirait à ses yeux un spectacle immense. Ainsi l'évangéliste nous élève
au-dessus de toutes les créatures, nous envoie au delà des siècles qui ont
précédé la création, et nous tient les yeux en l'air et en suspens, sans nous
fixer titi terme, parce qu'il n'y en a point car la raison, qui veut pénétrer
dans ce commencement, cherche quel est ce commencement; et trouvant qu'il est
dit du Verbe: « Il était », elle veut encore aller plus loin, et ne voit point
où se fixer; elle regarde sans relâche jusqu'à ce qu'enfin la fatigue la force
à redescendre: car ce mot « Au commencement était », ne désigne et ne montre
que ce qui a toujours été, et ce qui est éternel.
Vous le voyez, mes fières, qu'il n'en est pas de la vraie philosophie,
et des dogmes divins, comme de ceux des Grecs: les païens reconnaissent et
assignent des temps, et disent qu'entre leurs dieux, il y en a de vieux et de
jeunes, d'anciens et de nouveaux: mais on ne trouve parmi nous rien de
semblable. Car s'il y a un Dieu, comme il y en a sûrement un,. il n'y a rien
avant lui: s'il est le Créateur de toutes choses, il est avant toutes choses:
s'il est le Seigneur et le Souverain de tous les êtres, rien ne vient qu'après
lui, et les créatures et les siècles.
J'avais dessein d'entrer dans d'autres questions, mais peut-être votre
esprit est déjà fatigué; c'est pourquoi, après avoir donné quelques avis utiles
et nécessaires pour l'intelligence de ce que j'ai dit et de, ce qui me reste à
vous dire, je finirai ce discours. De quoi veux-je donc vous avertir? le voici:
Je sais que les longs sermons fatiguent bien des gens; mais cela n'arrive que
lorsque l'esprit des auditeurs est préoccupé et accablé du soin et de
l'embarras des affaires séculières. Car comme l'oeil, quand il est pur et net,
voit les objets clairement et distinctement, et ne se fatigue point, lors même
qu'il regarde les corps les plus petits et les plus subtils, tandis qu'au
contraire, quand il découle du cerveau quelque mauvaise humeur, ou qu'il
s'élève des entrailles quelque nuage épais qui vient s'attacher sur la
prunelle, il ne peut même pas clairement distinguer les corps les plus gros et
les plus matériels: ainsi, tant que l'âme reste pure et saine, et n'est
infectée d'aucune maladie, elle regarde sans défaillance tout ce qu'elle doit
voir; mais quand elle est souillée de mille passions, et qu'elle a perdu son
ancienne vigueur, elle ne peut pas, facilement atteindre aux choses célestes,
mais elle se fatigue aussitôt, elle tombe dans l'accablement, se laisse gagner
par le sommeil et par la paresse, et néglige et abandonne ainsi ce qui la
conduirait à la vertu et à une vie honnête, ou elle ne s'y porte que mollement
et faiblement.
5. Pour ne pas tomber dans ce malheur, mes chers frères (car je ne
cesserai point de vous répéter ce que je viens de vous dire), ranimez votre
courage; de cette manière vous ne nous obligerez pas de vous faire le reproche
que saint Paul faisait aux Hébreux nouvellement convertis à la foi: « Nous
aurions », leur disait-il, « beaucoup de choses à dire qui sont difficiles à
expliquer »: Non qu'elles le soient de leur nature, « mais à cause de notre
lenteur et de notre peu d'application à les entendre ». (Héb. V, 11.) En effet,
celui qui a l'esprit lourd et paresseux se fatigue également d'un court comme
d'un long discours, et trouve difficile à entendre ce qui est clair et aisé.
Loin d'ici donc de tels auditeurs ! mais qu'après s'être déchargé de tout le
soin des choses terrestres, chacun vienne écouter la divine parole qu'on va
vous expliquer.
Lorsque l'auditeur est prévenu de l'amour des richesses, il ne peut
plus être possédé de celui de l'instruction, attendu qu'un même coeur ne peut
suffire à plusieurs passions, qu'une passion chasse l'autre, et qu'étant
partagé il en devient plus faible (1): la passion dominante attire tout à soi.
C'est ce qu'on a coutume de voir dans les pères à l'égard de leurs enfants. Si
un père n'a qu'un seul enfant, il lui donné toute son affection et sa
tendresse, mais quand il en a plusieurs, son amour se partage et s'affaiblit
d'autant. Que s'il en est ainsi pour les attachements les plus impérieux de la
nature et du sang, et quand l'affection, tout en se dispersant, ne sort pas de
la famille, que sera-ce des amours qui proviennent de la volonté, surtout
lorsqu'ils sont inconciliables à ce point? car l'amour des richesses est
contraire à l'amour d'une telle doctrine. Nous entrons
1. Nul ne peut servir deux maîtres, dit notre souverain Maître, car ou
il haïra l'un, et aimera l'autre, ou il se soumettra à l'un, et méprisera
l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et les richesses. (Matth. VI, 24.)
11dans le ciel quand nous entrons dans ce temple. Ce n'est pas du lieu,
mais c'est du sentiment et de la disposition du coeur que je parlé. Celui qui
est encore sur la terre peut être habitant du ciel, il peut se représenter les
choses célestes, il peut les entendre. Que nul ne porte donc rien de terrestre
dans le ciel; que nul ne s'occupe de ses affaires domestiques, lorsqu'il est en
ce lieu. Il faudrait au contraire emporter dans sa maison et à la place
publique les trésors que l'on amasse ici, bien loin d'embarrasser et de charger
l'Eglise du bagage des maisons et des places. Si nous montons dans cette chaire
de doctrine, c'est pour vous purifier de toute cette fange mondaine. Si ce peu
d'attention et de tranquillité que nous demandons de vous, vous allez
l'affaiblir et le perdre par des soins et des pensées vaines et étrangères,
mieux eût valu ne pas venir.
Gardez-vous donc, mes très-chers frères, de penser dans l'Eglise à vos
affaires domestiques, mais plutôt quand vous serez chez vous, entretenez-vous
de ce qu'on vous apprend ici. Ces choses doivent vous être plus précieuses que
toutes les autres: celles-ci regardent Pâme, celles-là le corps, ou plutôt ce
qu'on vous enseigne ici sert au corps et à l'âme. Voilà pourquoi vous devez
vous attacher aux unes comme étant les plus importantes et les plus
nécessaires, et faire les autres par manière d'acquit: car celles-là sont
utiles et pour la vie future et pour la vie présente, mais celles-ci ne servent
ni à l'une ni à l'autre, si l'on ne se conforme à ce que prescrit la loi. En
effet, nous devons apprendre ici, non-seulement quelle sera notre vie dans
l'autre monde, mais encore comment nous devons nous conduire en celle-ci.
Cette maison est un laboratoire spirituel, où l'on prépare les
médicaments, afin que nous y trouvions de quoi guérir les plaies que notas fait
le monde: n'y venons donc pas nous en faire de nouvelles, pour en sortir
ensuite en plus mauvais état que nous n'y étions entrés. Si nous ne sommes
attentifs à la voix de l'Esprit-Saint qui nous parle, non-seulement nous ne
laverons pas nos premiers péchés, mais encore nous nous souillerons de taches
nouvelles. Soyons donc soigneusement attentifs à la lecture et à l'explication
du Livre saint. Nous n'aurons pas dans la suite beaucoup de peine à l'entendre,
si une fois nous en avons bien
compris les principes et les buses: et si nous nous sommes donné un peu
de peine au commencement, nous serons ensuite en état d'instruire les autres,
comme saint Paul nous y exhorte. L'Evangile de l'apôtre saint Jean est
très-élevé et très-sublime, et les dogmes surtout y abondent. Ne l'écoutons
point négligemment, je vous en prie, mes chers frères: je vous l'expliquerai
peu à peu, afin qu'il vous soit plus facile de tout entendre et de ne rien
oublier.
Nous devons craindre que la sentence que prononce Jésus-Christ, quand
il dit: « Si je n'étais point venu, et que je ne leur eusse point parlé, ils
n'auraient point le péché qu'ils ont (Jean, XV, 22) », ne soit prononcée contre
nous-mêmes. Quel avantage aurons-nous sur ceux qui n'ont rien entendu, si nous
sortons du sermon sans en rien rapporter avec nous, et si nous nous sommes
contentés d'admirer la beauté des paroles? Faites donc en sorte que nous
jetions la semence dans une bonne terre; faites-le si vous voulez nous
encourager toujours davantage: et si quelqu'un a des épines, qu'il les consume
par le feu du Saint-Esprit; s'il a un coeur dur et obstiné, que par le même feu
il l'amollisse, et le rende docile; s'il est attaqué dans le chemin d'une foule
de pensées, qu'il se retire dans le secret de son coeur et qu'il n'écoute point
ces ennemis, qui n'y voudraient entrer que pour voler de cette sorte nous
aurons la consolation de vous voir faire de riches et d'abondantes moissons. Si
nous veillons ainsi sur nous, et si nous écoutons la parole de Dieu avec soin,
nous nous débarrasserons de tous les intérêts séculiers, sinon sur-le-champ, du
moins peu à peu. Faisons donc en sorte qu'on ne dise pas de nous: « Leurs
oreilles sont semblables à celles de l'aspic qui est sourd ». (Ps. LVII, 4.)
Un auditeur sourd, dites-le-moi, en quoi diffère-t-il de la bête?
Comment! celui qui n'écoute pas Dieu, lorsqu'il lui parle, n'est-il pas plus
irraisonnable que tout ce qu'il y a de plus irraisonnable? Si plaire à Dieu,
c'est là le tout de l'homme, qu'on n'appelle point autrement que bête celui qui
ne veut pas apprendre ce qui lui procurerait ce bonheur. (Eccl. XII, 13.)
Considérons donc quel mal nous commettons, lorsque Jésus-Christ voulant rendre
les Hommes semblables aux anges, nous, d'hommes que nous sommes, nous nous
changeons en bêtes: car se rendre esclave de la sensualité, [112] avoir de la
passion pour les richesses, être colère, mordre et regimber, ce n'est pas d'un
homme, mais d'une bête: or, chaque bête, pour ainsi dire, a les passions de son
espèce mais l'homme qui a éteint en lui-même la lumière de la raison, et
abandonné la manière de vivre que Dieu lui a prescrite, tombe sous le joug de
toutes les passions: ce n'est plus une bête, c'est un monstre informe et
bizarre qui n'a pas même l'excuse de la nature; car toute sa méchanceté vient
de son libre arbitre et de sa volonté.
Mais à Dieu ne plaise que nous concevions jamais une telle idée de
l'Eglise de Jésus
Christ ! nous avons une meilleure opinion de vous, et de votre salut
(Héb. VI, 9), mes très chers frères, mais plus elle est grande et forte chez
nous, cette bonne opinion, moins aussi cesserons-nous de vous mettre en garde
par nos discours, afin qu'après que vous serez parvenus au comble des plus
éminentes vertus, vous acquériez l'héritage qui nous est promis. Puissions-nous
tous en être gratifiés, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit,
dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
1. Il serait à présent inutile de vous exhorter à être assidus et
attentifs aux sermons, tant vous êtes empressés de mettre à profit ma dernière
exhortation. Ce concours, cette persévérance à rester debout, cette ardeur, cet
empressement à venir occuper les places les plus proches de la chaire, d'où
vous pouvez plus facilement entendre ma voix; cette constance à ne point sortir
d'ici jusqu'à ce que tout soit fini, quoique vous y soyiez bien à l'étroit, et
fort gênés, ces acclamations, ces applaudissements, tout en un mot, montre
visiblement et la ferveur de votre âme, et l'attention de votre esprit: voilà
pourquoi il serait superflu de vous parler davantage sur ce sujet: mais il est
à propos de vous dire, et il importe même de vous avertir de persévérer dans le
même esprit, et non seulement d'apporter ici ce zèle et cette affection, mais
encore de vous entretenir dans vos maisons de ce que vous avez entendu au
sermon: le mari avec sa femme, le père avec son fils: que chacun dise ce qu'il
a retenu et interroge les autres: que tous, à tour de rôle, apportent au trésor
commun leur contribution.
Et ne me dites point qu'il n'est pas temps encore d'occuper les enfants
de ces choses; car je vous répondrai que non seulement il leur serait
nécessaire d'en faire leur, étude, mai, aussi leur unique occupation.
Toutefois, je ne
11vous l'ordonne point à cause de votre faiblesse; je ne veux pas
détourner les jeunes gens de l'étude des auteurs profanes, pas plus que vous
des affaires civiles: des sept jours de la semaine, je vous prie seulement d'en
consacrer un à Notre-Seigneur.
Ne serait-il pas ridicule à nous, qui obligeons nos domestiques de nous
servir, sans y manquer un seul jour, de ne pas donner à Dieu au moins quelques
petits moments de notre loisir, et surtout puisque nos services, qui ne sont
nullement utiles à Dieu, car le Seigneur n'a besoin de rien, tournent
entièrement à notre profit et à notre avantage ?
Mais quand vous menez vos enfants au théâtre et aux spectacles, vous
n'avez point d'études, ni d'autres occupations à prétexter il n'en est plus
question; et lorsqu'il s'agit de quelque profit spirituel, vous dites que c'est
un dérangement ! Comment n'irriteriez-vous pas la colère de Dieu ? vous trouvez
du temps de reste pour toute autre chose, mais pour 1e service de Dieu, vous
jugez que le loisir manque à vos enfants 1 Ne vous conduisez pas ainsi, mes
chers frères, ne vous conduisez pas ainsi. C'est principalement cet âge qui a
besoin de nos leçons: comme il est tendre, l'instruction que l'on donne entre
facilement dans l'esprit, et s'y imprime comme le cachet sur la cire; sans
compter que c'est le moment critique qui décide du penchant de la vie entière
ou au vice, ou à la vertu. Si donc au commencement, et dès les premières
années, on détourne les enfants du vice, et qu'on les mette dans le droit
chemin, on leur inculquera certaines habitudes qui resteront en eux comme une
seconde nature: ils ne se porteront pas d'eux-mêmes facilement au mal, la
coutume les retiendra et les entraînera au bien. Par là, nous les rendrons plus
respectables et plus utiles à l'état que les vieillards eux-mêmes, et nous leur
inspirerons, dès la jeunesse, les vertus de la maturité.
Il est impossible, comme je l'ai dit ailleurs, que ceux qui assistent à
ces sermons, et fréquentent un si grand apôtre, n'en retirent un très-grand
fruit: homme ou femme, jeune ou vieux, nul ne prendra en vain sa part d'un tel
banquet. Si, par la parole, nous apprivoisons les bêtes que nous avons prises,
à combien plus forte raison ne porterons-nous pas les hommes à la vertu par la
parole spirituelle, quand il y a tant de disproportion entre ces deux objets de
nos soins comme entre ces deux espèces de remèdes? Il n'y a pas en nous autant
de férocité que dans les bêtes, car dans les bêtes la férocité naît de leur
nature; mais dans les hommes elle vient de leur libre arbitre. Et aussi, il y a
une grande différence dans les paroles: les unes rie sont qu'une production de
l'homme; mais les autres viennent de la vertu et de la grâce du Saint-Esprit.
Si quelqu'un désespère donc de soi, qu'il pense à ces bêtes qu'on a
apprivoisées, et jamais il ne tombera dans le désespoir; qu'il vienne souvent
en ce lieu de guérison; qu'il écoute assidûment la parole de Dieu; et, de
retour dans sa maison, qu'il repasse dans son esprit ce qu'il a entendu; de
cette sorte, il s'affermira dans la bonne espérance et dans la confiance,
averti de ses progrès par sa propre expérience. Quand le diable voit la loi de
Dieu gravée dans une âme, et que le coeur est la table où elle est écrite, il
n'ose aller plus avant. Lorsque les édits du roi, non gravés sur une colonne de
bronze, mais empreints dans une âme pieuse par le Saint-Esprit, font rejaillir
au dehors leur beauté et leur lumière, il ne peut les regarder en face, il leur
tourne le dos et s'enfuit promptement (1): rien en effet n'est si formidable au
démon, et n'écarte mieux les pensées qu'il inspire, qu'une âme qui médite la
loi de Dieu, et qui demeure toujours penchée sur cette fontaine. Aucun
accident, quelque fâcheux qu'il soit, ne pourra la troubler: nulle prospérité
ne pourra l'enfler, ni l'enorgueillir; mais, au milieu des orages et de la
tempête, elle jouira d'un grand calme.
2. Non, ce ne sont pas les choses en soi qui nous agitent et nous
troublent, mais bien l'infirmité de notre coeur. Sinon, il faudrait
nécessairement que tous les hommes fussent dans le trouble. Nous naviguons tous
sur la même mer, nous sommes donc tous exposés aux mêmes flots et aux mêmes
tempêtes. Que s'il y a des gens qui s'élèvent au-dessus de la tempête et des
furieux orages de la mer, il est évident que ce n'est pas la fortune qui
produit ces orages, mais l'état de notre coeur: si nous nous tenons donc prêts
à toute sorte d'événements, nous ne serons nullement exposés aux flots et à la
tempête, mais nous jouirons toujours d'un calme parfait.
1. On peut regarder cet endroit comme une allusion au verset 3 du
chapitre III de la deuxième Epître de saint Paul aux Corinthiens. — Voyez-le
11Je ne m'étais point proposé d'entrer dans ce détail: je ne sais
comment j'en suis venu à m'étendre aussi longuement là-dessus. Pardonnez cet
écart, je vous en prie, mes chers frères, à la crainte, à la vive crainte que
j'éprouve devoir se refroidir votre zèle. Si j'avais été rassuré sur ce point,
certainement je ne vous aurais point parlé de toutes ces choses, car votre zèle
eût suffi pour vous rendre tout aisé et facile.
Il est temps de commencer, de peur que vous n'entriez au combat étant
déjà fatigués. Nous avons à combattre les ennemis de la vérité, ceux qui font
tous leurs efforts pour renverser la gloire du Fils de Dieu, ou plutôt la leur
propre: car la gloire du Fils de Dieu ne peut recevoir de changement (1); elle
est toujours la même, les langues médisantes ne peuvent l'affaiblir; mais eux,
lorsqu'ils s'étudient et s'efforcent d'abattre Celui qu'ils adorent (à ce
qu'ils disent), ils se couvrent d'infamie et condamnent leurs âmes aux
supplices.
Que disent-ils donc, lorsque nous prononçons ces paroles: « Au
commencement était le Verbe? » Ils répondent que ces mots: « Au commencement
était le Verbe », ne marquent pas ouvertement l'éternité; car, disent-ils, on
l'a de même dit du ciel et de la terre. Oh ! quelle impudence, et quelle
extrême impiété ! je te parle de Dieu, et toi tu me parles de la terre et des
hommes qui en sont sortis? Quoi donc, parce que Jésus-Christ est dit Fils de
Dieu et Dieu, et que l'homme est dit aussi fils de Dieu et dieu; parce qu'il
est écrit: « J'ai dit: Vous êtes des dieux, et vous êtes tous enfants du
Très-Haut » (Ps. LXXXI, 6), tu disputeras de la filiation avec le Fils de Dieu,
et tu diras qu'il n'a rien de plus que toi? Nullement, réponds-tu. Tu le fais,
te dis-je, bien que tu ne l'avoues pas expressément. Comment? c'est en disant
que tu as reçu l'adoption par grâce, et lui aussi: car, quand tu dis qu'il
n'est pas Fils par nature, tu ne dis autre chose, sinon qu'il est Fils par
grâce.
Mais voyons quelles preuves, quels témoignages nous apportent ces
hérétiques: « Au commencement Dieu a fait le ciel et la terre: et la terre
était invisible, et toute en désordre ». (Gen. I, 1.) Et, « il était un homme
d'Armathaïm Sipha ». (I Rois, I.) Ces paroles leur paraissent fortes. et véritablement
elles
1. Car Dieu, dit saint Jacques, ne peut recevoir ni de changement, ni
d'ombre par aucune révolution.
le sont; mais c'est pour démontrer la vérité de notre doctrine. Car
pour prouver leur blasphème, rien n'est plus faible. En effet, je te le demande:
qu'y a-t-il de commun entre cette parole: « Il a fait », et celle-ci: « Il
était? » Qu'est-ce que Dieu a de commun avec l'homme? Pourquoi joins-tu ce
qu'on ne peut joindre ensemble ? Pourquoi confonds-tu ce qui est séparé, et
mets-tu en bas ce qui est en haut ? En cet endroit-ci le terme « Il était », ne
montre pas l'éternité, si on le prend seul; mais il la montre et la déclare, si
on le joint à ceux-ci: « Au commencement il était », et « le Verbe était »:
comme donc le mot « étant », quand il est dit de l'homme, ne marque que le
temps présent, et lorsqu'il est dit de Dieu, désigne l'éternité; de même aussi
le mot « il était », s'il est dit de notre nature, signifie un temps passé et
même encore un passé borné: mais quand il est dit de Dieu, il marque
l'éternité. C'est assez, pour celui qui a entendu ces paroles, d'avoir ouï
nommer « la terre» et « l'homme », pour n'en penser et n'en rien dire de plus
que ce qui convient à la nature créée. Tout ce qui a été fait, a été fait dans
le temps ou dans le siècle: mais le Fils de Dieu n'est pas seulement avant le
temps; il est aussi avant tous les siècles, puisqu'il en est le Créateur. Car
l'Écriture dit de lui: « Par qui il a même créé les siècles ». (Héb. I, 2.) Or
le Créateur est certainement antérieur aux créatures.
Mais comme il se trouve des gens assez insensés pour s'abuser encore
après cela sur le rang qui leur appartient, l'Écriture arrête tout à coup à
leur esprit, et renverse toute leur impudence par ce mot: « Il a fait», et cet
autre: « II était un homme ». Car tout ce qui a été fait, le ciel, la terre, a
été fait dans le temps, a eu un commencement temporel, et aucune de toutes ces
choses n'est sans un commencement, par cela seul qu'elle a été créée. Ainsi
donc, quand vous entendez ces mots: « il a créé la terre », et: « l'homme était
», toutes vos objections ne sont plus qu'un bavardage inutile. Je vais plus
loin. Quand bien même i1 serait dit de la terre: Au commencement était l'homme,
il n'en faudrait penser rien de plus que ce que nous en connaissons maintenant,
quoique l'Écriture se fût servie de ces expressions, parce qu'ayant fait
précéder le nom de terre, et celui d'homme, quelque chose qu'elle en dise
après, [115] l'esprit ne peut rien concevoir au delà de ce que nous en savons:
et, tout au contraire, le nom de Verbe, quelques basses expressions qu'on
emploie ensuite en parlant de lui, ne permet pas néanmoins qu'on s'en forme une
idée basse et indigne. Mais de plus l'Ecriture parle après de la terre en ces
termes: « Or, la terre était invisible et tout en désordre ». (Gen. I, 1.)
Ayant dit que Dieu avait créé la terre, et qu'il lui avait prescrit ses bornes
(Ps. CXIII, 9), elle rapporte ensuite ce qui suit en toute assurance, sachant
bien qu'il n'y aura personne d'assez insensé pour penser que la terre n'a point
eu de commencement, et qu'elle n'a point été créée. En effet, le mot: « terre »,
et cet autre: « il a créé », sont plus que suffisants pour persuader à l'homme
le plus déraisonnable, qu'elle n'est ni éternelle, ni incréée, mais qu'elle est
du nombre des choses qui ont été faites dans le temps.
3. En outre, ce mot: « il était », étant dit de la terre et de l'homme,
ne signifie pas simplement l'existence de l'un et de l'autre; il sert à
expliquer, pour ce qui regarde l'homme, son origine; pour ce qui concerne la
terre, sa forme; car l'Ecriture n'a pas simplement dit: la terre était; elle
n'en est pas restée là, mais elle a fait connaître sa forme après sa création;
elle a dit. « La terre était invisible et toute en désordre », elle était
encore couverte d'eau, et mêlée dans les eaux. Et parlant d'Elcana, elle n'a
pas seulement dit: « II était un homme », mais elle a ajouté le lieu de sa
naissance, « d'Armathaïm Sipha ».
Mais quand il s'agit du Verbe, ce n'est pas ainsi qu'elle en parle. Et
en vérité, j'ai honte d'examiner ces choses ensemble. Si nous blâmons ceux qui
font ces sortes d'examens et de comparaisons à l'égard des hommes, lorsqu'il y
a une grande différence dans la vertu de ceux que l'on compare ensemble,
quoique néanmoins ils soient tous d'une seule et même nature; quand au
contraire il y a une distance infinie entre les personnes comparées pour la
nature et à tout égard, n'est-il pas alors d'une extrême folie d'oser agiter
ces sortes de questions? mais, veuille Celui qu'outragent ces blasphèmes nous
excuser et nous pardonner ! la faute n'est point à nous, mais à ces ennemis de
leur propre salut, qui nous forcent d'entrer dans de semblables explications.
Que dis-je donc? je dis que ce mot: « il était », étant dit du Verbe,
ne marque autre
chose qu'une existence éternelle, car l'Evangéliste dit: « Au
commencement était le Verbe »; et que le second, « il était » qui vient après,
signifie que le Verbe était avec quelqu'un. Comme c'est le plus spécial
attribut de Dieu, d'être éternel et sans principe, c'est aussi ce que
l'Evangéliste a premièrement posé et établi. Ensuite, de peur qu'en entendant
cette parole: « Au commencement il était », quelqu'un ne dît que le Verbe était
aussi non engendré, « comme le Père », il le prévient aussitôt et l'arrête, en
disant: « Il était avec Dieu », avant de dire ce qu'il était: et encore, de
peur qu'on ne pensât que le Fils était la parole externe ou interne, il en
détruit le soupçon et la pensée par l'article qu'il fait précéder, comme je
l'ai dit plus haut, et par ce qu'il joint après; car il n'a point dit: Le Verbe
était dans Dieu, mais « il était avec Dieu »; en quoi il marque l'éternité de
son hypostase, ce qu'il exprime ensuite plus clairement, en ajoutant: « Le
Verbe était Dieu ».
Je le vois, vous m'allez dire: « Le Verbe était Dieu »; mais c'est
parce qu'il a été fait Dieu. Rien n'empêchait donc que saint Jean ne dît: Au
commencement Dieu a fait le Verbe ? Moïse parlant de la terre n'a point dit: Au
commencement était la terre, mais il a dit Dieu a fait la terre (Gen. I, 1), et
la terre a été faite. Qu'est-ce donc qui a empêché Jean de dire: Au
commencement Dieu a fait le Verbe? le voici. Si Moïse a dit: la terre a été
faite, parce qu'il craignait que quelqu'un ne dît qu'elle n'avait point été
faite, saint Jean aurait eu bien plus de raison de craindre, si le Fils eût été
créé, qu'on n'eût dit de lui qu'il n’avait point été créé, car la terre étant
visible, annonce par elle-même le Créateur: « Les Cieux », dit le Prophète, «
racontent la gloire de Dieu » (Ps. XVIII, 1): mais le Fils est invisible, et il
est infiniment au-dessus de toutes les créatures. Si donc, quoiqu'il n'y eût
nul besoin ni de paroles, ni de doctrine, pour nous apprendre que le monde
avait été fait, le Prophète, toutefois, le marque clairement, et avant toutes
choses, saint Jean avait bien plus de raison de le dire du Fils, s'il eût été
créé.
Vous m'objecterez encore: Mais saint Pierre le dit clairement et
manifestement: Où et quand 1e dit-il? c'est lorsqu' adressant la parole aux
Juifs, il leur dit: « Dieu l'a fait Seigneur et Christ ». (Act. II, 36.) Mais,
dites-moi vous-mêmes pourquoi vous n'avez point [116] ajouté ce qui suit: « Ce
Jésus que vous avez crucifié ». Ignorez-vous que de ces paroles, les unes se
rapportent à la nature immortelle, et les autres à l'Incarnation. Si cela n'est
point ainsi, et si vous appliquez tout à, la divinité, vous conclurez et vous
nous prouverez que Dieu est passible; mais s'il n'est point passible, il
s'ensuit aussi qu'il n'a point été fait. Car si c'est de la nature divine et
ineffable qu'a coulé le sang qui a été répandu, et si c'est elle qui, au lieu
de la chair, a été déchirée et percée de clous sur la croix, le sophisme que
vous me faites est appuyé sur la raison. Mais si le diable même n'a point
blasphémé de la sorte, toi, pourquoi feins-tu une ignorance impardonnable, dont
jamais les démons mêmes ne se sont avisés ?
Mais de plus, ces noms: Seigneur et Christ, sont des noms de dignité,
et ne désignent point la substance. L'un marque la puissance, l'autre
l'onction. Que diras-tu donc du Fils de Dieu? S'il est créé, comme tu le dis,
tout ce qui est écrit de lui tombe et n'a plus de lieu. En effet, il n'a pas
été créé auparavant, afin qu'alors Dieu lui tendît la main pour marquer son
choix et l'élever: il n'a pas non plus une origine, un commencement vil et
abject; mais ce qu'il est, il l'est par sa nature et par sa substance. Quand on
lui demanda s'il était roi, il répondit: « C'est pour cela que je suis né ».
(Jean, XVIII, 37.) Saint Pierre parle donc comme de quelqu'un qui a été choisi
et destiné, parce que c'est de l'homme qu'il parle.
4. Pourquoi vous étonner de ces paroles de saint Pierre ? Saint Paul,
prêchant aux Athéniens, qualifie le Fils seulement d'homme, disant: « Par un
homme qu'il a destiné pour être le juge, et il en a donné des preuves à tout le
monde lorsqu'il l'a ressuscité». (Act. XVII, 31.) Il ne dit point qu'il a la
forme de Dieu, ni qu'il est égal à Dieu, ni qu'il est la splendeur de sa
gloire, et c'est avec raison. Il n'était pas encore temps de le dire, et
c'était alors assez pour eux de croire qu'il était homme et qu'il était
ressuscité. Jésus-Christ lui-même l'a ainsi pratiqué; saint Paul, qui avait
appris de lui, dispensait de même la parole de l'Evangile. Car Jésus-Christ ne
nous a pas d'abord révélé sa divinité; mais auparavant le Prophète, et le
Christ était simplement regardé comme un homme; et ensuite, par ses paroles et
par ses oeuvres, il a fait connaître ce qu'il était véritablement: voilà
pourquoi saint Pierre en use de la sorte au commencement les paroles que vous
m'avez alléguées sont du premier sermon qu'il a prêché aux Juifs. Comme ils
n'étaient point capables encore de rien apprendre de la divinité de
Jésus-Christ, il leur parle de sa nature humaine, afin que leurs oreilles y
étant accoutumées, fussent
après plus propres et plus disposées à recevoir toute la suite de la
doctrine. Que si quelqu'un veut reprendre de plus haut cette prédication de
l'Apôtre, il y trouvera la preuve évidente de ce que je dis, il verra que saint
Pierre appelle Jésus-Christ homme, et qu'il parle fort au long de sa passion,
de sa,résurrection et de sa génération selon la chair. Quant à ce que dit saint
Paul du Fils de Dieu, qu' « il lui est né selon la chair, du sang et de la race
de David (Rom. I, 3) », il ne nous apprend rien autre chose, sinon que par ce
mot: « il est né », il a en vue l'incarnation, et il ne fait en cela que
confirmer notre sentiment.
Mais l'enfant du tonnerre nous parle maintenant de son ineffable
existence, qui est avant tous les siècles. C'est pourquoi il ne dit point « il
a été fait »; mais « il était ». Et c'est ce qu'il fallait expressément marquer
ici, s'il eût été créé. Saint Paul a pu craindre que quelque insensé ne pensât
que le Fils était plus grand que le Père, et que le Père était assujetti au
Fils; car c'est cette crainte qui lui fait dire aux Corinthiens: « Quand
l'Ecriture dit que tout lui est assujetti, il est indubitable « qu'il en faut
excepter celui qui lui a assujetti toutes choses ». ( I Cor. XV, 26, 27.) Et
qui pourrait penser que le Père fût assujetti au Fils avec toutes choses? Et
néanmoins saint Paul a craint qu'il n'y eût des hommes capables de concevoir
des pensées si absurdes, et a dit pour cela, même: « Excepté celui qui lui a
assujetti toutes choses », saint Jean avait bien plus de raison de craindre, si
le Fils eût été créé, que quelqu'un ne crût qu'il était incréé, et de nous
l'apprendre préférablement à toute autre chose. Mais comme il est engendré, ni
saint Jean, ni aucun autre, ou apôtre ou prophète, ne disent comme de juste
qu'il ait été créé. Bien plus, le Fils unique lui-même n'aurait pas manqué de
le dire, si véritablement il eût été créé. Celui qui dit de soi tant de choses
basses par condescendance, aurait encore beaucoup moins-tu qu'il n'était qu'une
créature: je crois même qu'il est plus vraisemblable [117] qu'il a plutôt tu et
caché une partie de sa grandeur et de son excellence, que caché et tu ce qui
lui manquait, et omis de déclarer qu'il ne l'avait pas. Voulant enseigner l'humilité
aux hommes, il avait un sujet raisonnable de garder le silence sur ses plus
sublimes attributs: mais ici, « à l'égard de sa prétendue création », vous ne
sauriez m'alléguer la moindre raison un peu spécieuse de la taire. Car pourquoi
Celui qui passait sous silence une infinité de ses titres, s'il eût été créé,
l'aurait-il caché? Celui qui, pour enseigner l'humilité, a souvent parlé dans
des termes qui ne lui étaient ni propres, ni convenables, n'aurait pas omis, à
plus forte raison, qu'il était créé, s'il eût été créé.
Ne vois-tu pas qu'il n'est rien qu'il ne fasse et ne dise pour empêcher
qu'on pense qu'il n'est point engendré; qu'il dit même des choses qui sont
au-dessous de sa dignité et de sa nature, et qu'il s'abaisse jusqu'à l'humble
qualité de prophète? car ces paroles: «Je juge selon ce que j'entends » (Jean,
V, 30), et ces autres: « C'est lui, c'est mon Père, qui m'a enseigné ce que je
dois dire, et ce que je dois enseigner (1) », sont des paroles qui
n'appartiennent qu'à des prophètes. Si donc, pour prévenir ce soupçon, il n'a
pas dédaigné de tenir un si humble langage, à plus forte raison s'il eût été
créé se serait-il encore exprimé de la sorte de peur que quelqu'un ne pensât
qu'il était incréé: il eût dit, par exemple: Gardez-vous de croire que j'aie
été engendré par le Père: j'ai été fait, et je ne suis point engendré, je ne
suis pas non plus de la même substance que le Père. Mais maintenant il fait
tout le contraire, il dit des choses qui nous forcent, même malgré nous,
d'embrasser le sentiment opposé, comme par exemple: « Je suis dans mon Père, et
mon Père est en moi ». (Jean, XIV, 10.) Et: «Il y a si longtemps que je suis
avec vous, et vous ne me connaissez pas encore? Philippe, celui qui me voit,
voit mon Père ». (Jean, XIV, 9.) Et: « Afin que tous honorent le Fils, comme
ils honorent le Père ». (Jean, v, 23.) « Comme le Père ressuscite les morts, et
leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît ». (Jean, V,
21.) « Mon Père ne cesse point d'agir jus« qu'à présent, et j'agis aussi
incessamment ». (Jean, V, 1.) « Comme mon Père me connaît
1. Le saint Docteur cite ici le sens; et non les paroles; mais ces
paroles, quant au sens, se trouvent en plusieurs endroits de saint Jean.
je connais mon Père ». (Jean, X, 15.) « Mon Père et moi nous sommes une
même chose ». (Jean, X, 30.) Et partout il met: « comme » et « ainsi »: il dit
que son Père et lui sont une même chose, et il déclare qu'il n'y a aucune
différence entre eux.
Mais encore: il montre et manifeste sa puissance, et par ces paroles et
par plusieurs autres. Comme lorsqu'il dit: « Tais-toi, calme-toi » (Marc, IV,
39), « je le veux, soyez guéri » (Match. VIII, 3), « je te le commande: Démon
sourd et muet, sors de cet enfant ». (Marc, IX, 24.) Et ceci encore: « Vous
avez appris qu'il a été dit aux anciens: vous ne tuerez point; mais moi je vous
dis, que quiconque se mettra en colère sans sujet contre son frère, méritera
d'être condamné ». (Matth. V, 21, 22.) Et tant d'autres préceptes ou miracles
qui suffisent pour prouver sa puissance; que dis-je? c'est bien des fois plus
qu'il n'en faut pour gagner et convaincre tout homme qui n'aura pas perdu le
sens et la raison.
5. Mais telle est la force de la vaine gloire, que, même dans les
choses les plus claires et les plus -évidentes, elle peut aveugler l'esprit de
ceux qui en sont possédés, leur persuader de combattre ce qui est le mieux
avéré; elle peut même pousser au mensonge et à la révolte ceux qui sont le
mieux convaincus de la vérité. C'est là ce qu'ont fait les Juifs: car ils ne
niaient pas le Fils de Dieu par ignorance, mais pour se concilier la faveur du
vulgaire: « Ils croyaient en lui », dit l'Écriture, « mais ils craignaient
d'être chassés de la synagogue ». (Jean, XII, 42.) Et ils perdaient leur salut
pour l'amour des autres. Celui qui recherche ainsi la gloire du monde ne peut
acquérir celle qui vient de Dieu. Voilà pourquoi Jésus-Christ leur fait ce
reproche: « Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire des
hommes, et qui ne recherchez point celle qui vient de Dieu? » (Jean, V, 44.)
La vaine gloire, mes frères, est en quelque sorte une profonde ivresse,
Voilà pourquoi celui qui est attaqué de cette maladie s'en délivre
difficilement: elle est un cruel tyran qui, arrachant du ciel l'âme. de ses
esclaves, l'attache à la terre, ne lui permet pas de voir la vraie lumière, la
pousse à se vautrer toujours dans la boue, et lui donne des maîtres si
puissants, qu'ils la font obéir sans lui faire aucun commandement: car celui
qui est infecté de cette passion, fait volontairement, quoique [118] personne
ne l'y engage et ne l'y force; fait, dis-je, tout ce qu'il imagine pouvoir
plaire à ces maîtres. C'est pour l'amour d'eux, c'est afin de leur plaire qu'il
se revêt de beaux vêtements, qu'il orne son visage, non pour soi, mais pour les
autres; qu'il se fait accompagner à la place d'une foule de domestiques, afin
de s'attirer les regards et l'admiration de tout le monde; enfin, tout ce qu'il
fait, c'est pour les autres qu'il le fait. Est-il une pire et plus dangereuse maladie
que celle-là? souvent pour se faire regarder et admirer, il se précipite dans
quelque abîme. Certes, ce qu'en a dit Jésus-Christ suffit pour en montrer toute
la tyrannie. Mais je veux encore la faire connaître par d'autres endroits.
Demandez à ces citoyens qui répandent leurs richesses avec tant de profusion
pourquoi ils donnent de si grosses sommes d'argent, à quelle fin cette
prodigieuse dépense ? ils n'auront que cette seule réponse à vous faire: c'est
pour plaire au peuple. Mais interrogez-les encore, demandez-leur ce que c'est
que le peuple? c'est quelque chose, diront-ils, qui est plein de tumulte et
d'agitation, où la déraison domine, qui va au hasard, comme les flots de la
mer, un chaos d'idées et de sentiments contradictoires: est-il donc rien de
plus misérable que celui qui se donne un tel maître ?
Mais que les personnes séculières s'attachent à la vaine gloire et la
recherchent, c'est un mal sans doute, mais un mal relativement minime: au
contraire, quand cette maladie s'acharne avec un redoublement de fureur sur
ceux qui prétendent avoir renoncé au monde, c'est alors surtout que les effets
en sont terribles. Car ceux-là ne prodiguent et ne perdent que leur argent,
mais ceux-ci perdent leur âme: pour l'amour de la vaine gloire, abandonner la
saine doctrine ! pour s'acquérir l'estime, déshonorer Dieu ! quelle lâcheté,
quel engourdissement, quelle folie une telle conduite ne marque-t-elle pas? Les
autres vices, s'ils causent de grands dommages, procurent au moins quelque
plaisir, quoique court et passager. Car l'avare, l'ivrogne, celui qui aime les
femmes, goûtent en se perdant un instant de plaisir; mais ceux qui sont captifs
de cette passion mènent une vie dure et cruelle, sans jouir jamais d'aucun
plaisir. En effet, jamais ils n'atteignent à ce qu'ils désirent le plus, je
veux dire à la gloire, la considération publique. ils paraissent véritablement
en jouir, et toutefois ils n'en jouissent point, parce que ce n'est point là
une vraie gloire.
Voilà pourquoi cette passion n'est point appelée gloire, mais chose
vide de gloire; et tel est le sens du nom que lui ont donné justement les
anciens (1), parce qu'elle n'a rien de réel, rien de beau, rien de glorieux au
dedans. Un masque (2) paraît au dehors beau et aimable, mais il est vide au
dedans, et ne peut, pour cela même, bien que supérieur en beauté à bon nombre
de visages, s'attirer jamais l'amour de personne: ainsi en est-il de cette
gloire du peuple; elle est même quelque chose de plus misérable, car elle
engendre la tyrannique et redoutable passion dont nous avons parlé: elle n'a
qu'une beauté extérieure et superficielle, tandis que l'intérieur non-seulement
est vide, mais encore flétri par l'infamie et désolé par la tyrannie la plus
atroce.
D'où provient donc, me direz-vous, une si sotte et si extravagante
passion, qui n'est capable de donner aucun plaisir? D'où? Elle ne peut venir
que d'une âme basse et rampante. Il est bien difficile qu'un homme infatué de
cette gloire conçoive de grands et de nobles sentiments; nécessairement il sera
sans honneur, bas, rampant, méprisable; il ne fait rien pour la vertu, il fait
tout pour plaire à de viles créatures, et il suit à l'aveugle leurs erronées et
fausses opinions: comment vaudrait-il quelque chose ?
Mais remarquez ceci, mes chers frères; si quelqu'un lui fait cette
demande et lui dit Vous même, que pensez-vous de la multitude? Il répondra sans
doute. C'est une troupe de fainéants. Eh quoi? Désireriez-vous de lui
ressembler ? Si quelqu'un lui adresse cette nouvelle question, je ne crois pas
qu'il y réponde affirmativement. N'est-il donc pas bien ridicule de rechercher
avec soin l'estime et la faveur de gens à qui on ne voudrait jamais ressembler?
6. Irez-vous dire qu'ils forment un groupe nombreux? Raison de plus
pour les mépriser. Si chacun d'eux est digne de mépris, leur réunion est
méprisable à plus forte raison. Leur nombre, en se multipliant, ne fait que
multiplier leur déraison. C'est pourquoi si vous les prenez en particulier,
vous pourrez
1. Saint Jean Chrysostome donne Ici une étymologie qui peut paraître
arbitraire. Nous avons rectifié en ce sens la traduction de Le Mère qui semble
n'avoir pas compris.
2. Dans l'antiquité, les masques avaient la forme de la tête et la
couvraient tout entière.
11les corriger; s'ils sont une fois réunis, vous aurez bien de la
peine, parce qu'alors leur folie redouble, et aussi parce qu'ils se laissent
mener comme les bêtes, et qu'ils suivent aveuglément les opinions les uns des
autres.
La voilà cette popularité: de grâce, dites-moi, la rechercherez-vous
encore? N'en faites rien, mes frères, je vous en prie et je vous en conjure,
une pareille ambition est capable de tout renverser: elle est une source
d'avarice, d'envie, d'accusations, de piéges: elle arme, elle irrite ceux qui
n'ont reçu aucune offense contre ceux mêmes qui ne les ont nullement offensés:
celui qui est infecté de cette maladie ne connaît ni amis, ni parents, ne
respecte absolument personne; son âme dégradée, incapable désormais de
constance et d'affection, devient l'ennemie du genre humain. La colère est à la
vérité une passion tyrannique et insupportable, néanmoins elle n'est pas
toujours en mouvement, mais seulement quand on la provoque: au contraire, la
passion de la vaine gloire est incessante; il n'y a pour ainsi dire aucun temps
où elle s'adoucisse, si la raison ne la réprime et ne l'éteint, niais elle est
toujours là, non-seulement pour nous exciter à commettre le mal, mais encore
pour nous ôter tout le mérite des bonnes actions que nous avons pu faire, quand
elle ne nous a pas empêchés tout d'abord. Que si saint Paul appelle l'avarice
une idolâtrie (Ephés. V, 5), quel nom donnerons-nous à sa mère, à sa racine et
à sa source, c'est-à-dire à la vaine gloire? Nous n'en trouverons sûrement
point qui soit propre à exprimer une si grande malignité.
Rentrons donc dans notre bon sens, mes chers frères, et
dépouillons-nous de ce funeste vêtement: déchirons-le, mettons-le en pièces,
délivrons-nous enfin de cette servitude, jouissons de la vraie liberté et
prenons conscience de cette noblesse que Dieu nous a donnée méprisons
souverainement la faveur de la multitude; il n'est rien en effet de plus
ridicule et de plus déshonnête, rien de plus honteux ni de moins glorieux que
cette passion. Sien des raisons le montrent: rechercher la gloire, c'est
ignominie: la mépriser et n'en faire aucun cas, pour conformer à la volonté de
Dieu toutes ses actions et toutes ses paroles, c'est en quoi consiste la vraie
gloire.
Nous pourrons obtenir la récompense de Celui qui voit et considère avec
soin toutes nos oeuvres, lorsque nous nous contenterons de l'avoir seul pour
spectateur et pour arbitre. En quoi avons-nous besoin d'autres yeux, puisque
Celui qui doit nous donner la récompense et la gloire ne cesse point d'avoir
ses yeux attentifs sur nous et sur nos oeuvres? et certes, qu'un serviteur
fasse tout pour plaire à son maître, qu'il ne désire d'être vu que de lui seul,
qu'il ne recherche pas que d'autres voyent ce qu'il fait, quelque grands,
quelque considérables que puissent être ces spectateurs, mais qu'il n'ait point
d'autre but, d'autre intention que d'être vu de son maître: que nous, au
contraire, qui avons un si grand Maître, nous cherchions d'autres spectateurs,
qui ne nous peuvent aider en rien, mais qui peuvent nous nuire en nous
regardant et rendre notre travail infructueux et inutile, n'est-ce point là une
absurdité et une extravagance?
Ah ! je vous en prie, mes chers frères, ne nous conduisons pas de la
sorte; mais appelons et sollicitons les regards et les éloges de Celui-là seul
dont nous devons recevoir la récompense. N'ayons nul désir, nulle envie
d'attirer sur nous les yeux des hommes. Quand d'ailleurs cette gloire nous
tenterait, le meilleur moyen de l'obtenir ce serait encore de ne rechercher que
la seule gloire qui vient de Dieu. « Car je glorifierai », dit l'Ecriture, «
quiconque m'aura rendu gloire ». (I Rois, II, 30.) Et comme, lorsque nous
méprisons les richesses, c'est alors même que nous sommes le plus dans
l'abondance de toutes sortes de biens, puisque Jésus-Christ dit: « Cherchez le
« royaume, de Dieu, et toutes ces choses vous « seront données comme par
surcroît (Matth. VI, 33.) Il en est de même pour la gloire. Là où il n'y a nul
péril de donner les richesses ou la gloire, là Dieu les répand avec profusion:
or, nous recevons sans péril et les richesses et la gloire lorsqu'elles ne nous
commandent point, ne nous dominent point, et ne se servent pas de nous comme de
leurs esclaves, mais qu'elles nous servent elles-mêmes comme des hommes libres
qui sont leurs maîtres.
C'est pour cette raison que Jésus-Christ ne veut pas que nous les
aimions, de peur que nous, ne devenions leurs esclaves: si nous savons en user
en maîtres, il nous les donne avec une grande abondance. En effet, quoi de plus
illustré que ce Paul qui a dit: « Nous ne [119] cherchons aucune gloire de la
part des hommes, ni de vous, ni d'aucun autre ! » (I Thess. II, 6.) Qui est
plus riche que celui qui, n'ayant rien, possède tout? car lorsque nous ne nous
assujettirons pas aux richesses, comme je viens de le dire, alors nous les
posséderons, alors elles nous seront données avec profusion. Si nous voulons
donc acquérir la gloire, fuyons-la: c'est de cette sorte qu'en gardant les
commandements de Dieu, nous pourrons obtenir les biens présents et lesbiens
futurs, par la grâce de Jésus-Christ, avec qui gloire soit au Père et au
Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Pourquoi, lorsque les antres évangélistes ont commencé l'histoire du
Fils de Dieu par son incarnation, saint Jean se contente-t-il d'un mot sur ce
sujet ? — Paul de Samosate, petit esprit qui rampe à terre.
2. Le Verbe, ce qu'il est.
3. Le saint Docteur réfute cette objection des hérétiques que le Fils
est,appelé Theos, Dieu,sans article..
4 et 5. Jésus-Christ a souffert et est mort pour nous délivrer de
l’idolâtrie. — Rendre à la créature le culte qui n'est dû qu'au Créateur,
extrême injustice.— La foi et la doctrine inutile!: au salut, si la vie et les
moeurs sont corrompues.— Eteindre promptement la colère. — Les hommes louent ou
blâment, selon qu'ils aiment ou qu'ils haïssent: belle peinture d'un homme en
colère.— Contre ceux qui observent scrupuleusement les heures et les temps.
1. Les maîtres ne chargent pas tout d'abord d'une infinité de
connaissances les enfants qu'on leur donne à élever; ce n'est pas tout à la
fois qu'ils leur donnent leurs instructions, mais peu à peu: ils leur répètent
souvent les mêmes choses pour les inculquer plus facilement dans leur mémoire.
ils se gardent bien de les effrayer au commencement par de trop longues leçons,
qu'ils ne pourraient point retenir: ils craindraient qu'ils ne vinssent à se
décourager et à s'endormir en présence du nombre et de la difficulté des
matières qu'ils devraient s'assimiler. Je suivrai cet exemple et cette méthode,
j'adoucirai votre travail, mes frères, je rendrai votre peine légère: peu à
peu, et par petites portions, je vous distribuerai ce qu'on nous sert sur cette
sainte table, et de cette manière je le ferai entrer dans votre esprit et dans
votre coeur.
Voilà pourquoi je vais reprendre encore les paroles de mon texte,non
pour vous redire
les mêmes choses, mais pour suppléer à ce que j'ai omis. Commençons
donc, rappelons les paroles que j'ai dites au commencement de mes discours: «
Au commencement était
le Verbe, et le Verbe était avec Dieu ». Pourquoi les autres
évangélistes, ayant commencé leur Evangile par l'Incarnation de Jésus-Christ
(car saint Matthieu commence ainsi: « Le Livre de la génération de
Jésus-Christ, Fils de David »; saint Luc entre en matière par l'histoire de «
Marie », et saint Marc rapporte presque les mêmes choses, commençant par
l'histoire de Jean-Baptiste); pourquoi, dis-je, saint Jean se contente-t-il
d'un mot sur ce sujet: « Et le Verbe s'est fait chair », et passant sous
silence tout le reste, sa conception, son enfantement, sa croissance, son
éducation, arrive-t-il aussitôt à sa génération éternelle? Vous m'en demandez
la raison ? Je vais vous l'expliquer sur-le-champ.
Comme les autres évangélistes s'étaient [121] beaucoup étendus sur
l'Incarnation. du Verbe, il. était à craindre que certains petits esprits, que
ces âmes qui rampent à terre, ne s'arrêtassent à ces seuls dogmes, comme Paul
de Samosate. Justement préoccupé d'arracher à ces basses pensées ceux qui
seraient tentés d'y tomber, et voulant élever leurs regards vers le ciel, saint
Jean a soin de commencer sa narration. par l'existence céleste et éternelle du
Verbe. Saint Matthieu avait commencé son histoire parle roi Hérode; saint Luc par
Tibère-César; saint Marc par Jean-Baptiste; saint Jean laisse là toutes ces
choses, s'élève incontinent et au-dessus du temps, et au-dessus de tous les
siècles, y fixe en quelque sorte l'esprit de ses auditeurs, et dit: « Au
commencement il était »: il ne marque point de lieu où, l'on puisse s'arrêter
et ne fixe point d'époque, comme font les autres évangélistes, qui nomment
Hérode, Tibère et Jean-Baptiste. De plus, ce qui est infiniment admirable,
après s'être élevé à la plus haute sublimité, il ne néglige pas de parler de
l'Incarnation: et de même les évangélistes, qui en ont fait le récit, ne se
sont point tus sur l'existence antérieure aux siècles, ce qui était juste, et
ne pouvait être autrement, puisque c'est un seul et même Esprit qui les
inspirait et les faisait parler: voilà pourquoi on voit tant d'accord, et une
si belle harmonie dans ce qu'ils ont écrit.
Pour vous, mes chers frères, lorsque vous entendez nommer le « Verbe »,
ne souffrez pas ceux qui le disent une créature, ni ceux qui s'imaginent qu'il
est simplement la parole
car il y a plusieurs paroles, plusieurs ordres de Dieu, à quoi les
anges mêmes obéissent, mais aucune de ces paroles n'est Dieu, elles sont toutes
des prophéties et des commandements, et c'est ainsi que 1'Ecriture a coutume
d'appeler les lois, les préceptes et les ordonnances que Dieu fait. Voilà
pourquoi elle dit dés anges: « Vous êtes puissants et remplis de force, vous
faites ce qu'il vous dit » (Ps. CII, 20) mais ce Verbe est une substance dans
une hypostase, « ou une personne », qui émane du Père impassiblement. Voilà, je
l'ai déjà dit; ce que saint Jean veut désigner par le nom de VERBE.
Comme donc ce mot: « Au commencement était le Verbe », montre
l'éternité, de même celui-ci: « Le Verbe était au commencement avec Dieu »,
marque la coéternité. De peur qu'en entendant ces paroles: « Au commencement
était le Verbe », tout en comprenant que le Fils est éternel, vous n'alliez
vous imaginer que le Père soit plus vieux que lui, qu'il le précède de quelque
intervalle, et que, par suite, vous n'attribuiez un commencement au Fils
unique, l'évangéliste ajoute: « Il était au commencement avec Dieu »: ainsi le
Fils est éternel comme le Père, car le Père n'a jamais été sans son Verbe, mais
le Verbe a toujours été Dieu avec lui, dans sa propre hypostase.
Comment donc, direz-vous, s'il était avec Dieu, Jean a-t-il ajouté: «
Il était dans le monde ?» (I, 10.) C'est parce qu'étant Dieu, il était avec
Dieu, et dans le monde: soit le Père, soit le Fils, ni l'un ni l'autre n'est
renfermé dans des bornes. En effet, « si sa grandeur n'a point de bornes » (Ps.
CXLIV, 3), et, « si sa sagesse n'en a point non plus » (Ps. CXLVI, 5), il est
visible que sa substance n'a point un commencement temporel. Avez-vous entendu
ces paroles: « Au commencent Dieu a fait le ciel et la terre? » Que
concluez-vous de ce commencement? Certainement que l'un et l'autre ont été
faits avant toutes les choses visibles:de même, lorsque vous entendez dire du
Fils unique: « Au commencement il était », il faut que vous entendiez qu'il est
avant tous les êtres intelligibles, et avant les siècles.
Que si quelqu'un dit: Et comment peut-il se faire qu'étant le Fils, il
ne soit pas plus jeune que son Père, car celui qui est par quelqu'un est
nécessairement moins ancien que celui par qui il est? nous répondrons que ce
sont là des idées humaines; que celui qui peut former de pareilles questions
est capable d'en faire encore de plus absurdes, et qu'on ne doit point même
prêter l'oreille à de semblables discours; c'est de Dieu que nous vous parlons,
et non de la nature humaine, sujette à ces nécessité, et aux conséquences de
ces sortes de raisonnements; mais toutefois, pour confirmer les faibles, nous
allons vous donner une réponse.
2. Dites-nous donc: le rayon du soleil sortir de la substance du
soleil, ou de quelqu'autre corps; si nous n'avons pas perdu le sens et la
raison, nous avouerons nécessairement qu'il sort de sa substance; et cependant,
quoique le rayon émane du soleil, nous ne dirons jamais qu'il est moins ancien
que la substance du soleil, puisqu'on n'a jamais vu le soleil sans le rayon:
que si, parmi les êtres visibles et sensibles, il s'en trouve qui, étant par un
autre, [122] ne sont pas moins anciens que celui par qui ils sont, pourquoi ne
le croyez-vous pas de même de la nature invisible et ineffable ? C'est la même
chose ici, autant que la nature divine le comporte.
C'est aussi pour cette raison que saint Paul appelle ce même Fils d'un
nom, par lequel il déclare tout à la fois, et qu'il émane du Père, et qu'il lui
est coéternel. (Héb. 1, 3.) Quoi donc ! N'est-ce pas par lui que tous les
siècles et le temps ont été faits? Il faut que tout homme, s'il n'est devenu
fou, le confesse. Il n'y a donc point d'espace de temps entre le Fils et le
Père. S'il n'y en a aucun, le Fils n'est donc pas moins ancien, il est
coéternel: car « avant » et « après » sont des termes qui marquent le temps,
qui le supposent. Or, Dieu est au-dessus des temps et des siècles.
Mais abrégeons: que si vous vous entêtez à soutenir que le Fils a un
commencement, prenez garde que vous ne soyiez forcé, par la même raison, à
donner aussi au Père un commencement: à la vérité plus ancien, mais qui
pourtant sera toujours un commencement. En effet, répondez-moi: prescrire ainsi
un terme et un commencement au Fils, et avancer, pousser au delà de ce
commencement, n'est-ce pas dire que le Père existait auparavant? Certes, cela
est visible. Dites-moi donc: de quel espace de temps le Père a-t-il la
préexistence sur le Fils? Car, soit que vous le disiez court, soit que vous le
disiez long, vous avez dès lors renfermé le Père sous un commencement. En
effet, après avoir mesuré cet espace de temps, vous nous direz s'il est ou
court ou long; mais une telle détermination serait impossible, s'il n'y avait
des deux parts un commencement; il est donc vrai, qu'autant qu'il est en vous,
vous avez donné un commencement au Père, et ainsi, selon vous, le Père même
aura un commencement.
Par là, mes chers frères, vous pouvez parfaitement connaître la vérité
de cette parole du Sauveur, et que ce qu'il dit est en tout et partout un
témoignage de sa vertu et de sa sagesse: mais que dit-il? « Celui qui n'honore
« pas le Fils, n'honore pas le Père (1) ». Je sais qu'il y a bien des gens qui
ne comprennent pas ces choses. Voilà pourquoi nous évitons souvent d'agiter ces
questions de raisonnement,
1. Ce passage ne se trouve point dans les Evangiles quant aux paroles,
mais seulement quant au sens. Les Pères citent quelquefois de mémoire,
s'attachant plus au sens qu'aux paroles.
parce qu'elles ne sont pas à la portée du peuple, ou que, s'il y entend
quelque chose, il n'y trouve rien d'assez solide ni d'assez inébranlable: car «
les raisons des hommes sont sujettes à erreur, et leurs pensées sont trompeuses
». (Sag. IX, 14.)
Au reste, je voudrais bien demander à nos adversaires ce que signifient
ces paroles du prophète: « Il n'y a point eu d'autre Dieu avant moi, et il n'y
en aura point après moi ». (Isaïe, XLIII, 10, et XLV, 22.) Car si le Fils est
moins ancien que le Père, comment le Père dit-il: « Il n'y en aura point après
moi? » Nierez-vous donc la substance du Fils unique? Il faut, en effet, ou que
vous en veniez jusqu'à cet excès d'impudence, ou que vous reconnaissiez et
confessiez la divinité dans là propre hypostase du Père et du Fils. Mais comment
ces paroles: « Tout a été fait par lui », sont-elles vraies? Si le temps est
plus ancien que lui, comment ce qui est avant lui a-t-il été fait par lui? Ne
voyez-vous pas maintenant, mes frères, dans quel abîme de témérité et
d'impudence le raisonnement a jeté ces hérétiques pour s'être une fois écartés
de la vérité?
Mais pourquoi l'Evangéliste n'à-t-il pas dit que le Fils a été fait de
choses qui n'étaient point, comme saint Paul le déclare et l'assure de toutes
choses, par ces paroles: « Qui a appelé ce qui n'est point comble ce qui est »
(Rom. IV, 17), et pourquoi dit-il: « Au commencement était le Verbe », car ces
paroles de saint Jean sont contraires à celles de saint Paul? A quoi je réponds
que c'est avec justice et avec raison que l'Evangéliste s'explique ainsi, car
Dieu n'est point fait, et il n'y a rien avant lui. Mais, disons-le, ces
discours ne peuvent sortir que de la bouche des païens.
Répondez-moi sur ceci: Ne conviendrez-vous pas que le Créateur est
incomparablement plus excellent que toutes lies créatures? Mais si ce qui est
créé de rien lui était. semblable, où se trouverait-elle alors cette excellence
incomparable? Et de plus, comment expliquerez-vous ces paroles: « C'est moi qui
suis le premier et le dernier » (Isaïe, XL1, 4), et: « Il n'y a point eu
d'autre Dieu avant moi?» (Isaïe, XLIII,10.) Car si le Fils n'est pas
consubstantiel au Père, il y a un autre Dieu:
1. Au lieu d'autois, que je
trouve dans le texte qui est sous mes yeux, je ne puis m'empêcher de lire auto. Avec auto, le sens est clair, concordant et parfait, et le raisonnement
concluant. Avec autois, il n'y a plus
même de sens possible. (J.- B. J.)
12s'il ne lui est coéternel, il est après lui; et s'il n'est pas émané
de sa substance, il est visible qu'il a été fait.
Que si les Ariens et les Anoméens nous répliquent que c'est par
opposition aux idoles que le prophète a parlé de la sorte, « ou pour «
distinguer d'elles le seul vrai Dieu», pourquoi n'accorderont-ils pas aussi que
Dieu est dit seul vrai Dieu par opposition aux idoles? Que si, encore une fois,
ces paroles ne sont là que pour marquer la différence qu'il y a entre Dieu et
les idoles, comment expliqueront-ils tout le passage en entier? Car Isaïe dit:
« Après moi il n'y a point d'autre Dieu». Par où il ne prétend point exclure le
Fils de la Divinité, mais il veut seulement déclarer et enseigner ceci: « Il
n'y a point d'idole-Dieu après moi », non que pour cela le Fils ne soit point
Dieu. Soit, direz-vous. Mais quoi ! ces paroles: « Avant moi il n'y a point eu
d'autre Dieu », les expliquerez-vous aussi en disant qu'à la vérité il n'y a
point eu auparavant d'idole-Dieu, mais que néanmoins le Fils est antérieur ?
Et quel démon parlerait de la sorte? Non, je ne crois pas que le diable
même l'osât; mais, en un mot, si le Fils n'est pas coéternel au Père, comment
direz-vous que sa vie n'a point de fin? Car s'il a commencé, dût-il ne point
finir, il ne sera pourtant pas immense l'immense doit être immense, et quant au
commencement, et quant à la fin. Saint Paul l'a ainsi défini par ces paroles: «
Il n'a ni commencement ni fin de sa vie ». (Héb. VII, 3.) En quoi l'Apôtre
déclare que le Fils n'a point de commencement ni de fin. S'il est sans bornes
de ce côté, il est sans bornes aussi de l'autre: il ne finira point, il n'a pas
commencé.
3. Mais comment, étant la vie, y aurait-il eu un temps auquel il
n'aurait point été? Il n'y a personne qui ne dise et ne confesse que la vie est
toujours, qu'elle n'a ni commencement ni fin, et, par suite, le Fils qui est la
vie: mais s'il a été un jour auquel il n'était point, comment celui qui un jour
n'était point serait-il la vie des autres? Pourquoi donc, disent les
hérétiques, Jean lui a-t-il donné un commencement, en disant: « Au commencement
il était?» Quoi ! vous vous arrêtez à ce mot: « Au commencement », et à
celui-ci: « Il « était », et vous ne portez pas votre attention jusqu'à cet
autre: « Le Verbe était? » Que répondrez-vous donc à ce que le prophète dit du
Père: « Vous êtes (1), depuis le siècle, et jusque « dans le siècle ». (Ps.
LXXXIX, 2.) Est-ce que par ces paroles il lui donne des bornes ? Point du tout,
mais il déclare et il montre son éternité. Pensez de même de cet endroit de
saint Jean: ce n'a point été pour le renfermer dans des bornes qu'il a usé de
ces termes, car il n'a point dit: il a eu un commencement, mais: « Au
commencement il était », vous portant à penser par ces paroles: « Il était»,
que le Fils est sans commencement.
Mais vous m'objecterez: le Père est appelé Dieu avec l'article, et le
Fils sans article (2). N'est-il pas vrai que l'Apôtre, parlant du Fils de Dieu,
dit: « Du grand Dieu, et notre Sauveur Jésus-Christ? » (Tit. II,13.) Il dit
encore « Qui est Dieu », élevé « au-dessus de tout » (Rom. IX, 5): je
l'accorde; saint Paul, en ce dernier passage, nomme le Fils, sans ajouter
l'article devant le mot Dieu; mais observez aussi qu'il fait de même à l'égard
du Père, car, dans l'Epître qu'il écrit aux Philippiens, il parle également de
lui sans mettre l'article « Qui ayant », dit-il, « la forme et la nature de
Dieu, n'a point cru que ce fût pour lui une usurpation d'être égal à Dieu ».
(Philip. II, 6.) Et encore dans celle aux Romains: « Que Dieu notre Père, et
Jésus-Christ Notre-Seigneur vous donnent la grâce et la paix ». (Rom. I, 7.)
Sans compter qu'il eût été superflu de faire ici précéder l'article, lequel est
répété plus haut dans plusieurs autres endroits. Quand l'Ecriture dit du Père:
« Dieu est esprit» (Jean, IV, 24), quoique le mot « Esprit » ne soit pas
précédé de l'article, nous ne contestons pourtant pas que Dieu soit incorporel:
de même, dans l'endroit que vous alléguez, de ce qu'il n'y a point d'article
avant le mot Dieu attribué au Fils, il ne s'ensuit pais que le Fils soit Dieu à
un degré inférieur. Pourquoi? c'est que lorsqu'elle a dit: « Dieu », et « Dieu
», elle ne nous a marqué aucune différence de Divinité, ou plutôt c'est parce
qu'elle fait précisément tout le contraire. Car, ayant d'abord
1 « Vous êtes », sans y joindre « Dieu ». Tous nos exemplaires, les
Septante le portent simplement ainsi: « Tu
es », sans « Deus ». Ce qui est
suivi par saint Augustin, par le Syriaque, et par les anciens psautiers latins,
etc.
2. Cette objection des Ariens regarde ces premières paroles de
l'Evangile de saint Jean: kai o logos en
pros ton Theon, kai Theos en o logos, où ton Theon avec l'article est dit du Père, kai Theos en, sans article est dit du Fils. De là les Ariens et les
Anoméens concluaient et soutenaient que le Fils n'était pas Dieu comme le Père,
qu'il ne lui était pas égal, et qu'il n'était pas proprement Dieu. le saint
Docteur réfute cette objection par des exemples contraires, comme il est facile
de le voir dans ce qui suit, etc.
12dit: « Et le Verbe était Dieu », de peur que quelqu'un ne pensât que
la divinité du Fils n'était pas égale à celle du Père, elle produit et présente
aussitôt des témoignages de sa vraie divinité, en déclarant son éternité par
ces paroles: « Il était au commencement avec Dieu »; et encore: en lui
attribuant la puissance de créer, et disant de lui: « Toutes choses ont été
faites par lui, et rien de ce qui a été fait, n'a été fait sans lui »:
puissance que son Père donne partout par la bouche des prophètes pour être le
plus grand et le plus visible témoignage de sa nature divine. Les prophètes
reviennent souvent sur cette sorte de démonstration, et cela, non sans motif,
parce qu'ils ont en vue l'abolition du culte des idoles. Car, « Périssent les
dieux », dit Jérémie, « qui n'ont point fait le ciel et la terre » (Jérém.
X,11): et ailleurs: « C'est moi qui de ma main ai étendu le ciel ». (Is. XLIV,
24.) Le Père voulant donc montrer que c'est là une preuve visible et manifeste
de sa divinité, la met partout, et partout il l'emploie: mais l'évangéliste,
non content encore de ce qu'il a dit du Fils, l'appelle aussi « vie » et «
lumière ».
Si donc le Fils a toujours été avec le Père, si tout a été fait par
lui, si c'est lui qui maintient et conserve toute chose, car c'est ce que
marque saint Jean, en disant qu'il est la vie; s'il illumine tout, qui sera
assez fou pour dire que l'évangéliste a ainsi mis et placé ces mots (1) pour
diminuer la divinité du Fils, tandis qu'il se sert au contraire de la preuve la
plus forte pour établir son égalité et sa parfaite ressemblance avec le Père?
Je vous en conjure; mes chers frères, ne confondons point la créature
avec le Créateur, de peur que nous n'entendions dire aussi de nous-mêmes: « Ils
ont rendu à la créature l'adoration et le culte souverain, au lieu de le rendre
au Créateur ». (Rom. I, 25.) En vain l'on dirait qu'il faut entendre ces
paroles des cieux, elles interdisent absolument le culte de la créature, qui
est proprement l'idolâtrie.
4. Ne nous exposons donc pas à une si grande malédiction. Le Fils de
Dieu est venu au monde pour nous délivrer de ce culte. Il a pris la forme de
serviteur pour nous délivrer de cet esclavage: c'est encore pour cela qu'il a
bien voulu être déshonoré par d'infâmes crachats et de honteux soufflets, et
souffrir une
1. Ces mots, c’est-à-dire: ton
Theon, en parlant du Père, et Theon, en
parlant du Fils.
mort très-ignominieuse. Ne nous rendons pas inutiles toutes ces grâces
et ces bienfaits, je vous en conjure, mes frères, et ne retournons pas à notre
ancienne impiété, ou plutôt à une impiété plus grande et plus énorme: car il
est d'une injustice extrême de rendre à la créature l'adoration et le culte
souverain, et d'abaisser le Créateur jusqu'à la bassesse de la créature autant
qu'il est en nous: car cela ne l'empêche pas certes de subsister tel qu'il est;
« mais « pour vous», dit le Prophète, « vous êtes ton« jours le même, et vos
années ne passeront « point». (Ps. CI, 28.) Glorifions-le donc comme nous
l'avons appris de nos pères: glorifions-le par notre foi et par nos oeuvres.
Car la foi et la doctrine sont inutiles pour le salut, si la vie est corrompue.
C'est pourquoi, réglons-la sur la volonté de Dieu: écartons, chassons
loin de nous toute action déshonnête, toute injustice, toute avarice: soyons
comme des étrangers hors de leur pays et de leur maison, soyons
très-indifférents pour les choses présentes. Si quelqu'un a de grandes
richesses et de grands biens (I Cor. VII, 30, 31), qu'il en use comme un
voyageur qui doit partir dans peu, soit qu'il le veuille; ou qu'il ne le
veuille pas: si quelqu'un a reçu une injure, qu'il ne garde pas éternellement
sa colère, ou plutôt qu'il ne l'écoute jamais: l'apôtre ne la souffre que pour
un seul jour: « Que le soleil », dit-il, « ne se couche point « sur votre
colère ». (Ephés. IV, 26.) Et cela est véritablement juste: il est à craindre
que la colère, quelque courte qu'elle soit, ne nous porte à de fâcheux et de
funestes excès, et même il est difficile de l'empêcher; mais si la nuit nous y
surprend, tout devient plus difficile et plus dangereux, parce qu'alors le
souvenir de l'injure allume un grand feu dans le coeur, et qu'agités de cruelles
pensées, nous sommes un long temps à en garder l'amer souvenir. Saint Paul veut
donc que nous prévenions et nous éteignions le mal avant que la nuit, que le
temps du repos nous surprenne, et vienne attiser l'incendie.
La colère est une violente agitation plus vive et plus furieuse que la
flamme même voilà pourquoi il n'y a nul temps à perdre, et l'on ne peut user de
trop de diligence pour prévenir le feu et empêcher que la flamme ne s'élève. En
effet, cette passion cause une infinité de maux: elle renverse les maisons,
elle rompt les anciennes amitiés; en peu de temps, [125]
et dans un moment. elle porte à des excès déplorables, et nous fait
commettre les actions les plus tragiques: « Parce que », dit l'Écriture, «
l'émotion de la colère qu'il a dans le coeur est sa ruine ». (Eccl. I, 28.)
Retenons donc cette bête avec le frein: retenons-la par la crainte du
jugement futur; c'est le mors le plus fort et le plus puissant de tous.
Lorsqu'un ami vous aura offensé, ou qu'un des vôtres vous aura irrité, pensez à
la multitude des péchés que vous avez commis contre Dieu, et considérez que si
vous savez vous retenir et vous modérer, vous serez traité avec moins de
rigueur au jour du jugement, car Jésus-Christ dit: « Remettez, il vous sera
remis » (Luc, VI, 37), et aussitôt vous serez guéri de votre maladie.
Mais je veux encore que vous examiniez si, lorsqu'il vous est arrivé de
vous mettre en colère, vous ne vous êtes pas quelquefois retenu et si
quelquefois aussi vous ne vous êtes pas laissé emporter: la comparaison que
vous ferez de ces deux états vous aidera beaucoup à vous corriger. Dites-moi,
je vous prie, quand est-ce que vous vous êtes applaudi vous-même? Est-ce
lorsque la colère vous a surmonté, ou lorsque vous l'avez surmontée ? N'est-il
pas vrai que lorsque nous y avons succombé, nous nous blâmons fortement
nous-mêmes, nous rougissons, quoique personne ne nous fasse aucun reproche, et
par nos paroles et nos actions nous donnons de grandes marques de repentir; et
que lorsqu'au contraire nous l'avons vaincue, nous nous réjouissons, nous
tressaillons d'allégresse, comme venant de remporter une victoire ? Pour un
homme en colère, la victoire ne consiste pas à rendre la pareille (ce qui est
au contraire la pire défaite); elle consiste à souffrir courageusement le mal
qu'on nous a fait, ou qu'on a dit de nous. En effet, l'avantage ne reste pas à
celui qui a fait le mal, mais a celui qui l'a enduré.
Lors donc que vous vous mettez en colère, ne dites point: il faut que
je rende la pareille, il faut que je me venge; et à ceux qui vous exhortent à
vous contenir, ne répondez pas non, je ne souffrirai point qu'après s'être
moqué de moi, il demeure impuni. Sachez qu'il ne se moquera véritablement de
vous, que lorsqu'il vous verra user de vengeance; mais s'il rit, s'il se moque
de vous, quand vous vous tenez tranquille et en repos, il fait l'action d'un
fou.
Pour vous, n'ambitionnez point pour votre victoire les éloges des
insensés.; contentez-vous de ceux que les sages vous donneront: mais à quoi
pensé-je de vous proposer un public infime, un public composé d'hommes
?Tournez-vous plutôt vers Dieu, c'est lui qui vous approuvera. Fort d'un tel
suffrage, gardez-vous de rechercher la gloire que dispensent les hommes. Leurs
éloges sont dictés souvent par la faveur ou par un esprit de rivalité, et
encore leurs louanges ne sont-elles d'aucune utilité; mais le suffrage de Dieu
est impartial et souverainement utile à celui qui en est honoré; ce sont donc
là les louanges et la gloire que nous devons chercher..
5. Voulez-vous connaître quel mal c'est que la colère? Arrêtez-vous sur
la place, quand vous y verrez des gens se quereller: vous ne pourriez pas
facilement découvrir sur vous-même toute la laideur de cette infirmité, votre
raison étant alors ensevelie dans l'ivresse et dans les ténèbres; mais lorsque
vous ne serez point ému de cette passion, et que votre jugement ne sera point
prévenu, alors regardez-vous et contemplez-vous vous-même dans les autres.
Voyez cette foule de peuple qui s'amasse de tous côtés, ces hommes en colère
qui étalent en public leur honteuse folie; dès que la colère vient à
bouillonner, à exciter le coeur, à l'exaspérer, le feu sort et des yeux et de
là bouche; le visage s'enfle, les mains s'agitent de mouvements désordonnés,
les pieds trépignent ridiculement, prêts à frapper ceux qui cherchent à
intervenir dans ces transports insensés; l'homme en colère ressemble absolument
à un fou: il ne diffère même pas de ces ânes sauvages qui ruent et qui mordent.
L'homme irascible est incapable de se modérer.
Mais les acteurs de ces scènes ridicules, de retour ensuite dans leurs
maisons, rentrant en eux-mêmes et réfléchissant sur ce qu'ils viennent de
faire, sont tout à la fois saisis de douleur et de crainte: alors ils cherchent
et repassent dans leurs esprits ceux qui ont été présents à leur querelle: et
ces mêmes hommes qui, pareils à des fous, ne faisaient nulle attention à ceux
qui les regardaient, se demandent ensuite, leur sang-froid une fois revenu,
quels étaient les assistants. Étaient-ce des amis, des ennemis ? ils craignent
également les uns et les autres: ceux-là pour leurs reproches, qui les feront
rougir de honte et de [126] confusion; ceux-ci pour la joie qu'ils auront de
leur déshonneur et de leur ignominie.
S'il y a eu des coups donnés, des plaies, des blessures, la crainte est
alors bien plus grande: on redoute qu'il n'arrive quelque chose de pis à ceux
qu'on a frappés ou blessés; on craint que la fièvre ne leur survienne et ne
leur cause la mort, ou qu'une plaie difficile à guérir ne les mette en, péril
de la vie. A quoi bon, disent-ils, cette bataille, ce débat, ces injures ?
Peste soit de ceci et de cela ! et ils maudissent ainsi tout ce qui a donné
lieu à la querelle: il en est qui poussent la démence jusqu'à s'en prendre à la
malignité des démons, à l'heure, au temps.
Maris ce n'est pas la mauvaise heure qui est cause de ce qu'ils ont
fait: il n'y a point d'heure mauvaise; les malins démons non plus ne sont pas
les auteurs de ce qui s'est passé; tout vient de la méchanceté de ceux qui ont
cédé à la colère. Ce sont eux qui attirent les démons, et qui se font à
eux-mêmes tout le mal. Mais, direz-vous, la bile s'émeut, le coeur s'enflamme,
et se pique des outrages? Je le sais, je l'ai éprouvé moi-même comme vous,
c'est pour cela que j'admire ceux qui répriment cette méchante bête. Car, si
nous voulons, nous pouvons chasser cette maladie. En effet, pourquoi, si des
grands, si des princes nous outragent, ne cherchons-nous pas à nous venger?
N'est-ce pas parce que la crainte, qui n'est pas moins forte que la colère,
intimide cette colère, et ne lui permet même pas d'éclater au dehors, mais
qu'elle l'étouffe au dedans dès le commencement? Pourquoi enfin, nos
serviteurs, quand nous les chargeons de mille injures, le souffrent-ils sans
dire un seul mot? N'est-ce pas parce que cette même crainte les lie et les
retient ? Mais vous, ne vous bornez point à songer à la crainte de Dieu:
dites-vous que ce même Dieu qui vous prescrit le silence, est lui-même l'auteur
de l'offense, et alors vous ne songerez plus à vous plaindre.
Dites à celui qui vous insulte: Que puis-je vous faire? un autre
retient ma langue et ma main: et cette parole deviendra pour vous et pour
l'agresseur une raison de vous modérer.
Mais nous souffrons les choses même les plus insupportables par considération,
et par respect pour les hommes; nous disons souvent à ceux qui nous insultent:
c'est un autre, ce n'est point vous qui m'avez fait de la peine: et nous
n'aurons pas les mêmes égards, le même respect pour Dieu ? Quel pardon
pouvons-nous attendre? Disons-nous à nous-mêmes: c'est Dieu qui nous frappe
maintenant, c'est lui aussi qui lie nos mains, gardons-nous de regimber et de
nous montrer moins obéissants à Dieu qu'aux hommes.
Vous tremblez à cette parole? Tremblez donc aussi au moment d'agir.
Dieu nous a commandé, si l'on nous donne des soufflets, non-seulement de les
souffrir, mais encore de nous offrir à un pire traitement. (Matth. V, 39.) Et
nous, nous nous défendons avec tant de force et de vigueur, que non-seulement
nous ne voulons pas supporter le moindre mal, mais que nous faisons même tous
nos efforts pour nous venger, que dis-je? nous allons jusqu'à devenir
nous-mêmes provocateurs, et nous nous jugeons vaincus, faute d'avoir rendu la
pareille. Et ce qu'il y a de plus fâcheux et de plus funeste pour nous, c'est
que nous nous imaginons avoir remporté la victoire, lorsque nous avons subi la
pire défaite et que nous sommes par terre; c'est que nous croyons avoir
triomphé du diable, lorsqu'il nous a porté mille coups et couverts de
blessures.
C'est pourquoi, apprenons, je vous prie, en quoi consiste ici la
victoire, et tâchons de la remporter; souffrir, c'est être couronné. Si nous
voulons donc que Dieu même nous proclame victorieux, gardons-nous de suivre les
maximes en usage dans les luttes du monde; mais observons la loi que Dieu a
prescrite pour ces combats, qui consiste à souffrir courageusement et avec
patience. Ainsi puissions-nous vaincre nos ennemis, et obtenir les biens de
cette vie et de l'autre, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire, l'empire, l'honneur appartiennent
au Père et au Saint-Esprit, aujourd'hui et toujours, dans tous les siècles des
siècles. Ainsi soit-il.
1. Moïse commence l'histoire de l'Ancien Testament par ce qui est
sensible à nos yeux, et en fait une description fort étendue. Il dit: « Au
commencement Dieu a fait le ciel et la terre» (Gen. I,1); il ajoute:Il a fait
la lumière, le firmament, les étoiles, et des animaux de toutes sortes
d'espèces: car il serait trop long de nommer tout en particulier.
Mais notre évangéliste renferme tout en un seul mot: et ces choses, et
toutes celles qui sont au-dessus d'elles. Et certes, c'est avec justice et avec
raison: Premièrement, toutes ces choses sont connues des auditeurs; et en
second lieu, il se hâte d'entrer dans un sujet plus grand et plus élevé. Ainsi
il commence sa narration, non par les ouvrages, ou par les créatures, mais par
leur auteur et leur Créateur. C'est pourquoi Moïse, n'ayant entrepris de
traiter que la moindre partie de la création, puisqu'il n'a point parlé des
puissances invisibles, s'arrête uniquement à ce point: mais Jean, qui tout à
coup veut s'élever jusqu'au Créateur, passe légèrement et en courant sur toutes
ces choses, et renferme tout ce qu'a dit Moïse et ce qu'il a omis, dans ce peu
de paroles: « Tout a été fait par lui ». Et de peur que vous ne croyiez qu'il n'a
en vue que ce dont le législateur a déjà fait mention, il ajoute: « Rien de ce
qui a été fait, n'a été fait sans lui », c'est-à-dire, rien de ce qui peut
tomber sous les sens, ou de ce qui est invisible et purement intellectuel, n'a
été fait que par la vertu, et par la puissance du Fils.
Nous ne mettrons pas un point après ces mots: « Rien n'a été fait »,
comme font les hérétiques, qui, voulant que le Saint-Esprit ait été créé,
lisent ainsi: « Ce qui a été fait était vie dans lui ». C'est rendre ces paroles
inintelligibles. Car premièrement, il n'était pas à propos de parler du
Saint-Esprit en cet endroit; et en second lieu, si l'évangéliste avait voulu
l'indiquer, pourquoi se serait-il expliqué si obscurément? Où est la preuve que
ce soit du Saint-Esprit qu'il ait dit ces paroles ? mais encore, selon leur
manière même de ponctuer, nous trouverons que ce n'est pas le Saint-Esprit qui
a été fait, mais que c'est le Fils qui s'est fait lui-même.
Soyez donc attentifs, afin de bien retenir le texte, et nous, lisons
cependant le passage selon leur manière de le ponctuer; l'absurdité qui en
résulte sera plus visible et plus manifeste: « Ce qui a été fait était vie dans
lui ». Sur quoi ils disent que le mot: « Vie » signifie le Saint-Esprit. Mais
il se rencontre ici, que la vie est aussi appelée lumière: car l'évangéliste
ajoute: « Et la vie était la lumière des hommes». Donc, selon eux, saint Jean
dit ici que le Saint-Esprit est la lumière des hommes: mais que diront-ils sur
ce qui suit? Saint Jean [127] ajoute encore: « Un homme a été envoyé de Dieu,
pour rendre témoignage à la lumière ». Il faut bien qu'ils répondent que cela
est dit aussi du Saint-Esprit; car celui-là même qu'il a nommé « Verbe »
ci-dessus, il le qualifie « Dieu, vie et lumière» dans les paroles suivantes: «
Ce Verbe, » dit-il, « était la vie », et cette même vie « était la lumière ».
Si donc le Verbe était la vie, et si le Verbe qui est la vie, s'est fait chair,
la vie s'est fait chair, c'est-à-dire le Verbe: « Et nous avons vu sa gloire,
comme du Fils unique du Père ».
Si ces hérétiques soutiennent donc qu'en cet endroit le Saint-Esprit
est appelé la vie, voyez combien il s'ensuit d'absurdités: il résulte delà que
c'est le Saint-Esprit qui s'est incarné, et non pas le Fils; que le
Saint-Esprit est le Fils unique. Et si cela n'est point ainsi, ou s'ils veulent
éviter ces conséquences, ils tomberont dans de plus grandes extravagances, en
lisant comme ils font. S'ils avouent que c'est du Fils qu'il est parlé en ce
lieu et s'ils ne ponctuent pas et ne lisent pas comme nous, il faut
nécessairement qu'ils disent que le Fils a été fait par lui-même. En effet, si
le Verbe était la vie, si ce qui a été fait, était vie en lui: de cette façon
de lire il s'ensuit que le Verbe a été fait en lui-même, et par lui-même.
L'Evangile ajoute ensuite quelques lignes après: « Et nous avons vu sa gloire,
sa gloire, » dis-je « comme du Fils unique du Père (14) ». Voilà comment de
leur façon de lire, et de leur manière de s'expliquer, il résulte que le
Saint-Esprit est le Fils unique; car «selon eux », c'est de l'Esprit-Saint
qu'il est uniquement parlé, c'est à lui seul que se rapporte tout ce discours.
Ici, mes frères, ne voyez-vous pas dans quels précipices, et dans
quelles absurdités on tombe, lorsqu'une fois on s'égare et l'on s'écarte de la
vérité? Quoi donc? L'Esprit-Saint, direz-vous, n'est-il pas la lumière? Oui, il
est sûr qu'il est la lumière; mais il n'est point fait mention de lui en cet
endroit. Quoique Dieu soit Esprit, c'est-à-dire incorporel, il ne s'ensuit pourtant
pas de là que toutes les fois qu'on dit esprit, ce soit de Dieu qu'on parle. Et
pourquoi vous étonneriez-vous, si nous le disions du Père? Du Paraclet, du
Consolateur même, nous ne dirons pas que partout où l'on trouve le nom
d'esprit, ce soit de l'Esprit Consolateur qu'on parle: quoique ce nom lui soit
propre, et celui qui lui convient le plus, toute
fois partout où on lit le nom d'esprit, il ne faut pas toujours
l'entendre du Paraclet; car Jésus-Christ aussi est appelé la vertu de Dieu, la
sagesse de Dieu. Mais partout où. on nomme la vertu de Dieu, la sagesse de
Dieu, ce n'est pas toujours dé lui qu'on parle. Il en est de même en ce' lieu:
quoique le Saint-Esprit illumine, ce n'est pas néanmoins de lui que parle
maintenant l'évangéliste. Mais nous avons beau faire justice de ces absurdités:
eux, dans leur extrême obstination à combattre la vérité, ne cessent point de
dire: « Ce qui a été fait, était vie en lui », c'est-à-dire, ce qui a été fait
était vie.
Quoi donc ? le châtiment des Sodomites, le déluge, les tourments, et
mille autres choses semblables, tout cela était vie? Mais, disent-ils, nous
parlons de la création. Certes, ces choses appartiennent à la création. Mais
pour combattre plus fortement encore leurs sentiments, interroge»ns-les: dites-nous
donc, le bois est-il vie? Lés pierres, ces êtres inanimés et sans mouvement,
sont-ils vie? l'homme lui-même, est-il absolument vie? Qui pourrait le
prétendre? L'homme n'est point la vie, mais capable de vie.
2. Considérez encore ici leurs absurdités, car nous les suivrons pas à
pas, pour mettre leur folie dans un plus grand jour; tant nous sommes sûrs
qu'ils n'allèguent rien qui puisse convenir au Saint-Esprit ! En effet, forcés
dans leurs retranchements, et contraints d'abandonner leurs premières opinions,
ils appliquent aux hommes ce qu'ils croyaient auparavant pouvoir dignement
attribuer à l'Esprit-Saint; mais examinons maintenant leur leçon dans ce
nouveau sens.
La créature est à présent appelée vie, elle est donc aussi la lumière:
et Jean est venu pour lui rendre témoignage. Pourquoi donc n'est-il pas
lui-même la lumière? L'Ecriture dit: « Il n'était pas la lumière »; cependant
il était du nombre des créatures: comment n'est-il donc pas la lumière? Et
comment expliquer: « Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui ?»
La créature était dans la créature, et la créature a été faite par la créature:
comment le monde ne l'a-t-il point connu ? Est-ce que la créature n'a point
connu la créature? « Mais il a donné à tous ceux qui l'ont reçu le pouvoir
d'être faits enfants de Dieu ». Mais en voilà assez pour faire rire tout le
monde de leurs impertinences; ce sera maintenant à vous [129] à combattre leurs
monstrueuses opinions. Je vous les abandonne, de peur qu'il ne semble que nous
n'avons rien dit jusqu'à présent que pour rire et nous moquer d'eux, et que
nous perdons le temps.
En effet, si ces paroles ne sont point dites du Saint-Esprit, comme
nous l'avons déjà démontré, ni de la créature, et si néanmoins ils soutiennent
et défendent leur même leçon, il s'ensuivra, comme nous l'avons fait voir, la
plus grande de toutes les absurdités, savoir que le Fils a été fait par
lui-même. Car si le Fils est la vraie lumière, et si cette lumière était la
vie, et si la vie a été faite en lui, il s'ensuit nécessairement de leur leçon,
que le Fils a été fait par lui-même; c'est pourquoi laissons leur manière de
ponctuer, rejetons-la, et venons à celle qui est juste, et à la bonne
interprétation. Quelle est-elle? elle consiste à terminer le sens de ces
paroles: « Ce qui a été a fait ». Et de commencer ensuite par celles-ci: « Dans
lui était la vie», par où l'évangéliste veut nous faire entendre que « rien de
ce qui a été fait, n'a été fait sans lui ». Si quelque chose a été faite,
dit-il, elle n'a point été faite sans lui.
Ne voyez-vous pas, mes frères, qu'au moyen de cette courte addition,
saint Jean a dissipé tous les doutes et toutes les absurdités qui pouvaient
naître? Car par ces mots: «Rien n'a été fait sans lui », et par cette courte
addition: « De ce qui a été fait », il comprend et renferme ensemble tous les
êtres intellectuels, et met. à part le Saint-Esprit. Comme il avait dit: «
Toutes choses ont été faites par lui, et rien n'a été fait sans lui »; cette
addition était nécessaire, de peur que quelqu'un n'alléguât: mais si toutes
choses ont été faites par lui, le Saint-Esprit a donc été fait par lui. C'est
des choses qui ont été faites, dit-il, que je dis qu'elles ont été faites par
lui: ces choses fussent elles invisibles, incorporelles, célestes. Voilà:pourquoi
je n'ai pas dit simplement toutes choses; mais j'ai dit: si quelque chose
a été faite, c'est-à-dire, ce qui a été fait. Or l’Eprit n'a pas été
fait.
Vous voyez combien cette doctrine est exacte. L’Évangéliste a rappelé
la création des choses sensibles, dont Moïse nous avait auparavant instruits;
ensuite nous voyant suffisamment éclairés là-dessus, il a élevé nos esprits à
des choses plus sublimes, c'est-à-dire, à ce qui est incorporel et invisible,
et il a séparé le [129] Saint-Esprit de toutes les créatures; c'est ainsi,
c'est en ce sens que saint Paul, inspiré de la même grâce, disait: « Car tout a
été créé par lui ». (Col. 1,16.) Je vous prie d'observer ici la même
exactitude; car le même esprit mouvait aussi cette âme. De crainte que
quelqu'un ne retranchât de la création aucune des choses qui ont été faites, à
cause qu'elles étaient invisibles, ou qu'il n'y joignît le Paraclet, le saint
apôtre passe sur les choses sensibles, qui étaient connues de tout le monde, et
fait la description des choses célestes en ces termes: « Soit les Trônes, soit
les Dominations, soit les Principautés, soit les Puissances ». (Col. I, 16.)
Par ce mot. « soit » chaque fois répété, il ne nous fait entendre que ceci: «
Tout ce qui a été fait par lui, et rien de ce qui a été fait, n'a été fait sans
lui ».
Que si, vous croyez que ce mot: « Par », marque quelque chose de moins,
« comme un simple ministère », écoutez ce que dit le Prophète: « Vous avez,
Seigneur, dès le commencement fondé la terre, et les cieux sont les ouvrages de
vos mains ». (Ps. CI, 26.) Ce qui est dit du Père, comme Créateur,
l'évangéliste le dit ici du Fils: il ne l'aurait point dit s'il ne le regardait
pas comme Créateur, mais bien comme. simple ministre. Que s'il est dit: « Par
lui », ce n'est qu'afin qu'on ne croie pas que le Fils n'est point engendré.
Mais pour avoir un, témoignage bien sûr que, quant à la dignité de créateur le
Fils n'a rien de moins que le Père, écoutez en quels termes il parle de
lui-même: « Comme le Père », dit-il, « ressuscite les morts et leur rend la
vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît ». (Jean, V, 21.) Si c'est
du Fils qu'il est dit dans l'Ancien Testament: « Vous avez, Seigneur, dès le
commencement fondé la terre », sa dignité de Créateur est visible et manifeste;
mais si vous dites que le prophète a parlé du Père en cet endroit, et que saint
Paul a attribué au Fils ce qui était dit du Père, il s'ensuit pourtant toujours
la même chose. L'apôtre ne se serait pas porté à attribuer aussi la création au
Fils, s'il n'avait été tout à fait certain que le Fils est égal au Père en
dignité et en puissance. II y aurait eu en effet une extrême témérité
d'attribuer à celui qui est moindre et inférieur, un pouvoir propre à
l'incomparable nature du Tout-Puissant.
3. Mais le Fils n'est ni moindre (lue le Père, ni,inférieur à lui cil
essence, en [130] substance; c'est pourquoi saint Paul n'a pas seulement osé
lui attribuer cette dignité, mais encore d'autres semblables. Car ce mot:. «
Duquel », que vous n'attribuez qu'à la dignité du Père seul, il l'applique
également au Fils dans ces paroles: « Duquel », dit-il, « tout le corps » de
l'Eglise « recevant l'influence par les vaisseaux qui en joignent et lient
toutes les parties, s'entretient et s'augmente par l'accroissement que Dieu lui
donne ». (Col. II, 19.) Ce n'est pas tout, il vous ferme encore mieux la bouche
d'une autre façon, en disant du Père: « Par qui», expression qui, selon vous,
implique infériorité: « Car », dit-il, « Dieu par qui vous avez été appelés à
la société de son Fils Jésus-Christ Notre-Seigneur, est fidèle et véritable ».
(I Cor. 1, 9.) Et encore « Par sa volonté »; et ailleurs: « Tout est de lui, «
tout est par lui, et tout est en lui ». (Rom. XI, 36.)
Enfin ce terme: « Duquel » est attribué non-seulement au Fils, mais
aussi au Saint-Esprit, puisque l'ange disait à Joseph: « Ne craignez point de
prendre avec vous Marie votre à femme; car ce qui est né dans elle, est du
Saint-Esprit ». (Matth. I, 20.) Et de même ce mot: « En qui », qui est propre
au Saint-Esprit, le prophète ne fait point de difficulté de l'attribuer à Dieu
« le Père », lorqu'il dit. « En Dieu (1) nous ferons des actions de vertu ». Et
saint Paul dit: « Dans ses prières, si EN LA VOLONTÉ DE DIEU (2), je dois
trouver enfin une voie favorable pour aller vers vous » (Rom. I, 10); il le dit
aussi de Jésus-Christ: « En Jésus-Christ ». Et certes, ces paroles et ces
expressions: « En qui, duquel, par qui », etc., se trouvent souvent dans
l'Ecriture indifféremment appliquées et attribuées aux trois personnes de la
sainte Trinité; ce qui ne serait point, et n'arriverait pas, si leur substance
n'était la même et égale en tout.
Mais de peur que vous ne croyiez que ces paroles: « Tout a été fait par
lui », doivent à présent s'entendre des prodiges et des,miracles (car les
autres évangélistes en ont fait mention), saint Jean ajoute ensuite: « Il était
dans le monde, et le monde a été fait par lui », mais non le Saint-Esprit, qui
n'est pas au
1. « En Dieu »: Il serait mieux de dire: « Avec Dieu »; mais l'application
qu'en fait le saint Docteur demande que je traduise comme je fais.
2. « Si en la volonté de Dieu »: je suis forcé de traduire de même pour
me conformer au sens; on dira mieux: « je demande continuellement à Dieu dans
mes prières, que si c'est sa volonté, il m'ouvre enfin quelque voie favorable
pour aller vers vous ».
nombre des créatures, et qui est au contraire au-dessus de toutes les
choses créées.
Passons à l'explication du reste du chapitre. Saint Jean, après avoir
dit, parlant de la création: « Toutes choses ont été faites par lui, et à rien
de ce qui a été fait n'a été fait sans lui », fait aussi mention de la
Providence par ces paroles. « Dans lui était la vie ». Car, de peur que quelque
incrédule ne doutât que tant et de si grandes choses eussent été faites par
lui, il a ajouté: «Dans lui était la vie». Or, de même qu'on ne peut diminuer
une source qui jette des abîmes d'eaux et les répand par torrents, quelque
quantité qu'on en puise; ainsi faut-il penser du Fils unique: la puissance
qu'il a de créer est inépuisable: quelques productions que vous puissiez lui
attribuer, elle n'est en rien diminuée.
Mais plutôt servons-nous d'un exemple plus propre et plus convenable,
comme de celui de la lumière, dont le saint évangéliste parle ensuite en
disant: « Et la vie était la lumière ». Comme donc la lumière, quelques
milliers d'hommes qu'elle éclaire, ne perd rien de sa splendeur: ainsi et de
même, Dieu, et avant et après avoir créé ses ouvrages, et les avoir produits au
dehors, demeure également entier, et ne souffre ni diminution, ni altération,
quel que soit le nombre de ses oeuvres. Fallût-il même créer encore mille
mondes semblables à celui-ci: en fallût-il produire un nombre infini, il
suffirait à toutes ces choses, et non-seulement pour les créer, mais aussi pour
les faire subsister après les avoir créées. Car ici le nom de vie ne marque pas
seulement la puissance qu'il a de créer, mais encore cette providence par
laquelle il conserve les choses qu'il a créées. Bien plus, par ce nom saint
Jean jette dans nous les fondements de la doctrine de la résurrection, et le
principe de cette révélation ineffable. Car la vie venant à nous, l'empire de
la mort est détruit; la lumière nous illuminant, les ténèbres sont dissipées;
la vie demeure pour toujours dans nous, et la mort ne peut avoir de domination
sur elle.
Ainsi tout ce qui est dit d u Père serait également bien dit du Fils:
«C'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être ». (Act. XVII, 28.)
Saint Paul le déclare aussi par ces paroles: « Tout a été créé par lui, et
toutes choses subsistent en lui ». (Col. I, 16, 17.) Voilà pourquoi il est
appelé et la racine et le fondement. Donc quand vous. entendez dire du Fils:
[131] « Dans lui était la vie », ne pensez pas qu'il soit un être composé. Car
le Fils dit ensuite du Père: « Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi
donné au Fils d'avoir la vie en lui même » (Jean, V, 10); et comme vous ne
direz pas pour cela que le Père soit un être composé, ne le dites pas non plus
du Fils, puisque l'Ecriture dit aussi ailleurs: « Dieu est la lumière même » (1
Jean, I, 5); et encore « Dieu habite une lumière inaccessible ». (I Tim. VI,
16.) Elle ne s'énonce point en ces termes pour nous faire penser qu'il y ait en
Dieu de la composition, mais afin que nous nous élevions peu à peu au comble de
la doctrine.
Comme effectivement le petit peuple et les faibles auraient peine à
comprendre de quelle manière la vie subsiste en lui, c'est aussi pour cette
raison qu'elle dit premièrement ce qu'il y a de plus simple et de plus bas, et,
de ce premier degré d'instruction, nous élève ensuite à ce qu'il y a de plus
sublime. Car Celui qui a dit: « Il a donné au Fils d'avoir la vie », est le
même que Celui qui dit: « Je suis la vie », et encore: «Je suis la lumière ».
Mais quelle est,
je vous prie, cette lumière ? Elle n'est point sensible, mais elle est
spirituelle, et c'est elle qui illumine l'âme. Jésus-Christ devait dire: «
Personne ne peut venir à moi si mon Père ne l'attire ». (Jean, VI, 44.) Voilà
pourquoi l'évangéliste nous prévient, et dit: « C'est lui qui illumine »; il le
dit aussi afin que si vous entendez dire quelque chose de semblable du Père,
vous sachiez et vous confessiez que cela n'est pas uniquement propre au Père,
mais encore au Fils, car Jésus-Christ dit: « Tout ce qui est à mon Père est à
moi ». (Jean, XVI, 15.)
L'évangéliste nous a donc premièrement enseigné que toutes choses ont
été créées: il nous a fait connaître ensuite par un seul mot les biens
spirituels que nous a apportés le Fils lorsqu'il est venu au monde, en disant:
« Et la vie était la lumière des hommes ». Il n'a point dit. Il était la
lumière des Juifs, mais de tous les hommes. Car ce ne sont pas seulement les
Juifs, mais encore les gentils, qui sont parvenus à la connaissance de cette
lumière: cette lumière était commune à tous, exposée aux yeux de tous les
hommes.
Mais pourquoi n'a-t-il pas ajouté les anges, et n'a-t-il nommé que les
hommes ? C'est parce qu'il parle maintenant de la nature humaine, et que c'est
aux hommes qu'il s'apprête à annoncer la bonne nouvelle.
« Et la lumière luit dans les ténèbres (5) ». Saint Jean appelle «
ténèbres », la mort et l'erreur. Car la lumière sensible (1) ne luit pas dans
les ténèbres, mais à l'écart et à part des ténèbres: au contraire, la lumière
de la prédication a brillé au milieu même de l'erreur qui régnait sur le monde,
et l'a dissipée: et Jésus-Christ, attaquant lui-même la mort par sa mort, l'a
si bien vaincue, qu'il a tiré et délivré de son empire ceux qu'elle retenait
déjà dans ses liens (2): comme donc ni la mort, ni,l'erreur, n'ont pu
surmonter, ni vaincre cette lumière, et qu'au contraire elle illumine tout, et
brille par sa propre vertu; voilà pourquoi l'évangéliste dit: « Et les ténèbres
ne l'ont point comprise ». Car cette lumière est invincible, et elle n'habite
pas volontiers dans les âmes qui ne veulent point être illuminées.
4. Né vous étonnez donc pas, mes frères, si cette lumière n'illumine
pas tous les hommes: Dieu ne nous attire point à lui par force ou par violence,
mais librement et selon la disposition de notre volonté. Ne fermez point la
porte à cette lumière, et vous jouirez de toutes sortes de félicités. La foi
l'attire à nous, cette lumière, et quand elle est venue, elle illumine
infiniment celui qui la reçoit: si votre vie est pure et sainte, elle demeurera
toujours en vous. Car Jésus-Christ dit: « Si quelqu'un m'aime, « il gardera mes
commandements, et nous viendrons à lui mon Père et moi, et nous ferons en lui
notre demeure ». (Jean, IV, 23.) Comme on ne peut pas bien jouir de la lumière
du soleil, si l'on n'ouvre les yeux, de même, on ne participe pas pleinement à
cette resplendissante lumière, si l'on n'ouvre les yeux de l'âme, et si on ne
les met en état de la recevoir de toutes parts: mais comment le peut-on ? c'est
en se purifiant de tous ses vices.
Le péché n'est que ténèbres, il est couvert de nuages épais, et cela
parait visiblement, puisque c'est inconsidérément et sans témoins qu'on le
commet: car, « quiconque fait le mal hait la lumière, et ne s'approche pas de
la lumière ». (Jean, III, 20.) Et: « La pudeur
1. La lumière sensible, c'est-à-dire le soleil.
2. Le saint Docteur ne ferait-il pas ici allusion à ces paroles de
saint Pierre: « Jésus-Christ étant mort en sa chair, mais étant ressuscité par
l'Esprit, par lequel aussi il alla prêcher sur esprits qui étaient retenus en
prison ? » ( I Pierre, III, 28, 29.)
13ne permet pas seulement de dire ce que ces personnes font en secret
». (Ephés. V, 32.) De même que dans les ténèbres nous ne connaissons ni l'ami
ni l'ennemi, et ne discernons pas les objets, ainsi dans le péché nous ne
voyons rien: l'avare ne distingue pas l'ami de l'ennemi; l'envieux voit d'un
oeil d'inimitié l'homme qui lui est le plus dévoué; celui qui tend des piéges
déclare la guerre à tout le monde. En un mot, quiconque est asservi au péché ne
diffère point des gens, ivres et furieux et cesse de discerner les choses.
Comme. dans la nuit, faute de lumière pour distinguer les objets: le bois, le
plomb, le fer, l'argent, l'or, les pierres précieuses, tout paraît semblable à
nos yeux; de même celui qui vit dans l'impureté ne connaît point l'excellence
de la sagesse ni la beauté de la philosophie. En effet, dans les ténèbres,
comme je l'ai déjà dit, les pierres précieuses ne montrent pas leur propre
beauté; et cela ne provient point de leur nature, mais de l'ignorance de ceux
qui les regardent.
Mais ce n'est point là le seul malheur qui accable celui qui vit dans
le péché: il est dans une crainte perpétuelle, et de même que ceux qui se
trouvent en chemin dans une nuit obscure, où la lune ne brille point, tremblent
toujours, quoiqu'il n'y ait là personne pour causer leurs alarmes; ainsi les
pécheurs sont dans une méfiance continuelle, quand bien même personne ne leur
ferait de reproches. Mais les remords de leur conscience font que tout les
effraie, tout leur est suspect, que tout est plein pour eux de crainte et de
terreur, et qu'ils ne voient rien qui ne les inquiète.
Fuyons donc une vie si tourmentée, car après ces inquiétudes la mort
viendra, et une mort éternelle, où les supplices n'auront point de fin. Mais en
ce monde même, ces pécheurs, qui s'imaginent des choses sans réalité, ne
diffèrent point des fous; ils se croient riches, et ils ne le sont pas; il leur
semble qu'ils vivent dans les plaisirs et dans les délices, et ils n'ont ni
délices ni plaisirs, et ils ne reconnaissent et ne sentent comme il faut
combien leurs idées sont fausses et trompeuses qu'après s'être guéris de leur
démence, avoir secoué leur léthargie. Voilà pourquoi saint Paul veut que nous soyions
tous sobres et vigilants, et Jésus-Christ nous le commande aussi. Celui qui est
sobre et qui veille, si le péché le surprend, aussitôt il le chasse; mais
l'insensé ou celui qui dort ne sait pas comment le péché s'empare de lui. Ne
nous endormons donc point, car la nuit est passée, nous sommes dans le jour. «
Marchons donc avec bienséance et avec honnêteté, comme « marchant durant le
jour », (Rom. XIII, 13.)
En effet, rien n'est plus laid, rien n'est plus honteux que le péché.
Ce serait un moindre mal,, à le prendre du côté de la. honte et de la laideur,
d'aller nu dans les rues, que couvert et chargé de péchés et de crimes. D'aller
nu, ce ne serait pas un si grand crime, puisque souvent l'indigence en est la
cause; mais il n'est rien de si infâme ni de si méprisable que le pécheur.
Représentons-nous ces voleurs qu'on traîne devant les juges pour leurs
rapines et leurs spoliations: voyons combien leurs insolences, leurs
friponneries et leurs violences les rendent hideux, ridicules et méprisables.
Oh que nous sommes misérables et malheureux ! Nous qui ne voulons pas souffrir
sur nous un manteau mal arrangé ou à l'envers, et qui, si nous le voyons ainsi
sur un autre, y portons aussitôt la main pour l'ajuster: si notre prochain et
nous, nous marchons de travers dans la voie des commandements de Dieu, nous ne
nous en apercevons point du tout. Qu'est-il, je vous prie, de plus vilain et de
plus infâme qu'un homme qui entre chez une prostituée? Qu'y a-t-il de plus
ridicule et de plus risible qu'un homme violent, qu'un médisant, qu'un envieux?
Comment peut-il se faire qu'on ne regarde pas ces choses comme aussi honteuses
que d'aller nu dans les rues? C'est seulement parce qu'on s'est accoutumé à ces
Sortes de vices; car on n'a jamais vu personne marcher nu dans les rues
-volontairement: mais la coutume fait que l'on pèche hardiment.
Certes, si quelqu'un entrait dans la société des anges, où il ne s'est
jamais rien passé de semblable, il connaîtrait bientôt combien ces sortes
d'actions sont honteuses et ridicules. Mais pourquoi nommé je la société des
anges? Aujourd'hui même, et parmi nous, si quelqu'un.ose introduire une femme
de mauvaise vie dans le palais de l'empereur, ou s'y enivrer, ou y commettre
quelqu'autre action honteuse, il en est puni du dernier supplice. Que s'il
n'est pas permis de rien faire de semblable dans le palais du prince, à plus
forte raison, commettre de pareilles actions quelque part que ce soit, quand le
Roi de l'univers est [133] présent partout et voit tout, c'est encourir les
derniers supplices.
C'est pourquoi, je vous en conjure, mes chers frères, vivons en ce
monde dans une grande paix, et travaillons à nous rendre purs et irréprochables:
nous avons un Roi qui a continuellement les veux attentifs sur tout ce que nous
faisons. Afin donc que cette lumière
nous illumine toujours, attirons ses rayons sur nous. De cette sorte
nous jouirons et des biens présents et des biens futurs, par la grâce et par la
miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au
Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
l. L'évangéliste, après avoir dit dans son exorde ce qu'il y a de plus
important et de plus nécessaire à connaître du Verbe-Dieu, suivant l'ordre et
la suite de son sujet, nous va maintenant parler du précurseur qui devait
annoncer le Verbe, et qui s'appelait Jean comme lui. Pour vous, lorsque vous
entendez que Jean est un homme qui a été envoyé de Dieu, cessez de croire qu'il
y ait eu rien d'humain dans ses paroles; ce n'est point sa doctrine, qu'il nous
a enseignée, mais celle de Celui qui l'envoya. Voilà pourquoi il est appelé
ange: or, le devoir d'un ange ou d'un ambassadeur est de se Borner à répéter ce
qu'on lui a dit. Ce mot: « il a été » ne signifie pas ici le passage du
non-être à l'être, ou à l'existence, mais la mission même. Cette parole: « il a
été envoyé de Dieu » ne signifie autre chose sinon qu'il était ambassadeur de
Dieu.
Comment donc les hérétiques peuvent-ils soutenir que le passage qui dit:
« Qui ayant a la forme et la nature de Dieu » (Philip. II, 6), ne prouve pas
que le Fils est égal au Père, pour cela seul que le mot Theous, « de Dieu », n'est, pas précédé de l'article tout? Car voici encore un endroit (1)
sans article. Diront-ils que ce n'est pas du Père qu'il y est parlé ? mais que
répondront-ils encore sur ces paroles du prophète: « J'envoie devant vous mon
ange qui vous préparera la voie ? » (Mal. III, 1; Matth. XI, 10.) Ces paroles:
« moi » et « vous » signifient deux personnes.
« Il vint pour servir de témoin, pour rendre témoignage à la lumière
(7) ». Quoi ! dira peut-être quelqu'un, le serviteur rend témoignage à son
Maître? mais lorsque vous verrez le Maître, non-seulement recevoir le
témoignage de son serviteur, mais encore venir à lui, et se faire baptiser par
lui avec les Juifs, ne serez-vous donc pas dans un plus grand étonnement et
dans un plus grand doute? Mais il ne faut pas vous étonner, ou vous troubler;
vous devez plutôt admirer l'ineffable bonté de ce Maître. Que si quelqu'un
demeure saisi de vertige et de trouble, Jésus-Christ lui dira ce qu'il répondit
à Jean: «Laissez-moi faire pour cette
1. On voit bien que le saint Docteur parle du verset qu'il explique: «
Un homme a été envoyé de Dieu », où dans le texte le mot Theou n'est point précédé de l'article tou, quoiqu'il soit visible que c'est de Dieu le Père que parle
l'évangéliste.
13heure, car c'est ainsi qu'il faut que nous accomplissions toute
justice ». (Matth. III, 15.) Et si son étonnement redouble, il lui répétera ce
qu'il a dit aux Juifs: « Pour moi, ce n'est pas d'un homme que je reçois le
témoignage ». (Jean, V, 34.)
S'il n'a donc pas besoin de ce témoignage, pourquoi Jean est-il envoyé
de Dieu? ce n'est pas pour le besoin qu'avait le Verbe de ce témoignage, ce
serait une extrême impiété de le dire: mais enfin, pourquoi? Jean nous l'apprend
lui-même, lorsqu'il dit: « Afin que tous crussent par lui »; mais comme
Jésus-Christ après avoir dit, parlant de Jean: « Il y en a un autre qui rend
témoignage de moi: Et je sais que le témoignage qu'il en rend est véritable »,
dit maintenant: « Pour moi, ce n'est pas d'un homme que je reçois le témoignage
», il pouvait sembler aux fous et aux insensés, qu'il se contredisait lui-même
par ces dernières paroles; aussi l'explication arrive-t-elle tout de suite: «
Mais », dit-il, « je dis ceci afin que vous soyez sauvés ». (Jean, V, 34.)
C'est comme s'il disait: Je suis Dieu, et le vrai Fils de Dieu, émané de cette
immortelle et bienheureuse substance: je n'ai besoin du témoignage de personne.
Car, quand personne ne voudrait me rendre témoignage, je ne serais pas pour
cela diminué dans ma nature. Jaloux du salut du monde, je me suis abaissé et
humilié jusqu'à vouloir bien charger un homme de me rendre témoignage. En
effet, les Juifs, sur une conduite si proportionnée à leur faiblesse et à leur
grossièreté, devaient plus facilement se porter à croire en lui.
Comme le Verbe s'est donc revêtu de notre chair, de peur que; venant à
nous dans sa majesté et dans tout l’éclat de sa divinité, il ne nous perdit
tous; il a de même envoyé devant lui un homme pour lui servir de précurseur,
afin que les hommes d'alors, entendant une voix de même nature que la leur,
s'en approchassent plus facilement. Mais, qu'il n'avait pas besoin de ce
témoignage, la preuve en est visible: il n'avait qu'à se montrer dans sa
substance toute pure, pour frapper tous les hommes de crainte et de terreur: il
ne l'a point fait, comme je viens de dire, parce qu'ils auraient tous péri, nul
ne pouvant soutenir la force et la splendeur de cette lumière inaccessible.
C'est aussi pour cette raison qu'il s'est revêtu de la chair, et il a donné la
charge à un de nos compagnons de rendre témoignage de lui, parce qu'il a tout
fait pour le salut des hommes, et qu'il n'a pas seulement eu égard à sa
dignité, mais encore à la faiblesse des hommes et à leur intérêt.
Jésus-Christ nous le déclare lui-même par ces paroles: « Je dis ceci
afin que vous soyez sauvés ». (Jean, V, 34.) L'évangéliste, qui parie
conformément à ce que dit le Seigneur, nous en avertit aussi. Car, après avoir
dit: « Il vint pour rendre témoignage à la lumière », il a ajouté: « Afin que
tous crussent par lui ». C'est à peu près comme s'il disait: Ne croyez pas que
Jean-Baptiste soit venu rendre témoignage pour donner plus de force et
d'autorité à la parole du Seigneur, et la rendre plus croyable: ce n'est point
pour cela qu'il est venu, mais afin que ses concitoyens crussent par lui.
Ce qui suit démontre évidemment que c'est pour prévenir ce soupçon
qu'il a dit ces choses, car il ajoute: « Il n'était pas la lumière » paroles
qui deviendraient inutiles, et seraient plutôt une simple répétition qu'une
explication de sa doctrine, si l'évangéliste, en les ajoutant, n'eût pas voulu
nous prémunir contre ce soupçon. Ayant dit: « Il vint pour rendre témoignage à
la lumière », pourquoi dit-il encore: « Il n'était pas la lumière » ? Ce n'est
pas en vain ni sans raison, mais c'est parce que souvent parmi nous, celui qui
rend témoignage, est plus grand et plus considéré que celui à qui il rend ce
témoignage; et que souvent il paraît aussi plus digne de foi. Voilà pourquoi,
de peur qu'on eût lieu d'avoir ce sentiment de Jean, l'évangéliste détruit dès
le commencement tout ce mauvais soupçon, et après l'avoir complètement extirpé,
il fait connaître quel est celui qui rend témoignage, et quel est celui de qui
le témoignage est rendu, et l'extrême différence qu'il y a entre l'un et
l'autre. Après l'avoir fait, et avoir montré l'incomparable excellence de celui
à qui Jean rend témoignage, il poursuit son discours avec sécurité; une fois
qu'il a fait exacte justice de toutes les absurdes pensées qui pouvaient venir
dans l'esprit des gens sans intelligence, il sème et répand ensuite facilement
et sans obstacle la doctrine du salut.
C'est pourquoi, mes chers frères, prions maintenant le Seigneur qui
nous a révélé de si grandes choses, et qui nous a donné une si pure doctrine,
de nous faire la grâce de [135] mener, en outre, une vie pure et toute sainte.
Car la saine doctrine n'apporte aucune utilité sans les bonnes couvres. Quand
nous posséderions la foi la plus pure, et une parfaite intelligence des saintes
Ecritures, si la sainteté de nos moeurs et de notre vie ne nous soutient et
nous protège, rien n'empêchera que nous ne soyions jetés au feu de l'enfer, et
éternellement brûlés dans cette flamme qui ne s'éteindra point. De même que
ceux qui. auront fait de bonnes oeuvres ressusciteront pour la vie éternelle,
ainsi ceux qui n'auront pas craint d'en faire de mauvaises, ressusciteront pour
être condamnés à un supplice éternel, et qui ne finira jamais.
Appliquons donc tous nos soins à ne pas perdre par nos mauvaises
couvres le profit de la vraie foi, et à nous signaler en outre par nos actions
(Tit. II, 12», afin que nous puissions nous présenter à Jésus-Christ avec
confiance. Rien ne peut égaler un si grand bonheur. Veuille le Ciel qu'ayant
bien profité de cette instruction, nous n'ayons tous en vue que la gloire de
Dieu, à qui soit-elle rendue, et au Fils unique, et au Saint-Esprit, dans tous
les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
1. Si c'est par petites portions, mes très-chers enfants, que nous vous
nourrissons du pain des saintes Ecritures, si nous ne vous le donnons pas tout
à la fois, c'est afin que vous gardiez facilement chacun des morceaux que nous
vous servons. Celui qui, construisant un édifice, met et entasse les pierres
les unes sur les autres, avant que les premières qu'il a posées, soient jointes
et liées ensemble, ne bâtit pas solidement; et les murs qu'il élève tomberont
bientôt en ruines: celui au contraire qui attend que la chaux ait lié et
consolidé les pierres, pour en joindre d'autres peu à peu, bâtit une maison
stable, solide et qui dure longtemps. Nous imitons ces excellents architectes,
et bâtissons de la même manière l'édifice du salut de vos âmes: autrement, nous
craindrions que les dernières instructions n'effaçassent entièrement les
premières de votre mémoire, puisque l'esprit ne peut tout à la fois tout
comprendre et tout retenir. Que vient-on donc de vous lire aujourd'hui ? ces
paroles: « Celui-là était la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde
»: l'évangéliste qui, parlant ci-dessus de Jean, disait qu'il était venu « pour
rendre témoignage de la lumière », et qu'il était maintenant envoyé pour
remplir ce ministère, élève tout à coup nos esprits, et nous fait monter
jusqu'à cette existence, qui ne connaît point de commencement, et qui n'aura
point de fin, de peur que ce qu'il avait dit de Jean, et que le subit et nouvel
avènement d'un précurseur, qui venait pour rendre témoignage, ne donnât lieu à
de mauvais soupçons touchant Celui à qui il devait rendre témoignage.
Et comment, direz-vous, cette existence peut-elle n'avoir ni
commencement ni fin puisque c'est du Fils qu'il est ici parlé? Mais c'est d'un
Dieu que nous parlons, et vous di. tes: comment cela se peut-il? Et vous ne
craignez pas, ou plutôt vous n'avez pas horreur de faire une pareille demande? Mais
si quelqu'un vous demande comment les âmes et les corps jouiront un jour d'une
vie immortelle, vous vous mettez à rire, parce que, direz-vous, il n'est pas de
l'esprit humain de raisonner en ces matières, mais seulement. de croire: ni
d'examiner curieusement la parole, mais de tenir pour une démonstration
suffisante la toute-puissance de celui qui parle: et si: nous vous disons que
Celui qui a créé les âmes et les corps, et qui est sans comparaison au-dessus
de toutes les créatures, n'a point de commencement, vous oserez nous demander
comment cela se peut? Est-ce le fait d'une âme rassise, d'un esprit droit?
Vous avez entendu cette parole: « Celui-là était la vraie lumière ».
Pourquoi tant de vains et d'inutiles efforts pour comprendre par la seule
raison une vie qui n'a point de fin? Pourquoi chercher à connaître ce qui ne
peut être connu? Pourquoi sonder ce qui est incompréhensible? Pourquoi
soumettre à un examen ce qui échappe à tout examen ? Cherchez à remonter à
l'origine des rayons du soleil, vous ne la trouverez point, et toutefois, vous
ne serez ni fâché, ni chagrin de votre incapacité. Pourquoi donc seriez-vous
téméraires et inconsidérés dans de plus grandes choses ?
Jean, cet enfant du tonnerre, ce héraut spirituel, au moment où
l'Esprit-Saint lui a fait entendre cette parole: « Il était », s'est tu et n’a
point cherché à approfondir davantage: et vous,qui n'avez pas reçu de si
grandes grâces, vous qui ne parlez que suivant les faibles lumières de votre
raison, vous voulez en savoir plus que lui? Voilà pourquoi vous n'atteindrez
jamais degré même de connaissance où il est parvenu.
C'est ainsi que`procède le diable: « il fait passer à ceux qui
l'écoutent et lui obéissent les limites que Dieu nous, a prescrites, comme si
nous pouvions aller beaucoup plus loin: mais après nous avoir fait pendre la
grâce du Seigneur par les appâts de cette belle espérance, non-seulement il ne
fait rien de plus pour nous, car comment le ferait-il, puisqu'il est le diable?
mais il ne nous permet même pas de revenir à ce premier état, où nous étions en
paix et en sûreté; il nous: fait au contraire errer de côté et d'autre, sans
que nous puissions jamais nous fixer.
C'est. ainsi qu'il a chassé notre premier père du paradis. Il enfla son
coeur de l'espérance d'une plus grande science et de plus grands honneurs, et
lui fit perdre ainsi ceux dont il jouissait paisiblement: non-seulement Adam ne
devint pas semblable à Dieu, comme il le,, lui faisait espérer, mais il le
soumit au tyrannique empire de la mort: non-seulement Adam n'apprit rien pour
avoir mangé du fruit de l'arbre défendu, mais encore il ne perdit pas peu de
cette science qu'il avait, pour en avoir espéré une plus grande: car dans ce
moment il commença à rougir de sa nudité, honte à laquelle il avait été
supérieur jusqu'à sa faute. Donc la connaissance de sa nudité, le besoin où il
fut désormais de se vêtir, ces malheurs et plusieurs autres furent une
conséquence de sa curiosité.
Mais de peur qu'il ne nous en arrive autant, mes frères, soyons
obéissants à Dieu, et gardons ses commandements: ne cherchons pas curieusement
à approfondir davantage, pour ne pas perdre comme eux les grâces que nous avons
reçues. Les hérétiques voulant chercher un commencement dans cette vie qui n'a
point de commencement; ont perdu avec cette connaissance qu'ils n'auront jamais,
celles qu'ils auraient pu acquérir. En effet, ils n'ont point trouvé ce qu'ils
cherchaient, car ils ne le pouvaient pas, et ils ont perdu la vraie foi au Fils
unique.
Pour nous ne sortons point des anciennes bornes que nos pères ont
posées, et soyons soumis en tout aux lois que l'Esprit-Saint nous a tracées.
Lorsque nous entendons: « Il était a la vraie lumière », ne cherchons rien de
plus, nous ne pouvons en savoir davantage, ni atteindre plus haut. Si Dieu
avait engendré son Fils comme les hommes engendrent, il y aurait nécessairement
quelque espace de temps entre celui qui engendre et celui qui est engendré:
mais puisqu'il l'a engendré d'une manière ineffable, propre et convenable à un
Dieu, cessons de nous servir de ces expressions: « Avant » et « Après », car ce
sont là des noms qui appartiennent au temps: mais le Fils est le créateur même
de tous les siècles.
2. Il n'est donc pas son Père, direz-vous, mais son frère. Où est-elle,
je vous prie, cette nécessité? Si nous disions que le Père et le Fils [137]
sont sortis de différente racine, ou ne sont pas de même substance, vous
pourriez avoir raison de parler de la sorte: mais si nous sommes bien éloignés
de cette impiété, si nous disons que le Père est sans commencement, et n'a
point été engendré, et que le Fils est véritablement sans commencement, mais
qu'il est engendré du Père, en quoi cette idée conduit-elle nécessairement au
langage impie que vous tenez? Car le Fils est la splendeur! or, la splendeur
est comprise et renfermée dans la même nature dont elle est la splendeur. C'est
pour cette raison que saint Paul, afin que vous n'alliez pas vous figurer qu'il
y a un milieu entre le Père et le Fils, l'a ainsi appelé. C'est là, en effet,
ce qu'exprime le nom de splendeur.
L'apôtre, après cet exemple, redresse les pensées absurdes qui
pouvaient naître de là dans l'esprit des insensés. Que ce nom de splendeur,
dit-il, que vous venez d'entendre, ne vous- donne pas lieu de croire que le
Fils n'ait pas sa propre hypostase, c'est là un sentiment impie, une folie
qu'il faut laisser aux sabelliens et aux marcelliens: mais nous, nous sommes
bien éloignés de cette doctrine nous enseignons que le Fils existe dans sa
propre hypostase: voilà pourquoi saint Paul, au nom de splendeur, joint celui
de « caractère de sa substance » (Héb. I, 3); par où il marque qu'il a sa
propre hypostase, et montre que sa substance est la même que celle dont il est
le caractère. Un nom seul, comme je l'ai déjà dit, n'est pas suffisant pour
apprendre aux hommes ce qu'ils doivent croire au sujet de Dieu. Il faut se
tenir pour content si, après en avoir joint plusieurs ensemble, on sait tirer
ensuite de chacun ce qui convient véritablement à la Divinité. C'est de tette
manière que nous pourrons dignement glorifier Dieu; je dis dignement,
c'est-à-dire, autant qu'il est en nous et que nous en sommes capables.
Que s'il est quelqu'un qui ose croire qu'il peut dignement parler de
Dieu, et assurer qu'il le connaît comme on se connaît soi-même, personne
assurément ne le connaît moins.
Instruits de ces vérités, soyons soigneux de bien retenir ce que nous
ont appris du Verbe ceux qui, dès le commencement, l'ont vu de leurs propres
yeux, et en ont été les ministres; et n'ayons pas la curiosité de chercher à en
savoir davantage. Cette maladie cause deux grands maux dans celui qui en est
infecte l'un, qu'il se tourmente vainement à chercher ce qu'il ne peut trouver;
l'autre, qu'il irrite la colère de Dieu, en s'efforçant de renverser les bornes
qu'il a mises lui-même. Mais jusqu'à quel point cela excite sa colère, c'est ce
qu'il n'est pas nécessaire de vous dire, puisque vous le savez tous.
C'est pourquoi, rejetons et fuyons la témérité et l'arrogance des
hérétiques. Ecoutons la parole de Dieu avec crainte et avec tremblement, afin
qu'il nous protège incessamment; car il dit: « Sur qui jetterai-je les yeux,
sinon sur celui qui est doux et humble et paisible, et qui écoute mes paroles
avec tremblement? » (Ps. LXVI, 2.) Rejetant donc cette vaine curiosité, brisons
nos coeurs, pleurons nos péchés, ainsi que Jésus-Christ nous le commande:
soyons touchés de componction au souvenir de nos crimes, et repassons
exactement dans notre esprit toutes les fautes que nous avons commises jusqu'à
présent: appliquons tous nos soins et toutes nos forces à nous en laver
entièrement. Car Dieu nous a donné pour cela bien des voies et des moyens. «
Déclarez le premier », nous dit-il, « vos iniquités, afin que vous soyez
justifié ». (Is. XLIII, 26, Sept.) Et encore: « J'ai dit: Je confesserai au
Seigneur contre moi-même mon injustice, et vous m'avez » aussitôt « remis
l'impiété de mon coeur ». (Ps. XXXI, 6, Sept.) Repasser souvent ses péchés dans
sa mémoire, et s'en accuser, c'est ce qui ne sert pas peu à en diminuer le
poids et l'énormité.
Mais voici un second moyen de laver ses péchés encore plus efficace: Ne
vous mettez point en colère contre celui qui vous a offensé; pardonnez à tous
ceux qui ont commis des fautes contre vous. En voulez-vous apprendre un
troisième ? Daniel va vous le donner, écoutez-le: « C'est pourquoi rachetez vos
péchés par les aumônes, et vos iniquités par les oeuvres de miséricorde envers
les pauvres». (Dan. IV, 24.) Il y en a encore un autre: c'est l'oraison
fréquente, et la persévérance dans les prières qu'on fait à Dieu. Le jeûne
également, s'il est joint à la douceur et à la charité envers le prochain,
n'est pas d'une légère consolation, il contribue à la rémission des péchés, il
éteint le feu de la colère de Dieu: « Car l’eau éteint le feu, lorsqu'il est le
plus ardent, et l'aumône lave les péchés ». (Eccl. III, 33.) Marchons donc dans
toutes ces voies: si [138] nous ne cessons pas d'y marcher, si nous employons
tout notre temps et tous nos soins à ces pratiques, non-seulement nous laverons
nos péchés passés, mais nous amasserons aussi de grands trésors pour l'autre
monde. Car nous ne donnerons point de prise au diable, nous ne nous laisserons
aller ni à la paresse, ni à une pernicieuse curiosité. Car le démon met à
profit ces occasions, entre autres, pour susciter les folles recherches et les
controverses dangereuses, une fois qu'il nous a surpris dans l'oisiveté et dans
la mollesse, et qu'il nous voit négliger la vertu. Mais nous, soyons attentifs
à lui fermer cette entrée, veillons et soyons sobres, afin qu'après nous être
donné quelques petites peines dans cette vie qui est si courte, nous jouissions
des biens immortels pendant toute l'éternité, par la grâce et pat la
miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui soit la gloire
au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Je reprends le texte de mon dernier sermon: car rien n'empêche, mes
frères, d'examiner les mêmes paroles, puisque l'exposition des dogmes, auxquels
nous nous arrêtâmes, ne nous permit pas de vous expliquer tout ce dont on vous
avait fait la lecture.
Où sont donc ceux qui disent que le Fils n'est pas vrai Dieu ? C'est
pourtant lui qui est
appelé la vraie lumière, et ailleurs la vérité même, la vie même. Mais
nous approfondirons. davantage ces paroles, et nous les expliquerons plus
clairement, lorsque nous y serons arrivés.
Maintenant, et avant de passer outre, il est nécessaire d'examiner les
paroles de mon texte, et de les expliquer à votre charité. Je dis donc: si le
Fils illumine tout homme venant en ce inonde, comment y a-t-il tant d'hommes
qui ne sont point illuminés ? car tous ne croient
pas en Jésus-Christ, tous ne lui rendent pas le culte qui lui est dû.
Comment donc illumine-t-il tout homme ? il l'illumine autant qu'il est en lui.
Mais si quelques-uns ferment de plein gré les yeux de leur âme, pour ne point
recevoir les rayons de cette lumière, et demeurent dans les ténèbres, il ne
faut pas s'en prendre à la nature de la lumière, mais à la malignité de ceux
qui se privent volontairement de ce don; car la grâce est répandue dans tous:
elle ne rejette ni le Juif ni le gentil, ni le barbare, ni le scythe, ni le
libre, ni l'esclave (Col. III, II), ni l'homme, ni la femme, ni le vieux, ni le
jeune, mais elle les reçoit tous également, et les appelle tous sans
distinction. C'est pourquoi ceux qui ne veulent pas profiter d'un si grand
bienfait, ne doivent imputer leur aveuglement qu'à eux-mêmes; la porte est
ouverte à tout le monde, personne [139] n'en ferme l'accès: si donc
quelques-uns s'obstinent à demeurer dehors, c'est par leur propre faute qu'ils
périssent: « Il était dans le monde »; mais ce n'est pas à dire qu'il fût du
même âge que le monde loin de nous une pareille pensée. Voilà pourquoi
l'évangéliste ajoute: « Et le monde a été fait par lui », par où il vous ramène
à l'existence du Fils unique avant les siècles: car celui qui est une fois
instruit que tout ce vaste univers est l'ouvrage de ses mains (manquât-il tout
à fait de raison, fût-il ennemi déclaré de la gloire de Dieu ) est forcé de
confesser malgré lui que le Créateur est avant les créatures.
Voilà pourquoi la folie de Paul de Samosate m'étonne toujours davantage:
j'admire qu'il ait pu combattre une vérité si lumineuse et si éclatante, et se
jeter de gaieté de coeur dans le précipice: car il n'est pas tombé dans
l'erreur par ignorance, il l'a embrassée avec pleine connaissance de la vérité
comme les Juifs. En effet, comme ceux-ci l'ont trahie par complaisance pour les
hommes (ils savaient que Jésus-Christ était le Fils unique de Dieu, ruais ils
ne l'ont pas confessé par crainte de leurs princes, et pour n'être pas chassés
de la synagogue), on rapporte de même que l'autre a trahi sa conscience et
perdu son salut par complaisance pour une certaine femme (1). Et certes la
vaine gloire est un cruel et très-dangereux tyran; elle peut aveugler les yeux
des sages mêmes, s'ils ne sont vigilants et attentifs. Si les présents ont ce
pouvoir, cette passion, bien plus forte, le peut encore davantage. Voilà
pourquoi Jésus-Christ disait aux Juifs: « Comment pouvez-vous croire, vous qui
recherchez la gloire des hommes, et qui ne recherchez point la gloire qui vient
de Dieu seul? » (Jean, V, 44.)
« Et le monde ne l'a point connu (10) ». L'évangéliste appelle ici le
monde cette multitude de gens corrompus qui n'a de goût et d'empressement que
pour les choses de la terre, la foule, la populace, le peuple insensé; car les
amis de Dieu, les grands hommes, l'avaient tous connu, avant même son
incarnation. Jésus-Christ le dit nommément du grand patriarche: « Abraham votre
père », dit-il, « a désiré avec ardeur de voir mon jour: il l'a a vu, et il en
a été rempli de joie ». (Jean,
1. Zénobie, reine de Palmyre.
VIII, 56.) Et de même de David, en disputant contre les Juifs: «
Comment donc », leur dit-il, « David l'appelle-t-il en esprit son Seigneur par
ces paroles: le Seigneur a dit à mon Seigneur, asseyez-vous à ma droite? »
(Matth. XXII, 43.) Souvent aussi en les combattant il nomme Moïse; l'apôtre
saint Pierre le déclare des autres prophètes, car il assure que tous les
prophètes, depuis Samuel, ont connu Jésus-Christ, et ont prédit son avènement
longtemps auparavant: « Tous les prophètes », dit-il, « qui sont venus de temps
en temps depuis Samuel, ont prédit ce qui est arrivé en ces jours ». (Act. III,
24.) Il s'est fait voir, et il a parlé à Jacques et à son père, et même à son
grand-père (I Cor. XV, 5, 6, 7 et 8); il leur a fait beaucoup et de
très-grandes promesses, et il les a effectivement accomplies.
Pourquoi, répliquerez-vous, dit-il donc lui-même: « Beaucoup de
prophètes ont souhaité de voir ce que vous voyez et ne l'ont point vu, et
d'entendre ce que vous entendez et ne l'ont point entendu? » (Luc, X, 24.)
Est-ce qu'ils n'en ont point eu la connaissance? Ils l'ont eue sûrement, et je
tâcherai de le démontrer par le même endroit par lequel quelques-uns croient
prouver le contraire. Jésus-Christ dit: « Beaucoup ont souhaité de voir ce que
vous voyez ». Ils ont donc connu qu'il devait venir parmi les hommes, et
accomplir ce qu'il a véritablement accompli: car s'ils n'avaient point eu cette
connaissance, ils n'auraient pas formé ce souhait. Personne, en effet, ne peut
désirer de voir ce dont il n'a nulle connaissance, nulle idée. C'est pourquoi
ils ont connu le Fils de Dieu, et ils ont su qu'il devait venir parmi les
hommes.
Quelles sont donc ces choses qu'ils n'ont point connues, qu'ils n'ont
point entendues? Ce sont celles-là même que vous voyez et que vous entendez
maintenant. Les prophètes ont entendu sa voix et l'ont vu; mais ils ne l'ont
pas vu incarné, conversant avec les hommes, leur parlant familièrement: voilà
ce que Jésus-Christ déclare lui-même; car il n'a pas dit simplement: Ils ont
désiré de me voir. Mais qu'a-t-il dit? « Ils ont désiré de voir ce que vous
voyez ». Il n'a pas dit: ils ont désiré de m'entendre; mais: « Ils ont désiré
d'entendre ce que vous entendez ». C'est pourquoi, s'ils n'ont pas vu son
avènement dans la chair, du moins ils ont connu que Celui qu'ils désiraient de
voir viendrait un jour dans le monde, et [140] ils ont cru en lui, quoiqu'ils
ne layent point vu incarné.
Mais les gentils pourront nous attaquer et nous adresser cette
question: Que faisait Jésus-Christ dans ces premiers temps auxquels il n'avait
point encore soin du genre humain? Et pourquoi aussi est-il venu à la fin des
temps prendre soin de notre salut, après t'avoir négligé pendant tant de
siècles? A quoi nous répondrons qu'il était venu dans le monde avant cet
avènement même; qu'il y avait préparé la voie aux oeuvres qu'il devait opérer,
et qu'il s'était fait connaître à tous ceux qui en étaient dignes. Que si, pour
n'avoir pas été connu de tous, mais seulement des gens de bien et des personnes
de vertu, vous dites qu'il a été inconnu et ignoré des hommes, vous pourrez
également dire qu'encore maintenant il n'est pas adoré de tous, à cause
qu'aujourd'hui même tous ne le connaissent pas; mais comme dans le temps
présent, pour être inconnu et ignoré de beaucoup, personne, toutefois, n'osera
avancer qu'il ne soit pas connu de plusieurs; de même on ne doit pas douter
que, dans ces premiers temps, il n'ait été connu de plusieurs, ou plutôt de
tout ce qu'il y avait alors de grand et d'admirable parmi les hommes.
2. Que si quelqu'un me fait cette demande Et pourquoi, dans ce
temps-là, tous ne se sont-ils pas attachés à lui et ne lui ont-ils pas tous
rendu le culte qui lui est dû, mais seulement les justes? moi, à mon tour, je
leur ferai celle-ci: Pourquoi, à présent même, tous ne le connaissent-ils pas?
Mais plutôt, pourquoi m'arrêté-je à parler de Jésus-Christ ? car je puis
demander du Père pourquoi et alors et maintenant tous ne l'ont-ils pas connu!
Il en est qui prétendent que tout marche au gré du hasard; d'autres attribuent
le gouvernement du monde aux démons; il s'en trouve aussi qui imaginent et se
forgent un second Dieu. Quelques blasphémateurs vont jusqu'à voir en lui-même
la puissance contraire et enseigner que ses lois sont l'ouvrage du mauvais
démon. Quoi donc ! dirons-nous qu'il n'y a point de Dieu, parce que
quelques-uns disent qu'il n'y en a point? dirons-nous que Dieu est mauvais,
parce que quelques-uns ont l'impiété de le croire? Mais c'en est assez,
laissons-là ces folies et ces horribles extravagances. Si nous fondions nos
principes et nos dogmes sur le jugement et les raisonnements de ces furieux,
rien ne nous empêcherait de tomber bientôt nous-mêmes dans la pire démence.
Et certes, quoiqu'il y ait des yeux faibles et délicats qui ne peuvent
supporter la lumière, personne ne dira que lé soleil soit de sa nature
pernicieux aux yeux; maison en juge d'après les bonnes vues, et on le dit
lumineux; quoique le miel semble amer à quelques malades, personne ne dira pour
cela que le miel soit amer. Et on trouvera des gens qui, sur l'opinion de
quelques esprits malades, ne craindront pas de décider, ou qu'il n'y a point de
Dieu, ou qu'il y en a un mauvais, ou que l'action de la Providence n'est pas
continue. Mais qui dira que ces sortes de gens aient l'esprit sain et le sens
commun ? Qui ne les traitera pas au contraire de furieux et d'extravagants?
« Le monde ne l'a point connu »; mais « Ceux dont le monde n'était pas
digne» (Héb. XI, 38) l'ont connu. En disant quels sont ceux qui ne l'ont point
connu, l'évangéliste indique d'un mot la cause de leur ignorance; car il n'a
pas simplement dit: Personne ne l'a connu, mais il a dit: « Le monde ne l'a
point connu », c'est-à-dire, ces hommes qui sont uniquement attachés au monde,
et qui n'ont d'affection que pour lui. Et c'est ainsi que Jésus-Christ a
coutume de les appeler, comme quand il dit « Père saint, le monde ne vous a
point connu». (Jean, XVII, 25.) Par où il est visible, comme nous vous l'avons
fait remarquer, que ce n'est pas seulement le Fils que le monde n'a point
connu, mais encore le Père. Rien en effet ne trouble et n'obscurcit autant
l'esprit que de désirer avec ardeur les choses présentes.
Instruits de cette vérité, mes frères, séparez-vous du monde, et
éloignez-vous des choses charnelles, autant que cela se peut; en effet, ce
n'est pas à perdre des choses viles et de nul prix que vous expose
l'attachement au monde; mais à perdre le bien suprême; l'homme qui est
fortement épris des choses présentes n'est point capable de s'attacher à celles
du ciel (I Cor. II, 14); il faut que celui qui recherche les unies perde les
autres. « Vous ne pouvez servir tout ensemble », dit Jésus-Christ, « Dieu et
l'argent » (Luc, XVI, 13); nécessairement il faut aimer l'un et haïr l'autre.
Voilà ce que l'expérience toute seule nous crie assez haut ceux qui n'ont nul
désir des richesses, qui s'en moquent et les méprisent, voilà ceux qui aiment
Dieu, comme on doit l'aimer; et de même ceux qui convoitent l'opulence, sont
[141] précisément ceux qui aiment le moins Dieu; car une âme éprise de l'amour
des richesses ne s'abstiendra pas facilement des actions ni des paroles qui
excitent la colère de Dieu, puisqu'elle sert un autre maître qui lui commande
de faire tout ce que défend la loi du Seigneur.
C'est pourquoi, revenez à vous, sortez de votre sommeil; et pensant à
Celui dont nous sommes les serviteurs, n'aimons que son royaume; pleurons et
gémissons sur le temps passé, durant lequel nous avons été les esclaves de
l'argent; secouons une bonne fois ce joug pesant, ce joug insupportable; et
portons avec persévérance celui de Jésus-Christ qui est doux et léger; il ne
nous commandera rien de ce que l'argent commande; car celui-ci nous ordonne de
haïr tous les hommes, mais Jésus-Christ nous commande au contraire de les
chérir et de les aimer tous; l'un nous attachant à la boue, à l'argile, je veux
dire à l'or, ne nous laisse pas même respirer durant la nuit; l'autre nous
délivre de ces soins superflus et insensés, et nous commande de nous amasser
des trésors dans le ciel, non d'injustices faites au prochain, mais d'oeuvres
de justice; l'un, après bien des sueurs et des misères qu'il nous fait essuyer,
ne pourra pas nous secourir, lorsque nous serons condamnés au dernier supplice,
et que, pour avoir obéi à ses lois, nous souffrirons des tourments infinis; que
dis-je? il ne fera qu'attiser la flamme; l'autre, s'il nous a commandé de
donner à boire un verre d'eau froide ( Matth. x, 42), ne permettra même pas
qu'un si léger bienfait soit privé de rémunération, mais il le récompensera
largement.
Ne serait-il donc pas d'une extrême folie de négliger le service d'un
Maître si doux, et qui récompense magnifiquement ses serviteurs, pour servir un
tyran ingrat, quine peut aider ses esclaves, ses courtisans, ni en ce monde ni
en l'autre? Qu'il ne retire pas du supplice ceux qui y sont condamnés, ce n'est
point en quoi consiste tout le mal et le dommage; mais c'est, comme j'ai dit,
en ce qu'il accable ses serviteurs d'une infinité de peines et de misères. Car
en l'autre monde on verra que la plupart des damnés n'ont été livrés aux
supplices que pour avoir servi l'argent, aimé l'or et n'avoir pas fait l'aumône
aux pauvres.
Pour nous, de peur d'être condamnés à ces tourments, répandons nos
biens avec libéralité sur les pauvres; garantissons notre âme et des soins
importuns et nuisibles de cette vie, et du supplice réservé aux coupables dans
l'autre; formons-nous dans le ciel un dépôt de bonnes oeuvres; au lieu
d'amasser les richesses terrestres, faisons-nous des trésors qui ne puissent ni
périr, ni nous être ravis; des trésors qui puissent entrer avec nous dans le
ciel, qui puissent nous protéger à l'heure critique et nous rendre notre Juge
propice. Plaise à Dieu que ce Juge, nous étant propice et favorable, et à
présent et au jour de son jugement, nous jouissions avec liberté des biens
qu'il a préparés dans le ciel pour ceux qui l'aiment comme il doit être aimé !
Je vous le souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigueur Jésus-Christ,
avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, aujourd'hui et ton joues,
et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Si vous gardez fidèlement dans votre mémoire nos précédentes
instructions, ce sera pour nous un encouragement à continuer notre tâche avec
un redoublement d'ardeur, dans la certitude que nos efforts ne sont point
perdus. Si vous vous souvenez de ce que nous avons dit, vous aurez plus de
facilité à comprendre la suite, et nous, nous aurons moins de peine, car nous
serons secondés par votre zèle qui vous fera voir plus nettement ce qu'il nous
reste à vous exposer. Celui qui oublie continuellement ce qu'on vient de lui
enseigner, aura toujours besoin d'un maître, et ne saura jamais rien; mais
celui qui retient ce qu'on lui a enseigné, et qui y ajoute ce qu'on lui
enseigne de nouveau, de disciple qu'il était, deviendra bientôt maître
lui-même, et se rendra utile et à soi et aux autres. Voilà le fruit que
j'attends de mes discours, si je n'augure pas trop de votre zèle à venir
m'écouter. Commençons donc, déposons l'argent du Seigneur dans vos âmes, comme
dans un trésor très-fidèle et très-sûr, et tâchons de vous expliquer, autant
que la grâce du Saint-Esprit nous donnera de force et de lumière, le sujet que
nous nous sommes proposés de traiter aujourd'hui.
L'évangéliste, parlant des premiers temps, avait dit: « Le monde ne l'a
point connu ». Maintenant il descend au temps de la prédication et il dit: « Il
est venu chez soi, et les siens ne l'ont point reçu ». Il appelle en cet
endroit les siens, les Juifs, comme étant particulièrement son peuple, ou même
tous les hommes, comme ayant été créés par lui. Et comme, s'étonnant de la
folie de plusieurs et rougissant pour notre commune nature, il disait là que le
monde, qui a été fait par lui, n'avait point connu son Créateur; de même ici sa
douleur et son affliction de l'ingratitude des Juifs et de plusieurs autres, le
poussant à prononcer une plus forte et plus griève accusation, il dit: « Les
siens ne l'ont point reçu », quoiqu'il soit venu chez eux. Et non-seulement
lui, mais encore les prophètes ont dit avec étonnement la même chose; saint
Paul en a aussi marqué sa surprise.
Ecoutez d'abord la voix des prophètes parlant au nom de Jésus-Christ: «
Un peuple que je n'avais point connu m'a été assujetti: il a m'a obéi aussitôt
qu'il a entendu ma voix. Des enfants étrangers m'ont manqué de fidélité; des
enfants étrangers sont tombés dans la vieillesse; ils ont boité et n'ont plus
marché et dans leurs voies ». (Ps. XVII, 48.) Et encore: « Ceux à qui il n'a
point été parlé de lui le verront, et ceux qui n'ont point ouï entendront ».
Et: « J'ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient pas; je me suis fait a
voir à ceux qui ne demandaient point à me connaître (1) ». (Isaïe, LXV, 1.)
Saint Paul écrit aux Romains en ces termes: « Après cela, que dirons-nous,
sinon qu'Israël, qui recherchait la justice, ne l'a point trouvée; mais que
1. Ce passage est conçu un peu différemment et dans les Septante et
dans la Vulgate: le saint Docteur l'a apparemment cité de mémoire, ou sur
quelque manuscrit particulier.
14a ceux qui ont été choisis de Dieu l'ont trouvée? » (Rom. XI, 7.) Et
ailleurs: « Que dirons-nous donc, sinon que les nations qui ne cherchaient
point la justice ont embrassé la justice; et que les Israélites, au contraire,
qui recherchaient la loi de la justice, ne sont point venus à la loi de la
justice? » (Rom. IX, 30.)
C'est effectivement une chose surprenante devoir que ceux qui sont
nourris dans la doctrine des prophètes, à qui on lit tous les jours Moïse, qui
parle en mille endroits de l'avènement de Jésus-Christ, et les prophètes de
l'époque postérieure; que ceux qui ont vu Jésus-Christ même opérant
continuellement des miracles, ne demeurant et ne conversant qu'avec eux, et ne
permettant point encore alors à ses disciples d'aller vers les gentils, ni
d'entrer dans les villes des Samaritains (Matth. X, 5), ce qu'il ne faisait pas
lui-même; mais qui leur disait souvent qu'il n'avait été envoyé qu'aux brebis
perdues de la maison d'Israël (Matth. XV, 24): il y a, dis-je, de quoi
s'étonner, qu'après tant de miracles opérés en leur faveur, les Juifs, à qui on
lisait tous les jours les prophètes, et qui ont entendu les continuelles
prédications de Jésus-Christ même, se soient rendus si aveugles et si sourds,
qu'aucune de ces preuves n'ait pu les amener à croire en Jésus-Christ.
Les gentils, au contraire, privés de tous ces avantages, n'avaient
aucunement ouï parler des divins oracles: il ne s'en était pas même présenté à
eux la moindre idée en songe, mais des fables insensées (car c'est ainsi que
j'appelle la philosophie des païens), occupaient tout leur temps et faisaient
toute leur science; uniquement appliqués et livrés aux rêveries des poètes, ils
s'étaient attachés au culte des idoles de bois et de pierre; et, soit sur le
dogme, soit sur la morale, ils n'avaient nulle idée bonne ou saine: leur vie
était encore plus impure et plus criminelle que leur doctrine. Et, en effet,
pouvait-on attendre autre chose de gens qui voyaient leurs dieux se plaire aux
crimes les plus infâmes; des dieux dont le culte ne consistait qu'en des
paroles obscènes et des actions encore plus obscènes et plus impudiques, et qui
se trouvaient par là fêtés et honorés; des dieux auxquels on rendait hommage
par des meurtres abominables et des massacres d'enfants, en quoi leurs
adorateurs ne faisaient que suivre leur exemple.
Ces hommes, toutefois, qui étaient ainsi tombés dans l'abîme même de la
corruption et de la méchanceté, en ont été tout à coup retirés comme par une
espèce de ressort et de machine, et se sont montrés à nous du haut des cieux
dans tout l'éclat de la gloire.
Mais comment et par quelle voie ce prodige est-il arrivé ? Saint Paul
nous l'apprend, écoutez-le, car ce bienheureux apôtre n'a pas cessé de chercher
soigneusement la cause de cet événement extraordinaire jusqu'à ce qu'il l'ait
trouvée pour nous la découvrir ensuite. Quelle est-elle, et d'où venait aux
Juifs un si grand aveuglement? Apprenez-le de celui à qui avait été confié le
ministère de la prédication.
Que dit donc saint Paul pour dissiper le doute où plusieurs étaient?
Les Juifs, dit-il, « ne connaissant point la justice qui vient de Dieu, et
s'efforçant d'établir leur propre justice, ne se sont point soumis à Dieu pour
recevoir cette justice qui vient de lui ». (Rom. X, 3.) Voilà l'origine de leur
malheur. L'Apôtre l'explique encore ailleurs en d'autres termes: « Que
dirons-nous donc, sinon que les nations qui ne cherchaient point la justice ont
embrassé la justice, et la justice qui vient de la foi; et que les Israélites,
au contraire, qui recherchaient la loi de la justice, ne sont point parvenus à
la loi de la justice?» Dites-nous, grand apôtre, quelle en est la raison ? «
C'est parce qu'ils ne l'ont point recherchée par la foi, car ils se sont
heurtés contre la pierre d'achoppement » (Rom. IX, 30, 31, 32); c'est-à-dire
leur incrédulité a été la cause de leurs maux, et c'est de leur orgueil qu'est
née leur incrédulité.
Les Juifs, qui avaient auparavant de grands avantages sur les gentils,
comme d'avoir reçu la loi, de connaître Dieu, et bien d'autres que Saint Paul
rapporte (1), voyant qu'après l'avènement de Jésus-Christ les gentils qui
avaient été appelés à la foi jouissaient également avec eux des mêmes honneurs
et des mêmes prérogatives; qu'après avoir embrassé la foi il n'y avait nulle
différence, nulle distinction entre le circoncis et l'incirconcis, passèrent de
l'orgueil à la jalousie, et ne purent souffrir cette immense et ineffable
miséricorde du Seigneur: ce qui ne venait que de leur orgueilleuse insolence,
de leur méchanceté et de leur égoïsme.
1. Voyez les chap. II, III, IX, X, XI, de saint Paul aux Romains.
142. Mais, ô les plus insensés de tous les hommes ! quel tort Dieu vous
a-t-il fait en étendant sa divine providence sur les autres nations? la.
participation des autres à la même grâce et aux mêmes bienfaits a-t-elle
diminué vos biens? mais la malignité est aveugle, et elle se rend difficilement
compte de ce qu'il convient de faire. Les Juifs donc, aigris. et irrites de
voir que d'autres allaient participer à leur liberté, ont eu la rage de se
plonger eux-mêmes le poignard dans le sein, et par là ils se sont exclus, comme
de juste, de la miséricorde de Dieu. Jésus-Christ leur dit: « Mon ami, je ne
vous fais point de tort; pour moi je veux donner à ceux-ci autant qu'à vous ».
(Matth. XX, 13, 14.) Mais disons. plutôt qu'ils ne méritent pas même qu'on leur
tienne ce langage. Celui à qui il s'adresse, s'il souffrait avec peine, s'il se
plaignait que son maître donnât une pareille récompense à ses compagnons,
pouvait du moins représenter ses peines, ses sueurs; qu'il avait travaillé tout
le long du jour, et qu'il avait porté 1e poids de la chaleur; mais ceux-ci,
qu'ont-ils à dire? que peuvent-ils alléguer? certainement, rien de semblable.
Ils n'ont en eux que lâcheté, qu'intempérance et mille autres vices dont les
prophètes, les accusaient et leur faisaient des reproches continuels, et, par
ces vices, ils n'offensaient pas moins Dieu que les gentils. Saint Paul le
déclare quand il dit: « Car il n'y a nulle différence entre le juif et le
gentil, parce que tous ont péché et ont besoin, de la gloire de Dieu, étant
justifiés gratuitement par sa grâce ». (Rois. III, 22, 23, 24.)
L'apôtre traite pleinement ce sujet dans cet épître, et le fait d'une
manière très-utile et très-prudente. Au commencement il montre qu'ils ont
mérité même d'être plus sévèrement punis que les. gentils. « Car », dit-il, «
tous ceux qui ont péché étant sous la Loi, seront jugés par la Loi (Rom. II,
12), c'est-à-dire, avec plus de rigueur, parce qu'outre -la nature, ils auront
aussi la Loi pour accusatrice: et non-seulement pour cela, mais encore pour
avoir été cause que les nations ont blasphémé Dieu: « Car », dit l'Ecriture, «
vous êtes cause que le nom de Dieu est blasphémé parmi les nations ». (Is. LII,
5; Rom. II, 24.)
La vocation des gentils était donc ce qui irritait le plus les Juifs.
Car les fidèles circoncis en étaient eux-mêmes frappés d'étonnement c'est
pourquoi, lorsque saint Pierre fut de retour de Césarée à Jérusalem, ils lui
firent des reproches et des plaintes d'avoir été chez des hommes incirconcis,
et d'avoir mangé avec eux. (Act.. XI, 3 et suiv.) Et après qu'il leur eût
appris qu'il n'avait rien fait que par l'ordre de Dieu,,ils s'étonnaient encore
de voir (lue la grâce du Saint-Esprit se répandait aussi sur les gentils (Act.
X, 45): en quoi ils montraient visiblement qu'ils ne s'y étaient jamais
attendus. Saint Paul sachant donc bien que c'était là ce: qui les piquait et
les chagrinait le plus, ne perd aucune occasion de réprimer leur orgueil et de
rabaisser leur hauteur et leur insolence.
Voyez, mes frères, comment il s'y prend après avoir disputé contre les
gentils, avoir montré qu'ils étaient tout à fait inexcusables, qu'ils n'avaient
nulle espérance de salut, et leur avoir vivement reproché leurs erreurs et
leurs dissolutions, il adresse la parole aux Juifs il raconte d'abord ce que le
prophète avait dit d'eux, qu'ils étaient méchants, fourbes, trompeurs, qu'ils
étaient tous devenus inutiles, que nul d'eux ne cherchait Dieu, -mais que tous
s'étaient détournés de la droite voie (Ps. XIII, 3, 4, 5, et LII, 3, 4), et
bien d'antres choses semblables, à quoi il ajoute: « Or, nous, savons que
toutes les paroles de la Loi s'adressent à ceux qui sont sous la Loi, afin que
toute bouche soit,fermée, et que tout le monde se reconnaisse condamnable
devant Dieu....... Parce que tous ont péché, et ont besoin de la gloire de Dieu
». (Rom. III,19, 23.) De. quoi donc, ô Juifs ! pouvez-vous vous glorifier? d'où
vous vient tant d'orgueil? On vous a aussi fermé la bouche, votre confiance
vous est ôtée, vous êtes condamnables avec tout le monde, et vous avez besoin,
comme les autres, d'être justifiés gratuitement.
Et certes, quand même vous auriez toujours bien vécu, quand même vous
auriez sujet d'avoir une grande confiance en Dieu, vous n'auriez jamais dû
porter envie à ceux à qui le Seigneur, par sa bonté, a bien voulu faire
miséricorde et accorder la grâce du salut. Car c'est le fait d'une extrême
méchanceté de ne pouvoir souffrir qu'on fasse du bien aux autres, et
principalement quand il ne vous en revient aucun mal. Encore, si le salut
d'autrui vous faisait tort, vos plaintes seraient excusables, bien que peu
dignes d'hommes instruits dans la sagesse; mais si le malheur d'autrui
n'augmente pas votre récompense, et si son bonheur [145] ne diminue point le
vôtre, pourquoi volis affliger qu'un autre ait recule salut gratuitement? Il
fallait donc, comme je l'ai dit, quand même votre vie aurait été irréprochable,
ne vous pas chagriner que Dieu ait étendu la grâce du salut sur les gentils.
Mais vous-mêmes étant coupables des mêmes péchés et ayant également offensé le
Seigneur, que vous ne puissiez supporter qu'il fasse du bien aux autres, que
vous vous vantiez d'avoir seuls droit i. la grâce, ce n'est point là seulement
une marque d'orgueil et d'envie, c'est encore une si grande et si extrême
folie, qu'elle vous vend dignes des supplices les plus rigoureux. Car vous avez
planté l'orgueil dans votre coeur, et l'orgueil est la racine de tous les maux.
Voilà pourquoi un Sage disait: « Le principe de tout péché, est
l'orgueil » (Eccli. X, 15), c'est-à-dire, l'orgueil est la racine, la source et
le père dé tout péché. C'est l'orgueil qui a fait déchoir le premier homme de
sa félicité primitive. Le diable par qui il fut trompé, c'est l'orgueil encore
qui l'avait fait tomber lui-même de la sublime dignité où il était élevé: il le
savait bien, ce malin esprit, que ce péché avait la force de chasser du ciel
même ceux qui en sont atteints: aussi prit-il cette voie pour dépouiller Adam
de tous ses honneurs. C'est en enflant son coeur dé l'orgueilleuse espérance de
devenir égal à Dieu, qu'il 1'a abattu, et l'a précipité au fond de la terre.
Rien n'est en effet plus capable d'éloigner de nous la miséricorde de Dieu, et
de nous livrer au feu de l'enfer que la tyrannie de l'orgueil. Quand elle
possède notre coeur, toute notre vie devient impure: fussions-nous chastes et
vierges: fussions-nous adonnés au jeûne, à la prière, à l'aumône et aux plus
saintes pratiques: « Tout homme », dit l'Ecriture, « qui a le coeur superbe,
est souillé devant le Seigneur». (Prov. XVI, 5, Sept.)
Réprimons donc, mes chers frères, réprimons cette élévation, cette
enflure du coeur, si nous voulons être purs et échapper au supplice qui a été
préparé pour le diable. Ecoutez ce que dit saint Paul, et vous apprendrez que
l'orgueilleux sera condamné au même supplice que le diable: « Que ce ne soit
point un néophyte », dit-il, « de peur que, s'élevant d'orgueil, il ne tombe
dans le jugement et dans le piège du diable ». (I Tim. III, 6, 7.) Que veut
dire le saint apôtre parle mot de « jugement? » il veut dire: la même condamnation,
le même supplice.
Mais comment
éviterez-vous ce malheur? vous l'éviterez, si vous réfléchissez en vous-même
sur votre nature, sur la multitude de vos péchés, sur la grandeur des tourments
si vous considérez combien est fragile et périssable ce qui paraît brillant en
ce monde, et que tout cela se flétrit plus vite que l'herbe et les fleurs du
printemps. Non, le diable, quelque effort qu'il fasse, ne pourra pas facilement
enfler nos coeurs d'orgueil, ni nous prendre en trahison, si nous nous occupons
souvent de ces pensées, et si nous nous rappelons continuellement le souvenir
des hommes les plus distingués par leurs vertus. Que le Dieu des humbles, le
bon Dieu, le Dieu clément, nous donne et à vous et à moi un coeur contrit et
humilié 1 Par là tout le reste nous deviendra facile pour la gloire de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui,et avec qui gloire au Père et au
Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Dieu, qui est clément, libéral et magnifique dans ses dons, Dieu,
mes chers. frères, n'oublie et n'omet rien de ce qu'il faut pour que nous
brillions par l'éclat de nos vertus, parce qu'il veut que nous nous rendions dignes
de son approbation; et ce n'est point par force ou par contrainte qu'il veut
que nous allions à lui; mais il invite, il attire par les bienfaits tous ceux
qui veulent se laisser persuader. Voilà pourquoi, à sa venue, les uns l'ont
reçu, les autres, repoussé: c'est qu'il ne veut point de serviteur qui le serve
malgré soi, ou forcément; mais il veut que tous viennent à lui librement et
volontairement, et qu'ils lui rendent des actions de grâces de cette sorte de
servitude.
Les hommes ont besoin de l'aide des serviteurs, voilà pourquoi ils les
soumettent malgré eux à la loi de l'obéissance; mais Dieu n'ayant besoin de
personne (Act. XVII, 25), n'étant nullement sujet aux nécessités qui pèsent sur
nous, et ne faisant rien que pour notre salut, laisse tout. à notre libre
arbitre et à notre volonté; c'est pourquoi il ne force et ne contraint
personne, et dans tout ce qu'il fait il n'a en vue que notre utilité. En effet,
servir Dieu forcément et malgré soi, ce serait la même chose que de rte le
point servir du tout.
Pourquoi donc, direz-vous, punit-il ceux qui ne veulent point lui
obéir? Et pourquoi a-t-il menacé de l'enfer ceux qui ne gardent pas ses
commandements? c'est parce qu'étant
bon, il prend un grand soin de nous, quoique nous ne lui soyons pas
obéissants, et qu'il ne s'éloigne et ne se retire pas de nous, lors même que
nous nous dérobons et que nous fuyons. Or, comme nous n'avons pas voulu entrer
par cette première voie des dons et des grâces, ni nous rendre à la persuasion
et aux bienfaits, il en a pris une autre, et c'est celle des supplices et des
tourments, qui véritablement est très-rigoureuse, mais toutefois nécessaire.
Car la première ayant été méprisée, la seconde est devenue absolument
indispensable.
En effet, les législateurs établissent contre les coupables des peines
nombreuses et sévères, et cependant nous ne les haïssons pas; nous ne faisons
que les en honorer davantage, car sans rien exiger de nous, et souvent même
sans connaître ceux que protégeraient leurs lois, ils ont veillé et pourvu à
notre sûreté et au bon ordre de la république, soit en comblant d'honneurs les
gens de bien et les élevant aux dignités, soit en réprimant et punissant les
malfaiteurs qui troublent le repos public. Que si, dis-je, nous les admirons et
nous les aimons, ne devons-nous pas beaucoup plus admirer et aimer Dieu, qui a
un si grand soin des hommes? car il y a une différence extrême et infinie entre
leurs soins et la providence que Dieu a pour nous: certes, les richesses de sa
bonté sont ineffables, et surpassent tout ce qu'on en pourrait dire.
14Ici, mes frères, renouvelez votre attention « Il est venu chez soi »,
non par nécessité Dieu, comme je l'ai dit, n'a besoin de rien; mais il est venu
pour répandre ses grâces et ses bienfaits sur les siens. Et quoiqu'il soit venu
pour leur utilité, pour leur faire du bien, ceux qui étaient les siens ne l'ont
point reçu, ils l'ont au contraire rejeté. Et encore ne s'en sont-ils pas
contentés; mais après l'avoir jeté hors de la vigne, ils l'ont tué. (Matth.
XXI, 39.) Néanmoins, il ne les a point exclus de la pénitence; mais il leur a
promis que si, après une action si noire et si détestable, ils voulaient laver
leurs crimes en croyant en lui, Il les rendrait égaux à ceux qui n'ont rien
fait de semblable, et même à ses amis les plus dévoués.
Au reste, je ne parle point en l'air ni pour vous faire illusion: tout
ce qui est arrivé à saint Paul en rend un assez éclatant témoignage. Paul avait
persécuté Jésus-Christ après sa mort; il avait lapidé par les mains de
plusieurs (1) Etienne son martyr; mais quand il eut fait pénitence, qu'il eut
condamné ses premières erreurs et se fut rallié à celui qu'il avait persécuté,
le divin Sauveur le mit aussitôt parmi ses amis, et au premier rang, en
chargeant de l'annoncer et de répandre sa doctrine dans tout le monde, ce
blasphémateur, ce persécuteur, cet impie (I Tim. I, 13) ainsi que dans la joie
dont son âme est pénétrée en songeant à la miséricorde divine; il ne rougit pas
de le déclarer lui-même; que dis-je? il ne craint pas même de rendre publics à
la face de tout l'univers, dans ses épîtres, et de graver, pour ainsi dire, sur
une colonne, les crimes qui avaient précédé sa conversion; persuadé qu'il était
mieux d'exposer à la censure publique sa vie passée, afin que la grandeur du
bienfait qu'il avait reçu de Dieu parût et éclatât manifestement, que de
laisser dans l'ombré cette infinie et ineffable bonté dans la crainte de
dévoiler aux yeux de tous ses propres égarements. Voilà pourquoi il parle
très-souvent des persécutions qu'il a dirigées contre l'Eglise, des piéges
qu'il lui a tendus et des guerres qu'il lui a faites. Tantôt il dit: « Je ne
suis pas digne d'être appelé apôtre, parce que j'ai persécuté l'Eglise de Dieu
». ( I Cor. XV, 9.) Tantôt, Jésus-Christ « est venu a dans le monde sauver les
pécheurs, entre
1. Saint Paul a lapidé saint Etienne par les mains de plusieurs, en
gardant leurs vêtements.
lesquels je suis le premier ». (I Tim. 1, 15.) Et encore: « Vous savez
de quelle manière j'ai vécu autrefois dans le judaïsme, avec quel excès de
fureur je persécutais l'Eglise de Dieu, et la ravageais ». (Gal. I, 13.)
2. C'est en effet comme pour reconnaître publiquement la patience dont
Jésus-Christ avait usé à son égard, en montrant quel homme, quel ennemi lui
avait dû son salut, que le saint apôtre raconte ainsi librement la guerre qu'il
lui faisait au commencement avec tant de fureur, donnant aussi par là une bonne
espérance à ceux qui auraient pu se désespérer: car il dit que Jésus-Christ l'a
reçu à pénitence, et lui a fait miséricorde, afin qu'il fût le premier en qui
le divin Sauveur fit éclater son extrême patience et les immenses richesses de
sa bonté, et qu'il devînt comme un modèle et un exemple à ceux qui croiront au
Seigneur pour acquérir la vie éternelle. (I Tim. I, 16.) Les hommes avaient
commis des crimes trop énormes et trop grands pour en pouvoir jamais attendre
le pardon, et c'était pour le faire connaître que l'évangéliste disait: « Il
est venu chez soi, et les siens ne l'ont point reçu ».
D'où est-il venu celui qui remplit tout, qui est présent partout.? Quel
lieu a-t-il quitté celui qui tient et renferme tout dans sa main? Véritablement
il n'a quitté aucun lieu, et comment le pourrait-il? ruais il semble en quitter
un en descendant chez nous. Comme étant dans le monde, il ne paraissait pas y
être, parce qu'il n'y était pas encore connu; il s'est ensuite fait connaître
lui-même, lorsqu'il a bien voulu se revêtir de notre chair. Et c'est cette
descente et cette manifestation que l'Ecriture appelle sa venue.
Il y a de quoi s'étonner ici, mes chers frères, que le disciple ne
rougisse pas de l'outrage qui a été fait à son maître (1), qu'il ne craigne pas
de le consigner par écrit: mais cela même montre parfaitement son ardent amour
pour la vérité. A bien considérer les choses, c'est pour les offenseurs qu'il
faudrait rougir, et non pour l'offensé, qui n'a fait que croître en gloire,
pour s'être montré si charitable envers ceux qui l'avaient outragé: mais eux au
contraire
1. « L'outrage qui a été fait à son maître ». Saint Jean n'en rougit
pas puisqu'il dit clairement gîte le maître « est venu chez soi, et que les
siens ne l'ont point reçu », et que non-seulement ils ne l'ont point reçu, mais
encore qu'ils l'ont rejeté, chassé de la vigne, et tué.
14ont été regardés de tout le monde comme des ingrats et des scélérats,
pour avoir chassé comme un adversaire et un ennemi, celui qui était venu leur
apporter tant de biens. Et ce n'est point encore là tout le tort qu'ils se sont
fait, ails ont en outre été exclus des dons et des grâces qu'ont obtenus ceux
qui l'ont reçu. « Mais, » dit saint Jean, « il a donné à tous ceux qui l'ont
reçu le pouvoir d'être faits enfants de Dieu (12) ».
Pourquoi, ô bienheureux évangéliste, ne nous racontez-vous pas le
supplice auquel ont été livrés ceux qui ne l'ont point reçu? vous vous
contentez de nous apprendre qu'ils étaient les siens, et que lé maître étant
venu chez soi, les siens ne l'avaient point reçu mais vous n'avez point ajouté,
ni à quelle peine ils sont destinés, ni quel sera leur supplice. Cependant, si
vous le leur aviez découvert, vous les auriez rendus plus timides et plus
retenus, et par la menace que vous leur auriez faite, vous auriez pu amollir la
dureté de leur coeur orgueilleux et superbe. Pourquoi donc êtes-vous demeuré
dans le silence? Mais est-il un plus grand supplice, répondra-t-il, que de
n'avoir pas voulu soi-même être fait enfant de Dieu, en ayant reçu le pouvoir;
et de s'être volontairement privé d'une si éminente dignité et d'un si grand
honneur? et toutefois, de n'avoir pas reçu ce don et cette grâce, ce n'est
point en cela seul que consiste le supplice qu'ils subiront, ils seront aussi
jetés dans un feu qui ne s'éteindra point. L'évangéliste l'a dans la suite plus
ouvertement déclaré.
En attendant, il raconte les biens ineffables que recevront ceux qui
l'ont reçu, et il les explique dans ce peu de paroles: « Il a donné à tous ceux
qui l'ont reçu le pouvoir d'être faits enfants de Dieu »: soit serviteurs, soit
libres, soit Grecs, soit Barbares, soit Scythes, soit ignorants, soit savants,
soit hommes, soit femmes, soit enfants, soit vieillards, soit ceux qui sont
honorés, soit ceux qui sont méprisés, soit riches, soit pauvres, soit princes,
soit particuliers: tous, dit-il, tous reçoivent le même honneur. La foi et la
grâce du Saint-Esprit ôtant l'inégalité des conditions humaines, les réduit
toutes en un même état, n'en fait qu'une seule, marquée du même sceau royal.
Est-il rien d'égal à cette bonté?
Un roi, formé de la même boue que nous, ne daigne pas enrôler dans son
armée royale, s'ils ont été dans la servitude, ses pareils, ses semblables,
dont beaucoup peuvent valoir mieux que lui: mais le fils unique de Dieu ne
dédaigne pas d'écrire au livre de ses enfants les publicains, les magiciens,
les esclaves et les. plus vils de tous les hommes, avec une foule d'estropiés
et d'infirmes. Tant est efficace la foi en Jésus-Christ ! tant sa grâce est
grande et puissante l et de même que le feu n'a qu'à toucher un minerai pour en
faire aussitôt de l'or: ainsi, et encore mieux, le baptême change la boue en or
chez ceux qu'il purifie; l'Esprit-Saint, comme un feu, tombant alors dans nos
âmes et consumant l'image de boue, la refond, pour ainsi dire, et en forme une
image nouvelle, céleste et brillante.
Et pourquoi l'évangéliste n'a-t-il pas dit: il les a faits enfants de
Dieu, mais: « Il leur a donné le pouvoir d'être faits enfants de Dieu? » C'est
pour montrer que nous avons besoin de beaucoup d'attention et de soin pour
conserver pure et sans tache l'image de l'adoption, qui a été imprimée en nous
dans le baptême, et pour faire connaître en même temps que personne ne peut
nous ôter ce pouvoir, si nous ne nous en dépouillons pas nous-mêmes les
premiers. Si ceux qui ont reçu mandat des hommes pour traiter quelque affaire,
ont presque autant de pouvoir que ceux qui leur ont donné commission, à combien
plus forte raison nous, qui avons reçu de Dieu cette dignité, si nous ne
faisons rien qui nous en rende indignes, serons-nous puissants et les plus
puissants de tous les hommes, puisque celui qui nous y a élevés est lui-même
tout ce qu'il y a de plus grand et de plus excellent. Saint Jean veut encore
nous apprendre que la grâce même ne se répand pas indifféremment sur toutes
sortes de personnes, mais seulement sur les hommes de bonne volonté: c'est à eux
qu'est donné le pouvoir d'être faits enfants de Dieu: car s'ils ne le veulent
point, ce don n'arrive pas, et l'effet est nul.
3. Partout le saint évangéliste rejette la nécessité pour y substituer
le libre arbitre et la volonté c'est ce qu'il fait ici même. Car, dans ces
mystérieuses opérations, une chose est de Dieu, c'est-à-dire, de donner la
grâce; l'autre est de l'homme, à savoir, de donner sa foi; mais on a besoin
ensuite d'une grande attention et de beaucoup de soin. Pour conserver la pureté
de l'âme, il ne suffit pas seulement d'être baptisé et de croire, mais il faut,
[149] si nous voulons jouir toujours de cet aimable don, il faut mener une vie
qui en soit digne et Dieu a voulu que cela fût en notre pouvoir. Le baptême
nous fait renaître par une génération mystique et spirituelle, et lave les
péchés que nous avons commis auparavant: mais il est en notre pouvoir, et il
dépend de notre attention et de nos soins, de demeurer purs dans la suite et de
ne plus contracter de souillures. Voilà pourquoi saint Jean raconte la manière
dont se fait la génération spirituelle; et par la comparaison qu'il en fait
avec la naissance charnelle, il en démontre l'excellence en ces termes: « Qui
ne sont point nés a du sang, ni de la volonté de la chair, ni de a la volonté
de l'homme, mais de Dieu a même (13) ». Et il l'a ainsi racontée, afin que,
connaissant la bassesse de la première qui vient du sang et de la volonté de la
chair, et qu'ayant compris la dignité et la sublimité de la seconde que la
grâce produit, nous concevions de celle-ci une grande et une juste idée,
répondant à la majesté de celui qui l'opère, et que nous apportions ensuite
beaucoup de soin à la conserver dans toute sa pureté.
Nous avons, en effet, extrêmement à craindre que, ayant souillé cette
belle robe par notre paresse et par nos crimes, nous ne soyons chassés de la
chambre nuptiale, comme les cinq vierges folles (Matt. XXV, 2), et aussi comme
celui qui n'avait point de robe nuptiale (Matt. XXII, 11). Cet homme était du
nombre des conviés, il avait été invité aux noces, mais étant appelé, ayant
reçu un si grand honneur, il fit un affront, une injure à celui qui l'avait
invité. Ecoutez la suite, vous apprendrez combien fut déplorable et digne de
larmes la peine qu'il subit. Venu pour s'asseoir à cette magnifique et
somptueuse table, non-seulement il en fut chassé et exclu du festin, mais
encore, pieds et poings liés, il fut jeté dans les ténèbres extérieures, où il
y a des pleurs et des grincements de dents sans fin (Matt. XXII, 13).
Ne croyons donc pas, mes chers frères, que la foi nous suffise seule
pour le salut; si nous ne rendons notre vie pure et sainte, et si nous
approchons du roi vêtus d'une robe indigne de notre heureuse vocation, rien
n'empêchera que nous ne soyons traités comme ce misérable. Il est absurde que
celui qui est Dieu et Roi tout ensemble, ne rougissant pas d'appeler
des hommes vils et méprisables, et de les faire chercher dans les
carrefours pour les inviter à sa table, nous soyons encore si lâches et si
insensés, qu'après un si grand honneur même, nous ne devenions pas meilleurs,
et que, quoiqu'ainsi appelés, nous persévérions dans notre méchanceté, nous
méprisions, nous foulions aux pieds l'ineffable bonté de celui qui a bien voulu
nous inviter. Le Seigneur ne nous a point appelés et invités à la participation
spirituelle et terrible des saints mystères, pour que nous nous y présentions
chargés de nos anciens vices; il veut que, changeant de vie, et nous purifiant
de nos iniquités, nous nous revêtions de la robe que doivent porter les
convives d'un roi.
Que si nous ne voulons pas nous rendre dignes d'une si grande vocation,
c'est à nous que nous devons nous en imputer toute la faute, et non pas à celui
qui nous a fait l'honneur de nous inviter. Ce n'est pas lui qui nous chasse,
mais c'est nous qui nous excluons nous-mêmes de cette admirable compagnie de
conviés. Le roi a fait de son côté tout ce qu'il pouvait: il a- fait les noces,
il a préparé le festin, il a envoyé ses serviteurs appeler et inviter, il a
reçu ceux qui sont venus, et les a comblés de toutes sortes d'honneurs: mais
nous, nous étant présentés avec des robes sales, c'est-à-dire souillés par nos
mauvaises couvres, nous avons fait un outrage à sa personne et aux conviés, et
nous avons déshonoré les noces. Voilà pourquoi nous en sommes enfin justement
exclus. Le roi, chassant de la sorte les téméraires et les insolents, a honoré
et les noces et les conviés: il eût paru lui-même leur faire outrage, s'il
avait laissé parmi eux ceux qui étaient revêtus de robes sales.
Fasse le ciel que personne ni de nous, ni des autres ne soit du nombre
de ces indignes conviés, et n'éprouve leur triste sort ! En effet, ces choses
ont été écrites avant qu'elles arrivent, afin que les menaces que nous en font
les saintes Ecritures, nous portant et nous engageant à changer de vie, et à
devenir gens de bien, nous ne tombions pas dans une si grande honte, ni dans un
si terrible supplice, mais que nous ne les connaissions que par ouï dire, et
que nous nous présentions revêtus d'une belle robe au lieu où nous sommes
appelés. C'est ce que je vous souhaite, mes frères, par la grâce et la
miséricorde de [150] Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la
gloire, l'honneur et l'empire soient au Père et au Saint-Esprit, aujourd'hui et
toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Je vous demanderai une seule grâce, avant d'expliquer les paroles de
mon texte; mais je vous prie de ne me la point refuser. La alose que je veux
vous demander n'a rien de difficile, rien de pénible: elle ne me sera pas
seulement utile à moi, mais aussi et surtout peut-être à vous-mêmes. En quoi
donc consiste la grâce que je vous prie de me faire? c'est qu'un jour de la
semaine (1) ou le dimanche (2), chacun rte vous prenne en ses mains cette
partie de l'Évangile, dont on vous doit faire la lecture au sermon, pour la
lire et relire à l'avance; quand vous serez tranquillement assis dans vos maisons,
pour la digérer, en examiner attentivement le sens: et remarquer aussi ce que
vous y trouvez de clair ou d'obscur, et ce qui semble se contredire dans les
paroles, quoiqu'il n'y ait nulle contradiction: et qu'après avoir ainsi
longtemps tout bien considéré et bien médité, vous veniez ensuite au sermon.
Vous et moi, nous ne retirerons pas peu de fruit de cette étude: moi, je
n'aurai pas autant de peine à vous donner l'intelligence des paroles, quand
votre esprit sera préalablement
1. Un jour de la semaine, ou bien le premier jour de la semaine.
2. Le jour même du dimanche. — Litt. Le jour même du sabbat.
familiarisé avec le texte; et vous, vous rendrez votre esprit plus
subtil et plus, pénétrant, et vous acquerrez plus de facilité, non-seulement
pour mieux écouter et mieux apprendre, mais encore pour enseigner aux autres ce
que vous aurez appris. De la manière dont vous vous comportez aujourd'hui,
plusieurs de ceux qui sont ici présents étant obligés de retenir tout à la fois
les paroles de l'Écriture, et l'explication que nous leur donnons, ne feront
pas un grand profit, quand même nous serions une année entière à les leur
expliquer. Et comment le pourraient-ils, puisqu'ils ne font attention aux
paroles qu'en passant et seulement ici ?
Que si quelques-uns allèguent pour excuse les soins, les inquiétudes de
la vie, et qu'ils sont obligés d'occuper beaucoup de temps aux affaires
publiques et domestiques: premièrement, nous leur répondrons que ce n'est pas
une petite faute de se laisser accabler d'une si grande multiplicité
d'affaires, et de s'attacher toujours si fort aux choses séculières, qu'ils ne
puissent pas donner un peu de temps, ni la moindre application à celles qui
sont le plus nécessaires; en second lieu, que ce sont là de [151] vains prétextes,
de fausses et de frivoles excuses, ce que prouvent visiblement leurs longs
entretiens avec leurs amis, le temps qu'ils perdent dans les théâtres et aux
spectacles des courses de chevaux, à quoi souvent ils passent des jours
entiers, sans toutefois prétexter alors en aucune façon la foule et l'embarras
des affaires. Quand donc il s'agit de ces misérables amusements, vous n'avez
garde de vous excuser et vous ne manquez pas de temps à perdre mais faut-il
vous appliquer aux choses divines, elles vous paraissent si superflues et si
méprisables, que vous estimez qu'elles ne valent pas un de vos instants; mais
des gens qui ont de pareils sentiments sont-ils dignes de respirer encore ou de
voir le soleil?
Ces lâches, ces paresseux produisent encore un très-vain et
très-frivole prétexte: ils disent qu'ils n'ont pas les livres. En ce qui
concerne les riches, il serait ridicule à nous de nous arrêter à faire justice
de cette excuse. Quant aux pauvres, comme je m'imagine qu'ils y ont souvent
recours, je voudrais leur demander si chacun- d'eux n'a pas au complet tous les
outils propres et convenables à sa profession, fût-il même dans une extrême
indigence ? N'est-il donc pas bien absurde de ne point prétexter ici sa
pauvreté, de ne rien omettre pour surmonter toutes les difficultés et repousser
tous les obstacles, et de s'excuser, de se lamenter sur ses occupations et son
indigence, quand il y a tant à gagner?
Mais quand même quelques-uns seraient assez pauvres pour ne pouvoir pas
se donner ces livres, ils pourraient encore, par la lecture assidue qu'on fait
ici des saintes Ecritures, ils pourraient, dis-je, ne rien ignorer de ce que
contiennent ces livres divins. Que si cela vous paraît impossible, je le
conçois. Car plusieurs n'apportent pas ici un grand zèle pour écouter: après
avoir écouté par manière d'acquit, ils s'en vont aussitôt chez eux. Que si
quelques-uns restent plus de temps, ils n'en sont pas plus avancés que ceux qui
se sont promptement retirés, puisqu'ils n'ont été présents que de corps. Mais
pour ne pas vous fatiguer davantage par des reproches, ni consumer tout le
temps en réprimandes, reprenons les paroles de notre Evangile: il est temps
d'arriver au sujet que nous nous sommes proposé; soyez attentifs, afin
qu'aucune parole ne vous échappe.
« Et le Verbe s'est fait chair, et a demeuré parmi nous ». Le saint
évangéliste, après avoir dit que ceux qui l'ont reçu sont nés de Dieu et sont
ses enfants, rapporte la cause ineffable d'un si grand honneur, à savoir
celle-ci: le Verbe s'est fait chair, et le Seigneur a pris la forme de
serviteur. Etant vrai Fils de Dieu, il s'est fait fils de l'homme, pour faire
les hommes enfants de Dieu. Le sublime, en se rapprochant de ce qui est humble
et bas, le relève, sans nuire en rien à sa propre gloire. et voilà ce qui s'est
fait en la personne de Jésus-Christ. En effet, il n'a point diminué sa nature
par un si profond abaissement, et il nous a élevés à une gloire ineffable, nous
qui étions toujours demeurés dans l'infamie et dans les ténèbres: ainsi, qu'un
roi qui parle avec amour et avec bonté à un pauvre et à un mendiant, ne se
déshonore point, ne fait rien de honteux, et rend ce pauvre illustre, le couvre
de gloire devant tout le monde. Que si, lorsqu'il s'agit de ces dignités
humaines qui sont purement empruntées, celui qui en est revêtu peut, sans se
faire tort, fréquenter son inférieur: à plus forte raison, la même chose
est-elle vraie de cette immortelle et bienheureuse substance qui n'a rien
d'emprunté, d'accidentel ou de passager, mais dont tous les attributs sont immuables
et éternels.
C'est pourquoi, quand vous entendrez ces paroles: « Le Verbe s'est fait
chair », ne vous troublez point, ne vous scandalisez point. La substance «
divine » n'a point été changée en chair; il serait impie d'avoir une pareille
idée: mais Dieu demeurant ce qu'il était a pris. la forme de serviteur.
2. Mais pourquoi saint Jean s'est-il servi de cette parole: « Il s'est
fait? » C'est pour fermer la bouche aux hérétiques (1); car il y en a qui
prétendent que le Verbe ne s'est point fait réellement homme,. et que tout ce
qui regarde le mystère de l'Incarnation n'est qu'apparence, allégorie,
illusion. Le saint évangéliste a donc usé de ce mot: « Il s'est fait », pour
prévenir ce blasphème: il ne veut point par là marquer un changement de substance
(Dieu nous garde de cette pensée), mais montrer qu'il a réellement et
véritablement pris une chair. Lors
1. Le saint Docteur combat ici les hérétiques nommés Docetes ou Apparens, parce qu’ils prétendaient que Jésus-Christ n'était né,
mort et ressuscité qu'en apparence. Ils avaient pour père Simon le Magicien,
comma les Gnostiques, c'est-à-dire, les savants et éclairés. — Voyez S. Ign. M. Epist. ad Trall. et ad
Smyrn. — Dans saint Irénée le mot dokesei
est traduit en latin par celui de putative,
en opinion, en apparence, liv. I et suiv. Voy. Till. Hist. Eccl. T. II, p. 43 et 54, et la note;de D. Bern. De Montf., hic.
15donc que saint Paul dit: « Jésus-Christ nous a rachetés de la
malédiction de la loi, s'étant « rendu lui-même malédiction pour nous » (Gal.
III, 13): il ne veut pas dire que sa substance ait été séparée et privée de la
gloire, et qu'elle soit tombée dans la malédiction. Car ni les démons mêmes, ni
les plus fous et les plus extravagants de tous les hommes, ne sont point
capables d'un sentiment si extravagant en même temps que si impie ! Ce n'est
donc point là ce qu'entend le saint apôtre; mais que Jésus-Christ ayant pris
sur lui-même la malédiction que nous avions encourue, ne permet pas que nous y
soyons soumis davantage et nous en libère. De même en cet endroit saint Jean
dit que « le Verbe s'est fait chair », non en changeant sa substance en chair,
mais en demeurant ce qu'il était auparavant, après avoir pris la chair.
Que si ces hérétiques disent, que comme Dieu peut tout, il a pu se
changer en chair, nous leur répondrons qu'il peut tout, tant qu'il demeure Dieu;
mais s'il pouvait recevoir un changement, et un changement en mal, comment
serait-il Dieu? Toute mutabilité, tout changement est infiniment éloigné de
cette nature incorruptible. C'est pourquoi le prophète disait: « Ils
vieilliront tous comme un vêtement. Vous les changerez comme un habit dont on
se couvre, et ils seront en effet changés: mais pour vous, vous êtes toujours
le même, et vos années ne passeront point». (Ps. CI, 27, 28.) Car cette
substance est au-dessus de tout changement: il n'y a rien de meilleur ni de
plus excellent que Dieu; rien à quoi il puisse successivement atteindre et
parvenir. Que dis-je, de meilleur? Rien ne lui est égal, rien n'en approche
tant soit peu. Il s'ensuit donc que s'il a souffert quelque changement, il
s'est changé en quelque chose de moindre: or, cela ne peut point être Dieu;
mais que l'exécration de ce blasphème tombe sur la tête de ceux qui n'ont pas
horreur de le proférer.
Ce mot: « Il s'est fait », n'est dit ici que pour vous empêcher de
soupçonner que l'Incarnation du Verbe n'a été qu'une illusion; les seules
paroles qui suivent le prouvent visiblement, et étouffent tout mauvais soupçon.
Car l'évangéliste ajoute: « Et a demeuré parmi nous ». C'est comme s'il disait
que cette parole: « Il s'est fait », ne nous jette pas dans des pensées et des
soupçons absurdes. Je n'ai point dit qu'il y ait eu du changement dans la
nature immuable, mais j'ai dit qu'elle a demeuré parmi nous. Or ce qui habite
n'est pas l'endroit habité: une chose habite et l'autre est habitée: sans cela
il n'y aurait pas habitation. Mais en indiquant cette différence, je parle
d'une différence selon l'essence: car, par la jonction et la réunion, le Verbe
de Dieu et la chair sont tine même personne; non qu'il y ait confusion ni
anéantissement de substance; mais en vertu d'une ineffable et inexplicable
union.
Comment cela s'est fait, ne le demandez point: comment cela s'est fait,
Dieu le sait. Quelle est donc, dites-vous, la maison qu'il a habitée? le
Prophète nous l'apprend: « Je relèverai », vous dit-il, « la maison de David,
qui est ruinée » (Amos, IX, 11): véritablement elle est ruinée. Notre nature,
ruinée par une chute irrémédiable, avait besoin de la main du Tout-Puissant;
qui seul pouvait la relever. Elle ne pouvait aucunement se relever si Celui qui
l'avait formée ne lui avait tendu la main du haut du ciel, et ne l'avait
renouvelée et reformée par la régénération de l'eau et du Saint-Esprit.
Considérez ce mystère, mes chers frères, ce mystère terrible et
impénétrable. Le Verbe demeure toujours dans cette maison: il s'est, en effet,
revêtu de notre chair, non pour la quitter dans la suite, mais pour habiter
toujours en elle. S'il n'avait pas voulu la garder toujours, il ne lui aurait
pas fait l'honneur de la placer sur le trône royal, et, la portant avec lui, il
ne l'aurait pas fait adorer par toute l'armée céleste: par les anges, par les
archanges, par les trônes, par les dominations, par les principautés, par les
puissances. Quel esprit, quelle langue pourrait représenter l'honneur immense
que Dieu a fait à notre nature, cet honneur qui est tout surnaturel et terrible
en même temps? Quel ange? quel archange? Non certes, personne, ou dans le ciel,
ou sur la terre, ne le pourra jamais. Les oeuvres de Dieu sont de telle nature,
et ses bienfaits sont si grands et si sublimes que, non-seulement aucune
langue, mais encore nulle vertu céleste et angélique ne peut les raconter
exactement.
Voilà pourquoi nous finissons ici notre sermon, pour nous tenir dans le
silence, après vous avoir seulement exhortés à rendre grâces à un Dieu si
bienfaisant: de quoi encore vous aurez tout le profit dans la suite. Or, rendre
[153] grâces au Seigneur, c'est prendre un grand soin de son âme. Car, par un nouvel
effet de sa bonté; Lui, qui n'a nullement besoin d'aucun de nous, il dit que
nous lui rendons le retour, que nous le récompensons en quelque sorte, lorsque
nous ne négligeons pas le soin de notre âme. Nous ferions donc preuve d'une
extrême folie et nous mériterions une infinité de supplices si, ayant reçu un
si grand honneur, nous ne faisions pas tout ce qui dépend de nous pour lui
rendre de justes actions de grâces, et principalement puisque tout l'avantage
doit nous en revenir, puisque des biens sans nombre nous sont promis à cette
condition.
Glorifions donc, pour tant de bienfaits, la bonté divine, non-seulement
par nos paroles, mais beaucoup plus encore par nos oeuvres, afin que nous
acquérions les biens futurs, que je vous souhaite, et à vous et à moi, par la
grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ; par quiet avec qui la
gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles.
Ainsi soit-il.
1. Peut-être dans notre dernier discours, mes chers frères, vous
aurons-nous attristés et offensés; peut-être vous aura-t-il paru que nous avons
usé de paroles trop rudes, et que nous nous sommes trop étendus sur la paresse
et la lâcheté de plusieurs. Si, en nous étendant ainsi et parlant en ces
termes, nous avions seulement voulu vous faire de la peine, vous auriez tous
raison de vous fâcher et de vous plaindre: mais c'est uniquement pour votre
bien que nous nous sommes exposés à vous déplaire. Vous devez nous savoir gré
de notre sollicitude, ou, tout au moins, nous pardonner en faveur de notre
profonde affection. Car nous craignons fort que si vous ne répondez à notre
zèle que par l'indifférence, vous n'ayez à rendre un plus rigoureux compte au
Seigneur. Voilà précisément, mes frères, ce qui nous engage et nous oblige
souvent à vous réveiller, à ranimer votre attention; de peur que vous ne
perdiez un seul mot de ce que nous vous enseignons: car c'est pour vous le
moyen de vivre en assurance en ce monde, et de vous présenter en l'autre avec
confiance au tribunal de Jésus-Christ. Mais nous vous avons fait d'assez
longues et d'assez fortes réprimandes la dernière fois: commençons donc
aujourd'hui par vous expliquer tout de suite les paroles de notre Évangile
« Et nous avons vu sa gloire; sa gloire », dis-je, « comme du Fils
unique du Père». Saint Jean, après avoir dit que nous avons été faits enfants
de Dieu, et montré que cela n'est arrivé que parce que le Verbe s'est fait
chair, déclare qu'il nous en est encore revenu un autre avantage. Quel est-il?
C'est que « nous [154] avons vu sa gloire; sa gloire, » dis-je, « comme du Fils
unique du Père ». Et certes, nous ne l'aurions point vue cette gloire, si le
Fils unique ne se fût montré à nous, revêtu du corps qu'il s'est uni. Si « les
enfants d'Israël » ne purent regarder le visage de Moïse, qui n'était pas d'autre
nature que nous, parce qu'il était resplendissant de lumière (Exo. XXXIV, 29;
II Cor. III, 7); si un voile fut nécessaire pour couvrir et cacher la grande
gloire qui environnait ce Juste, pour adoucir et tempérer l'éclat du visage du
prophète, comment nous, qui ne sommes que boue et que terre, aurions-nous pu
approcher de la Divinité toute pure, de cette lumière qui est inaccessible même
aux vertus célestes? Le Fils unique du Père a donc habité parmi nous, afin que
nous pussions librement approcher de lui, lui parler et demeurer avec lui.
Mais que signifient ces paroles: « La gloire, comme du Fils unique du
Père » ? Plusieurs prophètes ont paru tout éclatants de gloire, comme Moïse
lui-même, Elie, Elisée: l'un est monté au ciel dans un char de feu (IV lib.
Rois, II,11); l'autre y a été enlevé (1). Après eux Daniel, les trois enfants,
beaucoup d'autres, et tous ceux qui ont opéré des miracles, ont été glorifiés;
de même, les anges qui se sont fait voir aux hommes dans la lumière et la
splendeur de leur nature, et non-seulement les anges, mais aussi les Chérubins
et les Séraphins qui ont apparu au prophète, couverts d'une grande gloire: mais
l'évangéliste écartant de nous toutes ces choses, élevant nos esprits au-dessus
de la splendeur et de la gloire des créatures, et des autres serviteurs nos
compagnons, nous installe au comble même des biens et au centre de la gloire.
Ce n'est pas la gloire d'un prophète, ni d'un ange, ni d'un archange, ni des
vertus célestes, ni d'aucune autre créature, s'il en est, que nous avons vue
mais nous avons vu la gloire du Seigneur même, du roi même, du vrai Fils unique
même, de celui qui est le Seigneur de tous les hommes.
Ce mot: « comme », n'est point ici pour marquer une comparaison, un
exemple, une similitude; mais pour établir et pour fixer
1. « Enlevé ». Le mot grec signifie proprement: Communi morte translatus. i. e. Elisée y a été enlevé par la mort
commune à tous les hommes. Cet endroit ne me parait pas net, je crois qu'il y
manque quelque chose.
indubitablement la chose: de même que si l'évangéliste disait:.Nous
avons vu la gloire qui convient, qui est propre au vrai et à l'unique Fils de
Dieu, roi de tout l'univers. C'est là une façon de parler usuelle, et je ne
ferai pas difficulté d'invoquer cet usage à l'appui de mes paroles. Car il ne
s'agit pas ici de beau langage ni de périodes harmonieuses, mais seulement de
votre intérêt: c'est pourquoi rien ne nous empêche de tirer nos preuves de
l'usage vulgaire.
Quel est donc cet usage? Vous allez l'apprendre: des personnes ont vu
un monarque dans toute sa pompe et sa magnificence, il brille de toutes parts,
il est tout couvert de pierres précieuses. S'il leur arrive de vouloir décrire
à d'autres cette magnificence, cette pompe, ces ornements, cette gloire, ils
peignent à leur manière, et comme ils peuvent, l'éclat de la pourpre, la
grosseur des diamants, la blancheur des mules, l'or des harnais, le lustre des
housses. Enfin, après avoir fait le récit de ces choses et de plusieurs autres,
voyant qu'ils n'en peuvent pas bien représenter toute la richesse et la
somptuosité, ils ajoutent aussitôt, mais pourquoi tant de paroles? En un. mot,
il était comme un empereur, et par ce mot: « comme », ils ne veulent pas dire
un homme semblable à l'empereur, mais l'empereur lui-même. C'est donc en ce
même sens que l'évangéliste s'est servi de ce mot: a comme », pour montrer
l'excellence d'une gloire incomparable. Tous les autres, les anges, les
archanges, les prophètes exécutaient en tout les ordres qu'ils avaient reçus:
mais le Fils unique agissait en tout avec l'autorité et la puissance qui
n'appartient qu'au roi et au souverain Seigneur. Et voilà ce qui faisait
l'admiration du peuple (Matth. VII, 28); c'est qu'il les instruisait comme
ayant autorité.
2. Les anges, comme je l'ai dit, ont donc apparu sur la terre, avec
beaucoup de gloire, à Daniel, à David, à Moïse; mais ils faisaient tout comme
des serviteurs qui obéissent leurs maîtres: le Fils unique, au contraire,
agissait en tout comme Seigneur et Roi de tout l'univers. Quoiqu'il soit venu
et se soi montré sous une forme vile et basse, toutefois, dans cet abaissement
même et sous cette formé de serviteur, la créature a connu son Seigneur.
Comment? L'étoile, du haut du ciel, a appelé les mages pour venir l'adorer; une
grande troupe d'anges, répandue de tous côtés, le servait comme son Maître et
chantait des hymnes à sa louange; d'autres hérauts ont paru tout à coup, et
s'étant tous rencontrés et joints ensemble, ils ont annoncé le grand et le
profond mystère « de l'Incarnation n; les anges l'ont annoncé aux pasteurs; les
pasteurs aux habitants dé la ville; Gabriel à Marie et à Elisabeth; Anne et
Siméon à ceux qui étaient dans le temple. Et non-seulement les hommes et les
femmes en ont eu une grande joie, mais encore l'enfant qui n'était pas encore
sorti du ventre de sa mère; je parle de cet habitant du désert qui, portant le
même nom que notre évangéliste, tressaillit dans le sein maternel (Luc, I, 41):
tous soupiraient dans l'espérance de l'enfantement qui devait arriver. Voilà ce
qui s'est passé dans le temps de l'avènement. Mais lorsque le Fils unique se
fut davantage manifesté, d'autres miracles plus grands que les premiers
éclatèrent. Ce n'est plus une étoile, ni le ciel, ni les anges et les
archanges, ni Gabriel et Michel, c'est Dieu le Père lui-même qui l'annonce du
haut des cieux, et, avec le Père, le Saint-Esprit qui descend et demeure sur
lui (Matth. III, 15; Marc, I, 10; II Pierre, II, 27), etc.; c'est donc avec
vérité que Jean a dit: « Nous avons vu sa a gloire; sa gloire », dis-je, «
comme du Fils a unique du Père ».
Et en s'exprimant ainsi, il ne pense pas seulement à ces choses, mais
encore à celles qui les ont suivies., Car les pasteurs, les veuves et les
vieillards ne sont plus les seuls à nous l'annoncer: la voix. des événements,
comme une trompette sonore, retentit à son tour, et si haut, que le son en
parvient aussitôt jusqu'ici. « Sa réputation », dit l'Ecriture, « s'est
répandue par toute la Syrie (Matth. IV, 24); elle l'a fait connaître à tout le
monde. Tout publiait à haute voix que le Roi du ciel était arrivé. En effet, on
voyait les démons fuir de toutes parts et céder la place; le diable se retirer
couvert de honte; la mort même, la mort d'abord repoussée, ensuite vaincue et
entièrement détruite: toutes sortes d'infirmités étaient guéries, les sépulcres
renvoyaient les morts (Matth. XXVII, 52), les démons laissaient tranquilles les
possédés, les maladies quittaient les malades. C'est alors qu'on vit tous ces
prodiges et ces miracles que les prophètes avaient désiré devoir, comme de
juste, et qu'ils n'avaient point vus: c'est alors qu'on a vu des yeux se former
et recevoir la lumière; et Jésus-Christ faisant voir à tous, en un moment et
dans la plus excellente partie du corps, ce qui est si curieux, ce que tous les
hommes ont dû souhaiter de voir, comment Dieu a formé Adam de la terre (1). De
plus, on a vu des membres que la paralysie avait desséchés et comme détachés du
corps, tout à coup rétablis et réunis aux autres; des mains mortes reprendre le
mouvement, des pieds perclus sauter à l'instant, des oreilles bouchées
s'ouvrir, et une langue, auparavant muette, parler soudain avec grand bruit.
Car tel qu'un habile architecte qui rétablit une vieille maison délabrée,
Jésus-Christ a réparé la nature humaine: les pièces qui étaient brisées, il les
a remplacées; celles qui étaient désunies, il les a rejointes: il a relevé
celles qui étaient absolument tombées.
Et que dirons-nous du rétablissement de l'âme, opération encore bien
plus admirable que la guérison des corps ? Certes, la santé du corps est
quelque chose de grand et de considérable; mais celle de l'âme lui est
supérieure et de toute la distance qui sépare l'âme du corps.; comme aussi,
pour cette autre raison, qu'il est de la nature du corps de se mouvoir, selon
qu'il plaît au Créateur, et d'aller sans résistance partout où il veut qu'il
aille, tandis que l'âme qui est libre, et qui a le pouvoir et la liberté
d'agir,. n'obéit pas en tout à Dieu, si elle ne le veut pas. Car Dieu ne veut
pas la rendre belle et vertueuse malgré elle, par force et par contrainte,
parce que ce ne serait point là une vertu; mais il veut la persuader librement
et volontairement de devenir vertueuse et belle, ce qui est beaucoup plus
difficile que l'autre guérison. Voilà pourtant ce qu'a fait Jésus-Christ.
Toutes sortes de méchancetés et de maux ont été détruits. De même que, par les
soins qu'il a donnés aux corps, il les a non-seulement guéris, mais encore
rétablis dans une parfaite santé: ainsi, non-seulement il a tiré les âmes de
l'abîme de la méchanceté et de la corruption, mais il les a élevées au comble
même de la vertu. D'un publicain il a fait un apôtre: d'un persécuteur, d'un
blasphémateur impie, l'instituteur de l'univers: les mages ont été les docteurs
des
1. Comme dans la guérison de l'aveugle-né, où Jésus-Christ ayant craché
à terre et fait de la boue avec sa salive, il oignit de cette boue les yeux de
l'aveugle et lui rendit la vue. (Jean, IX, 6.) Dans la résurrection du Lazare,
et dans tous les autres miracles qu'il a opérés, etc. (Jean, XI.)
15Juifs, le larron est devenu citoyen du ciel une prostituée a brillé
par sa grande foi: de deux femmes, la chananéenne et la samaritaine, celle-ci
femme débauchée comme la précédente; l'une entreprend de convertir ses
concitoyens et amène à Jésus-Christ tous les habitants de sa ville, comme pris
dans un filet; l'autre, par sa foi et sa persévérance, chasse le malin esprit
de l'âme de sa fille; d'autres, encore pires que ceux-là, passent tout à coup
au nombre des disciples. En un instant tout se réformait, les infirmités des
corps, les maladies des âmes: tous recouvraient la santé et arrivaient à la
plus haute vertu. Ce n'était pas seulement deux, ou trois, ou cinq, ou dix, ou
vingt, ou cent personnes qui changeaient de vie et se convertissaient facilement,
mais des villes et des provinces entières. Et qui pourrait parler dignement de
la sagesse des préceptes, de la force et de la vertu des lois célestes, de
l'excellence d'une morale tout angélique? Car, tel est le genre de vie que
Jésus-Christ a introduit ici-bas, telles sont les lois qu'il a établies, et la
morale qu'il a fondée, que ceux qui les suivent et s'y conforment deviennent
aussitôt des anges, et semblables à Dieu, autant que cela est possible à
l'homme, quand bien même ils auraient été les plus méchants de tous les hommes.
3. Voilà pourquoi l'évangéliste, rassemblant et se représentant tout à
la fois tous les miracles que Jésus-Christ a opérés, soit dans les corps, soit
dans les âmes, soit sur les éléments; et aussi les préceptes, ces dons mystérieux
(lui sont plus grands et plus sublimes que les cieux mêmes, les lois, la
morale, la foi, l'espérance, les promesses des biens futurs, la Passion; voilà,
dis-je, pourquoi l'évangéliste a fait tonner sa voix, et prononcé ces
admirables paroles qui renferment une sublime doctrine: « Nous avons vu sa
gloire; sa gloire », dis-je, « comme du Fils unique du Père, étant plein de
grâce et de vérité ». Ce n'est pas seulement pour les miracles que nous
l'admirons, mais nous l'admirons aussi dans sa Passion et dans ses souffrances:
nous l'admirons attaché à une croix, flagellé, souffleté, couvert de crachats,
et dans les coups que lui ont donné sur les joues ceux qu'il avait comblés de
bienfaits. Il est juste en effet d'appliquer aussi les paroles de saint Jean à
ces choses qui paraissent ignominieuses, puisque Jésus-Christ lui-même a appelé
tout cela gloire. En effet, ces choses ne sont pas seulement des marques et des
témoignages de sa providence et de son amour, mais encore de sa toute-puissance
puisque c'est alors que la mort fut détruite, que la malédiction fut effacée
(Gal. III, 13), que les démons furent confondus, qu'on triompha d'eux, et que
la cédule de nos péchés fut attachée à la croix (Coll. II, 14).
De plus, comme ces miracles se faisaient invisiblement, il s'en fit
quelques-uns visiblement, qui prouvaient que Jésus-Christ était le Fils unique
de Dieu, et le Seigneur de toute la nature; son bienheureux corps étant encore
attaché à la croix, le soleil retira sa lumière et s'obscurcit, la terre trembla
et fut couverte de ténèbres, les sépulcres s'ouvrirent, les fondements de la
terre furent ébranlés, une multitude innombrable de morts sortit du tombeau,
ressuscita et vint dans la ville (Matth. XXVII, 51, Luc. XXIII, 44). Ensuite
cet autre mort, qui avait été cloué et crucifié, ressuscita, sans déranger les
pierres de son sépulcre, sans en briser les sceaux; et ayant rempli les onze
disciples d'un grand courage et d'une force invincible, il les envoya dans tout
le monde pour être les médecins universels de la nature, pour réformer la vie
des hommes, pour répandre partout la semence de la céleste doctrine, détruire
la tyrannie des démons, et faire connaître aux hommes les vrais, les ineffables
biens; pour nous prêcher l'immortalité de l'âme, la vie éternelle. du corps,
des récompenses qui surpassent notre intelligence, et qui n'auront point de
fin.
Le bienheureux évangéliste repassant donc dans son esprit toutes ces
choses et plusieurs autres, que sûrement il connaissait bien, mais qu'il n'a
pas voulu écrire parce que le monde n'aurait pu les contenir; car « si »,
dit-il, « on « rapportait tout en détail, je ne crois pas que le monde entier
pût contenir les livres qu'on a en écrirait» (Jean, XXI, 25); considérant,
dis-je, toutes ces choses, il s'est écrié: « Nous avons vu sa gloire; sa gloire
», dis-je, « comme du Fils unique du Père, étant plein de grâce et de vérité».
II faut donc que ceux qui ont le bonheur de voir tant de merveilles, d'entendre
une si belle doctrine, de recevoir de si grands dons, mènent une vie qui soit
digne des dogmes, pour mériter de, jouir des biens futurs. En effet,
Notre-Seigneur Jésus-Christ est venu pour nous faire voir non-seulement sa
gloire terrestre, mais encore sa gloire céleste. Voilà pourquoi il [157] a dit:
« Je désire que là où je suis, ceux que a vous m'avez donnés y soient aussi
avec moi, afin qu'ils contemplent ma gloire ». (Jean, XVII, 24.) Que si la
gloire qu'il a eue sur la terre a été si brillante et si lumineuse, que
penserons-nous, que dirons-nous de celle qu'il a dans le ciel? car on ne la
verra pas dans une terre sujette à la corruption; elle ne se montrera point à
nous tandis que nous sommes dans des corps fragiles et périssables; mais
lorsque nous serons devenus des créatures immortelles et impérissables; et elle
se fera voir dans une si grande splendeur, qu'aucune parole ne peut l'exprimer.
Heureux donc, et mille fois heureux ceux qui auront le bonheur d'être
spectateurs de cette gloire, c'est d'elle que parle le prophète, quand il dit:
« Que l'impie soit enlevé, pour ne pas voir la gloire du Seigneur ». (Isaïe,
XXVI, 10, LXX.) Mais à Dieu ne plaise qu'aucun de vous soit enlevé de ce monde
et privé de ce spectacle 1 Si, en effet, nous ne devions jamais en jouir, nous
pourrions bien dire, nous aussi: il vaudrait mieux pour nous que nous ne
fussions jamais venus au monde (Matth. XXVI, 24). Car pourquoi vivons-nous,
pourquoi respirons-nous? Que sommes-nous, si nous sommes privés de la présence
du Seigneur, si nous ne devons pas le voir? Si ceux qui ne voyent pas la lumière
du soleil mènent une vie plus malheureuse que la mort, que croyez-vous que
souffrent ceux qui sont privés d'une si grande lumière? Ici tout le malheur ne
consiste que dans cette unique privation, mais là il n'en est pas de même: et
pourtant, quand il n'y aurait que ce mal seul, le second supplice ne serait pas
égal à l'autre; il le surpasserait d'autant que le soleil de l'autre monde
surpasse le nôtre. Mais il y a aussi un autre supplice à attendre; c'est que
celui qui ne voit pas ce soleil ne sera pas seulement jeté dans les ténèbres,
mais encore il sera brûlé éternellement, éternellement il gémira, grincera des
dents, et souffrira une infinité d'autres tortures.
Ne méprisons donc point tellement notre salut, ne nous exposons point
par la négligence et le relâchement d'un instant a être jetés dans le supplice
éternel: veillons au contraire, soyons sobres, travaillons, faisons tous nos
efforts pour acquérir ces biens et échapper à ce fleuve de feu, qui coule à
grand bruit devant le terrible et redoutable tribunal. Celui qui y sera une
fois tombé, y demeurera éternellement: personne ne pourra le retirer du
supplice, ni son père, ni sa mère, ni son frère. Les prophètes nous le crient
hautement; l'un dit: « Le frère ne rachète point son frère, l'homme étranger le
rachètera-t-il (1)? » (Ps. XLVIII, 7.) Ezéchiel ajoute quelque chose de plus
fort: « Si Noé », dit-il, « et Job et Daniel sont en ce pays-là, ils n'en
délivreront ni leurs fils, ni leurs filles ». (Ezéch. XIV, 16.) Là une seule
chose peut nous aider et nous protéger, ce sont nos bonnes oeuvres; celui qui
en sera dénué ne pourra se délivrer par aucune autre voie. C'est pourquoi
pensons continuellement à ces vérités, méditons-les, purifions notre vie et
rendons-la brillante, afin que nous nous présentions au Seigneur avec
confiance, et que nous obtenions les biens qui nous sont annoncés, par la grâce
et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire
soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles
des siècles. Ainsi soit-il.
1. Sur quoi saint Augustin dit: « Si Jésus-Christ, qui est votre
figuré, ne vous rachète point, l'homme pourra-t-il vous racheter ? »
1. Courons-nous en -vain? est-ce inutilement fille nous travaillons?
Jetons-nous la semence sur des pierres? Tombe-t-elle le, long du chemin ou
demeure-t-elle cachée dans des épines 1? J'ai peur, je tremble que mon
labourage ne soit inutile, quoique d'ailleurs je ne puisse rien perdre de la
récompense qui est attachée à ce travail. La condition du laboureur est autre
que celle du prédicateur de la parole souvent le laboureur,. après avoir
travaillé toute une année, après avoir souffert tant de peines et de sueurs, ne
récolte rien qui réponde à ses soins; et alors rien ne peut plus le dédommager
de ses peines; triste et confus il revient de l'aire dans sa maison, auprès de
sa femme et de ses enfants, et n'a personne à qui il puisse demander la
récompense de ses longs travaux. Nous n'avons rien de pareil à craindre: quand
bien même la terre que nous avons cultivée ne donne aucun fruit; si nous avons
employé tous nos soins et toutes nos peines, le Seigneur de la terre et du
laboureur ne permettra pas que nous soyions frustrés de nôs espérances, mais il
nous donnera une rémunération. « Chacun », dit l'Ecriture, « recevra sa
récompense particulière selon son travail » (I. Cor. III, 8); et non pas selon
l'événement. Pour preuve que cela est ainsi, écoutez ce que dit le Seigneur: «
Vous donc, fils de l'homme, exhortez ce peuple, pour voir s'ils écouteront
enfin et s'ils
1. Allusion à la parabole des semences. Saint Matthieu, XIII; saint
Marc, IV, l; saint Luc, VIII, 4.
comprendront ». Et voici l'explication d'Ezéchiel: « Si la sentinelle »,
dit-il, « avertit de ce qu'il faut fuir et de ce qu'il faut suivre, elle a lié
livré son âme, quoique personne ne l'écoute (1) ». (Ezéch. II, 5, 6.)
Toutefois; encore que nous ayions cette ferme consolation, encore que
nous soyions sûrs de la récompensé, lorsque nous ne vous voyons pas profiter de
nos instructions, nous ne sommes ni plus consolés ni en meilleure disposition
que les laboureurs, qui gémissent et pleurent, qui sont honteux et confus;
Telle est la charité d'un prédicateur, telle est la sollicitude pastorale.
Moïse pouvait se délivrer de l'ingrate nation des Juifs et obtenir un plus
glorieux gouvernement, celui d'un peuple beaucoup plus nombreux. Dieu lui dit:
« Laisse-moi faire, et je les exterminerai, et je t'établirai chef d'un plus
grand peuple». (Exod. XXXII, 10.) Mais comme il était saint et serviteur de
Dieu; comme il était vrai ami et homme de bien, il ne put même pas entendre
cette parole; au contraire, il aima mieux périr avec le peuple qui lui avait
été confié, qu'être sauvé sans lui et élevé à une. plus haute dignité.
Tel doit être celui à qui est confié le soin dés âmes; car si un père
qui a de méchants enfants veut continuer néanmoins à être appelé leur père et
ne consentirait point à en changer, il serait absurde que continuellement
1. On ne lit point ces deux passages, ni dans les Septante, ni dans la
Vulgate. L'auteur en prend seulement. le sens.
15un maître changeât de disciples, qu'il les abandonnât pour prendre
tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là et ensuite d'autres, sans s'attacher jamais à
aucun.
Mais, Dieu nous garde de rien craindre de semblable à votre sujet !
Nous avons au contraire cette confiance de croire que votre foi croît toujours
de plus en plus en Notre-Seigneur Jésus-Christ, et que la charité mutuelle que
vous avez les uns pour les autres et pour tous les hommes s'augmente chaque
jour. Ce que nous venons de dire, nous l'avons dit pour ajouter encore à votre
zèle et vous faire croître en vertu. Si les yeux de votre âme ne sont point
chassieux, si la corruption de la malice ne les obscurcit pas et n'en trouble
pas la clairvoyance, vos pensées pourront atteindre à la profondeur des
matières que nous avons à traiter.
Qu'est-ce qu'on nous propose aujourd'hui ? « Jean rend témoignage de
lui, et il crie en disant: Voici Celui dont je vous disais: Celui qui doit
venir après moi est avant moi, parce qu'il est plus ancien que moi ». Notre
évangéliste fait souvent paraître Jean, le produit à tout instant et en toute
occasion, et fait valoir souvent son témoignage. Et ce n'est pas sans raison:
il fait preuve en cela d'une extrême prudence. Comme les Juifs admiraient
extraordinairement cet homme, (Josèphe, qui s'étend beaucoup sur son éloge,
attribue à la mort qu'Hérode lui fit souffrir et la guerre (1), et la ruine de
Jérusalem (2)); comme, dis-je, les Juifs l'admiraient extraordinairement,
l'évangéliste, pour les couvrir de confusion, leur répète souvent son
témoignage. Et véritablement les autres évangélistes renvoient leurs auditeurs,
sur chaque action qu'ils rapportent, aux anciens prophètes qu'ils leur citent.
Quand ils racontent la naissance du Fils de Dieu, ils disent: « Or; tout cela
se fit pour accomplir ce que le Seigneur avait dit par le Prophète, en ces
termes (Matth. 1, 22): Une Vierge concevra, et elle enfantera un fils ».
(Isaïe, VII, 14.) Quand ils décrivent les pièges qu'on lui tendait; les exactes
recherches, les poursuites
1. La guerre qu'Arétas, roi de Pétra, déclara à Hérode le Tétrarque.
2. Ce que le saint Docteur rapporte ici de Josèphe ne nous paraît pas
tout à fait conforme à ce que nous lisons dans son histoire. Voici le passage:
Plusieurs Juifs ont cru que cette défaite de l'armée d'Hérode était une
punition de Dieu à cause de Jean, surnommé Baptiste. C'était un homme de grande
piété qui exhortait les Juifs à embrasser la vertu, à exercer la justice, et à
recevoir le Baptême, après s’être rendu agréable à Dieu en ne se contentant pas
de ne point commettre quelque péché, mais en joignant la pureté du corps à
celle de l'âme. Aussi, comme une grande quantité de peuple le suivait pour
écouter sa doctrine, Hérode, craignant que le pouvoir qu'il aurait sur eux,
n'excitât quelque sédition, Parce qu'ils seraient toujours prêts à entreprendre
tout ce qu'il leur ordonnerait, crut devoir prévenir ce mal pour n'avoir pas
sujet de se repentir d'avoir attendu trop tard à y remédier. Pour cette raison
il l'envoya prisonnier dans la forteresse de Machera, dont nous venons de
parler. Et les Juifs attribuèrent la défaite de son armée à un juste châtiment
de Dieu d'une action si injuste ». Arn. d'And. hist. de Josep. in-fol. Tom. I, p.
689. N. 781.
qu'on faisait pour le perdre, et le massacre qu'Hérode fit des
innocents, ils produisent ce que Jérémie avait autrefois prophétisé « On a
entendu un grand bruit dans Rama, on y a ouï des cris mêlés de plaintes et de
soupirs: Rachel pleurant ses enfants ». (Jérém. XXXI, 15.) Et quand ils
rapportent son retour de l'Égypte, ils citent cette prédiction d'Osée: « J'ai
rappelé mon Fils d'Égypte ». (Osée, XI, 1.) Partout ils en usent de même; mais
saint Jean, qui parle avec plus d'élévation que les autres évangélistes,
apportant un témoignage plus clair et plus récent, ne produit pas seulement des
morts, mais un homme vivant qui avait montré Jésus-Christ présent et qui
l'avait baptisé: non toutefois pour prouver qu'il fallait croire en Jésus-Christ
sur le témoignage du serviteur, mais pour s'accommoder à la faiblesse de ses
auditeurs. Car comme on n'aurait pas reçu le Seigneur s'il n'avait pris la
forme de serviteur, de même la plus grande partie des Juifs n'aurait pas cru à
sa parole, s'il n'y eût accoutumé leurs oreilles par une voix semblable à la
leur.
2. Ajoutons que l'évangéliste, en en usant ainsi, avait en vue un autre
résultat, grand et merveilleux: comme celui qui avance quelque chose de grand
sur son propre compte, se rend suspect; et déplaît souvent à ceux qui
l'entendent, voici venir un nouveau témoin pour appuyer son autorité de la
sienne: et aussi comme la multitude a coutume d'accourir à la voix qui lui est
naturelle et familière, parce qu'elle a moins de peine à la reconnaître, c'est
pour cela que la voix du ciel ne s'est fait entendre qu'une ou deux fois, et
que la voix de Jean-Baptiste se fait ouïr très-souvent. En effet, ceux qui
s'élevaient au-dessus de la faiblesse et de la grossièreté du peuple, qui
s'étaient dépouillés des choses sensibles et terrestres, étaient capables
d'entendre la voix du ciel, et n'avaient pas tant de besoin de celle de l'homme,
puisqu'ils obéissaient à la première et se laissaient guider par elle; mais il
fallait une voix plus humble à ceux qui [159] étaient encore attachés à la
terre, et plongés dans les ténèbres. Voilà donc pourquoi Jean-Baptiste, s'étant
entièrement dépouillé des choses terrestres, n'a pas eu besoin d'avoir des
hommes pour maîtres, mais il a reçu sa doctrine du ciel. Car il dit: « Celui
qui m'a envoyé baptiser dans l'eau m'a dit: Celui sur qui vous verrez descendre
le Saint-Esprit, est le Fils de Dieu ». (Jean, I, 33, 34.) Les Juifs au
contraire qui n'étaient encore que des enfants, et qui ne pouvaient atteindre à
cette élévation, avaient pour maître un homme qui leur annonçait non sa propre
doctrine, mais celle du ciel.
Que dit donc celui-ci? « Il rend témoignage de lui, et il crie, en
disant ». Que veut dire ce mot: « Il crie? » il prêche avec confiance, avec
liberté, exempt de toute crainte. Et quelle est cette prédication, ce
témoignage, ce cri? « Voici celui dont je vous disais: Celui qui est venu après
moi, est avant moi, parce qu'il est plus ancien que moi ». Ce témoignage est
obscur et bien terrestre encore; en effet, Jean n'a point dit: Celui-ci est le
Fils unique de Dieu; il a dit: « Voici celui dont je vous disais: Celui qui est
venu après moi, est avant moi, parce qu'il est plus ancien que moi ». De même
que les mères des petits oiseaux ne montrent pas tout d'un coup, ni dans un
seul jour à leurs petits la manière de voler, mais qu'au commencement elles ne
font que les faire sortir de leur nid, les laissent ensuite reposer, puis les
remettent au vol; et le. lendemain leur font faire de plus grands efforts, les
excitant de la sorte peu à peu et insensiblement à s'élever à une hauteur
convenable:ainsi le bienheureux Jean-Baptiste n'amène pas sur-le-champ les
Juifs à ce qu'il y a de plus sublime, mais il commence par les élever un peu de
terre, en leur disant que Jésus-Christ lui est supérieur. Ce n'était pas peu en
effet que ses auditeurs pussent croire que celui quine s'était point encore
fait voir, et qui n'avait point opéré de miracles, était supérieur à Jean, cet
homme si illustre et si admirable, vers qui tout le peuple accourait, et qu'on
regardait comme un ange.
Ainsi il tâchait d'abord, et s'efforçait de persuader à ses auditeurs
que celui dont il rendait témoignage, était plus grand que le témoin; que celui
qui devait venir était au-dessus de celui qui était venu; et que l'inconnu
surpassait l'homme célèbre. Voyez avec quelle prudence Jean-Baptiste rend
témoignage ! Non-seulement il montre Jésus, lorsqu'il est présent; mais il le
prédit avant qu'il paraisse. Car telle est l'allusion renfermée dans ces
paroles: « Voici celui dont je vous disais ». C'est ainsi que, selon saint
Matthieu, il disait à tous ceux qui venaient à lui: « Pour moi, je vous a
baptise dans l'eau; mais il en doit venir un autre qu' est plus puissant que
moi, et je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers ». (Matth.
III, 11; Marc, I, 7; Luc, III, 17.) Pourquoi donc a-t-il ainsi parlé, avant que
Jésus vînt?.C'est afin que quand il paraîtrait, son témoignage trouvât créance,
les esprits y étant disposés par les discours tenus auparavant à son sujet, et
que le vil vêtement qu'il portait ne nuisît pas à son crédit. Si les Juifs
n'eussent rien ouï dire de Jésus-Christ, avant de le voir, s'ils n'eussent reçu
qu'en le voyant ce grand et admirable témoignage, la simplicité et la pauvreté
de ses habits aurait sans doute fait tort à la majesté de sa parole. En effet,
Jésus-Christ marchait dans les rues si simplement et si pauvrement vêtu, que
les femmes de Samarie, les femmes de mauvaise vie, les publicains, tous osaient
librement et hardiment l'approcher et lui parler.
3. Si les Juifs donc; comme je l'ai dit, avaient entendu ces paroles,
et vu sa personne en même temps, ils auraient ri du témoignage de
Jean-Baptiste; mais ayant souvent entendu ce témoignage avant la venue de
Jésus-Christ, et ce qu'ils en avaient ouï dire leur ayant inspiré le désir de
le voir, tout le contraire est arrivé: ils ont pu voir ce Sauveur annoncé, sans
rejeter sa doctrine, et la foi qu'ils ont eue en lui sur ce qu'ils en avaient
ouï dire le leur a fait regarder comme plus grand encore.
Ces paroles: « Celui qui doit venir après moi », signifient: celui qui
doit prêcher, et non pas naître, après moi. Saint Matthieu le déclare, en
disant: « Il vient un homme après moi »; où il ne parle point de la naissance
du Fils de Marie; mais de sa venue pour prêcher. En effet, si l'évangéliste eût
voulu parler de sa naissance, il ne se serait pas servi d'un temps présent,
mais d'un temps passé; il n'aurait pas dit: « Il vient », mais: « Il est venu».
Car Jésus-Christ était déjà né, lorsque Jean-Baptiste disait ces choses.
Mais que veut dire ce mot: « Il est avant moi »? Entendez: il est plus
illustre et plus célèbre que moi. De plus, quoique je sois venu [161] prêcher
le premier, ne croyez pas pour cela que je sois plus grand que lui: je suis de
beaucoup inférieur à lui, et si inférieur, que je ne suis pas digne d'être même
regardé comme son serviteur. Et c'est là ce que signifient ces paroles: « Il
est avant moi »: idée que saint Matthieu exprime autrement, en disant: « Et je
ne suis pas digne de délier les cordons de ses souliers (1) ». (Matth. III,
11.) Or que ces paroles: « Il est avant; moi », ne s'entendent point de la
naissance de Jésus-Christ, celles qui suivent le montrent visiblement: si
Jean-Baptiste avait voulu qu'elles s'entendissent de la naissance, il lui eût
été inutile d'ajouter: « Parce qu'il est plus ancien que moi ». Qui en effet
eût été assez stupide et assez fou pour ignorer que celui qui était né avant
lui était plus ancien que lui ? Que si l’on entend ces paroles, de cette
existence qui est avant les siècles, elles ne signifient autre chose que ceci:
« Celui qui vient après moi, est avant moi »; autrement il aurait parlé
inconsidérément, et ce serait en vain qu'il aurait produit la raison de cette
ancienneté. Encore une fois, s'il avait voulu parler de la naissance, il devait
construire sa phrase d'une autre façon, et dire: « Celui qui vient après moi,
est plus ancien que moi, parce qu'il est né avant moi »: car que quelqu'un soit
avant, on en peut justement donner cette raison, qu'il est né le premier; mais
on n'établit point qu'une personne est née avant une autre en disant qu'elle
est la première.
Ce que nous disons là est juste et bien fondé, volis le savez tous:
c'est des choses obscures, qu'il faut donner la raison et l'explication, et non
de celles qui sont claires et évidentes. Si ce discours tombait sur la
naissance, il n'y aurait ni doute, ni difficulté à admettre que le premier est
le premier né mais comme Jean parle de la dignité et de la prééminence, il a
raison d'ôter la difficulté qui y paraissait. Effectivement, il est
vraisemblable que plusieurs auraient eu des doutes, et n'auraient pu concevoir
comment et pour quelle raison celui qui est venu après, est avant,
c'est-à-dire, est plus honorable. Voilà pourquoi Jean-Baptiste en donne
aussitôt la raison: c'est parce que, dit-il, « il est plus ancien que
1. Saint Matthieu, que cite le saint Docteur, dit: « Et je ne suis pu
digne de porter ses souliers ». Mais saint Marc et saint Luc disent: « de
dénouer le cordon de ses souliers ». (Marc, 1, 7; Luc, III, 16.) Tout revient
au même. La différence ne doit point arrêter.
moi »: Ce n'est pas, dit-il, que, me trouvant d'abord devant lui, il
ait réussi à prendre le pas sur moi: mais il est plus ancien que moi, quoiqu'il
vienne après moi.
Mais comment, direz-vous, si Jean a en vue l'éclatant avènement du
Christ et la gloire qui doit l'accompagner, parle-t-il d'une chose qui n'était
point encore, comme si déjà elle était arrivée ? car il ne dit pas: il sera,
mais il est c'est parce que depuis la plus haute antiquité les prophètes
étaient dans l'usage d'annoncer les choses futures, comme si elles étaient déjà
accomplies. Isaïe,. parlant de la mort de Jésus-Christ, n'a point dit: « Il
sera mené à la mort comme une brebis qu'on va égorger »: ce qui devait arriver;
mais: « Il a été mené à la mort comme une brebis qu'on va égorger (1) ». (Is.
LIII, 7, 70.) Et toutefois il ne s'était point encore incarné; mais le prophète
raconte ce qui devait arriver, comme étant déjà accompli. Et David, prédisant
le crucifiement, n'a point dit: ils perceront mes mains et mes pieds; mais: «
Ils ont percé mes mains et mes pieds ». Et: « ils ont partagé entr'eux mes
habits, et ils ont jeté le sort sur ma robe ». (Ps. XXI, 18 et 19.) Et parlant
du traître Judas, qui n'était point né encore, il dit. « Celui qui mangeait
avec moi, a fait éclater sa trahison contre moi ». (Ps. XL, 10.) De même,
rapportant ce qui s'est passé, lorsqu'il était attaché sur la croix, il dit: «
Ils m'ont donné du fiel pour ma nourriture, et dans ma soif ils m'ont présenté
du vinaigre à boire ». (Ps. LXVIII, 26.)
4. Voulez-vous que nous vous apportions encore d'autres autorités, ou
celles-là vous suffisent-elles? pour moi, je le crois. Si nous n'avons pas
donné toute son étendue au sujet que nous venons d'examiner, du moins nous
l'avons suffisamment approfondi. Et certes il n'y a pas un moindre travail à
ceci qu'à cela, et nous craindrions de vous ennuyer, si nous vous arrêtions
plus longtemps sur cette question. Finissons donc: cela est juste. Mais par où
finirons-nous le mieux? C'est en rendant à Dieu la gloire qui lui est due, et
cela, non-seulement par nos paroles, mais encore plus par nos oeuvres.
Que votre lumière luise, dit Jésus-Christ, « afin qu'ils voient vos
bonnes couvres, et « qu'ils glorifient votre Père qui est dans les
1. Il faut observer que c'est ici la leçon des Septante. Notre Vulgate
dit: « Il sera mené à la mort ».
16cieux ». (Matth. V, 16.) Rien en effet n'est plus brillant, mes chers
frères, qu'une vie bien réglée. Le sage le déclare: « La voie des justes »,
dit-il, « brillera comme la lumière». (Prov. IV, 18.) Certes, elle éclairera
non-seulement ceux qui allument leurs lampes parleurs bonnes oeuvres, et qui
marchent dans la voie droite, mais encore tous leurs voisins: mettons donc de
l'huile dans ces lampes, afin que le feu en soit plus vif et la lumière plus
abondante. Ce n'est pas seulement aujourd'hui que cette huile a une grande
force, elle a fait aussi merveilleusement éclater la vertu de ceux qui ont vécu
au temps des sacrifices. C'est pourquoi Dieu dit: « C'est l'huile que je veux,
et non le sacrifice ». (Osée, VI, 6; Matth. IX, 13.) Et en vérité, rien de plus
juste. L'autel des sacrifices était inanimé, mais notre autel est animé; le feu
consumait tout, tout se réduisait en cendres et se dissipait, la fumée
s'évanouissait dans l'air: mais ici, il n'arrive rien de semblable; il se
produit d'autres fruits. C'est ce que déclare saint Paul, lorsque, décrivant
les trésors de charité des Corinthiens, il dit: « Cette obligation, dont nous
sommes les ministres, ne supplée pas seulement aux besoins des saints; mais
elle est riche et abondante envers Dieu, par le grand nombre d'actions de
grâces qu'elle lui fait rendre ». Et encore: « Parce que ces saints se portent
à glorifier Dieu de la soumission que vous témoignez à l'Evangile de
Jésus-Christ, et de la bonté avec laquelle vous faites part de vos biens, soit
à eux, soit à tous les autres, et à témoigner par les prières qu'ils font pour
vous, l'amour qu'ils vous portent ». (II Cor. IX, 12, 13, 14.) Ne voyez-vous
pas qu'ici l'offrande aboutit à des actions de grâces, à un tribut d'hommages,
à des prières continuelles de la part des pauvres secourus, à un redoublement
de charité?
Sacrifions donc, mes chers enfants, sacrifions tous lès jours sur ces
autels. Ce sacrifice est plus excellent que les prières, que le jeûne et mainte
autre pratique, pourvu qu'on le
1. Saint Chrysostome lit ici elaion
(huile) et non eleon
(miséricorde): ces deux mots se prononçant de même, la confusion s'explique
aisément. Au reste, le sens est le même puisque l'huile est prise dans
l'Ecriture pour le symbole de la miséricorde. Voyez, dans le commentaire sur
saint Matthieu, l'explication de la parabole des dix vierges. (Chap. XXV.)
fasse d'un bien acquis légitimement par un honnête travail, et qui ne
soit point souillé d'avarice, de rapine ou de violence. Telles sont les
oblations que Dieu reçoit; il hait, il rejette les autres. Il ne veut pas qu'on
l'honore au détriment d'autrui; un pareil sacrifice est impur et profane; il
irritera plutôt Dieu qu'il ne l'apaisera. C'est pourquoi nous devons apporter
tous nos soins et toute notre vigilance à ne pas outrager, sous prétexte
d'hommage, celui que nous voulons honorer. Si Caïn, pour avoir offert à Dieu la
moindre et la plus vile partie de ses biens (Gen. IV), sans toutefois avoir
fait tort à personne, fut puni, ne recevront-ils pas un plus rigoureux
châtiment, ceux qui lui présenteront les fruits de leurs rapines et de leur
avarice ? Si Dieu nous a donné ce précepte, c'est pour que nous fassions
l'aumône au prochain, et non pour que nous l'opprimions. Celui qui ravit le
bien d'autrui et le donne à un autre, celui-là n'est point miséricordieux, mais
injuste et souverainement criminel. Comme donc on ne tire pas de l'huile d'une
pierre, la cruauté de même ne produit pas l'humanité. On ne peut pas appeler
aumône ce qui sort de cette source impure.
Je vous conjure donc, mes frères, de n'être point seulement zélés et
attentifs à donner l'aumône, mais encore de ne pas la faire au préjudice du
prochain. Car « si l'un prie et que l'autre maudisse, de qui Dieu exaucera-t-il
la voix ? » (Eccl. XXXIV, 29.) Si nous sommes ainsi vigilants sur nous-mêmes,
nous pourrons, par la grâce de Dieu, obtenir ses bontés, sa clémence, sa
miséricorde, la rémission de tous les péchés que nous avons commis pendant
notre vie, et éviter le fleuve de feu. Fasse le ciel que nous nous en
garantissions tous, et que tous nous entrions dans lé royaume des cieux, par la
grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui
la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans les siècles des siècles! Ainsi
soit-il.
161. Ce que nous avons reçu de la plénitude de Jésus-Christ:
2. Différence entre l'ancienne et la nouvelle Loi.— Signification de
ces paroles: Grâce pour grâce.— Dieu
nous prévient toujours de ses bienfaits.
3 et 4. Les figures de l'Ancien Testament ont en leur accomplissement
dans le Nouveau.— Explication de quelques-unes de ces figurés.— Dans les
combats publics on n'excite point à la course ceux qui se sont laissé
renverser, mais seulement les braves athlètes.— Au contraire, dans les combats
spirituels on exhorte, on anime indifféremment les uns et les autres, parce que
ceux qui sont tombés, peuvent se relever, et remporter encore la victoire.—
L'amertume des remèdes ne doit décourager ni rebuter personne: leur utilité se
montrera dans la suite.— Les pécheurs et les justes même, tous ont besoin de
remèdes, de corrections et de bons avis.
l. Nous disions dernièrement, mes frères, que Jean-Baptiste; pour lever
les doutes de ceux qui se demanderaient comment Jésus-Christ, venu après lui
pour prêcher, pouvait être plus ancien et plus illustre que lui, avait ajouté
ces mots: « Parce qu'il est plus ancien a que moi ». C'est là une des raisons;
mais il en ajoute une autre que nous avons maintenant à vous expliquer. La
voici: « Nous avons tous reçu de sa plénitude, et grâce pour grâce ». Et après
celle-là il en ajoute encore une autre: « Car la loi a été donnée par Moïse,
mais la grâce et la vérité a été apportée par Jésus-Christ (17) ».
Que signifient ces paroles, direz-vous: « Nous avons tous reçu de sa
plénitude?» C'est à quoi je dois d'abord m'attacher. Donner, pour lui, veut-il
dire, ce n'est point partager, il est lui-même le principe et la source de tous
les biens; il est la vie même, la lumière même, la vérité même; il ne retient
pas en lui-même ses trésors, mais il les répand sur tous les autres; et après
qu'il les a répandus, il demeure plein; après qu'il a donné, aux autres, il n'à
rien de moins; mais il prodigue ses biens, toujours il les répand, et en les
répandant avec profusion sur les autres, il demeure dans la même perfection,
dans la même plénitude. Ce que j'en ai moi-même n'est qu'une petite portion que
j'ai reçue d'un autre, et la moindre partie du tout, et comme une goutte d'eau
si on la compare à cette ineffable source, à cette mer immense.
Mais cette comparaison même n'explique point assez ce que nous tâchons
de vous faire entendre. Car si vous puisez dans la mer une goutte d'eau, dès
lors vous l'avez diminuée, quoique cette diminution soit imperceptible aux
yeux. Or, on ne peut pas dire la même chose de cette source; quelque quantité
d'eau que vous y puisiez, elle demeure néanmoins entière et ne souffre aucune
diminution. C'est pourquoi il faut prendre un autre exemple; Irais il est
encore faible et ne suffit pas pour représenter ce que nous voudrions décrire;
toutefois il nous achemine mieux que l'autre à l'idée dont il s'agit. Supposons
un foyer où l'on allume mille, deux mille, trois mille flambeaux, et beaucoup
plus encore; ce feu, après avoir communiqué sa lumière et sa vertu à tous ces
milliers de flambeaux, ne demeure-t-il pas plein et entier? Personne ne
l'ignore. Que si parmi les corps, choses divisibles, que le partage diminue, on
en trouve qui peuvent donner. du leur aux autres, sans souffrir de diminution,
à combien plus forte raison en sera-t-il de même pour l'Etre incorporel et
impérissable? Car s'il n'y a pas nécessairement partage quand la chose
communiquée est une substance corporelle, lorsqu'on parle d'une vertu, et d'une
vertu provenant d'une substance incorporelle, n'est-il pas plus évident [164] encore
qu'elle ne doit subir aucune division? Voilà pourquoi saint Jean dit: « Nous
avons « tous reçu de sa plénitude », et joint son témoignage à celui de
Jean-Baptiste. Car ce n'est pas le précurseur, mais l'Apôtre qui dit ces
paroles: « Nous avons tous reçu de sa plénitude ». Et voici ce qu'il veut dire
par là. Ne croyez pas que nous, qui avons demeuré longtemps avec Jésus-Christ,
et mangé à sa table, nous rendions témoignage de lui par faveur et par
complaisance. Jean-Baptiste, qui ne l'avait point vu ni rencontré avant de le
baptiser, le voyant alors avec les autres, s'est écrié: « Il est plus ancien
que moi ». Mais nous, tous les douze, les trois cents personnes, cinq cents,
trois mille, cinq mille, plusieurs milliers de Juifs, toute la multitude des
fidèles, qui a été. alors, qui est maintenant, et qui sera, nous avons tous
reçu de sa plénitude.
Mais qu'avons-nous reçu ? « Grâce pour grâce ». Quelle grâce, pour
quelle grâce ? Nous avons reçu la, nouvelle grâce pour l'antienne. Comme il y
avait une justice et une justice: «Pour ce qui est », dit saint Paul, « de la
justice de la loi, ayant mené une vie irréprochable » (Phil. III, 6), il y a
aussi une foi et une foi: « De la foi dans la foi» (Rom. I, 17), une adoption
et une adoption: « A qui appartient l'adoption » (Rom. IX, 4), dit le même
apôtre. Il y a aussi, selon lui, deux gloires: « Si le ministère qui devait
finir a été glorieux, celui qui durera » toujours « le doit être beaucoup
davantage » (II Cor. III, 11); et deux lois, car il dit encore: « La loi de
l'esprit de vie m'a délivré ». (Rom. VIII, 2); et deux cultes: « Dont la
servitude », c'est-à-dire le culte; et ailleurs: « Servant Dieu en esprit ». Il
y a aussi deux testaments: « Je ferai avec vous », dit le Seigneur, « une
nouvelle alliance, non une alliance pareille à celle que je fis avec vos pères
». (Jérém. XXXI, 31, 32.) Il y a aussi une sanctification et une
sanctification, un baptême et un baptême, un sacrifice et un sacrifice, un
temple et un temple, une circoncision et une circoncision, et de même il y a
une grâce et une grâce. Mais les premières de ces choses sont en quelque sorte
la figure, celles-ci sont la vérité: ces mots sont homonymes, mais ils ne sont
pas synonymes; c'est ainsi que, dans les images, une figure dessinée avec du
noir sur du blanc s'appelle homme, tout aussi bien que l'homme peint au naturel
avec les couleurs convenables. De même les statues, qu'elles soient d'or ou de
terre cuite, on les appelle également statues; mais d'une part il n'y a qu'une
figure, de l'autre se trouve la vérité.
2. De la seule conformité des noms, ne concluez donc pas, que les
choses soient les mêmes, ni davantage qu'elles soient différentes. Les figures
anciennes, en tant que figures, avaient quelque chose de la vérité, mais
l'ombre dont elles restaient couvertes les rendaient inférieures à la vérité
proprement dite. Quelle différence donc y a-t-il entre ces deux ordres de
choses ? Voulez-vous que nous l'examinions dans une ou deux dé celles que j'ai
rapportées ci-dessus? par là vous connaîtrez parfaitement toutes les autres.
Nous verrons que celles-là contenaient des lois et des préceptes pour des
enfants; que celles-ci sont faites pour des hommes mûrs et forts; que celles-là
étaient données comme pour former des hommes; que celles-ci sont établies comme
pour faire des anges. Par où commencerons-nous donc? Souhaitez-vous que ce soit
par l'adoption? Quelle différence y a-t-il entre l'ancienne et la nouvelle? La
première n'était qu'une prérogative nominale, la seconde est réelle et
véritable. De celle-là il est écrit: «J'ai dit: vous ôtes des Dieux, et vous
êtes tous « enfants du Très-Haut ». (Ps. LXXXI, 6.) Mais de celle-ci: « Ils
sont nés de Dieu même ». (Jean, I,13.) Comment, de quelle façon? « C'est par
l'eau de la renaissance, et par le renouvellement du Saint-Esprit ». (Tit. III,
5.) Et certes, les Juifs, quoiqu'appelés enfants de Dieu, avaient encore
l'esprit de servitude; ils demeuraient esclaves, tout en étant honoris du nom
d'enfants: mais nous, devenus libres, nous avons reçu l'honneur d'être faits
enfants de Dieu; non de nom, mais réellement et de fait: et c'est là ce que
nous déclare saint Paul, en disant: « Vous, n'avez point reçu l'esprit de
servitude pour vous conduire encore par la crainte: mais vous avez reçu
l'esprit de l'adoption des enfants, par lequel nous « crions: Mon père, mon
père ». (Rom. VIII, 15.) En effet., c'est régénérés par la vertu d'en. haut, et
comme entièrement renouvelés, que nous avons été appelés enfants de Dieu.
Mais si l'on apprend quelle était la mesure de leur sainteté, en quoi
ils la faisaient consister: si l'on considère ce qu'est le Juif, ce [165]
qu'est le chrétien, on y trouvera encore bien de la différence. Les Juifs,
quand ils n'adoraient pas les idoles, quand ils ne commettaient ni
fornications, ni adultères, étaient appelés saints; mais nous, nous devenons
saints, non pour nous être seulement abstenus de ces vices, mais par la
possession des plus éminentes vertus. Ce don, nous l'acquérons premièrement par
la descente du Saint-Esprit en nous, et ensuite par une vie beaucoup plus
excellente que celle du Juif. Mais, afin que vous ne croyiez pas que je vous
parle ainsi par ostentation, écoutez ce que leur dit l'Ecriture: « Gardez-vous
de laver et de purifier vos enfants, parce que vous êtes un peuple saint (1) ».
(Deut. XVIII, 10.) S'abstenir du culte des idoles, c'était donc là en quoi,
consistait leur sainteté, mais il n'en est pas ainsi de nous: « Il faut être
saint de corps et d'esprit » (I. Cor. VII, 34): il faut «tâcher d'avoir la paix
et de vivre dans la sainteté, sans laquelle nul ne verra Dieu ». (Héb. XII,
14.) Et: « Achever l'oeuvre de notre sanctification dans la crainte de Dieu ».
(II Cor. VII, 1.) Le nom de « saint » n'a pas la même signification appliqué à
tous. Bien est appelé saint, mais non comme nous. Faites attention à ce que dit
le prophète quand il entendit les séraphins prononcer ce nom
« Malheur à moi, que je suis malheureux, parce qu'étant homme, j'ai des
lèvres impures et que j'habite au milieu d'un peuple qui a aussi des lèvres
souillées ». (Isaïe, VI, 5, LXX.) Voilà comme Isaïe parle de lui-même,
quoiqu'il fût pur et saint: mais pour nous, si nous comparons notre sainteté à
cette sainteté qui habite dans les cieux, nous sommes impurs. Les anges sont
saints, les archanges, les chérubins et les séraphins sont saints: mais il y a
encore une autre sainteté supérieure à celle de ces puissances célestes non
moins qu'à la nôtre. Je pourrais parcourir ainsi les différences de toutes les
autres saintetés, mais je m'aperçois que mon discours est déjà trop long; c'est
pourquoi, sans nous arrêter davantage à cette recherche, nous la laisserons à
votre examen. Vous pouvez, quand vous serez dans vos maisons, vous rappelant ce
que nous venons de vous faire observer, envisager cette différence et l'étendre
à tout le reste: « Donnez une occasion au sage », dit l'Ecriture,
1. Saint Chrysostome cite ici de mémoire, ou il ne prend que la
substance de ce passage; car il est autrement dans, les Septante et dans la
Vulgate, où on peut le voir au lieu cité.
et il deviendra encore plus sage ». (Prov. IX, 9.) Nous avons commencé,
ce sera maintenant à vous de finir.
Poursuivons notre discours. L'évangéliste ayant dit: « Nous avons tous
reçu de sa plénitude », ajoute: « Et grâce pour grâce ». Par où il nous fait connaître
que les Juifs ont aussi été sauvés par la grâce. Car, dit le Seigneur, ce n'est
pas parce que vous vous êtes multipliés que je vous ai choisis, mais c'est à
cause de vos pères. Si ce n'est donc pas pour leurs propres mérites que Dieu
les a choisis, il est évident que c'est par la grâce qu'ils ont reçu cet
honneur. Et nous aussi nous avons été sauvés par la grâce, mais non de la même
manière. Nous ne l'avons pas été par les mêmes voies, mais par des moyens
beaucoup plus grands -et plus sublimes. C'est pourquoi la grâce que nous avons
reçue n'est pas la même que la leur. Nous n'avons pas seulement reçu la
rémission de nos péchés; en quoi il n'y a nulle différence entre eux et nous,
également pécheurs: mais Dieu nous donne aussi la justice, la sainteté,
l'adoption, la grâce du Saint-Esprit avec plus de magnificence et d'abondance.
C'est cette grâce qui nous rend chers et agréables à Dieu, non plus comme de
simples serviteurs, mais comme étant ses enfants et ses amis. Voilà pourquoi
saint Jean dit: « Grâce pour grâce ».
Les lois et les cérémonies légales étaient aussi des grâces: comme c'en
est une encore d'avoir été tiré du néant. Car ce n'est point là une grâce de
nos mérites précédents: comment cela se pourrait-il, puisque nous n'étions pas?
mais Dieu nous prévient toujours de ses bienfaits. Et non-seulement notre
création est une grâce, mais c'en est encore une que Dieu ait donné aux hommes
qu'il a créés la connaissance de ce qu'ils doivent faire et ne point faire; et
que cette loi, nous la trouvions dans la nature: que dans nous il ait placé
l'incorruptible tribunal de la conscience; c'est une très-grande grâce et un
effet de son ineffable bonté. C'est encore une grâce d'avoir rétabli par la loi
écrite la loi naturelle que nous avions violée; car la conséquence naturelle
eût été le supplice et la vengeance de ceux qui avaient défiguré la loi une
fois donnée. Cependant Dieu ne l'a point fait; mais il leur a fourni les moyens
de se corriger, il leur a accordé le pardon, qu'il ne leur devait point, par un
pur effet de sa grâce et de sa miséricorde [166]. Que ce fut là un pur don de
sa miséricorde et de sa grâce, David nous l'apprend; écoutez ce qu'il dit: « Le
Seigneur fait ressentir les effets de sa miséricorde, et il fait justice à tous
ceux qui souffrent l'injustice et la violence; il a fait connaître ses voies à
Moïse et « ses volontés aux enfants d'Israël ». (Ps. CII, 6, 7.) Et derechef: «
Le Seigneur est plein de douceur et de droiture, c'est pour cela qu'il donnera
à ceux qui pèchent la loi qu'ils doivent suivre dans leur conduite ». (Ps.
XXIV, 9.)
3. La loi que le Seigneur nous a donnée est donc l'ouvrage de sa
miséricorde, de sa compassion, de sa grâce. C'est pourquoi saint Jean ayant dit:
« Grâce pour grâce », insiste avec plus de force sur la grandeur de ses dons,
et il ajoute: « La loi a été donnée par Moïse; mais la grâce et la vérité a été
apportée par Jésus-Christ ». Considérez avec quelle douceur et quel ménagement
Jean-Baptiste et le disciple élèvent peu à peu, et par une seule parole, leurs
auditeurs à la plus haute connaissance; après les y avoir préparés par ce qu'il
y a de plus simple et de plus bas. Jean-Baptiste commence par comparer avec
lui-même celui qui, sans comparaison, surpasse tous les autres; mais ensuite il
fait connaître son excellence, en disant: « Celui-ci est avant moi », et
ajoutant après: « Il est plus ancien que moi ». Le disciple a fait quelque
chose de plus; mais il est pourtant demeuré au-dessous de ce que demandait la
dignité de Fils unique. Car il ne le compare pas à Jean-Baptiste, mais à celui
que les Juifs admiraient plus Jean-Baptiste, c'est-à-dire à Moïse. « La loi »,
dit-il, « a été donnée par Moïse: mais la grâce et la vérité a été apportée par
Jésus-Christ ». Voyez, mes frères, voyez sa prudence, il ne fait ni comparaison,
ni examen des personnes, mais des choses. Comme les choses que Jésus-Christ
avait opérées se montraient visiblement beaucoup plus grandes, nécessairement
aussi les plus aveugles devaient-ils consentir au témoignage qui lui était
rendu: alors, en effet, que les oeuvres mêmes, qu'on ne peut soupçonner ni de
flatterie, ni d'envie, ou de haine, parlent et rendent témoignage; quelque
prévenus que soient ceux qui les voient, ils ne peuvent les nier, tant ce
témoignage est sûr et certain: car elles demeurent à tous les yeux telles
qu'elles ont été faites: c'est pourquoi elles sont au-dessus de tout soupçon et
de toute réplique.
Mais observez, mes frères, combien l'évangéliste a soin de ménager les
esprits de ses auditeurs, de manière à ne pas choquer même les plus faibles. Il
n'entasse point les paroles pour faire ressortir la supériorité que l'un a sur
l'autre; mais en opposant la grâce et la vérité à la loi, et ce mot: « A été
apportée », à celui-ci: « A été donnée », il montre la différence des choses
par leur simple dénomination. Cette différence est grande, car ces mots: « A
été donnée », marquent un ministre qui donne ce qu'il a reçu à ceux à qui il
lui a été ordonné de le transmettre: mais ceux-ci: « La grâce et la vérité a
été apportée », désignent un roi qui remet les péchés par sa puissance et par
son autorité, et qui dispose lui-même de ses dons. Voilà pourquoi il disait «
Vos péchés vous seront remis ». Et encore: «Or, afin que vous sachiez que le
Fils de l'homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés, il dit au
paralytique: Levez-vous, je vous le commande, emportez votre lit, et
allez-vous-en en votre maison ». (Marc, II, 9, 10, 11.)
Ne voyez-vous pas de quelle manière la grâce est apportée par
Jésus-Christ? voyez aussi comment il a apporté la vérité. Ses paroles, ce qu'il
a fait à l'égard du larron, le don du- baptême, la grâce du Saint-Esprit qui
nous est donnée par lui, et plusieurs autres choses, montrent visiblement la
grâce.
Maintenant, si nous étudions le sens des figures, nous découvrirons
plus manifestement la vérité que Jésus-Christ a apportée. Car ce qui devait
avoir son accomplissement dans le Nouveau Testament, des figures l'avaient
marqué à l'avance autant qu'il appartient à des figures, et Jésus-Christ venant
au monde les a accomplies. Examinons donc ces figures dans un petit nombre
d'exemples: car le temps ne nous permet pas d'épuiser ce sujet. Le petit nombre
de celles que je vais expliquer vous donnera l'intelligence des autres.
Voulez-vous que nous commencions par celles qui regardent la Passion de
Notre-Seigneur? Que dit la figure ? « Prenez un agneau pour chaque maison,
immolez-le et faites comme le Seigneur vous l'a prescrit, et vous le commande
». (Exod. XII, 3.) Jésus-Christ ne parle pas de même, il ne commande pas de
faire cela, mais il s'offre et s'immole lui-même à son Père comme une hostie.
164. Voyez, mes frères, comment la figure a été donnée par Moïse, et la
vérité a été apportée par Jésus-Christ. Et encore: sur le mont Sina, lorsque
les Amalécites vinrent attaquer les Hébreux, les bras de Moïse étaient soutenus
des deux côtés par Hor et Aaron (Exod. XVII), mais Jésus-Christ a tenu lui-même
ses mains étendues sur la croix. En quoi vous voyez comment la figure a été
donnée et la vérité a été apportée. La loi disait: « Maudit qui« conque ne
demeure pas ferme dans ce qui « est écrit dans ce livre (1) ». (Deut. XXVII,
26, LXX.) Mais que dit la, grâce? « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et
qui êtes chargés, et je vous soulagerai ». (Matth. XI, 23.) Et saint Paul: «
Jésus-Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, s'étant rendu
lui-même malédiction pour nous ». (Gal. III, 13.) Puisque nous jouissons donc
d'une si grande grâce, et de la vérité, je vous en conjure, mes chers frères,
prenons garde que la grandeur de ce don ne nous rende plus lâches et plus
paresseux. Plus est grand l'honneur que nous avons reçu, plus aussi doit être
grande notre vertu. Celui qui, ayant peu reçu, rapporte peu, n'est pas beaucoup
à blâmer mais on jugera digne du plus grand supplice celui qui, élevé au plus
haut degré d'honneur, ne fait ensuite rien que de bas et de méprisable.
Mais, à Dieu ne plaise que nous ayons jamais à craindre pour vous rien
de semblable: au contraire, nous avons dans le Seigneur cette ferme confiance que
vos âmes, comme portées par des ailes, se sont absolument détachées de la terre
et élevées jusque dans le ciel, et que, quoique vous demeuriez encore dans ce
monde, vous ne vous occupez nullement de ce qui s'y passe. Toutefois, avec
cette bonne confiance, nous ne cessons pas de vous réitérer souvent les mêmes
avis. Ainsi, dans les combats publics, les spectateurs ne s'attachent qu'à
encourager ces braves athlètes qui luttent et courent. vaillamment, et ils ne
disent mot à ceux qui se sont laissé renverser et jeter par terre; ils savent
que leurs exhortations n'auraient pas le pouvoir de relever ceux qui se
1. Autrement: Maudit celui quine demeure pas ferme dans les ordonnances
de cette Loi. Vulg.
sont une fois exclus de la victoire, et ne perdent point leur peine à
les réprimander: ici, dans ces combats spirituels, il y a toujours à espérer,
non-seulement de vous qui veillez et vous tenez sur vos gardes, mais encore de
ceux qui sont tombés, s'ils veulent se relever et changer de vie. Voilà donc
pourquoi nous mettons tout en oeuvre: nous usons de prières, d'exhortations, de
reproches, de réprimandes, de louanges, pour opérer votre salut.
Ne trouvez donc pas mauvais qu'on vous exhorte souvent à mener une vie
simple et honnête. Nos exhortations ne sont point des imputations de
négligence; elles attestent seulement les bonnes espérances que nous avons pour
vous. Au reste, ce que nous disons et ce que nous avons encore à dire ne vous
regarde pas seuls, mais nous aussi. Nous aussi, nous avons besoin des mêmes leçons:
quoiqu'elles soient dans notre bouche, ce n'est pas à dire qu'elles ne nous
regardent point. La prédication corrige le pécheur, et elle éloigne de plus en
plus du péché l'homme de bien qui en est exempt. Et certes, nous-mêmes, nous ne
sommes pas sans péché. La médecine nous est commune, les remèdes nous sont
également offerts à tous, mais la guérison dépend de notre volonté. Celui qui
use du remède comme il faut, recouvre la santé; celui qui n'applique point de
remède à sa plaie, augmente le mal et marche à sa ruine. Gardons-nous donc de
murmurer du traitement: au contraire, il faut nous en réjouir, quand la
prédication nous causerait d'amères douleurs. le fruit n'en sera que plus
délicieux. N'oublions, n'omettons rien, pour arriver à la vie éternelle, exempts
des plaies et des blessures que les dents du péché font à l'âme; afin que nous
étant rendus dignes de paraître devant Jésus-Christ, nous ne soyons pas en ce
terrible jour livrés aux puissances cruelles et vengeresses, mais à celles qui
nous introduiront dans l'héritage des cieux, qui est préparé pour ceux qui
aiment Dieu. Je le prie de nous en faire part à nous tous, par la grâce et la
miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ; à qui soit, la gloire et l'empire
dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Ce n'est pas la volonté de Dieu que nous écoutions seulement les
mots et les paroles de la sainte Ecriture: nous devons encore en méditer
profondément le sens. C'est pour cette raison que le bienheureux. David a mis à
plusieurs de ses psaumes cette inscription: « Pour l'intelligence », et qu'il
disait: « Otez le voile qui est sur mes yeux, et je considérerai les merveilles
qui sont enfermées dans votre loi ». (Ps. CXVIII, 18.) Après lui, son fils
Salomon nous apprend qu'il faut désirer la sagesse avec le même empressement
qu'on recherche l'argent, ou plutôt qu'il faut l'estimer plus que l'or. Le
Seigneur exhorte les Juifs à examiner avec soin les Ecritures (Jean, V, 39), et
nous invite à en faire notre plus grande étude il n'aurait pas parlé de la
sorte si, pour les entendre, il n'y avait qu'à les lire. Personne, en effet, ne
s'avisera d'examiner attentivement ce qui se fait connaître au moment qu'il se
présente aux yeux, mais seulement ce qui est obscur, et ce qui a besoin d'un
long examen il appelle les Ecritures un trésor caché, pour nous exciter à le
chercher.
Je dis ceci, mes frères, afin que nous n'abordions pas légèrement et
négligemment les saintes Ecritures: je le dis, afin que vous les écoutiez avec
beaucoup d'attention. Si on les écoute sans préparation, sans attention, et si
l'on n'en prend que la lettre, on se formera de Dieu bien d'absurdes idées: on
le croira homme, on croira qu'il est d'airain, colère,
furieux, et l'on adoptera bien d'autres dogmes encore pires. Mais si
l'on en pénètre l'esprit, si l'on entre dans leur profondeur, on sera bien
éloigné de ces ridicules opinions.
Par exemple, dans les paroles qu'on a lues, et que nous nous proposons
d'expliquer, il est dit que Dieu a un hein, ce qui n'appartient qu'aux corps.
Mais il n'y a personne d'assez insensé pour penser que l'Etre incorporel soit
un corps. Afin donc que nous. prenions tout dans un sens spirituel, examinons
cet endroit en remontant plus haut. « Nul », dit l'évangéliste, « n'a jamais vu
Dieu »: par quel enchaînement d'idées est-il conduit à cette proposition? Après
avoir montré la magnificence des dons que nous devons à Jésus-Christ et comment
ils surpassent infiniment tout ce qu'a fait Moïse, il veut enfin nous découvrir
la vraie cause de la différence qui est entré eux et entre leurs dons. Moïse,
en effet, étant un serviteur, a été un ministre chargé de la dispensation des
moindres présents; mais celui-ci qui est seigneur, qui est roi, fils du roi,
qui est toujours avec son Père, et le voit sans cesse, nous a apporté. des dons
infiniment supérieurs à ceux de Moïse. Voilà pourquoi saint Jean poursuit en
ces termes: « Nul n'a jamais vu Dieu ».
Que répondrons-nous donc à Isaïe qui fait si hautement retentir sa
voix, en disant: « J'ai vu le Seigneur assis sur un trône sublime et élevé? »
(Isaïe, VI,1.) A Jean, qui lui rend [169] ce témoignage qu' « il a dit ces
choses, lors« qu'il a vu sa gloire?» (Jean, XII, 41.) A Ezéchiel? car il a vu
aussi le Seigneur assis sur les chérubins (Ezéch. I). A Daniel, qui dit que «
l'ancien des jours s'assit? » (Dan. VII, 9.) Et à Moïse lui-même, qui parle
ainsi à Dieu
« Montrez-vous à moi vous-même, afin que je vous voie manifestement? »
(Ex. XXXIII, 13, LXX.) Jacob, pour avoir vu Dieu, a été appelé Israël (Gen.
XXXII, 28, et XXXV, 10): car Israël signifie un homme qui voit Dieu (1);
d'autres aussi l'ont vu.
Pourquoi saint Jean dit-il donc: « Nul n'a jamais vu Dieu? » C'est pour
nous faire connaître que dans ces apparitions Dieu tempérait l'éclat de sa
majesté, s'accommodant à la faiblesse humaine, et qu'il ne s'est jamais fait
voir dans sa pure substance. Si ces hommes l'avaient vu dans sa nature même,
ils ne l'auraient point vu de différentes manières, puisqu'il est simple, sans
figure, sans composition, sans bornes, qu'il n'est ni assis, ni debout, et
qu'il ne marche point. Ce sont là, en effet, des choses propres aux corps. Mais
ce qu'il est, lui seul le connaît. Et ce que je viens de dire, Dieu le Père le
déclare par la bouche d'un de ses prophètes: « C'est moi », dit-il, « qui ai
instruit les prophètes par un grand nombre de visions, et ils m'ont représenté
à vous sous des images différentes » (Osée, XII, 10) c'est-à-dire, je me suis
proportionné à leur faiblesse, je ne leur ai point apparu tel que je suis.
Comme il devait venir à nous dans notre véritable chair, depuis
longtemps il préparait les hommes à voir la substance de Dieu, autant qu'ils la
pouvaient voir. En effet, ce que Dieu est, non-seulement les prophètes, mais
les anges et les archanges mêmes ne le voient pas. Interrogez-les, ils ne vous
répondront rien sur la substance, mais seulement ils chanteront «Gloire soit à
Dieu dans le plus haut des cieux ! que la paix règne sur la terre, et que les
hommes soient chéris de Dieu ». (Luc, II, 14.) Si vous voulez apprendre quelque
chose des chérubins et des séraphins, ils vous répondront par ce chant mystique
de
1. C'est le sentiment non-seulement de notre saint Docteur ici et
homélie LVII, sur la Genèse, mais encore de Philon, lib. de Temul. et lib. de
proem. et poem.; d'Origène, tome V, in Joan. et hom. XI in Num.; de saint
Basile, in caput. I Isaiae, de saint Grégoire de Nazianze, orat. XI de Theol.,
de saint Augustin, lib. XVI, de Civitat. Dei, chap. XXXIX. Cependant, selon le
texte hébreu, Israël signifie un prince
de Dieu, ou fort contre Dieu.
sanctification: « Les cieux et la terre sont remplis de sa gloire ».
(Isaïe, VI, 3.) Si vous vous adressez aux puissances célestes, vous n'en
apprendrez autre chose, sinon que tout leur office est de louer Dieu: « Louez
le Seigneur », dit l'Ecriture, « vous tous qui êtes ses puissances ». (Ps.
CXLVIII, 2.) Il est donc certain que le Fils seul le voit, et de même le
Saint-Esprit. Car comment la nature créée pourrait-elle voir l'Etre Incréé? Que
si nous ne pouvons clairement voir aucune puissance incorporelle, quoiqu'elle
soit créée (ce qui s'est vérifié souvent pour les anges) nous pourrons bien
moins voir la nature incorporelle et incréée c'est pourquoi saint Paul dit
aussi: « Nul des hommes ne l'a vu, et ne peut le voir ». (I Tim. VI, 16.)
Mais est-ce là un avantage, une propriété particulière au Père seul, et
que le Fils n'ait point? Loin de nous une telle pensée: le Fils a le même
avantage, la même propriété. Et si vous en doutez, écoutez saint Paul qui le
déclare: « Il est », dit-il, « l'image du Dieu invisible.». (Col. I, 15.) Or,
celui qui est l'image du Dieu invisible, est lui-même invisible, autrement il
ne serait point l'image. Que s'il dit ailleurs: « Dieu s'est manifesté dans la
chair» (I Tim. III, 16), ne vous en étonnez pas: la manifestation par la chair
n'est pas une manifestation selon la substance. Aussi cet apôtre montre-t-il
qu'il est invisible, non-seulement aux hommes, mais encore aux puissances
célestes; car après avoir dit: « Il s'est manifesté dans la chair», il ajoute:
« Il a paru « aux anges ».
2. C'est pourquoi il a paru aux anges lorsqu'il s'est revêtu de chair:
auparavant ils ne le voyaient pas de même, sa substance étant invisible pour
eux-mêmes; mais, direz-vous, comment Jésus-Christ dit-il: « Ne méprisez aucun
de ces petits. Je vous déclare que leurs anges voient sans cesse la face de mon
Père qui est dans les cieux? » (Matth. XVIII, 10.) Eh quoi ! Dieu a-t-il une
face, et est-il enfermé dans les cieux ? Que personne ne soit assez fou pour le
dire. Qu'est-ce donc qu'entend Jésus-Christ par ces paroles ? ce qu'il entend
quand il dit: «Bienheureux ceux qui ont le coeur pur parce qu'ils verront Dieu
». (Matth. V, 8.) Il parle de cette vision spirituelle qui nous est possible,
de la pensée de Dieu; de même, nous devons dire des anges, qu'étant des
créatures pures et vigilantes, ils ont toujours Dieu [170] présent et ne
pensent jamais qu'à lui. C'est aussi pour cette raison qu'il dit lui-même. — «
Nul ne connaît le Père que le Fils ». ( Matth. xi,.27.) Quoi donc! sommes-nous
tous dans l'ignorance ? A Dieu ne plaise 1 Mais nul ne le counaît de même que
le Fils. Comme donc plusieurs l'ont vu, autant que l'esprit de l'homme peut
atteindre à cette vision, et que personne n'a vu sa substance, maintenant de
même nous connaissons tous Dieu, mais nul ne counaît sa nature ni sa substance,
sinon Celui qui est né de lui. Car, par le mot de connaissance, saint Jean
entend ici une vision et une intelligence certaine, « pleine et entière », et
telle due le Père l'a du Fils. « Comme mon Père « me connaît, », dit
Jésus-Christ, « je connais a mon Père ». (Jean, x, 15.)
C'est pourquoi voyez et considérez, mes frères, avec quelle fermeté et
quelle confiance l'évangéliste s'énonce; ayant dit: « Nul n'a «jamais vu Dieu
», il n'a point ajouté: le Fils qui l'a vu en a donné la connaissance; mais il
a dit quelque chose de plus que voir, par ces paroles: «Celui qui est dans le
sein du Père». En effet, être dans le sein du Père, c'est bien plus que voir.
Celui qui seulement voit n'a pas une connaissance tout à fait pleine et
parfaite de l'objet qu'il voit: mais celui qui habite dans le sein n'ignore
rien. Lors donc que vous entendez ces paroles: « Nul ne connaît le Père que le
Fils », ne dites point: Si le Fils connaît le Père plus que les autres,
toutefois il ne le connaît pas dans sa plénitude; car c'est pour prévenir cette
objection que l'évangéliste nous fait remarquer que le Fils deItwure dans le
sein du Père, et que JésusChrist dit qu'il connaît autant le Père que le l'ère
connaît le Fils.
Demandez donc aux contradicteurs: Le Père connaît-il le Fils? S'il
n'est fou, il répondra: oui. Allons plus avant, faisons-lui ensuite cette
demande: Le Fils voit-il et connaît-il le Père par une vision exacte et une
connaissance parfaite, et connaît-il pleinement ce qu'il est? II Nous l'avouera
encore. Concluez (le là que la connaissance que le Fils a du Père est exacte,
pleure et entière. Car il a dit lui-même: « Comme mon Père me connaît; je
cannais « mon l'ère ». Et ailleurs: « Personne n'a vu « Dieu, sinon Celui qui
est de Dieu ». Voilà pourquoi, comme je l'ai dit, l'évangéliste fait mention du
sein, nous faisant connaître à la fois, par cette seule parole, qu'il y a entre
le Père et le Fils liaison étroite, unité de substance, parfaite égalité de
connaissance et de puissance. Le Père n'aurait pas dans son sein quelqu'un qui
serait d'une autre substance et le Fils n'oserait pas demeurer dans le sein du
Père, s'il n'était qu'un serviteur et le premier venu. C'est là ce qui n'appartient
qu'au Fils, qui vit familièrement avec le Père, et n'a rien de moins que lui.
Voulez-vous connaître son éternité ? écoutez ce que dit Moïse du Père:
Si les Egyptiens veulent savoir, demandait-il, qui. est Celui qui m'a envoyé,
que leur répondrai-je? II eut ordre de répondre: CELUI QUI EST « m'a envoyé ».
Ce mot: CELUI QUI EST, signifie que Dieu est toujours, qu'il est sans
commencement, qu'il est véritablement et proprement. Il signifie encore ceci: «
Il était au commencement », et montre qu'il est toujours, « qu'il « est éternel
». Ici saint Jean s'est donc servi d'une expression qui fait connaître que le
Fils est sans commencement et de toute éternité dans le sein de son Père, Mais
afin que la conformité de nom ne nous induise pas à croire que le Fils est du
nombre de ceux qui sont fils par grâce, il met l'article qui le distingue de
ceux-ci.
Que si cela ne vous suffit pas, et si vous êtes encore courbés vers la
terre, écoutez ce nom qui lui est plus propre encore: c'est le nom d'UNIQUE. Si
pourtant vos yeux restent encore attachés à la terre,, je ne ferai pas
difficulté d'employer une parole humaine en parlant de Dieu; c'est-à-dire de me
servir du mot de « sein », pourvu seulement que vous n'y attachiez pas une
signification basse. Voyez-vous quelle est la providence et la bonté du
Seigneur? Dieu s'attribue des noms indignes de lui, afin qu'au moins de cette
manière vous le connaissiez, et que vous ayez de lui de grands et de hauts
sentiments. Et vous, vous rampez à terre! Dites-moi, pourquoi est-il ici parlé
de sein, nom charnel et grossier? Est-ce afin que nous pensions que Dieu est un
être corporel? Dieu nous en garde ! direz-vous. Pourquoi donc ? Si par cette
parole on-, ne prouve pas que le Fils est véritablement fils, et l'on n'établit
pas que Dieu est un être incorporel, vainement se sert-on de ce nom « de sein »
qui n'est d'aucun usage; pourquoi donc s'en sert-on? car je ne cesserai point
de faire cette question. N'est-il pas évident qu'il est mis là pour que nous
n'y attachions pas d'autre idée, sinon [171] que Jésus-Christ est véritablement
le Fils unique, et qu'il est coéternel à son Père? « Il en a », dit
l'évangéliste, « donné la connaissance ». Quelle connaissance a-t-il donnée? «
Nul n'a jamais vu Dieu ». Il n'y a qu'un seul Dieu; mais les autres prophètes
et Moise crient souvent: « Le Seigneur votre Dieu est le seul et unique
Seigneur ». (Deut. VI, 4.) Et Isaïe: « Il n'y a point eu de Dieu formé avant
moi, et il n'y en aura point après moi ». (Isaïe, XLIII, 10.)
3. Qu'est-ce que le Fils nous a donc appris de plus, lui qui est dans
le sein du Père? Qu'est-ce que le Fils unique nous a enseigné ? Premièrement,
que ces choses proviennent de son opération: en second lieu, que nous avons
reçu une connaissance beaucoup plus claire, et que nous connaissons que « Dieu
est esprit, et qu'il faut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et en
vérité ». (Jean, IV, 24.) Et encore, ceci même: qu'il est impossible de voir
Dieu, et que nul ne le connaît, sinon lé Fils: et que Dieu est le Père d'un
vrai Fils unique, et universellement tout ce qui est dit de lui.
Or ce mot: « Il a donné la connaissance », marque cette plus claire et
plus évidente connaissance, qu'il a donnée, non-seulement aux Juifs, mais
encore à tout le monde. Tous les Juifs n'avaient pas cru aux prophètes, mais
tout l'univers s'est soumis au Fils unique de Dieu, et a cru en lui. Le mot de
connaissance signifie donc ici l'évidence de la doctrine Voilà pourquoi il est
appelé VERBE et Ange du grand conseil.
Puis donc que nous avons eu le bonheur de recevoir une plus belle et
plus parfaite doctrine, et des connaissances plus hautes, Dieu ne nous parlant
plus par les prophètes, mais par son propre Fils dans ces derniers jours (Héb.
I,1), ayons une conduite beaucoup plus réglée et plus sainte, et vivons d'une
manière digne d'un si grand honneur. Il serait ridicule que Jésus-Christ eût
-condescendu au point de ne vouloir plus nous parler par ses serviteurs, mais
par lui-même, et que nous, nous ne fissions rien de plus que ceux qui sont
venus avant nous. Ils ont eu Moïse pour docteur; et nous, nous avons pour
docteur le maître même de Moïse. Professons donc une philosophie digne d'un si
grand honneur, et n'ayons rien de commun avec la terre. Car Jésus ne nous a
apporté une doctrine du ciel, que pour y élever nos pensées, et afin que nous
imitions notre docteur selon nos forces et notre capacité.
Mais, direz-vous, comment pourrions-nous être les imitateurs de
Jésus-Christ? Nous le ferons si nous rapportons tout à l'utilité publique, et
si nous ne recherchons pas nos propres intérêts. Jésus-Christ, dit saint Paul,
« n'a pas cherché à se satisfaire lui-même, mais comme il est écrit: les
ouvrages de ceux qui vous insultaient, sont tombés sur moi. (Rom. XV, 3; Ps.
LXVIII, 12.) Que personne donc ne cherche ses propres intérêts». (I Cor. X,
24.) Ainsi on cherche ses propres intérêts, si l'on a en vue le bien de son
prochain: car le bien de notre prochain est notre propre bien. « Nous ne sommes
tous qu'un seul corps, et nous sommes tous réciproquement membres les uns des
autres » (Rom, XII, 5) et des portions. Ne nous regardons donc pas comme des
étrangers séparés les uns des autres. Que personne ne dise: celui-là n'est
point mon ami, mon parent, mon voisin, je n'ai rien de commun avec lui: sous
quel prétexte irai-je chez lui? que lui dirai-je? Il ne vous est pas parent, il
n'est point votre ami mais il est homme de même nature que vous, il a le même.
maître, il est votre compagnon et il loge sous la même tente; car il habite le
même monde.
Que s'il a la même foi, voilà qu'il est votre membre. Quelle amitié
peut former une plus grande union, que la parenté qui vient de l'unité de foi?
Nous ne devons point montrer seulement à l'égard les uns des autres
l'attachement qui unit l'ami avec son ami; mai: celui qui lie un membre avec un
membre. El certes, vous ne trouverez pas de plus solide lien d'amitié et de
parenté, ni de noeud si fort que celui-ci. Comme un membre ne saurait dire d'un
autre membre du même corps: d'où me vient l'étroite liaison et la parenté que
j'ai avec lui; car en cela il y aurait du ridicule; de même vous ne sauriez le
dire de votre frère. « Car nous avons tous été baptisés dans le même esprit,
pour n'être tous ensemble qu'un même corps ». (I Cor. XII, 12.) Pourquoi, peur
n'être tous qu'un même corps? afin que nous ne nous désunissions pas, et que,
par cette parenté et cette mutuelle amitié, nous fassions tous ensemble les
fonctions d'un seul corps. Ne méprisons donc pas notre prochain, si nous ne
voulons nous mépriser nous-mêmes. [172] « Car nul », dit l'Ecriture, « ne hait
sa propre chair, mais il la nourrit et l'entretient ». (Ephés. V, 29.)
C'est pour cette raison que Dieu nous a donné ce monde pour seule
maison, qu'il nous a partagé toutes choses avec égalité; qu'il a créé un seul
soleil pour éclairer tout le inonde; qu'il a étendu le ciel comme une seule
tente (Ps. CIII, 3), préparé une seule table, qui est la. terre; il a aussi
préparé une autre table, beaucoup plus excellente que celle-là; mais celle-ci
encore est unique, comme le savent ceux qui participent à nos saints mystères;
il nous a octroyé à tous la même régénération spirituelle. Nous n'avons tous
qu'une même patrie qui est dans le ciel: nous buvons tous un même breuvage.
Point d'avantage pour le riche, point de désavantage ni d'infériorité pour le
pauvre: le Seigneur a également appelé tous les hommes, et il leur a également
distribué les biens charnels et les biens spirituels. D'où vient donc une si
grande inégalité dans la vie? c'est de l'avarice et de l'insolence des riches.
Mais je vous en conjure, mes frères, ne vous conduisez plus de même à
l'avenir; unis et liés tous ensemble par la communauté que Dieu a établie, et
par le don qu'il nous a fait de tout ce qui nous est le plus nécessaire;.que
les biens terrestres et périssables ne divisent pas nos cours: que les
richesses et la pauvreté, la parenté charnelle, la haine, l'amitié ne puissent
rompre notre union. Toutes ces choses ne sont qu'une ombre, et moins qu'une
ombre pour ceux que la charité de Dieu a unis. Conservons ce lien dans sa force
et sols intégrité, et nous fermerons par là tout accès aux esprits malins qui
pourraient ébranler cette solide union, que je vous souhaite à tous, mes
frères, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui
et avec qui soit, la gloire au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours,
et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. L'envie, mes chers frères, est une chose terrible et funeste; oui,
mais aux envieux et non à ceux à qui on porte envie. Elle nuit aux premiers,
elle les infecte, insinuant en quelque sorte un poison mortel dans leur âme;
que si elle fait du tort à ceux qu'elle attaque, ce tort est léger et nullement
considérable, et le profit qui en revient surpasse le dommage. Et non-seulement
il en est ainsi de l'envie, mais encore de tous les autres vices; et le dommage
qu'ils causent retombe, non sur celui qui souffre, mais sur celui qui fait le
mal. S'il n'en était pas ainsi, saint Paul n'aurait pas. ordonné à ses
disciples de plutôt souffrir [173] l'injure que de la faire; il ne leur eût pas
dit «Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt les « injustices ? Pourquoi ne souffrez-vous
pas « plutôt, qu'on vous trompe?» (I Cor. VI, 7.) En quoi le saint apôtre fait
bien voir qu'il savait parfaitement que le mal retombe sur celui qui le fait et
non pas sur celui qui le reçoit.
C'est la jalousie des Juifs, mes frères, qui m'a inspiré cette
digression. Ceux qui, sortant des- villes, accouraient à Jean, confessaient
leurs péchés, étaient baptisés par lui, sont les mêmes qui, par une espèce de
repentir de ce qu'ils venaient de faire, envoyent lui demander: « Qui êtes-vous
? » Vraie race de vipères, vrais serpents et quelque chose de pire, s'il est
possible; race méchante, adultère, pervertie; quoi 1 après avoir reçu le
baptême, tu t'inquiètes de savoir qui t'a baptisée? Est-il une plus grande
folie que la tienne? Comment es-tu venue à lui? Comment as-tu confessé tes
péchés? Comment es-tu accourue à celui qui baptise? Comment lui as-tu demandé
ce que tu devais faire ? Alors, tu n'as pa su ce que tu faisais, tu as agi
inconsidérément, sans t'enquérir de la première chose qu'il t'importait de
savoir. Mais saint Jean ne leur en a pas dit un seul mot, ni fait le moindre
reproche; au contraire, il leur a répondu avec la plus grande douceur.
Mais pourquoi? Cherchons maintenant à le découvrir; il faut en pénétrer
la raison. La méchanceté des Juifs en éclatera davantage aux yeux de tout le
monde. Souvent saint Jean-Baptiste leur a rendu témoignage de Jésus-Christ;
souvent il leur en parlait en les baptisant, et leur disait: « Pour moi, je
vous baptise dans l'eau, mais celui qui doit venir après moi est plus puissant
que moi. C'est lui qui vous baptisera dans le Saint-Esprit et dans le feu ».
(Matth. III, 11.) Ils ont donc été dupes, en ce qui concerne Jean, d'une
illusion toute humaine. Ayant en vue la gloire du monde, et ne s'attachant qu'à
ce qui se présentait à leurs yeux, ils croyaient qu'il était indigne de lui
d'être inférieur à Jésus-Christ. En effet, plusieurs choses relevaient saint
Jean: premièrement, son illustre naissance: il était fils d'un prince des
prêtres; en second lieu, sa vie dure et austère, son mépris pour toutes les
choses de ce monde; par exemple, son vêtement, sa table, sa maison, le peu de
soin qu'il avait de sa nourriture, le désert qu'il habitait auparavant.
Jésus-Christ, au contraire, était de basse naissance, ce que souvent ils lui
reprochaient en ces termes « N'est-ce pas le fils de ce charpentier? Sa mère ne
s'appelle-t-elle pas Marie, et ses frères Jacques et Joseph? » (Matth. XIII,
55.) Et encore: la ville, qu'on regardait comme sa patrie, était dans un si
grand mépris, que Nathanaël même disait: « Peut-il venir quelque chose de bon
de Nazareth? » (Jean, I, 46.)
Ajoutons qu'il vivait comme tout -le monde et que ses vêtements
n'avaient rien de particulier. Il ne portait pas une ceinture de cuir autour
des reins, son vêtement n'était pas de poils de chameau, il ne se nourrissait
pas de sauterelles et de miel sauvage. Son genre de vie ne le distinguait en
rien des autres hommes; il s'asseyait quelquefois à la table d'hommes pervers,
de publicains, afin de les gagner. Mais les Juifs ne pénétrant point la sagesse
de cette conduite, la lui reprochaient, comme il le dit lui-même: « Le Fils de
l'homme est venu mangeant et buvant, et ils disent: voilà un homme qui aime à
faire bonne chère et à boire du vin, il est ami des publicains et des gens de
mauvaise vie ». (Matth. IX, 19.)
Or, comme Jean-Baptiste ne cessait de renvoyer les Juifs à
Jésus-Christ, qui leur paraissait inférieur à lui, quoiqu'ils en eussent de la
honte et du chagrin, aimant mieux l'avoir lui-même pour docteur, ils n'osèrent
pas néanmoins le déclarer ouvertement; mais ils députèrent des gens vers lui
dans l'espérance de l'engager par cette flatterie à confesser qu'il était le
Christ; et ils ne lui envoyèrent pas des hommes de basse condition, comme à
Jésus-Christ, lorsque, voulant le surprendre dans ses paroles, ils dépêchèrent
auprès de lui des serviteurs, des hérodiens (Matth. XXII, 15, 16) et d'autres
hommes de cette espèce; mais des prêtres et des lévites; et encore, non toute
sorte de prêtres, mais des prêtres de Jérusalem, c'est-à-dire les plus
considérables et les plus honorables; car ce n'est pas sans raison que
l'évangéliste l'a remarqué. Ils les envoient donc pour lui demander: « Qui êtes
« vous?» En effet, la naissance de Jean-Baptiste était si illustre et si
célèbre que tous disaient: « Quel pensez-vous que sera un jour « cet enfant ? »
(Luc, I, 66.) Et que « le bruit de ces merveilles se répandit dans tout le pays
des montagnes de Judée ». (Luc, I, 65.) Et encore, lorsqu'il vint au Jourdain,
toutes les villes accoururent en foule, et de Jérusalem et de toute la Judée on
venait à lui pour être baptisé. Les prêtres et les lévites interrogent donc
Jean; ce n'est pas qu'ils ne sachent qui il est, (il était trop bien connu);
mais c'était pour le porter à se dire le Christ, comme je l'ai dit ci-dessus.
2. Ecoutez donc, mes frères,.comment ce saint homme répond à la pensée
de ceux qui l'interrogent et non à la demande qu'ils lui font. Lorsqu'ils lui
disent: « Qui êtes vous? » il ne répond pas d'abord ce qu'il semblait naturel
de répondre: « Je suis la voix de celui qui crie dans le désert »; mais il
impose silence à leurs conjectures. Car sur la de mande: « Qui êtes-vous? »
l'Ecriture dit: « Il confessa, et il ne le nia point; il confessa qu'il n'était
point le Christ (20) ». Faites ici attention à la sagesse de l'évangéliste:. il
répète trois fois cette réponse, pour faire connaître la vertu de Jean-Baptiste
et la méchanceté et la folie de ces ambassadeurs. Et saint Luc dit que le
peuple, que tous pensant en eux-mêmes qu'il était le Christ (Luc, III, 15), il
avait lui-même éloigné et étouffé cette pensée. C'est le devoir d'un bon et
fidèle serviteur, non-seulement de ne point s'arroger la gloire qui n'est due
qu'à son maître, mais encore de rejeter celle que la multitude veut ôter à
celui-ci pour la lui donner à lui-même.
Le peuple à la vérité avait conçu ce sentiment par simplicité et par
ignorance; mais les prêtres et les lévites, comme j'ai dit, faisaient cette
question dans une intention maligne; ils espéraient par leur adulation obtenir
ce qu'ils désiraient; s'ils ne sen fussent pas flattés, ils n'auraient pas
aussitôt passé à une autre demande, mais ils se seraient plaints de ce que
Jean-Baptiste n'avait pas répondu à leur question, et ils auraient dit: Est-ce
que nous avons eu cette pensée? Est-ce là ce que nous sommes venus te demander?
Etant donc comme pris et découverts, ils passent vite à une autre question, et
ils lui demandent: « Quoi donc? Etes-vous Elie? Et il leur répondit: Je ne le
suis point (21) ». En effet, ils attendaient Elie, comme Jésus-Christ le dit.
Car « ses disciples l'ayant interrogé, et lui ayant dit: Pourquoi donc les
scribes disent-ils qu'il faut qu'Elie vienne auparavant? Il leur répondit: Il
est vrai qu'Elie doit venir et qu'il rétablira toutes choses ». Ils poursuivent
ensuite, et ils lui demandent « Etes-vous LE prophète (1) ? Et il leur répondit
«Non ». (Matth. XVII, 10, 11.) Et cependant il était prophète; pourquoi donc
répond-il négativement ? C'est qu'il répond encore à l'esprit et à la pensée de
ceux qui l'interrogent: ils attendaient un grand prophète, parce que Moïse
avait dit: « Le Seigneur votre Dieu vous suscitera un prophète comme moi
d'entre vos frères; écoutez-le ». (Deut. XVIII, 15.) Et Jésus-Christ était ce
prophète. Voilà pourquoi ils ne disent pas: Etes-vous prophète, du nombre des
prophètes? mais ils disent avec l'article: Etes-vous LE prophète qui a été
prédit par Moïse? C'est pour cela qu'il a nié, non qu'il était prophète, mais
ce prophète. « Ils lui dirent donc: » mais « qui êtes-vous, afin que, nous
rendions réponse à ceux qui nous ont envoyés ? Que dites-vous de vous-même?
(22) » Ne voyez-vous pas qu'ils pressent, qu'ils poursuivent leurs
interrogations, qu'ils ne cessent point de le questionner, et que lui, au
contraire, ayant auparavant repoussé avec douceur leur fausse opinion, établit
le vrai sentiment qu'ils doivent avoir de lui; car il leur dit: « Je suis la
voix de celui qui crie dans le désert: Rendez droite la voie du Seigneur, comme
a dit le prophète Isaïe (23) ». Comme Jean-Baptiste avait parlé de Jésus-Christ
d'une manière grande et sublime; eu égard à l'opinion qu'ils en avaient, il a
promptement recours au prophète, et il s'appuie de son témoignage pour gagner
la confiance de ses auditeurs.
« Or, ceux qu'on lui avait envoyés », dit l'évangéliste, « étaient des
pharisiens (24); ils « lui firent » encore « une nouvelle » demande, « et lui
dirent:Pourquoi donc baptisez-vous, si vous n'êtes ni le Christ, ni Elie, ni
prophète ? (25) » Ceci vous fait voir, mes frères, que je n'ai pas
témérairement dit qu'ils avaient voulu l'amener là, « ou l'engager à se
déclarer le Christ ». Et certes, au commencement ils ne s'expliquaient pas si
nettement, de crainte que tout le monde ne découvrît
1. « Le Prophète ». J'exprime avec les plus savants commentateurs grecs
« l'article » qui est dans le grec, qui marque un prophète particulier que les
Juifs attendaient, comme le prophète prédit par Moïse, ainsi que l'observe le
saint Docteur. Cet article est même si absolument nécessaire en cet endroit,
que sans lui l'explication et la réflexion de saint Chrysostome n'ont point de
sens, et ne peuvent être entendues. Ainsi, demander à Jean-Baptiste: «
Etes-vous le prophète? » c'était dire: Etes-vous celui que nous attendons, ce
grand prophète; ce prophète par excellence, promis par Moise. Voilà pour quoi
il répond: « Je ne le suis pas, c'est-à-dire, je ne suis pas le Messie ».
17leur intention. Ensuite, après qu'il a dit: « Je ne suis point le
Christ », voulant cacher ce qu'ils machinaient dans leur coeur, ils reviennent
encore à Elie et à la qualité de prophète. Mais dès qu'il leur a répondu qu'il
n'est ni l'un ni l'autre, ils sont déconcertés, forcés de quitter leur masque,
et de montrer à nu leur artificieux projet, en disant: « Pourquoi donc
baptisez-vous, si vous n'êtes point le Christ? » Puis revenant à leur hypocrite
dessein, ils prononcent ces nouveaux noms, celui d'Elie, celui du prophète.
Comme ils n'avaient pu le surprendre par leur flatterie, ils espéraient, mais à
tort, le forcer par leur accusation à dire ce qui n'était point. O folie ! ô
arrogance ! ô malséante curiosité ! Vous avez été envoyés, pour apprendre de
Jean-Baptiste qui il est et d'où il est; n'allez-vous pas maintenant lui faire
la loi? Car vous agissez encore en personnes qui veulent le contraindre de se
déclarer le Christ. Cependant il ne se fâche point même alois; il ne leur dit
rien de ce qu'on aurait attendu: Prétendez-vous me commander et me faire la
loi? Mais il montre encore une grande modestie en ce qu'il dit: « Pour moi, je
baptise dans l'eau, mais il y en a un au milieu de vous que vous ne connaissez
pas; c'est lui qui va venir après moi (1), qui est au-dessus de moi, et je ne
suis pas digne de délier la courroie de ses souliers (26, 27) ».
3. Que peuvent opposer les Juifs à ce que nous venons de dire? les
voilà confondus; ils ne peuvent éviter leur jugement, ni attendre aucun pardon:
ils ont eux-mêmes prononcé leur arrêt. Comment? de quelle façon? Ils croyaient
Jean-Baptiste un homme digne de foi, et si véridique, qu'ils le croyaient
non-seulement quand il rendait témoignage aux autres, mais encore quand il
parlait de lui-même. Et en effet, s'ils n'eussent pas été dans ces
dispositions, ils n'auraient pas envoyé lui demander à lui-même qui il était.
Vous le savez, nous ne croyons à ceux qui rendent témoignage d'eux-mêmes,
qu'autant que nous les regardons comme les plus véridiques de tous les hommes.
Et ce n'est point là seulement ce qui leur ferme la bouche; mais c'est aussi
l'intention dans laquelle ils étaient venus l'interroger. D'abord ils sont vifs
et pressants, ensuite ils changent et se modèrent. Jésus-Christ le
1. « Qui va venir après moi », c'est-à-dire, « Qui va prêcher après moi
selon saint Chrysostome.
montre par ces paroles: « Jean était une lampe ardente, et vous avez
voulu vous réjouir pour un peu de temps à la lueur de sa « lumière ». (Jean, V,
35.) Mais d'ailleurs sa réponse le rendait plus croyable. Car « celui « qui ne
cherche pas sa propre gloire », dit encore Jésus-Christ, « est véritable, et il
n'y a « point en lui d'injustice ». (Jean, VII, 18.) Or, Jean-Baptiste ne l'a
point cherchée, mais il les a envoyés à un autre. Et, de plus, ceux qui avaient
été envoyés étaient les plus dignes de foi d'entr'eux, des premiers et des plus
considérables; d'où il s'ensuit qu'il ne leur reste point d'excuse pour n'avoir
pas cru en Jésus-Christ.
Car, je vous le demande, ô Juifs, pourquoi ne vous êtes-vous pas rendus
à ce que Jean vous disait de Jésus-Christ ? Vous avez envoyé les premiers et
les plus considérables d'entre vous, par leur bouche vous l'avez interrogé;
vous avez ouï ce qu'il a répondu. Vos envoyés ont employé tout leur zèle, tous
leurs soins et toute leur adresse; ils se sont informés de tout, ils ont tout
examiné et nommé tous ceux sur qui vous aviez jeté vos soupçons: et toutefois
il a confessé avec une grande liberté qu'il n'était ni le Christ, ni Elie, ni
le prophète attendu. Non content de cela, il vous a appris qui il était, et
vous a entretenu de la nature de son baptême; il vous a déclaré que c'était peu
de chose, qu'il n'avait rien de grand, rien de plus que de l'eau, vous montrant
en même temps la supériorité et l'excellence du baptême conféré par
Jésus-Christ. Il vous a aussi cité le prophète Isaïe, qui, longtemps
auparavant, avait témoigné que Jésus-Christ était le maître et le Seigneur, et
Jean-Baptiste le ministre et le serviteur. Enfin que restait-il? y avait-il
autre chose qu'à croire à celui de qui on rendait témoignage, qu'à l'adorer et
le confesser Dieu? mais que ce témoignage fut, un témoignage non de
complaisance, mais de vérité: les moeurs et la sagesse de celui qui le rendait,
le faisaient bien voir. Et en voici une preuve évidente: personne ne préfère
son prochain à soi, ni ne cède à un autre l'honneur qu'il peut s'attirer à
lui-même, surtout quand cet honneur est si grand. C'est pourquoi si
Jésus-Christ n'eût pas été Dieu, jamais Jean-Baptiste ne lui aurait rendu ce
témoignage. Et, puisqu'il a éloigné de soi cet honneur, comme étant infiniment
au-dessus de sa nature et de sa condition, il [176] est certain qu'il ne l'a
point attribué à une autre personne inférieure.
« Mais il y en a un au milieu de vous que « vous ne connaissez pas (26)
». L'évangéliste a dit cela, parce que Jésus-Christ, ainsi qu'il était naturel,
se mêlait et se confondait au milieu de la foule du peuple, comme s'il eût été
lui-même un homme du commun, voulant en tout nous montrer le mépris que nous
devons faire de la pompe et du faste. Mais par le mot de « connaissance », il
entend la parfaite connaissance, c'est-à-dire qui il était et d'où il était
venu. Souvent il a répété ces paroles: « Il doit venir après moi », et c'est
comme s'il disait: Ne pensez pas que tout s'accomplisse dans mon baptême: si
mon baptême était parfait, un autre ne viendrait pas après moi volts apporter
un autre baptême: le mien n'est qu'une certaine préparation à celui-ci: ce que
nous faisons n'est qu'une ombre et une figure; il faut qu'il en vienne un
autre, pour vous apporter la vérité. C'est pourquoi ce mot: « Celui qui va
venir après moi », marque principalement sa dignité. Car si le premier baptême
était parfait, il ne serait nullement nécessaire de recourir à un autre. « Il
est avant moi », c'est-à-dire il est plus honorable et plus illustre que moi.
Après quoi, de peur qu'ils ne crussent que c'était par comparaison à lui, que
Jésus-Christ était plus grand et plus excellent; pour faire voir qu'il n'y a
nulle comparaison à faire, il ajoute: « Je ne suis pas digne de dénouer les
cordons de ses souliers (27) », c'est-à-dire: Non-seulement il est avant moi,
mais il est tel que je ne mérite pas d'avoir même une place parmi ses derniers
serviteurs; car déchausser, c'est le ministère le plus bas. Que si
Jean-Baptiste n'est pas digne de dénouer les cordons. de ses souliers, ce. Jean-Baptiste,
dont il est dit, qu' « entre tous ceux qui sont nés des femmes, il n'en est
point né de plus grand que lui » (Luc, VII, 18), en quel rang nous-mêmes nous
mettrons-nous, si celui qui était égal à tout le monde, ou plutôt qui était
plus grand et au-dessus, qui était du nombre de ceux dont saint Paul dit que «
le monde n'en était pas digne » (Héb. VI, 38), se dit indigne d'être compté
parmi les derniers serviteurs, que dirons-nous, nous qui sommes autant
au-dessous de la vertu de Jean-Baptiste que la terre est éloignée du ciel?
4. Jean-Baptiste se dit donc indigne de dénouer les cordons des
souliers, mais les ennemis de la vérité tombent dans un si grand excès de
folie, qu'ils osent se prétendre dignes de connaître Dieu, comme il se connaît
lui-même: peut-on voir rien de pire qu'une telle démence ? rien de plus insensé
qu'une telle présomption? Un sage l'a fort bien dit: « Le commencement de
l'orgueil est de ne point connaître Dieu (1) ». (Eccli. X, 14.) Celui qui
devint le diable ne le serait point devenu, n'aurait pas été chassé du paradis,
s'il n'eût été possédé de cette maladie: C'est là ce qui a causé sa disgrâce,
c'est là ce qui l'a précipité dans l'enfer, ce qui. a été la source de tous ses
maux. En effet, ce vice suffit pour gâter tout ce qu'il y a de bon dans une âme:
aumône, oraison,. jeûne, que sais-je encore? « Ce qui est grand aux yeux des
hommes est impur devant Dieu ». (Luc, XVI, 16.) Ce n'est donc pas seulement la
fornication, ni l'adultère qui souille l'homme, c'est encore et surtout
l'orgueil. Pourquoi? parce qu'à l'égard de la fornication, quoiqu'elle soit
indigne de pardon, l'homme néanmoins peut s'excuser sur sa concupiscence: mais
l'orgueil n'a ni cause, ni excuse à prétexter, qui puisse lui fournir une ombre
de justification: il n'est autre chose qu'un renversement d'esprit, une
très-grande et très-cruelle maladie qui vient uniquement de la démence: car il
n'est rien de plus insensé que l'homme. orgueilleux, fût-il très-riche, eût-il
toute la sagesse du monde, fût-il très-puissant, possédât-il, en un mot, tout
ce que les hommes, regardent comme digne d'envie.
Si celui que les vrais biens enorgueillissent est malheureux et
misérable; s'il perd toute la récompense qu'il en pouvait espérer: celui qui
s'élève pour des choses qui n'ont rien de réel, qui enfle son tueur pour une
ombre, pour la fleur de l'herbe, car la gloire mondaine n'est pas autre chose
(4), n'est-il pas le plus ridicule de tous les hommes? Pareil à un pauvre
1. Ou bien comme on lit dans, les Septante: « Le commencement de
l'orgueil de l'homme est de se révolter contre Dieu, et d'éloigner son coeur de
celui qui nous a faits ». Ou encore comme notre Vulgate: « Le commencement de
l'orgueil de l'homme est de commettre une apostasie à l'égard de Dieu ». Ce qui
peut fort bien s'appliquer et à la chute de Lucifer; et à la chute d'Adam. On
peut encore l'entendre du mépris de Dieu, qui accompagne tontes sortes de
péchés. L'orgueil, le mépris de Dieu, source de tous péchés. Nullum peccatum
fieri potest, potuit, aut poterit sine superbia: siquidem nihil aliud est omne
peccatum, nisi contemptus Dei. S. Prosp. de vita contemplat. lib. III, chap. 3
et 4.
2. Saint Chrysostome dit: aXatarton,
impurum, le texte grec du N. Test. lit. bdelutma,
abominatio. La différence des mois ne
change point le sens: ce qui est impur devant Dieu, est en abomination devant
lui.
3. Toute la gloire de l'homme, dit saint Pierre, est comme la fleur de
l'herbe. (I Pierre, I, 24.)
17qui, mendiant son pain, souffrant la faim continuellement, se
glorifierait d'avoir eu une fois pendant la nuit un songe agréable. Malheureux
et misérable que vous êtes, quoi ! votre âme est infectée d'une très-dangereuse
maladie, vous êtes dans la plus extrême pauvreté, et vous Nous enorgueillissez
de posséder tant et tant de talents d'or, d'avoir une foule de serviteurs à vos
ordres? Mais ces choses ne sont point à vous; si vous ne m'en croyez pas,
consultez l'expérience de ceux qui ont été riches avant vous. Mais si vous êtes
si ivre, que l'exemple d'autrui né soit pas capable de vous instruire, attendez
un peu, et votre propre expérience vous apprendra que vous ne retirerez de ces
prétendus biens aucun avantage, lorsqu'au lit de mort, ne disposant plus d'une
heure ni d'un seul moment, vous serez obligé de les laisser malgré vous à ceux
qui seront là, et souvent à des personnes à qui vous ne voudriez pas les
donner. Plusieurs, en effet, n'ont pas eu le pouvoir d'en disposer à leur gré;
ils sont morts subitement, et lorsqu'ils désiraient le plus d'en jouir, ils ne
l'ont pu: enlevés, arrachés de force, ils ont été contraints de les laisser à
d'autres, à qui certainement ils n'auraient pas voulu les donner.
De peur donc qu'un pareil malheur ne vous arrive, dès maintenant, dès
aujourd'hui que
nous sommes en santé, envoyons ces biens en notre patrie; c'est
seulement de cette manière que nous pourrons en jouir. Par là, nous les
mettrons en dépôt dans un asile sûr et inviolable. Là haut, en effet, on ne
trouve aucune des choses qui peuvent y porter atteinte; là (1), ni mort, ni
testaments, ni héritiers, ni calomnies, ni piéges: mais celui qui sort de ce
monde, chargé de bien:, en jouira toujours. Quel est l'homme si misérable qui
ne veuille pas vivre éternellement dans les délices avec ses richesses?
Transportons-les donc, nos richesses, déposons-les dans le ciel. Il ne nous
faut pour ce transport ni ânes, ni chameaux, ni chariots, ni navires. Dieu nous
a délivrés de toute difficulté, de tout embarras; nous n'avons besoin que des
pauvres, des boiteux, des aveugles, des malades. C'est à ceux-là que revient la
charge d'opérer ce transport; ce sont eux qui font passer nos richesses dans le
ciel; ce sont eux qui ouvrent l'héritage des biens éternels aux possesseurs de
pareilles richesses. Fasse le ciel que nous en jouissions tous, par la grâce et
la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire
soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les
siècles des siècles. Ainsi sait-il.
1. Voyez saint Matthieu, chap. VI, 19 et 20.
1. C'est un grand bien de parler hardiment et avec une entière liberté;
de mépriser tout, quand il s'agit de confesser Jésus-Christ: ce bien est si
grand et si admirable, que le Fils unique de Dieu fera lui-même l'éloge de
celui qui l'aura ainsi confessé devant les hommes. Et certes, il n'y a point de
proportion dans la récompense. Vous le confessez et le reconnaissez sur la
terre, et lui vous reconnaîtra dans le ciel (Matth. X, 32): vous le
reconnaissez devant les hommes, et lui vous reconnaîtra devant son Père et
devant tous les anges. Tel était Jean-Baptiste: il ne regardait ni à la
multitude, ni à la gloire, ni à quoi que ce soit; mais toutes ces choses, il
les foulait aux pieds, et, avec cette liberté qui convenait à son ministère, il
prêchait Jésus-Christ devant tout le mondé. Car, si l'évangéliste marque le
lieu où Jean prêchait, c'est pour montrer la liberté avec laquelle ce héraut
faisait tonner et retentir sa voix. Ce n'est point dans sa maison, ni dans un
coin reculé, ni dans le fond d'un désert, mais c'est sur les bords du Jourdain,
au milieu d'une multitude d'hommes, et en présence de tous ceux qu'il
baptisait; car les Juifs y étaient: c'est là, dis-je, qu'il fit cette admirable
confession, pleine d'une très-grande, très-profonde et très-sublime doctrine,
par où il déclara qu'il n'était Pas digne lui-même de dénouer les cordons des
souliers de Jésus-Christ !
Mais comment l'évangéliste marque-t-il le lieu? par ces paroles: « Ceci
se passa à Béthanie ». Sur quoi il est à observer que les meilleurs textes
portent à Béthabara. Car Béthanie n'est pas au delà du Jourdain, ni dans le
désert, mais proche. de Jérusalem.
Saint Jean marque aussi le lieu pour d'autres raisons. Comme il avait à
raconter des choses qui n'étaient point anciennes, mais qui s'étaient tout
récemment passées, il en prend à témoin ceux qui s'y étaient trouvés présents
et qui les avaient vues. Etant bien sûr qu'il n'ajoutait rien à la vérité, et
qu'il rapportait véritablement et simplement les choses comme elles s'étaient
passées, il tire sa preuve du lieu qui ne pouvait point être, comme j'ai dit,
une faible démonstration de la vérité.
« Le lendemain Jean vit Jésus qui venait à lui, et il dit: Voici
l'agneau de Dieu qui ôte le péché du monde ». Les évangélistes se sont partagés
les temps. Saint Matthieu passant légèrement sur le temps qui a précédé
l'emprisonnement de Jean-Baptiste, se hâte de venir à ce qui s'est fait après:
Saint Jean l'évangéliste, non-seulement ne passe pas en peu de mots sur ces
faits, mais il y insiste [179] particulièrement. Saint Matthieu, après. que
Jésus est sorti du désert, laissant ce qui s'est passé dans l'intervalle, par
exemple: les interrogations des envoyés des Juifs, les réponses de
Jean-Baptiste, et toutes les autres choses, vient tout à coup à sa prison:
«Jésus»,dit-il, « ayant ouï dire que Jean avait été mis en prison, se retira de
là ! »: Mais saint Jean ne fait pas de même, il ne parle point du départ de
Jésus pour le désert, comme ayant été rapporté par saint Matthieu; mais il
raconte ce qui s'est passé après que Jésus fut descendu de la montagne, et,
omettant bien des circonstances, il ajoute: « Car alors Jean- n'avait pas
encore été mis en prison ». (Jean, III, 24.)
Et pourquoi, direz-vous, Jésus vint-il alors auprès de Jean, non une
fois, mais deux? Saint Matthieu le fait venir, parce qu'il le fallait, pour
recevoir le baptême, et Jésus le déclare, en disant: « C'est ainsi que nous
devons accomplir toute justice ». (Matth. III, 15.) Mais Jean dit qu'il vint
une seconde fois, après qu'il eut reçu le baptême; ce qu'il fait visiblement
connaître par ces paroles: «J'ai vu le Saint-Esprit descendre du ciel comme une
colombe, et demeurer sur lui». (Jean, I, 32.) Pourquoi vient-il donc à Jean?
non-seulement il vint à lui, mais il fit une marché pour venir le trouver: «
Jean vit Jésus», dit-il, « qui venait à lui ». Pourquoi donc est-il venu ?
C'est parce que Jean l'ayant baptisé avec plusieurs autres, on aurait pu croire
qu'il était venu à lui pour le même sujet qu'eux, c'est-à-dire pour confesser
ses péchés, et en faire pénitence en les lavant dans le fleuve: il fut le voir
une seconde fois, pour lui donner lieu par là d'effacer un pareil soupçon. Car
lorsque Jean dit: et Voici l'agneau de Dieu qui ôte le « péché du monde », il
éloigne et dissipe entièrement cette fausse opinion. Il est évident, en effet,
que celui qui est si pur, qu'il peut laver les péchés des autres, ne, vient
point pour confesser ses péchés; mais pour donner occasion à cet admirable
prédicateur d'imprimer plus profondément dans l'esprit de ses auditeurs ce
qu'il avait dit auparavant, en le leur répétant une seconde fois, et d'y
ajouter encore quelqu'autre chose.
2. Jean dit: «le voici », parce que plusieurs le cherchaient depuis
longtemps à cause de ce qu'ils avaient entendu dire. Il le montre présent, et
il dit: « le voici », pour leur faire
1. « De là » i. e. dans la
Galilée. (Matth. IV, 12.)
connaître que c'était là celui même qu'on cherchait depuis si
longtemps. « Celui-ci est l'agneau », il l'appelle agneau, rappelant ainsi à
l'esprit des Juifs la prophétie d'Isaïe (Is. XVI, 1, LIII, 7), et encore
l'agneau figuratif qu'on immolait du temps de Moïse, pour les mieux conduire à
là vérité par la figure. Et certes, cet agneau n'a pris, ni effacé le péché de
personne, mais celui-ci a pris et effacé les péchés de tout le monde: ce monde
qui était prêt à périr, il l'a tout à coup délivré de la colère de Dieu. (1
Thess. I, 10.) « C'est celui-là même de qui j'ai dit: Il vient après moi un
homme, qui est avant moi (1) (30) ». Ne voyez-vous pas ici, mes frères,
l'explication que donne saint Jean à ce qu'il a dit ci-dessus? Après avoir
appelé Jésus agneau, et dit de lui qu'il ôte le péché du monde, il dit
maintenant: « Il est avant moi », par où il fait entendre que le mot: « avant
», doit s'expliquer par là: que c'est lui qui ôte le péché du monde, que c'est
lui qui baptise dans le Saint-Esprit. Mon avènement n'a rien opéré de plus, que
de vous annoncer le commun bienfaiteur de tout l'univers, et de vous
administrer le baptême de l'eau; mais l’avènement de celui-ci purifie tous les
hommes, et donne l'efficace vertu du Saint-Esprit. Celui-ci est avant moi,
c'est-à-dire il est plus grand, plus illustré que moi, « parce qu'il est plus
ancien que moi ». Que ceux qui ont adopté les folles erreurs de Paul de
Samosate (2) rougissent de combattre une vérité si claire et si évidente !
« Pour moi je ne le connaissais pas (31) ». Voyez comment il ôte tout
soupçon par ce témoignage, montrant qu'il ne parlé point ainsi de lui par
faveur et par amitié; mais que c'est par la révélation que Dieu lui en a faite.
« Je ne le connaissais pas », dit-il, comment êtes-vous donc un témoin digne de
foi? Comment le ferez-vous connaître aux autres, si vous-même, vous ne le
connaissez pas? Jean-Baptiste n'a point dit: je ne le connais pas; mais: « Je
ne le connaissais pas », en sorte que par cela même il se montre très-digne de
foi. Comment, en effet, aurait-il eu de la complaisance pour celui qu'il ne
connaissait pas? « Mais je suis venu baptiser dans l'eau, afin qu'il soit connu
dans Israël ». Jésus-Christ
1. « Avant ». i. e. Plus
grand, plus considérable, comme le saint Docteur l'explique quelques lignes
après.
2. Paul de Samosate enseignait que le Fils n'avait point d'hypostase,
ou qu'il n'était point une personne, avant qu'il naquit de Marie.
18n'avait donc pas besoin du baptême de Jean Et ce bain n'a été
institué que pour acheminer tous les autres hommes à la foi en Jésus-Christ.
Car Jean-Baptiste n'a point dit: je suis venu baptiser pour rendre purs ceux
que j'aurai baptisés, ni pour les délivrer de leurs péchés; mais, « afin qu'il
soit connu dans Israël».
Mais quoi ! est-ce que sans le baptême de Jean, on ne pouvait ni
prêcher, ni attirer le peuple? Je réponds que cela n'eût pas été si facile. Si
le baptême n'eût pas accompagné la prédication, tous n'auraient pas accouru de
même, et ils n'auraient point connu la prééminence d'un baptême sur l'autre,
sans en faire la comparaison. Si le peuple sortait des villes, ce n'était point
pour aller entendre la prédication de Jean-Baptiste. Pourquoi donc? Afin que,
confessant leurs péchés, ils fassent baptises. Mais, une fois arrivés, ils
apprenaient à connaître Jésus-Christ, et aussi la différence des baptêmes: le
baptême de Jean était plus excellent que celui des Juifs, et voilà pourquoi
tous y accouraient, mais cependant ce baptême était lui-même imparfait.
Comment donc l'avez-vous connu ? c'est, dit-il, par la descente du
Saint-Esprit. Mais de peur que quelqu'un ne fût par là induit à croire qu'il
avait eu besoin du Saint-Esprit, comme nous-mêmes nous en avons besoin, écoutez
comment il ôte encore ce soupçon, faisant voir que le Saint-Esprit était
seulement descendu pour lui révéler qu'il devait prêcher Jésus-Christ. Car
ayant dit: « Pour moi, je ne le connaissais pas », il a ajouté: « mais celui
qui m'a envoyé baptiser dans l'eau, m'a dit: Celui sur qui vous verrez
descendre et demeurer le Saint-Esprit, est celui qui baptise dans le
Saint-Esprit (33) ». Ces paroles ne vous font-elles pas voir, mes frères, que
le Saint-Esprit est uniquement descendu pour faire connaître Jésus-Christ? Le
témoignage de Jean-Baptiste était sans doute par lui-même exempt de tout
soupçon; mais le saint précurseur, pour donner encore plus de poids et de
créance à son témoignage, le rapporte à Dieu et au Saint-Esprit. Comme la
vérité qu'il avait annoncée, que Jésus-Christ seul ôtait tous les péchés du
monde, et qu'il était si grand et si puissant qu'il suffisait seul pour opérer
une si grande rédemption, était si excellente et si admirable, qu'elle pouvait
jeter tous les auditeurs dans l'étonnement, il la fortifie et la confirme; il
la confirme en faisant voir que
Jésus-Christ est le Fils de Dieu, qu'il n'avait nullement besoin du
baptême, et que le Saint-Esprit n'est descendu que pour le faire connaître. Car
il n'était pas au pouvoir de Jean de donner le Saint-Esprit, ce que déclarent
ceux qui avaient reçu de lui le baptême; puisqu'ils disent: « Nous n'avons pas
seulement ouï dire qu'il y ait un Saint-Esprit ». (Act. XIX, 2.) Jésus-Christ
n'avait donc besoin, ni du baptême de Jean, ni d'aucun autre; mais plutôt le
baptême avait besoin de la puissance de Jésus-Christ car ce qui lui manquait
encore était le bien suprême, je veux parler du don de l'Esprit fait au
baptisé. C'est Jésus-Christ qui, par son avènement, a apporté au monde le don
du Saint-Esprit.
« Et Jean rendit alors ce témoignage, en disant: J'ai vu le
Saint-Esprit descendre du ciel comme une colombe, et demeurer sur lui. Pour
moi, je ne le connaissais pas, mais celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau
m'a dit: Celui sur qui vous verrez descendre et demeurer le Saint-Esprit, est
celui qui baptise dans le Saint-Esprit; je l'ai vu, et j'ai rendu témoignage
qu'il est le Fils de Dieu n (32, 33, 34) ». Jean répète souvent: « Je ne le
connaissais pas », et ce n'est pas sans raison; c'es. parce qu'il lui était
parent selon la chair. « Sachez », dit l'Ecriture, «qu’Elisabeth, votre
cousine, a conçu aussi elle même un fils ». (Luc, I, 36.) De peur donc qu'il ne
parût rendre ainsi de lui des témoignages si avantageux à cause de sa parenté,
il dit souvent: « Je na le connaissais pas ». Et véritablement il ne le
connaissait pas, puisqu'éloigné de la maison de son père, il passait sa vie
dans le désert.
Mais pourquoi, s'il ne le connaissait pas avant la descente du
Saint-Esprit, et si ce n'est qu'alors qu'il l'a connu pour la première fois, «
se défendait-il » avant le baptême, en disant: « C'est moi qui dois être
baptisé par vous? » (Matth. III, 14.) C'était là effectivement un signe qu'il
lui était parfaitement connu. Mais ce n'était que depuis peu, et même il n'en
aurait pu être autrement car ces miracles qui s'étaient faits dans l'enfance de
Jésus, comme à l'égard des Mages, et d'autres semblables, étaient arrivés
longtemps auparavant. Jean lui-même étant encore enfant: et pendant tout le
temps qui avait suivi, Jésus était demeuré inconnu à tout le monde. En effet,
s'il eût été connu, Jean n'aurait pas dit: [181] « Je suis venu baptiser, afin
qu'il soit connu dans Israël ».
3. Il est donc évident que les miracles qu'on attribue à Jésus-Christ
dans son enfance sont faux, et qu'ils ont été inventés et imaginés. Si Jésus
avait fait des miracles dès son enfance, Jean l'aurait connu, et tout le reste
du peuple n'aurait pas eu besoin d'un docteur pour le lui faire connaître. Or,
voici que Jean dit lui-même que s'il est venu, c'était afin que Jésus fût connu
dans Israël, et c'est pour cela aussi qu'il disait: « C'est moi qui dois être
baptisé par vous ». Ensuite, comme le connaissant mieux, il l'annonce au
peuple, en disant: « C'est celui-là même de qui j'ai dit: Il vient a après moi
un homme qui est avant moi, et qui m'a envoyé baptiser dans l'eau ». Il a
envoyé Jean pour se faire connaître dans Israël, et lui-même s'est révélé à
Jean avant la descente du Saint-Esprit. Voilà pourquoi celui-ci disait avant
que Jésus fût venu à lui: « Celui qui est avant moi vient après moi ». Jean ne
le connaissait donc pas avant qu'il vînt auprès du Jourdain, et qu'il baptisât
tout le peuple mais il le connaissait quand il vint pour se faire baptiser. Le
Père lui-même le révéla au prophète, et le Saint-Esprit le fit connaître aux
Juifs pendant qu'on le baptisait. Car c'est pour eux que le Saint-Esprit
descendit. En effet, de peur qu'on ne méprisât le témoignage de Jean, qui
disait: « Il est avant moi », et: « Il baptise dans le Saint-Esprit », et: « Il
jugera le monde »; le Père annonçant son Fils fit entendre sa voix; le
Saint-Esprit vint, qui fit tomber cette voix sur la tête de Jésus-Christ. Comme
Jean baptisait, comme Jésus était baptisé, quelqu'un de ceux qui étaient
présents aurait pu croire que c'était à Jean que s'appliquaient ces paroles; le
Saint-Esprit vint ôter ce soupçon. Lors donc que Jean dit: « Je ne le
connaissais pas », il faut entendre cela du temps passé, et non de celui qui
avait précédé immédiatement le baptême; autrement, comment se serait-il défendu
en disant: « C'est moi qui dois être baptisé par vous? » Comment aurait-il dit
de lui de si grandes choses?
Pourquoi donc, direz-vous, les Juifs n'ont-ils point cru en
Jésus-Christ? Jean n'était pas le seul qui eût vu le Saint-Esprit sous la
figure d'une colombe. Qu'ils l'aient vu, je veux bien l'admettre. Toutefois ces
prodiges, pour être bien vus, n'ont pas tant besoin des yeux du corps que des
yeux de l'âme: autrement on les regarde comme de vaines illusions et de pures
imaginations. Si les Juifs, quand ils ont vu Jésus-Christ faire des miracles,
quand ils l'ont vu toucher de ses mains les corps des malades et des morts, et
les rappeler à la vie, à la santé, par le seul attouchement, ont été tellement
possédés de l'ivresse de l'envie, qu'ils n'ont pas craint de publier le
contraire de ce qu'ils venaient de voir, comment se seraient-ils guéris de leur
incrédulité pour une simple apparition du Saint-Esprit? Mais quelques-uns
répondent que tous n'ont pas vu ces choses, mais seulement Jean et ceux qui
étaient dans de bonnes dispositions. Quoiqu'en effet tous ceux qui avaient des
yeux pussent voir le Saint-Esprit descendre en forme de colombe, il ne s'ensuit
pas pourtant de là que tous l'aient manifestement vu. Zacharie, Daniel et
Ezéchiel, ont vu bien des choses sous des figures sensibles, et toutefois ils
n'ont point eu de compagnons ni de témoins de leurs visions. Moïse aussi a vu
bien des choses, et de telles choses que nul autre que lui ne les a vues. Tous
les disciples n'ont pas été jugés dignes de voir la transfiguration de
Notre-Seigneur sur la montagne: bien plus, tous n'ont pas vu sa résurrection.
Saint Luc le déclare en disant: « Il s'est montré aux témoins que Dieu avait
choisis avant tous les temps ». (Luc, X, 41.)
« Je l'ai vu », dit saint Jean, « et j'ai rendu témoignage qu'il est le
Fils de Dieu (34) ». Mais où l'a-t-il rendu ce témoignage qu'il est le Fils de
Dieu? Il l'a appelé Agneau et il a dit qu'il devait baptiser dans le
Saint-Esprit, mais jamais il n'a dit qu'il était le Fils de Dieu. D'ailleurs
les autres évangélistes écrivent qu'il a cessé de prêcher après le baptême, et
passant sur ce qui s'est fait dans cet intervalle de temps, ils rapportent les
miracles que Jésus a opérés après que Jean-Baptiste fut pris et mis en prison.
D'où nous pouvons conjecturer qu'ils ont passé sous silence ces choses et bien
d'autres encore. (Jean, XXI, 25.) Saint Jean lui-même nous en avertit à la fin
de son Evangile; les évangélistes ont été si éloignés de rien inventer à la
gloire de Jésus-Christ, qu'au contraire, ce qui paraissait le rabaisser, ils
l'ont tous rapporté comme de concert, et l'on ne trouvera pas qu'aucun d'eux en
ait rien omis; mais, à l'égard des miracles, quelques-uns n'ont point parlé de
ceux dont les [182] autres avaient déjà fait mention, et il y en a aussi qu'ils
ont omis tous ensemble.
Je ne dis pas ceci sans sujet, je le dis pour réprimer l'impudence des
gentils. Car ce que je viens d'exposer sur le caractère des évangélistes suffit
pour montrer leur zèle et leur amour pour la vérité, et pour prouver qu'ils
n'ont rien écrit par faveur ou par complaisance. Vous pourrez vous servir de
cette raison, entre autres, pour les réfuter. Mais donnez-y tous vos soins et
toute votre attention. il serait absurde et honteux, quand on voit les
médecins, les corroyeurs, les tisserands, en un mot les hommes de toute
profession apporter tous leurs soins à plaider la cause de leur industrie, que
celui qui se vante d'être chrétien ne pût pas même dire un seul mot pour la
défense de sa foi. Cependant, si un artisan néglige de faire valoir son talent,
il ne risque que de perdre de l'argent; mais, en négligeant de défendre sa foi,
c'est son âme que l'on tue. Et cependant nous sommes dans de si misérables
dispositions, que nous donnons à la première de ces choses toute notre
application; et qu'à l'égard de ces soins nécessaires, qui sont le fondement de
notre salut, nous les négligeons, nous les méprisons comme s'ils n'avaient
aucune importance.
4. Voilà, mes frères, voilà ce qui fait que les gentils persistent à
prendre au sérieux leurs erreurs; car eux, qui ne se fondent et ne s'appuient
que sur le mensonge, n'omettent rien pour colorer et couvrir la turpitude de
leurs dogmes; et nous, au contraire, qui faisons profession d'aimer et de
suivre la vérité, nous ne savons même pas ouvrir la bouche pour la défendre;
comment de là ne prendraient-ils pas occasion d'accuser notre doctrine de
faiblesse ? Comment ne regarderaient-ils pas notre religion comme fausse et
insensée? Comment ne blasphémeraient-ils pas Jésus-Christ comme un fourbe et un
séducteur, qui a su profiter de la folie de plusieurs pour nous tromper tous ?
Oui, mes chers frères, oui, c'est nous qui sommes la cause de ces blasphèmes,
pour n'avoir pas voulu consacrer nos veilles à étudier les preuves qui servent
à défendre notre religion, pour avoir négligé cette occupation comme une chose
superflue et inutile, et ne nous être attachés qu'aux biens de la terre. Et
certes, celui qui aime un danseur, ou un cocher (1), ou
1. Ces cochers, dont parle ici saint Chrysostome, étaient ceux qui dans
les jeux publics du cirque disputaient avec leurs concurrents, à qui
remporterait le prix de la course des chariots.
un athlète qui se prépare à combattre contre les bêtes, met tout en
ceuvre et n'oublie rien pour qu'ils soient victorieux dans leurs combats; il
les loue extrêmement, il est tout prêt à les défendre contre ceux qui osent les
blâmer, et charge de mille injures leurs ennemis. Mais quand il s'agit de la
défense du christianisme, tous baissent la tête, se grattent, bâillent et s'en
vont bafoués.
De quelle indignation, de quelle horreur n'êtes-vous pas dignes, vous
qui faites état d'un danseur plus que de Jésus-Christ? Quoi 1 vous êtes tout
prêt à défendre par mille raisons ces sortes de gens, encore qu'ils soient les
plus infâmes de tous les hommes,: et quand il s'agit de prendre la défense des
miracles de Jésus-Christ qui ont converti l'univers, on ne voit même pas que
vous y pensiez un instant, ni que vous vous en mettiez en peine. Nous croyons
en Dieu le Père, en Dieu le Fils, en Dieu le Saint-Esprit, en la résurrection
de la chair, en la vie éternelle. Si donc quelque gentil vous interroge et dit:
Qui est ce Père? Qui est ce Fils? Qui est ce Saint-Esprit? Et comment, vous qui
dites qu'il y a trois Dieux, nous reprochez-vous d'admettre la pluralité des
dieux? Que direz-vous? que répondrez-vous? Comment repousserez-vous cette
objection ? Et encore: Que répondrez-vous, si votre silence leur donne lieu de
vous faire cette autre question: Quelle est cette résurrection? Est-ce dans ce
corps que nous ressusciterons? Est-ce dans un autre? Si c'est dans celui-ci,
quel besoin a-t-il de se dissoudre? A ces questions, que répondrez-vous? Mais
que répliquerez-vous s'il vous objecte ceci: Pourquoi Jésus-Christ n'est-il pas
venu plus tôt? N'est-ce qu'à présent qu'il s'avise de prendre soin du genre
humain, et l'a-t-il négligé dans tout le temps passé? Et s'il vient à examiner
plusieurs autres articles de notre foi, que lui repartirez-vous? Je n'en dis
pas davantage: il ne convient pas de multiplier les questions sans en donner la
solution, de peur qu'elles ne soient un sujet de scandale et de chute pour les
simples. En effet, en voilà assez pour vous tirer de votre profond
assoupissement.
Eh bien ! si l'on vous fait donc ces questions et que vous ne soyez pas
même en état d'en comprendre les termes, pensez-vous, je vous prie, que vous
serez légèrement punis, vous [183] qui aurez tant contribué à égarer ceux qui
sont dans les ténèbres? Je voudrais, si vous en aviez le loisir, vous apporter et
vous lire ici un écrit qu'a composé contre nous un exécrable philosophe païen,
et aussi celui d'un autre beaucoup plus ancien, afin de vous réveiller par
cette lecture, et de chasser votre extrême paresse. Quand ces philosophes ont
passé tant de nuits sans dormir pour nous attaquer, quel pardon pouvons-nous
espérer si nous ne savons pas même repousser les traits qu'ils ont lancés
contre nous? Pourquoi Dieu nous a-t-il créés et mis au monde? N'entendez-vous
pas l'apôtre qui vous dit: « Soyez toujours prêts à répondre pour votre défense
à tous ceux qui vous demanderont raison de l'espérance que vous avez ». (I
Pierre, III, 15.) Saint Paul aussi vous donne le même avertissement: « Que la
parole de Jésus-Christ », dit-il, « demeure en vous avec plénitude ». (Col.
III, 16.) A cela que répondent ces étourdis, ces insensés? Soit bénie toute âme
simple, et « celui qui marche simplement marche en assurance ». (Prov. X, 9.)
Ils appliquent mal les passages de l'Ecriture: et voilà la cause de tous les
maux, que bien des gens ne sachent point les employer à propos. Par exemple, à
l'endroit cité, l'Ecriture ne parle point d'un homme insensé, ni de l'ignorant,
mais de celui qui n'est ni méchant ni artificieux: du sage. S'il fallait
entendre ce passage selon l'application qu'ils en font, ce serait en vain qu'il
est dit: « Soyez prudents comme des serpents et simples comme des colombes ».
(Matth. X, 16.) Mais pourquoi nous arrêter davantage à des choses dont vous ne
ferez aucun profit? Aux reproches que nous vous avons déjà faits, nous en
pourrions ajouter bien d'autres encore sur vos moeurs et sur la conduite de
votre vie. Car de quelque côté qu'on nous envisage, on ne voit en nous que
misères et sujets de risée; toujours prêts à reprendre les autres, nous sommes
des lâches et des paresseux quand il s'agit de nous corriger des imperfections
qu'on relève en nous. C'est pourquoi, je vous en conjure, rentrons en
nous-mêmes et ne nous bornons pas à censurer; cela ne nous suffirait pas pour
apaiser la colère de Dieu et nous le rendre propice; mais attachons-nous à nous
perfectionner en toutes choses, afin qu'après avoir vécu en vue de la gloire de
Dieu, nous jouissions de la gloire future; puissions-nous tous l'obtenir, par
1a grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire
et l'empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. L'homme est indolent et enclin à se perdre, non par la condition
même de la nature, mais par une indolence volontaire. Voilà pourquoi elle a
besoin de remontrances multipliées; et c'est pour cela que saint Paul, écrivant
aux Philippiens, disait: « Il ne m'est pas pénible, et il vous est avantageux
que je vous écrive les mêmes choses ». (Philip. III, 1.) Quand une fois la
terre a reçu la semence, elle porte aussitôt du fruit et n'a pas besoin de
nouvelles semailles; mais il n'en est pas ainsi de notre âme: après y avoir
souvent jeté la semence et l'avoir cultivée avec grand soin, on est trop
heureux encore, si elle a reçu une seule fois la graine. En effet, ce qu'on dit
ne s'imprime pas tout d'abord dans l'esprit, parce que le sol est très-dur,
encombré d'épines, et que l'âme est entourée d'une multitude d'ennemis qui ne
cherchent qu'à lui tendre des piéges et à arracher la semence. En second lieu,
après que la semence est entrée et a jeté des racines, il faut les mêmes soins
pour que la tige se fortifie, qu'elle croisse et porte son fruit et que rien ne
l'en empêche. A l'égard des semences, on peut dire que l'épi une fois formé et
parvenu à toute sa vigueur, n'a plus de peine à braver la nielle, la
sécheresse, ni les autres dangers; mais à l'égard de la doctrine, il n'en est
pas de même: même après que l'oeuvre est achevée, un orage qui survient, des
difficultés, des troubles qui naissent, les embûches des méchants, une foule de
tentations peuvent renverser tout l'édifice.
Ce n'est pas sans raison que nous disons tout ceci; mais, comme
Jean-Baptiste répète les mêmes choses, c'est afin que vous ne le preniez pas
pour un conteur importun. Il aurait bien voulu qu'il lui eût suffi de parler
une fois pour se faire entendre; mais, s'apercevant que l'assoupissement où
étaient plongés la plupart de ses auditeurs, les empêchait de comprendre
sur-le-champ ce qu'il leur enseignait, il les réveille par ces répétitions;
mais vous-mêmes, soyez attentifs, Jean-Baptiste a dit: « Celui qui vient après
moi est avant moi ». Et: « Je ne suis point digne moi-même de dénouer les
cordons de ses souliers », et: « C'est lui qui vous baptisera dans le
Saint-Esprit et dans le feu »; et qu'il « a vu le Saint-Esprit descendre comme
une colombe et demeurer sur lui, et il a rendu témoignage qu'il est le Fils de
Dieu ». (Matth. III, 11). Et personne n'y a fait attention, nul ne l'a
interrogé ou lui a dit: Pourquoi dites-vous ceci, à quel sujet, pour quelle
raison ?
Il a dit encore: « Voilà l'agneau de Dieu,
18qui ôte le péché du monde»: et ils n'en sont ni plus touchés, ni
moins nonchalants. Voilà pourquoi il est dans l'obligation de répéter les mêmes
choses, d'en user comme un laboureur qui voudrait amollir une terre dure et en
friche à force de la remuer, de soulever par la parole comme avec la charrue
leur esprit lourd et pesant, afin que la semence qu'il y jettera ensuite puisse
pénétrer plus avant voilà pourquoi il ne fait pas de longs discours, n'ayant en
vue que de les amener à Jésus-Christ. Il savait bien que s'ils avaient une fois
accueilli avec soumission sa parole, ils n'auraient plus besoin, à l'avenir, de
son témoignage: comme effectivement il arriva. Car si les samaritains, aussitôt
qu'ils l'ont entendu parler, disent à la femme qui le leur avait annoncé: « Ce
n'est plus sur ce que vous nous a avez dit que nous croyons en lui; car nous a
l'avons ouï nous-mêmes, et nous savons qu'il est le Christ, le Sauveur du monde
» (Jean, IV, 42); des disciples devaient être encore plus promptement gagnés,
comme véritablement ils le furent; puisque l'ayant suivi et entendu seulement
un soir, ils ne retournèrent plus à Jean, mais s'attachèrent si fort à Jésus
qu'ils en reçurent le ministère de leur premier Maître, et prêchèrent le nouveau.
« André a trouva », dit l'évangéliste, « son frère Simon a et lui dit: Nous
avons trouvé le Messie, c'est-à-dire le Christ ». (Jean, I, 41.)
Ici, mes frères, je vous prie de considérer une chose avec moi; c'est
que quand Jean-Baptiste disait: « Celui qui vient après moi est avant moi ». Et:
« Je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers », il n'a gagné
personne; mais que, lorsqu'il a parlé de l'incarnation et tenu un langage moins
sublime, c’est précisément alors que les disciples l'ont suivi. Et ce n'est
point là seulement à quoi vous devez vous arrêter; mais vous avez à observer
encore qu’on n'attire point tant de gens lorsqu'on dit de Dieu des choses
grandes et relevées, que lorsqu'on parle de sa clémence, de sa miséricorde, et
de ce qui regarde le salut des auditeurs. En effet, ils ont ouï que Jésus ôtait
le péché, et aussitôt ils sont accourus. S'il est possible de laver nos péchés
et nos crimes, disaient-ils, pourquoi temporisons-nous? il y a quelqu'un ici
qui sans peine et sans travail nous en délivrera ne serait-il pas d'une
extrême' folie de remettre à un autre temps pour recevoir un si grand bienfait?
Que les catéchumènes écoutent ceci, eux qui remettent leur salut, qui diffèrent
de recevoir le baptême, jusqu'au dernier souffle de vie.
« Jean était encore là », dit l'Ecriture, « et il dit: Voilà l'agneau
de Dieu». Jésus-Christ ne parle point, c est Jean qui dit. tout: l'Epoux a
coutume de faire de même, il ne dit rien à l'épouse; mais il se présente et se
tient dans le silence. D'autres l'annoncent et lui présentent l'épouse. Elle
paraît et l'époux ne la prend pas lui-même, mais il la reçoit des mains d'un
autre. Après qu'il l'a ainsi reçue d'autrui, il se l'attache si fortement
qu'elle ne se souvient plus de ceux qu'elle a quittés pour le suivre. La même
chose s'est passée à l'égard de Jésus-Christ. Il est venu pour épouser
l'Eglise, il n'a rien dit lui-même, il n'a fait que se présenter. Jean, l'ami
de l'époux, a mis dans sa main la main de l'épouse, en d'autres termes, les
âmes des hommes persuadés par sa prédication Jésus-Christ les ayant reçus, les
a comblés de tant de biens, qu'ils ne sont plus retournés à celui qui les lui
avait amenés.
2. C'est n'est point là seulement, mes frères, sur quoi vous devez
porter votre attention comme dans les noces, ce n'est pas l'épouse qui va
trouver l'époux; mais l'époux qui court avec empressement vers l'épouse, fût-il
lui-même fils de roi, et l'épouse fût-elle au contraire de basse condition,
voire même une servante; ici de même la nature de l'homme n'est point montée au
ciel, mais l'époux s'est lui-même abaissé jusqu'à cette vile et méprisable
nature. Et après la célébration des noces, l'époux n'a pas permis qu'elle
demeurât davantage ici-bas, mais l'ayant prise avec soi, il l'a menée dans la maison
paternelle.
Mais pourquoi Jean-Baptiste ne tire-t-il pas ses disciples à l'écart,
pour les instruire de ces grandes vérités, et les donner ensuite à
Jésus-Christ? Pourquoi leur dit-il en public et en présence de tout le monde: «
Voilà l'agneau de Dieu ? » C'est de peur que la chose ne parût concertée. Si
ses disciples eussent été trouver Jésus-Christ à la suite d'exhortations
particulières et comme pour lui faire plaisir, peut-être auraient-ils
eu hâte de s'en aller mais s'étant au contraire portés à suivre Jésus-Christ
sur ce qu'ils avaient publiquement ouï-dire de lui, ils ont persévéré avec
fermeté, et sont devenus de fidèles disciples; comme l'ayant suivi, non par
complaisance pour leur [185] maître, mais pour leur propre utilité et leur
avantage.
Les prophètes et tous les apôtres ont prêché Jésus-Christ absent,
ceux-là avant son avènement, ceux-ci après son ascension: mais Jean-Baptiste
seul l'a annoncé présent: c'est pourquoi il est appelé l'ami de l'époux, étant
le seul qui ait été présent aux noces. En effet, c'est lui qui a tout fait et
tout achevé: c'est lui qui a commencé l'ouvrage; c'est lui qui, « jetant la vue
sur Jésus qui marchait, dit: « Voilà l'agneau de Dieu », montrant que ce
n'était pas seulement par la voix, mais encore des yeux qu'il lui rendait
témoignage. Il admirait Jésus-Christ, et en le contemplant son coeur
tressaillait de joie. D'abord il ne le prêche pas, mais il se contente de
l'admirer présent; il fait connaître le don que Jésus est venu nous apporter,
et il enseigne aussi de quelle manière on doit se purifier et se préparer à le
recevoir, car le nom d'agneau marque ]'une et l'autre chose. Il n'a point dit:
c'est lui qui doit ôter; ou qui a ôté; mais c'est lui qui ôte le péché du
inonde, parce qu'il l'ôte toujours. Il n'a pas ôté les péchés seulement dans sa
passion, quand il a souffert la mort pour nous; mais depuis ce temps jusqu'à
celui-ci il les ôte, quoiqu'il ne soit pas tous les jours crucifié, toujours
attaché à la croix: il n'a offert qu'un seul sacrifice pour les péchés, mais
par ce sacrifice seul il purifie toujours.
De même que le nom de Verbe montre son excellence, et celui de Fils sa
prééminence et sa supériorité sur les autres, ainsi les noms d'agneau et de
Christ et de prophète, de vraie lumière, de bon pasteur, et universellement
tout autre nom qu'on lui donne, en y ajoutant l'article, marquent une grande
distinction. Car il y a eu plusieurs agneaux, plusieurs prophètes, plusieurs
christs, plusieurs fils; mais l'article met celui-ci infiniment au-dessus de tous
les autres. L'Ecriture établit et confirme cette vérité, non-seulement par
l'article, ruais encore par l'addition du mot « unique ». Effectivement, ce
Fils n'a rien de commun avec la créature.
Que s'il semble à quelqu'un que la dixième heure ne soit pas un temps
propre à d'aussi sérieux entretiens; car, dit l'Ecriture: « Il était alors la
dixième heure » du jour pour moi, j'en juge autrement, et je dis que penser
ainsi c'est se tromper beaucoup. Je conviens qu'à l'égard de plusieurs et de
tous ceux qui vivent selon la chair, et lui sont asservis après le dîner, le
temps n'est point' propre à discourir de choses sérieuses, parce que le poids
des viandes appesantit l'esprit: ruais songeons que celui qui parlait n'usait
même pas des aliments communs, et était aussi léger le soir que nous le sommes
le matin, ou plutôt beaucoup plus: il pouvait donc parfaitement, même à une
heure avancée du soir, former ces sortes d'entretiens. Pour nous, souvent les
restes et les fumées des viandes reviennent à pareille heure troubler notre
imagination: mais ce lest n'appesantissait point le corps du saint prédicateur.
De plus, il demeurait dans le désert et auprès du Jourdain, où tous accouraient
au baptême avec beaucoup de crainte et de respect, fort indifférents à tous les
soins charnels: à ce point qu'ils demeurèrent trois jours continus avec
Jésus-Christ saris rien manger (Matth. XV, 32). Il est d'un prédicateur.
courageux et zélé et d'un laboureur vigilant, de ne point quitter son champ
qu'il n'ait vu sa semence prendre racine.
Mais pourquoi Jean-Baptiste, air lieu de parcourir toute la Judée, pour
prêcher Jésus-Christ, s'est-il arrêté au long du fleuve a l'attendre, pour le
montrer quand il viendrait ? C'est parce qu'il voulait que cela se fit par les
couvres, et cependant il s'appliquait à le leur faire connaître, et à persuader
à quelques-uns d'écouter celui qui a les paroles de la vie éternelle; mais il a
laissé à Jésus-Christ la tâche de se rendre à lui-même le plus grand
témoignage, celui des oeuvres, selon ce que dit Jésus-Christ lui-même: « Pour
moi, ce n'est pas d'un homme que je reçois le témoignage, car les couvres que
mon Père m'a donné « pouvoir de faire, ces oeuvres », dis-je, « rendent
témoignage de moi ». (Jean, V, 34, 36.) Voyez combien ce témoignage est plus
grand et plus efficace. Jean avait jeté une petite étincelle de feu;
Jésus-Christ a paru, et aussitôt la flamme s'allume et s'élève. En effet, ceux
qui auparavant ne faisaient pas même attention à la parole de Jean, disent
enfin: « Tout ce que Jean a dit de celui-ci, s'est trouvé vrai ». (Jean, X,
42.) Or, si Jean fût allé partout tenant ce langage au sujet de Jésus-Christ,
son témoignage aurait paru naître d'une affection toute humaine, et on n'aurait
point eu de foi à sa prédication.
3. « Deux de ses disciples l'ayant entendu parler ainsi, suivirent
Jésus (37) ». Jean [187] avait pourtant encore d'autres disciples; mais
ceux-ci, non-seulement ne suivirent point Jésus, mais encore ils lui portaient
envie, car ils disaient: « Maître, celui qui était avec vous au delà du
Jourdain, auquel vous avez rendu témoignage, baptise maintenant, et tous vont à
lui ». (Jean, III, 26.) Et de plus, ces mêmes disciples, faisant des reproches
à Jésus, disaient: « Pourquoi jeûnons-nous, et vos disciples ne jeûnent point?
» (Matth. IX, 14.) Mais ceux qui étaient meilleurs que les autres n'étaient pas
dans les mêmes sentiments, ni dans les mêmes dispositions; aussi, dès qu'ils
eurent entendu parler de Jésus, ils le suivirent. Et ils le suivirent, non par
mépris pour leur premier maître, mais parce qu'ils lui étaient très-obéissants,
et montrèrent par là que la droite raison, qu'un esprit de sagesse dictait leur
docilité. Ce ne sont pas des exhortations qui les ont portés à suivre
Jésus-Christ; cela aurait été suspect; ils l'ont suivi sur la seule annonce
qu'il baptiserait dans le Saint-Esprit. Ils n'ont donc pas quitté leur maître,
mais ils ont voulu savoir ce que Jésus apportait de plus que lui. Faites
attention à leur prudente conduite et à leur retenue. Arrivés auprès de Jésus,
ils ne l'interrogent pas tout aussitôt sur les choses importantes et
nécessaires au salut, ni sur les grandes vérités qu'on leur avait annoncées;
ils ne l'interrogent pas publiquement en présence de tout le monde, ni comme en
passant; mais ils cherchent à conférer avec lui en particulier. Ils savaient
bien que ce que leur maître leur avait dit de Jésus était véritable, et non pas
seulement inspiré par l'humilité.
« André, frère de Simon Pierre, était l'un a des deux qui avaient
entendu dire ceci à a Jean, et qui avaient suivi Jésus (40) ». Pourquoi donc
l'évangéliste ne nomme-t-il pas l'autre? Quelques-uns disent que c'est celui-là
même qui a écrit cet Evangile; d'autres, au contraire, que ce disciple n'étant
pas des plus remarquables, il importait peu de rapporter son nom, et que saint
Jean avait cru ne devoir rien dire que de nécessaire. Quelle utilité en
reviendrait-il de l'avoir nommé, puisqu'on ne rapporte pas les noms des
soixante-douze disciple? Observez aussi que saint Paul en a usé de même: « Nous
avons », dit-il, « envoyé a aussi avec lui notre frère, qui est devenu célèbre
par l'Évangile ». (II Cor. VIII, 18.) Au reste, l'évangéliste nomme André pour
une autre raison. Quelle est cette raison? Afin qu'entendant que Simon,
aussitôt qu'il avait ouï dire à Jésus: «Suivez-moi, et je vous ferai a devenir
pêcheurs d'hommes » (Matth. IV, 19), n'avait point douté d'une promesse si
grande et si peu attendue, vous soyez avertis que son frère avait jeté depuis
longtemps dans lui les fondements de la foi.
« Jésus se retourna, et voyant qu'ils le suivaient, il leur dit: Que
cherchez-vous? » Ceci nous apprend que Pieu ne prévient pas notre volonté de
ses dors, mais que lorsque nous avons commencé et contribué de notre volonté,
il nous donne alors un très-grand nombre de moyens de salut (1).
« Que cherchez-vous? » Que veut dire cela ? Quoi ! « Celui qui connaît
les coeurs de tous les hommes (Act. I, 24); celui devant qui toutes nos pensées
sont à nu et à découvert » (Héb. IV, 13), interroge et demande ? mais ce n'est
pas pour apprendre, Et comment pourrait-on le dire ? il les interroge, pour se
les attacher davantage, pour leur inspirer une plus. grande confiance et pour
faire voir qu'ils sont dignes de son entretien. Car il est vraisemblable
qu'étant inconnus, ils étaient honteux et craintifs avec un maître dont ils
avaient ouï dire de si grandes choses. Jésus donc les interroge; par là il
chasse leur crainte et leur honte, et il ne permet pas qu'ils aillent en
silence jusqu'à sa demeure. Mais quand même il ne leur aurait pas demandé ce
qu'ils cherchaient, ils ne l'auraient pas moins suivi et ne seraient pas moins
allés avec lui jusqu'à sa maison. Pourquoi donc les, interroge-t-il ? C'était
pour ce que j'ai dit, c'est-à-dire pour les encourager, pour chasser leur honte
et leur timidité, et leur inspirer de la confiance. Mais ce n'est pas seulement
en suivant Jésus que ces disciples marquèrent leur désir et leur envie de
s'attacher à lui, mais encore par la
1. Haec cum quadam exceptione
intelligenda sunt, dit fort bien le R. P. Bern. de Montf. Et nous disons de
même qu'il ne faut pas prendre à la lettre ce que dit ici saint Chrysostome;
mais expliquer sa pensée par plusieurs autres endroits, où visiblement et
conformément à la doctrine et à la foi de l'Église, il reconnaît et établit la
nécessité de la grâce et du secours divin, comme on en pourra juger par ces
témoignages que nous en apportons, auxquels il nous serait facule d'en joindre
assez d'autres, pour composer un traité de la grâce très-orthodoxe, et former
un gros volume; mais nous devons nous bornera ce court éclaircissement, qui
excède même les bornes d'une note.
Nécessité de la grâce: « Nous devons nous dégager de tout, dit le saint
Docteur, pour pouvoir courir dans la voie de Dieu. ET NOUS NE LE POURRONS FAIRE
A MOINS QUE D’ÊTRE SOULEVÉS SUR LES AILES DU SAINT ESPRIT. S'il faut donc que
notre âme soit non-seulement déchargée des soins du siècle, mais qu’ELLE SOIT
ENCORE SOUTENUE DE LA GRACE DE DIEU POUR NOUS ÉLEVER EN HAUT. Comment le
pourrons-nous faire, puisque bien loin de cette disposition nous nous engageons
tous les jours dans une autre toute contraire ? etc. In Matth. Hom. II, VII, p.
24. a ».
Et encore: « Que si les uns sont punis si rigoureusement, c'est par une
grande justice, et ce sont leurs péchés qui les condamnent; et si les autres
sont si glorieusement récompensés, c'est par une GRANDE MISÉRICORDE, ET C'EST
LA GRACE QUI LES COURONNE, QUI LES A PRÉVENUS DE SA BONTÉ. Car quand ils
auraient fait mille actions de vertu, ce ne peut être que, L'OUVRAGE DE LA
GRACE de rendre de et grands biens pour DES CHOSES SI PETITES, et de
récompenser des actions si légères et d'un moment, d'un poids éternel de gloire
et de tout le bonheur du Paradis. In
Matth. Hom. LXXIX, Tom. VII, p. 761, a ».
Et derechef parlant de la chute de saint Pierre, il dit: « Ce fut cette
chute dont nous parlons ici, qui fut comme le principe et la source de son
humilité dans toute la suite de sa vie. Jusque là c'était à ses propres forces
qu'il attribuait tout ce qu'il était, comme lorsqu'il disait: « Quand vous
seriez pour tous les autres un sujet de chute et de scandale, vous ne le serez
jamais pour moi. Quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renoncerai
point.. (Matth. XXVI, 33, 35.) AU LIEU QU'IL DEVAIT PRIER LE SAUVEUR DE L'ASSISTER
DE SA GRACE, ET RECONNAÎTRE QUE SANS SON SECOURS IL NE POUVAIT RIEN... Nous
apprenons d'ici cette grande vérité, que LA BONNE VOLONTÉ DE L'HOMME NE LUI
SUFFIT PAS POUR LE BIEN, SI ELLLE N'EST SOUTENUE ET ANIMÉE PAR LE SECOURS DE LA
GRACE. Et que de même ce secours du ciel ne nous peut servir de rien, lorsque
notre volonté lui résiste. Judas et saint Pierre sont deux preuves de l'une et
de l'autre de ces vérités. In Matth. LXXXII. — Tom.
VII, p. 787, a. Edit. Nov. B. »
18réponse qu'ils firent à sa demande. Avant d'avoir rien appris de lui,
de lui avoir rien ouï dire, ils ne laissent pas de l'appeler leur maître,
s'introduisant comme de force au nombre de ses disciples, et faisant connaître
que s'ils le suivent, c'est pour apprendre de lui des choses utiles.
Considérez, je vous prie, leur prudence. Ils ne disent pas:
Instruisez-nous, ou apprenez-nous quelque chose d'utile et de nécessaire; mais
que disent-ils? « Où demeurez-vous? » Ils désiraient, comme j'ai dit, lui
parler, l'entendre, se faire instruire tout à leur aise. Voilà pourquoi ils ne
diffèrent point et ne disent pas: Nous viendrons demain, et nous vous
entendrons, lorsque vous parlerez en public; mais ils montrent leur grand désir
de l'entendre, en cela même qu'ils ne s'en retournent pas chez eux, quoique
l'heure les presse, le soleil étant près de se coucher. L'Écriture le fait
remarquer: « Il était alors », dit-elle, « environ la dixième heure du jour ».
Aussi Jésus-Christ ne leur indique point le lieu de sa demeure, ni les moyens
de la reconnaître, mais il les engage encore plus à le suivre; en quoi il fait
voir qu'il les a déjà reçus au nombre de ses disciples. Voilà pourquoi il ne
leur dit rien de semblable: il est bien tard, il n'est pas temps de venir à
présent dans ma maison, vous apprendrez demain ce que vous voudrez, maintenant
allez-vous-en chez vous: mais il leur parle comme à des amis familiers attachés
depuis longtemps à sa personne.
Pourquoi donc Jésus dit-il ailleurs: « Le Fils de l'homme n'a pas où
reposer sa tête » (Luc, IX, 58); et ici: « Venez et voyez où je demeure (39) »?
Mais ces paroles: « Il n'a pas où reposer sa tête », marquent qu'il n'avait pas
de maison à lui, et nullement qu'il ne logeât point dans quelque maison. C'est
ainsi qu'il faut entendre la parabole. Au reste l'évangéliste dit, qu' « ils
demeurèrent chez lui ce jour-là », mais il n'en a pas dit la raison, parce
qu'elle est évidente. Ils n'ont en effet suivi Jésus, ou Jésus ne les a
lui-même attirés et engagés à venir chez lui, que pour apprendre sa doctrine, qu'ils
ont reçue en une nuit si abondamment et avec tant d'ardeur et de zèle, que
chacun d'eux peu après a couru de son côté en appeler d'autres.
4. Apprenons de là, mes frères, à préférer la divine doctrine à toute
autre chose, et à regarder toute sorte de temps comme propre et convenable pour
notre instruction. Ne négligeons jamais de faire un si heureux commerce;
fallût-il entrer dans une maison étrangère; fallût-il nous présenter devant de
grands personnages sans être connus d'eux; fallût-il le faire à une heure indue
et au moment le moins opportun. Que le manger, les bains, les repas, et les
autres choses qui regardent la vie aient donc leur temps marqué, mais que
l'étude de la céleste philosophie n'ait point d'heure fixe, que toute heure lui
soit bonne et propre: « A temps, à contre-temps », dit l'Écriture, « reprenez,
suppliez, menacez ». (II Tim. IV, 2.) Le Prophète dit aussi: « Il méditera jour
et nuit la loi du Seigneur ». (Ps. 1, 2.) Moïse ordonnait de même aux Juifs de
la méditer toujours. Ce qui regarde la vie, comme les bains et les aliments,
quelle qu'en soit la nécessité, peut, si l'on en use trop fréquemment,
affaiblir le corps et le faire dépérir: mais, à l'égard de la doctrine, plus ou
l'inculque dans l'âme, plus on rend celle-ci forte et vigoureuse.
Et, toutefois, nous consacrons tout notre temps à des bagatelles, à des
inutilités; au lever de l'aurore, le matin, à midi, le soir, nous allons
vainement le perdre dans un lieu assigné, et si nous entendons la parole de
Dieu une ou deux fois la semaine, nous nous assoupissons, nous nous dégoûtons:
pourquoi? Parce que notre esprit est gâté; nous l'usons, nous dissipons tout
son feu et toute son [189] activité à ces bagatelles: voilà pourquoi il ne nous
reste plus d'appétit pour les aliments spirituels. Entre autres signes de
maladie, c'en est un bien grand de ne sentir ni faim ni soif, et de rebuter les
aliments. Que si, à l'égard du corps, ce dégoût est le signe et la cause de
dangereuses maladies, il en est de même, à plus forte raison, pour l'âme. Maintenant
donc qu'elle est infirme et accablée du poids de son infirmité, comment
pourrons-nous la relever et la rétablir? Que ferons-nous? que dirons-nous? Il
faut écouter attentivement la divine parole, lire avec application les livres
des prophètes, des apôtres, des évangiles et tous les autres. Nous connaîtrons
alors qu'il est mieux et beaucoup plus avantageux d'user de pareils aliments
que de mets impurs; car tel est le nom qu'on peut donner justement aux
niaiseries et aux réunions frivoles dont j'ai parlé.
Dites-moi, je vous prie, lequel vaut le mieux, ou de parler de marché,
de procès, de guerre, ou de s'entretenir des choses célestes et de ce qui doit
arriver après cette vie? lequel est le plus profitable, de parler de son
voisin, de ses affaires, et de s'informer curieusement de ce que font les
autres, ou de discourir sur les anges et sur ce qui nous importe? Ce qui est à
votre voisin n'est point à vous; mais ce qui concerne le ciel vous concerne
aussi. Mais, direz-vous, il suffit de dire un mot de ces sortes d'affaires,
pour être quitte de son devoir. Pourquoi donc ne pensez-vous pas ainsi de
toutes ces choses sur lesquelles vous disputez vainement et témérairement?
pourquoi y passez-vous toute votre vie? pourquoi trouvez-vous que ce genre de
sujets n'est jamais épuisé?
Je ne dis point encore ce qu'il y a de pire. Les conversations dont je
parle sont celles des honnêtes gens. Mais les hommes sans principes et sans
moeurs ne savent parler que de baladins, de comédiens, de danseurs et de
cochers; et par ces discours ils souillent leurs oreilles ils corrompent leur
âme, ils dégradent leur nature, gâtent leurs inclinations et se prédisposent à
toute sorte de vices et de crimes. Car à peine a-t-on prononcé le nom d'un
danseur, qu'aussitôt son image, sa figure, son ajustement efféminé, et toute sa
personne plus efféminée encore, se peint et se retrace dans l'âme. Un autre se
met à parler d'une prostituée, il entretient la compagnie de ses paroles, de
ses gestes, de ses yeux, de ses regards lascifs, de l'arrangement de ses
cheveux, du fard, du rouge qu'elle met sur ses joues et autour de ses yeux; et
par là il ressuscite et embrase le feu de la concupiscence. Mais cette
description, même dans ma bouche, n'a-t-elle fait aucune impression sur vous?
Avouez-le, n'en soyez pas honteux, n'en rougissez point: car c'est là un effet
tout naturel, l'âme reçoit l'impression des choses qu'elle entend. Or, si
moi-même vous parlant, si, debouts dans l'église et bien éloignés de tous ces
objets, seulement pour en entendre dire un mot, vous vous sentez émus, pensez
dans quelle disposition doivent être ceux qui vont tranquillement s'asseoir au
théâtre, où ils ne sont retenus par aucune crainte ni par le respect qu'éveille
la vue de cette auguste assemblée, où ils voient et entendent sans rougir tout
ce qui se fait et tout ce qui se dit. Et pourquoi, dira peut-être
quelqu'auditeur inattentif, si cette affection de l'âme, si ce qui se passe en
nous est une nécessité de la nature, n'en rejetez-vous pas le blâme sur elle,
et nous en accusez-vous? C'est parce que, si la nature est responsable de
l'ébranlement produit par ces discours, aller les entendre, ce n'est point le
péché de la nature, c'est le péché de la volonté; de même, nécessairement,
celui qui se jette dans le feu se brûle, l'infirmité de la nature le voulant
ainsi mais ce n'est pas la nature qui nous jette dans le feu et cause ainsi
notre perte: un tel malheur n'est imputable qu'à la corruption de notre
volonté.
Voilà ce que je vous conjure de vaincre et d'amender. Prenez garde de
vous jeter vous-mêmes dans le précipice, dans l'abîme, dans le brasier du vice;
ne nous exposons pas aux flammes qui ont été préparées pour le diable. Je prie
Dieu de nous délivrer tous de l'une et de l'autre de ces flammes, et de nous
recevoir dans le sein d'Abraham, par la grâce et la miséricorde de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui la gloire soit au Père et au
Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
191
1. Au commencement, Dieu ayant créé l'homme, ne le laissa point seul,
mais il lui donna la femme pour être son aide et sa compagne (Gen. II, 78),
sachant que de celte société il naîtrait un grand bien. Mais si la femme n'en a
pas usé comme elle devait, que s'ensuit-il? Malgré cela, si l'on examine la
chose en soi, on trouvera qu'une pareille société procure de grands avantages à
ceux qui ont du sens et de la raison. Cela n'est pas vrai seulement de l'homme
et de la femme; mais encore des frères qui, s'ils vivent ensemble, jouiront du
même bienfait: Voilà pourquoi le prophète disait: « Qu'il est doux et agréable
de voir les frères réunis ensemble ! » (Ps. CXXXII, 1.) Et saint Paul nous
avertit de ne nous point « retirer de nos assemblées » (Héli. X, 25): car c'est
en quoi nous différons des bêtes. Voilà ce qui nous fait bâtir des villes, des
places publiques, des maisons, pour être réunis ensemble, non-seulement par la
communauté d'habitation, mais aussi par le lien de la charité. Dieu Créateur de
notre nature, l'ayant formée de façon qu'elle a besoin des autres, et ne se
suffit point à elle-même, a si bien dispensé toutes choses, que la mutuelle
société et les assemblées remédient et suppléent à cette indigence. C'est
pourquoi les noces ont été établies, afin que l'un trouve chez l'autre ce qui
lui manque à lui-même; ainsi la nature qui était pauvre se suffit enfin, en
sorte que, quoiqu'elle soit devenue mortelle, elle conserve une sorte
d'immortalité par la continuelle succession de l'un à l'autre. Je pourrais
m'étendre sur cette matière, et vous faire voir quel est l'avantage d!'une
étroite et sincère union: mais le sujet que nous avons à traiter nous presse,
et ce n'est qu'à son occasion que nous avons touché ces choses.
André étant demeuré avec Jésus, et ayant appris beaucoup de lui, ne
cacha point ce trésor dans son sein; mais il se hâta de courir auprès de son
frère, voulant le faire participer à ses richesses: mais pourquoi Jean n'a-t-il
pas rapporté ce que Jésus-Christ leur dit? Et d'où savons-nous que c'est pour
entendre Jésus que ces disciples sont demeurés avec lui? Nous vous le rimes
voir il n'y a pas bien longtemps. et on peut s'en instruire encore par la
lecture d'aujourd'hui. Considérez ce qu'André dit à son frère: « Nous avons
trouvé le Messie, c'est-à-dire le CHRIST ». Par là, vous le voyez, il révèle ce
qu'il venait d'apprendre en si peu de temps: il fait paraître la vertu et la
sagesse du maître qui leur avait donné cette connaissance et les avait
persuadés, ainsi que le zèle et la diligence de ceux qui au commencement se
sont attachés à connaître Jésus-Christ. En effet, ce que dit et ce que fait
André, marque une âme qui désire de tout son coeur l'avènement du Messie, qui
espère qu'il viendra du ciel, qui tressaille de joie quand elle apprend qu'il
est venu, et se hâte d'annoncer aux autres une si grande nouvelle. Dans les
choses spirituelles, se tendre mutuellement la main, c'est le fait d'une amitié
fraternelle et d'un vrai parent qui aime bien et sincèrement.
Ecoutez-le, comment lui aussi, il ajoute l'article. Car André n'a pas
seulement dit un Messie, mais le Messie: « Celui que nous attendons ». Par où
il paraît qu'ils attendaient un Christ, qui n'avait rien de commun avec les
autres. Mais remarquez que dès le commencement Pierre est d'un esprit docile et
soumis. D'abord, et sans plus tarder il accourt: « Il l'amena à Jésus » (dit
l'évangéliste). Au reste, que nul ne blâme sa facilité a recevoir cette parole
sans beaucoup d'examen. Il est vraisemblable gale son frère la lui expliqua
avec soin et au long; mais les évangélistes s'attachant à la brièveté,
rapportent sommairement bien des choses. D'ailleurs saint Jean ne dit pas que
Pierre crut aussitôt; mais « qu'il l'amena à Jésus », pour le lui donner, afin
qu'il apprît toutes choses de lui. L'autre disciple y était aussi présent et
participait à tout. Que si, lorsque Jean-Baptiste a dit: Voilà l'agneau, voilà
celui qui baptise dans le Saint-Esprit, il a laissé à Jésus-Christ le soin de
nous donner une plus claire intelligence de cette doctrine; André, qui sans
doute, ne s'estimait pas capable de tout expliquer, a dû à plus forte raison
faire de même: Aussi s'est-il contenté d'amener à la source même de la lumière
son frère, qui en avait un si grand empressement et une si grande joie, qu'il n'hésita
même pas un petit moment. « Jésus l'ayant regardé lui dit: Vous êtes Simon fils
de Jean: Vous serez appelé Céphas, c'est-à-dire Pierre ». Ici déjà Jésus-Christ
commence à découvrir peu à peu sa divinité par des prédictions. Et c'est ainsi
qu'il en usa avec Nathanaël (Jean, I, 48), et avec la femme samaritaine. (Jean,
IV, l8.)
2. Car les prophéties ne touchent pas moins les hommes que les
miracles, et elles excluent toute idée de charlatanisme. Les insensés peuvent
calomnier les miracles: « Cet homme », disaient les Juifs, « chasse les démons
par la vertu de Béelzébuth » (Matth. XII, 24); mais jamais on n'a parlé de même
des prédictions et des prophéties. A l'égard donc de Simon et de Nathanaël,
Jésus-Christ s'est servi de cette sorte de doctrine et d'instruction; mais il
n'a pas fait de même à l'égard d'André et de Philippe. Pourquoi? parce qu'ils
avaient ouï le témoignage de Jean-Baptiste, qui n'avait pas médiocrement servi
à les préparer: la vue des autres disciples fut pour Philippe un témoignage digne
de foi, capable d'exciter et d'embraser son coeur. « Tu es Simon fils de Jean:
Tu seras appelé Céphas, c'est-à-dire Pierre ». Jésus rend croyable la
prédiction d'une chose future au moyen d'une chose présente: celui qui nommait
le père de Pierre prévoyait sans doute l'avenir. Or, il y a de l'honneur et de
la gloire à prédire ainsi ce qui ne doit arriver que longtemps après. Au reste
ce n'était point là un compliment flatteur, mais une vraie prédiction de
l'avenir, l'avenir même le montra.
Mais faites attention à la force avec laquelle Jésus reprend la
Samaritaine, en lui découvrant sa vie passée: « Vous avez eu cinq maris », lui
dit Jésus-Christ, « et maintenant celui que vous avez n'est pas votre mari ».
(Jean, IV, 18.) De même son père parle souvent de la prophétie, lorsqu'il
s'élève contre le culte des idoles: « Qu'ils découvrent », dit-il, « ce qui
vous doit arriver », et encore: « J'ai prédit » l'avenir, « et je vous ai
sauvés, et il n'y a point d'étranger parmi vous (1) ». Et c'est la même chose
dans toutes les prophéties. Car c'est là principalement son oeuvre, que les
démons ne peuvent imiter, quelque effort qu'il fassent. En effet, dans les
miracles l'apparence et l'illusion peuvent tromper mais la nature immortelle,
mais Dieu seul peut exactement prédire l'avenir. Que si quelquefois les démons
ont fait des prédictions, ils n'ont fait que tromper les fous; aussi toujours
leurs oracles se sont trouvés faux.
Pierre ne répond rien à ce que lui prédit Jésus: il ne voyait rien
clairement encore, mais cependant il apprenait: il ne voyait pas clairement la
prédiction dans son entier: Car Jésus n'avait pas encore dit: Je te surnommerai
Pierre, « et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise », mais: « Tu seras appelé
Céphas ». (Matth. XVI, 18.) La première parole marquait une plus grande
autorité et une plus grande
1. Je n'ai pu trouver ces deux passages ni dans les Septante, ni dans
la Vulgate. Le saint Docteur a apparemment cité de mémoire non les paroles,
mais le sens.
19puissance. Jésus-Christ ne révèle pas dès le commencement toute la
puissance future de Pierre; il ménage d'abord ses termes. Mais après qu'il a
dévoilé et manifesté sa divinité, il parle alors avec plus d'autorité, disant:
« Tu es bienheureux, Simon, parce que c'est mon Père qui t'a révélé ceci »
(Matth. XVI, 47), et encore: « Et moi aussi je te dis que tu es Pierre, et que
sur cette pierre je bâtirai mon Église ». (Ibid. 18.) Il lui donna donc ce nom,
mais Jacques et son frère, il les appela enfants du tonnerre. (Marc, III, 17.)
Pourquoi? Afin de montrer qu'il était celui même qui a donné l'Ancien
Testament, qui a changé les noms et a appelé Abram Abraham, Sara Sarra, Jacob
Israël. II donna aussi les noms à plusieurs à leur naissance; comme à Isaac, à
Samson et à d'autres dont font mention Isaïe et Osée; il a même changé à
plusieurs le nom que leurs parents leur avaient donné, comme à ceux que je
viens de remarquer ci-dessus, et à Jésus, fils de Navé. Les anciens avaient la
coutume de donner des noms tirés des faits ainsi fit Elie lui-même. Et ce
n'était pas sans raison; ils en usaient de la sorte, afin que le nom même fût
un monument du bienfait de Dieu, ou qu'en exprimant une prophétie il en
réveillât le souvenir dans l'esprit des auditeurs: ainsi Dieu a donné à Jean
son nom dès le sein de sa mère. Car ceux qui dès l'enfance devaient être
célèbres pour leurs vertus, prenaient de là leur nom (Isaïe, XLIX, 1): mais
ceux qui ne devaient se rendre illustres que dans la suite, dans la suite aussi
recevaient le nom qui leur était propre.
3. Dans ces temps on donnait donc à chacun plusieurs noms. Maintenant
nous n'avons tous qu'un seul et même nom; mais c'est un nom qui est plus grand
que tous ceux-là, puisque nous sommes appelés chrétiens et enfants de Dieu, et
amis de Dieu et son corps. Ce nom nous excite et nous encourage plus que tous
les autres; il nous rend plus attentifs et plus diligents à exercer la vertu.
Ne faisons donc rien qui soit indigne d'un nom si grand et si honorable:
pensons à l'incomparable honneur que nous avons de porter le nom de
Jésus-Christ; car c'est de ce nom que saint Paul nous a appelés chrétiens.
Contemplons et respectons la grandeur de ce nom. Si celui qu'on dit fils de
quelque grand capitaine ou d'un illustre personnage, conçoit de hauts
sentiments quand il entend dire qu'il appartient ou à celui-là ou à celui-ci,
se fait un très-grand honneur de porter un si beau nom, et n'omet rien pour ne
le pas déshonorer par sa lâcheté nous qui tirons notre nom, non d'un capitaine,
non d'un prince de la terre, non d'un ange, ou d'un archange, ou d'un séraphin,
mais de leur Roi, n'exposerons-nous pas notre vie, ne la perdrons-nous pas
plutôt que de déshonorer celui qui nous a honorés de son nom? Ne
connaissez-vous pas la maison de l'empereur, ses compagnies des gardes, ses
soldats armés de boucliers, ses piquiers qui l'accompagnent et gardent sa
personne; ne savez-vous pas de quels honneurs et de quels privilèges ils
jouissent? Ainsi nous qui approchons de beaucoup plus près notre Roi, et qui en
sommes d'autant plus proches que la tête l'est plus du corps, nous devons tout
faire et tout mettre en oeuvre pour imiter Jésus-Christ.
Que dit donc Jésus-Christ? « Les renards ont leurs tanières, et les
oiseaux du ciel leurs nids; mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête
». (Luc, IX, 58.) Si nous exigeons de vous la même chose, peut-être plusieurs
trouveront-ils le précepte dur et rigoureux? C'est pourquoi je ne demanderai
pas une imitation si parfaite, pour épargner votre faiblesse. Mais je vous
prierai de ne vous pas attacher trop à l'argent, et si, à cause de votre
faiblesse, je n'exige de vous qu'une vertu bornée, vous, de votre côté, et à
plus forte raison, fuyez l'excès de la perversité. Je ne vous blâme point
d'avoir des maisons, des terres, des richesses, des serviteurs; mais je désire
que vous sachiez posséder toutes ces choses comme il convient, et sans péril
pour vous. Que veux-je dire par là? que vous devez en être les maîtres et non
pas les esclaves; les posséder sans qu'elles vous possèdent; en user et n'en
point abuser. Les richesses s'appellent dans la langue grecque d'un mot qui
signifie « se servir », pour nous faire entendre que nous devons les faire
servir à nos besoins et non pas les renfermer et les garder. L'un est d'un
serviteur, l'autre d'un maître; les garder, c'est la fonction d'un serviteur:
s'en servir, les dépenser, c'est agir en maître, c'est montrer. son autorité.
Vous ne les avez pas reçues pour les enfouir dans la terre, mais pour les
distribuer. Si Dieu avait voulu qu'on les gardât, il ne les aurait pas données
aux hommes, mais il les aurait laissées cachées dans la terre:
19comme il veut qu'on les répande, il permet que nous les ayons, afin
que nous nous en fassions largesse mutuellement. Que si nous les retenons dans
nos maisons, nous n'en sommes donc plus les maîtres.
Mais si vous voulez les accroître, et si c'est pour cela que vous les
gardez, ce sera sûrement un excellent moyen de les augmenter que de les
distribuer et de les répandre de toutes parts (1). En effet, nul gain sans
frais; toujours il en coûte pour s'enrichir: ce qui se passe tous les jours
dans nos affaires temporelles le montre assez. Ainsi font le marchand et le
laboureur; celui-ci répand sa semence, celui-là son argent: l'un va sur mer et
dépense, l'autre, durant toute l'année, s'occupe à semer et à cultiver ce qu'il
a semé.
Dans le commerce que je vous propose, vous n'avez pas besoin d'équiper
des vaisseaux, d'atteler des boeufs, de labourer la terre, vous n'avez pas à
observer le temps, ni
1. Celui qui a pitié du pauvre, prête au Seigneur à usure, et il lui
rendra ce qu'il lui aura prêté. (Prov. XIX, 17.)
les saisons, vous n'avez pas la grêle à craindre. Sur cette mer on ne
rencontre ni flots, ni rochers, ni écueils. Cette navigation, ce labourage ne
requièrent de vous qu'une seule chose: c'est de répandre vos biens. Le
vigneron, celui dont Jésus-Christ dit: « Mon Père « est le vigneron » (Jean,
XV, 1), fera tout le reste. Ne serait-il pas très-ridicule de croupir dans la
paresse et la fainéantise lorsqu'il ne s'agit que de récolter sans prendre
aucune peine, et de prodiguer ses soins, son activité, ses sueurs, ses
préoccupations, pour un résultat qui peut tromper nos espérances? Ne tombons
donc pas dans une si grande folie, je vous en conjure, mes frères, il s'agit de
notre salut; laissons ce qui est le plus pénible, et courons à ce qui est aisé
et utile; afin que nous acquérions les biens futurs, par la grâce et la
miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui la gloire soit au Père et
au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles.
Ainsi soit-il.
2 Caractère de Nathanaël, sa
prudence; comment il est amené à la foi.
1. Tout homme qui cherche avec soin fait quelque profit (1): comme, il
est écrit dans les Proverbes. Mais Jésus-Christ fait entendre quelque chose de
plus, en disant: « Qui cherche, trouve ». (Matth. VII, 8.) Aussi y
1. Ou bien, selon l'hébreu: « Dans tout travail sera le profit »: ou
comme la Vulgate: « Partout où l'on travaille, là est l'abondance ».
a-t-il lieu d'admirer que Philippe ait suivi Jésus-Christ. André vint à
lui après avoir ouï Jean, et Pierre après avoir entendu André. Mais Philippe,
sans avoir rien appris de personne, seulement sur ce que Jésus-Christ lui dit:
« Suivez-moi », obéit sur-le-champ pour ne le plus quitter et l'annoncer
lui-même aux [194] autres. Accourant auprès de Nathanaël, il lui dit: « Nous
avons trouvé celui de qui Moïse a écrit dans la loi, et que lés prophètes ont
prédit ». (Jean, I, 45.) Ne voyez-vous pas sa vigilance, son assiduité à lire
les livres de Moïse, et qu'il était de ceux qui attendaient la venue de
Jésus-Christ? En effet, ces paroles: « Nous avons trouvé », marquent un homme
qui cherche continuellement.
« Le lendemain, Jésus voulant s'en aller en Galilée », Jésus-Christ,
avant que quelqu'un se soit attaché à lui, n'appelle personne. Et ce n'est pas
sans sujet; c'est l'effet d'une extrême sagesse et d'une très-grande prudence:
s'il avait appelé des disciples avant qu'aucun se fût attaché à lui, ils se
seraient peut-être retirés dans la suite; mais ayant d'eux-mêmes pris le parti
de le suivre, ils sont demeurés, fermes. Or, s'il appelle Philippe, c'est parce
qu'il lui était plus connu que les autres, étant né et ayant été élevé dans la
Galilée. Jésus-Christ donc, après avoir reçu ces disciples, part pour en aller
chercher d'autres, et il attire à soi Philippe et Nathanaël. Quant à celui-ci,
il n'y a pas tant de quoi s'étonner, « la réputation de Jésus s'étant répandue
par toute la Syrie » (Matth. IV, 24); mais il est surprenant que Pierre et
Jacques et Philippe l'aient suivi, non-seulement parce qu'ils ont cru avant
d'avoir vu des miracles, mais, encore parce qu'ils étaient de la Galilée, d'où
il ne sortait point de prophète et d'où il ne venait rien de bon: car le peuple
de ce pays était rustique, simple et grossier.
Mais en cela même Jésus-Christ a fait éclater sa puissance, lui qui
d'une terre stérile et infructueuse a su tirer ses principaux disciples: Il y a
donc de la vraisemblance que Philippe suivit Jésus, pour avoir vu Pierre faire
de même et avoir entendu Jean; il est aussi à croire que la voix de
Jésus-Christ avait opéré quelque chose en lui: car Jésus-Christ connaissait
ceux qui étaient propres à son ministère. Mais l'évangéliste rapporte
sommairement tout ceci. Que le Christ dût venir, Philippe le savait; mais que
celui-ci fût le Christ, c'est ce qu'il ignorait et c'est aussi ce que je crois
qu'il avait appris de Pierre ou de Jean-Baptiste. Au reste l'évangéliste nomme
la patrie de Philippe, afin de vous apprendre que « Dieu a choisi les faibles,
selon le monde ». (I Cor. 1, 27.)
« Philippe ayant trouvé Nathanaël, lui dit. « Nous avons trouvé celui
de qui Moïse a écrit dans la loi, et que les prophètes ont prédit; savoir,
Jésus de Nazareth, fils de Joseph ». Philippe dit cela pour donner, par
l'autorité de Moïse et des prophètes, plus de créance à sa prédication, et
aussi pour rendre son auditeur docile et respectueux. Et comme Nathanaël était
savant et très-zélé pour la vérité, ainsi que Jésus-Christ même en rend
témoignage, et, que sa propre conduite le prouve, il le renvoie avec raison à.
Moïse et aux prophètes, afin que, Jésus-Christ le recevant ensuite, le trouvât
instruit. Si l'évangéliste appelle Jésus fils de Joseph, né vous en troublez
point, alors on le croyait encore fils dé Joseph. Mais, Philippe, par où est-il
certain que ce Jésus est celui que vous dites? Quelle preuve nous en
donnez-vous? Ce n'est pas assez que vous le disiez. Quel prodige, quel miracle
avez-vous vu? Il y a du risque et du péril à croire témérairement de si grandes
choses. Quelle raison avez-vous donc? la même qu'André, dit-il; car André
n'ayant ni assez de force, ni assez de capacité pour annoncer le trésor qu'il
avait découvert, ni assez d'éloquence pour le faire connaître, amène son frère
à celui qu'il a trouvé. De même Philippe n'explique pas comment ce Jésus est le
Christ, ni en quoi, ni quand les prophètes l'ont prédit; mais il amène
Nathanaël à Jésus, bien sûr que désormais il ne le quittera point, s'il a une
fois entendu sa parole et sa doctrine.
« Nathanaël lui dit: Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth?
Philippe lui dit: « Venez et voyez ».
« Jésus voyant Nathanaël qui le venait trouver, dit de lui: Voici un
vrai Israélite, sans déguisement et sans artifice ». Nathanaël avait dit: «
Peut-il. venir quelque chose de bon de Nazareth? » Et Jésus le loue et l'admire:
mais toutefois n'était-il pas plutôt à blâmer? Non, certes, ce qu'il avait dit
n'était pas une marque d'incrédulité, ni un crime qui méritât une réprimande,
mais c'était une chose digne de louanges. Comment et pour quelle raison ? Parce
qu'il était plus versé dans les prophéties que Philippe. Il avait appris des
Ecritures que le Christ devait sortir de Bethléem, et du même bourg,où était né
David. Ce bruit s'était répandu parmi les Juifs, et longtemps auparavant un
prophète l'avait prédit en ces termes: « Et toi Bethléem, tu n'es pas la
dernière d'entre les principales villes [195] de Juda; car c'est de toi que
sortira le chef qui conduira mon peuple d'Israël». (Mich. V, 2; Matth. II, 6;
Jean, VII, 42.) Nathanaël donc, entendant dire que. Jésus était de Nazareth, se
trouble, il chancelle, parce qu'il voit que ce que dit Philippe ne s'accorde
pas avec 1a prédiction du prophète. Mais dans son doute même, considérez quelle
est sa prudence et sa retenue; car il ne réplique pas sur-le-champ. Tu me
trompes, Philippe, tu mens - non, je ne te crois point, je. n'irai pas le voir:.j'ai
appris des prophètes qu'il doit sortir de Bethléem, et tu dis qu'il est de
Nazareth: ce Jésus n'est donc pas celui que le prophète a prédit. Mais que
fait-il? Il va lui-même le trouver, et ne convenant point qu'il soit de
Nazareth, il montre en cela même son zèle, et son amour pour l'Ecriture, et
qu'il n'est point capable de se laisser surprendre: il marque aussi qu'il
désirait ardemment l'avènement du Christ, puisqu’il ne repoussa pas avec mépris
celui qui lui annonçait cette nouvelle. C'est qu'il pensait que Philippe; se
trompait vraisemblablement sur le lieu de la naissance.
2. Considérez encore, mes frères, combien il est réservé et modéré,
dans le refus qu'il fait d'ajouter foi à ce que dit Philippe, et dans sa
manière de l'interroger. Il ne dit pas: la Galilée ne produit rien de bon; mais:
comment peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » Philippe était aussi
extrêmement prudent, il ne s'offense, il ne se fâche point de ce que Nathanaël
contredit; mais néanmoins il persiste à vouloir l'amener à Jésus-Christ, et.dès
le commencement il fait paraître sa fermeté apostolique: c'est pourquoi
Jésus-Christ,dit: « Voici un vrai Israélite, sans déguisement et sans artifice
». Un Israélite peut donc être menteur: mais celui-là ne ment pas; car son
jugement est sans prévention: il ne dit rien par faveur ni par haine.:Pourtant,
lorsqu'on demanda aux Juifs où devait naître le Christ, ils répondirent: à
Bethléem, et s'appuyèrent de ce témoignage: « Et toi, Bethléem, tu n'es pas la
dernière d'entre les principales villes de Juda ». Mais c'est avant d'avoir vu
Jésus qu'ils rendaient ce témoignage: après l'avoir vu; ils dissimulaient, par
jalousie, leurs anciens propos, et disaient: « Mais pour celui-ci, nous ne
savons d'où il est ». (Jean, IX, 29.) Nathanaël n'en usé pas ainsi, mais il
reste ferme dans l'opinion qu'il avait de lui au commencement, à savoir, qu'il
n'était pas de Nazareth.
Pourquoi donc les prophètes l'appellent-ils Nazaréen? (Matth. II, 23.)
Parce qu'il avait été élevé à Nazareth, et qu'il y avait demeuré. Or,
Jésus-Christ ne dit pas à Nathanaël: Je ne suis pas dé Nazareth, comme Philippe
vous l'a dit, mais de Bethléem. Il passe sur cela, il ne lui en parle point,
pour ne pas rendre d'abord suspect ce qu'il lui voulait dire. De plus, quand
même il l'aurait persuadé qu'il était de Bethléem, toutefois ce n'était point
là suffisamment prouver qu'il était le Christ. ne pouvait-il être né à
Bethléem, sans être le Christ ? Bien d'autres y étaient nés. Il passe donc sur
cela, et en déclarant qu'il avait été présent à leur entretien, il fait ce qui
pouvait le mieux l'engager à croire. Lorsque Nathanaël eut dit: « D'où me
connaissez-vous? Jésus lui répondit: Avant que Philippe vous eût appelé, je
vous ai vu lorsque vous étiez sous le figuier (48) ». Considérez ce caractère
ferme et rassis. Jésus-Christ ayant dit de lui: « Voici un vrai Israélite », il
n'est pas enflé par ces louanges, ravi de ces éloges; il persiste à chercher et
à examiner avec plus de soin: il veut voir clair. Nathanaël donc, comme homme,
cherche et s'informe encore; mais Jésus comme Dieu répond: Je vous ai déjà vu
auparavant car longtemps auparavant Jésus avait connu sa droiture et sa
probité, non comme un homme qui l'aurait suivi, mais comme Dieu: Et maintenant
je vous ai vu sous le figuier, lorsque nul n'y était avec vous, lorsque vous,
Philippe, et vous, Nathanaël, vous étiez tous seuls, et que vous y partiez de
moi en tète à tête. C'est pourquoi l'évangéliste dit: « Jésus le voyant de
loin, dit: Voici un vrai Israélite», pour, faire voir qu'avant même que
Philippe arrivât, Jésus-Christ avait rendu ce témoignage, afin qu'il ne fût pas
suspect. C'est aussi pour cela qu'il désigne et le temps, et le lieu, et
l'arbre. S'il eût seulement dit Je vous avais vu avant que Philippe vînt près
de vous, la chose aurait été suspecte; on aurait cri qu'il avait lui-même
envoyé Philippe, et qu'il n'y avait rien de grand, rien d'extraordinaire dans
ce qu'il disait: mais en désignant le lieu où Nathanaël parlait avec Philippe,
le nom de l'arbre et le temps de l'entretien, il rend indubitable sa
connaissance des choses les plus secrètes.
Mais ce n'est pas là seulement en quoi il lui manifeste qu'il est le
Christ; il le fait encore d'une autre manière, c'est en lui rappelant ce [196]
qu'il avait dit, savoir: « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth? »
Voilà comment Jésus gagna Nathanaël et se l'attacha très étroitement; et aussi
pour ne l'avoir pas blâmé d'avoir parlé de la sorte, et l'avoir même loué et
admiré: Voilà par où Nathanaël connut que Jésus était véritablement le Christ;
à savoir par la découverte qui lui fut faite de sa propre pensée et de ses sentiments,
Jésus lui ayant montré qu'il voyait et savait parfaitement ce qui se passait
dans son coeur; mais surtout parce qu'il ne le reprit pas de ce qu'il avait
paru dire contre lui, et qu'au contraire il l'en loua. Jésus lui dit encore que
c'était Philippe qui l'avait appelé, mais il passa sur le reste et ne lui parla
point de ce qu'ils avaient dit ensemble, laissant cette tâche à sa conscience,
et ne voulant point le confondre davantage.
3. Quoi donc? Est-ce que Jésus vit seulement Nathanaël, lorsque Philippe
l'appela? ou ne l'avait-il pas vu auparavant avec cet oeil qui ne dort jamais ?
certainement il l'avait vu: que, personne n'en doute. Mais Jésus n'a dû dire
alors que ce qui était nécessaire. Nathanaël confessa donc que Jésus était le
Christ, en voyant un signe évident de sa prescience; ses hésitations avaient
prouvé sa sagesse; son acquiescement démontra sa bonne foi. Car « il repartit à
Jésus », dit le texte sacré: « Maître, vous êtes le Fils de Dieu, vous êtes le
roi d'Israël (49) ». Ne voyez-vous pas là une âme qui subitement tressaille de
joie? Ne voyez-vous pas un homme qui, par ses paroles, embrasse Jésus ? Vous
êtes, dit-il, celui qui est attendu et désiré. Ne le voyez-vous pas s'étonner,
admirer, tressaillir et bondir de joie?
Nous devons être aussi dans la joie, nous qui avons reçu la
connaissance du Fils de Dieu; nous devons, dis-je, non-seulement nous réjouir
au fond du coeur, mais encore marquer et exprimer au dehors notre joie par nos
oeuvres mêmes. Mais cette joie, en quoi consiste-t-elle ? A être obéissants à
celui que vous avez connu. Or, cette obéissance consiste à faire ce que veut
Jésus-Christ: si nous faisons ce qui irrite sa colère, comment
manifesterons-nous notre allégresse? Ne voyez-vous pas que celui qui a reçu son
ami dans sa maison, fait tout avec joie, qu'il court de tous côtés, qu'il
n'épargne rien; fût-il besoin de répandre même tout son bien, il est prêt à le
faire, et cela uniquement pour plaire, à son ami. S'il n'accourait pas quand il
l'appelle, s'il ne faisait pas toutes choses selon son désir et sa volonté,
assurât-il même mille fois qu'il se réjouit de son arrivée, son hôte ne le
croirait point, et ce serait avec raison: il faut en effet marquer sa joie par
ses oeuvres et par ses actions.
C'est pourquoi Jésus-Christ étant venu chez nous, montrons que nous
nous en réjouissons et ne faisons rien qui puisse lui déplaire et le fâcher;
parons, ornons cette maison où il est venu: voilà ce qu'on doit faire quand on
est dans la joie. Présentons-lui à manger ce qui est le plus de son goût: c'est
là ce que doit faire celui qui est dans l'allégresse. Mais quelle est la
nourriture que nous lui devons présenter? Il nous l'apprend lui-même: « Ma
nourriture », dit-il, « est de faire la volonté de celui qui « m'a envoyé
».(Jean, IV, 34.) Donnons-lui à manger lorsqu'il a faim; donnons-lui à boire
lorsqu'il a soif: quand vous ne lui donneriez qu'un verre d'eau froide, il le
recevra, car il vous aime: les présents de l'ami, quelque petits qu'ils soient,
paraissent grands à un ami. Seulement ne soyez point paresseux, ni lents à
donner; quand vous ne donneriez que deux oboles, il ne les rejettera point,
mais il les recevra comme quelque chose de grand prix. En effet, n'ayant besoin
de personne, et ces choses ne lui étant nullement nécessaires, c'est avec
raison qu'il ne regarde point à la grandeur des dons, mais à l'intention et à
la volonté de celui qui donne. Seulement faites voir que vous êtes content de
l'avoir chez vous, qu'il n'est rien que vous ne soyez prêts à faire pour lui,
et que sa présence vous réjouit.
Considérez quel amour il a pour vous; c'est pour vous qu'il est venu,
pour vous il a donné sa vie. Et après de si grands bienfaits, il ne refuse même
pas de vous prier. Car, dit saint Paul: « Nous faisons la charge d'ambassadeur
pour Jésus-Christ, et c'est Dieu même qui vous exhorte par notre bouche ». (II
Cor. v, 20.) Et qui est assez insensé pour ne pas aimer son Seigneur? Et ce que
je dis là, je sais qu'aucun de vous ne le démentira de la bouche ni du coeur.
Mais celui que l'on aime veut qu'on lui marque son amour, non-seulement par des
paroles, mais encore par des oeuvres. Dire que l'on aime, et ne point faire ce
qu'ont coutume de faire ceux qui aiment, c'est sûrement une chose bien ridicule
et devant Dieu et devant les hommes. Puis donc qu'il est non-seulement inutile,
mais encore [197] très-nuisible, de confesser Jésus-Christ seulement de bouche,
et de le renoncer par ses oeuvres, je vous conjure, mes frères, de le confesser
également par vos actes, afin que Jésus-Christ lui-même nous reconnaisse en ce
jour, où il déclarera devant son Père ceux qui sont dignes « d'être reçus de
lui ». C'est la grâce que je vous souhaite en Jésus-Christ Notre-Seigneur, par
qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours,
et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
3 Jésus-Christ veut que chacun
le prie et lui demande ses besoins: preuve tirée de l'exemple des plus
excellents médecins. — Pourquoi il fait une dure réponse à sa mère. — Il ne
nous sert de mien d'avoir des parents gens de bien, si nous ne le sommes pas
nous-mêmes. — Les parents de Notre-Seigneur appelés DESPOSYNES. — Que nos pères
et nos ancêtres aient été bons chrétiens, c'est de quoi rougir de boute, et
mériter une plus grande condamnation.
1. Il faut, mes chers frères, il faut de grands soins, beaucoup
d'application et de longues veilles, pour pénétrer dans la profondeur des
saintes Ecriturès: les lâches et les paresseux n'en acquerront point
l'intelligence. Il faut un exact et soigneux examen et ne point cesser de
prier, si nous voulons percer tant soit peu l'obscurité de ces saints mystères.
Aujourd'hui même la question qui se présente n'est pas des plus aisées à
résoudre: elle demande un attentif et diligent examen. Lorsque Nathanaël dit: «
Vous êtes le Fils de Dieu », Jésus-Christ lui répond: « Parce que je vous ai
dit que je « vous ai vu sous le figuier, vous croyez? «Vous verrez de bien plus
grandes choses ».
Quelle difficulté propose-t-on sur ces paroles? On nous demande
pourquoi Pierre, qui avait vu tant de miracles, qui avait reçu de si grandes
instructions, ayant fait cette même confession: « Vous êtes le Fils de Dieu »
(Matth, XVI, 17), est proclamé bienheureux, parce que c'est Dieu le Père qui le
lui a révélé, et Nathanaël qui, avant les miracles, avant toute instruction,
prononce une semblable profession de foi, ne s'entend pas louer de même, mais
il est renvoyé à de plus grandes choses, comme s'il n'avait rien dit qui
répondît à la grandeur de ce qu'il fallait exprimer? Quelle est donc la cause
de cette différence? La voici: Pierre et Nathanaël ont bien prononcé les mêmes
paroles, mais ils ne les ont pas dites l'un et l'autre dans le même sens.
Pierre a confessé Jésus Fils de Dieu; mais comme vrai Dieu; et Nathanaël comme
simple homme. Qu'est-ce qui nous le montre ? Les paroles qui suivent. Après
avoir dit: « Vous êtes le Fils de Dieu », il a ajouté: « Vous êtes le roi
d'Israël ». Or le Fils de Dieu n’est pas seulement roi d'Israël, mais encore de
tout le monde.
Et cela n'est pas seulement visible par ces paroles, mais aussi par les
suivantes. [198] Jésus-Christ, parlant à Pierre, n'ajouta rien de plus, mais,
comme si sa foi eût été parfaite, il promet de bâtir son Eglise sur sa
confession. Ici Jésus-Christ ne dit rien de semblable; il est même à observer
qu'il dit le contraire. En effet; comme si cette confession eût été
insuffisante dans sa principale partie, il y ajoute ce qui y manquait. Que
dit-il? « En vérité, en vérité, je vous le dis: Vous verrez dans peu le ciel
ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre sur le Fils de l'homme ». Ne
voyez-vous pas comment il s’élève peu à peu de terre, et l'amène à ne plus le
regarder simplement comme homme? Celui que les anges servent, Celui sur qui les
anges montent et descendent, pourrait-il être simplement homme? C'est pourquoi
il a dit: « Vous verrez de bien plus grandes choses », et, pour le lui
expliquer, il lui a présenté le ministère des anges; c'est comme s'il disait:
Nathanaël, il vous paraît surprenant que je vous aie découvert votre pensée et
vos sentiments, et pour cela vous m'avez reconnu roi d'Israël: que direz-vous
donc, lorsque vous verrez les anges monter et descendre sur moi ? Par là il lui
fait entendre qu'il doit aussi le confesser et le reconnaître pour Seigneur des
anges. Car les ministres du Roi descendaient et montaient, comme pour venir
servir le vrai et légitime Fils de leur Roi.
Les anges descendaient lorsque Jésus fut crucifié, ils montaient à sa
résurrection et à son ascension, et même auparavant, comme lorsqu'ils
s'approchèrent de lui et qu'ils le servaient (Matth. IV, 11); lorsqu'ils
annonçaient sa naissance, lorsqu'ils criaient: « Gloire à Dieu au plus haut des
cieux et paix sur la terre ! » (Luc, II, 14), lorsqu'ils vinrent auprès de
Marie, lorsqu'ils vinrent auprès de Joseph. Ce qu'il avait souvent fait, il le
fait maintenant encore: il prédit deux choses, il donne la preuve de l'une, et
par là il assure que l'autre aura son accomplissement. Quant à celles qu'il a
dites ci-dessus, les unes étaient déjà sûrement arrivées, comme ce qu'il a dit
avant la vocation de Philippe: « Je t'ai vu sous le figuier »; les autres
devaient arriver et étaient en partie arrivées, à savoir, l'ascension et la
descente des anges: « Elles étaient arrivées dans le temps de, la naissance,
elles devaient arriver encore » au crucifiement, à la résurrection et à
l'ascension. Ce sont là les prédictions que les précédentes rendent croyables,
même avant leur réalisation. Car celui à qui les événements accomplis avaient
fait connaître la puissance de Jésus, devait avoir moins de peine à croire ce
qu'il annonçait pour l'avenir.
A cela que dit Nathanaël.? Il ne répondit rien. C'est pourquoi
Jésus-Christ n'en dit pas davantage; il le laisse méditer et repasser dans. son
esprit ce qu'il a entendu, et ne veut pas répandre toute la graine à la fois;
mais, sachant qu'il a jeté sa semence en bonne terre, il lui donne le temps de
porter son fruit. C'est sur quoi il s'explique ailleurs en ces termes: « Le
royaume des cieux est semblable à un homme qui avait semé de bon grain; pendant
qu'il dormait son ennemi vint, et sema de l'ivraie au milieu du blé ». (Matth.
XIII, 24,25.)
J'ai déjà dit que Jésus était connu, principalement en Galilée. C'est
pourquoi il est convié aux noces et il s'y trouve; il ne regarde point à sa
dignité, mais il y va- pour nous faire du bien. Et certes, celui qui a bien
voulu prendre la forme de serviteur, dédaignera bien moins d'assister aux
nettes de ses serviteurs; celui qui mangeait avec les publicains et avec les
pécheurs, ne refusera pas; à plus forte raison, de prendre place aux noces avec
les conviés. D'ailleurs, les gens qui l'avaient invité n'avaient pas de lui
l'opinion qu'il eût fallu avoir, et ne le considéraient pas même comme un
personnage illustre, mais comme le premier venu parmi leurs connaissances.
L'évangéliste nous 1e fait même entendre, en disant: « La mère de Jésus y
était, et ses frères»; comme ils avaient convié sa mère et ses frères, ils
l'avaient aussi convié lui-même. « Et le vin venant à manquer, la mère de Jésus
lui dit: Ils n'ont point de vin (3) ». Sur quoi on a lieu de demander d'où il
était venu dans l'esprit de la mère d'attendre quelque chose de grand de son
fils; car il n'avait point encore fait de miracles: « Ce fut là », dit
l'Ecriture, « le premier des miracles de Jésus, qui fut fait à Cana en Galilée
». (Jean, II, 11.)
2. Mais peut-être on objectera que ce témoignage ne prouve pas que ce
fut là le premier miracle, attendu que l'évangéliste ajoute « A Cana en Galilée
»: il s'est pu faire, dira-t-on, que ce fut le premier accompli à Cana; sans
être le premier de tous; et il est vraisemblable qu'il en avait fait d'autres
ailleurs; nous ferons la réponse que nous avons [199] déjà faite. Que
dirons-nous? Ce que dit « Jean-Baptiste: Pour moi, je ne le connaissais pas,
mais je suis venu baptiser dans l'eau, afin qu'il soit connu dans Israël ». En
effet, si Jésus avait fait des miracles dans son enfance, les Israélites
n'auraient eu besoin de personne pour le leur faire connaître. Celui qui,
parvenu à l'âge viril, s'est rendu par ses miracles si célèbre, non-seulement
dans la Judée, mais encore dans la Syrie et au delà, et cela dans le seul
espace de trois ans, ou plutôt qui n'a même pas eu besoin de trois années pour
se faire une réputation, puisque, du premier jour, son renom s'était répandu
partout; celui, dis-je, qui, par le nombre de ses miracles, a dans si peu de
temps illustré son nom jusqu'à le faire connaître de tout le monde, celui-là
n'aurait pu, à plus forte raison, demeurer caché et inconnu, s'il eût opéré des
miracles dans son enfance: les miracles qu'opère un enfant font bien plus de
bruit et causent beaucoup plus d'admiration; et d'ailleurs, il aurait eu deux
ou trois fois plus de temps pour s'illustrer.
Mais Jésus dans son enfanté n'a rien. fait de plus que ce que rapporte
saint Luc, qu'à l'âge de douze ans il s'était assis dans le temple au milieu
des docteurs, les écoutant et les interrogeant (Luc, II, 46, 47); et que par
les questions qu'il leur avait faites, il s'était rendu digne d'admiration.
D'ailleurs, on conçoit aisément qu'il n'ait pas commencé dès son enfance à
faire des miracles. Les Juifs les auraient regardés comme de pures illusions.
Si, étant déjà homme fait, il ne fut pas à l'abri de pareils soupçons, à plus
forte raison l'auraient-ils soupçonné s'il en avait fait dans sa plus grande
jeunesse. De plus, l'envie dont les Juifs étaient animés, les aurait poussés à
le crucifier plus tôt et avant le temps déterminé, et ainsi l'oeuvre même de la
rédemption eût été révoquée en doute.
Sur quoi donc, direz-vous, la Mère conçut-elle une aussi haute opinion
de son Fils? C'est que déjà il commençait à être connu, et par le témoignage de
Jean-Baptiste, et par ce qu'il avait dit lui-même à. ses disciples. Et avant
toutes ces choses, la manière même dont il avait été conçu et ce qui s'était
passé à sa naissance, donnait à la mère une haute idée de son Fils. Elle
écoutait tout ce qu'on disait de cet enfant, et « elle conservait dans son
coeur », dit l'Ecriture, « toutes ces choses». (Luc, II, 59.) Et pour quelles
raisons, objecterez-vous encore, n'a-t-elle rien dit auparavant? Parce qu'il
commença, comme j'ai dit, seulement alors à paraître en public, et qu'avant ce
temps il vivait dans l'obscurité, comme un homme du commun; c'est pourquoi sa
mère n'aurait pas osé lui faire alors une pareille demande; mais lorsqu'elle
eut appris que c'était pour lui que Jean-Baptiste était venu et qu'il lui avait
rendu un si grand témoignage, qu'enfin son fils avait des disciples, alors elle
s'adressa à lui avec confiance, et voyant que le vin manquait, elle dit: « Ils
n'ont point de vin ». Par là, elle voulait, d'une part, obliger ses hôtes; de
l'autre, être glorifiée grâce à son Fils; peut-être aussi eut-elle quelques
sentiments humains, comme ses frères qui lui disaient: « Faites-vous connaître
au monde » (Jean, VII, 4), espérant profiter de la gloire qu'il s'acquerrait
par ses miracles. Voilà pourquoi Jésus lui fit cette réponse assez vive: «
Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi ? Mon heure n'est pas encore
venue»; mais toutefois il avait une très-grande considération pour sa mère.
Saint Luc remarque qu'il était soumis à ses parents » (Luc, II, 5-1), et
l'évangéliste saint Jean nous apprend le grand soin qu'il eut de Marie
lorsqu'il était sur la croix. (Jean, XIX, 26.)
En effet, nous devons être soumis à nos parents, lorsqu'ils ne nous
empêchent pas de remplir nos devoirs envers Dieu et qu'ils n'y apportent point
d'obstacles; il est très-dangereux de ne pas suivre cette règle; ruais quand
ils demandent quelque chose d'inopportun, et nous gênent dans les choses
spirituelles, il n'est alors ni bon, ni sage de leur obéir. C'est pour cela que
Jésus, ici et ailleurs encore, répond: « Qui est ma mère et qui sont mes
parents?» (Marc, III, 33.) Car ils n'avaient pas encore de lui les sentiments
qu'ils devaient avoir; mais sa mère, pour l'avoir mis au monde, croyait, selon
la coutume des autres mères, pouvoir lui ordonner tout ce qu'elle voudrait,
elle qui aurait dû l'honorer et l'adorer comme son Seigneur. Voilà pourquoi il
lui répondit alors de cette façon.
Considérez, je vous prie, mes frères, ce spectacle: d'une part, Jésus
est environné d'un grand peuple, toute cette foule uniquement attentive à
l'entendre et à écouler sa doctrine; de l'autre, une femme accourt, perce la
foule, vient l'appeler pour le faire sortir de l'assemblée et lui parler en
particulier. Elle vient, [200] non pour entrer dans la maison, mais pour, l'en
faire sortir et le prendre à part. C'est pourquoi il dit: « Qui est ma mère et
qui sont « mes frères? » Non pour faire une injure à sa mère, Dieu nous garde
d'une telle pensée, mais pour lui rendre le plus grand service en lui apprenant
à concevoir une idée plus juste de sa dignité. S'il. avait soin des autres, et
s'il n'omettait rien pour leur inspirer la juste opinion qu'ils devaient avoir
de lui, à plus forte raison le faisait-il pour sa mère? Et comme il y a de
l'apparence qu'ayant entendu ce qu'avait dit son Fils, elle ne voulut pourtant
pas lui obéir, mais avoir le dessus, comme étant sa mère, c'est aussi pour
cette raison qu'il lui fit cette réponse. En effet, Jésus ne l'aurait pas tirée
de la basse opinion qu'elle avait de lui, ni élevée aux grands et sublimes
sentiments qu'elle en devait avoir, si elle s'était toujours attendue à être
honorée de son Fils comme sa mère, au lieu de le regarder comme son Seigneur et
son Maître. C'est donc pour cette raison qu'il lui répondit alors: « Femme,
qu'y a-t-il de commun entre vous et moi? »
Il y en avait d'ailleurs une autre qui l'obligeait à parler de la sorte:
c'est qu'on aurait pu tenir pour suspect le miracle qu'il allait faire; car
c'était à ceux qui étaient dans l'indigence et dans le besoin à le prier, et
non pas à sa mère. Pourquoi? Parce que les plus grands prodiges, s'ils sont
faits a la prière de parents, perdent le plus souvent beaucoup de leur mérite
au jugement de ceux qui en sont témoins; mais quand les pauvres demandent et
supplient eux-mêmes, le miracle cesse d'être suspect, les éloges qu'on en fait
sont purs et, sincères, et le fruit en est considérable.
3. En effet, si un excellent médecin, venu pour visiter plusieurs
malades dans leurs maisons, au lieu d'apprendre leur état de leur bouche même,
ou de celle de leurs proches, est seulement supplié par sa propre mère, dès
lors il sera suspect et incommode aux malades; et ni ces infirmes, ni ceux qui
sont auprès d'eux n'en espéreront beaucoup: Voilà pourquoi Jésus-Christ reprit
alors sa mère, eu lui disant: «Femme, qu'y a-t-il entre vous et moi? » Et ce
fut là pour elle un avertissement de ne pas recommencer. Car s'il tenait à
honorer sa mère, il avait encore bien plus à coeur son salut, et le bien qu'il
devait faire au monde, s'étant pour cette fin revêtu de notre chair: ce n'était
point là parler avec hauteur à une mère, mais veiller sagement sur ses paroles,
et pourvoira ce que. les miracles s'opérassent avec la dignité convenable. Au
reste, qu'il honorât beaucoup sa mère, il n'en faut point d'autre preuve, pour,
négliger toutes les autres, que la réprimande qu'il lui adressa; cette sévérité
montre même un grand respect comment? la suite,vous le fera voir.
Pensez donc à ces choses: Rappelez-les vous, lorsque vous entendrez une
femme dire: « Heureuses sont les entrailles qui vous ont porté, et les mamelles
qui vous ont nourri », et Jésus répondre: « Mais plutôt heureux sont ceux qui
font la volonté de mon Père » (Luc, XI, 27, 28); et soyez persuadés,que c'est
dans la même intention et dans le même esprit qu'il répond de la sorte à sa
mère. Jésus ne fait pas à sa mère cette réponse pour la rebuter, mais pour lui
déclarer qu'il ne lui serait nullement avantageux de l'avoir enfanté, si elle
n'était très-vertueuse et très-fidèle. Or, s'il n'eût été d'aucune utilité à
Marie d'avoir enfanté Jésus-Christ, à supposer que son âme n'eût pas été
intérieurement ornée de vertu, à plus forte raison nous sera-t-il inutile à nous,
qui n'avons rien de bon, d'avoir eu un père, un frère, un enfant, bons et
vertueux, si nous sommes nous-mêmes éloignés de la vertu; car David dit: « Le
frère ne rachète point son frère, l'homme étranger le rachètera-t-il? » (Ps.
XLVIII, 7.) En effet, après la grâce, de Dieu, on ne doit fonder l'espérance du
salut sur nulle autre chose que sur les bonnes oeuvres.
Autrement, si l'enfantement du Christ avait suffi pour le salut de la
Vierge, la parenté selon la chair qu'avaient les Juifs avec Jésus aurait dû
pareillement leur être utile, de même pour la ville où il était né et pour ses
frères. Mais ses frères mêmes ne gagnèrent rien à une telle parenté, lorsqu'ils
négligeaient le soin de lotir salut, et se firent condamner avec le reste du
monde; ils ne furent des objets d'admiration que lorsqu'ils eurent commencé à
briller par leur propre vertu. De même, l'avènement du Sauveur n'a pas préservé
Jérusalem d'être détruite et brûlée; ni les Juifs, ces parents de Jésus selon
la chair, d'être massacrés et de périr misérablement, parce que l'appui de la
vertu leur faisait défaut. Mais les apôtres se sont élevés au-dessus de tous
les hommes, parce que, par leur soumission et leur obéissance, ils sont [201]
véritablement entrés dans la famille de Jésus. Ces exemples et ces vérités nous
apprennent, mes frères, que nous avons besoin de la foi et de l'éclat de la
vertu; car c'est là uniquement ce qui nous pourra procurer notre salut.
Certes, pendant longtemps les parents de Jésus-Christ ont fait
l'admiration de tous les hommes, et ont été appelés Desposynes (1); mais maintenant nous ignorons même leurs noms; et
au contraire les noms et la vie des apôtres sont célèbres par tout le monde. Ne
nous glorifions donc pas de la noblesse de notre origine; mais quand nous
pourrions même nous vanter d'être issus d'un grand nombre d'aïeuls célèbres et
illustres, efforçons-nous de surpasser leur vertu, sachant qu'au jugement futur
nous ne retirerons aucun avantage du mérite d'autrui, et n'en serons au
contraire jugés que plus sévèrement, si, nés de parents gens de bien, et ayant
devant nos yeux un exemple domestique, nous n'imitons pas ceux que nous devons
regarder comme nos modèles et nos maîtres.
Je dis maintenant ceci, parce que je vois bien des gentils qui, lorsque
nous les exhortons à embrasser la foi et le christianisme, se couvrent de leurs
parents et de leurs aïeux, et disent: Tous mes parents, mes amis et mes
camarades sont de bons chrétiens. Et de quoi cela vous sert-il, misérables et
malheureux que vous êtes? Vous ne suivez pas vos camarades dans leur course,
vous n'imitez pas leur vertu: c'est justement ce qui vous perdra.
1. Desposynes, c'est-à-dire,
ceux uni appartiennent au Maître, au seigneur.
D'autres encore, qui, à la vérité, sont fidèles, mais peu réglés dans
leurs moeurs, apportent la même excuse, quand on les excite à la vertu: Mon
père, mon aïeul, mon bisaïeul ont été des hommes d'une grande piété et d'une
éminente vertu. Mais voilà précisément de quoi vous damner; vous sortez de ces
saints personnages et vous dégénérez, et vous faites des actions indignes d'une
si belle origine Écoutez ce que le prophète dit aux Juifs « Jacob a été réduit
à servir et à garder les « troupeaux pour avoir Rachel ». (Osée, XII,12.)
Écoutez ce que dit Jésus-Christ: « Abraham votre père a désiré avec ardeur de
voir mon jour: il l'a vu, et il en a été rempli de joie». (Jean, VIII, 56.) Où
vous voyez que partout la vertu des ancêtres est produite non-seulement comme
un titre de gloire, mais encore comme un nouveau sujet d'accusation.
Puisque nous le savons, mes chers frères, faisons tous nos efforts pour
nous sauver par nos propres oeuvres, de peur que, comptant vainement sur celles
d'autrui, nous ne connaissions que nous nous sommes trompés que lorsque cette
connaissance nous sera inutile. Car, dit l'Écriture, « qui est celui qui vous
confessera dans l'enfer? » (Ps. VI, 5.) Faisons donc pénitence en ce monde,
afin que nous puissions acquérir les biens éternels. Plaise à Dieu que tous
nous les obtenions, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire et l'empire soient au Père et au
Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
1. La prédication a ses difficultés et ses fatigues; saint Paul le
reconnaît et le déclare par ces paroles: « Que les prêtres qui gouvernent bien
soient doublement honorés; principalement ceux qui travaillent à la prédication
de la parole et à l'instruction» (I Tim. V, 47) des peuples. Mais il dépend de
vous de rendre ce travail ou doux ou pénible. Si vous rejetez ce que nous
disons, ou même si, sans le rejeter, vous n'en faites pas voir le fruit dans
vos oeuvres, le travail nous sera dur et pénible; parce que nous connaîtrons
que nous travaillons en vain et inutilement: mais si vous êtes attentifs, et si
vous pratiquez ce que vous avez entendu, nous ne nous apercevrons point de nos
sueurs: le produit du travail n'en laisse pas sentir la peine. C'est pourquoi,
si vous voulez nous encourager et animer notre ardeur, produisez-nous du fruit,
je vous le demande en grâce; afin que voyant de belles et de riches moissons,
soutenus de la confiance d'avoir fait un bon travail, et supputant nos
richesses, nous ne nous ralentissions pas dans un commerce si heureux et si
profitable.
La question qui se présente aujourd'hui n'est pas légère. Marie dit à
Jésus: « Ils n'ont point de vin », Jésus-Christ lui répond « Femme, qu'y a-t-il
de commun entre vous et moi ? Mon heure n'est pas encore venue »; et après une
pareille réponse, Jésus fait ce que lui demandait sa mère. Cette seconde
difficulté n'est pas moins grande que la première. Invoquons celui qui a opéré
ce miracle avant d'aborder la solution. Mais ce n'est point en ce seul endroit
que se trouve cette parole; le même évangéliste dit dans la suite: « Ils ne
purent point le prendre, parce que son heure n'était pas encore venue » (Jean,
VII, 8); et encore: « Personne ne mit la main sur lui, parce que son heure
n'était pas encore venue »; et ailleurs: « L'heure est venue, glorifiez votre
Fils ». (Jean, XVII, 1.) J'ai rassemblé ici ces textes qui sont répandus dans
tout l'Evangile, pour leur donner à tous une seule explication. Quelle est-elle
cette explication? Jésus-Christ n'était point assujetti à la nécessité du
temps, il ne disait pas: « Mon heure n'est pas encore venue », pour observer
les heures. Comment en aurait-il tenu compte, lui, le maître du temps, le
créateur des années et des siècles ? mais par ces paroles Jésus-Christ veut
nous apprendre qu'il fait, tout dans le temps propre et convenable, afin de ne
point troubler l'ordre des choses. ne pas faire chaque chose dans son temps,
t'eût été tout confondre: la naissance, la résurrection, le jugement.
Renouvelez ici votre attention, mes frères; il a fallu créer les
créatures, mais non toutes ensemble: l'homme et la femme, mais non [203] les
deux ensemble. Il a fallu condamner à là mort le genre humain et le
ressusciter, mais il a dû y avoir un grand intervalle entre ces deux
événements. Il a fallu donner la loi et la grâce, mais non pas à la fois: la
loi et la grâce ont dû être dispensées chacune dans son temps. Jésus-Christ
n'était donc point assujetti à la nécessité des temps, lui qui, comme créateur,
a prescrit au temps l'ordre qu'il a voulu établir. Saint Jean fait dire ici à
Jésus-Christ: « Mon heure n'est pas encore venue », polir montrer qu'il n'était
pas encore bien connu; et qu'il n'avait pas encore entièrement rempli le
collège de ses disciples. André et Philippe le suivaient, mais nul autre avec
eux: ou plutôt, tous ceux-ci ne le connaissaient pas comme il faut, ni même sa
mère, ni ses frères. Car après tant de miracles; l'évangéliste parlant de ses
frères, dit: « Ses frères ne croyaient pas en lui » (Jean, VII, 5): de même
pour ceux qui étaient aux notés, ils ne le connaissaient pas. S'ils l'avaient
connu, ils se seraient approchés de lui, et, dans lé besoin où ils se
trouvaient, ils l'auraient prié d'y avoir égard.
Jésus dit donc: « Mon heure n'est pas encore venue ». Je ne suis pas
encore connu de ceux qui sont ici, présents, et même ils ne savent pas que le
vin leur mangue: attendez qu'ils le sachent. Il ne convenait pas que vous me
fissiez cette demandé, étant ma mère, vous rendez le miracle suspect, il
fallait que ceux qui sont dans le besoin vinssent s'adresser à moi, et me
prier, non que j'aie besoin de leurs prières, mais afin qu'ils reçussent mon
bienfait avec pleine adhésion. Car lorsque celui qu'une urgente nécessité
presse, obtient ce qu'il demande; il en a une vive reconnaissance; mais celui
qui ne s'est pas encore aperçu du besoin où il est, rie connaît point aussi
tout le prix du bien qu'on lui fait.
Mais, repartirez-vous, pourquoi, après avoir dit: « Mon heure n'est pas
encore venue », et avoir refusé, fit-il ensuite ce que sa mère lui avait
demandé? Afin que si l'on voulait faire des objections, et prétendre qu'il
était assujetti à l'heure, on connût, à n'en pouvoir douter, qu'il n'était
nullement assujetti ni à l'heure, ni au temps. En effet; s'il eût été assujetti
à l'heure, comment, l'heure convenable n'étant point encore arrivée, aurait-il
pu faire ce miracle? De plus; il l'a fait par égard pour sa mère, pour ne pas
paraître la contrarier, pour qu'on n'attribuât pas son refus à faiblesse et à
impuissance, pour ne pas couvrir sa mère de confusion dans une si grande
assemblée car elle lui avait déjà présenté les serviteurs. Ainsi, après avoir
dit à la Chananéenne: « Il n'est pas juste de prendre le pain des enfants, et
de le donner aux chiens » (Matth. XV, 26) néanmoins, touché de sa persévérance,
il lui accorda ensuite ce qu'elle demandait; et quoiqu'il dît: « Je n'ai été
envoyé qu'aux brebis de « la maison d'Israël, qui se sont perdues » (Ibid. 24);
toutefois, après unetelle réponse, il guérit sa fille.
2. D'où nous apprenons, mes frères, que souvent par la persévérance
nous nous rendons dignes de recevoir des grâces et des bienfaits, quelque
indignes que nous en puissions être. C'est pourquoi la mère de Jésus attendit,
et fit sagement approcher de lui ceux qui servaient, afin que plusieurs le
priassent ensemble. C'est aussi pour cette raison qu'elle ajouta «Faites tout
ce qu'il vous dira (5) ». Car elle savait parfaitement bien que ce n'était
point par impuissance qu'il avait refusé, mais parce qu'il fuyait l'éclat, et
qu'il ne voulait pas sembler chercher l'occasion de faire un miracle; voilà
pourquoi elle fit approcher ceux qui servaient.
« Or, il y avait là six grandes urnes de pierre, pour servir aux
purifications qui étaient en usage parmi les Juifs, dont chacune tenait deux ou
trois mesures (6).
« Jésus leur dit: Emplissez les urnes d'eau et ils les emplirent
jusqu'au haut (7) ». Ce n'est pas sans sujet que l'évangéliste a dit: « Pour
servir aux purifications qui étaient en usage parmi les Juifs »; mais c'est de
peur que quelque infidèle n'eût peut-être lieu de soupçonner qu'il était resté
de la lié de vin dans ces vases, et qu'on n'eût qu'à y jeter et à y mêler de
l'eau, pour obtenir un vin fort léger; voilà, dis-je, pourquoi saint Jean dit:
«Pour servir aux purifications qui étalent en usage parmi les Juifs »; par là
il fait voir qu'on n'avait jamais gardé de vin dans ces urnes. En effet, comme
il y a une grande disette d'eau dans la Palestine, et qu'il est rare d’y
trouver des sources et des fontaines, tes Juifs avaient soin d'avoir toujours
des urnes pleines d'eau, pour n'être pas obligés dé courir aux fleuves, s'ils
contractaient par hasard quelque impureté, et pour avoir sous leur main de quoi
se purifier.
20Mais pourquoi ne fit-il pas de miracle avant qu'on emplît ces urnes
d'eau, ce qui aurait été beaucoup plus merveilleux? car autre chose est de
changer la matière qui existe, et qu'on a sous sa main, en lui donnant une
autre forme, autre chose de créer la substance même qui n'existait point; l'un
de ces prodiges est bien plus admirable que l'autre. Mais plusieurs auraient
regardé ce dernier miracle comme incroyable, et c'est pour cette raison que
souvent Jésus-Christ a volontairement diminué la grandeur de ses miracles, afin
qu'on les crût plus facilement.
Et pourquoi, direz-vous, n'a-t-il pas mis l'eau lui-même et a-t-il
ordonné aux serviteurs d'emplir ces urnes? C'est encore pour la même raison, et
aussi afin d'avoir pour témoins de ce miracle ceux mêmes qui avaient puisé et
apporté l'eau, afin qu'ils pussent attester que ce n'était pas un prestige, une
illusion. Si quelques-uns avaient impudemment osé le nier, ceux qui serraient
pouvaient dire C'est nous qui avons puisé l'eau. De plus, Jésus par cette
conduite renverse les doctrines qui se sont élevées contre l'Eglise. En effet,
comme quelques-uns enseignent qu'il y a un autre Créateur du monde, et que ce
n'est pas lui qui a créé les êtres visibles, mais un autre Dieu qui lui est
contraire; pour réprimer leur folie, il fait la plupart de ses miracles, en se
servant des substances mêmes qui sont déjà créées. Car si le Créateur lui était
contraire et opposé, il ne se servirait pas de l'ouvrage d'autrui, pour montrer
et faire éclater sa propre -puissance. Mais il fit voir, parce prodige, qu'il
est celui-là même qui change l'eau dans les vignes, et qui, y faisant entrer la
pluie par les racines, la convertit en vin, en opérant dans un instant aux
noces ce qu'il fait dans la vigne même avec plus de temps.
Or, après qu'ils eurent rempli les urnes d'eau, Jésus leur dit: «
Puisez maintenant, et portez-le au maître d'hôtel. Et ils lui en portèrent (8).
« Le maître d'hôtel ayant goûté de cette eau qui avait été changée en
vin, et, ne sachant d'où venait ce vin, quoique les serviteurs qui avaient
puisé l'eau le sussent bien, il appela l'époux (9).
« Et lui dit: Tout homme sert d'abord, le bon vin, et, après qu'on a
beaucoup bu, il en sert alors de moindre: mais, pour vous, vous avez réservé
jusqu'à cette heure le bon vin (10) ». Sur cet endroit encore quelques-uns
plaisantent et disent: C'était là une compagnie d'ivrognes, de gens sans goût,
sans discernement, incapables de juger des choses, jusqu'à ne savoir dire si on
leur présentait de l'eau ou du vin: car, qu'ils étaient ivres, c'est ce que lé
maître d'hôtel déclare lui-même. Voilà qui est fort plaisant, sans doute. Mais
l'évangéliste a prévenu toute interprétation de ce genre. Il ne dit pas que ce
furent les conviés qui jugèrent du vin, mais le maître d'hôtel qui était à jeun
et n'avait encore goûté de rien. Vous le savez tous, mes frères, les gens
chargés de l'ordonnance d'un grand repas, ne prennent aucune part au festin et
n'ont d'autre soin que de veiller à ce que tout se passe dans l'ordre. Voilà
pourquoi Jésus appelle à témoin du miracle qu'il vient de faire cet homme à
jeun; car il n'a point dit: Versez du vin aux conviés; mais « portez-en au
maître d'hôtel. Le maître d'hôtel ayant goûté de cette eau qui avait été
changée en vin, et ne sachant d'où venait ce vin, quoique les serviteurs le
sussent bien, appela l'époux ».
Pourquoi ne s'adresse-t-il pas aux serviteurs? C'était la voie la plus
courte de publier le miracle. C'est que Jésus; loin de divulguer lui-même ses
prodiges, voulait que la vertu et la puissance qu'il avait de faire des
miracles, vinssent insensiblement et peu à peu à la connaissance des hommes. Si
dès lors celui-là avait été répandu, on n'aurait pas ajouté foi au récit des
serviteurs; on les aurait jugés fous d'attribuer une si grande action à celui
qui, dans l'opinion de plusieurs, était un homme ordinaire. A la vérité, ils
avaient clairement vu ce qui s'était passé, ils en avaient une parfaite
connaissance; ils ne pouvaient pas révoquer en doute ce que leurs mains avaient
fait, mais toutefois ils n'étaient pas propres à persuader les autres. C'est pourquoi
Jésus-Christ n'a pas découvert ce miracle à tous les conviés, mais seulement à
celui qui pouvait mieux l'apercevoir, réservant à l'avenir de le mettre dans
une plus grande évidence; car les autres prodiges qu'il devait faire ne
pouvaient manquer de rendre celui-ci plus croyable. Du moins, à l’occasion de
la guérison du fils de l'officier, l'évangéliste fait entendre, par ce qu'il en
dit, que ce miracle du changement de l'eau en vin était dès lors plus connu. En
effet, la connaissance, comme j'ai dit, qu'en avait cet officier, est ce qui le
ports [205] le plus à s'adresser à Jésus. Saint Jean le déclare ouvertement, en
disant: « Jésus vint à Cana en Galilée, où il avait changé l'eau en vin »
(Jean, IV, 46); non-seulement en vin, mais en un vin excellent.
3. Tels sont les miracles de Jésus-Christ: ils surpassent de beaucoup
parleur excellence les effets de la nature. Ainsi, pour les membres qu'il a
redressés, il les a rendus plus forts et plus robustes que ceux qui ont
toujours été sains et vigoureux. Non-seulement des serviteurs, mais encore le
maître d'hôtel et l'époux, allaient donc certifier que c'était là du vin et un
vin excellent; et ceux qui avaient tiré l'eau devaient naturellement déclarer
que Jésus-Christ avait fait le miracle de la changer en vin, en sorte que ce
prodige ne pouvait manquer d'être à la fin révélé. C'est ainsi que Jésus
s'était réservé pour l'avenir bien des témoignages nécessaires. Les serviteurs
étaient témoins qu'il avait changé l'eau en vin, le maître d'hôtel et l'époux,
que ce vin était bon. Et il y a aussi toute apparence que l'époux répondit
quelque chose quand il goûta le vin: mais l'évangéliste, se hâtant de passer à
des choses plus nécessaires, s'est contenté de raconter le fait, et il a omis
tout le reste. Il importait qu'on sût que Jésus avait changé l'eau en un bon
vin; mais saint Jean n'a pas jugé nécessaire de rapporter la réponse que fit
l'époux au maître d'hôtel. En effet, un grand nombre de miracles ont été au
commencement dans l'obscurité, qui, dans la suite des temps, sont devenus
célèbres, ceux qui les avaient vu opérer en ayant fait un exact et fidèle
récit.
Alors donc Jésus changea l'eau en vin; dès lors et maintenant il ne
cesse point d'améliorer de même nos volontés lâches et rebelles. Il est des
hommes, il en est, dis-je, qui ne diffèrent point de l'eau, tant ils sont
froids, mous et flottants ! Ces sortes de gens ainsi malades, amenons-les à
Jésus-Christ, afin qu'il change leur volonté; à l'eau il donnera la qualité du
vin: ils coulent et se répandent de tous côtés, il les rendra stables et
solides, et ils seront un sujet de joie et pour eux-mêmes et pour les autres.
Mais qui sont ces hommes froids ? Ce sont ceux qui s'attachent aux biens
passagers de cette vie, ceux qui ne méprisent pas les plaisirs de ce monde,
ceux qui aiment la gloire et la puissance. Toutes ces choses sont fragiles et
passagères: elles coulent avec rapidité et disparaissent en un instant; celui
qui est riche aujourd'hui, demain sera pauvre; celui qui marche aujourd'hui
précédé d'un héraut, ceint d'une écharpe, monté sur un char, escorté de
plusieurs licteurs, est souvent le lendemain jeté dans une obscure prison, et
laisse malgré lui à un autre son pompeux équipage. L'homme voluptueux et
dissolu, après s'être rempli l'estomac, ne peut pas, un seul jour même, se
contenter de sa plénitude; mais tout se dissipant et s'évaporant, il est obligé
d'ingurgiter encore; en cela il ne diffère pas d'un torrent. car comme dans un
torrent les flots qui coulent se pressent les uns les autres; nous de même d'un
repas nous courons à un autre. Telle est la nature des choses de ce monde,
elles n'ont point de stabilité: toujours elles coulent, toujours impétueusement
elles sont emportées.
Mais les délices de la table, non-seulement coulent et passent, mais
encore elles nous créent mille embarras. Se répandant avec violence, elles
détruisent la force du corps et la vertu de l'âme. Non, les plus rapides flots
des fleuves qui viennent à se déborder n'ont pas coutume de faire tant de
ravage sur leurs bords qu'en fait la bonne chère dans notre santé, dont elle
entraîne avec soi les fondements. Voyez, interrogez un médecin, il vous dira
que c'est de là que viennent toutes les maladies: une table couverte de mets
simples et communs entretient la santé. Ne point se rassasier, demeurer sur son
appétit, c'est là ce qu'ils appellent se bien porter: manger modérément,
disent-ils, c'est santé: « La table frugale est la mère de la santé ». Que si
la frugalité est la mère de la santé, sans doute l'intempérance est la mère des
infirmités et la cause de maladies qui surpassent l'art des médecins: maux aux
pieds, à la tête, aux yeux, aux mains; tremblements, paralysie, jaunisse,
fièvres continues et ardentes, et beaucoup d'autres encore que je n'ai pas le
temps de détailler. Toutes ces maladies sont causées, non par la diète ou par
un régime sobre, mais par l'excès des viandes et par l'intempérance.
Que si vous voulez maintenant examiner et connaître les maladies que
suscitent à l'âme l'excès dés viandes et l'intempérance, vous trouverez que
c'est de cette malheureuse source que sortent l'avarice, la mollesse, la
mélancolie, la paresse, la concupiscence et l'ignorance. Les âmes qui font
leurs délices de [206] pareils repas sont aussi méprisables que les bêtes (1),
puisqu'elles se laissent déchirer par de tels monstres. Je n'omettrai pas ici
le dégoût auquel sont sujets ceux que cette maladie a infectés; et ne pouvant
tout rapporter, je vous découvrirai encore un mal dans lequel se résument tous
les autres. C'est que ces amateurs de la bonne chère, ces hommes intempérants,
ne jouissent jamais avec plaisir de leurs festins. Car si la frugalité est la
mère de la santé, elle est également la mère du plaisir. Et comme la satiété
est la source et le principe des maladies, elle l'est aussi du dégoût: car où
est la satiété, là ne peut se trouver l'appétit; et où l'appétit manque,
comment peut-il y avoir du plaisir? Voilà pourquoi nous voyons due les pauvres
ne sont pas seulement plus
1. Les bêtes, litt., les ânes.
prudents et plus vigoureux que les riches; mais encore qu'ils jouissent
de plus grands plaisirs.
Considérant toutes ces choses, mes frères, fuyons l'excès du vin et les
délices: non-seulement les délices de la table, mais aussi toutes celles qu'on
peut trouver dans les choses de ce monde, et en leur place nous acquerrons les
biens spirituels et nous nous réjouirons dans le Seigneur, comme le prophète
nous l'enseigne: « Mettez vos délices dans le Seigneur, et il vous donnera ce
que votre coeur demande » (Ps. XXXVII, 6); afin que nous jouissions et des
biens présents et des biens futurs, par la grâce et là miséricorde de
Notre-Seigneur Jésus-Christ par qui et avec qui la gloire soit au Père et au
Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Le diable fait tous ses efforts pour nous tenter, il nous serre de
près et nous tend de tous côtés des piéges pour nous perdre., Il faut donc
veiller et lui fermer toutes les portes; s'il trouve la moindre entrée, bientôt
il s'en fera une plus grande, et peu à peu il y fera passer toutes ses forces. Si
nous faisons donc quelque état de notre salut, ne le laissons même pas
approcher dans les petites choses, afin de le prévenir pour les plus
grandes. Il serait, en effet, d'une extrême folie, sachant combien il est
vigilant et attentif à perdre notre âme, de n'apporter pas une égale vigilance
et une pareille attention au soin de notre salut. Je ne dis pas ceci sans sujet:
je le dis, parce que je crains que le loup ne soit maintenant, à notre [207]
insu, au milieu de la bergerie, prêt à ravir la brebis qui, ou par
négligence, ou par malice, s'est séparée du troupeau. Encore si les blessures
étaient visibles, ou si c'était le corps qui reçût les plaies, il ne serait pas
nécessaire de nous tant prémunir contre les embûches que nous dresse notre
ennemi: mais comme l'âme est invisible, comme c'est à elle que sont portés les
coups, nous avons besoin d'une grande vigilance à nous examiner, « car nul
homme ne connaît ce qui est en l'homme, sinon l'esprit de l'homme qui est en
lui ». (I Cor. II, 11.)
Ma voix se fait entendre de vous tous, mon discours vous présente des
remèdes communs à tous; mais c'est à chacun de mes auditeurs de prendre ce qui
est propre à guérir et à chasser sa maladie. Je ne connais ni ceux qui sont
malades, ni ceux qui sont en santé: voilà pourquoi je parle de tout, je dis ce
qui convient à chacune des maladies de l'âme: je parle tantôt de l'avarice,
tantôt des délices de la table, tantôt de l'incontinence: ensuite je loue
l'aumône, et je vous exhorte à la faire; de là je passe à d'autres sortes de
bonnes oeuvres. Car j'appréhenderais, si je m'attachais à un seul point, que le
remède proposé ne convînt point à vos maux: Si je n'avais ici qu'une seule
personne qui m'écoutât, je ne me croirais pas obligé d'embrasser tant de sujets
différents; mais comme il y a toute apparence que, parmi une si grande foule
d'auditeurs, il se trouve aussi beaucoup de maladies différentes, nous n'avons
pas tort de diversifier nos instructions et de parler sur différents sujets: la
parole se répandant sur tous, trouvera certainement à qui être utile. C'est
pour cette raison que l'Ecriture, adressant la parole universellement à tous
les hommes, varie les sujets et traite d'une infinité de matières. Au reste, il
ne se peut pas que toutes sortes de maladies ne se rencontrent dans une si
grande multitude, quoiqu'elles ne se trouvent pas toutes dans chacun en
particulier. Songeons donc à nous en purifier, et puis prêtons l'oreille à la
parole divine; aujourd'hui, écoutons avec un esprit extrêmement attentif
l'explication du texte qui vient d'être lu.
Quel est ce texte ? « Ce fut là le premier des miracles de Jésus, qui
fut fait à Cana en Galilée ». Dernièrement je dis que quelques-uns croient que
ce n'est point là le premier miracle. Oui, disent-ils, le premier miracle, si
l'on ne parle que de Cana en Galilée. Pour moi, je ne voulus pas m'arrêter à
disputer curieusement là-dessus, mais je disque Jésus-Christ n'a commencé à
faire des miracles qu'après son baptême: nous avons déjà fait connaître qu'il
n'en a fait aucun auparavant. Or, que ce soit là le premier miracle que Jésus a
fait après son baptême, ou qu'il en ait fait quelqu'autre, c'est ce que je ne
crois pas qu'il soit nécessaire de rechercher et d'examiner.
« Et par là il fit connaître sa gloire ». Comment, et de quelle manière?
car peu de gens firent attention à ce qui se passait; les serviteurs, le maître
d'hôtel et l'époux seuls y prirent garde: comment donc fit-il connaître sa
gloire? Il y contribue du moins pour sa juste part. Que si alors ce miracle ne
fut pas connu, sûrement dans la suite tous en ont ouï parler; car jusqu'à ce
temps encore tout le monde en parle, loin qu'il soit demeuré caché. Mais la
suite fait voir que le jour même tous ne l'ont pas connu. Saint Jean, après
avoir dit: « Il fit connaître sa gloire », ajoute: « Et ses disciples crurent
en lui », ses disciples qui déjà l'admiraient. Ne voyez-vous pas qu'il était
surtout nécessaire de faire des miracles, lorsqu'il se trouvait là des hommes
sages et attentifs? car de tels hommes devaient être particulièrement disposés
à croire et à prêter une exacte attention à ce qui se passait. Et comment Jésus
aurait-il été connu sans les miracles? certainement la doctrine, et la
prophétie jointe au miracle, suffisaient pour inculquer les choses dans
l'esprit des auditeurs; afin qu'y étant déjà faits et accoutumés ils fussent
plus soigneusement attentifs aux oeuvres qu'ils voyaient. Voilà pourquoi
souvent les évangélistes disent de certains lieux que Jésus n'y avait point
fait de miracles, à cause de la corruption et de la méchanceté des habitants.
« Après cela il alla à Capharnaüm avec sa mère, ses frères et ses
disciples, mais ils y demeurèrent peu de jours (12) ». Pourquoi alla-t-il à
Capharnaüm avec sa mère? car il n'y fit aucun miracle, et les habitants de
cette ville ne lui étaient point affectionnés, c'étaient des gens
très-corrompus. Jésus-Christ lui-même l'a fait connaître, en disant: « Et toi,
Capharnaüm, qui t'es élevée jusqu'au ciel, tu seras précipitée dans le fond des
enfers ». (Luc, X,15.) Pourquoi donc y alla-t-il ? Il y fut, à ce qu'il me le
paraît, parce qu'il devait aller [208] peu après à Jérusalem; il y fut alors,
parce qu'il ne voulait pas mener partout avec lui sa mère et ses frères. Y
ayant donc été, il s'y arrêta quelque temps par considération pour sa 'mère, et
l'y ayant laissée, il opéra encore des miracles (43). C'est pourquoi
l'évangéliste dit qu'ayant demeuré quelque temps à Capharnaüm, il alla de là à
Jérusalem. Jésus fut donc baptisé peu de jours avant la Pâque. Et à Jérusalem
que fait-il? une action de grande autorité (14, 15). Il chassa du temple tous
les marchands qu'il y trouva, les changeurs, ceux qui vendaient des colombes,
et des boeufs, et des moutons, et qui se tenaient là pour leur trafic.
2. Un autre évangéliste rapporte qu'en chassant ces gens, il avait dit:
« Ne faites pas de la « maison de mon père une caverne de voleurs». (Matth.
XX,13; Marc, XI,17; Luc, XIX, 46.) Et saint Jean dit: « Une maison de trafic
(16) ». En quoi pourtant ils ne se contredisent point. Mais ils nous apprennent
que Jésus a chassé du temple ces vendeurs à deux reprises; cette première fois
au commencement de la prédication, l'autre lorsqu'il approchait du temps de sa
passion: c'est pour cela que, parlant alors plus durement, il dit: Pourquoi
faites-vous de la maison de mon Père une caverne? ce qu'il ne fait pas dans
cette première occurrence, où sa réprimande est plus modérée: ce qui explique
qu'il ait recommencé.
Et pourquoi, direz-vous, Jésus-Christ les a-t-il ainsi chassés, et avec
une violence qu'il n'a montrée en aucune autre occasion, lors même que les
Juifs le chargeaient d'outrages et d'injures, l'appelaient samaritain et
démoniaque? Car il ne s'en tint pas aux paroles, il alla jusqu'à prendre un
fouet pour chasser ces hommes. Mais les Juifs, si prompts à la colère, quand
ils le voyaient faire du bien aux autres, se conduisent autrement après ce
châtiment qui aurait dû, ce semble, les exaspérer. En effet, ils ne firent
point de reproches à Jésus, ils ne l'outragèrent point; mais que lui
dirent-ils? « Par quel miracle nous montrez-vous que vous avez droit de faire
de telles choses? (18) ». Ne remarquez-vous pas leur furieuse jalousie, et
comment le bien fait à autrui les indignait bien davantage? Jésus-Christ donc
reproche aux Juifs, tantôt d'avoir fait du temple une caverne de voleurs,
indiquant par là que ce qu'on y vendait avait été volé, et provenait de rapine
et d'avarice, et qu'ils s'enrichissaient de la misère d'autrui; tantôt qu'ils
en avaient fait une maison de trafic, par allusion à leurs commerces honteux.
Mais pourquoi Jésus fit-il cela? Parce qu'il devait guérir des malades
le jour du sabbat et faire bien des choses qu'ils regarderaient comme une
violation de la loi; il le fit pour ne point paraître en cela un rival, un
ennemi de son Père; par là il prévint tous ces soupçons; celui qui avait fait
paraître tant de zèle pour l'honneur du temple, ne pouvait pas aller à
l'encontre du Maître qui y était adoré. Les premières années de sa vie, dans
lesquelles il avait vécu selon la loi, suffisaient pour prouver qu'il
respectait le Législateur, et qu'il ne venait point substituer une loi à la
sienne. Mais comme ces premières années pouvaient être oubliées, ou parce que
tous n'en avaient pas connaissance, ou parce qu'il avait été élevé dans une
pauvre maison, il fait cette action d'éclat en présence de tout le monde (la
Pâque des Juifs était proche), en quoi il s'exposa à un grand péril: car
non-seulement il chassa les vendeurs, mais aussi il renversa leurs bureaux et
jeta par terre leur argent, afin qu'ils peu-, sassent en eux-mêmes que celui
qui, pour la gloire du temple, s'exposait au péril, n'en méprisait pas le
Maître. Si ce zèle qu'il faisait éclater eût été seulement feint et simulé, il
s'en serait tenu à des remontrances et à des exhortations; mais il se jette au
milieu du danger: certes, l'action est hardie. En effet, ce n'était pas peu de
chose que de s'exposer à la fureur de forains, de gens brutaux, comme étaient
ces marchands; d'outrager cette foule sans raison, et- de l'animer contre soi;
certes, on ne peut pas dire que ce fut là l'action d'une personne qui feint,
qui déguise, mais bien d'un homme qui affronte toutes sortes de périls pour la
gloire de la maison de Dieu. C'est pourquoi Jésus-Christ fait connaître son
union avec le Père, non-seulement par ses actions, ruais encore par ses
paroles; car il n'a pas dit: la sainte maison, mais la maison de mon Père. Il
appelle Dieu son Père, et ils ne s'en scandalisent point, ils ne s'en fâchent
pas, c'est qu'ils croyaient alors qu'il le disait par simplicité. Mais lorsque
dans la suite il parla plus clairement pour établir qu'il était égal au Père,
ils se mirent en fureur.
Que dirent-ils donc ? « Par quel miracle nous montrez-vous que vous
avez droit de faire de telles choses ? » O folie extrême ! Il [209] était
besoin d'un miracle pour les obliger de mettre un terme à ces mauvaises
pratiques, par lesquelles ils déshonoraient la maison du Seigneur? Ce grand
zèle pour la maison de Dieu n'était-il pas un très-grand miracle et suffisant
pour prouver sa vertu et sa puissance ? Au reste, cette action fit connaître
les bons. Car ses « disciples se souvinrent qu'il est écrit: Le zèle de votre
maison me dévore (17) ». Mais les Juifs ne se souvinrent pas de la prophétie;
ils disaient: « Quel miracle nous montrez-vous? » Affligés de se voir arrêtés
dans leurs trafics sordides et honteux, et comptant par là lui lier les mains,
ils. sollicitent de lui un miracle pour avoir lieu de s'inscrire en faux contre
ce qu'il ferait; c'est pourquoi il ne leur en donne point. Déjà, quelque temps
auparavant, ils étaient venus le trouver pour lui en demander un, et il leur
avait fait la même réponse: « Cette nation corrompue et adultère demande un
prodige, et il ne lui en sera point donné d'autres que celui du prophète Jonas
». (Matth. XVI, 4.) Mais sa première réponse était plus claire, celle-ci est
plus enveloppée; il en use ainsi à cause de leur folie. Celui qui prévenait
ceux qui ne demandaient pas et leur donnait des miracles, n'aurait pas repoussé
ceux qui lui en demandaient un, s'il n'avait connu leur fourberie et leur
méchanceté. La manière même dont ils demandent, de quelle méchanceté et de
quelle malignité ne témoigne-t-elle pas ? Faites-y attention, je vous en prie;
ils devaient louer son zèle et son amour, et admirer le grand soin qu'il
prenait de la maison de Dieu, et au contraire ils le blâment, ils soutiennent
qu'il leur est permis de vendre, et qu'il n'a pas le droit de les en empêcher,
s'il ne le leur montre par un miracle.
Que leur répondit donc. Jésus-Christ? « Détruisez ce temple et je le
rétablirai en trois «jours (19) ». Il dit ainsi bien des choses qui sont
obscures pour ceux qui les entendent, mais qui sont claires pour ceux qui
viendront dans la suite. Pourquoi? Afin que l'accomplissement de sa prédiction
prouvât un jour la connaissance qu'il avait de l'avenir, et c'est ce qui arriva
pour cette prophétie: « Après qu'il fut ressuscité d'entre les morts, ses
disciples ose ressouvinrent qu'il leur avait dit cela, et ils crurent à
l'Ecriture et à la parole que Jésus-Christ avait dite (22) ». Quand
Jésus-Christ disait ces choses, les uns hésitaient sur
le sens de ses paroles, les autres disputaient, disant: «Ce temple a
été quarante-six ans à bâtir et vous le rétablirez en trois jours? (20)». En
disant quarante-six ans, ils font voir qu'ils parlent de la dernière
construction du temple; car la première fut finie en vingt années.
3. Pourquoi donc ne résout-il pas cette énigme, et n'a-t-il pas dit: Je
ne parle pas de ce temple, mais du temple de mon corps? L'évangéliste, écrivant
longtemps après, a donné cette explication, mais Jésus-Christ n'en a dit mot;
pourquoi? Parce que les Juifs n'auraient pas ajouté foi à ses paroles. En
effet, si alors les disciples mêmes ne pouvaient pas comprendre ce qu'il
disait, le peuple l'aurait bien moins compris. « Après que Jésus fut ressuscité
d'entre les morts », dit saint Jean, ils se ressouvinrent, et ils crurent à la
parole et à l'Ecriture ». Jésus-Christ proposa alors deux choses à croire: la
résurrection, et, ce qui est plus grand, que celui qui était dans ce corps
qu'ils voyaient était Dieu; il leur insinue l'un et l'autre, en disant: «
Détruisez ce temple et je le rétablirai en trois jours ». Saint Paul ayant ces
paroles en vue, dit qu'elles ne sont pas une faible preuve de la divinité, ce
qu'il explique en ces termes: « Qui a été prédestiné » pour être « Fils de Dieu
dans » une souveraine « puissance, selon l'Esprit de « sainteté, par sa
résurrection d'entre les morts »; touchant, dis-je, « Jésus-Christ
Notre-Seigneur ». (Rom. I, 4.)
Pourquoi là, et ici, et ailleurs, Jésus-Christ donne-t-il cette preuve,
disant tantôt: « Quand j'aurai été élevé ». (Jean, XII, 32.) Et: « Quand vous
aurez élevé en haut le Fils de l'homme, alors vous connaîtrez qui je suis». Et
tantôt: « Il ne lui sera point donné d'autre prodige a que celui de Jonas ». Et
ici encore: « Je le rétablirai en trois jours? » Il la donne, cette preuve,
parce que c'est elle principalement qui fait connaître qu'il n'était pas
simplement un homme, qu'il pouvait triompher de la mort, détruire sa longue
tyrannie, et finir en peu de temps une guerre si difficile. Voilà pourquoi il
dit: « Alors vous connaîtrez ». Quand, alors? Lorsqu'après ma résurrection
j'attirerai tout le monde, alors vous connaîtrez que, comme Dieu et vrai Fils
de Dieu, « j'ai voulu être élevé sur une croix », pour venger l'outrage que les
hommes ont fait à mon Père.
21Mais pour quelle raison Jésus-Christ ne dit-il pas quels miracles il
faudrait pour les empêcher de faire le mal, et leur en promit-il un? Parce que s'il
leur avait tenu ce premier discours, il les aurait bien plus irrités, et que de
l'autre manière il les étonna davantage. Toutefois ils ne répliquèrent rien,
car jugeant qu'il disait quelque chose d'incroyable, ils n'eurent plus la force
de l'interroger, et comme si ce qu'il avait dit eût été impossible, ils le
laissèrent tomber. S'ils avaient eu un peu de sens, quelque incroyable que leur
eût paru cette assurance, après lui avoir vu faire beaucoup de miracles, ils
l'auraient alors interrogé, alors ils l'auraient prié de les tirer de leur
doute; mais comme ils n'étaient que des fous et des insensés, à de certaines
choses ils ne donnaient pas même la moindre attention; à d'autres ils prêtaient
l'oreille, mais avec un esprit malin et corrompu. Voilà pourquoi Jésus-Christ
leur parlait énigmatiquement et par figures.
Maintenant on demande pourquoi les disciples n'ont pas connu que
Jésus-Christ ressusciterait d'entre les morts? C'est parce qu'ils n'avaient pas
encore reçu la grâce du Saint-Esprit: entendant donc souvent parler de la
résurrection, ils n'y comprenaient rien; mais ils recherchaient en eux-mêmes ce
que cela pouvait être. En effet, ce que disait Jésus-Christ était étonnant et
inouï: que quelqu'un pût se ressusciter soi-même, et se ressusciter de cette
manière. C'est pourquoi Pierre fut repris, parce que n'ayant aucune
connaissance de la résurrection, il disait à Jésus-Christ: « Epargnez-vous à
vous-même tous ces maux ». (Matth. XVI, 22.) Avant sa résurrection,
Jésus-Christ n'a point révélé à ses disciples ce mystère, de peur qu'il ne fût
pour eux un sujet de scandale, et qu'ils ne doutassent de la réalisation d'une
prédiction aussi étrange, ignorant encore qui était Jésus.
Car, si personne ne fait difficulté de croire ce dont les oeuvres mêmes
et les faits donnent clairement la preuve, il y avait toute apparence qu'à
l'égard de ce qui ne serait fondé que sur la parole seule, tous n'auraient pas
la même foi. Voilà pourquoi Jésus-Christ permit d'abord que son langage
demeurât obscur mais quand il amena ses paroles à réalisation, alors il en
donna l'intelligence et il répandit sur ses disciples la grâce du Saint-Esprit
avec tant de profusion, qu'aussitôt ils comprirent toute la vérité. Le
Saint-Esprit, disait-il, « vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit
». (Jean, XIV, 26.) En effet, des disciples, qui dans un seul soir perdent tout
le respect qu'ils avaient eu jusque-là pour leur maître, qui l'abandonnant,
s'enfuient tous; qui soutenaient qu'ils ne le connaissaient point, se seraient
très-difficilement souvenus de ce qu'ils avaient ouï, et de ce qu'ils avaient
vu depuis longtemps, s'ils n'avaient reçu de l'Esprit-Saint une grâce
abondante.
Mais, direz-vous, si c'est le Saint-Esprit qui devait les instruire,
quelle nécessité y avait-il qu'ils demeurassent avec Jésus-Christ, ne
comprenant pas ce qu'il leur disait? c'est parce que le Saint-Esprit ne leur
arien révélé, mais seulement les a fait ressouvenir de tout ce que Jésus-Christ
leur avait dit. Au reste, que le Saint-Esprit fût envoyé pour rappeler la
mémoire de tout ce qu'avait dit Jésus-Christ, cela ne contribuait pas peu à sa
gloire, Certainement c'est par un pur bienfait de Dieu, qu'au commencement la
grâce du Saint. Esprit s'est répandue sur eux avec tant de profusion et
d'abondance; mais c'est ensuite par leur vertu qu'ils ont conservé un si grand
don. Car leur sainteté rendait leur vie illustre, leur sagesse éclatait, leur
travail était continuel: ils méprisaient la vie présente, ils ne faisaient
aucun cas des choses de ce monde; ils étaient au-dessus du reste des hommes, et
s'envolant en haut avec la légèreté des aigles, ils s'élevaient jusqu'au ciel
par leurs oeuvres.
Nous-mêmes aussi, mes frères, imitons-les: n'éteignons pas nos lampes,
mais conservons les brillantes par nos aumônes. C'est ainsi qu'on entretient la
lumière de ce feu. Faisons donc provision d'huile dans des vases pendant que
nous vivons. Après notre départ de ce monde nous ne pourrons point en acheter,
ni en recevoir d'ailleurs que des mains des pauvres: faisons-en, dis-je, une
bonne provision, si nous voulons entrer avec l'Epoux dans la chambre nuptiale:
que si nous ne la faisons pas, nécessairement nous demeurerons dehors. Car,
quand même nous ferions mille bonnes oeuvres, il est impossible, il est,
dis-je, impossible d'entrer sans l'aumône dans la porte du royaume du ciel.
C'est pourquoi répandons largement nos aumônes sur les pauvres, afin que nous
jouissions de ces biens ineffables, que je vous souhaite, par la grâce et la
[211] miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit, en tous lieux, la
gloire et l'empire,maintenant et toujours, et dans tous les siècles des
siècles. Ainsi soit-il.
1. Entre ces hommes « qui voyaient alors les « miracles » de
Jésus-Christ, les uns demeuraient dans leurs erreurs, les autres embrassaient
la vérité; mais plusieurs d'entre eux ne l'ont gardée que peu de temps, et sont
retombés ensuite. Jésus-Christ nous les a fait connaître dans la comparaison
qu'il en a faite avec les semences qui ne jettent pas de profondes racines et
qui, tombant sur une terre sans profondeur, sèchent aussitôt (Matth. XIII, 3,
etc.) C'est d'eux aussi que parle en cet endroit l'évangéliste, quand il dit: «
Pendant qu'il était dans Jérusalem à la fête de Pâques, plusieurs crurent en
son nom, voyant les miracles qu'il faisait, mais Jésus ne se fiait point à eux
(24) ». Les disciples, qui, touchés non-seulement de ses miracles, mais encore
de sa doctrine, étaient venus à lui, et l'avaient suivi, furent plus fermes;
car les prodiges attiraient les plus grossiers, mais les prophéties et la
doctrine engageaient ceux qui avaient de la raison et du jugement. Tous ceux
donc que la doctrine lui a attachés ont été plus fermes et plus constants que
ceux que les prodiges avaient attirés, et ce sont ceux-là que Jésus-Christ a
déclarés bienheureux par ces paroles: « Heureux ceux qui, sans avoir vu, ont
cru ». (Jean, XX, 29.) Mais que les autres n'étaient pas de vrais disciples, ce
qui suit le prouve: « Jésus ne se fiait point à eux ». Pourquoi? Parce qu'il
connaissait tout. « Et qu'il n'avait pas besoin que personne lui rendît
témoignage d'aucun homme; car il connaissait par lui-même ce qu'il y avait dans
l'homme (25) », c'est-à-dire, pénétrant au fond de leurs coeurs et dans leurs
pensées, il n'écoutait pas leurs paroles, et sachant que leur ferveur n'était
que pour un temps, il ne se fiait point à eux, comme à de parfaits disciples:
il ne leur confiait pas toute sa doctrine comme à des personnes qui auraient
fermement embrassé sa foi.
Or, de connaître le cœur des hommes, cela n'appartient qu'à Celui « qui
a formé le cœur de chacun d'eux » (Ps. XXXII, 15), savoir, de Dieu seul; car «
vous seul », dit l'Ecriture, « vous connaissez les murs ». (Act. I, 24.) Il
n'avait pas besoin de témoins pour connaître les pensées et les mouvements de
cœur qu'il avait formés: c'est pourquoi il ne se fiait pas aux premières
marques de foi qu'ils donnaient. Souvent les hommes, qui ne connaissent ni le
présent, ni l'avenir, disent sans crainte et confient tout à des fourbes, qui
viennent [212] malignement les écouter, pour se retirer et les quitter peu
après: Jésus-Christ ne fait pas de même, connaissant parfaitement tout ce que
ces hommes avaient de plus secret et de plus caché dans leurs coeurs. Tels sont
aujourd'hui plusieurs, qui véritablement ont le nom de fidèles, mais qui sont inconstants
et volages. Voilà pourquoi Jésus-Christ ne se fie point à eux, mais leur cache
beaucoup de choses. Comme en effet nous ne nous fions pas à toute sorte d'amis,
mais seulement aux vrais; de même Dieu ne se fie pas indifféremment à tous.
Ecoutez plutôt ce que Jésus-Christ dit à ses disciples: « Je ne vous appelle
plus serviteurs, car vous êtes mes amis ». Comment? pourquoi? «Parce que je
vous ai fait savoir. « tout ce que j'ai appris de mon Père ». (Jean, XV, 15.)
C'est pour cette raison qu'il refusait aux Juifs les miracles qu'ils
demandaient
il savait qu'ils ne les demandaient que pour le tenter.
Est-ce maintenant, comme autrefois, tenter Dieu, que de lui demander
des miracles? Car il y a aujourd'hui des gens qui font la question suivante:
Pourquoi maintenant encore Dieu ne fait-il pas des miracles? Si vous êtes
fidèles, comme vous devez l'être; si vous aimez Jésus-Christ, comme il est
juste de l'aimer, vous n'avez pas besoin de miracles les miracles sont pour les
infidèles. Pourquoi donc, direz-vous, n'en a-t-on pas donné aux Juifs? Sûrement
on leur en a donné ! mais, quelquefois ils ont été repoussés, lorsqu'ils en
demandaient, parce qu'ils ne lés demandaient pas pour se guérir de leur
aveuglement et de leur incrédulité, mais pour s'y fortifier davantage et
devenir plus méchants.
« Or, il y avait un homme d'entre les pharisiens, nommé Nicodème,
sénateur des Juifs (2), qui vint la nuit trouver. Jésus ». Cet homme semble
défendre Jésus-Christ au milieu de la prédication de l'Evangile, car il dit: «
Notre loi ne condamne personne sans l'avoir ouï auparavant ». (Jean, VII, 51.)
Les Juifs se fâchent contre lui et lui répondent avec indignation: « Lisez avec
soin les Ecritures, et apprenez qu'il ne sort point de prophète de Galilée ».
(Ibid. 52.) De même, après que Jésus-Christ eut été crucifié, il eut un grand
soin de la sépulture du corps de Notre-Seigneur. « Nicodème », dit
l'évangéliste, ce qui était venu trouver Jésus, durant la « nuit, y vint aussi
avec environ cent livres d'une composition de myrrhe et d'aloès ». (Jean, XIX,
39.) Dès lors cet homme était bien affectionné pour Jésus-christ: mais
néanmoins, non pas autant qu'il était juste, ni avec l'esprit qu'il fallait;
une certaine faiblesse juive le dominait encore. C'est pourquoi il vint de
nuit; car il n'aurait pas osé venir de jour. Mais Dieu, plein de bonté et de
miséricorde, ne le rejeta point, ne lui fit aucun reproche et ne le priva pas
de sa doctrine. Il lui parla au contraire avec beaucoup de douceur, il lui
découvrit sa. sublime doctrine, à la vérité d'une manière enveloppée, mais
toutefois il la lui découvrit: car il était beaucoup plus excusable que ceux
qui faisaient la même chose avec une maligne disposition. En effet, ceux-ci
sont tout à fait indignes d'excuse; celui-là était à la vérité blâmable, mais
point tant que les autres. Pourquoi donc l'évangéliste ne l'a-t-il pas marqué?
D'abord il a dit ailleurs que plusieurs des sénateurs mêmes avaient cru en
Jésus-Christ; mais qu'à cause des Juifs ils n'osaient le reconnaître
publiquement, de crainte d'être chassés de la synagogue. Mais ici il a tout
dit, tout fait connaître par ces mots: il est venu durant la nuit. Que dit donc
Nicodème? « Maître, nous savons que vous êtes, venu de la part de Dieu pour
nous instruire comme un docteur; car personne ne saurait faire les miracles que
vous faites, si Dieu, n'est avec lui (3) ».
2. Nicodème rampe encore à terre, il a encore de Jésus-Christ des
sentiments tout humains, il parle de lui comme d'un prophète, les miracles
qu'il a vus n'ont point élevé son esprit et ne lui ont rien inspiré de grand. «
Nous savons », dit-il, « que vous êtes un docteur envoyé de Dieu.» Pourquoi
donc venez-vous de nuit secrètement trouver celui qui dit des choses divines et
qui est envoyé de Dieu? Pourquoi ne l'abordez-vous pas avec confiance? «Mais
Jésus-Christ ne lui dit pas même cela,, il ne lui fait aucune réprimande: « Car
il ne brisera point le roseau cassé », dit l'Ecriture, « et il n'éteindra point
la mèche qui. fume encore: il ne disputera point, il ne criera point ». (Isaïe,
XLII, 3; Matth. XII, 19, 20.) Et-en un autre endroit: « Je ne suis a pas venu
pour juger le monde, mais pour sauver le monde ». (Jean, XII, 47.)
Personne ne saurait faire les miracles que « vous faites, si Dieu n'est
avec lui ». Cet homme parle encore selon, l'opinion des [213] hérétiques: il
dit que Jésus-Christ est mû par un autre, et qu'il a besoin du secours d'autrui
pour faire ce qu'il fait. Que répond donc Jésus-Christ? Voyez sa grande
douceur. Il n'a point dit: Je n'ai besoin du secours de personne, et je fuis
tout par ma puissance et avec autorité: car je suis le vrai Fils de Dieu et
j'ai le même pouvoir que mon Père. Il ne s'est pas expliqué alors sur ce point
par condescendance pour la faiblesse de son auditeur: ce que je dis souvent, je
vous le répéterai ici: pendant longtemps, Jésus-Christ s'est moins attaché à
révéler sa dignité qu'à persuader qu'il ne faisait rien contre la volonté de
son Père. Voilà pourquoi souvent dans ses discours il se rabaisse: mais il n'en
est pas de même quand il agit. Ainsi, opère-t-il des miracles, il parle avec
autorité, disant: « Je le veux, soyez guéri (Marc, I, 41): Ma fille,
levez-vous, je vous le commande (Ibid. v, 41): Etendez a votre main (Ibid. III,
5): Vos péchés vous sont remis (Matth. IX, 5): Tais-toi; calme-toi (Marc, IV,
39): Emportez votre lit, et vous en allez en votre maison (Luc, V, 24): «
Esprit impur, sors de cet homme (Marc, V, 8): Qu'il vous soit fait selon que
vous demandez (Matth. VIII, 13): Si quelqu'un vous dit quelque chose, dites-lui
que le Seigneur en a besoin (Ibid. XXI, 3): Vous serez aujourd'hui avec moi
dans le paradis (Luc, XXIII, 43): Vous avez appris qu'il a été dit aux anciens:
vous ne tuerez point; mais moi je vous dis que quiconque se mettra en colère
sans raison contre son frère, méritera d'être condamné par le jugement (Match.
V, 21, 22): Suivez-moi, et je vous ferai devenir pêcheurs d'hommes ». (Ibid.
IV, 19.) Et partout nous voyons sa grande autorité. Car personne ne pouvait
trouver à redire à ses oeuvres: et en quoi l'aurait-on pu ? Encore si l'effet
n'avait pas suivi sa parole, quelqu'un aurait pu dire que ces ordres étaient
vains et présomptueux; mais comme ils avaient leur prompt accomplissement, là
vérité du miracle forçait les Juifs malgré eux-mêmes à garder le silence. Mais
en ce qui regarde les paroles, leur impudence aurait pu les porter à les
accuser de hauteur et de vanité.
Maintenant donc Jésus-Christ parlant à Nicodème, ne lui dit ouvertement
rien de grand, rien de sublime; mais par des paraboles et des figures il le
ramène et le tire des bas sentiments qu'il avait conçus de lui, lui faisant
connaître qu'il se suffisait à lui-même pour opérer des miracles; car son Père
l'a engendré parfait, se suffisant à soi-même et n'ayant aucune imperfection.
Mais de quelle manière Jésus-Christ établit-il cette vérité ? Nicodème a dit: «
Maître, nous savons que vous êtes venu de la part de Dieu pour nous instruire
comme un docteur, et que personne ne saurait faire les miracles que vous faites
si Dieu n'était avec lui ». En quoi il crut avoir dit de Jésus-Christ quelque
chose de grand. Que fit donc Jésus-Christ? Il lui fit voir qu'il était encore
bien éloigné de la vérité, qu'il n'en avait pas la moindre idée, et que lui et
tout autre qui parlait de la sorte, et qui avait une pareille opinion du Fils
unique, errait hors du royaume de Dieu et n'approchait pas encore de la
véritable connaissance. Que dit-il ? « En vérité, en vérité, je vous dis que
personne ne peut voir le royaume de Dieu s'il ne renaît de nouveau »;
c'est-à-dire, si vous ne renaissez d'en haut et si vous ne recevez pas la
véritable connaissance des mystères, vous errez au dehors et vous êtes éloigné
du royaume de Dieu. Mais il ne le dit pas clairement, et afin que ce qu'il
disait lui cause moins de peine et d'inquiétude, il lui parle d'une manière
enveloppée; il dit en général. « si on ne renaît », comme s'il disait: Si vous,
ou quelqu'autre que ce soit, vous avez de moi de tels sentiments, vous êtes
tous hors du royaume. Si ce n'était pas dans cet esprit que Jésus-Christ a dit
ces choses, sa réponse ne conviendrait point au sujet. Au reste, si les Juifs
l'avaient ouïe, ils se seraient retirés et en auraient ri. Mais Nicodème, même
en cela, montre un sincère désir de s'instruire: Souvent Jésus-Christ parle
d'une manière couverte, et c'est pour rendre ses auditeurs plus prompts à
l'interroger et plus attentifs. En effet, ce qui est clair et d'une facile
intelligence n'attire pas l'attention de l'auditeur et se, perd aisément de la
mémoire; mais l'attention et la curiosité se réveillent quand on dit quelque
chose d'obscur, et aussi on le retient mieux et plus longtemps.
Voici ce que signifient ces paroles de Jésus-Christ: Si vous ne
renaissez d'en-haut, si vous ne recevez le Saint-Esprit par le baptême de la
régénération, vous ne pouvez véritablement me connaître: l'opinion que vous
avez de moi n'est point spirituelle, elle est charnelle. Jésus-Christ ne s'est
pas servi de ces termes, de peur [214] d'intimider Nicodème, qui avait parlé
selon son esprit et sa capacité; mais, après avoir gagné sa confiance, il
l'élève à une plus grande connaissance, en disant: « Si on ne renaît d'en-haut
»: ce mot, « d'en-haut », les uns l'entendent du ciel; d'autres disent qu'il
signifie « de nouveau »: Celui, dit-il, qui ne renaît pas de cette manière, ne
peut point voir le royaume de Dieu, c'est-à-dire, Jésus-Christ lui-même; par là
il faisait connaître qu'il n'était pas seulement ce que l'on voyait au dehors,
mais que, pour le voir, il fallait avoir d'autres yeux.
Nicodème ayant ouï cela, dit: « Comment peut naître un homme qui est
déjà vieux? (4) » Quoi ! vous l'appelez maître, vous dites qu'il est venu de la
part de Dieu; et à celui que vous reconnaissez pour votre maître, vous faites
une réponse qui peut l'embarrasser et le jeter dans un grand trouble ! En
effet, cette parole: « Comment », exprime le doute d'une âme peu croyante et
encore attachée à la terre. Sara rit en disant: « Comment », et ce rire
marquait son doute et sa défiance, et plusieurs autres, pour avoir fait une
pareille demande, se sont égarés de la foi.
3. C'est ainsi que les hérétiques, faisant de semblables demandes,
s'obstinent dans leurs hérésies. Les uns disent: COMMENT s'est-il incarné?
d'autres: COMMENT est-il né? Par où ils soumettent l'immense substance à leurs
faibles lumières. Nous donc, fuyons une curiosité si mal placée. Ceux qui
agitent ces sortes de questions ne sauront jamais comment ces choses se sont
faites et perdront la vraie foi. Voilà pourquoi Nicodème, dans son doute,
cherche et demandé: COMMENT. Il a compris que ce que disait Jésus-Christ le
regarde; il en est tout troublé; couvert de ténèbres, il s'arrête et ne sait où
aller. Il a cru venir trouver un homme, et il entend une doctrine trop grande
et trop élevée pour qu'elle puisse venir d'un homme, une doctrine que jamais
personne n'a entendue: véritablement Jésus-Christ élève son esprit aux sublimes
paroles qu'il lui a fait entendre, mais Nicodème retombe dans les ténèbres et
ne peut en sortir: il ne peut se fixer, il est emporté de toutes parts, souvent
il s'écarte de la foi. C'est pourquoi il persiste à tenter l'impossible, afin
d'engager Jésus-Christ à lui enseigner plus clairement sa doctrine. « Un homme
», dit-il, « peut-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mère pour
naître encore ? »
Considérez, mes frères; quels propos ridicules on profère, quand, dans
les choses spirituelles, on se livre à ses propres pensées; et comment on
semble débiter des rêveries dignes d'une personne ivre, lorsque, contre la
volonté de Dieu, on veut trop curieusement sonder sa parole, et ne pas
soumettre sa raison à la foi. Nicodème entend parler de naissance, et il ne
comprend pas que c'est d'une naissance spirituelle qu'on parle; mais il tourne
sa pensée sur la méprisable génération de la chair, et veut rattacher un
mystère si grand et si sublime à l’ordre de la nature. Delà ces doutes, ces
questions ridicules; c'est ce qui fait dire à saint Paul: « L'homme animal
n'est point capable dès choses qui sont de l'Esprit de Dieu ». (I Cor. II, 14.)
Mais toutefois Nicodème garde le respect qu'il doit à Jésus-Christ: il ne rit
pas de ce qu'il a entendu: il le regarde comme impossible, il se tait. Deux
choses pouvaient paraître douteuses: cette nouvelle naissance et le royaume.
Car ces noms de royaume et de renaissance étaient encore inconnus parmi les
Juifs; mais il s'arrête principalement à la première de ces choses: voilà ce
qui agite son esprit et le tourmente le plus.
Instruits de ces vérités, mes chers frères, ne raisonnons pas sur les
choses divines, ne lés comparons pas aux productions de la nature, et ne les
soumettons pas à des lois nécessaires; mais, confiants aux paroles de
l’Ecriture, croyons pieusement à tout ce qu'elle nous enseigne. Celui qui sonde
avec trop de curiosité ne gagne rien, et outre qu'il ne trouvera point ce qu'il
cherche, il sera de plus très-rigoureusement puni. Vous dit-on que le Père a
engendré ? Croyez ce qu'on vous dit; ne cherchez point à connaître COMMENT:
vous ne le savez pas; que ce ne soit point une raison pour vous de refuser de
croire à cette génération; c'est en quoi il y aurait une extrême méchanceté. Si
Nicodème, ayant ouï parler de génération, non de l'ineffable génération, mais
de la renaissance qu'opère la grâce; si, dis-je, Nicodème, pour n'avoir pas
élevé son esprit, n'avoir rien pensé de grand, n'avoir conçu que des idées
basses, humaines et toutes terrestres, s'est précipité dans le doute et dans
les ténèbres, ceux qui sondent et examinent curieusement cette redoutable et si
respectable génération, qui surpasse notre raison et toutes nos pensées, quel
supplice ne mériteront-ils pas ? Rien ne produit de plus épaisses ténèbres
[215] que la raison humaine, qui ne s'entretient que de choses terrestres et
n'est point éclairée d'en-haut. Car elle est toute offusquée par la fange terrestre
de ses pensées. C'est pourquoi nous avons besoin de ces sources d'eau qui
tombent du ciel, afin qu'après avoir lavé la boue dont notre âme est souillée,
ce qui y restera de pur s'élève en haut et aille se mêler avec la divine
doctrine. Or, cela arrive. lorsque nous avons soin d'embellir notre âme et de
vivre dans la pureté et dans la sainteté. Car notre âme peut se couvrir de
ténèbres; oui, elle le peut, non-seulement par une curiosité mal placée, mais
encore par la mauvaise vie. Voilà pourquoi saint Paul disait aux Corinthiens: «
Je ne vous ai nourris que de lait et non de viandes solides, parce que vous
n'en étiez pas capables; et à présent même vous ne l'êtes pas encore, parce que
vous êtes « encore charnels, puisqu'il y a parmi vous des jalousies et des
disputes ». (l Cor. 111, 2.) Le saint apôtre dit encore, dans l'épître aux
Hébreux, et souvent ailleurs, que c'est là la source et la cause des mauvaises
doctrines qui s'élèvent et se répandent dans l'Église. L'âme qui s'est adonnée
à ses passions ne peut rien voir de grand, rien penser de noble et d'élevé;
étant offusquée par une espèce de chassie, elle demeure ensevelie dans de
profondes ténèbres.
Purifions donc notre âme, éclairons-la de la lumière que répand la
connaissance de Dieu, de peur que la semence ne tombe parmi les épines. Vous
savez quelle est l'abondance de ces épines, quoique nous n'en parlions point.
Vous avez souvent entendu Jésus-Christ appeler du nom d'épines (Matth. XIII,
22), les inquiétudes de ce siècle et l'illusion des richesses. Et certes, c'est
avec raison: comme les épines sont stériles, les richesses le sont aussi; comme
celles-là déchirent ceux qui en approchent, de même celles-ci déchirent l'âme,
et comme le feu les consume facilement, et que les vignerons ne peuvent les
souffrir, le feu de même consumera les biens de ce monde, de même le vigneron
les rejettera; et encore, comme les bêtes dangereuses, telles que les vipères
et les scorpions, se cachent dans les épines, elles se cachent aussi dans les
trompeuses richesses. C'est pourquoi mettons le feu du Saint-Esprit dans ces
épines, et préparons notre champ, arrachons-en toutes les mauvaises plantes,
afin qu'il soit net à l'arrivée du vigneron; arrosons-le ensuite des eaux
spirituelles. Plantons-y le fertile olivier, cet arbre si beau, si agréable,
qui est vert en tout temps, qui éclaire, qui nourrit, qui est bon à la santé.
L'aumône renferme en soi toutes ces qualités, elle est comme un sceau qui
garantit la possession de nos biens. La mort même ne sèche point cet arbre, mais
il demeure ferme, et ne meurt jamais; toujours éclairant l'âme, entretenant ses
forces., les conservant dans toute leur vigueur », il la rend plus robuste. Si
nous le possédons toujours, cet arbre, nous pourrons avec confiance nous
présenter à l'époux, et entrer dans la chambre nuptiale; fasse le ciel que nous
y entrions tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, soit la gloire, maintenant et toujours,
et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
1. Les petits enfants vont tous les jours à l'école trouver leur
maître, recevoir la leçon et la réciter, et ne cessent jamais de faire le même
exercice, ou plutôt souvent au jour ils joignent la 'nuit. Et vous les obligez
de faire tout cela pour des biens fragiles et passagers; mais nous ne demandons
pas de vous, qui êtes dans un âge plus fort et plus mûr, ce que vous exigez de
vos enfants. Nous ne vous demandons pas de venir tous les jours au sermon, mais
nous vous exhortons seulement d'y assister deux fois la semaine, et d'y être
attentifs, et encore, afin d'adoucir votre peine et votre travail, ce n'est que
pour une petite partie du jour. Voilà pourquoi nous prenons et nous expliquons
peu à peu les paroles de l'Ecriture, afin que vous ayez plus de facilité à les
comprendre, à les placer dans les réservoirs de votre mémoire, et à les retenir
dans votre esprit, pour les rapporter aux autres avec beaucoup de soin et
d'exactitude, si vous n'êtes pas. extrêmement négligents et plus paresseux que
de petits enfants.
Reprenons donc la suite des paroles de notre évangile. Nicodème était
tombé dans de basses idées, il avilissait ce qu'avait dit Jésus-Christ,
l'entendant d'une naissance charnelle, et il disait qu'il est impossible qu'un
homme qui est déjà vieux pût naître une seconde fois. Jésus-Christ explique
plus clairement comment se doit faire cette renaissance, véritablement en des
termes difficiles à comprendre pour celui qui l'avait interrogé avec un esprit
charnel et tout terrestre, mais qui toutefois pouvaient le relever et le tirer
des bas sentiments qu'il avait conçus. En effet, que dit le divin Sauveur? « Je
vous dis en vérité que si un homme ne renaît de l'eau et de l'Esprit, il ne
peut entrer dans le royaume de Dieu »; c'est-à-dire: vous pensez que ce que je
dis est impossible; et moi, je le dis tout à fait possible, et même si
nécessaire que sans cela personne ne peut être sauvé; car les choses
nécessaires, Dieu les a rendues tout à fait faciles. Et certes la naissance
terrestre, qui est selon la chair, vient de la poussière; c'est pourquoi les
portes du ciel lui sont fermées: Qu'est-ce en effet qu'a de commun la terre
avec le ciel? mais la naissance qu'opère le Saint-Esprit nous ouvre facilement
les portes célestes.
Ecoutez ceci, vous tous qui n'avez pas encore reçu le baptême: Soyez
saisis de frayeur, [217] gémissez: la menace que vous venez d'entendre fait
trembler, cette sentence est terrible. « Celui », dit Jésus-Christ, « qui n'est
pas né de l'eau et de l'Esprit, ne peut entrer dans le royaume des cieux »,
parce qu'il porte un vêtement de mort, c'est-à-dire de malédiction et de
corruption: il n'a pas encore reçu le symbole du Seigneur (1). il est un étranger
et un ennemi. Il n'a pas le signe royal: « Si un homme », dit-il, « ne naît de
l'eau et de l'Esprit, il ne peut entrer dans le royaume des cieux ».
Mais Nicodème ne l'a pas pris en, ce sens. Sur quoi je dis qu'il n'est
rien de pire que de se livrer aux raisonnements humains dans les choses
spirituelles ! Voilà ce qui a empêché cet homme de s'élever à quelque chose de
grand et de sublime. Nous sommes appelés fidèles, afin que, méprisant la
faiblesse des raisonnements humains, nous nous élevions à la sublimité de la
foi, et que nous confiions notre trésor et nos biens à cette doctrine. Si
Nicodème l'avait fait, cette régénération ne lui aurait pas paru impossible.
Que dit donc Jésus-Christ ? Pour le tirer de ce sentiment bas et rampant, et
pour montrer qu'il parle d'une autre génération, il dit: « Si un homme ne naît
de l'eau et de l'Esprit, il ne peut entrer dans le royaume des cieux ». Or, il
parle ainsi pour l'amener à la foi par cette menace, pour le convaincre qu'il
ne doit pas croire que ce soit là une chose impossible, et pour le tirer de la
pensée d'une génération charnelle. Je parle, dit-il, d'une autre naissance, ô
Nicodème ! pourquoi, ce que je dis, l'abaissez-vous jusqu'à terre? Pourquoi, ce
qui est au-dessus de la nature, le soumettez-vous aux lois de la nature? cette
naissance surpasse la naissance ordinaire, elle n'a rien de commun avec nous.
L'autre est également appelée naissance; mais ces deux naissances n'ont rien de
commun entr'elles que le nom, elles diffèrent dans la chose. Eloignez de votre
esprit l'idée des générations ordinaires: j'introduis dans le monde une autre
sorte de naissance. Je veux que les hommes soient engendrés d'une autre
manière; j'apporte un autre mode de création. J'ai formé l'homme de la terre et
de l'eau, cette figure de terre et d'eau n'a rien produit de bon; le vase a
pris une mauvaise forme. Je ne veux plus me servir de terre et d'eau, mais de
l'eau et de l'Esprit.
1. Le symbole du Seigneur, c'est-à-dire, la toi, la grâce.
Que si quelqu'un me fait cette question Comment de l'eau peut-il se
faire quelque chose? Je lui en ferai une autre, et je lui dirai: comment de la
terre s'est-il pu faire quelque chose? comment la génération a-t-elle pu être
si multiple, les productions si diverses, quand la matière qui a été employée
était d'une seule espèce? D'où se sont formés les os, les nerfs, les artères,
les veines? D'où se sont formés les membranes, les vaisseaux organisés, les
cartilages, les tuniques, le foie, la rate, le coeur ? D'où s'est formée la
peau, le sang, la pituite, la bile? D'où viennent tant d'opérations? d'où se
produisent tant de différentes couleurs ? car ces choses ne naissent pas de !a
terre ou de la boue. Comment la terre ensemencée pousse-t-elle là semence au
dehors, et la chair corrompt-elle ce qu'elle reçoit? comment la terre
nourrit-elle ce qu'on jette dans son sein; et la chair au contraire est-elle
nourrie de ce qu'elle reçoit, loin de le nourrir? Donnons un exemple: la terre
ayant reçu de l'eau en a fait du vin, et la chair change en eau le vin qu'elle
reçoit. D'où sait-on donc que c'est la terre qui produit ces choses, puisque
dans ces productions, comme j'ai dit, la terre produit un effet tout contraire
? Je ne puis le concevoir par le raisonnement, je ne le conçois donc, et je ne
le sais que par la foi seulement; or, si les choses mêmes qui se font tous les
jours, qui se passent sous nos yeux, sous nos sens, et que nous touchons et
manions de nos mains, ont besoin de la foi, à combien plus forte raison des
choses mystérieuses et spirituelles en auront-elles besoin? car comme la terre,
tout inanimée et immobile qu'elle est, a reçu de Dieu, par le commandement
qu'il lui en fait, la vertu de produire des choses si admirables et si
merveilleuses, de même de l'Esprit et de l'eau joints ensemble s'opèrent
facilement tous ces prodiges et ces miracles, qui surpassent la raison.
2. Ne refusez donc pas de croire ce que vous ne voyez pas. Vous ne
voyez point l'âme, et néanmoins vous croyez qu'il y a une âme, et une âme
distincte du corps. Mais Jésus-Christ n'emploie pas cet exemple pour instruire
Nicodème, il se sert d'un autre. Il ne lui propose pas celui-ci, qui est
incorporel et insensible, savoir: l'exemple de l'âme, parce que Nicodème était
encore trop grossier. Il lui présente donc un autre exemple, emprunté à une
chose qui certainement n'a pas la grossièreté des [218] corps, ni aussi la
spiritualité des êtres incorporels, c'est-à-dire, l'impétuosité et l'agilité
des vents. D'abord il commence par l'eau, qui est plus subtile et plus légère
que la terre, et plus épaisse que le vent. Comme dans la création la terre
servit de matière et que le Créateur fit tout le reste, maintenant de même,
l'eau sert de matière, et la grâce du Saint-Esprit fait tout le reste: alors a
l'homme reçut « l'âme et la vie » (Gen. II, 7); maintenant il est rempli de
l'Esprit vivifiant ». (I Cor. XV, 45.) Mais il y a une grande différence entre
l'une et l'autre chose; car l'âme ne donne pas la vie, mais l'Esprit,
non-seulement vit par lui-même, mais encore il communique la vie aux autres.
C'est ainsi que les apôtres ont rendu la vie aux morts. Autrefois l'homme ne
fut formé qu'après la création du monde, maintenant, au contraire, le nouvel
homme est créé avant la nouvelle création. Car il est régénéré le premier, et
ensuite le monde est transformé. Et comme au commencement le Créateur a créé le
premier homme tout entier, maintenant de même le Saint-Esprit crée le second
homme tout entier. Alors Dieu dit: « Faisons-lui un aide semblable à lui »
(Gen. II, 18); mais ici il ne dit rien de semblable. En effet, celui qui a reçu
la grâce du Saint-Esprit, de quelle autre aide peut-il avoir besoin ? Celui qui
demeure dans le corps de Jésus-Christ, de quel secours ensuite aura-t-il
besoin? Alors Dieu fit l'homme à son image, maintenant il se l'est uni à
lui-même. Alors il lui commanda de dominer sur tous les poissons et sur tous
les animaux, maintenant il a élevé nos prémices au-dessus des cieux. Alors il
nous, donna le paradis pour l'habiter, maintenant il nous a ouvert les portes
du ciel. Alors l'homme fut formé le sixième jour, parce qu'auparavant il
fallait finir la création du monde, maintenant il est formé le premier jour, et
dès le commencement, et avec la lumière. Par où tout le monde voit que tout ce
qui s'est, fait dans la seconde création regarde une meilleure vie et une vie
qui ne finira jamais.
La première formation est donc terrestre, et c'est celle d'Adam; après
vient celle de la femme, qui fut formée d'une des côtes d'Adam, et ensuite
celle d'Abel, qui est né d'Adam. Et toutefois nous rie pouvons connaître aucune
de ces générations, ni les expliquer par nos paroles, quoiqu'elles soient
charnelles et terrestres. Comment donc pourrons-nous rendre
raison de la génération spirituelle qu'opère le baptême et qui est
beaucoup plus excellente et plus sublime? Comment pouvons-nous espérer de
concevoir une naissance si étonnante? Les anges s'y sont trouvés présents, mais
personne ne pourra expliquer la manière dont se fait par le baptême cette
admirable génération. Les anges y ont assisté sans y coopérer, sans y rien
faire, seulement ils ont vu ce qui s'y est fait. Le Père, le Fils et le
Saint-Esprit fait tout.
Soumettons-nous donc à la parole de Dieu, qui est plus certaine que la
vue même. Car souvent les yeux se trompent, tandis que la parole de Dieu est
infaillible. Soumettons-nous donc à cette divine parole; car la parole qui a
créé ce qui n'était point, mérite bien qu'on la croie lorsqu'elle parle de la
nature des choses qu'elle a produites. Que dit-elle donc? Qu'il se fait une
régénération dans le baptême. Que si quelqu'un vous dit: Comment cela?
Fermez-lui la bouche par la parole de Jésus-Christ qui est une sorte de preuve
et une démonstration évidente; mais si quelqu'un demande pourquoi on prend de
l'eau, demandons-lui nous-mêmes à notre tour pourquoi la terre a été
premièrement créée pour la formation de l'homme. En effet, personne n'ignore
que Dieu pouvait former l'homme sans prendre de la terre. C'est pourquoi ne
cherchez pas avec trop de curiosité à en savoir davantage. Or que l'eau soit nécessaire,
apprenez-le par cet exemple: Le Saint-Esprit étant un jour descendu avant l'eau
du baptême, l'apôtre ne s'arrêta point à cela; mais pour montrer que l'eau
était nécessaire et non pas superflue, voici ce qu'il dit, écoutez-le: «
Peut-on refuser l'eau du baptême à ceux qui « ont déjà reçu le Saint-Esprit
comme nous?» (Act. X, 44, 47.)
Pourquoi donc l'eau est-elle nécessaire au baptême ? Je vais vous
l'expliquer pour vous découvrir un mystère caché, car il y a plusieurs autres
mystères cachés dans ce sacrement. Aujourd'hui, parmi ce grand nombre; je vous
en découvrirai un. Quel est-il? Dans le baptême, on célèbre des symboles
divins, on représente la sépulture, la passion, la résurrection, la vie de
Jésus-Christ, et ces choses se font toutes à la fois. Notre tête étant plongée
dans l'eau comme dans un
1. « Le Père, le Fils, et le Saint-Esprit » FAIT TOUT, pour « font tout
». Saint Chrysostome, comme l'observe Savillus, dit: FAIT TOUT, pour marquer,
et mieux exprimer l'unité de substance des trois personnes.
21tombeau, le vieil homme est enseveli et entièrement noyé; quand nous
sortons ensuite de cette eau, le nouvel homme ressuscite (1). Comme il nous est
facile de nous plonger dans cette eau et d'en sortir ensuite, il est de même
facile à Dieu d'ensevelir le vieil homme et d'en former un nouveau. Cette
immersion se fait par trois fois, pour nous apprendre que- c'est la vertu du
Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, qui opère toutes ces choses. Mais pour
vous persuader que ce n'est pas par conjecture que nous disons ceci, écoutez ce
que dit saint Paul « Nous avons été ensevelis avec lui », avec Jésus-Christ, «
par le baptême, pour mourir » au péché (Rom. VI, 4); et ensuite: « Notre vieil
homme a été crucifié avec lui » (Rom. VI, 6); et encore: «Nous sommes entrés
avec lui, par la ressemblance de sa mort ». (Rom. VI, 5.) Or, non-seulement le
baptême est appelé une croix, mais la: croix aussi est appelée un baptême: «
Vous serez baptisés »:, dit Jésus-Christ, « du baptême dont je dois être
baptisé » (Marc, X, 39); et ailleurs: « Je dois être baptisé d'un baptême que
vous ne connaissez pas (2) ». Car comme il nous est facile d'être baptisés et
de sortir de l'eau, de même, Jésus-Christ étant mort, est ressuscité lorsqu'il
l'a voulu, ou plutôt beaucoup plus facilement encore que nous ne sortons de
l'eau, quoique par une sage et mystérieuse dispensation, il soit demeuré trois
jours dans le tombeau.
3. Ayant donc reçu la grâce de participer à de si grands mystères,
menons une vie qui soit digne d'un don si singulier; que toute notre conduite
soit parfaitement bien réglée; mais vous, qui n'en avez pas encore été jugés
dignes, faites tous vos efforts pour le devenir, afin que nous ne soyons tous
qu'un seul corps, afin que nous soyons tous frères. Tant que nous sommes ainsi
séparés, celui qui est séparé, fût-il notre père, ou notre fils, ou notre
frère, quel qu'il soit enfin, il n'est point encore véritablement notre parent,
puisqu'il n'a point de part à l'alliance qui vient d'en-haut. En effet, quelle
utilité peut-il revenir d'une union de boue, si l'on n'est point
spirituellement unis ? Quel gain retirera-t-on d'une parenté terrestre, étant
étrangers à l'égard du ciel ?
1. Le saint Docteur fait allusion à la manière de baptiser de son temps
par trois immersions. On plongeait l'homme entièrement dans l'eau, et cette
action représentait assez bien un pomme qui descend dans le tombeau, et qui
disparaît aux yeux des hommes, etc.
2. Je n'ai point trouvé ce passage. C'est toujours me juste allusion
aux paroles de Jésus-Christ.
Le catéchumène est un étranger à l'égard d'un fidèle: il n'a ni le même
chef, ni le même père, ni la même cité, ni la même nourriture, ni le même
vêtement, ni la même table; mais tout est séparé. Tout ce que possède celui-là
est sur la terre: tout ce que possède celui-ci est dans le ciel; Jésus-Christ
est le roi de celui-ci, l'autre a pour rois le péché et le diable; Jésus-Christ
fait les délices de l'un; la corruption, de l'autre. L'ouvrage des vers est le
vêtement de celui-là; le vêtement de celui-ci, c'est le Seigneur des anges. Le
ciel est la cité de l'un, la terre l'est de l'autre. Puis donc qu'il n'y a rien
de commun entre nous, en quoi, je vous prie, communiquerons-nous? Mais,
direz-vous, nous avons tous une même naissance, nous sortons tous du sein d'une
même terre? Je vous répondrai: mais cela ne suffit pas pour faire une véritable
et légitime alliance. Travaillons donc à devenir citoyens de la cité du ciel.
Jusques à quand demeurerons-nous dans notre exil, nous qui devrions faire tous
nos efforts pour rentrer dans notre ancienne patrie? La perte que nous risquons
de faire n'est ni légère, ni de vil prix. Le Seigneur veuille bien nous en
préserver ! mais si une mort imprévue venait à nous enlever de ce monde, avant
d'avoir reçu le baptême, fussions-nous chargés de mille biens, de toute sorte
de bonnes oeuvres, nous n'aurions pour partage que l'enfer, et un ver venimeux;
qu'un feu qui ne s'éteint point, et des liens indissolubles.
Mais, à Dieu ne plaise qu'aucun de mes auditeurs tombe dans ce lieu de
supplices ! Nous l'éviterons si, après avoir été initiés aux saints mystères,
nous mettons au fondement de l'édifice du salut notre or, notre argent et nos
pierres précieuses. C'est ainsi qu'en l'autre monde nous pourrons nous trouver
riches, si nous n'avons pas laissé ici notre argent, et si nous l'avons envoyé
là-haut, par les mains des pauvres, au trésor inviolable, si nous l'avons prêté
à Jésus-Christ. Nous avons contracté de grandes dettes envers ce trésor, non en
argent, mais par nos péchés. Prêtons donc notre argent à Jésus-Christ, afin
d'obtenir la rémission de nos péchés; c'est lui qui est notre juge. Ne le
méprisons pas ici lorsqu'il a faim, afin que là il nous nourrisse: ici
habillons-le, afin que là il ne nous laisse pas nus, en nous privatif de sa
protection. Si nous lui donnons à boire ici, nous ne dirons pas avec le riche:
«Envoyez Lazare, afin qu'il trempe le bout de son doigt [220] dans l'eau pour
me rafraîchir la langue qui est toute en feu ». (Luc, XVI, 24.) Si ici nous le
recevons chez nous, là il nous préparera plusieurs demeures. Si nous allons le
visiter, lorsqu'il est en prison, il nous délivrera, lui aussi, des liens. Si
nous exerçons l'hospitalité envers lui, il ne souffrira pas que nous restions
étrangers au royaume des cieux; mais il nous fera citoyens de la cité
d'en-haut. Si nous allons le voir quand il est malade, il nous guérira
sur-le-champ de nos infirmités. Ainsi donc, puisqu'il suffit de donner peu pour
recevoir beaucoup, donnons quoi que ce soit, afin d'être amplement rémunérés;
pendant que nous en avons encore le temps, semons pour moissonner un jour.
Lorsque l'hiver sera arrivé, lorsque la mer ne sera plus navigable, il ne sera
plus alors en notre pouvoir de commercer.
Et quand aurons-nous l'hiver? lorsque le grand jour, le jour plein de
lumière sera arrivé. Alors nous ne naviguerons plus sur cette grande et vaste
mer de la vie présente. Maintenant c'est le temps de semer, alors ce sera le
temps de faire la moisson et d'amasser. Si l'on ne sème pas pendant les
semailles, et si, au temps de la moisson, on sème, outre qu'on ne récolte rien,
on se rend ridicule. Si c'est le temps de semer, il ne faut donc pas chercher
maintenant à recueillir, mais il faut semer. En conséquence, répandons pour
amasser ensuite; ne nous attachons pas maintenant à recueillir, de peur que
noirs ne perdions notre moisson: le temps présent, comme j'ai dit, nous appelle
à semer et à répandre, et non lias à amasser ni à faire des provisions. C'est
pourquoi ne perdons pas l'occasion, mais jetons copieusement la semence, et
n'épargnons rien de ce qui est chez nous, afin de recouvrer tout avec usure,
par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui
soit la gloire, au Père et au Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Ainsi
soit-il.
1. Le Fils unique de Dieu a eu la bonté de nous initier à de grands
mystères: oui, certes, ils sont grands ces mystères, et nous n'en étions pas
dignes: mais il était de sa grandeur et de sa dignité de nous les communiquer.
Que si l'on considère notre mérite, non-seulement nous étions indignes de ce
bienfait, mais nous méritions sa vengeance et une sévère punition. C'est à quoi
néanmoins il n'a point regardé: il ne nous a pas seulement délivrés du
supplice, il nous a encore donné une vie bien plus noble que la première, il
nous a introduits dans un autre monde, il a formé une nouvelle créature: « Si
quelqu'un [221] appar tient à Jésus-Christ », dit l'Ecriture, « il est devenu
une nouvelle créature ». (II Cor. V, 17.) Quelle est-elle cette nouvelle
créature? Ecoutez le Fils de Dieu, il vous l'apprend lui-même: « Si un homme ne
renaît », vous dit-il, « de l'eau et de l'Esprit; il ne peut entrer, dans le
royaume de Dieu ». (Jean, III, 5.) Il nous avait confié la garde du paradis de
délices (Gen. II, 15); nous nous sommes rendus indignes de l'habiter: il nous a
élevés au ciel. Dans notre première demeure nous ne lui avons pas été fidèles,
et cependant il nous a donné quelque chose de plus grand. Nous n'avons pu nous
abstenir de manger du fruit d'un seul arbre (Gen. II, 17), et il nous a donné
les délices célestes. Etant dans le paradis nous n'avons pas persévéré dans le
bien, et il nous a ouvert les cieux. Saint Paul a donc eu raison de s'écrier: «
O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! » (Rom. XI,
33.)
Non, aujourd'hui il n'est plus besoin ni de mère, ni d'enfantement, ni
de sommeil, ni de mariage, ni d'embrassements: l'ouvrage de notre nature
s'opère enfin dans le ciel, et se forme de l'eau et de l'Esprit: c'est l'eau
qui conçoit et produit l'enfant. Ce qu'est le ventre de la mère à l'embryon,
l'eau l'est au fidèle, car il est conçu et enfanté dans l'eau. Au commencement
Dieu avait dit: « Que les eaux produisent des poissons vivants ». (Gen. I, 20.)
Mais depuis que le Seigneur est entré dans le fleuve du Jourdain, ce ne sont
plus des poissons vivants que l'eau produit: elle engendre des âmes
raisonnables, qui portent le Saint-Esprit. Et ce qui a été dit du soleil, qu' «
il est comme un époux qui sort de sa a chambre nuptiale » (Ps. XVIII, 5);
maintenant on, le peut dire des fidèles, qui jettent des rayons plus brillants
que le soleil. Encore il faut du temps pour. que ce qui est conçu dans le sein
de la mère se forme et vienne à terme: mais il n'en arrive pas de même de ce
qui se produit dans l'eau, tout s'y forme en un instant: quand il s'agit d'une
vie périssable, résultat d'une corruption charnelle, le fruit tarde à voir le
jour: car il est dans la nature des corps de n'arriver que peu à peu à la
maturité: mais il n'en est pas ainsi des choses spirituelles: elles sont
parfaites dès le commencement.
Comme Nicodème, en entendant dire ces choses, se troublait toujours,
voyez comment Jésus-Christ lui découvre le secret de ce mystère, et lui
éclaircit ce qui était auparavant obscur: « Ce qui est né de la chair est chair,
et ce qui est né de l'Esprit est esprit ». Il l'éloigne par là de tout ce qui
tombe sous les sens, et ne lui permet pas de sonder les mystères avec des yeux
corporels. Nous ne parlons pas de la chair, ô Nicodème ! lui dit-il; mais de
l'Esprit. Ainsi il élève son esprit aux choses spirituelles: n'imaginez, lui
dit-il, ne cherchez rien de sensible. Ce n'est pas avec ces yeux qu'on voit
l'Esprit: ne pensez pas que l'Esprit produise la chair.
Comment donc, dira peut-être quelqu'un, la chair du Seigneur est-elle
née? Elle est née, non de l'Esprit seulement, mais encore de la chair, ce que
saint Paul nous apprend par ces paroles: « Il est né d'une femme et assujetti à
la loi » (Gal. IV, 4): le Saint-Esprit l'a ainsi formé, mais non pas tiré du
néant: en effet, s'il l'avait tiré du néant, en quoi le sein d'une femme
aurait-il été nécessaire? l'Esprit l'a formé de la chair d'une vierge: mais
coin ment? je ne puis l'expliquer. Au reste, Jésus-Christ est né d'une femme,
de peur qu'on ne crut qu'il n'avait rien de commun avec notre nature. Si, alors
même que la chose s'est ainsi passée, il se trouve pourtant des gens qui ne
croient pas à cette génération: à quel comble d'impiétés ne se serait-on pas
porté, à supposer que cette chair n'eût pas été tirée de celle d'une vierge?
« Ce qui est né de l'Esprit, est esprit »: Ne voyez-vous pas en cela la
dignité et la puissance du Saint-Esprit? il fait l'ouvrage de Dieu.
L'évangéliste disait ci-dessus: « Ils sont nés de Dieu »; maintenant il dit
ici: ils sont engendrés de l'Esprit. « Ce qui est né de l'Esprit, est esprit »:
c'est-à-dire celui qui est né de l'Esprit est spirituel. Jésus-Christ ne parle
pas ici de la génération, quant à la substance, mais quant à la dignité et à la
grâce. Si donc le Fils est né de cette manière, qu'aura-t-il de plus que le
reste des hommes, qui sont nés de même? comment est-il le Fils unique? car, moi
aussi, je suis né de Dieu, mais non pas de sa substance: si donc le Fils
lui-même n'est pas né de sa substance, en quoi diffère-t-il de nous? De cette
manière il se trouvera aussi qu'il est au-dessous du Saint-Esprit. Car la
génération dont nous parlons se fait par la grâce de l'Esprit-Saint. Est-ce
que, pour rester le Fils, il a besoin du Saint-Esprit? [222] mais en quoi cette
doctrine diffère-t-elle de celle des Juifs?
Jésus-Christ donc après avoir dit: ce qui est né de l'Esprit est
esprit; comme il voit Nicodème encore dans le trouble, passe à un exemple
sensible. « Ne vous étonnez pas », dit-il, « de ce que je vous ai dit, qu'il
faut que vous naissiez encore une fois. Le vent souffle où il veut (7, 8) ».
Quand Jésus-Christ dit à Nicodème: « Ne vous étonnez pas », il marque le
trouble et l'agitation de son esprit, et en même temps il l'introduit dans un
monde moins grossier que celui des corps; déjà par ces paroles: « Ce qui est né
de l'Esprit est esprit», il l'avait éloigné de toutes ces idées charnelles.
Mais comme Nicodème ne comprenait pas ce que cela voulait dire, il lui apporte
encore un autre exemple, il ne le tire pas de la grossièreté des corps, il ne
parle non plus en aucune façon des choses incorporelles, à quoi Nicodème ne
pouvait rien entendre, mais il lui propose une chose qui tient le milieu entre
ce qui est corporel et ce qui est incorporel; savoir, le vent qui de sa nature
est subtil et impétueux, et c'est par ce symbole qu'il l'instruit; il dit du
vent: « Vous entendez bien sa voix, mais vous ne savez d'où il vient, ni où il
va ». Quand il dit: « Il souffle où il lui plait »; il ne veut pas dire que le
vent s'emporte à son gré, mais il veut marquer son impétuosité et sa force
irrésistible. C'est la coutume de l'Ecriture de parler ainsi des choses
inanimées (1): comme lorsqu'elle dit: « Les créatures sont assujetties à la
vanité, et elles ne le sont pas volontairement ». (Rom. VIII, 20.) Ce mot donc:
« Il souffle où il lui plaît », signifie qu'on ne peut le retenir, qu'il se
répand partout; que personne ne peut l'empêcher d'aller de côté et d'autre, et
qu'il se déchaîne avec une grande violence, nul ne pouvant arrêter son
impétuosité.
2. « Et vous entendez bien sa voix », en d'autres termes, le bruit, le
son: « Mais vous ne savez d'où il vient, ni où il va: il en est de même de tout
homme qui est né de l'Esprit »: c'est là la conclusion. Si vous n pouvez pas,
dit-il, expliquer l'impétuosité du vent, que l'ouïe et le tact vous font
sentir, et s vous ne connaissez pas la route qu'il suit pourquoi cherchez-vous
curieusement à sonder l'opération de l'Esprit-Saint, vous qui ne
1. C'est-à-dire, d'attribuer du sentiment et de la raison aux créatures
insensibles.
comprenez pas la violence du vent, quoique vous en entendiez le bruit?
car ce mot: « Il souffle où il lui plaît », est dit de la puissance du
Saint-Esprit, et c'est ainsi qu'il faut l'expliquer. Si personne ne peut
arrêter le vent, et s'il souffle où il lui plaît, ni les lois de la nature, ni
les bornes des générations corporelles, ni quelqu'autre chose que ce puisse
être, ne pourront à bien plus forte raison empêcher l'opération de
l'Esprit-Saint. Or, que ce soit du vent qu'il est dit: « Vous entendez sa voix
», c'est ce qui est évident: Jésus-Christ n'aurait pas dit à un infidèle, à un
ignorant, en voulant parler de l'opération de l'Esprit-Saint, « vous entendez
sa voix ». Comme donc on ne voit pas le vent, quoiqu'il fasse du bruit, de même
on n'aperçoit pas des yeux du corps la génération spirituelle: et néanmoins le
vent est un corps, quoique très-subtil: car tout ce qui est soumis aux sens est
un corps. Si donc ce n'est ni une peine, ni un chagrin pour vous, de ne pas
voir un corps, ni aussi une raison d'en nier l'existence, pourquoi vous
troublez-vous quand vous entendez parler de l'Esprit-Saint? pourquoi
demandez-vous tant de comptes, puisque vous ne faites pas de même à l'égard
d'un corps? quelle est donc la conduite de Nicodème? Après un exemple si clair,
il demeure encore dans ses basses idées, dans sa grossièreté juive; et comme
dans le doute, où il persiste toujours, il dit encore à Jésus-Christ: « Comment
cela se peut-il faire? (9) » Le divin Sauveur lui répond plus durement: « Quoi
! vous êtes maître en Israël, et vous ignorez ces choses? (10) » Considérez
toutefois que jamais il ne l'accuse de malice, que seulement il lui reproche sa
grossièreté et sa stupidité.
Mais qu'a de commun, dira-t-on, cette génération avec ce qui s'est passé
parmi les Juifs? mais plutôt dites-moi, je vous prie, ce qui ne s'y rapporte
pas. La création du premier homme, la formation de la femme tirée de son côté;
les femmes stériles devenues fécondes, et tout ce qui a été opéré par l'eau et
sur les eaux, savoir: dans la fontaine d'où Elisée retira le fer qui y était
tombé; les prodiges qui se sont faits au passage de la mer Rouge; les miracles
arrivés à la piscine dont l'ange remuait l'eau (Jean, C, 5), et la guérison
miraculeuse de Naaman de Syrie dans le Jourdain; toutes ces choses, dis-je,
étaient comme des figures et des symboles de la génération [223] et de la
purification qui devait un jour arriver, et qui les annonçaient d'avance; les
oracles mêmes des prophètes prédisaient en quelque sorte cette nouvelle manière
de naître, comme par exemple, ces paroles: « La postérité à venir sera annoncée
par le Seigneur, et les cieux annonceront sa justice au peuple qui doit naître
» dans la suite; « au peuple qui a été fait par le Seigneur ». (Ps. XXI, 34.)
Et celles-ci: « Il renouvelle sa jeunesse comme celle de l'aigle ». (Ps. CII,
5.) Ces autres: « Jérusalem, recevez la lumière: car voilà que votre roi est
venu ». (Isaïe, LX, 1.) Et encore: « Heureux sont ceux à qui les iniquités ont
été remises ». (Ps. XXXI, 1.) Isaac était aussi une figure de cette naissance.
Dites, ô Nicodème ! dites-le nous: comment Isaac est-il né ? Est-ce
purement selon la loi de la nature? Non: donc cela s'est fait d'une manière qui
tenait et de la naissance naturelle, et de la nouvelle naissance, car Isaac est
né d'un mariage, et d'autre part il n'est pas simplement né du sang. Et moi, je
vous ferai voir que non-seulement cette naissance, mais encore l'enfantement de
la Vierge, ont été prédits et annoncés d'avance par les prodiges figuratifs dont
je viens de parler. Comme personne n'aurait pu facilement croire qu'une Vierge
enfantât, premièrement les femmes stériles, et non-seulement les femmes
stériles, mais encore les vieilles ont enfanté. Et toutefois, qu'une femme soit
formée d'une côte, c'est quelque chose de plus merveilleux et de plus étonnant:
mais comme ce prodige était très-ancien, une autre espèce d'enfantement a paru
dans la suite: et la fécondité des femmes stériles a préparé les esprits à
croire à l'enfantement de la Vierge; c'est pour rappeler ces célèbres
événements à Nicodème que Jésus-Christ lui disait: « Quoi ! vous êtes maître en
Israël, et vous ignorez ces choses? Nous disons ce que nous savons, et nous
rendons témoignage de ce que nous avons vu, et cependant personne ne reçoit
notre témoignage ». Jésus-Christ ajouta ces choses, et pour prouver encore par
d'autres exemples ce qu'il avait dit, et pour s'accommoder à sa fait blesse.
3. Mais que signifient ces paroles: « Nous disons ce que nous savons,
et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu (11) ? » Comme de tous les
sens, la vue est celui qui nous persuade le plus, comme lorsque nous voulons
qu'on nous croie, nous élisons que nous n'avons pas entendu de nos oreilles,
mais que nous avons vu de nos propres yeux; voilà pourquoi Jésus-Christ,
parlant à Nicodème, emprunte le langage des hommes et leur façon de parler; il
l'emprunte pour persuader ce qu'il dit: mais que cela soit ainsi, que telle ait
été son unique intention, et qu'il ne veuille pas parler de la vue sensible,
ses propres paroles le font voir visiblement. II avait dit: « Ce qui est né de
la chair est chair, et ce qui est né de l'Esprit est esprit », il ajoute: «
Nous disons ce que nous savons, et nous rendons témoignage de ce que nous avons
vu ». Mais cela n'était point encore arrivé. Pourquoi dit-il donc: « Ce que
nous avons vu ? » N'est-il pas évident qu'il parle de cette exacte et parfaite
connaissance qui ne peut se tromper ? « Et cependant personne ne reçoit notre
témoignage. » Ce mot donc: « Ce que nous savons », Jésus-Christ le dit ou de
soi et de son Père, ou de soi seulement; mais celui-ci: « Personne ne reçoit »,
il ne le dit pas maintenant pour marquer sa colère et son indignation, mais
seulement pour faire connaître ce qui se passe. Car il n'a point dit: Est-il
rien de plus insensible que vous? Quoi! vous ne recevez pas ce que nous vous
expliquons avec tant de soin et d'exactitude? Il montre au contraire une
très-grande modération et dans ses actions, et dans ses paroles; il ne dit rien
d'approchant, mais il prédit avec douceur ce qui en arriverait, et nous donne à
nous cet exemple d'une extrême patience, afin que nous ne soyions ni fâchés, ni
chagrins, lorsque nous ne persuadons pas ceux à qui nous parlons.
En effet, que sert de se fâcher ? on n'y gagne rien; au contraire, on
s'aliène les esprits, on les rend plus opiniâtres dans leur incrédulité. C'est
pourquoi il faut bien se garder de se fâcher: il faut s'attacher à rendre digne
de foi ce qu'on dit, en s'abstenant non-seulement de se mettre en colère, mais
aussi de se répandre en clameurs; car des clameurs naît la colère. Arrêtons
dune le cheval, pour renverser le cavalier. Coupons les ailes à la colère, et
nous comprimerons son essor. Elle est un venin subtil, qui s'insinue
facilement, et qui infecte l'âme. Il faut donc lui fermer toutes les portes. Il
serait ridicule d'adoucir et d'apprivoiser des bêtes, et de négliger notre âme,
de la laisser devenir brutale et farouche. La colère est un grand feu qui
dévore tout: elle [224] corrompt le corps, elle ruine l'âme; elle rend l'homme
laid et horrible à voir. Certes si un homme en colère voulait se regarder au
miroir, il ne lui faudrait point d'autre avertissement: rien n'est plus affreux
qu'un visage en colère. La colère est une espèce d'ivresse, ou plutôt elle est
pire et plus misérable qu'un démon: mais être attentifs,à ne se pas répandre en
clameurs, c'est la meilleure voie pour arriver à la vraie philosophie. Voilà
pourquoi saint Paul commande de fuir non-seulement la colère, mais encore les
clameurs: « Que toute colère », dit-il, « et toute clameur soient bannies
d'entre vous ». (Ephés. IV, 31.)
Soyons donc soumis et, obéissants au grand Maître de toute philosophie,
de toute sagesse 1 Et lorsque nous nous sentons émus de colère contre nos
serviteurs, pensons à nos péchés et rougissons de honte en voyant leur douceur
et leur patience. Car quand vous chargez d'injures votre serviteur, et qu'il
écoute vos injures patiemment et en silence, que vous faites une action
honteuse, et que lui, il se conduit en vrai philosophe: c'est un avertissement
qui devrait vous suffire. En effet, quoiqu'il ne soit qu'un valet, toutefois il
est homme, doué d'une âme immortelle et honoré des mêmes dons que nous par
notre commun Maître. Que si nous étant égal dans les plus grandes choses et
dans les dons spirituels, il souffre patiemment vos outrages à cause de je ne
sais quelle légère prérogative humaine, de quel pardon et de quelle excuse
serons-nous dignes, nous, qui même par la crainte de Dieu ne pouvons, ou même
ne voulons pas nous contenir, comme ce domestique le fait par la crainte qu'il
a de nous?
Réfléchissons donc en nous-mêmes sur toutes ces choses, pensons que
nous sommes des pécheurs, et que nous participons tous à une même nature;
étudions-nous à parler avec douceur en toute occasion, afin qu'étant humbles de
coeur, nous procurions à nos âmes le repos et la paix, et de la vie présente et
de la vie future. Je prie Dieu de nous l'accorder à tous, par la grâce et par
la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui, etc.
1. Je l'ai souvent dit, je le répéterai maintenant encore, et je ne cesserai
point de le dire: Qu'est-ce donc? C'est que souvent Jésus-Christ, lorsqu'il
veut parler de choses élevées et sublimes, s'abaisse à la portée de ses
auditeurs, et ne se sert point de paroles dignes de [225] sa grandeur, mais des
plus simples et des plus grossières. S'il avait une fois parlé des choses
divines en propres termes, il n'avait pas besoin de se répéter pour nous
instruire, du moins autant qu'il est possible; mais il n'en est pas de même des
paroles simples et grossières, par lesquelles il se mettait à la portée de ses
auditeurs: si elles n'eussent été fréquemment répétées, comme il s'agissait de
choses sublimes, elles n'auraient point touché, ni ébranlé un auditeur charnel
qui rampait à terre. Voilà pourquoi Jésus-Christ a beaucoup plus dit de choses
simples que d'élevées: mais de peur que cela ne fît tort à ses disciples, et ne
les laissât toujours courbés vers la terre, il ne dit point ces choses simples,
il ne se sert point de ces grossières comparaisons, sans marquer pour quelle
raison il en use de la sorte: et c'est ce qu'il a fait en cet endroit. Ayant
discouru du baptême, et de cette renaissance qu'opère la grâce; voulant parler
ensuite de son ineffable et mystérieuse génération, il interrompt son discours
et il en déclare lui-même la cause. Quelle est-elle ? c'est la grossièreté et
la faiblesse de ses auditeurs: il l'a même insinué incontinent après par ces
paroles: « Si vous ne me croyez pas lorsque je avons parle des choses de la
terre, comment me croirez-vous quand je vous parlerai des choses du ciel ? »
C'est pourquoi, quand Jésus-Christ dit quelque chose de simple et de grossier,
il faut en attribuer la raison à la faiblesse et à la grossièreté de ses
auditeurs.
Au reste quelques-uns croient qu'en cet endroit ces mots: les choses de
la terre, signifient le vent, et que cela revient à dire: si vous ayant donné
l'exemple des choses de la terre, néanmoins je ne me suis pas fait entendre,
comment pourrez-vous comprendre des choses qui sont très-élevées et
très-sublimes? mais s'il appelle ici le baptême terrestre, n'en soyez f pas
surpris: il l'appelle ainsi, ou parce qu'il est conféré sur la terre, ou parce
qu'il le compare j avec sa redoutable génération; car quoique la renaissance
qu'opère le baptême soit céleste, [si néanmoins on la compare avec cette
génération que produit la substance du Père, on i peut la dire terrestre. Et
remarquez que Jésus-Christ n'a point dit: Vous ne comprenez pas; mais: Vous ne
croyez pas. En effet, accuser de folie celui qui ne veut pas croire, ne le
comprenant pas, ce qui est du domaine de la raison, rien n'est plus juste: et
au contraire si quelqu'un refuse de recevoir ce que la raison n'admet pas et
qui n'est accessible qu'à la foi, on ne l'accusé pas de folie, mais on le blâme
à cause de son incrédulité. Jésus-Christ donc voulant ramener Nicodème, lui
parle avec plus de force et lui reproche son incrédulité, afin qu'il ne cherche
pas à comprendre par le raisonnement le sens de ses paroles mais si la foi nous
oblige de croire à notre régénération, quel supplice ne méritent pas ceux qui
'cherchent à connaître par la raison la génération du Fils unique?
Mais peut-être quelqu'un dira: pourquoi Jésus-Christ a-t-il dit ces
choses, si ses auditeurs devaient refuser de les croire? C'est parce que si
ceux-là ne les croyaient pas, il était sûr que les hommes qui viendraient après
eux les croiraient, et en retireraient un grand avantage. Jésus-Christ donc,
parlant à Nicodème avec beaucoup de force, lui fait voir enfin que
non-seulement il connaît ces choses, mais encore bien d'autres,
incomparablement plus grandes; ce qu'il montre par les paroles qui suivent, où
il dit: « Personne n'est monté au ciel, que celui qui est descendu du ciel »,
savoir: « le Fils de l'homme qui est dans le ciel ». Et quelle est, direz-vous,
cette conséquence? elle est très-grande et très-bien liée à ce qui précède;
Nicodème avait dit: « Nous savons que vous êtes venu de la part de Dieu » pour
nous instruire comme « un docteur »; Jésus-Christ amende ces paroles, en lui
disant, ou à peu près: Ne pensez pas que je sois docteur, comme l'ont été
plusieurs prophètes, qui étaient des hommes terrestres, car moi, je viens du
ciel. Aucun des prophètes n'est monté au ciel, et moi j'y habite. Ne voyez-vous
pas, mes frères, que ce qui paraît même très-élevé reste fort au-dessous d'une
telle grandeur? Car Jésus-Christ n'est pas seulement dans le ciel, il est
partout, il remplit tout; mais il se rabaisse encore à la portée et à la
faiblesse de son auditeur, afin de l'élever peu à peu. Au reste, en cet endroit,
Jésus-Christ n'appelle pas la chair le Fils de l'homme, mais il se désigne tout
entier, pour ainsi parler, par le nom de la moindre substance. En effet, il a
coutume de se nommer tout entier, tantôt par la divinité, tantôt par
l'humanité.
« Et comme Moïse éleva dans le désert le serpent » d'airain, «il faut
de même que le Fils de l'homme soit élevé en haut (14) ». Ceci encore parait ne
pas se rattacher à ce qui [225] précède, et néanmoins s'y rapporte tout à fait.
Car, après, avoir dit que le baptême procure aux hommes un très-grand bien, il
découvre aussitôt la source de ce bienfait, et fait connaître qu'elle n'est pas
moins, précieuse que l'autre., puisque le baptême. tire toute sa vertu de la
croix. Saint Paul, écrivant aux Corinthiens, en use de même, il joint ces biens
ensemble, en disant: « Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous, ou avez-vous
été baptisé au nom de Paul?» (I Cor. I, 13). Par où l'apôtre fait parfaitement
connaître l'ineffable amour de Jésus-Christ, en ce qu'il a souffert pour ses
ennemis et est mort pour eux, afin de leur remettre entièrement leurs péchés
par le baptême.
2. Mais pourquoi n'a-t-il pas clairement dit qu'il devait être
crucifié, et a-t-il renvoyé ses auditeurs à l'ancienne figure? Premièrement
pour leur montrer la liaison et la concorde qu'il y a entre l'Ancien et le
Nouveau Testament, et leur apprendre que ce qui s'est passé dans l'un, n'est
pas contraire à ce qui se passe dans l'autre. En second lieu, afin que vous
compreniez vous-mêmes et que vous soyiez bien persuadés qu'il n'est pas allé à
la mort malgré lui; de plus que cette mort ne lui fait aucun tort, et enfin que
c'est par elle qu'il procure le salut de plusieurs. Et de peur que quelqu'un ne
dît. Comment peut-il se faire que ceux qui croient à un homme crucifié soient
sauvés,. puisque la mort l'a enlevé lui-même? il nous rappelle une ancienne
histoire. Si les Juifs qui regardaient la figure du serpent d'airain (Exod.
XXI), évitaient la mort, à plus forte raison, ceux qui croient en Jésus-Christ
crucifié, recevront-ils de grands ors et des grâces plus excellentes. En effet,
si Jésus-Christ a été crucifié, ce n'est pas qu'il ait été le plus faible ou
les Juifs les plus forts; son temple animé a été attaché à la croix, parce que
Dieu a aimé le monde.
« Afin que tout » homme « qui croit en lui, ne périsse point, mais
qu'il ait la vie éternelle (15) ». Ne voyez-vous pas la cause de la mort et le
salut qu'elle procure? Ne voyez-vous pas l'accord de la figure avec la vérité?
Alors les Juifs évitèrent la mort, irais une mort temporelle; maintenant les
fidèles sont préservés de la mort éternelle. Là le serpent élevé en l'air
guérissait les morsures des serpents; ici, Jésus crucifié guérit les blessures
que fait le dragon spirituel. Là, celui qui regardait des yeux du corps était
guéri; ici, celui qui voit des yeux de l'âme, se décharge de tous ses péchés.
Là pendait une figure d'airain qui représentait un serpent, ici le corps du
Seigneur que le Saint-Esprit a formé. Là, un serpent mordait et un serpent
guérissait; ici la mort a donné la mort, et la mort a donné la vie. Le serpent
qui tuait avait du venin, celui qui donnait la vie n'avait point de venin. Ici
c'est la même chose: la mort qui donnait la mort avait le péché, comme le
serpent avait le venin; mais la mort du Seigneur était exempte de tout péché,
comme le serpent d'airain l'était du venin: « Car il n'avait commis aucun
péché. », dit l'Ecriture, « et de sa bouche il n'est jamais sorti aucune parole
de tromperie ». (I Pierre, II, 23.) C'est là ce qu'a déclaré saint Paul par ces
paroles: « Jésus-Christ ayant désarmé les principautés et les puissances; les a
menées hautement en triomphe à la face de tout le monde, après les avoir
vaincues par lui-même ». (Col. II, 15.) De même qu'un courageux athlète, qui,
élevant fort haut son ennemi, le jette par terre, remporte une plus illustre
victoire, ainsi Jésus-Christ,. à la face de tout le monde, a terrassé les
puissances qui nous étaient ennemies, et, après avoir guéri ceux qui avaient
été blessés dans le désert, il les a, par son crucifiement, délivrés de toutes
les bêtes; aussi Jésus-Christ n'a point dit: II faut que le Fils de l'homme
soit attaché à une croix, mais il a dit: Il faut qu'il soit élevé; de manière à
choquer moins celui qui l'écoutait, et à se rapprocher de la figure.
« Car Dieu a tellement aimé le monde, qu'il a donné son Fils unique,
afin que tout » homme « qui croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait la
vie éternelle (16) ». C'est-à-dire: Ne vous étonnez pas que je sois élevé, afin
que vous soyiez sauvés.; ainsi a décidé mon Père, et mon Père vous a tellement
aimés, qu'il a donné son Fils pour ses serviteurs et pour des serviteurs
ingrats; quand personne n'en ferait autant pour son ami. Saint Paul dit même
« Et certes, à peine quelqu'un voudrait-il mourir pour un juste ».
(Rom. V, 7). L'apôtre appuie davantage sur- cet amour de Dieu, parce qu'il
parlait à des fidèles; Jésus-Christ l'exprime ici avec plus de ménagement,
parce qu'il parlait à Nicodème; mais ce qu'il dit est plus significatif encore,
comme on peut s'en convaincre en pesant chacun des mots dont il [227] se sert.
Car ces paroles: « Il a tellement aimé », et cette opposition: « Dieu; le monde
», montrent un incomparable amour.
En effet, elle est grande la différence qui est entre Dieu et le monde,
ou plutôt elle est immense. Dieu, l'immortel, celui qui est sans principe, qui
a une grandeur infinie, a aimé des hommes formés de terre et de cendres,
chargés d'une multitude de péchés, qui ne cessaient de l'offenser, dès ingrats:
oui, dis-je, voilà ceux qu'il à aimés. Les paroles qui suivent sont aussi
fortes, car il ajoute: « Qu'il a donné son Fils unique », non pas un de ses
serviteurs, ni un ange, ni un archange. Mais personne n’a jamais marqué tant
d'affection, tant d'amour pour son fils même, que Dieu en a eu pour des
serviteurs ingrats. Jésus-Christ prédit donc ici sa Passion; sinon ouvertement,
du moins d'une manière enveloppée: maïs l'avantage et le bien qui devait
revenir de sa Passion, il le déclare ouvertement: «Afin », dit-il, « que tout »
homme « qui croit en lui, ne périsse point. mais qu'il ait la vie éternelle ».
Jésus-Christ avait dit qu'il sérail élevé, et il avait insinué sa mort. Ces
paroles pouvaient causer du chagrin et de la tristesse à Nicodème, lui inspirer
à son sujet dès sentiments humains, et lui faire penser que sa mort serait la
fin de sa vie. Voyez de quelle façon il rectifie tout cela, en disant que la
victime offerte est le Fils de Dieu, le principe et la source de la vies et de
la vie éternelle; or, celui qui, par sa mort, devait donner la vie aux autres,
ne pouvait longtemps demeurer dans la mort. Si ceux qui croient en Jésus-Christ
crucifié ne périssent point, bien moins périra-t-il celui qui est crucifié.
Celui qui tire les autres de leur perte doit lui-même être bien plus exempt de
périr; celui qui donne la vie aux autres, à plus forte raison se la
donnera-t-il à lui-même.
Ne voyez-vous pas, mes chers frères, que partout on a besoin de la foi
? car Jésus-Christ dit que la croix est une source et un principe de vie. La
raison ne l'admettra pas facilement témoin les sarcasmes actuels des gentils.
Mais la foi qui s'élève au-dessus de la faiblesse de la raison, croit et reçoit
cette vérité. Et d'où vient que Dieu a tant aimé le monde ? d'où cela vient-il
? Uniquement de sa bonté.
3. Qu'un si grand amour nous couvre donc de honte; qu'an si grand excès
de bonté nous lasse donc rougir. Dieu, pour nous sauver, n'a même pas épargné
son propre Fils (Rom. VIII, 32), et nous épargnons nos richesses pour notre
perte. Dieu adonné pour nous son Fils unique, et nous ne méprisons pas l'argent
pour son amour, ni même pour notre bien et nôtre avantage. Une pareille
conduite, une ingratitude si extrême, de quel pardon est-elle digne? Si nous
voyons un homme s'exposer pour nous aux périls et à la mort, nous le préférons
à tous les autres, nous le considérons même comme notre ami le plus intime,
nous lui donnons tous nos biens et nous disons qu'ils sont plus à lui qu'à
nous-mêmes, et encore ne croyons-nous pas nous, être assez libérés envers lui.
Mais, à l'égard de Jésus-Christ, nous ne nous conduisons pas de même, nous
n'avons pas un coeur si reconnaissant. Jésus-Christ a donné sa vie pour nous,
et il a répandu pour nous son précieux sang; pour nous,. dis-je, êtres sans
bonté et sans amour pour lui. Mais nous, notre argent, nous ne le dépensons
même pas pour notre utilité; nous abandonnons celui qui est mort pour nous,
nous le laissons nu, nous le laissons sans logement et qui nous délivrera du
supplice au jugement futur? Si Dieu ne nous punissait pas, si c'était à nous à
nous punir nous-mêmes, ne prononcerions-nous pas l'arrêt contre nous? ne nous
condamnerions-nous pas au feu de l'enfer, pour avoir méprisé et laissé se
consumer de faim celui qui a donné sa vie pour nous?
Et pourquoi m'arrêter à parler de l'argent et des richesses? Si nous
avions mille vies, n'aurait-il pas fallu les offrir toutes pour Jésus-Christ?
Et en cela même nous n'aurions encore rien fait qui fût comparable au bien que
nous avons reçu. En effet, celui qui oblige le premier, donne une marque
évidente de sa bonté, mais celui qui a reçu un bienfait, quoiqu'il donne
ensuite, ne fait pas une grâce: il s'acquitte d'une dette, et surtout lorsque
celui qui donne le premier fait ce bien à des gens qui sont ses ennemis, et que
celui qui use de retour et de reconnaissance donne à son bienfaiteur des biens
qu'il lui doit, et qu'il doit recouvrer un jour.
Mais toutes ces choses ne nous touchent pas, et nous sommes si ingrats,
que lors même que nous couvrons d'or nos serviteurs, nos mules, nos chevaux,
nous méprisons Notre-Seigneur, nous le laissons marcher nu dans les rues,
demander son pain de porte en porte, debout dans les carrefours, et nous tendre
les mains, [228] sans lui rien donner, et souvent même en le regardant avec
dureté, bien qu'il se soumette pour notre amour à toutes ces peines et ces
misères. Car volontairement il a faim, afin que vous le nourrissiez; il marche
nu, pour vous fournir l'occasion de revêtir un vêtement incorruptible; et
cependant vous ne lui donnez rien: vos habits, ou les vers les mangent, ou bien
vous en chargez inutilement des coffres, et ils ne sont pour vous qu'un
embarras, pendant que celui qui vous les a donnés, avec tout ce que vous
possédez, se promène tout nu dans les rues.
Mais vous ne les enfermez pas dans vos coffres, vous vous en habillez
magnifiquement? Que vous en revient-il (le plus, je vous prie ? Est-ce afin que
cette foule de peuple qui inonde la place vous regarde? Et de quoi cela vous
sert-il? le peuple n'admire pas celui qui porte ces habits magnifiques, mais
bien celui qui donne aux pauvres. Si vous voulez qu'on vous admire, habillez
les pauvres, et vous recevrez mille applaudissements. Alors Dieu se joindra aux
hommes pour vous louer; mais si vous faites le contraire, personne ne vous
louera; tous vous porteront envie et parleront mal de vous, voyant votre corps
bien paré et
votre âme négligée. Ces sortes d'ornements se voient jusque sur le
corps des prostituées, souvent même ce sont elles qui portent les plus beaux et
les plus riches habits. Mais les gens de bien ne recherchent que la vertu et
s'appliquent seulement à bien orner leur âme.
Je vous dis souvent ces choses, et je ne cesserai point de vous les
dire, moins par intérêt pour les pauvres que par sollicitude pour vos âmes. Si
nous-mêmes nous n'assistons pas les pauvres, il leur viendra du moins
d'ailleurs quelque consolation, quelque secours; et quand même il ne leur en
viendrait aucun, quand ils périraient, de faim, ce ne serait pas pour eux une
grande perte. La faim et la pauvreté, quel tort ont-elles fait à Lazare? Mais
vous, rien ne vous délivrera de l'enfer, si les pauvres n'accourent à votre
secours: dénués, privés de toute consolation, vous direz ce que dit le riche
condamné au feu éternel. Mais à Dieu ne plaise que la réponse qui lui fut faite
s'adresse jamais à aucun de vous! Au contraire, fasse le ciel que vous soyiez
tous reçus dans le sein d'Abraham, par la grâce et la miséricorde de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au
Saint-Esprit, dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
1. Beaucoup d'hommes sans vertu, abusant de la clémence de Dieu pour
multiplier leurs péchés et croître en paresse, osent tenir ce langage: Il n'y a
point d'enfer, il n'y a point de supplice, Dieu remet tous les péchés. Mais un
sage leur ferme la bouche par ces paroles «Ne dites pas: La miséricorde du
Seigneur est grande, il aura pitié du grand nombre de mes péchés. Car la
miséricorde et la colère sont en sa présence, et son indignation s'allumera sur
les pécheurs ». ( Eccli. V, 6, 7.) Et ailleurs: « Plus sa miséricorde est
grande, et plus seront grands ses châtiments ». (Ibid. XVI, 13.) Mais que
devient, direz-vous, la miséricorde, si nous devons tous recevoir le châtiment
en proportion de nos péchés? Le prophète et saint Paul déclarent que nous
devons tous recevoir selon nos mérites. écoutez-les; le prophète lé dit en ces
termes: « Seigneur, vous rendrez à chacun selon ses oeuvres » (Ps. LXI, 11);
l'apôtre en ceux-ci: « Dieu rendra à chacun selon ses oeuvres ». (Rom. II, 6.)
Mais néanmoins, que la clémence de Dieu soit grande, le partage qu'il a
fait de notre vie en deux, l'une pour les combats, l'autre pour les couronnes,
le démontre et ne permet pas d'en douter; car en cela même il fait éclater sa
grande miséricorde. Comment ? Parce que, ayant commis un nombre infini de
péchés, et que n'ayant point cessé depuis l'enfance jusqu'à l'extrême
vieillesse de souiller notre âme de crimes, nous ne sommes point punis de tant
de fautes, et qu'il nous accorde le pardon par le baptême de la régénération,
en nous donnant la justice, la pureté et la sainteté. Mais, direz-vous, si
celui qui a reçu la grâce du baptême dès son enfance, tombe ensuite dans mille
péchés? S'il y tombe, il est certainement plus coupable, et aussi mérite-t-il
un plus grand châtiment: si, après le baptême, nous nous laissons aller à
toutes sortes d'excès et de crimes, les péchés que nous commettons alors seront
beaucoup plus sévèrement punis que ceux que nous avons commis auparavant,
quoique les uns et les autres soient de la même espèce et de la même qualité.
Saint Paul le déclare et en donne la raison. par ces paroles: « Celui »,
dit-il, « qui a violé la loi de Moïse, est condamné à mort sans miséricorde,
sur la déposition de deux ou trois témoins. Combien donc, croyez-vous, que
méritera de plus grands supplices celui qui aura foulé aux pieds le Fils de
Dieu, qui [230] aura tenu pour une chose vile et profane le sang de l'alliance,
par lequel il avait été sanctifié, et qui aura fait outrage à l'esprit de la
grâce». (Héb. X, 28, 29.) Cet homme sera donc digne d'un plus grand supplice
mais cependant Dieu lui a ouvert les portes de la pénitence, et lui a fourni
plusieurs moyens de laver ses péchés, s'il veut s'en servir et en profiter.
Considérez, je vous prie, mes frères, combien le Seigneur nous a donné
de témoignages et de preuves de sa clémence. Premièrement, par la grâce du
baptême, il nous a remis tous nos péchés; et en second lieu, après même une si
grande grâce, il ne punit pas encore le pécheur qui s'est rendu digne du
supplice, mais il lui laisse le temps de se corriger et de faire pénitence.
C'est pourquoi Jésus-Christ dit à Nicodème: « Dieu n'a pas envoyé son Fils «
dans le monde pour juger le monde, mais pour sauver le monde ». (Jean, III,
17.).Car il y a deux avènements de Jésus-Christ: l'un est déjà arrivé, l'autre
doit arriver; mais ils ne sont pas tous les deux pour la même cause et la même
fin: Jésus-Christ est venu d'abord, non pour juger nos péchés, mais pour les
remettre; la seconde fois, il viendra, non pour les remettre, mais pour les
juger. Voilà pourquoi le divin Sauveur dit du premier avènement: « Je ne suis
pas venu pour juger le monde, mais pour sauver le monde ». Mais du second, il
dit: « Quand le Fils viendra dans la gloire de son Père, il mettra les brebis à
sa droite et les boucs à sa gauche; et alors celles-là iront dans la vie
éternelle, et ceux-ci dans le supplice éternel ». (Matth. XXV, 3,1 et suiv.)
Mais toutefois le premier avènement était aussi pour juger, quant à ce
que demande la justice. Pourquoi? Parce que, avant son avènement, il y avait
une loi naturelle, des prophètes, et de plus la loi, écrite, la doctrine, des
instructions, des promesses, des miracles, des supplices, et plusieurs autres
choses qui pouvaient corriger les hommes et les retenir dans leur devoir.
Demander compte de toutes ces choses, eût été dans l'ordre. Mais comme
Jésus-Christ est clément, il n'a point, jugé, il n'a pas fait rendre compte, et
il a tout pardonné. S'il eût fait rendre compte, s'il eût jugé, tous les hommes
auraient péri. « Car tous ont péché », dit l'Écriture, « et ont besoin de la
gloire de Dieu ». (Rom. III, 23.) Ne voyez-vous pas son immense miséricorde?
« Celui qui croit dans le Fils n'est pas con« damné; mais celui qui ne
croit pas est déjà condamné (18) ». Mais si Jésus-Christ n'est pas venu alors
pour juger le monde, comment celui qui ne croit pas est-il déjà condamné,
puisque le temps du jugement n'est point encore arrivé? Jésus-Christ dit cela,
ou parce que l'incrédulité qui n'est pas suivie de la pénitence est elle-même
un supplice; car être hors de la lumière, c'est en soi un grand supplice: ou
pour prédire ce qui arrivera. En effet, comme un homicide est déjà condamné par
la nature de son crime, quoiqu'il ne le, soit pas encore par la sentence du
juge, il en est de même pour l'incrédulité, puisqu'Adam est mort le jour qu'il
a mangé du fruit de l'arbre défendu, son arrêt de mort lai ayant été ainsi
prononcé: « Au même temps que vous aurez mangé du fruit de cet arbre, vous
mourrez». (Gen. II, 17.) Néanmoins il vivait: comment donc était-il mort? Il
était mort par la sentence même, et parla nature de son action: celui qui s'est
rendu coupable d'un crime qui mérite le supplice est dès lors sous le coup du
supplice, sinon réellement, du moins parla sentence qu'a prononcée la loi.
Mais, de peur qu'en entendant ces paroles: « Je ne suis pas venu pour
juger le monde », quelqu'un ne s'imaginât pouvoir impunément pécher, et ne devînt
plus négligent et plus paresseux, Jésus-Christ ôte ce vain prétexte à la
négligence, en disant: « Il est déjà condamné ». Comme le temps du jugement
futur n'était point encore arrivé, Jésus-Christ fait intervenir l'image et la
crainte du supplice. Certes, voilà un témoignage d'une grande bonté.
Non-seulement Dieu donne son Fils, mais encore il diffère le temps du supplice,
afin que les pécheurs et les incrédules puissent laver leurs péchés.
« Celui qui croit en Jésus-Christ n'est pas condamné ». Celui qui
croit, non celui qui examine curieusement, relui qui croit, non celui qui
raisonne. Mais si sa vie est impure et se oeuvres mauvaises ? D'abord, des
hommes de cette espèce, saint Paul dit qu'ils ne sont pas véritablement
fidèles: « Qu'ils font profession de connaître Dieu; mais qu'ils le renoncent
par leurs oeuvres». (Tit. I,16.) Au reste, ce divin Sauveur déclare ici que ce
n'est pas sur ce point qu'ils seront jugés; qu'ils seront condamnés et; plus
sévèrement punis pour leurs [231] oeuvres; mais, qu'ayant cru, ils ne seront
pas punis comme infidèles.
2. Ne voyez-vous pas, mes frères, que Jésus-Christ, qui a commencé son
discours par des choses étonnantes et terribles, y revient encore ici. Au
commencement il avait dit: « Si un homme ne naît de l'eau et de l'Esprit, il ne
peut entrer dans le royaume de Dieu »; il dit maintenant: « Celui qui ne croit
pas en moi est déjà condamné »; c'est-à-dire, ne croyez pas que le retardement
du supplice soit favorable au pécheur, s'il ne change de vie: car il n'y aura point
de différence entre celui qui n'aura pas cru, et ceux qui sont déjà condamnés
et punis.
« Et le sujet de cette condamnation est que la lumière est venue dans
le monde, et que les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière (19) »;
c'est-à-dire, ils sont punis, parce qu'ils n'ont pas voulu sortir des ténèbres
et accourir à la lumière: par ces paroles il leur ôte toute excuse. Si j'étais
venu, dit-il, pour leur faire rendre compte et les punir, ils pourraient dire:
c'est pour cela même que nous nous sommes éloignés de vous. Mais je suis venu
pour les tirer des ténèbres et les amener vers la lumière. Qui donc aura pitié
d'un homme qui refuse de passer des ténèbres à la lumière? En effet, dit-il,
ils n'ont aucun reproche à nous faire, ils ont reçu de nous mille bienfaits, et
ils nous fuient, et ils s'éloignent de nous. Jésus-Christ, les accusant encore
de cette même conduite, disait: « Ils m'ont haï sans aucun sujet» (Ps. XXXXIV,
22); et ailleurs: « Si je n'étais pas venu, et que je ne leur eusse point parlé,
ils n'auraient point le péché » (Jean, XV, 22) qu'ils ont: car celui qui, en
l'absence de la lumière, reste dans les ténèbres, est en quelque sorte digne
d'excuse et de pardon; mais celui qui, après que la lumière est venue, se tient
dans les ténèbres, montre visiblement sa mauvaise volonté et son obstination.
Et comme il devait paraître incroyable à plusieurs qu'il y eût des hommes
capables de préférer lés ténèbres à la lumière; contre le sentiment général,
l'évangéliste nous découvre la raison de cette méchante disposition. Quelle
est-elle? C'est, dit-il, «parce que leurs oeuvres étaient mauvaises. Car
quiconque fait le mal hait la lumière et ne s'approche point de la lumière, de
peur que ses oeuvres ne soient condamnées (20) ». Et cependant Jésus-Christ
n'est pas venu pour juger ni pour demander compte, mais pour remettre et
pardonner les péchés, et pour sauver par la foi.
Pourquoi se sont-ils donc éloignés? Si Jésus-Christ s'était assis dans
son tribunal pour les juger, ils auraient eu. une espèce d'excuse celui qui se
sent coupable de crimes, fuit ordinairement son juge; mais si le juge accorde
le pardon, tous les criminels s'approchent de lui. Puis donc que Jésus-Christ
est venu pardonner les péchés, ceux qui se sentaient le plus coupables étaient
aussi ceux qui devaient accourir à lui avec le plus d'empressement; plusieurs
même l'ont fait: car les publicains et les pécheurs venant trouver Jésus,
mangeaient avec lui. De qui veut donc parler Jésus-Christ? De ceux qui avaient
tout à fait résolu de persévérer dans, leur méchanceté. En effet, il est venu
pour remettre les péchés passés et pour affermir et fortifier ceux qui
prenaient la résolution dé ne plus pécher à l'avenir'; mais comme il y a des
hommes assez mous et assez lâches, quand il s'agit de la vertu et des peines
qu'elle exige, pour persister obstinément dans leurs péchés jusqu'au dernier
soufflé de vie, ce sont ceux-là qu'il veut censurer ici.
Le christianisme demande à ses disciples qu'ils joignent la bonne vie à
la pureté de la doctrine. Ces gens craignent de nous approcher, dit Jésus,
parce qu'ils ne veulent pas vivre dans la pureté et dans la sainteté. Personne
ne reprend', ceux qui vivent dans (erreur des gentils, à cause de leurs excès:
ceux qui adorent les dieux du paganisme, et célèbrent des fêtes aussi, infâmes,
aussi ridicules que le sont leurs dieux mêmes, ont une conduite digne de la
doctrine qu'ils professent mais ceux qui adorent Dieu, s'ils sont des lâches,
s'ils vivent mal; il n'est personne qui ne leur adresse des réprimandes et des
reproches: tant la vérité est en admiration, même parmi ses ennemis.
Considérez donc, mes frères, avec quelle exactitude et quelle précision
Jésus-Christ parle: il ne dit pas: celui qui fait le mal ne s'approche point dé
la lumière, mais celui qui persévère dans le mal; en d'autres termes, celui qui
se plaît à se vautrer toujours dans la boue du péché, ne veut point se
soumettre à mes lois: il se tient à l'écart, pour se livrer librement à la
volupté et faire toutes les autre choses que je défends; S'il s'approchait de
[232] moi, il serait comme un voleur que la lumière découvre aussitôt. Voilà
pourquoi il fuit mon empire. Et véritablement nous entendons dire à bien des
gentils, que la raison pour laquelle ils ne peuvent se résoudre à embrasser notre
religion, c'est qu'ils ne sauraient s'abstenir de l'ivrognerie, de la
fornication et d'autres vices semblables.
Quoi donc ! direz-vous, est-ce qu'il n'y a pas des chrétiens dont la
vie n'est pas meilleure que celle des païens? est-ce qu'il n'y a pas des païens
qui vivent philosophiquement? Qu'il y ait des chrétiens qui font le mal, je le
sais aussi bien que vous; mais qu'il y ait des gentils qui fassent le bien,
c'est ce qui n'est pas également venu à ma connaissance. Et ne me parlez pas de
ceux qui sont naturellement modérés, modestes et ornés de belles qualités; car
ce n'est point là en quoi consiste la vertu mais parlez-moi de ceux qui, étant
violemment agités par les passions, vivent néanmoins philosophiquement. Certes,
vous ne m'en trouverez point. En effet, si la promesse d'un royaume, si la
menace d'un enfer et bien d'autres semblables vérités, peuvent à peine retenir
les hommes dans l'exercice de la vertu; combien plus difficilement la
pratiqueront-ils, ceux qui ne croient rien de tout cela? Que si quelques-uns
contrefont la vertu, c'est par un esprit de vanité: or, ceux qui se contrefont
ainsi, et qui exercent la vertu par vaine gloire, ne s'abstiendront pas, s'ils
espèrent échapper aux regards, de satisfaire leurs mauvaises inclinations.
Mais, toutefois, afin qu'on ne pense pas de nous que nous aimons à contester,
nous vous accordons que parmi les gentils il s'en rencontre quelques-uns qui
vivent bien; car cela ne détruit nullement ce que nous avons avancé, puisque
nous n'avons entendu parler que de ce qui arrive communément, et non pas de ce
qui peut se rencontrer quelquefois.
3. Considérez encore que Jésus-Christ leur ôte d'ailleurs tout prétexte
et toute excuse, en disant que la lumière est venue dans le monde: l'ont-ils
cherchée, dit-il, cette lumière? Se sont-ils donné quelque peine, quelque
mouvement pour la trouver? La lumière s'est elle-même présentée à eux, et. ils
n'ont pas même fait un pas vers elle. Mais comme ils peuvent alléguer la
mauvaise vie de quelques chrétiens et s'en faire une excuse, nous leur
répondrons qu'il n'est pas ici question de ceux qui sont nés chrétiens et qui
ont reçu de leurs pères la véritable religion, quoique le plus souvent leur
mauvaise vie finisse par les écarter de la vraie foi. Néanmoins je ne crois pas
que ce soit d'eux que parle maintenant Jésus-Christ, je pense au contraire
qu'il a en vue ces gentils ou ces Juifs qui auraient dû se convertir et
embrasser la vraie foi. Car il fait voir. qu'aucun de ceux qui vivent dans
l'infidélité, ne peut approcher de la foi, qu'il ne se soit auparavant prescrit
une règle de bonne vie, et que personne ne demeurera dans l'in. crédulité, si
auparavant il n'a résolu de persévérer dans le mal. Ne me dites pas: cet homme
est chaste, il ne vole pas le bien d'autrui, parce que ce n'est point en ces
choses seulement que consiste la vertu. En effet, de quoi lui servira-t-il
d'être chaste, de ne point voler, si d'ailleurs il est passionné pour la vaine
gloire, ou si, par complaisance pour ses amis, il demeure dans l'infidélité? ce
n'est pas là bien vivre. L'esclave de la gloire ne pèche pas moins que le
fornicateur, ou plutôt il commet beaucoup plus de péchés et de beaucoup plus
grands.
Mais faites-moi connaître quelqu'un qui soit exempt de tous vices et de
tous péchés et qui néanmoins reste païen: je vous en défie: jamais vous ne m'en
pourrez trouver un seul. Ceux d'entr'eux qui ont le plus brillé et qu'on dit
avoir méprisé les richesses et la bonne chère, ont été, plus que les autres,
esclaves de la gloire, qui est la source de toutes sortes de maux. Voilà par où
les Juifs ont persévéré dans leur malice et dans leur méchanceté, et c'est
aussi la raison pour laquelle Jésus-Christ leur fait ce reproche: «Comment
pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire qui vient des hommes? » (Jean,
V, 44.) Mais pourquoi n'a-t-il point parlé de cela à Nathanaël, à qui il
enseignait la vérité, et ne lui a-t-il pas tenu de longs discours? c'est parce
que l'âme de celui-ci n'était point infectée de cette passion, et qu'il était
venu le trouver avec un coeur simple, disposé à faire ce qu'il lui ordonnerait:
et qu'il employait, à écouter sa doctrine et ses instructions, le temps que les
autres donnent au repos et au sommeil. A la vérité il était venu trouver Jésus
à la sollicitation de Philippe; cependant le divin Sauveur ne le rebuta pas; en
effet, c'est à lui qu'il dit: « Vous verrez un jour les cieux ouverts, et les
anges de Dieu monter et descendre», [233] (Jean, 1, 51.) Mais à Nicodème il ne
dit rien de cela, il l'entretient de l'incarnation et de la vie éternelle,
parlant diversement à chacun selon les dispositions de son coeur: Nathanaël,
qui entendait les prophètes, et qui n'était pas si craintif, dut se tenir pour
content de ce qu'il lui dit; quant à Nicodème. qui était encore timide et
craintif, il ne lui révèle pas tout sur-le-champ, mais il ébranle son âme pour
chasser la crainte par la crainte; il lui fait entendre que celui qui ne croit
pas est déjà condamné; que ne pas croire, c'est l'effet d'une mauvaise volonté.
Et comme il tenait grand compte de la gloire humaine et même plus que des
supplices, car, dit l'Ecriture, « Plu« sieurs des sénateurs crurent en lui,
mais à « cause des Juifs ils n'osaient le reconnaître a publiquement » (Jean,
II, 42), il en tire un argument propre à le toucher, et, par ses paroles, lui
fait connaître qu'on ne peut avoir d'autre raison de ne pas croire en lui que
de mener une vie déréglée et impie. Il est à remarquer que dans la suite
Jésus-Christ dit a Je suis la lumière du monde » (Jean, VIII, 12), et qu'ici il
dit seulement: « La lumière est venue dans. le monde ». (Jean, III, 19.) La
raison en est qu'au commencement il parlait d'une manière obscure, dans la
suite il s'exprime plus clairement. Mais de plus la crainte de l'opinion
publique retenait cet homme et l’intimidait. Voilà pourquoi Jésus-Christ ne lui
parle qu'avec réserve.
Fuyons donc la vaine gloire: elle est le plus fort et le plus dangereux
de tous les vices, c'est d'elle que naissent l'avarice et l'amour des
richesses; c'est elle qui enfante les haines, les guerres, les différends. Car
celui qui désire d'avoir plus qu'il n'a ne peut jamais se fixer ni demeurer en
repos; et l'on n'ambitionne toutes les autres choses que parce qu'on aime la
vaine gloire. Pourquoi, je vous prie, cette troupe d'eunuques, cette foule
d'esclaves et de serviteurs; pourquoi tout cet étalage, une si grande pompe, un
si grand faste? Est-ce pour autre chose que pour s'attirer plus de spectateurs
et de témoins de sa folle magnificence? Si donc nous extirpons la vanité en
arrachant la racine du mal, nous en emporterons aussi les branches, et rien
n'empêchera que nous ne vivions sur la terre comme si déjà nous étions dans le
ciel. L'amour de l'ostentation n'entraîne pas seulement au mal ceux qu'il
possède; il s'insinue et se glisse encore adroitement jusque dans la vertu, et
s'il n'est pas assez fort pour nous en éloigner, il nous persécute jusque dans
son sein en nous imposant des labeurs que rien ne vient rémunérer. Car celui
qui a en vue la vaine gloire, soit qu'il jeûne, soit qu'il prie, soit qu'il
fasse l'aumône, en perd toute la récompensé. Se macérer en vain, s'exposer aux
ris et à la moquerie des hommes, et perdre la gloire céleste, la récompense du
ciel, est-il rien de plus misérable, est-il une perte qui soit comparable à
celle-là? On ne peut acquérir ensemble et la gloire humaine et la gloire du
ciel, quand on les recherche toutes deux. Car autrement nous pouvons obtenir
l'une et l'autre. Ne les désirons pas toutes les deux, mais ne recherchons que
la gloire du ciel; si nous les aimons l'une et l'autre, nous ne les obtiendrons
pas à la fois, cela est impossible; c'est pourquoi, si nous voulons acquérir la
gloire, fuyons la gloire du monde, désirons, recherchons celle qui vient de
Dieu seul; de cette sorte nous obtiendrons et la gloire présente et la gloire
future. Fasse le ciel que nous jouissions de celle-ci, par la grâce et la
miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire soit
au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
1. Rien n'est plus illustre, rien n'est plus fort et plus puissant que
la vérité, comme aussi rien n'est plus bas, rien n'est plus faible que le
mensonge: il a beau se déguiser, facilement on le démasque, facilement on le
dissipe. La vérité, au contraire, se montre à nu à tous ceux qui veulent
contempler sa beauté; elle ne cherche pas à se cacher, elle ne craint point le
péril ni les piéges, elle n'ambitionne pas les hommages de la multitude. Rien
d'humain n'a d'empire sur elle; mais, supérieure à tous les piéges qu'on lui
tend, elle les voit sans s'ébranler; ceux qui se réfugient dans son sein y
trouvent un asile assuré, ils y sont gardés comme dans une forteresse
imprenable; telle est la grandeur de sa puissance; les coups cachés qu'on lui
porte, elle les détourne; mais ses oeuvres, elle les expose aux yeux de tout le
monde; c'est ce que Jésus-Christ déclare à Pilate en lui répondant: «J'ai parlé
publiquement à tout le monde, et je n'ai rien dit en secret ». (Jean, XVIII,
20.)
Ce que le divin Sauveur dit alors, maintenant il le fait: « Après cela
», dit l'évangéliste, « Jésus étant venu en Judée, suivi de ses disciples, il y
demeurait avec eux et y baptisait ». Aux jours de fêtes solennelles, Jésus
allait à Jérusalem pour enseigner publiquement sa doctrine à ceux qui s'y
assemblaient, et afin que tous profitassent de ses miracles. Mais quand la fête
était passée, il s'en allait souvent auprès du Jourdain, parce qu'une multitude
de peuple y accourait; car il se rendait toujours aux lieux les plus
fréquentés, non par vanité ou par ambition, mais pour faire du bien à plus de
monde. D'ailleurs, l'évangéliste dit dans la suite que ce n'était pas Jésus qui
baptisait, mais ses disciples (Jean, IV, 2); il est donc évident qu'il faut
entendre la même chose ici, à savoir que les disciples baptisaient seuls.
Mais pourquoi, direz-vous, Jésus-Christ ne baptisait-il pas? Longtemps
auparavant Jean-Baptiste avait dit: « C'est lui qui vous baptisera dans le
Saint-Esprit et dans le feu », (Matth. III, 11.) Or il n'avait pas encore donné
le Saint-Esprit; c'est donc pour une bonne raison qu'il ne baptisait pas, mais
seulement ses disciples baptisaient parce qu'ils voulaient engager beaucoup de
monde à venir écouter la prédication et la doctrine du salut. Et pourquoi les
disciples de Jésus baptisant, Jean-Baptiste ne cessa-t-il point de baptiser
jusqu'à ce qu'il fût mis en prison? Car quand l'évangéliste dit: «Jean
baptisait à Ennon », il y ajoute: « Alors Jean n'avait pas encore été mis en
prison » (Jean, III, 23, 24); il montre donc que Jean-Baptiste n'avait pas
encore censé de baptiser. Et encore pourquoi a-t-il baptisé jusqu'à ce temps?
Cependant, il aurait fait connaître que [235] les disciples de Jésus étaient.
plus dignes de baptiser que lui, si, lorsqu'ils commencèrent, il eût lui-même cessé.
Pour quelle raison donc baptisait-il? Ce fut pour ne leur pas attirer plus
d'envie et de plis grandes disputes. En effet, si, publiant souvent ce qu'était
Jésus-Christ, lui cédant la première place et se déclarant inférieur à lui, il
ne persuada pas pour cela les Juifs que c'était à lui qu'ils devaient aller;
s'il eût, dis-je, cessé de baptiser, il les aurait encore plus émus et les
aurait rendus plus opiniâtres. Voilà pourquoi Jésus-Christ commença
principalement à prêcher après la mort de Jean-Baptiste. Au reste, je crois
qu'il ne vécut pas longtemps, afin que les esprits de cette multitude se
réunissent et se tournassent tous vers Jésus-Christ, et qu'ils ne fussent plus
partagés entre l'un et l'autre. De plus, Jean-Baptiste, pendant qu'il
baptisait, ne cessait point de les exhorter à aller trouver Jésus-Christ et de
leur rendre de grands témoignages de lui. D'ailleurs il baptisait au nom de
celui qui devait venir après lui, afin qu'ils crussent en lui. Si donc celui
qui prêchait ainsi Jésus-Christ eût discontinué de baptiser, comment aurait-il
fait connaître l'excellence et la supériorité des disciples de Jésus?
N'aurait-on pas cru, au contraire, que c'était par jalousie ou par dépit qu'il
ne baptisait plus? Mais en continuant il confirme et fortifie ce qu'il a dit.
Car il ne cherchait pas à s'acquérir de la gloire, mais il envoyait ses
auditeurs à Jésus-Christ. Et il ne le servait pas moins que les disciples, ou
plutôt encore plus, attendu que son témoignage était moins suspect et que sa
réputation l'emportait dans l'esprit de tout le monde sur celle des disciples.
L'évangéliste voulant nous le faire entendre, disait: « Toute la Judée et tout
le pays des environs du Jourdain allaient le trouver, et ils étaient baptisés
par lui ». (Matth. III, 5.) Quoique les disciples de Jésus baptisassent, le
peuple ne cessait pas d'accourir en foule à Jean-Baptiste.
Que si quelqu'un demande en quoi le baptême des disciples était
supérieur à celui de Jean, nous répondrons en rien, car l'un et l'autre était
dénué de la grâce du Saint-Esprit, et les uns et les autres n'avaient tous
qu'un seul et même motif: c'était d'envoyer à Jésus-Christ ceux qu'ils
baptisaient. En effet, afin de n'être pas obligés de courir de toutes parts,
pour chercher et assembler ceux qui devaient croire en Jésus-Christ, comme
André qui avait amené Simon, et Philippe Nathanaël, ils résolurent et
convinrent de baptiser, afin que par le baptême ils pussent sans peine et sans
travail les attirer à Jésus-Christ, et préparer le chemin à la foi qu'il devait
prêcher; mais que ces baptêmes n'eussent aucun avantage l'un sur l'autre, les
paroles qui suivent le font voir.
Quelles sont ces paroles? « Il s'excita une dispute entre les disciples
de Jean, et un Juif (1), touchant la purification (2) (25) ». Et cela n'est pas
surprenant, puisque les disciples de Jean portaient continuellement envie aux
disciples de Jésus-Christ, ou plutôt à Jésus-Christ même: lorsqu'ils les virent
baptiser, ils commencèrent dès lors à parler à ceux qu'ils baptisaient pour
leur insinuer que leur baptême, à eux, avait une supériorité sur celui des
disciples de Jésus-Christ, et s'étant approchés de quelqu'un de ceux qui
venaient d'être baptisés, ils tâchèrent de le lui persuader et ne le purent pas:
mais l'évangéliste fait clairement entendre que ce sont les disciples de Jean,
et non pas ce Juif, qui ont excité cette dispute: car il ne dit pas qu'un
certain Juif leur avait demandé leur avis; mais il dit que la question touchant
la purification d'où vint la dispute, fut agitée par les disciples de Jean avec
un Juif.
2. Faites attention, je vous prie, mes frères, à la douceur et à la
retenue de l'évangéliste. Il ne prend point de parti, il ne s'emporte ni contre
les uns, ni contre les autres; mais autant qu'il le peut, il diminue la faute,
disant seulement qu'il s'éleva une dispute. Toutefois, la suite fait bien voir
que c'est par jalousie que ces disciples avaient excité la dispute; mais il le
rapporte encore avec bien de la modération, car il dit: « Ils vinrent trouver
Jean, et lui dirent: Maître, celui-là qui était avec « vous au delà du
Jourdain, auquel vous avez « rendu témoignage, baptise maintenant et tous vont
à lui (26) ». C'est-à-dire celui que vous avez baptisé; car c'est ce que
signifie ce mot: a Celui auquel vous avez rendu
1. « Un Juif », saint Chrysostome dit: meta ioudaiou, et plusieurs exemplaires lisent de même. Notre
Vulgate dit: « Les Juifs ». Au reste, il est facile de concilier cette petite
différence; parce qu'il est assez vraisemblable que la contestation ayant
d'abord été commencée par un Juif qui avait reçu le baptême de Jésus-Christ,
passa aux autres et devint générale.
2. « La Purification », autrement « le Baptême », qui est appelé «
Purification », parce que les Juifs le mettent au nombre des purifications
légales, On peut aussi appeler le baptême « purification »parce que le propre
effet du baptême est de purifier.
23témoignage »; en d'autres termes: celui que vous avez illustré, et
que vous avez rendu célèbre, ose imiter ce que vous faites: ils n'eurent garde
de dire: celui que vous avez baptisé: ils auraient été forcés de faire mention
de cette voix qui s'était fait entendre d'en-haut et aussi de la descente du
Saint-Esprit: mais que disent-ils? « Celui qui était avec vous au « delà du
Jourdain, auquel vous avez rendu « témoignage ». C'est-à-dire: celui qui était
au nombre de vos disciples, qui n'avait rien de plus que nous, s'est séparé de
nous et baptise. Mais ce n'est pas seulement par là qu'ils croyaient pouvoir
l'animer contre Jésus, c'est encore en lui insinuant que son baptême serait à
l'avenir moins illustre et moins célèbre car, ajoutent-ils, « tous vont à lui
». D'où il paraît visiblement qu'ils ne purent même pas amener à leur sentiment
le Juif avec qui ils avaient disputé. Ils parlaient ainsi, parce qu'ils étaient
incomplètement instruits et encore sensibles à l'ambition.
Que fit donc Jean-Baptiste ? il ne les reprit pas durement, de crainte
qu'en le quittant ils ne se portassent à quelque mauvaise action. Mais que leur
dit-il? « L'homme ne peut rien recevoir, s'il ne lui a été donné du ciel (27)».
Que s'il parle de Jésus-Christ dans des termes trop bas, ne vous en étonnez
pas; il ne pouvait pas tout d'un coup instruire des hommes si prévenus, et qui
étaient dans de si mauvaises dispositions. Mais cependant il tâche de les
effrayer, et de leur faire connaître que, de combattre contre. Jésus, c'était
combattre ainsi contre Dieu même. Gamaliel fit la même réponse: « Vous ne
pourrez détruire cette oeuvre, et vous seriez en danger de combattre contre
Dieu même ». (Act. V, 39.) L'évangéliste établit la même vérité d'une manière
un peu enveloppée. Il fait répondre à ces disciples: « L'homme ne peut rien
recevoir, s'il ne lui a été donné, du ciel. » C'est-à-dire, vous tentez
l'impossible, et en agissant de la sorte, vous vous mettez en danger de
combattre contre Dieu même. Quoi donc? Théodas (Act. V, 36) n'agissait-il pas
par lui-même? J'en conviens: il agissait véritablement par lui-même; mais à
peine parut-il, qu'il fut anéanti et toute son oeuvre avec lui. Mais il n'en
est pas ainsi de l'oeuvre de Jésus-Christ. Par là, Jean apaise insensiblement
ses disciples, en leur faisant voir que ce Jésus, à qui. ils osaient s'opposer,
n'est pas un homme, mais un Dieu qui les surpasse en dignité, et en gloire.
Qu'ainsi, si ses oeuvres brillaient et éclataient, si tous allaient à lui, il
ne fallait pas s'en étonner, car telles sont les oeuvres de Dieu: que celui qui
faisait de si grandes choses était un Dieu, autrement ses oeuvres n'auraient
pas eu tant de force ni tant de vertu. Qu'au reste, les oeuvres des hommes se
découvrent et se détruisent facilement; or, il n'en est pas de mémé pour
celles-ci: elles ne sont donc pas des oeuvres humaines. Et remarquez comment il
tourne contre eux-mêmes ces paroles: « Celui à qui vous avez rendu témoignage
», par où ils croyaient l'exciter à perdre Jésus-Christ. Car après leur avoir
montré que ce n'était pas par son témoignage que Jésus-Christ était devenu
illustre, il leur ferme la bouche en disant: « L'homme ne «peut rien recevoir
de soi-même, s'il ne lui a été donné du ciel ».
Que veut dire cela? Si vous admettez mon témoignage, et si vous le
croyez véritable, apprenez de même, que ce n'est pas moi que vous devez mettre
au-dessus de lui, mais lui que vous devez regarder comme au-dessus de moi. Quel
est en effet le témoignage que j'ai porté? Je vous en prends à témoin: Voilà
pourquoi il ajoute: « Vous me rendez vous-mêmes témoignage que j'ai dit: Je ne
suis point le Christ, mais: J'ai été envoyé devant lui (28)». Si donc c'est à
cause du témoignage que je lui ai rendu, que vous venez me dire: « Celui à qui
vous avez rendu témoignage »; qu'il vous en souvienne donc de mon témoignage,
et vous reconnaîtrez que non-seulement il ne l'a point abaissé, mais encore
qu'il l'a beaucoup relevé. Mais d'ailleurs ce témoignage ne venait point de
moi, il vient de Dieu même, qui le lui a rendu par ma bouche. C'est pourquoi si
je vous parais digne de foi, rappelez-vous qu'entre plusieurs autres choses que
j'ai dites, j'ai dit aussi que « j'ai été envoyé devant lui ».
Ne voyez-vous pas que Jean-Baptiste fait insensiblement connaître que
cette parole est divine? Car voici ce qu'il veut dire: Je suis un ministre, et
je dis ce que n,'â ordonné de dire celui qui m'a envoyé; je ne cherche pas à
plaire aux hommes, mais je remplis le ministère que m'a confié son Père en
m'envoyant; ce n'est ni par faveur, ni par complaisance que j'ai rendu ce
témoignage; j'ai dit ce que j'avais mission de dire. Ne croyez donc pas que je
[237] sois pour cela quelque chose de grand; ma mission, mes paroles, tout ne
tend qu'à faire connaître sa grandeur et son excellence. Car il est le Seigneur
et le maître de toutes choses; ce qu'il déclare encore par les paroles qu'il
ajoute: « L'époux est celui à qui est l'épouse; mais l'ami de l'époux qui se
tient debout, et qui l'écoute, est ravi de joie d'entendre la voix de l'époux
(29) ». C'est pourquoi celui qui a dit: « Je ne suis pas digne de dénouer les
cordons de ses souliers », se dit maintenant son ami, non pour s'élever et se
donner des louanges, mais pour montrer combien il a à coeur les intérêts de
Jésus-Christ; que ce qui se passe ne se fait point malgré lui, ni contre sa
volonté, mais à son grand contentement; et qu'il n'a rien dit, qu'il n'a rien
fait qui ne tendît à cette unique fin; voilà ce qu'il fait très-prudemment
connaître par le nom d'ami. En effet, dans les mariages les serviteurs de
l'époux n'ont ni tant de joie, ni tant de plaisir que ses amis. Jean-Baptiste
ne se dit donc pas égal en dignité à l'époux, à Dieu ne plaise 1 mais il se dit
son ami, pour marquer l'excès de sa joie et pour se mettre à la portée de ses
disciples. Il a déjà fait entendre qu'il n'est qu'un envoyé, qu'un ministre, en
se disant envoyé devant lui. C'est pourquoi il se dit l'ami de l'époux, et
aussi parce qu'il voyait ses disciples souffrir de ce qu'on allait à
Jésus-Christ; par là il leur fait voir que non-seulement cela ne lui fait
aucune peine, mais encore qu'il s'en réjouit extrêmement.
Puis donc que je suis venu, dit-il, pour travailler et contribuer à ce
grand ouvrage, bien loin de m'attrister que tous aillent à Jésus-Christ,
j'aurais au contraire une douleur extrême, s'il en était autrement. Si l'épouse
n'allait pas trouver son époux, c'est alors que je m'affligerais; mais non
maintenant que je vois réussir nus efforts. Son oeuvre s'accomplit, c'est un
sujet de gloire; pour nous ce que nous désirions avec tant d'ardeur se réalise;
l'épouse connaît son époux. Et vous-mêmes, vous m'en rendez témoignage, quand
vous me dites: « Tous vont à lui ». Voilà ce que je voulais, et c'est pour cela
que j'ai tout fait: aussi, témoin de cet heureux succès, je m'en réjouis, je
tressaille, je bondis d'allégresse.
3. Mais que signifient ces paroles: « L'ami de l'époux qui se tient
debout, et l'écoute, est ravi de joie » d'entendre « la voix de l'époux? »
Jean-Baptiste se sert ici d'une parabole pour arriver à son sujet. Car en
parlant d'époux et d'épouse, il montre comment se font les fiançailles, à
savoir: par la parole et par la doctrine; c'est ainsi que l'Église est fiancée
à Dieu. C'est pourquoi saint Paul disait: « La foi vient de ce qu'on a ouï, et
on a ouï parce que la parole de Jésus-Christ » (Rom. X, 17) a été prêchée.
Cette parole me ravit de joie. Mais à l'égard de ce mot: « Qui se tient debout
», ce n'est pas sans intention qu'il s'exprime ainsi, mais pour montrer que son
ministère est fini, qu'il faut maintenant qu'il se tienne debout et qu'il
écoute après avoir remis l’épouse à son époux: qu'il est le ministre et le
serviteur de l'époux, que ses bonnes espérances, que ses voeux sont comblés;
voilà pourquoi il continue ainsi: « Je me vois donc dans l'accomplissement de
cette joie »; c'est-à-dire, j'ai accompli mon oeuvre, nous n'avons plus rien à
faire. Ensuite, il retient, il renferme dans son coeur la vive douleur qui le
presse, en considérant, non-seulement les maux présents, mais ceux aussi qui
doivent arriver encore. Il en prédit quelque chose et le confirme et par ses
paroles, et par ses oeuvres, en disant: « Il faut qu'il croisse et que je
diminue »; c'est-à-dire, mon ministère est fini, je dois me retirer et
disparaître; mais pour lui, son temps est arrivé, il doit s'avancer et
s'élever; c'est pourquoi, ce que vous craignez, non-seulement va arriver
présentement, mais encore s'accroîtra de plus en plus. Et voilà même ce qui
illustre le plus notre ministère, et ce qui en fait toute la gloire; c'est pour
cela que j'ai été son précurseur, et je suis ravi de joie de voir que l'oeuvre
de Jésus-Christ ait un si grand et si heureux succès, et que le but vers lequel
ont tendu tous nos efforts, soit désormais atteint.
Ne voyez-vous pas, mes chers frères, avec quelle patience et quelle
sagesse Jean-Baptiste apaise la douleur de ses disciples, étouffe leur jalousie
et leur fait connaître que s'opposer à l'accroissement de Jésus-Christ, c'est
tenter l'impossible? remède propre, entre tous, à guérir leurs mauvaises
intentions. Car si la divine Providence a permis que toutes ces choses
arrivassent du vivant de ce saint précurseur, et lorsqu'il baptisait encore,
c'est afin qu'il rendît témoignage de la supériorité du Sauveur, et que ses
disciples fussent sans excuse, s'ils s'obstinaient à ne pas croire en
Jésus-Christ. En effet, ce ne fut pas de [238] lui-même qu'il se porta à rendre
ces témoignages, ni pour satisfaire la curiosité d'autres personnes; ce fut
pour répondre aux demandes de ses disciples, qui seuls l'interrogeaient et
entendaient ses réponses. Car, s'il eût parlé de son propre mouvement, ils
n’auraient pas cru si facilement, qu'en apprenant ce qu'il pensait, et par la
réfutation de leurs objections, et par la réponse à leurs demandes. Ainsi les
Juifs, qui lui avaient envoyé des gens, pour l'interroger et savoir son
sentiment, ne s'y étant pas rendus, lorsqu'ils le connurent, se sont pour cela
même rendus indignes de tout pardon.
Qu'est-ce donc que tout cela nous apprend ? Que la vaine gloire est la
source et la cause de tous les maux: c'est elle qui a jeté les Juifs dans une
furieuse jalousie; c'est elle qui les a ranimés après une courte trêve, et
portés à aller trouver Jésus-Christ pour lui dire: « pourquoi vos disciples ne
jeûnent-ils point? » (Matth. IX, 14.) Fuyons donc ce vice, mes bien-aimés. Si
nous le fuyons, nous nous préserverons de l'enfer: car c'est principalement ce
vice qui en attise le feu, tant sa domination s'étend sur tout, tant il exerce
son tyrannique empire sur tout âge et sur tout rang; c'est lui qui met le
trouble dans l'Eglise, qui ruine les républiques, qui ruine les maisons, les
villes, les peuples, les provinces. Pourquoi vous en étonner, quand il a bien
pu pénétrer jusque dans le désert, où il a fait sentir toute la forte de son
pouvoir? Ceux qui s'étaient dépouillés de leurs biens et de leurs richesses,
qui avaient renoncé au luxe du monde, à toutes ses pompes et à ses maximes, qui
avaient surmonté les désirs de la chair et les violentes passions de la
cupidité, ont souvent tout perdu pour s'être laissé vaincre par la vaine
gloire. C'est par ce vice que celui qui avait beaucoup travaillé a été vaincu
par celui qui, bien loin d'avoir travaillé, avait au contraire commis beaucoup
de péchés. Je parle du pharisien et du publicain. Mais prêcher contre ce vice,
vous montrer les maux qu'il cause, ce serait peine perdue, car tout le monde
est du même avis sur ce point; et ce dont il s'agit, c'est de réprimer en soi
cette funeste passion.
Comment donc en viendrons-nous à bout? En opposant la gloire à la
gloire. Comme, en effet, nous dédaignons les richesses de la terre, lorsque
nous en envisageons d'autres; comme nous méprisons cette vie, lorsque nous
pensons à une autre qui est bien préférable, nous pourrons de même rejeter la
gloire de ce monde, lorsque nous songerons à une gloire plus belle, à ce qui
est proprement la vraie gloire. Celle dont nous parlons n'est qu'une vaine et
fausse gloire, un nom sans réalité; mais celle du ciel est une gloire
véritable, qui a pour panégyristes, non les hommes, mais les anges, les
archanges et le Seigneur des archanges, ou plutôt aussi les hommes mêmes. Si
vous jetez les yeux sur ce théâtre, si vous cherchez à connaître le prix de ces
couronnes, si vous vous transportez au lieu où retentissent ces
applaudissements, les biens de la terre ne seront pas capables de vous toucher
et de vous arrêter; vous ne vous prévaudrez plus de leur possession, vous ne
chercherez pas à les acquérir si elles vous manquent. Dans cette cour, on ne
voit aucun des satellites du roi, au lieu de rechercher les bonnes grâces de
celui qui siège sur le trône et porte le diadème, s'occuper de ces cris
d'oiseaux, de ces bourdonnements de moucherons qui s'appellent les éloges des
hommes.
Connaissant donc la bassesse des choses humaines, envoyons, plaçons
tous nos biens et' toutes nos richesses dans ces inviolables trésors, et
cherchons la gloire qui est stable et éternelle. Je prie Dieu de nous l'accorder
à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par
qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, etc.
1. L'amour de la gloire est un vice très-pernicieux; oui, dis-je,
très-pernicieux, et la source de toutes sortes de maux l C'est fine épine que
difficilement on arrache, une bête qu'on ne peut apprivoiser, une hydre à cent
têtes armée contre ceux mêmes qui la nourrissent. Comme les vers rongent le
bois qui les nourrit, comme la rouille dévore le fer d'où elle naît, et la
teigne mange la laine, ainsi la vaine gloire donne la mort à l'âme sa nourrice.
C'est pourquoi il nous faut être bien vigilants et attentifs pour arracher et
détruire ce vice. Voyez ici encore tout ce que dit Jean-Baptiste à ses
disciples, parce qu'il les voit infectés de cette maladie et qu'il a peine à
les calmer. A ces premières paroles que vous avez entendues, il ajoute encore
celles-ci pour les apaiser: « Celui qui est venu d'en-haut est au-dessus de
tous; celui qui tire son origine de la terre est de la terre, et ses paroles
tiennent de la terre». Puisque partout, dit-il, vous exaltez mon témoignage,
puisque vous publiez que je suis très-digne de foi, vous devez savoir que ce
n'est pas à celui qui est de la terre à rendre digne de foi celui qui est venu
d'en-haut; mais ce mot: « Il est au-dessus de tous », que signifie-t-il? Que
celui qui est venu du ciel n'a besoin de personne, qu'il se suffit à lui-même,
et que saris comparaison il est le plus grand de tous. Au reste, Jean-Baptiste
dit de soi qu'il est de la terre et que ses paroles tiennent de la terre, non
qu'il parlât de son propre mouvement, mais dans le sens auquel Jésus-Christ
dit: « Si vous ne me croyez pas lorsque je vous parle des choses de la terre»
(Jean, III, 12), désignant ainsi le baptême, non qu'il soit terrestre, mais
parce qu'il le comparait alors à son ineffable génération; en cet endroit de
même, Jean-Baptiste dit qu'il parle en habitant de la terre, par comparaison de
sa doctrine à celle de Jésus-Christ; car ces mots: «Ses paroles tiennent de la
terre », signifient seulement que ce qu'il dit est bas et grossier, et pour ainsi
dire semblable aux choses de la terre, si on le compare avec la sublimité et
l'excellence de la doctrine que Jésus-Christ enseigne: « Puisqu'en lui sont
renfermés tous les trésors de la sagesse ». (Col. II, 3.) Mais encore ces
paroles: « Celui qui tire son origine de la terre, est de la terre », font voir
évidemment elles-mêmes qu'il ne veut point parler de pensées humaines; en
effet, il n'était pas tout entier de terre; la meilleure partie de son être
venait du ciel, car il avait une âme et il participait à l'esprit, et ces
choses ne sont pas de la terre: Comment dit-il donc qu'il est de la terre?
Cette façon de parler ne signifie rien de plus, que ceci: Je suis peu de chose,
puisque je [240] rampe à terre et que je suis né sur la terre. Le Christ, au contraire,
nous est venu d'en-haut.
Enfin Jean-Baptiste ayant guéri, par tous ces discours, la maladie de
ses disciples, parle ensuite de Jésus-Christ avec plus d'assurance; en parler
auparavant, t'eût été jeter ses paroles en l'air et les prodiguer en pure
perte, puisqu'elles n'auraient point trouvé d'entrée dans l'esprit de ses
disciples. Mais après qu'il a arraché les épines, alors il sème avec confiance
en disant: « Celui qui est venu du ciel est au-dessus de tous. Et il rend
témoignage de ce qu'il a vu et de ce qu'il a entendu, et personne ne reçoit son
témoignage (32) ». Jean, après avoir parlé de Jésus-Christ en termes sublimes,
baisse ensuite le ton; car ce mot: « Ce qu'il a entendu et ce qu'il a vu »,
appartient au langage des hommes. Ce que Jésus-Christ savait, il ne l'avait
point appris par la vue ni par l'ouïe, mais il le tenait de sa propre nature;
étant sorti parfait du sein de son Père, il n'avait pas besoin de maître ainsi
qu'il le dit lui-même: « Comme mon Père me connaît, je connais mon Père ».
(Jean, X,15.) Que signifie donc ceci: « Il dit ce qu'il a entendu, et il rend
témoignage de ce qu'il a vu? » Comme c'est par ces sens que nous apprenons
parfaitement toutes choses, et qu'on nous regarde comme des maîtres dignes de
foi sur les choses,que nous avons ou vues ou entendues, parce qu'alors on est
persuadé que nous n'inventons point et que nous ne disons rien de faux; c'est
pour se conformer à notre usage que Jean-Baptiste a dit: « Jésus-Christ rend
témoignage de ce qu'il a entendu et de ce qu'il a vu », pour faire voir qu'il
n'y a point en lui de mensonge et qu'il ne dit rien que de vrai. Ainsi, souvent
nous-mêmes, nous avons la curiosité d'interroger celui qui nous raconte quelque
chose, et de lui dire: l'avez-vous vu, l'avez-vous entendu vous-même? S'il
l'assure, nous regardons alors son témoignage comme véritable. Ainsi
Jésus-Christ dit: « Je juge selon ce que j'entends » (Jean, V, 30); et: « Je ne
dis que ce que j'ai appris de mon Père » (Jean, VIII, 26); et: « Nous rendons
témoignage de ce que nous avons vu » (Jean, III, 11), et plusieurs autres
choses semblables, non pour nous faire entendre que ce qu'il dit il l'a appris
(le croire serait le comble de la démence); mais de peur que les Juifs
n'eussent l'insolence de regarder comme suspect aucune de ses paroles; car,
attendu qu'ils n'avaient pas encore de lui l'opinion qu'ils devaient avoir, il
s'autorise souvent de son Père pour persuader ce qu'il dit.
2. Mais pourquoi s'étonner qu'il cite le témoignage de son Père,
puisque souvent il a recours aux prophètes et aux Ecritures, comme lorsqu'il
dit: « Ce sont elles qui rendent témoignage de moi? » (Jean, 10, 39.) Il
emprunte le témoignage des prophètes, dirons-nous pour cela qu'il est
au-dessous d'eux? A Dieu ne plaise ! Il se proportionne à la faiblesse de ses
auditeurs. Il dit qu'il rapporte ce qu'il a appris de son Père, non qu'il ait
besoin d'un docteur, mais afin de prouver qu'il ne dit rien de faux. Ainsi ce
que dit Jean-Baptiste, vous devez l'expliquer de cette manière: j'ai besoin de
ses leçons, puisqu'il est venu du ciel et qu'il nous apporte une doctrine
céleste, que lui seul entend parfaitement. Car voilà ce que signifie ce mot: Il
a entendu et il a vu. « Et personne ne reçoit son témoignage ». Mais il a eu
des disciples, et plusieurs écoutaient assidûment sa parole; pourquoi donc
dit-il: « Personne ne reçoit? » c'est-à-dire: Il y en a peu qui le reçoivent.
S'il avait voulu dire: « Personne », pourquoi aurait-il ajouté: « Celui qui a
reçu son témoignage a attesté que Dieu est véritable (33)? » Ici Jean-Baptiste
reproche à ses disciples leur peu de foi en Jésus-Christ: en effet, par ce qui
suit on voit clairement qu'ils ne crurent pas même après ces paroles. Voilà
pourquoi étant en prison, il les envoya à Jésus, afin de les lui mieux attacher.
Et alors néanmoins ils ne crurent pas encore tout à fait en lui, comme
Jésus-Christ le fait connaître par ces paroles: « Heureux celui qui ne prendra
point de moi un sujet de scandale et de chute ! » (Matth. XI, 6.) Jean-Baptiste
n'a donc point eu d'autre raison de dire: « Et personne ne reçoit son
témoignage », que dans l'intention d'instruire ses disciples; c'est comme s'il
disait quoiqu'il y en ait peu qui doivent croire en lui, ne pensez pas que ce
qu'il dit ne soit pas véritable, car il rend témoignage de ce qu'il a vu. Au
reste, il le dit aussi pour censurer l'aveuglement des Juifs, de même qu'au
commencement de son évangile, saint Jean les réprimande en disant: « Il est
venu chez soi, et les siens ne l'ont point reçu » (Jean, I, 11): par la faute,
non de celui qui est venu, mais de ceux qui ne l'ont pas voulu recevoir: «
Celui [241] qui a reçu son témoignage, a attesté que a Dieu est véritable (33)
»; par ces paroles il les effraie et les épouvante, car il leur fait voir que
celui qui rejette le Fils ne le rejette pas lui seul, mais encore son Père;
c'est pourquoi il ajoute: « Celui que Dieu a envoyé ne dit a que des paroles de
Dieu (34) ». Puis donc qu'il ne dit que des paroles de Dieu, celui qui croit en
lui, croit en Dieu, et celui qui ne croit pas en lui, ne croit point en Dieu.
Mais ce mot: « Il a scellé », veut dire: il a fait connaître. Après quoi ayant
ainsi augmenté leur crainte, il ajoute: « Que Dieu est véritable », pour
marquer qu'on ne peut rejeter Jésus-Christ, ou ne pas croire en lui, sans
accuser de mensonge Dieu qui l'a envoyé. Puis donc que Jésus-Christ ne dit rien
qui ne vienne de son Père, celui qui ne l'écoute point, n'écoute point son Père
qui l'a envoyé.
Ne voyez-vous pas ici, mes frères, avec quelle force Jean-Baptiste
frappe encore sur ses disciples? Jusque-là ils ne croyaient pas qu'il y eût du
mal à ne pas croire en Jésus-Christ. Voilà pourquoi il leur représente vivement
l'extrême péril auquel s'exposent les incrédules; afin qu'ils apprennent que
n'écouter pas Jésus-Christ, c'est la même chose que de ne pas écouter son Père.
Il poursuit, et se proportionnant à leur portée, il leur dit: « Parce que Dieu
ne lui donne pas son Esprit par mesure ». Il se sert encore, comme j'ai dit,
d'expressions basses et grossières, accommodant ainsi son langage à leur
intelligence; autrement il n'aurait pu exciter en eux la crainte. S'il avait
dit de Jésus-Christ des choses grandes et élevées, ils ne l'auraient pas cru,
ils l'auraient repoussé avec mépris: voilà pourquoi il rapporte tout au Père,
parlant quelquefois de Jésus-Christ comme d'un homme.
Mais que signifie ceci: « Dieu ne lui donne pas son Esprit par mesure ?
» Nous, dit Jean-Baptiste, nous recevons les dons du Saint-Esprit par mesure:
car, par le Saint-Esprit il entend ici les dons. En effet, ce sont les dons qui
sont distribués. Mais Jésus-Christ a en lui-même tous les dons, ayant reçu
toute la plénitude du Saint-Esprit sans mesure. Or, si ces dons sont immenses,
à plus forte raison sa substance est-elle immense. Ne voyez-vous pas aussi que
le Saint-Esprit est immense « comme le Père? » Celui donc qui a reçu toute la
vertu du Saint-Esprit, qui connaît Dieu, qui dit: « Nous disons ce que nous
avons entendu, et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu », comment
nous pourrait-il paraître suspect? il ne dit rien qui ne soit de Dieu, rien qui
ne soit du Saint-Esprit: mais cependant Jean-Baptiste ne parle point de Dieu le
Verbe; l'autorité qu'il donne à sa doctrine, il la tire toute du Père et du
Saint-Esprit. Ses disciples connaissaient un Dieu, ils savaient qu'il y a un
Saint-Esprit, quoiqu'ils n'en eussent pas une juste idée: mais qu'il y eût un
Fils, ils l'ignoraient. C'est pour cela que, voulant donner de l'autorité à ce
qu'il dit, et le persuader, il a toujours recours au Père et au Saint-Esprit.
Car séparer cette raison « qui oblige Jean-Baptiste d'en user ainsi », et
recevoir la doctrine en soi, comme elle se présente, ce serait se tromper
beaucoup et s'écarter extrêmement de l'idée qu'on doit avoir de la dignité de
Jésus-Christ. En effet, le motif de leur foi en Jésus-Christ ne devait pas être
qu'il avait la vertu du Saint-Esprit, puisqu'il n'a nullement besoin du secours
du Saint-Esprit, et qu'il se suffit à lui-même: Jean-Baptiste se conforme donc
ainsi à l'opinion des simples, pour les élever peu à peu à de plus hauts et de
plus grands sentiments.
Au reste, je dis ceci, mes chers frères, pour vous faire connaître que
nous ne devons pas légèrement passer sur les paroles de la sainte Ecriture,
qu'il faut faire attention au but et à l'intention de celui qui parle, à
l'esprit et à la faiblesse de ses auditeurs, et examiner bien d'autres choses.
Car les docteurs ne découvrent et n'expliquent pas clairement tout, comme ils
le voudraient, mais ils tempèrent beaucoup de choses, selon la portée de leurs
disciples. C'est pourquoi saint Paul dit: « Je n'ai pu vous parler comme à des
hommes spirituels, mais comme à des personnes encore charnelles: je ne vous ai
nourris que de lait, et non de viandes solides »(I Cor. III, 1, 2.) Je voudrais,
dit-il, vous parler comme à des hommes spirituels, et je ne l'ai pu, pourquoi?
Ce n'est pas qu'il en fût lui-même incapable, c'est qu'ils n'auraient pu
l'entendre, s'il leur avait parlé comme à des hommes spirituels. De même
Jean-Baptiste voulait enseigner de grandes choses à ses disciples, mais ils ne
pouvaient encore les comprendre; voilà pourquoi il s'attache si fort aux
expressions les plus simples et les plus basses.
3. Il faut donc observer toutes choses avec [242] soin; car les paroles
de l'Ecriture sont des armes spirituelles. Mais si nous n'avons pas l'adresse
de les bien manier, ni d'en équiper nos disciples comme il faut, elles ne
perdent rien, à la vérité, de leur vertu propre, mais elles nous deviennent
inutiles. Supposons qu'il y ait ici une forte cuirasse, un casque, un bouclier,
une pique: qu'ensuite quelqu'un les prenne, et qu'il se mette la cuirasse aux
pieds, le casque non sur la tête, mais sur les yeux, le. bouclier, non sur la
poitrine, mais sur les jambes: pourra-t-il s'en aider? ou plutôt n'en sera-t-il
pas embarrassé? Sans aucun doute. Mais ce n'est pas la faute des armes; c'est
la sienne, celle de son ignorance, puisqu'il ne sait ni s'en revêtir ni s'en
servir. Il en est de même. des saintes Ecritures: si nous en confondons l'ordre,
elles n'en auront pas moins en soi leur force et leur vertu, mais elles ne nous
serviront de rien. J'ai beau vous répéter ces vérités, et en public et en
particulier; c'est peine perdue: toujours je vous vois attachés aux affaires du
siècle, toujours je vous vois mépriser les choses spirituelles: voilà pourquoi
nous nous mettons peu en peine de bien vivre, et, lorsque nous combattons pour
la vérité, nous sommes sans force et nous devenons la fable et la risée des
gentils, des Juifs et des hérétiques. Quand bien même vous seriez aussi
négligents dans les autres choses, on ne devrait même pas vous le pardonner.
Mais dans les affaires séculières chacun de vous est plus subtil et plus
perçant qu'une épée, tant l'artisan que le magistrat mais dans les choses nécessaires
et spirituelles nous sommes d'une extrême négligence, traitant les bagatelles
comme des affaires sérieuses, et n'attachant pas même une importance secondaire
aux plus pressants de nos intérêts. Ignorez-vous que ce qui est écrit dans les
livres saints ne l'est pas pour les anciens,, pour nos pères seulement, mais
aussi pour nous? La voix de saint Paul qui dit: « Tout ce qui est écrit a été
écrit pour nous servir d'instruction, à mous autres qui nous trouvons à la fin
des temps, afin que nous concevions une espérance ferme par la patience et par
la consolation que les Ecritures nous donnent » (Rom. XV, 4; 1 Cor. X, 11);
cette voix, dis-je, n'est-elle pas venue jusqu'à vous?
Je parle inutilement, je le sais bien; mais je ne cesserai point de
parler. En le faisant, je me justifierai devant Dieu, quand bien même personne
ne m'écouterait. Prêcher devant des gens dociles et attentifs, c'est une peine
allégée: mais prêcher souvent sans être écouté, et néanmoins, sans se rebuter,
prêcher toujours, c'est se rendre digne d'une plus grande récompense; parce
que, quelque dégoût qu'il y ait à n'être point. écouté, on ne laisse pas de
remplir son ministère selon la volonté de Dieu. Toutefois, quoique votre
négligence doive nous procurer une plus grande récompense, nous aimons mieux
l'avoir moindre et être plus sûrs de votre salut: car votre avancement et votre
profit est une grande récompense à nos yeux. Au reste, si nous vous
représentons maintenant ces choses, mes chers frères, ce n'est pas pour vous
chagriner ni pour vous faire de la peine, mais pour vous exposer la vive
douleur que votre tiédeur nous cause. Puisse le ciel nous guérir tous de ce
vice, afin que nos coeurs étant embrasés de l'amour des choses spirituelles,
nous acquérions les biens célestes, par la grâce et la miséricorde de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui soit la gloire au Père et au
Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. L'expérience nous apprend, mes frères, qu'en toutes choses l'esprit
de ménagement procure de grands biens et de grands avantages: ainsi l'on
devient habile dans les arts, dont on a reçu d'un maître à peine les premiers
éléments. Ainsi l'on bâtit les villes, mettant insensiblement et peu à peu une
pierre l'une sur l'autre; ainsi nous entretenons, nous conservons notre vie. Et
ne vous étonnez pas que cette sage conduite ait tant de vertu et d'efficacité
dans tout ce qui concerne. cette vie, lorsqu'elle en a tant dans les choses
spirituelles. C'est ainsi qu'on a pu arracher, les Juifs de- leur idolâtrie, en
les ramenant et les persuadant peu à peu, eux qui au commencement n'avaient
entendu rien de grand, rien de sublime, ni quant à la doctrine, ni quant aux
moeurs. C'est ainsi encore, qu'après l'avènement de Jésus-Christ, lorsque le
temps d'annoncer la sublime doctrine fut arrivé, les apôtres attiraient à eux
tous les hommes, évitant de leur parler tout d'abord des choses grandes et
élevées. C'est ainsi qu'en usait au commencement Jésus-Christ à l'égard de
plusieurs. C'est ainsi qu'en use maintenant Jean-Baptiste: il parle de
Jésus-Christ comme d'un homme admirable, et jette un voile sur ce qui dépasse
la portée humaine. Au commencement il disait: « L'homme ne peut rien recevoir
de soi-même »; ensuite, après avoir ajouté quelque chose de grand, et dit: «
Celui qui est venu du ciel est au-dessus de tous », il baisse encore le ton, et
dit entre autres choses: « Car Dieu ne lui donne pas son Esprit par mesure »;
et ensuite: « Le Père aime le Fils, et il lui amis toutes choses entre les
mains ». De là il arrive aux peines, sachant que la crainte du supplice est
d'une grande utilité, et que plusieurs ne sont pas tant touchés dos promesses
que des menaces; et c'est enfin par où il finit, disant: « Celui qui croit au
Fils, a la vie éternelle; celui qui ne croit pas au Fils, ne verra point la
vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui ». Ici encore ce qu'il dit des
peines, il le rapporte au Père, car il n'a pas dit la colère du Fils, quoique
le Fils soit le juge; mais il a nommé le Père pour effrayer davantage.
Ne suffit-il pas, direz-vous, de croire au Fils, pour avoir la vie
éternelle? Non. Ecoutez ce que dit Jésus-Christ, qui le déclare par ces paroles:
« Tous ceux qui me disent: Seigneur, Seigneur, n'entreront pas dans le royaume
des cieux ». (Matth. VII, 21.) Et le blasphème, contre le Saint-Esprit suffit
pour nous faire jeter dans l'enfer. Et pourquoi parler d'un [244]
article de doctrine? Quand bien même on croirait parfaitement au Père,
et au Fils, et au Saint-Esprit, si l'on ne vit bien, la foi seule ne servira de
rien pour le salut. Lors donc que Jésus-Christ dit: « La vie éternelle consiste
à « vous connaître, vous qui êtes le seul Dieu « véritable » (Jean, XVIII, 3);
ne pensons pas que cette créance nous suffise pour le salut, mais nous avons
besoin encore d'une bonne vie et d'une conduite bien réglée. Quoique
Jean-Baptiste ait dit ici: « Celui qui croit au Fils, a la vie éternelle », il
insiste davantage sur ce qui suit. Car dans son discours il joint et lie
ensemble le bien et le mal, et voyez comment, à sa première proposition, il
ajoute celle-ci: « Celui qui ne croit pas au Fils, ne verra point la vie, mais
la colère de Dieu demeure sur lui ». Mais néanmoins nous ne concluons pas de là
que la foi suffise seule pour le salut; ce qui se prouve par une infinité
d'autres endroits de l'Évangile, où il est parlé de la bonne vie. Voilà
pourquoi Jésus-Christ n'a point dit: La vie éternelle consiste seulement à vous
connaître; ni: Celui qui croit seulement au Fils, a la vie éternelle; mais il
marque, à propos de ces deux choses, que la vie y est attachée: certes, si la
bonne vie n'accompagne pas la foi, la foi ne nous sauvera pas d'un grand
supplice. Car il n'a pas dit
La colère l'attend; mais la colère demeure sur lui; par où il déclare
que la colère ne se retirera jamais de lui.
Mais de peur que ce mot: « Il ne verra point la vie », ne vous induisît
en erreur, et ne vous donnât lieu de penser qu'il ne s'agit que de cette vie
présente; et afin que d'autre part vous soyiez persuadé que le supplice est
éternel, il a dit: « La colère demeure », pour montrer qu'elle demeure
éternellement, et qu'elle séjourne sur l'incrédule. Au reste, l'intention de
Jean-Baptiste est d'exciter ses disciples par toutes ces paroles, et de les
pousser vers Jésus-Christ. C'est pourquoi il ne leur adresse pas la parole à
eux seuls et en particulier; mais il l'adresse à tous en général, et de la
manière qui pouvait mieux les attirer et les gagner. Car il n'a point dit: Si
vous croyez, si vous ne croyez pas; mais il parle en général, pour ne leur pas
donner de la défiance, et il le fait avec plus de force que Jésus-Christ. Le
Sauveur dit: « Celui qui ne croit pas est déjà condamné »; mais Jean-Baptiste
s'exprime ainsi « Il ne verra point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur
lui ». Et certes il a raison. Jésus-Christ ne pouvait parler de soi comme un
autre en pouvait parler. S'il avait parlé de même, on aurait cru que souvent il
revenait sur ce sujet par amour-propre et par vanité; mais Jean n'était pas
exposé à ce soupçon. Que si, dans la suite, Jésus-Christ s'est lui-même servi
d'expressions plus fortes, c'est lorsque sa réputation s'étant établie, on
avait de lui une grande opinion.
« Jésus ayant donc su que les pharisiens avaient appris qu'il faisait
plus de disciples et baptisait plus de personnes que Jean, quoique Jésus ne
baptisât pas lui-même, mais ses disciples, il quitta la Judée et s'en alla en
Galilée ». (Chap. IV, 1, 2, 3.)
Véritablement Jésus ne baptisait pas lui-même, mais, pour exciter plus
d'envie contre lui, on le rapportait ainsi. Pourquoi, direz-vous, se
retira-t-il? ce ne fut pas par crainte, mais pour ôter tout sujet d'envie et
adoucir la jalousie. Il pouvait contenir ceux qui l'attaquaient, mais il ne
voulait pas trop souvent le faire, de peur de détruire la foi à l'incarnation.
Si étant pris, il se fût souvent échappé miraculeusement de leurs mains,
plusieurs auraient tenu cette vérité pour suspecte. Voilà pourquoi il faisait
bien des choses humainement: voulant qu'on le crût Dieu, il voulait aussi qu'on
crût qu'il s'était revêtu de notre chair. Voilà pourquoi, après sa
résurrection, il disait à un de ses disciples: « Touchez et considérez qu'un
esprit n'a ni chair ni os ». (Luc, XXIV, 39.) Voilà pourquoi il reprit Pierre,
qui lui disait: « Ayez soin de vous, cela ne vous arrivera point ». (Matth.
XVI, 22.) Tant il a pris soin d'établir cette créance.
2. En effet, entre les dogmes de l'Église, celui de l'incarnation n'est
pas le moins important, ou plutôt il est le principal; puisque l'incarnation
est l'origine et le principe de notre salut, puisque c'est par elle que tout a
été fait, que tout a été consommé. C'est elle qui a détruit la mort, qui a ôté
le péché, qui a annulé la malédiction, qui nous a apporté une infinité de
grâces. Voilà pourquoi Jésus-Christ voulait qu'on crût principalement à
l’incarnation, qui a été pour nous la racine et la source de toutes sortes de
biens. Mais tout en agissant comme un homme, il ne laissait pas la divinité
s'obscurcir en lui. Ayant donc quitté la Judée, il continuait de faire ce qu'il
avait fait auparavant. Car ce n'était pas sans [245] sujet qu'il s'en était
allé en Galilée, il préparait les grandes oeuvres qu'il voulait opérer parmi
les Samaritains, et il ne les dispensait pas indifféremment, mais avec cette
sagesse qui lui était convenable; afin de ne pas laisser le moindre sujet
d'excuse au juif le plus impudent. L'évangéliste nous l'insinue par ce qu'il
ajoute: « Et comme il fallait qu'il passât par la Samarie (4) », en quoi il
montre que c'était comme en passant qu'il avait été dans la Samarie. Les
apôtres faisaient de même lorsque les Juifs les persécutaient, ils s'en
allaient vers les gentils; Jésus-Christ, de même (Marc, VII, 26), chassé par
les uns, s'en allait vers les autres, comme il le fit à l'égard de la
Syrophénicienne.
Or cela s'est fait ainsi pour ôter aux Juifs tout prétexte, tout sujet
de dire: il nous a quittés pour passer vers les incirconcis. C'est pour cette
raison que les apôtres, voulant se justifier, disaient: « Vous étiez les
premiers à qui il fallait annoncer la parole de Dieu; « mais puisque vous vous
en jugez vous-mêmes indignes, nous nous en allons présentement vers les gentils
». (Act. XVII, 46.) Et Jésus-Christ: « Je n'ai été envoyé qu'aux brebis de la
maison d'Israël qui se sont perdues ». (Matth. XV, 24.) Et: « Il n'est pas
juste de prendre le pain des enfants, et de le donner aux chiens ». (Ibid. 26.)
Mais lorsque les Juifs le rejetèrent, ils ouvrirent dès lors la porte aux
gentils. Et néanmoins il n'allait pas exprès chez eux, mais seulement en
passant c'est donc en passant, et « qu'il vint en une ville de la Samarie,
nommée Sichar, près de l'héritage que Jacob donna à son fils Joseph (5). Or il
y avait là un puits », qu'on appelait la fontaine de Jacob (6) ». Pourquoi
l'évangéliste parle-t-il du lieu avec tant d'exactitude? C'est afin qu'en
entendant une femme dire: « Notre père Jacob nous a donné ce « puits »; vous ne
vous en étonniez pas. C'était la ville où Lévi et Siméon, transportés de
colère, pour l'outrage fait à Dina leur soeur, firent ce cruel massacre que
vous savez.
Mais il ne sera pas hors de propos de rapporter ici l'origine des
Samaritains. Car tout ce pays s'appelait Samarie. D'où ont-ils donc pris ce nom
? La montagne qui était auprès s'appelait Somor, d'un homme de ce nom qui
l'avait possédée, comme dit Isaïe: « Ephraïm sera la capitale de Somoron »
(Isaïe, VII, 9); ceux qui l'habitaient alors ne s'appelaient pas Samaritains,
mais Israélites. Dans la suite des temps ces hommes offensèrent le Seigneur.
Phaceïa régnait, lorsque Theglathphalassar entra dans le royaume, se rendit
maître de plusieurs places, attaqua Ela, le tua, et donna le royaume à Osée.
(IV Rois, XV.) Salmanasar fit la guerre à ce dernier, prit d'autres villes et
se les rendit tributaires. Osée se soumit au commencement, il se révolta
ensuite et envoya chercher du secours dans l'Ethiopie (1). Le roi d'Assyrie,
l'ayant appris, marcha contre lui, et enleva Samarie, où il ne laissa aucun des
précédents habitants, de peur qu'ils ne se révoltassent une seconde fois. II
les transféra à Babylone et dans la Médie; il envoya d'autres peuples tirés de
différents endroits de ces pays, habiter Samarie, afin d'y affermir pour
toujours son empire, en donnant tout le pays à des nations dévouées. (IV Rois,
XVII.)
Les choses s'étant ainsi passées, Dieu, pour manifester sa puissance et
faire voir que ce n'était pas par faiblesse qu'il avait livré les Juifs, mais
pour les punir de leurs péchés, envoya contre ces barbares des lions qui
exercèrent partout les plus grands ravages: on en porta la nouvelle au roi: il
fit retourner à Samarie un des prêtres qu'on avait emmené captif, avec ordre
d'apprendre à ces peuples le culte qui doit être rendu à Dieu. (IV Rois, XVII,
26, 27.) Mais ils ne renoncèrent qu'à moitié à leur impiété. Cependant, ayant
dans la suite rejeté le culte des idoles, ils adorèrent le vrai Dieu. Tel était
l'état de ce pays, lorsque les Juifs y revinrent: ils eurent une grande
aversion contre les habitants, qu'ils regardaient comme des étrangers et des
ennemis, et ils les appelaient Samaritains, du nom du mont Somorou. Les
Samaritains ne recevaient pas toutes les Ecritures, ce qui donnait lieu à de
nouvelles contestations entre eux et les Juifs. Ils ne recevaient que les
livres de Moïse, et faisaient peu de cas des prophètes. Au reste, ils
prétendaient s'arroger la noblesse des Juifs et faisaient remonter leur origine
jusqu'à Abraham, qu'ils disaient être le chef de leur race, en tant que
Chaldéen; ils appelaient Jacob leur père, comme descendant d'Abraham. Mais les
Juifs les avaient autant en horreur et en abomination que tous les autres
peuples. Voilà pourquoi, voulant injurier et outrager Jésus-Christ, ils lui
disaient: « Vous êtes un samaritain, vous êtes possédé du démon ». (Jean, VIII,
48)
1. « Dans l’Ethiopie », c’est une méprise, il faut dire l’Egypte.
24C'est aussi pour cette même raison que Jésus-Christ, faisant
l'histoire d'un homme qui était descendu de Jérusalem à Jéricho, introduit un
samaritain.« qui exerça la miséricorde envers lui » (Luc, X 30 et suiv.), à
savoir, une personne vile, méprisable et abominable selon eux: que des dix
lépreux qu'il guérit, il n'en appelle qu'un seul étranger, parce qu'il était
samaritain (Luc, XVII, 18) et qu'instruisant, ses disciples, il leur disait:
N'allez point vers les gentils' (Matth. X, 5 ), et n'entrez point dans les
villes des Samaritains.
3. Ce n'est pas seulement pour composer son histoire et en suivre le
fil, que l'évangéliste a nommé Jacob; mais c'est aussi pour faire connaître que
les Juifs étaient depuis longtemps rejetés. En effet, déjà depuis longtemps et
du vivant de leurs pères, les Samaritains habitaient ces pays: car la terre
qu'habitaient leurs pères, sans qu'elle leur appartînt, les Juifs, après en
être devenus les maîtres, l'avaient perdue par leur négligence et leur
méchanceté. Ainsi il ne sert de rien aux enfants d'être sortis de pères
vertueux et gens de bien, s'ils dégénèrent eux-mêmes de leur vertu. Ces
barbares n'eurent pas plutôt été en butté aux ravages des lions, qu'ils
revinrent à la loi et au culte des Juifs; mais les Juifs, après avoir été
châtiés par tant dé fléaux et de calamités, n'en devinrent pas pour cela
meilleurs. Voilà donc le pays où alla Jésus-Christ; voilà le peuple qu'il fut
visiter, faisant une guerre continuelle à la vie molle et voluptueuse, et
montrant par son exemple qu'il faut vivre dans l'austérité et dans le travail.
Car dans ce voyage. il ne se servit point de bêtes de somme, il le fit à pied,
et si vite, qu'il en fut fatigué. Jésus-Christ nous apprend partout, que chacun
doit travailler, et tâcher de se suffire à soi-même; il veut enfin que nous
soyions si éloignés du superflu, que nous nous retranchions même beaucoup de
choses nécessaires. C'est pourquoi il disait: « Les renards ont des tanières,
et les oiseaux du ciel ont des nids; mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer
sa tête ». (Matth. VIII, 20.) C'est aussi pourquoi souvent il demeure sur les
montagnes et dans le désert, et non-seulement le jour, mais encore. la nuit.
David parlant de lui par une inspiration prophétique, disait: « Il boira de «
l'eau du torrent dans le chemin » (Ps. CIX, 8), pour montrer son grand
détachement. Saint Jean marque ici la même chose: « Jésus étant fatigué du
chemin, s'assit sur cette fontaine» pour se reposer. « Il était environ la
sixième heure du jour. Il vint alors une femme de la Samarie pour tirer de
l'eau (7); Jésus lui dit: Donnez-moi à boire. Car ses disciples « étaient allés
au marché pour acheter à manger (8) »: par où nous voyons sa patience dans les
fatigues de ses voyages, le peu de soin qu'il avait de sa nourriture, le peu
d'attention qu'il y donnait. Ses disciples avaient appris à l'imiter en cela:
ils ne portaient point de provisions avec eux. C'est ce qu'un autre évangéliste
nous fait remarquer à cette occasion Jésus leur ayant dit de se garder du
levain des pharisiens (Matth. XVI, 6), ils pensèrent qu'il leur parlait ainsi,
parce qu'ils n'avaient point pris de pains. De même, lorsqu'il est question de
la faim qui les obligea de rompre des épis (Matth. XII, 1), pour manger, et
encore en rapportant que Jésus-Christ lui-même s'approcha d'un figuier, parce
qu'il avait faim. (Matth. XXI, 18.) Par tous ces exemples, il nous apprend
qu'il faut mépriser son ventre, et n'en avoir point tant de soin.
Observez encore ici, mes frères, que les disciples n'avaient rien
apporté avec eux, et qu'ils ne s'empressaient pas de faire des provisions dès
le matin, mais qu'ils allaient acheter à manger à l'heure du dîner. Nous, au
contraire, à peine sommes-nous sortis du lit, qu'avant toute autre chose nous
songeons à manger; nous appelons vite nos cuisiniers, et nos sommeliers, et
leur faisons mille recommandations: après quoi, nous pensons à nos affaires,
donnant toujours aux choses charnelles la préférence sur les choses
spirituelles, et considérant comme nécessaire ce qui est fort accessoire. Ainsi
nous faisons tout à contre-temps. C'est tout autrement que nous devrions agir
nous devrions nous attacher avec grand soin aux choses spirituelles; et après y
avoir donné tout le temps requis, passer à nos autres affaires.
Enfin, observez encore dans Jésus-Christ, outre sa patience dans les
fatigues et dans les travaux, son extrême éloignement pour le faste: remarquez,
non-seulement qu'il était fatigué, qu'il s'assit le long du chemin, mais aussi
qu'on l'avait laissé seul, et que ses disciples s'en étaient allés. Toutefois,
s'il l'avait voulu, il pouvait, ou ne les pas envoyer tous à la fois, ou bien,
eux partis, se donner d'autres serviteurs: mais il ne le voulut pas, parce que
[247] de cette manière il accoutumait ses disciples à mépriser le faste. Et
qu'y a-t-il là de merveilleux, dira peut-être quelqu'un ? s'ils étaient humbles
et modestes, ce n'étaient que des pêcheurs et des faiseurs de tentes? Mais ces
pêcheurs se sont tout à coup élevés au ciel, ils se sont rendus plus illustres
que les rois, puisqu'ils sont devenus les amis du Seigneur de tout l'univers,
et les compagnons de ce Maître admirable. Or, vous le savez, ceux qui d'une
basse condition s'élèvent aux dignités, en deviennent plus facilement
orgueilleux et insolents, pour cela seul qu'auparavant ils n'étaient pas
accoutumés à de tels honneurs. Jésus-Christ, en les retenant dans leur
simplicité primitive, leur apprenait à être humbles et modestes en tout, et à
n'avoir jamais besoin de serviteurs.
Jésus, dit l'évangéliste, étant fatigué du chemin, s'assit sur cette
fontaine pour se reposer. Ne voyez-vous pas que la fatigue et la chaleur
l'obligèrent de s'asseoir pour attendre ses disciples? car il savait bien ce
qui devait arriver des Samaritains. Mais ce n'était point là le principal sujet
qui l'avait attiré; néanmoins, une femme qui faisait paraître tant d'envie et
de désir de s'instruire, n'était point à rejeter. En effet, il était venu vers
les Juifs, et lés Juifs ne voulaient pas le recevoir. Les gentils, au
contraire, l'appelaient et le pressaient de venir chez eux, quand il voulait
aller ailleurs: ceux-là lui portaient envie, ceux-ci croyaient en lui: les
Juifs concevaient de l'indignation contre lui, les gentils l'admiraient et
l'adoraient. Quoi donc 1 fallait-il négliger le salut de tant d'hommes et
abandonner des gens qui étaient dans de si bonnes et si heureuses dispositions?Certes
cela était indigne de la bonté du divin Sauveur: c'est pourquoi il conduisait
toutes choses avec la sagesse qui lui est propre et convenable. Il était assis,
il reposait son corps et se rafraîchissait auprès de cette fontaine. C'était
alors l'heure de midi, l'évangéliste le déclare: « Il était environ », dit-il,
« la « sixième heure » du jour, « et il s'assit ». Que veut dire ce mot: «
Assis? » Non sur un trône, non sur un coussin, mais simplement à terre. « Il
vint alors une femme de la Samarie a pour tirer de l'eau ».
4. Voyez la précaution que prend Jésus-Christ de faire connaître que
cette femme était sortie de la ville pour un tout autre motif, et comme partout
il réprime les impudentes chicanes des Juifs, comme il leur ôte tout sujet de
dire qu'il avait lui-même violé sa défense, d'entrer dans les villes des
Samaritains (Matth. X, 5), lui qui parlait avec eux. C'est pourquoi
l'évangéliste dit que ses disciples étaient allés à la ville pour acheter à
manger, insinuant que Jésus-Christ avait eu bien des raisons de s'entretenir
avec cette femme. Que fit-elle donc? Ayant. entendu ces paroles: « Donnez-moi à
boire », elle en prit occasion, avec beaucoup de prudence, de lui proposer
quelques questions, et elle lui dit: « Comment vous, qui êtes juif, me
demandez-vous à boire, à moi qui suis samaritaine ? car les Juifs n'ont point
de commerce avec les Samaritains (9) ». Mais qu'est-ce qui lui fit penser qu'il
était juif? Peut-être son habit ou son langage. Pour vous, remarquez combien
cette femme est avisée et prudente. En effet, s'il y avait à prendre garde à
quelque chose, c'était plutôt à Jésus-Christ à user de précaution qu'à elle.
Car elle n'a pas dit: Les Samaritains n'ont point de commerce avec les Juifs;
mais: les Juifs n'ont point de commerce avec les Samaritains. Cependant cette
femme, quoiqu'elle fût exempte de reproche, croyant qu'un autre était en faute,
ne se tut pas, mais elle releva ce qu'elle regardait comme une transgression de
la loi.
Mais quelqu'un pourrait bien demander pourquoi Jésus lui demanda à
boire, la loi ne le permettant pas? Si l'on dit qu'il prévoyait qu'elle ne lui
donnerait point d'eau, il devait encore moins lui en demander. Que faut-il donc
répondre? Que dès lors il était indifférent pour lui de s'affranchir de ces
sortes d'observances. Car celui qui portait les autres à les transgresser
devait bien, à plus forte raison, les transgresser lui-même. « Ce n'est pas ce
qui entre dans la bouche», dit Jésus-Christ, « qui souille l'homme, mais c'est
ce qui en sort ». (Matth. XV, 11.) Au reste, cet entretien avec cette femme
n'est pas un faible sujet de reproche et d'accusation contre les Juifs, car il
les avait souvent invités, et par ses paroles, et par ses oeuvres, à
s'approcher de lui, sans réussir à les gagner. Voyez au contraire la docilité
de cette femme; sur une courte demande que lui fait Jésus-Christ, aussitôt elle
accourt. Or Jésus ne pressait encore personne d'entrer dans cette voie, mais il
n'empêchait pas de venir à lui ceux qui le voulaient (1). Car il a simplement
dit à ses disciples: N'entrez pas dans les villes des
1. C'est-à-dire, il ne forçait pas les gens à venir écouter ses
instructions et sa doctrine, mais aussi il ne les empêchait pas, il ne rejetait
pas ceux qui voulaient venir à lui
248
Samaritains, mais il ne leur a pas dit de repousser, de rejeter ceux
qui s'approcheraient d'eux: t'eût été là une recommandation indigne de sa
bonté. Voilà pourquoi il répondit ainsi à cette femme. « Si vous connaissiez le
don de Dieu, et qui est celui qui vous dit: « Donnez-moi à boire, vous lui
auriez peut-être demandé vous-même, et il vous aurait donné de l'eau vive (10)
». Premièrement Jésus lui fait entendre qu'elle mérite d'être écoutée, et de
n'être point rejetée, et ensuite il lui découvre qui il est: car tout en apprenant
qui est celui qui lui parle, elle sera docile et obéissante, ce que personne ne
peut dire des Juifs. En effet, les Juifs ayant appris qui il était, ne lui ont
proposé aucune question, ne lui ont fait aucune demande, et ils n'ont point
voulu apprendre de lui ce qui leur aurait été utile pour le salut; au contraire
ils le chargeaient d'injures et le chassaient.
Après ces paroles, voyez avec quelle modestie répond cette femme: «
Seigneur, vous n'avez point de quoi en puiser, et le puits est profond: d'où auriez-vous
donc de l'eau vive (11) ? » Déjà Jésus l'a tirée de la basse opinion qu'elle
avait de lui, en sorte qu'elle ne le regardait plus comme un homme du commun.
Non-seulement elle l'appelle Seigneur, mais aussi elle lui parle d'une manière
honnête et respectueuse. La suite même fait voir que c'est pour l'honorer
qu'elle lui parle ainsi. Car elle ne se moqua point de lui, elle ne lui dit
rien de désobligeant, mais seulement elle hésitait encore. Que si d'abord elle
n'a pas tout compris, ne vous en étonnez pas. Nicodème lui-même ne comprenait
pas ce que lui disait Jésus-Christ. Pourquoi dit-il: « Comment cela se peut-il
faire? » Et encore: « Comment peut naître un homme qui est déjà vieux? » Et
derechef: « Peut-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mère pour naître
encore? » Mais cette femme répond avec plus de retenue: « Seigneur, vous n'avez
point de quoi en puiser, et le puits est profond: d'où auriez-vous donc de
l'eau vive ? » Jésus-Christ disait une chose, elle en pensait une autre,
n'entendant que la lettre des paroles, peu capable encore d'en comprendre
l'esprit et la sublimité.
Et certes, elle aurait pu répondre avec vivacité: Si vous l'aviez,
cette eau vive, vous ne me demanderiez point à boire, vous seriez le premier à
boire l'eau que vous avez: vainement donc vous vous vantez. Mais elle ne parle
point de la sorte, elle répond avec modestie et au commencement et dans la
suite. Au commencement elle dit. « Comment, vous qui êtes juif, me
demandez-vous à boire? » Elle n'a point dit, comme si elle eût parlé à un
étranger et à un ennemi: Dieu me garde de vous donner à boire, à vous qui êtes
un ennemi de notre nation, un étranger ! Ensuite, l'entendant parler de lui
dans ces termes magnifiques qu'irritent pardessus tout la malveillance, au lieu
de se moquer de lui, elle lui dit simplement: « Etes-vous plus grand que notre
père Jacob, qui nous adonné ce puits et en a bu lui-même, aussi bien que ses
enfants et ses troupeaux? (12) » Ne voyez-vous pas avec quelle adresse elle
s'arroge la noble extraction des Juifs? Mais voici ce qu'elle a voulu dire.
Jacob s'est servi de cette eau, il n'a rien eu de meilleur à nous donner. Par
là elle fait connaître qu'elle a attaché à la première réponse un sens élevé et
sublime; car quand elle dit: « Il en a bu lui-même, aussi bien que ses enfants
et ses troupeaux », elle ne fait entendre autre chose sinon qu'elle a quelque
idée, quelque sentiment d'une eau meilleure, que d'ailleurs elle ne tonnait pas
bien.
Au reste, ce qu'elle entend, je vais plus clairement vous le développer:
vous ne pouvez pas dire que Jacob nous a donné ce puits, mais qu'il s'est servi
d'un autre; car lui et ses enfants en buvaient, et certes ils n'auraient pas bu
de cette eau s'ils en avaient eu une meilleure. Or vous-même vous ne sauriez
donner de cette eau, et vous ne pouvez en avoir une meilleure, à moins que vous
ne vous déclariez plus grand que Jacob. D'où pouvez-vous donc avoir l'eau que
vous promettez de nous donner? Les Juifs au contraire n'usent pas avec lui de
si douces paroles, lorsque, les entretenant sur le même sujet, il leur.parle de
cette eau; mais aussi ils n'en tirent aucun profit. Quand il fait mention
d'Abraham, ils cherchent à le lapider. Cette femme ne se conduisait pas de même
à son égard; mais patiente malgré la chaleur du milieu du jour, elle dit, elle
écoute tout avec une très-grande douceur, et elle n'éprouve aucun de ces
sentiments que vraisemblablement les Juifs auraient fait éclater, savoir, qu'il
était un insensé, un homme hors de son bon sens, qui avait des visions, qui
parlait sans cesse d'une fontaine et d'un puits [249] qu'il ne montrait point,
mais qu'il promettait avec beaucoup de vanité et d'ostentation. La Samaritaine
au contraire écoute avec persévérance, jusqu'à ce qu'elle trouve ce qu'elle
cherche.
5. Mais si cette femme samaritaine a du zèle et de l'empressement pour
s'instruire, si elle s'assied auprès de Jésus-Christ qu'elle ne tonnait pas,
quel pardon espérons-nous, nous qui le connaissons, qui ne sommes pas assis sur
un puits, ni dans un lieu désert, ni exposés aux chaleurs du midi et aux
brûlants rayons du soleil, mais qui, à la fraîcheur du matin, à l'ombre de ce
toit, étant fort commodément et à notre aise, écoutons impatiemment ta parole
de Dieu et languissons dans notre lâcheté et notre paresse? Non, la Samaritaine
ne fait pas de même, elle est si attentive à ce que lui dit Jésus, qu'elle
appelle, qu'elle invite même les autres à venir l'entendre. Mais les Juifs,
non-seulement n'appelaient pas les autres, mais même, s'ils voulaient venir à
Jésus, ils les en détournaient; c'est pourquoi ils disaient: « Y a-t-il
quelqu'un des sénateurs qui croie en a lui? Car pour cette populace qui ne sait
ce a que c'est que la loi, ce sont des gens maudits de Dieu ». (Jean, VII,
38,49.)
Imitons donc la Samaritaine: entretenons-nous avec Jésus-Christ;
maintenant encore il est au milieu de nous, il nous parle par les prophètes et
par ses disciples. Ecoutons-le donc etsoyons obéissants à sa voix. Jusques à
quand mènerons-nous une vie oisive et inutile ?,Car. faire ce qui n'est point
agréable à Dieu, c'est vivre inutilement, ou plutôt ce n'est pas seulement
vivre inutilement, mais c'est encore vivre pour sa perte. En effet, si nous
perdons le temps qui nous a été donné en l'employant à des choses tout à fait
inutiles, nous sortirons de ce monde pour être punis de l'avoir mal et
inutilement employé. Puisque celui qui a consommé et dévoré l'argent qui lui
avait été donné pour le faire profiter, en rendra compte
à son maître qui le lui avait confié (Matth. XXV; Luc, XIX); sûrement
celui qui passe sa vie à des inutilités, ne sera pas exempt du supplice. Non
certes, Dieu ne nous a pas fait naître, ne nous a pas mis en ce monde et ne
nous a pas donné une âme seulement pour jouir de cette vie, mais afin d'y
travailler et d'y faire du profit pour la vie future. Les bêtes n'ont que
l’usage de la vie présente, mais nous, nous n'avons une âme immortelle qu'afin
que nous fassions tous nos efforts pour acquérir cette vie future.
Si quelqu'un demande à quel usage sont destinés les chevaux, les ânes,
les boeufs et les autres animaux de la même espèce? A nul autre, dirons-nous,
qu'à nous servir en cette vie; mais à notre égard il n'en est pas de même: nous
attendons un sort plus heureux, nous serons dans une meilleure vie quand nous
serons sortis de celle-ci; et il n'est rien que nous ne devions faire pour nous
y rendre illustres et nous mêler au choeur des anges, pour "être
éternellement et dans tous les siècles des siècles en la présence du Roi. C'est
pourquoi notre âme est immortelle et nos corps seront immortels, afin que nous
jouissions des. biens éternels. Mais si les cieux, vous étant destinés et
préparés pour vous, vous vous attachez à la terre, quelle injure, quel outrage
ne faites-vous pas à celui qui vous les veut donner? C'est à quoi vous devez
penser. Dieu vous présente les cieux, et vous, n'en faisant pas un grand cas,
vous leur préférez la terre. Voilà pourquoi, méprisé par vous, il vous a
menacés de l'enfer; il veut vous apprendre combien sont grands les biens dont
vous vous privez. Mais à Dieu ne plaise que nous tombions dans ce lieu de
supplice l que plutôt, nous rendant agréables au Seigneur, nous possédions les
biens éternels, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec
lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècle, des
siècles. Ainsi soit-il.
1. L'Ecriture appelle la grâce du Saint-Esprit tantôt un feu, tantôt
une eau; faisant voir que ces noms marquent, non la substance, mais
l'opération. Car le Saint-Esprit ne peut être composé de différentes
substances, puisqu'il est indivisible, et d'une seule nature. Jean-Baptiste
désigne l'une de ces choses quand il dit: « C'est celui qui vous « baptisera
dans le Saint-Esprit et dans le « feu ». (Matth. III, 11.) L'autre est désignée
par Jésus-Christ lui-même: « Il sortira », dit-il, « des fleuves d'eau vive de
son coeur. Ce qu'il entendait de l'Esprit que devaient recevoir « ceux qui
croiraient en lui ». (Jean, VII, 38.) C'est pourquoi, dans l'entretien qu'il a
avec la Samaritaine, il appelle eau le Saint-Esprit: « Celui », dit-il, « qui
boira de l'eau que je lui donnerai, n'aura jamais soif ». L'Ecriture appelle
ainsi l'Esprit-Saint un full, pour montrer la force et l'ardeur de la grâce, et
la destruction des péchés; elle l'appelle une eau, pour marquer qu'elle purifie
et rafraîchit l'âme de ceux qui la reçoivent. Et c'est avec raison: car tel est
un jardin planté d'arbres chargés de fruits, et toujours verts, telle est une
âme vigilante et soigneuse qu'embellit la grâce de l'Esprit-Saint. Elle ne
permet pas, cette grâce, que la tristesse et la douleur, ni les ruses et les
artifices de Satan lui portent la moindre atteinte, elle qui repousse
facilement les traits enflammés de l'esprit malin.
Pour vous, mon cher auditeur, considérez, je vous prie, la sagesse de
Jésus-Christ, et avec quelle douceur il encourage cette femme et élève son
coeur. Car il ne lui a point dit au commencement: « Si vous saviez qui est
celui qui vous a dit: Donnez-moi à boire »; ce n'est qu'après lui avoir donné
lieu de le regarder comme juif et de l'accuser à ce titre que, pour se
justifier, il lui parle ainsi; mais aussi par ces paroles: « Si vous saviez qui
est celui qui vous a dit: Donnez-moi à boire, vous lui en auriez peut-être
demandé vous-même », et par ses grandes promesses qui la portèrent à rappeler
la mémoire du patriarche, il ouvrit les yeux de son esprit. Ensuite, à sa
réplique: « Etes-vous plus grand que notre père Jacob? » il ne répondit pas:
Oui, je le suis. Il aurait paru le dire par ostentation, faute de preuve
suffisante. Toutefois, par ce qu'il dit il l'y prépare. Car il ne dit pas
simplement: Je vous donnerai de l'eau; mais ayant gardé le silence sur Jacob,
il releva ce qu'il était, faisant [251] connaître, par la nature du don et par
la différence des biens qu'il apportait; la différence des personnes, et sa
prééminence, sa supériorité sur le patriarche. Si vous admirez, dit-il, que Jacob
vous ait donné cette eau, que direz-vous si je vous en donne de beaucoup
meilleure? Déjà vous avez presque reconnu que je suis plus grand que Jacob,
lorsque vous m'avez demandé: Etes-vous plus grand. que notre père Jacob, pour
promettre une eau meilleure? Si je vous la donne, cette eau, vous conviendrez
donc alors que je suis plus grand que lui? Voyez-vous l'équité de cette femme,
qui sans faire acception de personnes, juge par les oeuvres mêmes et du
patriarche et de Jésus-Christ?
Mais les Juifs n'ont pas fait de même: ils ont vu Jésus-Christ chasser
les démons, et ils l'ont appelé démoniaque; bien loin de le dire plus grand que
le patriarche. La Samaritaine au contraire juge par où Jésus-Christ voulait
qu'elle jugeât, à savoir, par cette évidence qui vient des oeuvres: car c'est
là sur quoi il juge lui-même, en disant: « Si je ne fais pas les oeuvres de mou
Père, ne me croyez pas mais si je les fais, quand vous ne me voudriez pas
croire, croyez à mes oeuvres ». (Jean, X, 37.) C'est aussi par là qu'il persuade
cette femme et, l'amène à la foi. Elle a dit: « Etes-vous plus grand que notre
père Jacob? » Jésus-Christ laisse Jacob, mais il parle de l'eau et dit: «
Quiconque boit de cette eau, aura encore soif ». Et sans s'arrêter à dépriser
l'eau du patriarche, il passe tout à coup à l'excellence et à la supériorité de
la sienne propre; il ne dit point: cette eau n'est rien ou peu de chose, il se
borne à produire le témoignage qui résulte de sa nature même: « Quiconque boira
de cette eau aura encore soif: au lieu que celui qui boira de l'eau que je lui
donnerai n'aura jamais soif »: Cette femme avait déjà entendu parler d'une eau
vive, mais elle n'avait pas compris quelle était cette eau: comme on appelle
eau vive celle qui coule continuellement de source et ne tarit jamais, elle
croyait que c'était celle-là qu'il fallait entendre. C'est pourquoi
Jésus-Christ, dans la suite, lui fait plus clairement connaître l'eau dont il
s'agit, et lui en montrant l'excellence par la comparaison qu'il en fait avec
l'autre, il continue ainsi: « Celui qui boit de l'eau que je lui donnerai,
n'aura jamais soif », lui montrant par là, comme j'ai dit, son excellence, et
encore par ce qui suit: en effet, l'eau matérielle n'a aucune des qualités
qu'il attribue à la sienne. Qu'est-ce donc qui vient ensuite? « L'eau que je
donnerai deviendra dans lui une fontaine d'eau qui rejaillira jusque dans la
vie éternelle ». Car de même que l'homme qui a chez lui une fontaine, n'aura
jamais soif, il en est de même de celui qui aura cette eau.
Cette femme crut aussitôt, en quoi elle se montra beaucoup plus sage
que Nicodème, et non-seulement plus sage, mais aussi plus forte. Nicodème, en
effet, ayant ouï une foule de semblables choses, ne fut appeler ni inviter
personne, il ne crut même pas et n'eut point confiance: la Samaritaine, au
contraire, annonçant à tout le monde ce qu'elle a appris, fait la fonction
d'apôtre. Nicodème, à ce qu'a dit Jésus-Christ, réplique: « Comment cela se
peut-il faire? » (Jean. III, 9.) Et Jésus ayant apporté un exemple clair et
sensible, l'exemple du vent, il ne crut pas encore: mais la Samaritaine se
conduit bien autrement: elle doutait au commencement; ensuite, sur un simple
énoncé sans preuves, elle se rend et croit aussitôt. Car après que Jésus eut
dit: « L'eau que je lui donnerai deviendra dans lui une fontaine d'eau qui
rejaillira jusque dans la vie éternelle »; elle réplique sur-le-champ: «
Donnez-moi de cette eau, afin que je n'aie plus soif, et que je ne vienne plus
ici pour en tirer (15) ».
2. Ne voyez-vous pas, mes frères, comment insensiblement Jésus-Christ
l'élève à la plus haute doctrine et à la perfection de la foi? D'abord elle le
regardait comme un juif schismatique et violateur de la loi: ensuite, lorsque
Jésus eut éloigné cette accusation (car il ne convenait pas que celui qui
devait l'instruire fût suspect), ayant entendu parler d'une eau vive, elle
pensa que c'était de l'eau naturelle et sensible qu'il parlait; comprenant
enfin que l'eau qu'il promettait était spirituelle, elle crut que ce breuvage
avait la vertu de désaltérer, et toutefois elle ne savait pas ce que c'était
que cette eau; mais elle doutait encore: comprenant déjà qu'il s'agissait d'une
chose dépassant la portée des sens, mais n'en ayant pas encore une entière
connaissance. Enfin elle voit plus clair, et néanmoins elle ne comprend pas
tout, puisqu'elle dit: « Donnez-moi de cette eau, afin que je n'aie plus soif,
et que je ne vienne plus en tirer ». Ainsi déjà elle préférait [252] Jésus à
Jacob. Non, je n'ai pas besoin de cette fontaine, disait-elle en elle-même, si
vous me donnez l'eau que vous me faites espérer: en quoi vous voyez bien
qu'elle le,préfère au patriarche. Voilà la marque d'un bon esprit. Elle a fait
paraître qu'elle avait une grande opinion de Jacob: elle vit un homme plus
grand que Jacob, son premier sentiment ne fut pas capable de l'arrêter. Cette
femme ne crut donc pas facilement, et elle ne reçut pas inconsidérément ce
qu'on lui disait, puisqu'elle chercha avec tant de soin à s'éclaircir et à
découvrir la vérité, mais aussi elle ne fut ni indocile, ni opiniâtre: sa
demande le fait bien voir.
Au reste, quand Jésus-Christ a dit aux Juifs a Celui qui mangera de ma
chair, n'aura « point de faim: et celui qui croit en moi, n'aura jamais soif »
(Jean, VI, 35); non-seulement ils ne l'ont point cru, mais encore ils s'en sont
choqués et scandalisés. Cette femme, au contraire, attend et demande; le
Sauveur disait aux Juifs: « Celui qui croit en moi n'aura jamais soif »; mais à
la Samaritaine il ne parle pas de même, il se sert d'une expression plus basse
et plus grossière: « Celui qui boira de cette eau n'aura jamais soif ». — Comme
cette promesse tombait uniquement sur des choses spirituelles, et non pas sur
des choses charnelles et sensibles, Jésus-Christ, élevant l'esprit de la
Samaritaine par des promesses, continue à lui proposer des choses sensibles,
parce qu'elle ne pouvait pas comprendre encore ce qui était purement spirituel.
S'il eût dit: Si vous croyez en moi, vous n'aurez jamais soif; ne sachant pas
qui était celui qui lui parlait, ni de quelle soif il s'agissait, elle ne
l'aurait pas compris. Mais pourquoi n'a-t-il pas parlé de même aux Juifs? parce
qu'ils avaient vu beaucoup de miracles, tandis que cette femme n'en avait vu
aucun, et que c'était la première fois qu'elle entendait la parole. Voilà
pourquoi il va désormais lui révéler prophétiquement sa vertu et sa puissance.
Voilà aussi pourquoi il ne la reprend pas d'abord de ses dérèglements. Mais que
lui dit-il? « Allez, appelez votre mari et venez ici (16) ». Cette femme lui répondit:
« Je n'ai point de mari». Jésus lui dit: « Vous avez raison de dire que vous
n'avez point de mari (17). Car vous avez eu cinq maris, et maintenant « celui
que vous avez n'est pas votre mari vous avez dit vrai en cela (18) ». Cette
femme lui dit: « Seigneur, je vois bien que vous êtes prophète (19) ».
Ah ! quelle philosophie dans une femme ! avec quelle douceur ne
reçoit-elle pas la réprimande ! Et pourquoi, direz-vous, ne l'aurait-elle pas
reçue ? Jésus-Christ n'a-t-il pas souvent repris les Juifs avec plus de force
et de sévérité ? car il y a bien plus de vertu et de puissance à pénétrer dans
ce qu'il y a de plus caché dans le coeur, qu'à découvrir une action secrète qui
s'est passée au dehors. L'une de ces choses n'appartient qu'à Dieu seul et à celui
qui a conçu la pensée dans son esprit; l'autre est possible à quiconque vit
avec nous. Cependant les Juifs s'irritent des réprimandes et des reproches que
leur fait Jésus-Christ. Quand il leur dit.: « Pourquoi cherchez-vous à me faire
mourir ? » (Jean, VII, 20), non-seulement ils n'en sont pas surpris, comme
cette femme, mais ils le chargent d'injures et d'outrages, bien qu'ils eussent
devant leurs yeux des preuves et des exemples de beaucoup d'autres miracles, et
que la Samaritaine n'eût entendu que cette seule parole. Et non-seulement,
dis-je, ils n'ont point été étonnés, mais ils l'ont chargé d'outrages, lui
disant: « Vous êtes possédé du démon. Qui est-ce qui cherche à vous faire
mourir? » (Ibid.) Celle-ci, au contraire, non-seulement elle n'injurie, elle
n'outrage point, mais elle est dans l'étonnement et dans l'admiration; elle
honore Jésus-Christ comme un prophète; quoiqu'il la réprimande plus sévèrement
qu'il n'a repris les Juifs. Car enfin, son péché lui était particulier à elle
seule, elle seule en était coupable; au lieu que celui des Juifs était public,
et commun à tous. Or nous avons, coutume de n'être pas si humiliés des. péchés
qui nous sont communs avec bien d'autres, que de ceux qui nous sont propres et
particuliers. Et véritablement les Juifs croyaient faire quelque chose de grand
en faisant mourir Jésus-Christ; mais l'action de cette femme, généralement tout
le monde la regardait comme mauvaise. Néanmoins, elle ne se fâcha point, elle
ne s'emporta point; au contraire, elle fut dans l'étonnement et dans
l'admiration.
Jésus-Christ se conduisit de la même manière à l'égard de Nathanaël.
D'abord il ne prophétisa pas, il ne dit pas: « Je vous ai vu « sous le figuier
» (Jean, I, 48); mais il ne lui fit cette réponse, qu'après qu'il eût dit. « D'où
me connaissez-vous? » Il voulait que ceux [253] qui venaient le trouver,
donnassent eux-mêmes occasion aux miracles et aux prophéties, afin de se les
attacher davantage et d'échapper à tout soupçon de vaine gloire. La conduite
qu'il tient envers la Samaritaine est tout à fait pareille. Il jugeait qu'il
lui serait désagréable, et même inutile, d'entendre au premier abord ce
reproche: « Vous n'avez point de mari » mais le placer après qu'elle en avait
donné l'occasion, c'était alors le faire à propos et d'une manière convenable;
par là, il la rend et plus docile et plus attentive. Et à propos de quoi,
demandez-vous, Jésus-Christ lui dit-il: « Appelez votre mari ? » Il s'agissait
d'une grâce et d'un don qui surpasse la nature humaine: cette femme le lui demandait
avec instance. Jésus a dit: « Appelez votre mari», pour lui faire entendre que
son mari y devait aussi participer. Elle cache son déshonneur par le désir
qu'elle a de recevoir ce don, et croyant parler à un homme, elle répond: « Je
n'ai point de mari ». La voilà l'occasion, elle est belle, Jésus-Christ la
saisit et lui parle, sur les deux points, avec une grande précision: car il
énumère tous les maris qu'elle a eus auparavant, et déclare celui qu'elle
cachait. Que fit-elle donc? Elle ne s'en offensa point, elle ne s'éloigna point
pour aller se cacher; elle ne prit pas le reproche en mauvaise part, au
contraire elle en fut dans une plus grande admiration, et n'en devint que plus
ferme et plus persévérante; elle dit: « Je vois bien que vous êtes un prophète
». Au reste, faites attention à sa prudence: elle ne court pas aussitôt à la
ville, mais elle s'arrête encore à réfléchir sur ce qu'elle vient d'entendre,
et elle en est toute surprise. Car ce mot: « Je vois », veut dire Vous me
paraissez un prophète. Puis, une fois qu'elle a conçu ce soupçon, elle ne
propose à Jésus-Christ aucune question sur les choses terrestres, ni sur la
santé du corps, ni sur les biens de ce monde, ni sur les richesses; mais
promptement elle l'interroge sur la doctrine, sur la religion. Et que dit-elle
? « Nos pères ont adoré sur cette montagne », parlant d'Abraham, parce que les
Samaritains disaient qu'il y avait amené son fils. « Et vous autres, comment
pouvez-vous dire que c'est dans Jérusalem qu'est le lieu où il faut adorer?
(20) »
3. Ne voyez-vous pas, mes frères, combien l'esprit de cette femme s'est
élevé ? Auparavant elle ne pensait qu'à apaiser sa soif, elle ne pense plus
maintenant qu'à s'instruire. Que fait donc Jésus-Christ ? Il ne résout pas la
question proposée; car il ne s'attachait pas à répondre exactement à tout,
t'eût été une chose inutile. Mais il élève toujours de plus en plus son esprit,
et il ne commence à entrer en matière qu'après qu'elle l'a reconnu pour
prophète, afin qu'elle ajoute plus de foi à ses paroles. En effet, regardant
Jésus-Christ comme un prophète, elle ne doutera point de ce qu'il lui dira.
Quelle honte, quelle confusion pour nous, mon cher auditeur ! cette
femme, qui avait eu cinq maris, cette samaritaine, a un si grand désir de
s'instruire et de connaître la vraie religion, que ni l'heure, ni aucune
affaire ne peuvent la distraire.ni la détourner de cette occupation. Et nous,
non-seulement nous ne faisons point de questions sur des dogmes, mais nous
sommes en tout lâches et paresseux. Aussi tout est négligé.
Qui de vous, je vous prie, lorsqu'il est dans sa maison, prend entre
ses mains le livre chrétien, en examine les paroles, les lit et les médite avec
soin? Personne; mais chez plusieurs, nous trouverons des osselets et des dés;
des livres chez personne ou chez un bien petit nombre. Encore ceux-ci n'en
font-ils pas plus d'usage que ceux qui n'en ont point: ils les gardent
précieusement dans leurs cabinets, bien roulés, ou serrés dans des coffrets, et
ne sont curieux que de la finesse du parchemin ou de la beauté du caractère;
car de les lire, c'est de quoi ils ne se mettent nullement en peine. En effet,
s'ils achètent des livres, ce n'est pas pour les lire et en profiter, mais pour
faire orgueilleusement parade de leurs richesses. Tant est grand le faste que
produit la vaine gloire ! Je n'entends pas dire que personne tire vanité de
bien comprendre ce que contiennent ses livres, mais plutôt, on se glorifie et
on se vante d'avoir des livres écrits en lettres d'or. Et quel avantage, je
vous prie, en revient-il ? Les saintes Ecritures ne nous ont pas été données
pour que nous les laissions dans les livres, mais afin que, par la lecture et
la méditation, nous les gravions dans nos coeurs. Certes, il y a une
ostentation juive à garder ainsi les livres, à se contenter d'avoir les
préceptes écrits sur beau parchemin; mais sûrement la loi ne nous a pas ainsi
été donnée au commencement: elle a été écrite sur des tablettes de chair qui
sont nos coeurs. (II Cor. III, 3.) [254] Au reste, je ne dis pas ceci pour vous
détourner d'acheter des livres; au contraire, je vous en loue, et je souhaite
que vous en ayez; mais je voudrais que vous en eussiez assez présents dans
votre esprit, et le texte et le sens, pour en être purifiés. Car si le diable
n'est pas assez hardi pour entrer dans une maison où l'on garde le livre des
saints évangiles, le démon ou le péché oseront beaucoup moins approcher d'une
âme instruite et remplie de ces divins oracles.
Sanctifiez donc votre âme, sanctifiez votre corps:ayez les paroles de
l'Ecriture continuellement à la bouche et dans le coeur. Si les paroles
déshonnêtes souillent et appellent les démons, certes, il est visible que la
lecture spirituelle sanctifie et attire la grâce spirituelle. Les Ecritures
sont comme des enchantements divins: chantons-les donc en nous-mêmes, et
appliquons ces remèdes aux maladies de notre âme. Si nous. comprenions bien ce
qu'on nous lit, nous l'écouterions avec beaucoup de soin et d'attention.
Toujours je vous le dis et je ne cesserai point de vous le dire. N'est-il pas
honteux que; pendant qu'on voit sur la place publique des gens rapporter avec
une étonnante mémoire les noms des cochers (1) et des danseurs, leur
extraction, leur patrie, leurs talents et même les bonnes et les mauvaises
qualités des chevaux; ceux qui s'assemblent dans ce temple ne sachent rien de
ce qui s'y dit et de ce qui s'y fait, et ignorent même le nombre des livres de
la sainte Ecriture? Si c'est le plaisir que vous y trouvez qui vous engage à
apprendre les choses que j'ai dites, je vous ferai voir qu'on en goûte ici un
plus grand. Car lequel, je vous prie, est le plus réjouissant, lequel est le
plus admirable, ou de voir un homme lutter contre un homme, ou de voir un homme
combattre contre le diable, et un corps disputer la victoire à une puissance
incorporelle, et la remporter? Contemplons ces sortes de combats, ces combats,
dis-je, qu'il est beau et utile d'imiter, et dont l'imitation nous procure une
couronne; mais fuyons ces combats qui rendent infâmes ceux qui s'y exercent; vous
la verrez, cette lutte contre les démons: vous la verrez avec les anges et le
Seigneur des anges, si vous daignez y porter vos regards.
Dites-moi, mon cher auditeur, si les rois et les princes vous faisaient
asseoir auprès d'eux pour vous faire mieux jouir du spectacle, ne
regarderiez-vous pas cela comme un très-grand honneur? Ici donc, où l'on voit,
avec le Roi des anges, le diable lié et garrotté, se débattre et s'efforcer
vainement de rompre ses liens, pourquoi n'accourez-vous pas à ce spectacle? « Vous
vaincrez, vous lierez le diable », si vous avez entre vos mains le livre dé
l'Ecriture. Palestres, courses, côtés faibles de l'ennemi, artifices du juste,
ce livre vous enseignera tout cela. Si vous savez contempler ces spectacles,
vous apprendrez vous-mêmes l'art de combattre, et vous vaincrez, et vous
terrasserez les démons. Au reste, ces autres spectacles que vous fréquentez,
sont des fêtes et des assemblées de démons, et non des théâtres à l'usage des
hommes. S'il n'est pas permis d'entrer dans le temple des idoles, il l'est
encore moins d'assister aux assemblées de Satan. Voilà ce que je ne cesserai
point de redire, au risque de vous importuner, jusqu'à ce que je voie du
changement en vous. Car « il ne m'est pas pénible », dit l'Apôtre, « et il et vous
est avantageux que je vous prêche les mêmes choses ». (Phil. III, 1.) Ne
trouvez donc pas mauvais que je vous aie fait cette réprimande; et certes, si
quelqu'un devrait s'en chagriner et se fâcher, ce serait bien plutôt moi, qui
ne suis point écouté, que vous qui m'entendez toujours et ne faites rien de ce
que je dis; mais à Dieu ne plaise que je sois toujours obligé de vous faire des
reproches ! Fasse le ciel que, vous étant délivrés de ce vice honteux, vous
noyiez jugés clignes d'assister au spectacle céleste, et de jouir de la gloire
future que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans les
siècles des siècles! Ainsi soit-il.
1. COCHERS. Noua avons déjà observé ailleurs que ces cochers dont parle
quelquefois saint Chrysostome sont eaux qui servaient aux jeux publics, et qui
menaient leurs chariots avec beaucoup d'adresse et de rapidité, etc.
1. Partout, mes chers frères, partout la foi nous est nécessaire, cette
foi qui est la source de toutes sortes de biens, qui opère le salut (1), sans
laquelle nous ne pouvons comprendre les dogmes ni les grandes vérités de notre
religion: sans la foi nous sommes semblables à des gens qui tâchent de passer
la mer sans navire; ils nagent un peu de temps avec leurs mains et leurs pieds,
mais aussitôt qu'ils se sont avancés, les flots les submergent: de même ceux
qui se livrent à leurs. propres raisonnements, font naufrage avant d'avoir rien
appris, comme le dit saint Paul: « Ils ont fait naufrage en la foi ». (I Tim.
I, 19.) Pour nous, de peur qu'un pareil malheur ne nous arrive, attachons-nous
fortement à cette ancre sacrée dont aujourd'hui Jésus-Christ se sert pour
attirer à lui la Samaritaine. Elle disait: « Comment, vous autres, dites-vous
que c'est dans Jérusalem qu'est le lieu qu'il faut adorer? » Et Jésus-Christ
répondit. « Femme, croyez-moi, le temps est venu que vous n'adorerez plus le
Père, ni sur cette montagne, ni dans Jérusalem ». Il lui révéla une très-grande
vérité, qu'il n'a point découverte ni à Nicodème, ni à Nathanaël. La
Samaritaine soutient que son culte vaut mieux que celui des Juifs, et s'efforce
de le confirmer par
1. « Qui opère le salut ». Litt. La médecine du salut.
l'autorité des anciens. Jésus-Christ ne répondit rien à cela. En effet,
il eût été inutile alors de faire voir pourquoi les anciens avaient adoré sur
la montagne, pourquoi les Juifs adoraient dans Jérusalem. C'est pour cette
raison qu'il passe ce point sous silence, et laissant de côté les titres qui
pouvaient être produits des deux parts, il élève son âme, montrant que ni les
Juifs, ni les Samaritains n'ont rien de grand à donner à l'avenir; et alors il
marque la différence qu'il y a entre les deux cultes: d'ailleurs il déclare que
les Juifs sont au-dessus des Samaritains, non qu'il préfère un des lieux à
l'autre; mais il leur accorde la primauté, pour une seule raison, qui est la
suivante: Il ne s'agit pas maintenant, dit-il, de disputer sur la prééminence
du lieu: quant à la manière de rendre le culte, certainement les Juifs sont
préférables aux Samaritains: Car « vous adorez ce que vous ne connaissez point:
pour nous, nous adorons ce que nous connaissons ».
Comment donc les Samaritains ne connaissaient-ils point ce qu'ils
adoraient? c'est qu'ils croyaient à un Dieu local et partiel. Telle est donc
l'idée qu'ils avaient de Dieu, tel est le culte qu'ils lui rendaient; c'est
dans cet esprit qu'ils déclarèrent aux Perses, que le Dieu de ce lieu était en
colère contre eux, ne donnant [256] rien de plus à Dieu qu'à une idole. C'est
pourquoi ils adoraient également et Dieu et les démons, confondant ainsi ce qui
ne peut s'allier ensemble. Mais les Juifs, exempts de cette superstitieuse
opinion, éloignés de cette erreur, regardaient celui qu'ils adoraient comme le
Dieu de tout l'univers, quoique tous n'eussent pas la même foi et la même
créance. Voilà pourquoi Jésus dit: « Vous adorez ce que vous ne connaissez
point pour nous, nous adorons ce que nous connaissons ». Au reste, ne vous
étonnez pas qu'il s'associe aux Juifs: il parle selon l'opinion de cette femme,
et comme prophète des Juifs. C'est pour cela qu'il se sert de cette expression:
« Nous adorons ». Car que Jésus-Christ soit adoré, c'est ce que personne
n'ignore. En effet, il est de la créature d'adorer, mais il n'appartient qu'au
Seigneur des créatures d'être adoré. Néanmoins il parle ici comme juif. Ce mot
donc: « Nous », veut dire: nous Juifs.
Jésus-Christ relevant ainsi le culte des Juifs, se rend digne de foi;
et en écartant tout ce qui peut paraître suspect, en ôtant tout soupçon, en
montrant qu'il ne donne pas la préférence aux Juifs par faveur, à cause de
l'alliance qu'il a avec eux, il persuade ce qu'il dit. En effet, le jugement
qu'il porte sur le lieu, dont les Juifs se glorifiaient le plus, comme d'un
avantage incomparable; cette prééminence qu'il leur ôte; tout cela, dis-je,
fait bien voir qu'il n'avait point d'égard aux personnes, mais qu'il jugeait
suivant la vérité et par cette vertu prophétique qui était en lui. Après donc
qu'il a tiré la Samaritaine de son, erreur et de sa fausse créance, en lui
disant: « Femme, croyez-moi », et le reste, il ajoute: « Car le salut vient des
Juifs », c'est-à-dire, ou parce que c'est de là que sont venus tant de biens au
monde (car c'est de là que sont sorties la connaissance de Dieu, la réprobation
des idoles, et aussi toutes les autres vérités: votre culte même, quoiqu'il ne
soit pas pur, vous le tenez des Juifs): ou bien c'est son avènement que
Jésus-Christ appelle le salut; mais plutôt l'on ne se tromperait point, en
voyant dans l'une et l'autre chose ce salut que Jésus-Christ dit venir des
Juifs. Saint Paul l'insinue même par ces paroles: « Desquels est sorti, selon
la chair, Jésus-Christ même, qui est Dieu au« dessus de tout ». (Rom. IX, 5.)
Ne remarquez-vous pas l'éloge que fait Jésus-Christ de l'Ancien Testament, et
comment il déclare: qu'il est la racine et la source de tous biens, et qu'il
n'est nullement contraire à la loi? puisqu'il publie que la source de tous les
biens sort des Juifs. « Mais le temps vient, et il est déjà venu, que les vrais
adorateurs adoreront le Père (23) ». Femme, dit-il, dans la manière d'adorer, nous
sommes préférables à vous, mais désormais ce culte va finir; il y aura un
changement, non-seulement de lieu, mais encore dans la manière de rendre le
culte. Et en voici le commencement: Car « le temps vient, et il est déjà venu
».
2. Or comme les prophètes ont annoncé les choses futures longtemps
avant qu'elles dussent arriver, ici Jésus-Christ prend la précaution de dire: «
Le temps est déjà venu». Ne croyez pas, dit-il, que cette prédiction ne doive
s'accomplir qu'après une longue suite d'années: son accomplissement est
présent, le salut est à la porte, et « déjà le temps est venu, que les vrais
adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ». Quand il a dit: « Les
vrais », dès lors il a également exclu et les Juifs et les Samaritains: quoique
ceux-là valussent mieux que ceux-ci, ils sont pourtant très-inférieurs aux
adorateurs qui leur devaient succéder; ils le sont autant que la figure est
au-dessous de la vérité. Par ce nom de « vrais adorateurs », Jésus-Christ
entend l'Eglise, qui est elle-même une vraie adoration, et un culte digne de
Dieu. « Car ce sont là les adorateurs que le Père cherche ». (Jean, IV, 23.) Si
donc ce sont là les adorateurs que le Père cherchait, ce n'est point par sa
propre volonté qu'autrefois les Juifs l'ont adoré de la manière qu'ils
faisaient, mais c'est par condescendance qu'il l'a permis, afin de former et
d'introduire dans la suite les vrais adorateurs. Qui sont-ils donc, les vrais
adorateurs? Ce sont ceux qui n'enferment point le culte dans un lieu, et qui
adorent Dieu en esprit, comme dit saint Paul Dieu « que je sers par le culte
intérieur de mon esprit dans l'Evangile de son Fils » (Rom. I, 9); et encore: «
Je vous conjure de lui offrir vos corps », comme « une hostie vivante et
agréable à ses yeux », pour lui rendre « un culte raisonnable et spirituel ».
(Rom. XII, 1.)
Quand Jésus-Christ dit: « Dieu est esprit (24)», il ne veut marquer
autre chose, sinon qu'il est incorporel; il faut donc que le culte que nous
rendons à un Dieu incorporel soit incorporel lui-même, et que nous lui offrions
nos [257] adorations par ce qu'il y a dans nous d'incorporel, je veux dire par
l'âme et par l'esprit pur. Voilà pourquoi Jésus-Christ dit: « Et il faut que
ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et en vérité ». Comme les Samaritains
et les Juifs négligeaient leur âme, et avaient au contraire un grand soin de
leur corps, qu'ils purifiaient soigneusement en toutes manières, il leur
apprend que ce n'est point par la pureté du corps qu'il faut honorer
l'incorporel, mais par ce qu'il y a d'incorporel en nous, c'est-à-dire par
l'esprit. N'offrez donc pas à Dieu des brebis et des veaux, mais offrez-vous
vous-mêmes à lui en holocauste: c'est là lui offrir une hostie vivante. Il faut
adorer en vérité.
Dans l'ancienne loi, toutes choses étaient des figures, savoir, la
circoncision, les holocaustes, les sacrifices, l'encens. Dans la nouvelle, il
n'en est pas de même: tout est vérité. En effet, ce n'est point la chair qu'on
doit circoncire, mais les mauvaises pensées: il faut se crucifier soi-même, et
retrancher, immoler les désirs honteux de la concupiscence. Voilà ce qui parut
obscur à la Samaritaine: son esprit n'ayant pu atteindre à la sublimité de ces
paroles, elle hésite, elle doute, elle dit: « Je sais que le Messie,
c'est-à-dire, le CHRIST, doit venir (25) ». Jésus lui dit: « C'est moi-même qui
vous parle (26) ». Comment les Samaritains pouvaient-ils attendre le CHRIST,
eux qui ne recevaient que Moïse ? Grâce aux livres mêmes de Moïse. Au
commencement de ses livres, Moïse annonce et fait connaître le Fils. En effet,
cette parole: « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance » (Gen.
I, 26), s'adresse au Fils; c'est le Fils qui parle à Abraham dans sa tente
(Gen. XVIII): Jacob l'annonce prophétiquement en ces termes: « Le sceptre ne
sera point ôté de Juda; ni le Prince qui est de sa race, jusqu'à la venue a de
celui à qui il est réservé (1), et il est l'attente des nations ». (Gen. XL. 9,
10.) Moïse aussi lui-même le prédit: « Le Seigneur votre Dieu vous suscitera un
Prophète comme moi, d'entre vos frères: c'est lui que vous écouterez ». (Deut.
XVIII, 15.) Et encore ce qui est écrit du serpent, de la verge de Moïse,
d'Isaac, du bélier, et plusieurs autres choses qu'on peut voir et recueillir
dans l'Ancien Testament, prédisaient toutes l'avènement du CHRIST.
Et pourquoi, direz-vous, Jésus-Christ ne
1. C’est-à-dire: « De celui à qui le sceptre est réservé », c'est la
leçon des Septante, et celle de notre texte.
s'est-il pas servi de ces figures et de ces preuves pour persuader
cette femme? Il a cité le serpent à Nicodème, à Nathanaël il a rapporté les
prophéties, et à.celle-ci il n'a fait aucune mention de toutes ces choses ?
Pourquoi cela, et quelle en est la raison? C'est que ceux-là étaient des hommes
versés dans les saintes Ecritures, et que celle-ci n'était.qu'une pauvre femme,
simple et grossière, sans connaissance de ces Livres saints. Voilà pourquoi,
dans l'entretien que Jésus a avec elle, il n'emploie pas ces figures, mais par
l'eau, et par la prophétie, il l'attire à lui: c'est par là qu'il rappelle dans
sa mémoire le CHRIST, et enfin il se fait connaître. Que si tout d'abord il eût
discouru de ces choses avec cette femme, qui ne l'interrogeait pas, elle
l'aurait pris pour un homme insensé, qui parlait sans savoir ce qu'il disait
mais, en réveillant peu à peu ses souvenirs, il trouve l'occasion de se
découvrir à elle fort à propos. Les Juifs s'étaient souvent assemblés autour de
lui, pour lui dire: « Jusqu'à quand nous tiendrez-vous l'esprit en suspens ? Si
vous êtes le CHRIST, dites-le-nous » (Jean, X, 24); sans qu'il leur répondît
clairement: mais à cette femme il déclare ouvertement qu'il est le CHRIST,
parce qu'elle était dans de meilleures dispositions que les Juifs: les Juifs ne
l'interrogeaient pas pour s'instruire, mais toujours ils l'épiaient malignement
pour le surprendre. S'ils eussent voulu s'instruire, ils en trouvaient assez le
moyen dans sa doctrine, dans ses paroles, ses miracles, et les Ecritures. La
Samaritaine, au contraire, parlait avec simplicité et sincérité; comme le fait
voir la conduite qu'elle tint ensuite. Car elle écouta, elle crut, elle engagea
les autres à croire, et en tout on voit son attention, sa fidélité et sa foi. «
En même temps a ses disciples arrivèrent (27) ». Ils arrivèrent à propos, dans
lé temps qu'il fallait, lorsque Jésus-Christ l'avait parfaitement instruite. «
Et, ils s'étonnaient de ce qu'il parlait avec une femme. Néanmoins nul ne lui
dit: Que lui demandez-vous, ou, d'où vient que vous parlez avec elle?
3. De quoi les disciples s'étonnaient-ils? qu'admiraient-ils? Un accès
si facile, tant d'humilité dans une si grande et si illustre personne; qu'il ne
dédaignât point de parler à une pauvre femme; qu'il se rabaissât jusqu'à
s'entretenir avec une samaritaine. Néanmoins, dans leur étonnement, ils ne
demandèrent point à Jésus pourquoi il s'arrêtait à parler [258] avec cette
femme: tant ils savaient bien garder le rang de disciples; tant était grande et
profonde la vénération qu'ils avaient pour leur Maître ! S'ils n'avaient pas
encore de lui l'opinion qu'ils devaient avoir, ils le regardaient pourtant, et
ils l'honoraient comme un homme admirable. Souvent néanmoins ils ont paru plus
hardis. nomme lorsque Jean se reposa sur son sein (Jean, XIII, 23); lorsqu'ils
s'approchèrent de lui et lui dirent: « Qui est le plus grand dans le royaume
des cieux? » (Matth. XXVIII, 1); lorsque les enfants de Zébédée demandent
d'être assis dans son royaume, l'un à sa droite et l'autre à sa gauche (Matth.
XX, 21). Pourquoi donc ici les disciples ne demandent-ils point à Jésus la
raison de cet entretien? Parce que, quand il s'agissait de leur propre intérêt,
alors ils étaient dans la nécessité de demander; mais ici rien ne les
regardait. Au reste, ce n'est que longtemps après que Jean se reposa sur le
sein de Jésus; c'est lorsque, s'appuyant sur l'amour que Jésus lui portait, cet
amour même lui inspira plus de hardiesse et de confiance. Car, parlant de soi,
il dit: « C'était là le disciple que Jésus aimait ». (Jean, XIX, 26.) Est-il
rien d'égal à ce bonheur?
Mais n'en demeurons point là, mes chers frères, ne nous contentons pas
d'exalter cet apôtre et de le nommer bienheureux: faisons nous-mêmes tous nos
efforts pour atteindre à la félicité (les bienheureux; imitons l'évangéliste et
cherchons à connaître ce qui lui a attiré ce grand amour de Jésus-Christ.
Quelle en est la cause? Il a quitté son père, et sa barque, et ses filets, et
il a suivi Jésus-Christ: mais cela lui était commun avec son frère, et aussi
avec Pierre, et avec André, et avec les autres apôtres. Qu'y a-t-il donc eu en
lui de si grand, de si excellent pour lui mériter un si grand amour? Saint Jean
n'a rien dit de soi, sinon qu'il était aimé; la raison de cet amour, il l'a
cachée par modestie. Qu'il fût extrêmement aimé de Jésus-Christ, cela était
visible pour tout le monde: cependant nous ne voyons pas qu'il eût des
entretiens avec lui, ni qu'il l'interrogeât en particulier, comme souvent le
firent Pierre et Philippe, et Judas, et Thomas (Jean, XIII, 24); si ce n'est
une seule fois, et encore par amitié pour un de ses confrères dans l'apostolat,
qui l'en avait prié. Le CORYPHÉE des apôtres lui ayant fait signe d'adresser
une question, il le fit. car ils avaient une vive affection fun pour l'autre.
Ainsi l'on rapporte d'eux qu'ils étaient montés ensemble au Temple, qu'ils
avaient prêché ensemble (Act. III, 1). D'ailleurs Pierre montre souvent plus
d'ardeur e de feu que les autres, et enfin c'est à lui que Jésus-Christ dit: «
Pierre, m'aimez-vous plus que ne font ceux-ci? » (Jean, XXI, 15.) Or, celui qui
aimait plus que les autres, était sûrement aimé. Mais à l'égard de l'un on
voyait éclater son amour pour Jésus, à l'égard de l'autre, c'était l'amour de
Jésus qui paraissait visiblement. Qu'est-ce donc qui a fait aimer Jean d'un
amour singulier? Pour moi, il me semble que c'est son humilité et sa grande
douceur: c'est pourquoi on remarque souvent une certaine crainte dans sa
conduite.
Moïse nous l'apprend, combien est grande cette vertu de l'humilité: car
c'est elle qui l'a rendu si grand. Rien, en effet, ne lui est comparable: voilà
pourquoi c'est par elle que Jésus-Christ commence les béatitudes (Matth. V, 3);
voulant jeter le fondement d'un grand édifice, il a placé l’humilité la
première. En effet, sans elle personne ne peut obtenir la grâce du salut: qu'on
jeûne, qu'on prie, qu'on donne l'aumône, si c'est par vanité et par
ostentation, tout est abominable; comme au cou. traire avec elle tout est
agréable, tout est doux et aimable, tout est paix et sûreté. Conduisons-nous
donc humblement, mes chers frères, conduisons-nous humblement: certes il nous
sera aisé et facile de pratiquer cette vertu, si nous veillons sur nous-mêmes.
O homme, qu'avez-vous enfin qui puisse vous enorgueillir? Ignorez-vous la
bassesse de votre nature? Ne savez. vous pas que votre volonté est portée au
mal? Pensez à la mort, pensez à la multitude de vos péchés.
Peut-être vos belles actions vous inspirent de hauts sentiments et vous
enflent le coeur? mais cela même vous en fera perdre tout le fruit. Voilà
pourquoi ce n'est point tant le pécheur, que l'homme de bien et de vertu, qui
doit s'attacher à l'humilité. Pour quelle raison? Parce que celui-là, sa
conscience l'y force; mais celui-ci, s'il rie veille extrêmement, bientôt un
vent impétueux l'emporte, et toute sa vertu s'évanouit, comme celle du
pharisien dont parle l'évangéliste (Luc, XVIII, 10). Vous faites l'aumône aux
pauvres ? ruais ce n'est point de votre bien; c'est de celui qui appartient au
Seigneur: c'est de ce qui vous est commun avec vos compagnons. Voilà justement
pourquoi vous devez être et plus humbles et [259] plus modestes; prévoyant par
les calamités de vos frères celles qui pendent sur vos têtes, et retrouvant en
eux votre propre nature.
Peut-être ne sommes- nous pas sortis de parents si misérables? Je le
veux; mais si les richesses sont entrées dans nos maisons, sans doute elles
nous quitteront bientôt. Et encore, ces richesses, que sont-elles? Une vaine
ombre, une fumée qui s'exhale, la fleur de l'herbe, ou plutôt elles sont plus
viles que la fleur de l'herbe. Pourquoi donc vous glorifier d'un peu d'herbe?
Les richesses ne viennent-elles pas, et aux voleurs, et aux impudiques, et aux
femmes prostituées, et aux profanateurs des sépulcres? Est-ce donc d'avoir de
tels compagnons de richesses que vous vous glorifiez? Vous êtes avides
d'honneur? Mais rien n'est plus propre à vous attirer de grands honneurs que
l'aumône. Ceux que procurent les richesses et les dignités sont accompagnés de
haine; mais les honneurs que produit l'aumône sont libres et volontaires; ils
partent du coeur et de la conscience de ceux qui les rendent, qui ne peuvent
nous les ravir. Que si les hommes ont tant de vénération et de respect pour
ceux qui font l'aumône, et s'ils leur souhaitent toutes sortes de biens et de
prospérités, songez à la rétribution, à la récompense que le Dieu des
miséricordes leur octroiera. Travaillons donc à les acquérir, ces richesses qui
demeurent toujours et que jamais on ne peut perdre, afin que, et en cette vie
et en l'autre, nous soyons grands et illustres, et que nous jouissions un jour
des biens éternels, parla grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et
dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Il nous faut beaucoup de ferveur, il faut qu'un grand zèle nous
anime, sans quoi nous ne pourrons acquérir les biens que Jésus-Christ nous a
promis. Et certes, il le déclare lui-même, tantôt en disant: « Si quelqu'un ne
se charge pas de sa croix et ne me suit pas, il n'est pas digne de moi ».
(Matth. X, 38.) Et tantôt: « Je suis venu pour mettre le feu sur la terre, et
que désiré-je, sinon qu'il s'allume ? » (Luc, XII, 49.) Par ces paroles,
Jésus-Christ nous apprend que son disciple doit être fervent, tout de feu et
[260] toujours prêt à s'exposer à toutes sortes de périls. Telle était la
Samaritaine: son coeur était si brûlant de la parole de Jésus-Christ qu'elle
venait d'entendre, que laissant là sa cruche et l'eau pour laquelle elle est
allée à ce puits, elle court à la ville inviter tout le peuple à venir voir
Jésus. « Venez », dit-elle, venez voir un homme qui m'a dit tout ce que j'ai
jamais fait ». Remarquez son zèle, remarquez sa prudence: elle était venue
puiser de l'eau, et ayant trouvé la véritable source, elle quitte, elle méprise
la fontaine terrestre, pour nous apprendre, quoique par un exemple bien humble,
que si nous voulons soigneusement nous appliquer à l'étude de la céleste
doctrine, nous devons mépriser toutes les choses du siècle et n'en faire aucun
cas. Ce qu'ont fait les apôtres, cette femme l'a fait aussi, et même avec plus
d'ardeur dans la proportion de son pouvoir. Ceux-là étant appelés, ont
abandonné leurs filets, mais celle-ci, volontairement, et sans que personne le
lui commande, laisse sa cruche et fait l'office d'évangéliste; sa joie lui
prête des ailes, et elle n'amène pas à Jésus-Christ une ou deux personnes,
comme André et Philippe, mais elle met toute la ville en mouvement et lui
attire tout le peuple.
Observez avec quelle prudence elle parle. Elle n'a point dit: venez
voir le Christ; mais avec ces mêmes ménagements par lesquels Jésus-Christ avait
gagné son coeur, elle attire, elle engage les autres. « Venez», dit-elle, «
venez voir un homme qui m'a dit tout ce que j'ai jamais fait »; elle n'eut
point de honte de dire: « Il m'a dit tout ce que j'ai jamais fait », quoiqu'elle
eût pu dire: venez voir le Prophète. Mais quand une âme est embrasée du feu
divin, rien de terrestre ne la touche plus, elle est insensible à la bonne et à
la mauvaise réputation, elle va où l'emporte l'ardeur de sa flamme. « Ne
serait-ce point le Christ? » Remarquez encore la grande sagesse de cette femme:
elle n'assure rien, mais elle ne garde pas non plus le silence. Car elle ne
voulait pas les attirer à son opinion par son propre témoignage, mais elle
voulait qu'ils vinssent entendre Jésus-Christ, afin qu'ils partageassent tous
son sentiment, jugeant bien que, par là, ce qu'elle avait dit acquerrait et
plus dé force, et plus de vraisemblance. Toutefois Jésus-Christ ne lui avait
pas découvert toute sa vie, mais ce qu'elle en venait d'entendre lui fit juger
qu'il avait aussi la connaissance de tout le reste. Elle n'a point dit: venez,
croyez; mais, « venez, voyez »; ce qui, certainement, était moins fort et plus
propre à les attirer. L'avez-vous bien remarquée, la sagesse de cette femme?
Elle savait, oui, elle savait à n'en point douter, qu'aussitôt qu'ils auraient
goûté de cette eau, il leur arriverait ce qui lui était arrivé à elle-même. Au
reste, une personne d'un esprit plus grossier aurait parlé du reproche qu'on
lui avait fait dans des termes plus enveloppés; mais cette femme déclare
ouvertement sa vie, et en fait une confession publique pour attirer et gagner
tout le monde à Jésus-Christ.
« Cependant ses disciples le priaient de prendre quelque chose, en lui
disant: Maître, mangez (31) ». Ces mots: « ils le priaient», signifient dans
leur langage: « Ils l'exhortaient ». Voyant qu'il était accablé de chaud et de
lassitude, ils l'exhortaient: ce n'était point une liberté trop familière qui
les portait à le presser de prendre quelque chose, mais l'amour qu'ils avaient
pour leur. Maître. Que leur répondit donc Jésus-Christ? « J'ai une viande à
manger que vous ne connaissez pas (32). Ils se disaient donc l'un à l'autre: «
Quelqu'un lui aurait-il apporté à manger? (33) » Pourquoi donc vous étonnez.
vous qu'une femme, entendant nommer l'eau, ait cru qu'il s'agissait d'eau
naturelle, lorsque les disciples eux-mêmes n'ont pas d'autres sentiments et ne
s'élèvent à rien de spirituel; ils doutent, tout en montrant, selon leur
coutume, la vénération,et le profond respect qu'ils ont pour leur Maître, et
discourent ensemble sans oser l'interroger. Ils font de même dans une autre
occasion, où, souhaitant de lui demander la raison d'une chose, ils s'en
abstiennent pourtant. Que dit encore Jésus-Christ? « Ma nourriture est de faire
la volonté de celui qui m'a envoyé, et d'accomplir son oeuvre, (34) ». Ici
Jésus-Christ appelle sa nourriture le salut des hommes, en quoi il nous montre
le soin extrême qu'il a de nous, et la grandeur de sa divine Providence. Car
cet ardent désir que nous avons des, choses nécessaires à la vie, Dieu
l'éprouve à l'égard de notre salut.
Mais faites attention à ceci: d'abord, Jésus-Christ ne découvre pas
tout, mais premièrement il met l'auditeur en suspens, il le jette dans le
doute, afin qu'après avoir commencé [261] à chercher le sens de ce qu'il a
entendu, tourmenté par l'incertitude, il reçoive ensuite avec plus
d'empressement et de joie l'explication qu'il cherchait, et redouble
d'empressement à écouter. Pourquoi donc le Sauveur n'a-t-il pas d'abord dit: Ma
nourriture est de faire la volonté de mon Père? quoique cela ne fût pas tout à
fait clair, ce l'était pourtant plus que ce qu'il avait déjà dit; mais que
dit-il ? « J'ai une viande à manger que vous ne connaissez pas ». Premièrement
donc, comme j'ai dit, par le doute même où il les met, il les rend plus
attentifs, et il les accoutume à comprendre ce qu'il dit énigmatiquement et par
figures. Au resté, Jésus-Christ déclare dans la suite quelle est la volonté de
son Père.
2. « Ne dites-vous pas vous-mêmes que dans «quatre mors la moisson
viendra? mais moi je vous dis: Levez vos yeux et considérez les campagnes qui
sont déjà blanches et prêtes à moissonner (35) ». Voilà encore que
Jésus-Christ, par des paroles simples, par une comparaison familière, élève
l'esprit de ses disciples à la contemplation des choses les plus grandes et les
plus sublimes: sous le nom de viande, il n'a voulu leur faire connaître autre
chose, sinon que le salut futur et prochain des hommes ! Par ceux de champ et
de moisson il exprime encore la même chose, c'est-à-dire cette multitude d'âmes
qui était prête à recevoir la prédication. Par les yeux, il entend ici et ceux
de l'âme et ceux du corps. Ils voyaient effectivement alors les Samaritains
accourir en foule vers lui; leur volonté ainsi disposée et soumise, c'est ce
qu'il appelle les campagnes blanches. Comme les épis, lorsqu'ils sont blancs,
sont tout prêts à moissonner, ainsi ceux-ci sont tout préparés et disposés pour
le salut. Mais pourquoi Jésus-Christ n'a-t-il pas dit clairement: Les
Samaritains viennent pour croire en moi; déjà instruits par les prophètes, ils
sont disposés et tout prêts à recevoir la parole et à porter du fruit? et
pourquoi les a-t-il désignés sous les noms de campagne et de moisson? ces
figures, que signifient-elles? En effet, ce n'est pas ici seulement, mais c'est
encore dans tout l'Evangile qu'il en use de la sorte: les prophètes font de
même, et prédisent bien des choses sous l'enveloppe des métaphores et des
figures. Quelle en est donc la raison? l'Esprit-Saint n'a pas vainement établi
cette coutume. Mais enfin pourquoi? Pour deux raisons: la première,
pour donner au discours plus de force et d'énergie, pour l'animer et le
rendre plus sensible, car l'objet que représente une image naturelle excite et
réveille davantage, et l'esprit qui le voit comme peint sur un tableau en est
plus vivement frappé: voilà la première raison. La seconde, afin que la
narration soit plus agréable et que le souvenir s'en conserve plus longtemps.
En effet, rien ne se fait mieux écouter de la plupart des auditeurs, rien aussi
ne les persuade davantage, qu'un discours qui nous présente les choses mêmes
dont nous avons l'expérience. Cette parabole en fournit un exemple admirable.
« Et celui qui moissonne reçoit la récompense, et amasse les fruits
pour la vie éternelle (36) ». Les fruits qu'on recueille de la moisson des
biens de la terre ne servent point pour la vie éternelle, mais pour cette vie
présente et passagère; au contraire, ceux qui proviennent de la moisson spirituelle,
sont réservés pour la vie immortelle. Voyez-vous comment, si la lettre est
grossière, le sens est spirituel, et comment les paroles elles-mêmes
distinguent et séparent les choses terrestres des choses du ciel? Comme, à
l'égard de l'eau, Jésus-Christ en a marqué la qualité propre par ces paroles: «
Celui qui boira de cette eau n'aura jamais soif »; de même ici, à l'égard de la
moisson, il déclare que le moissonneur récolte pour la vie éternelle: « Afin
que celui qui sème et celui qui moissonne se réjouissent ensemble ».
Qui est-ce qui sème?qui est-ce qui moissonne? les prophètes ont semé,
mais ce sont les apôtres qui ont moissonné (Jean, IV, 28). Ceux-là néanmoins
n'ont pas été privés de la joie, ni de la récompense de leurs travaux, et
quoiqu'ils ne moissonnent pas avec nous, ils partagent notre allégresse: car le
travail de la moisson n'est pas le même que celui des semailles: là donc où il
y a moins de travail, il y a aussi plus de joie: je vous ai réservés pour
moissonner et non pour semer, en quoi il y a beaucoup à travailler. En effet,
dans la moisson le profit est considérable et le travail n'est pas si grand, il
est au contraire aisé et facile'. Au reste, par ces paroles, Jésus-Christ veut
dire: la volonté des prophètes mêmes est que tous les hommes viennent à moi, la
loi a proposé la voie; ils ont semé pour produire ce fruit: le Sauveur montre
aussi que c'est lui qui les a
1. En effet, il est toujours plus doux de recueillir que de semer.
26envoyés, et qu'il y a beaucoup d'affinité entre l'ancienne et la
nouvelle loi; et tout cela il le fait par cette parabole. Il cite encore ce
proverbe qui était dans la bouche de tout le monde: « Car », dit-il, « ce que
l'on dit d'ordinaire est vrai en cette rencontre: que l'un sème et l'autre
moissonne (37) ». En effet, plusieurs disaient: Quoi ! les uns ont eu toute la
peine, et les autres ont recueilli tout le fruit? Et Jésus-Christ dit que cette
parole trouve ici sa juste application: les prophètes ont travaillé, et vous,
vous recueillez le fruit de leurs travaux. Il n'a point dit la récompense, car
ils n'ont pas accompli gratuitement un si grand travail; il dit seulement: le
fruit.
Daniel s'est vu dans le même cas; il cite ce proverbe: « C'est aux
méchants à faire le mal (1). David aussi, en répandant des larmes, rappelle le
même proverbe (2). (I Rois, XXIV, 14.) Jésus-Christ avait déjà dit auparavant:
« Ainsi que celui qui sème soit dans la joie, aussi bien que celui qui
moissonne ». Comme il devait dire que l'un sèmerait et l'autre moissonnerait,
afin qu'on ne crût pas, comme j'ai dit, que les prophètes seraient privés de
leur récompense, il ajoute quelque thèse de tout nouveau et à quoi on ne
pouvait pas s'attendre, quelque chose qui n'arrive point dans les choses
sensibles, irais qui distingue les choses spirituelles. Car s'il arrive dans
les choses sensibles que l'un sème et que l'autre moissonne, le semeur et le
moissonneur ne sont pas ensemble dans la joie; mais l'un est dans la tristesse
d'avoir travaillé pour l'autre, et celui-ci est seul dans la joie. Or, ici il
n'en est pas de même: ceux qui ne moissonnent pas ce qu'ils ont semé sont dans
la joie comme ceux qui moissonnent; d'où il est visible qu'ils participent tous
à la récompense. « Je vous ai envoyé moissonner ce qui n'est pas venu par votre
travail: d'autres ont.travaillé, et vous êtes entrés dans leurs travaux (38) ».
Par ces paroles Jésus-Christ les excite et les encourage davantage. S'il
paraissait dur et pénible de parcourir toute la terre et de prêcher, il fait
voir au contraire que cela leur serait facile. En effet, ce qui était laborieux
et causait de grandes sueurs, c'était d'ensemencer et d'amener à la
connaissance de Dieu une âme qui n'en avait nulle idée.
1. Ou: « Le mal est venu des méchants ».
2. En disant: « Les impies agiront avec impiété ». Dan. XII, 10.
Mais à quelle fin Jésus-Christ dit-il ceci? Afin que, quand il les
enverrait prêcher, ils ne se troublassent et ne se décourageassent point, comme
s'ils étaient envoyés à une oeuvre laborieuse et bien difficile. La fonction
des prophètes était effectivement pénible, leur dit-il; et les faits confirment
ce que je dis, que votre tâche, à vous, est facile. Ainsi que dans la moisson
il est facile d'amasser des fruits, et qu'en peu de temps on remplit l'aire de
gerbes, sans attendre la saison, ni l'hiver, ni le printemps, ni les pluies;
c'est la même chose ici: les faits l'attestent assez haut. Pendant que
Jésus-Christ discourait ainsi avec ses disciples, les Samaritains sortirent de
leur ville et arrivèrent; et le fruit fut amassé sur-le-champ, Voilà pourquoi
il disait: « Levez vos yeux et considérez les campagnes qui sont déjà blanches
». Le Sauveur dit ces choses, et l'effet suit aussitôt, la parole. « Il y eut
beaucoup de Samaritains de cette ville-là qui crurent en lui sur le rapport de
cette femme, qui les assurait qu'il lui avait dit tout ce qu'elle avait jamais
fait (39) ». Car ils voyaient bien que ce n'était ni par faveur, ni par
complaisance, qu'elle avait loué Jésus, puisqu'il l'avait reprise de ses péchés
et qu'elle n'aurait pas découvert ainsi à tout le monde la honte de sa vie pour
faire plaisir à quelqu'un.
3. Suivons donc l'exemple de la Samaritaine, et que la crainte des
hommes ne nous empêche pas de confesser publiquement nos péchés; mais craignons
Dieu comme il est juste de le craindre: Dieu qui à présent voit nos oeuvres,
Dieu qui punira un jour ceux qui maintenant ne font pas pénitence. Mais, hélas
! nous faisons tout le contraire: nous ne craignons pas celui qui nous doit
juger; et ceux dont nous n'avons rien à craindre, qui ne nous peuvent faire,
aucun mal, nous les redoutons, nous ne craignons rien tant que d'être flétris
par eux. Voilà pourquoi nous serons punis en cela même en quoi nous craignons
de l'être (1): car celui qui ne prend garde qu'à n'être point déshonora devant
les hommes, et qui ne rougit point de commettre le mal devant Dieu, s'il ne
fait pénitence, sera diffamé au jour du jugement, non devant une ou deux
personnes, mais aux yeux de tout le monde entier. En effet, que là il se doive
trouver une grande assemblée, pour voir
1. Je rirai à mon tour à votre mort, dit le Seigneur, et je me
raillerai lorsque ce que vous craignez sera arrivé, lorsque le malheur un.
prévu tombera sur vous, etc. Prov. I, 16.
26vos bonnes et vos mauvaises oeuvres, c'est ce que vous apprend la
parabole des brebis et des boucs. (Matth. XXV, 34.) Saint Paul vous en avertit
aussi: « Car nous devons tous », dit-il, « comparaître devant le tribunal de
Jésus-Christ; afin que chacun reçoive ce qui est dû aux bonnes ou aux mauvaises
actions qu'il aura faites pendant qu'il était revêtu de son corps ». (II Cor.
V, 40.) Et encore: « Il découvrira les plus secrètes pensées du « cœur ». (I
Cor. IV, 5.)
Vous avez commis un péché, ou vous avez eu la pensée de le commettre,
cela, à l'insu des hommes? mais ce ne sera point à l'insu de Dieu: et cependant
vous n'en êtes nullement en peine, et vous ne craignez que les yeux des hommes.
Pensez donc que, dans ce jour, il ne vous sera pas possible de vous cacher aux
hommes, et qu'alors tout sera exposé à nos yeux comme dans un tableau, afin que
chacun prononce la sentence contre soi-même. C'est là de quoi. l'exemple du
riche ne nous permet pas de douter. Il vit debout devant ses yeux le pauvre
qu'il avait méprisé, je veux dire Lazare, et celui qu'il avait rejeté avec
horreur: maintenant il le prie de soulager sa soif d'une goutte d'eau sur le
bout de son doigt. (Luc, XVI, 49.) Je vous en conjure donc, mes frères, encore
que personne ne voie ce que nous faisons, que chacun de vous entre dans sa
conscience, qu'il prenne la raison pour juge, et qu'à ce tribunal il fasse
comparaître ses péchés. Et s'il ne veut pas qu'ils soient divulgués au jour
terrible du jugement, qu'il y applique les remèdes de la pénitence et qu'il
guérisse ses plaies. Car chacun peut, quoique chargé de mille plaies, chacun
peut s'en aller guéri. « Si vous pardonnez », dit Jésus-Christ, « vos fautes
vous seront pardonnées; mais si vous ne pardonnez point, elles ne vous seront
point pardonnées ». (Matth. VI, 14, 15.) En effet, comme les péchés noyés dans
le baptême ne reparaissent plus, ainsi les autres seront effacés, si nous
faisons pénitence.
Or, la pénitence consiste à ne plus commettre les mêmes péchés. « Car
celui qui y retourne est semblable à un chien qui retourne à ce qu'il avait
vomi » (II Pierre, 11, 21, 22), et à celui aussi qui, comme dit le proverbe,
bat le feu (1), et qui tire de l'eau dans un
1. Qui bat le feu a. Ou qui remué, qui agite, qui souffle le leu celui
qui retombe dans les mêmes péchés, lui est semblable.; parce qu'au lieu d'éteindre
sa passion et sa concupiscence, il l'allume, de même que celui qui bat, ou
souffle le feu, le ranime et l'enflamme davantage, bien loin de l'éteindre. Vid. Adag. Erasm.
vase percé (1). Il faut donc s'abstenir du vice, et de fait et de
coeur, et appliquer à chaque péché le remède qui lui est contraire. Par exemple:
avez-vous ravi le bien d'autrui ? avez-vous été avare? abstenez-vous de voler,
et appliquez à votre plaie le remède de l'aumône. Vous avez commis le péché de
fornication? cessez de le commettre et appliquez à cette plaie la chasteté.
Vous avez terni la réputation de votre frère par votre langue ? cessez de
médire et appliquez le remède de la charité. Faisons ainsi la revue de chacun
de nos péchés en particulier, et n'en passons aucun; car le temps de rendre
compte est proche, certainement il est proche: c'est pourquoi saint Paul
disait. « Le Seigneur est proche: Ne vous inquiétez de rien ». (Phil. IV, 5,
6.) Mais à nous, au contraire, peut-être faut-il nous dire: le Seigneur est
proche, soyez dans l'inquiétude. Ces fidèles avaient de la joie d'entendre ces
paroles: « Ne vous inquiétez de rien », eux qui passaient leur vie dans les
calamités, dans les travaux, dans les combats. Mais à ceux qui, vivant dans les
rapines et dans les voluptés, ont un terrible compte à rendre, ce n'est point
cela qu'il leur faut dire, mais: le Seigneur est proche, inquiétez-vous!
Et certes la consommation du siècle n'est point éloignée, déjà le monde
se hâte vers sa fin. Les guerres, la misère, les tremblements de terre, le
refroidissement de la charité, la prédisent et l'annoncent. Comme le corps qui
expire et qui est près de mourir est accablé de mille douleurs; comme aussi
d'une maison qui va s'écrouler se détachent du toit et des murailles bien des
morceaux qui tombent à terre, de même la fin du monde est proche, et voilà
pourquoi toutes sortes de maux l'attaquent de toutes parts. Si alors le
Seigneur était proche, il l'est bien plus à présent; si plus de quatre cents
ans se sont écoutés depuis que saint Paul à dit: le Seigneur est proche; s'il
appelait son époque l'accomplissement des temps, à plus forte raison, du temps
présent, doit-on dire qu'il est la fin du monde. Mais peut-être c'est pour cela
que quelques-uns ne le croient pas. Eh ! n'est-ce pas, au contraire, une
nouvelle raison de le croire? D'où le savez
1. On sait que tirer de l'eau dans un vaisseau percé, ou dans un
crible, c'est perdre son temps et sa peine; c'est ne rien faire. Il en est de
menue de celui qui retombe toujours dans les mêmes péchés qu'il a pleurés, et
dont il a fait pénitence, etc.
26vous, ô homme, que la fin n'est pas proche, que cette prédiction de
saint Paul est encore loin de son accomplissement? Comme ce n'est pas le
dernier jour que nous disons être la fin de l'année, mais aussi le dernier
mois, quoiqu'il soit de trente jours; de même, quand il s'agit d'un si grand
nombre d'années, un espace de quatre cents années peut être appelé la fin. Quoi
qu'il en soit, dès lors l'apôtre a prédit la fin du monde.
Modérons-nous donc, changeons de vie, complaisons-nous dans la crainte
de Dieu. Car dans le temps même où nous aurons le plus de confiance, lorsque
nous y penserons le moins et que nous ne nous y attendrons pas, c'est alors que
tout à coup le Seigneur arrivera. Voilà de quoi Jésus-Christ nous avertit, en
disant: « Il arrivera, à la consommation de ce siècle, ce qui arriva au temps
de Noé et au temps de Loth ». (Matth. XXIV, 37.) Saint Paul nous le prédit de
même: « Lorsqu'ils diront »: Nous voici en « paix » et en « sûreté, ils se trouveront
surpris tout d'un coup d'une ruine imprévue, comme l'est une femme grosse des
douleurs de l'enfantement ». (I Thess. V, 3.) Qu'est-ce que cela veut dire, des
douleurs d'une femme grosse? Souvent les femmes grosses, au moment où elles
jouent, dînent, sont au bain, se promènent sur la place publique, né pensent à
rien moins qu'à ce qui va leur arriver, se trouvent subitement attaquées des
douleurs de l'enfantement: puis donc que nous sommes également menacés d'être
surpris, tenons-nous toujours prêts. On ne nous dira pas toujours ces choses,
nous n'aurons pas toujours la même faculté, «Qui est celui », dit l'Ecriture, «
qui vous louera dans l'enfer? » (Ps. VI, 5.) Faisons donc pénitence en ce
monde, afin que Dieu ait, pitié de nous au jour futur, et que nous obtenions le
pardon entier de nos péchés. Je le demande pour nous tous, par la grâce et la
miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire et l'empire,
dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Il n'est rien de pire que l'envie et la jalousie. Rien n'est plus
dangereux que la vaine gloire: elle corrompt le plus souvent tout le bien que
l'on fait. Les Juifs en sont un exemple. Avec de plus grandes connaissances que
les Samaritains, grâce aux prophètes qui les [265] avaient élevés, ils leur
furent néanmoins inférieurs. Les Samaritains crurent au témoignage d'une femme,
et sans avoir vu de miracles ils sortirent de leur ville pour venir, prier
Jésus-Christ de demeurer chez eux; ruais les Juifs, même après avoir vu des
prodiges et des miracles, bien loin de l'engager à demeurer avec eux, le
chassèrent et n'omirent rien pour l'éloigner tout à fait de leur pays; eux,
pour qui il. était venu, ils le repoussèrent, tandis que d'autres le
sollicitaient de demeurer chez eux. Jésus-Christ ne devait-il donc pas aller
chez ceux qui l'en priaient, et se donner à ceux qui brûlaient de le posséder?
Devait-il s'obstiner à ce point à rester parmi des ennemis, parmi des traîtres?
cela n'aurait pas été digne de sa providence. Voilà pourquoi il se rendit à la
prière des Samaritains et demeura deux jours chez eux. lis auraient bien voulu
1e retenir et le garder dans leur ville; l'évangéliste l'insinue par ces
paroles: « Ils le prièrent de demeurer chez eux»; mais il ne le voulut pas, il
y demeura seulement deux jours, et dans ce peu de temps un grand nombre crurent
en lui; cependant il n'y avait point d'apparence qu'ils crussent en lui, soit
parce qu'ils n'avaient vu aucun miracle, soit à cause de la haine qu'ils
portaient aux Juifs. Mais néanmoins, jugeant avec impartialité ses paroles, ils
conçurent de si grands sentiments de lui, que tous ces obstacles ne purent les
étouffer, et ils l'admirèrent à l'envi: « De sorte qu'ils disaient à cette
femme: Ce n'est plus sur ce que vous nous avez dit que nous croyons en lui, car
nous l'avons ouï nous-mêmes et nous savons qu'il est vraiment le Christ,
sauveur du monde ». Les disciples surpassèrent leur maîtresse; ils auraient pu,
avec justice, accuser les Juifs, eux qui avaient cru en Jésus-Christ et qui
l'avaient reçu. Ceux-là pour qui il avait entrepris l'oeuvre du salut lui
jetèrent souvent des pierres, mais ceux-ci, lorsqu'il n'allait point chez eux,
l'engagèrent à y venir; ceux-là, après avoir vu des miracles, persistent dans
leur obstination et dans leur incrédulité; mais ceux-ci, sans en avoir vu, font
paraître une grande foi, et même ils se glorifient d'avoir cru en Jésus sans le
secours des miracles; mais ceux-là ne cessent point de le tenter et de lui
demander des miracles. Ainsi, toujours il est nécessaire qu'une âme soit bien
disposée; la vérité venant alors à se présenter, entrera facilement en elle et
s'en rendra la maîtresse. Que si elle ne se rend pas la maîtresse, cela ne
vient point de la faiblesse de la vérité, mais de l'endurcissement de l'âme. En
effet, le soleil éclaire facilement les yeux qui sont purs et nets, mais s'il
ne les éclaire pas, c'est la maladie des yeux, ce n'est point la faiblesse du
soleil qui en est cause.
Ecoutez donc ce que disent les Samaritains «Nous savons qu'il est
vraiment le CHRIST, Sauveur du monde ». Remarquez-vous en combien peu de temps
ils ont connu qu'il attirerait à soi tout le monde, qu'il était venu pour
opérer le salut de tous les hommes, que sa providence ne devait point se
renfermer et se borner aux Juifs seulement, et que sa parole se ferait entendre
et se répandrait partout? Mais les Juifs, bien différents d'eux, « s'efforçant
d'établir leur propre justice, ne se sont point soumis à Dieu, pour recevoir
cette justice qui vient de lui ». (Rom. X, 3.) Les Samaritains, au contraire,
confessent que tous les hommes sont coupables, et publient hautement cet oracle
de l'Apôtre: « Tous ont péché et ont « besoin de la gloire de Dieu, étant
justifiés « gratuitement par sa grâce ». (Rom. III, 23, 24.) Car en disant
qu'il est le Sauveur du monde, ils font voir que le monde était perdu; ils
montrent en même temps la puissance d'un tel Sauveur. Plusieurs sont venus pour
sauver les hommes, des prophètes, des anges: mais celui-ci est le vrai Sauveur,
qui donne le salut véritablement et réellement, et non pas seulement pour un
temps limité. Voilà un témoignage évident de la sincérité et de la pureté de
leur foi.
En effet, les Samaritains sont doublement admirables: ils le sont et
pour avoir cru, et pour avoir cru sans voir de miracles; aussi ce sont eux que
Jésus-Christ déclare heureux, eu disant: « Heureux ceux qui, sans avoir vu, ont
cru » (Jean, XX, 29): ils sont encore admirables pour avoir cru sincèrement,
puisqu'ayant ouï une femme dire, avec quelque sorte de doute: « Ne serait-ce
point le CHRIST? Ils ne dirent pas: Nous doutons aussi, nous en jugeons de
même; mais: « Nous savons », non-seulement cela, mais encore « qu'il est
vraiment le Sauveur du monde ». Ils ne le regardaient plus comme un homme
ordinaire, mais ils le reconnaissaient pour le vrai Sauveur. Cependant, qui
avaient-ils vu qu'il eût sauvé? ils n'avaient entendu que des paroles, et
toutefois ils parlent, comme ils auraient pu le [266] faire, s'ils avaient vu
beaucoup de miracles et des plus grands. Et pourquoi les évangélistes ne
rapportent-ils pas ce que Jésus-Christ a dit, et ne font-ils pas mention de ces
discours admirables ? C'est afin que vous sachiez que, parmi les grandes choses
qu'il a dites et qu'il a faites, ils en passent beaucoup sous silence; mais
néanmoins, en rapportant l'issue, ils indiquent suffisamment tout le reste. En
effet, Jésus-Christ a converti par sa parole tout le peuple et toute la ville.
C'est quand les auditeurs n'ont été ni dociles, ni soumis, qu'ils sont dans la
nécessité de rapporter ce qu'a dit Jésus-Christ, de peur qu'on ne rejette sur
le prédicateur ce qui n'est imputable qu'à l'aveuglement des auditeurs. « Deux
jours après, il sortit de ce lieu, et s'en alla en Galilée. Car Jésus témoigna
lui-même qu'un prophète n'est point honoré dans son pays (44) ». Pourquoi
l'évangéliste ajoute-t-il cela? Parce qu'il ne fut pas à Capharnaüm, mais en
Galilée, et de là à Cana. Et afin que vous ne demandiez pas pourquoi il ne
demeura pas chez les siens, mais chez les Samaritains, il vous en donne la
raison, en disant que c'est parce qu'ils ne l'écoutaient point: il n'y alla
donc pas, pour ne les pas rendre plus coupables, et dignes d'un jugement plus
rigoureux.
2. Au reste, par sa patrie, je crois que l'évangéliste entend ici
Capharnaüm: Jésus-Christ nous apprend lui-même qu'il n'y a point été honoré;
écoutez ce qu'il dit: « Et toi, Capharnaüm, qui as été élevée jusqu'au ciel, tu
seras précipitée jusque dans le fond des enfers ». (Luc, X, 15.) Il l'appelle
sa patrie dans le langage de l'incarnation, comme y résidant habituellement.
Quoi donc ! direz-vous, ne voyons-nous pas bien des personnes fort estimées et
honorées de leurs compatriotes? D'abord, de ces exceptions, il n'y a rien à
conclure. De plus, si quelques-uns se sont fait une réputation dans leur
patrie, ils en avaient une bien plus grande au dehors: l'habitude de vivre
ensemble engendre souvent le mépris.
« Etant donc revenu en Galilée, les Galiléens le reçurent » avec joie,
« ayant vu tout ce qu'il avait fait à Jérusalem au jour de la fête, à laquelle
ils avaient été aussi (45) ». Ne remarquez-vous pas que ceux dont on parlait
mal sont ceux-là mêmes qui accoururent à lui plus promptement? Qu'on en parlât
mal, ce que rapporte l'évangéliste ne nous permet pas d'en douter: « Peut-il
venir quelque chose de bon de Nazareth? » (Jean, I, 46.) Et d'autres: « Lisez
avec soin les Ecritures, et apprenez qu'il ne sort point de prophète de Galilée
». (Jean, VII, 52.) Les Juifs tenaient ce langage pour insulter Jésus-Christ,
car plusieurs le croyaient de Nazareth. Ils lui faisaient encore ce reproche,
comme s'il eût été samaritain: « Vous êtes un samaritain, et vous êtes possédé
du démon » (Jean, VIII, 48): Mais voilà, dit l'Ecriture, que les Samaritains et
les Galiléens croient, pour la honte des Juifs: et même les Samaritains se
montrent meilleurs que les Galiléens. En effet, ils ont reçu Jésus-Christ sur
le seul témoignage d'une femme, mais les Galiléens n'ont cru en lui qu'après
avoir vu les miracles qu'il avait faits.
« Jésus vient donc de nouveau à Cana en Galilée, où il avait changé
l'eau en vin (46) ». L'évangéliste rapporte ici le miracle à la louange des
Samaritains. Les Galiléens crurent en Jésus-Christ, mais après avoir vu les
miracles qu'il avait opérés et à Jérusalem et chez eux; les Samaritains, au
contraire, le reçurent pour sa doctrine seulement. Saint Jean rapporte que
Jésus vint en Galilée pour mortifier la jalousie des Juifs; mais pourquoi
alla-t-il à Cana? Il y fut la première fois parce qu'il était invité aux noces;
mais, maintenant pourquoi y va-t-il? Pour moi, il me semble véritablement qu'il
y fut pour confirmer, par sa présence, la foi au miracle qu'il y avait opéré,
et aussi pour s'attacher plus sûrement ces hommes, en allant chez eux de son
propre mouvement, sans qu'ils l'en eussent prié, et en quittant même sa patrie
pour leur donner la préférence sur les siens.
« Or, il y avait un seigneur de la cour dont le fils était malade à
Capharnaüm, lequel ayant appris que Jésus venait de Judée, en Galilée, l'alla
trouver, et le pria de vouloir venir chez lui, pour guérir son fils (47) »
ainsi qualifié seigneur de la cour (1), ou comme étant de la race royale, ou
comme exerçant quelque dignité. Quelques-uns croient que c'est le même que
celui dont parle saint Matthieu, mais on prouve visiblement que c'est un autre,
et par sa dignité et par sa foi; celui-là, quoique Jésus-Christ voulût bien
aller chez
1. « Seigneur de la cour ». C'est ce que signifie le mot Basilikos dans le grec, et celui de Regulus dans la Vulgate, qui a la même
signification que Regius, ou, comme
l'explique saint Jérôme, Palatinus.
i. e. un officier de la cour du prince, ou d'Hérode, que les Galiléens
appelaient roi, quoique les Romains ne lui donnassent que le nom de Tétrarque.
26lui, le prie de ne pas se donner cette peine; celui-ci, au contraire,
le presse de venir dans sa
maison, quoiqu'il ne s'y offre pas; l'un dit « Je ne suis pas digne que
vous entriez dans ma maison » (Matth. VIII, 8), l'autre fait de grandes
instances: « Venez, » dit-il, « avant que mon fils meure (29) ». Celui-là,
descendant de la montagne, vint à Capharnaüm; celui-ci fut au-devant de lui, de
Samarie, comme il allait non à Capharnaüm, mais à Cana. Le serviteur de
celui-là était attaqué d'une paralysie, le fils de celui-ci d'une fièvre. « Et
il le pria de vouloir venir chez lui pour guérir son fils qui allait mourir:».
Que lui répondit Jésus-Christ? « Si vous ne voyez des miracles et des prodiges,
vous ne croyez point (48) ». Toutefois, que cet officier vînt le trouver et le
priât, c'était une marque de sa foi, de quoi l'évangéliste lui, rend témoignage,
en rapportant ensuite que Jésus lui ayant dit: « Allez, votre fils se porte
bien, il crut a la parole que Jésus lui avait dite, et s'en alla (50) ».
Que prétend donc ici l'évangéliste ? ou nous faire admirer avec lui les
Samaritains pour avoir cru sans voir de miracles, ou pour censurer en passant
la ville de Capharnaüm, qu'on regardait comme la patrie de Jésus. Car un autre
qui dit, dans saint Luc (1): « Seigneur, je crois, aidez-moi dans mon
incrédulité » (Marc, IX, 23), s'est servi des mêmes paroles. Au reste, cet
officier a cru, mais sa foi n'était point pleine et entière; il le fait voir en
s'enquérant de l'heure où la fièvre avait quitté son fils. Car il voulait
savoir si la fièvre l'avait quitté d'elle-même, ou si c'était par le
commandement de Jésus-Christ. « Et comme il reconnut que c'était la veille à la
septième heure » du jour, « il crut en lui, et toute sa famille (53) ». Ne
voyez-vous pas qu'il crut, non sur ce qu'avait dit Jésus-Christ, mais sur le
témoignage de ses serviteurs? Aussi le Sauveur lui fait un reproche sur
l'esprit dans lequel il était venu le trouver, et par là il l'excitait
davantage à croire en lui. En effet, avant le miracle, il ne croyait
qu'imparfaitement. Que si cet officier est venu trouver Jésus et le prier, il
n'est rien en cela de merveilleux; les pères, dans leur tendresse pour leurs
enfants, s'ils en ont un de malade, courent précipitamment aux médecins, et
non-seulement à ceux en qui ils ont une entière confiance, mais aussi à
1. C'est par erreur que Chrysostome cite saint Luc.
ceux mêmes sur qui ils ne comptent pas entièrement, tant ils craignent
de rien négliger. Et toutefois, celui-ci n'est venu trouver Jésus que par
occasion, lorsqu'il allait en Galilée; s'il eût pleinement cru en lui, son fils
étant à la dernière extrémité et prêt à mourir, il n'aurait pas manqué de
l'aller chercher jusque dans la Judée. Que s'il craignait, c'est aussi en quoi
on ne peut l'excuser.
Remarquez, je vous prie, mes frères, que ses paroles mêmes montrent sa
faiblesse et son peu de foi. Car il est constant qu'il aurait dû avoir une plus
grande opinion de Jésus-Christ, sinon avant, du moins après qu'il eut fait
connaître les bas sentiments qu'il avait de lui, et qu'il en eut été repris.
Cependant écoutez-le parler, vous verrez combien il rampe encore à terre: «
Venez, » dit-il, « venez avant que mon, fils meure (49); » comme si
Jésus-Christ n'aurait pas pu ressusciter son fils s'il était mort, comme s'il
ne savait pas l'état où il était. Voilà pourquoi il le reprend et parle à sa
conscience un langage sévère, lui faisant connaître que les miracles se font
principalement pour le salut de l'âme. Ainsi il guérit également et le père qui
est malade d'esprit, et le fils qui est malade de corps, pour nous apprendre
qu'il ne faut pas tant s'attacher à lui à cause des miracles, que pour la
doctrine. Le Seigneur opère les miracles, non pour les fidèles, mais pour les
infidèles et les hommes les plus grossiers.
3. Dans sa tristesse et dans sa douleur, cet officier ne faisait pas
beaucoup d'attention aux paroles de Jésus-Christ, il n'écoutait guère que
celles qui tendaient à la guérison de son fils; mais dans la suite il devait se
les rappeler et en faire un grand profit: c'est ce qui arriva. Mais pourquoi
Jésus-Christ, sans en être prié, offre-t-il d'aller chez le centenier, et ne
fait-il pas la même offre à celui qui le presse et le sollicite vivement? C'est
que la foi du centurion étant parfaite, voilà pourquoi Jésus-Christ offre
d'aller chez lui, afin de nous faire connaître la vertu de cet homme; mais
l'officier n'avait encore qu'une foi imparfaite. Comme donc il le pressait
instamment en lui disant: « Venez, » faisant voir par là qu'il ne savait point
encore que Jésus pouvait guérir son fils, quoique absent et éloigné, Jésus lui
montre qu'il le peut, afin que la connaissance qu'avait le centurion par
lui-même, cet officier l'acquît, voyant que Jésus avait guéri [268] son fils
sans aller chez lui. Ainsi quand il dit: « Si vous ne voyez des miracles et des
prodiges, vous ne croyez point », c'est comme s'il disait: Vous n'avez point
encore une foi digne de moi, et vous me regardez encore comme un prophète.
Jésus-Christ donc, pour manifester ce qu'il est et montrer qu'il faut croire en
lui, même indépendamment des miracles, s'est servi des mêmes paroles par lesquelles
il. s'est fait connaître à Philippe
« Ne croyez-vous pas que je suis dans mon a Père et que mon Père est en
moi ? (Jean, XIV, 10.) Quand vous ne me voudriez pas croire, croyez à mes
œuvres ». (Jean, X, 38.)
« Et comme il était en chemin, ses serviteurs vinrent au-devant de lui,
et lui dirent: a Votre fils se porte bien (51).
« Et s'étant enquis de l'heure qu'il s'était a trouvé mieux, ils lui
répondirent: Hier, environ la septième heure » du jour « la fièvre le quitta
(52).
« Son père reconnut que c'était à cette heure-là que Jésus lui avait
dit: Votre fils se porte bien; et il crut, lui et toute sa famille (53) ».
Ne le remarquez-vous pas, mes très-chers frères, que le bruit de ce
miracle se répandit aussitôt? En effet, cet enfant ne fut pas délivré d'une
manière ordinaire du péril où il était, mais sa guérison eut lieu sur-le-champ;
d'où il est visible qu'elle n'était point naturelle, et que c'est Jésus-Christ
qui l'avait opérée par sa vertu et par sa puissance. Déjà il était arrivé aux
portes de la mort, comme le déclarent ces paroles du père: « Venez avant que
mon fils meure », lorsque tout à coup il en fut arraché; voilà aussi ce qui
étonna les serviteurs. Peut-être même accoururent-ils non-seulement pour
apporter cette bonne nouvelle, mais encore parce qu'ils regardaient comme
inutile que Jésus-Christ vînt: ils savaient effectivement que leur maître
devait être arrivé; voilà pourquoi ils furent à sa rencontre par le même
chemin. Au reste, cet officier cessant de craindre, ouvre son coeur à la foi,
pour montrer que c'est son voyage qui lui a procuré le miracle de la guérison
de son fils; il déploie toute sa diligence de peur qu'on ne croie qu'il l'ait
fait inutilement; et c'est aussi pour cela qu'il s'informe exactement de tout:
« Et il crut, lui et toute sa famille ». Ce témoignage était exempt de tout
doute et de tout soupçon. En effet, ses serviteurs, qui n'avaient point été
présents au miracle, qui n'avaient point entendu Jésus-Christ, ni su l'heure,
ayant appris de leur maître que c'était à cette même heure que lui avait été
accordée la guérison de son fils, eurent une preuve très-certaine et
très-évidente de la puissance de Jésus-Christ, et voilà pourquoi ils crurent
aussi eux-mêmes.
Quel enseignement, mes frères, tirerons-nous de là? Que nous, ne devons
point attendre des miracles, ni demander au Seigneur des gages de sa divine
puissance. Je vois des gens qui font paraître un plus grand amour de Dieu
lorsque leurs fils ou leurs femmes ont reçu quelque soulagement dans leur
maladie; mais quand bien même nos voeux et nos désirs ne sont point exaucés, il
est juste de persévérer toujours dans la prière, de ne pas cesser de chanter
des cantiques d'actions de grâces et de louanges. C'est là le devoir des
serviteurs fidèles; c'est là ce que doivent au Seigneur ceux qui l'aiment et le
chérissent comme il faut; ils doivent, dans la prospérité et dans l'adversité,
dans la paix et dans la guerre, toujours également accourir et s'attacher à lui
! Rien, en effet, n'arrive que par l'ordre de sa divine providence: « Car le
Seigneur châtie celui qu'il aime, et il frappe de verges tous ceux qu'il reçoit
au nombre de ses enfants ». (Hébr. XII, 6.) Celui qui ne le sert et qui ne
l'honore que lorsqu'il vit dans la paix et dans la tranquillité, ne donne pas
des marques d'un fort grand amour, et ne montre pas qu'il aime purement et
sincèrement Jésus-Christ; mais pourquoi parler de la santé, des richesses, de
la pauvreté, de la maladie? Quand même vous seriez menacés du feu, des plus
cruels et des plus horribles tourments, vous ne devriez pas pour cela cesser un
instant de chanter les louanges du Seigneur; mais il vous faudrait tout
souffrir pour son amour: tel doit être le fidèle serviteur, telle est une âme
ferme et constante. Avec ces dispositions, vous supporterez facilement, mes
chers frères, les afflictions et les calamités de la vie présente, vous
acquerrez les biens futurs, et vous vous présenterez avec beaucoup de confiance
devant le trône de Dieu. Veuille le ciel nous la départir à tous, cette
confiance, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui
appartient la gloire dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
269
1. Comme tout homme expert dans l'art d'extraire l'or des mines qui le
renferment ne néglige pas la moindre veine, sachant bien qu'il en peut tirer de
grandes richesses, de même, dans les divines Ecritures, vous ne sauriez, sans
grand dommage, passer un seul « iota » ni un seul point; il faut tout observer,
tout examiner: car c'est le Saint-Esprit qui en a dicté toutes les paroles, et
elles ne contiennent rien d'inutile. Considérez donc ici ce que dit
l'évangéliste: « Ce fut là le second miracle que Jésus fit, étant revenu de
Judée en Galilée ». Ce mot de « second », il ne l'a point ajouté sans sujet;
mais il le met là pour célébrer encore la conversion que l'admiration avait
opérée chez les Samaritains; faisant voir que lés Galiléens, même après un
second miracle, n'ont point atteint à cette sublime élévation, à laquelle sont
arrivés les Samaritains, sans avoir vu aucun miracle.
« Après cela, la fête des Juifs étant arrivée, « Jésus s'en alla à
Jérusalem (Chap. V, 1.) ».
« Après cela, c'était la fête des Juifs ». Quelle fête? La Pentecôte,
comme il me semble. Et «Jésus s'en alla à Jérusalem ». Souvent Jésus-Christ
allaita Jérusalem passer les jours de grandes solennités, et afin que les Juifs
l'y vissent célébrer leurs fêtes avec eux, et pour attirer à lui le petit
peuple qui est simple. Car à ces fêtes accouraient principalement ceux qui sont
les plus simples de coeur et d'esprit.
« Or il y avait à Jérusalem la piscine des brebis, qui s'appelle en
hébreu Bethsaïda, qui a cinq galeries (2), dans lesquelles étaient couchés un
grand nombre de malades, d'aveugles, de boiteux et de ceux qui avaient les
membres desséchés, qui tous attendaient que l'eau fût remuée (3) ».
Quelle était cette manière de guérir les malades? Quel mystère nous
propose-t-on? Ce n'est pas sans sujet que ces choses sont écrites. Dans cette
figure, dans cette image, l'Ecriture peint en quelque sorte et expose à nos
yeux ce qui doit arriver, afin que nous y soyons préparés, et que quand il
arrivera quelque chose d'étonnant, à quoi l'on ne s'attendait point, la foi de
ceux qui le verront n'en soit nullement ébranlée, mais demeure ferme. Qu'est-ce
donc qu'elle nous présente, que nous prédit-elle? Le baptême que nous devions
recevoir, ce baptême plein de vertu, qui devait apporter et répandre une
abondance de grâces, qui devait laver tous les péchés, et rendre la vie aux
morts. Ces grands prodiges sont donc peints et représentés comme sur un
tableau, et dans la piscine, et dans plusieurs autres figures. [270] Dieu donna
d'abord une eau propre à laver les taches et les souillures, non les
véritables, mais seulement celles qu'on regardait comme véritables, à savoir,
les souillures qu'on contractait par les funérailles, par la lèpre et autres
semblables, qu'on peut voir dans l'ancienne loi, et qui étaient purifiées par
l'eau.
Mais reprenons notre sujet. Premièrement donc, comme nous l'avons dit,
l'eau lavait les taches du corps, et en second lieu, elle guérissait plusieurs
maladies différentes. Dieu, pour nous approcher de la grâce du baptême et nous
la faire voir de plus près, a voulu que la piscine ne lavât pas seulement alors
les taches, mais qu'elle guérît aussi les maladies. En effet, les figures les
plus voisines en date de la vérité, ou du temps du baptême, de la passion et
des autres mystères, sont plus claires et plus lumineuses que les plus
anciennes. Et comme les gardes qui approchent de près la personne du roi, sont
plus élevés en dignité que ceux qui en sont plus éloignés, ainsi les figures
qui sont venues dans un temps plus proche et plus voisin des choses qu'elles
marquaient, sont plus claires et plus brillantes.
« Et l'ange descendant dans cette piscine, en remuait l'eau (4) », et
lui communiquait 1a vertu de guérir les malades; afin que les Juifs apprissent
qu'à plus forte raison le Seigneur des anges peut guérir toutes. les maladies
de l'âme. Mais comme l'eau de cette piscine n'avait pas en elle-même et par sa
nature la vertu de guérir simplement les maladies, car alors elle les aurait
toujours et continuellement guéries, mais l'acquérait par l'opération de fange;
de même, en nous l'eau n'opère pas simplement et par sa propre vertu, mais
après qu'elle a reçu la grâce du Saint-Esprit, elle lave, elle efface alors
tous les péchés.
« Autour de cette piscine étaient couchés un grand nombre de malades,
d'aveugles, de boiteux et de ceux qui avaient les membres « desséchés, qui tous
attendaient que l'eau fût remuée (3) ». Alors la maladie était elle-même un
obstacle à la guérison du malade, elle empêchait,de se guérir celui qui le
voulait mais maintenant chacun a le pouvoir d'approcher et de venir à la
piscine. Ce n'est point un ange qui en remue l'eau; c'est le Seigneur des anges
qui opère tout. qui fait tout. Et nous ne pouvons pas dire: « Pendant le temps
que je mets à y aller, un autre descend avant moi (7) ». Quand même tout le
monde entier y viendrait, la grâce ne s'épuise. point, ni sa vertu; elle
demeure toujours la même. Et:de même que les rayons du soleil éclairent tous
les jours le monde sans s'épuiser, et ne perdent rien de leur lumière pour se
répandre en plusieurs endroits de la terre; ainsi, à plus forte raison, la
grâce du Saint-Esprit ne diminue point par la multitude de ceux qui la
reçoivent. Or Dieu a opéré ce prodige afin que ceux qui apprendraient que l'eau
a le pouvoir de guérir les maladies du corps, et qui en auraient eux-mêmes fait
l'épreuve depuis longtemps, eussent plus de facilité à croire que les maladies
de l'âme pouvaient aussi se guérir.
Mais pourquoi donc Jésus-Christ, laissant tous les autres malades,
s'approcha-t-il de celui qui l'était depuis trente-huit ans? Pourquoi lui
fait-il cette question: « Voulez-vous être guéri (5, 6)? » Ce n'était pas pour
l'apprendre qu'il lui fit cette demande, elle aurait été inutile; mais c'était
pour faire connaître la persévérance de cet homme, et pour nous montrer que
c'était là la raison pour laquelle, préférablement aux autres, il était venu à
celui-là. Que dit donc le malade? « Il lui répondit: Seigneur, je n'ai personne
pour me jeter dans la piscine après que l'eau a été troublée: et pendant le
temps que je mets, à y aller, un autre y descend avant moi (7) ». Jésus
l'interrogea donc, et lui dit: « Voulez-vous être guéri? » Afin que nous
apprissions ces circonstances. Et il ne lui dit pas: Voulez-vous que je vous
guérisse ? parce qu'on n'avait pas encore de lui une si grande opinion, mais: «
Voulez-vous être guéri ? » Certes, elle est tout à fait admirable la
persévérance de ce paralytique: depuis trente-huit ans, espérant chaque année
d'être délivré de sa maladie, il demeura dans ce lieu et n'en sortit point.
Mais s'il n'eût été très-patient, quand même des années d'attente ne l'auraient
point lassé, la perspective d'une attente nouvelle ne l'aurait-elle pas rebuté
? Pensez avec quel soin veillaient les autres malades; car on ne savait pas le
temps où l'eau serait troublée. Les boiteux et les estropiés pouvaient observer
le moment; quant aux aveugles, ils en étaient peut-être informés par
l'agitation générale.
2. Rougissons donc, mes très-chers frères, rougissons et répandons des
larmes sur notre prodigieuse lâcheté. Cet homme a persévéré [271] pendant
trente-huit ans, sans obtenir la guérison qu'il désirait, il ne l'obtenait
point, et toutefois il ne renonçait point, et s'il n'obtenait point cette grâce,
ce n'était point faute de soin ou de bonne volonté: mais c'est parce que
d'autres l'en empêchaient, et usaient de violence à son égard: cependant il ne
s'est point découragé. Nous, au contraire, si nous.persévérons dix jours à
prier pour obtenir quelque grâce, et que nous ne l'obtenions pas, nous nous
engourdissons, nous nous décourageons aussitôt, nous n'avons plus ni la même
ardeur ni le même zèle. Nous qui passons tant d'années à capter la faveur d'un
homme, qui ne craignons point, pour cela, d'aller à la guerre exposer notre
vie, de passer nos jours dans l'affliction et dans la misère, de nous appliquer
à des couvres basses;et serviles, et qui souvent à la fin sommes frustrés de
nos belles espérances, nous n'avons ni la force, ni le courage de persévérer
auprès de Notre-Seigneur avec tout le zèle et toute l'ardeur que nous devrions
avoir; quoique la récompense promise soit beaucoup plus grande que ne le sont
les travaux eux-mêmes; car « cette espérance », dit l'Ecriture, « n'est point
trompeuse ». (Rom. V, 5.) Et de quel supplice ne nous rendons-nous pas dignes
par une telle conduite? En effet, n'eussions-nous rien à attendre, nulle
récompense à recevoir, le bonheur de s'entretenir souvent avec Dieu n'en est-il
pas une qui égale, qui surpasse tous les biens imaginables?
Mais, direz-vous, la prière continuelle n'est-elle pas une chose
pénible ? Et quoi ! dans l'exercice de la vertu tout n'est-il pas pénible? Que
la volupté accompagne le vice, et la peine la vertu, voilà, direz-vous encore,
qui m'inspire mille doutes. C'est là de quoi, si je ne me trompe, plusieurs
recherchent la cause. Quelle en est donc la cause ? En nous créant, Dieu nous a
donné une vie exempte d'inquiétudes et de peines: nous avons abusé de ce don,
et nous étant privés d'un si grand bien par notre lâcheté, nous avons perdu le
paradis. Voilà pourquoi le Seigneur a rendu la vie de l'homme pénible et
laborieuse, et on peut dire qu'il se justifie auprès du genre humain de cette
manière: Au commencement je vous ai donné les délices, mais vous êtes devenus
plus méchants par la bonté que j'ai eue pour vous; voilà pourquoi je vous ai
condamné à vivre dans le travail et dans les sueurs. (Gen. III, 19.) Et comme
ce travail ne vous empêchait pas de faire le mal, il vous a encore donné la
loi, qui contient beaucoup de préceptes, comme on met un frein et des entraves
à un cheval fougueux et indomptable qu'on ne peut manier; car c'est ainsi qu'en
usent les écuyers pour retenir et dresser les chevaux. Il nous est donc ordonné
de mener une vie laborieuse; parce que l'oisiveté a coutume de nous corrompre.
En effet, notre nature ne peut soutenir une vie oisive, mais aisément elle
tombe de l'inaction dans le vice. Supposons qu'un homme tempérant et vertueux
n'ait pas besoin de travailler, et que tout lui arrive en dormant, cette vie
aisée, à quoi aboutira-t-elle? ne nous rendra-t-elle pas vains et insolents?
Mais pourquoi, direz-vous, tant de plaisirs accompagnent-ils le vice,
tant de peines et de sueurs suivent-elles la vertu ? Et quel mérite
auriez-vous, à quelle récompense auriez-vous droit, si la vertu n'était pas
pénible et laborieuse? Que de gens je pourrais citer, qui naturellement
haïssent les femmes et fuient leur commerce comme quelque chose de détestable !
dites, je vous prie, sont-ce là ceux que nous appellerons chastes, ou à qui
nous donnerons des louanges et des couronnes? Non sûrement; car la chasteté est
une continence, une victoire sur la volupté, remportée à la suite d'un combat.
A la guerre, là où le combat est le plus animé, là sont aussi les plus glorieux
trophées; mais quand personne ne résiste, c'est tout le contraire. Il est bien
des hommes qui sont par nature lâches et indolents: dirons-nous que ces sortes
de gens sont doux ?.Nullement: c'est pourquoi Jésus-Christ ayant distingué
trois sortes d'eunuques, en laisse deux sans couronnes, sans récompenses, et
fait entrer l'autre dans son royaume. (Matth. XIX, 12.)
Mais, direz-vous, à quoi le vice est-il bon? Et moi je dis: Qui en est
l'artisan? En est-il un autre que la paresse, qui part de la volonté? Mais,
direz-vous, il faudrait qu'il n'y eût que des gens de bien. Et qu'est-ce qui
lui est propre, à l'homme de bien? N'est-ce pas de veiller constamment sur
soi-même, ou est-ce de dormir et de ronfler dans son lit ? Et pourquoi,
direz-vous, n'a-t-il pas ainsi été établi dans la nature, que nous fissions
tous le bien sans peine et sans travail? paroles vraiment dignes des bêtes et
de tous ceux qui font leur Dieu de leur ventre. Mais, afin que vous sachiez
[272] que ce sont là les discours des lâches et des paresseux, répondez-moi:
Supposons ici un roi et un général d'armée, et que, tandis que le roi est à
boire, à s'enivrer, à dormir, le général se soit élevé des trophées par un
grand travail, à qui attribuerons-nous la victoire? Qui des deux recevra les
éloges de cette belle action, qui en goûtera les fruits? Ne le remarquez-vous
pas, que le coeur s'attache davantage à ce qui a coûté plus de sueurs et, de
peines? Le Seigneur a mêlé des peines à la vertu, à laquelle il veut accoutumer
l'âme. C'est pour cette raison que nous admirons la vertu, encore que nous ne
la suivions pas; et le vice, quoique très-doux, nous le condamnons.
Que si vous dites: Pourquoi n'admirons-nous pas plutôt ceux qui sont
naturellement bons que ceux qui le sont par leur volonté ? Parce qu'il est
juste de préférer celui qui travaille à celui qui ne travaille point. Et
pourquoi, dites-vous, travaillons-nous maintenant? C'est que vous n'avez point
su résister aux tentations du repos. De plus, si on l'examine de près, on
trouvera que la paresse nous perd d'une autre manière, et nous cause bien des
peines et du travail. Si vous le voulez, tenons un homme enfermé,
nourrissons-le seul, engraissons-le, ne lui permettons pas de se promener, ni
de rien faire; mais faisons-le jouir des plaisirs de la table et du lit;
faisons-le nager dans,les délices sans interruption: y aurait-il une vie plus
misérable? Mais autre chose est d'agir, direz-vous, autre de travailler: et au
commencement, sans 'travailler, l'homme pouvait agir. Le pouvait-il? Sûrement,
il le pouvait, et Dieu le voulait ainsi. Mais c'est vous qui avez troublé cet
ordre, car. Dieu vous avait établi pour cultiver le paradis, il vous avait
donné votre tâche; mais saris y mêler le travail. Si au commencement l'homme
avait travaillé, Dieu ne lui aurait pas, dans la suite, imposé cette peine:
l'homme, de même que les anges, peut en même temps et agir et ne point
travailler. En effet,, que les anges agissent, le prophète vous l'apprend,
écoutez-le: « Anges du Seigneur, qui êtes puissants et remplis de force, qui
faites ce qu'il vous dit » (Ps. CII, 20): certes, maintenant la diminution
des,forces rend l'activité pénible, Mais alors nous étions dans un état bien
différent: « Car celui qui est entré dans son repos », dit l'Écriture, « s'est
reposé de ses oeuvres, comme Dieu s'est reposé après ses ouvrages ». (Héb. IV,
4, 10.) Par ce repos, l’Ecriture n'entend pas l'inaction, mais l'absence de
travail. En effet, encore maintenant. Dieu agit, comme dit Jésus-Christ: « Mon
Père ne cesse point d'agir jusqu'à présent, et j'agis aussi incessamment ».
C'est pourquoi, je vous en conjure, mes frères, chassant toute paresse,
suivons, embrassons la vertu. Le plaisir que procure le vice est court, mais la
douleur qu'il cause est éternelle: au contraire, la joie que donne la vertu est
immortelle, et le travail passager. La vertu, avant de distribuer ses couronnes
à son disciple, le soulage et le nourrit par l'espérance: le vice, au
contraire, avant même la condamnation au supplice, tourmente son sectateur,
bourrelle sa conscience de remords, de craintes, de mille inquiétudes. Or, ces
peines ne sont-elles pas pires que tous les travaux et toutes les sueurs
ensemble? Et quand même on pourrait s'en délivrer et ne sentir que la volupté
seule, est-il rien de plus vil et de plus méprisable que cette volupté? Elle
paraît et disparaît aussitôt; elle se flétrit; avant qu'on la tienne, elle
s'enfuit: vantez, exaltez tant qu'il vous plaira la volupté du corps, la
volupté de la table, la volupté des richesses, chaque jour, à chaque instant
elle s'use et se perd. Et comme à toutes ces choses doit s'ajouter le supplice
et les tourments, est-il quelqu'un de plus malheureux et de plus misérable que
celui qui recherché ces plaisirs? Instruits de ces vérités, souffrons tout pour
la vertu; c'est ainsi que nous jouirons de la vraie volupté, par la grâce et la
miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire, avec le Père
et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. L'utilité qu'on tire des saintes Ecritures est grande, le profit en
est impérissable, comme le déclare saint Paul en disant: « Car tout ce qui est
écrit a été écrit pour nous servir d'instruction, à nous autres, qui nous
trouvons à la fin des temps: afin que nous concevions une espérance ferme par
la patience et par la consolation que les Ecritures nous donnent » (Rom. XV, 4;
I Cor. X, 11): ces divins livres sont un trésor de toutes sortes de remèdes.
Faut-il réprimer l'orgueil, éteindre la concupiscence, fouler aux pieds les
richesses, mépriser la douleur, élever le coeur, lui donner du courage et de la
fermeté, fortifier la patience? c'est là que chacun trouve de prompts et de
puissants secours. Quel homme, en effet, parmi ceux qui depuis longtemps
luttent contre la pauvreté, ou qu'une dangereuse maladie retient dans leur lit,
ayant lu ces belles paroles de l'apôtre, ne se sentira pas pénétré d'une vive
consolation?
Ce paralytique de trente-huit ans voit chaque année les autres malades
recouvrer la santé; il se voit lui-même toujours dans son infirmité, et il ne
se laisse point abattre, et il ne se décourage point, encore que le chagrin
d'avoir vu faut d'années s'écouler inutilement, et l'attente d'un avenir
incertain, où ne se montrait nulle lueur d'espérance, pussent bien le mettre au
supplice. Ecoutez donc sa réponse, considérez toute l'horreur de son infortune.
Jésus-Christ lui ayant dit: « Voulez-vous être guéri? » il répondit: « Oui, Seigneur;
mais je n'ai personne pour me jeter dans la piscine après que l'eau a été
agitée ». Quoi de plus triste que ces paroles? Quoi de plus malheureux qu'un
tel sort? Voyez-vous ce coeur brisé par une si longue misère? Ne remarquez-vous
pas comme il retient et étouffe son chagrin ? De sa bouche il ne sort aucun
blasphème, aucun murmure; tels que dans la calamité et dans l'affliction nous
entendons souvent plusieurs en prononcer. Il ne maudit point le jour de sa
naissance, il ne se fâcha point de la question qui lui était faite, et il ne
dit pas: Vous me demandez si je veux être guéri, n'est-ce pas pour m'insulter
et vous moquer de moi? mais il répondit avec beaucoup de douceur et de calme: «
Oui, Seigneur ». Il ne connaît pas celui qui l'interroge, il ne sait pas que
c'est lui qui le doit guérir, et cependant il raconte tout sans aigreur, et il
ne demande rien, comme le font ceux qui parlent à leur médecin; mais il expose
simplement son état. Peut-être s'attendait-il que Jésus-Christ l'aiderait, et
lui prêterait la main pour le jeter dans l'eau, peut-être aussi voulait-il par
ces paroles le toucher et l'y engager. Que dit donc le Sauveur? [274] Voulant
montrer qu'il pouvait tout faire par sa parole: « Levez-vous », lui dit-il, «
emportez votre lit et marchez (8) ».
Quelques-uns croient que ce paralytique est le même que celui dont
parle saint Matthieu mais il n'en est rien, comme le démontrent un grand nombre
de preuves. Premièrement celui-ci n'avait personne qui eût soin de lui; mais
celui-là avait bien des, gens qui le soignaient et le portaient. L'autre dit: «
Je n'ai personne ». La réponse fait une seconde différence: celui-là ne parle
point, celui-ci raconte tout ce qui le regarde. Une troisième preuve se tire du
temps: l'un fut guéri un jour de fête, et le jour même du sabbat, l'autre en un
autre jour. Il y a aussi une différence, de lieux: celui-là est guéri dans une
maison, celui-ci auprès de la piscine. Le mode de guérison est aussi différent:
là Jésus-Christ dit: « Vos péchés vous sont remis » (Ibid.), ici il guérit
premièrement le corps, et l'âme ensuite: là il donne la rémission, car il dit:
« Vos péchés vous sont remis »; ici il invite, il exhorte à se tenir sur ses
gardes pour l'avenir « Ne péchez plus à l'avenir », dit-il, « de peur qu'il ne
vous arrive quelque chose de pire ».. (Jean, V, 14.) Les accusations des Juifs
ne diffèrent pas moins: ici ils blâment Jésus-Christ d'avoir fait la guérison
le jour du sabbat, là ils l'accusent d'avoir blasphémé.
Pour vous, mon cher frère, considérez l'immense sagesse de Dieu. Il ne
fit pas sur-le-champ sortir le paralytique,de son lit; mais premièrement,
discourant avec lui et l'interrogeant, il gagne son affection et sa confiance,
afin d'ouvrir dans son coeur un chemin à la foi. Et non-seulement il le fait lever
et le guérit, mais encore il lui commande de porter son lit, afin d'établir la
réalité du miracle, et que personne ne pût y soupçonner de prestige ou
d'illusion. En effet, si les membres n'avaient pas repris leur, force et leur
vigueur, il n'aurait pas pu porter son lit.
Souvent Jésus-Christ en use de la sorte, pour mieux clore la bouche à
l'impudence des incrédules. Dans le miracle des pains (Matth. XIV, 1-14), de
peur que quelqu'un ne dît que le peuple avait seulement été rassasié, et que la
multiplication des pains n'était qu'une pure imagination, il eut soin qu'il
restât une grande quantité de morceaux. Quand il eut guéri le lépreux, il lui
dit: « Allez vous montrer aux prêtres » (Matth. VIII, 4); afin de rendre
manifeste cette guérison, et de réprimer l'insolence de ceux qui l'accusaient
d'aller contre les préceptes de Dieu. Le Sauveur a fait la même chose,
lorsqu'il changea l'eau en vin (Jean, II, 8): car il ne fit pas seulement voir
le vin, mais il en fit porter au maître d'hôtel, afin que celui qui pouvait
assurer qu'il ne savait pas comment la chose s'était passée rendît un
témoignage qui ne fût point suspect. C'est pourquoi l'évangéliste a dit: Le
maître d'hôtel ne savait pas d'où venait ce vin(Ibid. 9); par:là il a fait
connaître que le témoignage de cet homme était tout à fait certain. Et
ailleurs, après avoir ressuscité un mort, Jésus dit: « Donnez-lui à manger »
(Matth. V, 43), pour rendre indubitable le miracle de cette résurrection, C'est
par toutes ces choses que Jésus-Christ persuade, même les plus insensés, qu'il
n'est point un fourbe, ou un enchanteur, et qu'il est venu pour le salut de
tous les hommes.
Mais pourquoi, à ce paralytique, Jésus-Christ ne demande-t-il pas la
foi, comme à ces aveugles à qui il dit: « Croyez-vous que je puisse faire ce
que vous me demandez? » (Marc, VI, 35; Luc, IX, 12; Matth. IX, 28.) Parce que
cet, homme ne savait pas encore qui il était: Jésus-Christ n'a pas coutume de
demander la foi avant, mais après les miracles. Et c'est avec justice qu'il
l'exigeait de ceux qui avaient vu dans les autres des effets de sa puissance;
mais à l’égard de ceux qui ne le connaissaient point encore, et qui devaient le
connaître par les miracles., il ne les invite à croire qu'après les avoir
opérés. C'est pourquoi saint Matthieu ne marque pas, dans son évangile, que
Jésus-Christ ait demandé la foi, quand il commença de faite des miracles; mais
qu'il l'exigea de ces deux aveugles seulement après qu'il eût guéri bien des
malades.
Ici, mon cher auditeur, remarquez la foi de ce paralytique. Entendant
ces paroles: « Emportez votre lit, et marchez », il ne rit pas, il ne dit pas:
Qu'est-ce que cela veut dire? l'ange descend et trouble l'eau, et il ne guérit
qu'un seul malade: et vous, qui êtes un homme, vous espérez faire, par votre
seul commandement, plus qu'un ange? Il y a là un orgueil et une présomption
tout à fait risible. Mais il ne dit rien, de cela, ou même il n'en eut pas la
pensée;-et aussitôt qu'il eut entendu cette parole: « Levez-vous», il se leva
et fut guéri; il obéit sur-le-champ à celui qui lui fit [275] ce commandement:
« Levez-vous, emportez votre lit, et marchez ». Certes, cela est admirable !
mais ce qui suit l'est beaucoup plus: ou plutôt qu'il ait cru au commencement,
quand personne ne murmurait, cela n'est pas si merveilleux; mais que dans la
suite il soit demeuré ferme dans sa foi, lorsque les Juifs, comme des furieux
et des enragés, se jetaient sur lui, le chargeaient de reproches,
l'assiégeaient dé toutes parts et lui disaient: « Il ne vous est pas permis
d'emporter votre lit »; qu'alors non-seulement il ait méprisé leur furie et
leur rage, mais qu'il ait hautement et publiquement proclamé, avec une fermeté
pleine et entière, le bienfait qu'il avait reçu, et réprimé leur insolence;
c'est là, selon moi, la marque d'une âme vraiment forte et généreuse. En effet,
les Juifs se jettent sur lui, l'accablent d'injures et d'outrages, lui disent
avec insolente: « C'est aujourd'hui le sabbat, il ne vous « est pas permis
d'emporter votre lit », et il leur répond froidement: « Celui qui m'a guéri m'a
dit: Emportez votre lit, et marchez (11) ». Seulement il s'abstient de leur
dire: Vous êtes des fous et des insensés de vouloir que je ne regarde pas comme
mon Maître celui qui m'a délivré d'une si longue et si cruelle maladie, et que
je n'exécute pas tout ce qu'il m'a ordonné. Au reste, s'il eût voulu user
d'artifice, il pouvait se tirer d'affaire d'une autre manière, en disant: Je ne
fais pas ceci volontairement, mais pour obéir au commandement qu'on m'en a
fait; s'il y a du mal, rejetez-le sur cette personne, et je vais laisser là mon
lit, ou peut-être aurait-il caché le bienfait de sa guérison: car il savait
fort bien que ce n'était point tant la violation du sabbat qui leur tenait au
coeur, que de voir qu'un malade eût été guéri. Mais il n'a point télé le
miracle, ne s'est point excusé: il a nettement confessé le bienfait de sa
guérison, et l'a hautement publié. Voilà ce qu'a fait le paralytique.
Mais maintenant considérez, je vous prie, avec quelle malignité les
Juifs se conduisirent. Ils ne dirent pas: Qui est-ce qui vous a guéri? mais
laissant cela, ils relevaient avec grand bruit cette violation du sabbat. « Qui
est donc cet homme-là qui vous a dit: Emportez votre lit, et marchez (12) ?
Mais celui qui avait été guéri, ne savait pas lui-même qui il était car Jésus
s'était retiré de la foule du peuple qui était là (13) ». Et pourquoi
Jésus-Christ se cacha-t-il? Premièrement, afin que par son absence il rendît le
témoignage exempt de tout soupçon: car celui qui avait en lui-même le sentiment
et la preuve du rétablissement de sa santé, était un témoin du bienfait tout à
fait digne de foi: en second lieu, pour n'allumer pas davantage dans leur coeur
le feu de leur colère; il savait que la seule présence de celui qui est en
butte à l'envie est capable d'en attiser le feu. C'est pourquoi il se retire et
leur laisse toute liberté de discuter entre eux cette affaire, ne disant rien
lui-même pour sa justification, mais voulant que ceux qui avaient été guéris,
parlassent seuls avec les accusateurs. Et ces accusateurs eux-mêmes rendent
aussi témoignage du miracle; en effet, ils ne disent pas: Pourquoi avez-vous
commandé que cela se fît le jour du sabbat? ruais: pourquoi faites-vous cela le
jour du sabbat? où l'on voit que ce n'est pas la transgression de la loi qui
anime, mais la jalousie qu'ils ont de la guérison du paralytique. Et toutefois,
à considérer les choses humainement, il fallait bien plutôt accuser d'avoir
travaillé le paralytique, que Jésus-Christ, qui avait seulement prononcé une parole.
Ici c'est par un autre que Jésus-Christ fait violer le sabbat, ailleurs c'est
lui-même qui le viole, savoir, lorsqu'il fait de la boue avec sa salive (Jean,
IX, 6), et qu'il en oint les yeux. Au reste, Jésus-Christ opérant ces
guérisons, ne transgresse point la loi, mais il passe et s'élève au-dessus de
la loi. Nous reviendrons sur ce sujet dans la suite car étant accusé de ne pas
garder le sabbat, il ne se justifie pas partout de la même manière; c'est ce
qu'on doit exactement observer.
3. Mais en attendant, voyons, mes frères, combien est grand le mal que
produit l'envie voyons de quelle manière elle aveugle les yeux de l'âme pour la
ruine de celui qui l'éprouve. Comme souvent ceux qui sont transportés de fureur
se plongent le poignard dans le sein; de même aussi les envieux, ne regardant
qu'à la perte de celui à qui ils portent envie, se précipitent avec une brutale
impétuosité à la leur propre. Ces hommes sont pires que les bêtes mêmes: car si
les bêtes s'arment contre nous, c'est, ou parce qu'elles n'ont point à -manger,
ou parce que nous les avons provoquées; mais ceux-ci, après avoir reçu des
bienfaits, traitent souvent comme ennemis leurs propres bienfaiteurs. Sûrement,
ils sont pires que les bêtes, pareils aux démons; ou plutôt, peut-être sont-ils
plus méchants [276] qu'eux. En effet, les démons ont contre nous une haine
implacable, mais du moins ils ne dressent pas de piéges aux autres démons,
leurs semblables. Et même Jésus-Christ se servit de cet exemple pour réfuter
les Juifs, lorsqu'ils disaient qu'il chassait les démons par Béelzébuth.
(Matth. XII, 24.) Les envieux au contraire ne respectent même pas lés êtres de
leur nature; ils ne s'épargnent pas eux-mêmes; car avant de nuire à ceux à qui
ils portent envie, ils nuisent à leur âme, en la remplissant vainement de
trouble et de tristesse.
O homme, pourquoi vous tourmentez-vous du bien qui arrive à votre
frère? vous devriez vous affliger du mal qui vous arrive, et non du bonheur de
votre prochain. Voilà pourquoi votre péché est tout à fait indigne de pardon.
L'impudique peut s'excuser sur la concupiscence, un voleur sur la pauvreté, un
homicide sur la colère; excuses à la vérité frivoles et insensées, mais
pourtant concevables. Pour vous, quel prétexte, je vous prie, quelle excuse
donnerez-vous? Absolument aucune, si ce n'est votre extrême malignité.
L'évangéliste nous commande d'aimer nos ennemis(Matth. V, 44); à quels
supplices serons-nous condamnés, si nous haïssons nos amis? Et si celai qui
aime ses amis, n'a rien fait de plus que ce que font les païens (Ibid. 46, 47);
celui qui fait du mal à ceux qui ne l'offensent point, quel pardon, quelle
consolation peut-il espérer? Ecoutez saint Paul qui dit: « Quand j'aurais livré
mon corps pour être brûlé, si je n'ai point la charité, tout cela ne sert de
rien ». (I Cor. XIII, 3.) Or, que là où est la jalousie et l'envie, là il n'y
ait absolument point de charité; c'est ce qu'on ne peut ignorer.
Cette passion est pire que la fornication et l'adultère; car ces
derniers vices s'arrêtent dans celui qui les commet; mais l'envie étend son
tyrannique empire sur tout: elle a renversé des églises entières; elle a désolé
tout l'univers: elle est la mère des meurtres. C'est elle qui a excité Caïn à
tuer son frère l'envie a animé Esaü contre Jacob, ses frères contre Joseph, le
diable contre tout le genre humain. Mais vous ne tuez point? ah ! vous
commettez de bien plus grands crimes que le meurtre, lorsque vous priez pour
que votre frère soit couvert d'ignominie, lorsque vous lui tendez des piéges de
tous côtés, lorsque vous rendez inutiles tous les travaux qu'il a entrepris
pour la vertu, lorsque vous ne pouvez souffrir qu'il soit agréable au Maître du
monde. Ce n'est donc pas lui que vous attaquez, mais c'est celui qu'il adore et
qu'il sert: voilà celui à qui vous faites un outrage, lorsque vous voulez qu'on
vous honore préférablement à lui. Et, ce qui est pire que tout le reste, ce
crime énorme, vous n'y voyez qu'une chose indifférente. Que vous fassiez
l'aumône, que vous veilliez, que vous jeûniez, vous êtes le plus méchant de
tous les hommes, si vous portez envie à votre frère. Les exemples le prouvent:
Un Corinthien tomba dans la fornication (I Cor. V, 1), mais il en fut repris et
se convertit promptement: Caïn porta envie à Abel, et jamais il ne se guérit;
mais quoique Dieu prodiguât les remèdes à la plaie de son coeur, il
s'aigrissait davantage et se hâtait encore plus de commettre le meurtre qu'il
avait médité; d'où vous voyez que cette passion est plus forte et plus violente
que l'autre, et que difficilement on s'en délivre, si l'on n'y fait une grande
attention.
Arrachons-la donc jusqu'à la racine, cette misérable passion;
considérant que, autant nous offensons Dieu lorsque nous envions la prospérité
de notre frère, autant nous lui sommes agréables, lorsque nous nous réjouissons
avec le prochain du, bien qui lui arrive; et que par là nous nous assurons une
part des récompenses préparées pour celui qui fait le bien. C'est pourquoi
saint Paul nous exhorte à être dans la joie, avec ceux qui sont dans la joie, et
à pleurer avec ceux qui pleurent (Rom. XII, 15), afin qu'à ces deux titres nous
retirions un grand profit. Considérant donc que quoique nous ne travaillions
pas nous-mêmes, si nous avons de bons sentiments pour celui qui travaille, nous
nous assurons une part de ses couronnes: chassons toute envie et allumons dans
nos cœurs le feu de la charité, afin que, par les louanges et les
applaudissements que nous donnerons aux belles actions de nos fières, nous
acquérions et les biens présents,et les biens futurs, par la grâce et la
miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui soit la gloire
au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles
des siècles. Ainsi soit-il.
1. Le péché est un grand mal, oui, un grand mal, et la perte de l'âme;
mais, de plus, il peut arriver que ce mal déborde jusque sur le corps. Comme,
pour l'ordinaire, quand l'âme est malade, nous ne sentons aucune douleur, et,
au contraire, si le corps est un peu incommodé, nous apportons tous nos soins
pour le délivrer de son incommodité, Dieu pour cela même châtie le corps à
cause des péchés de Pâme, afin de rendre la santé à la plus noble portion de
l'homme par le châtiment de la moins noble. C'est ainsi que saint Paul corrigea
l'incestueux de Corinthe (I Cor. V), il mortifia sa chair pour guérir son âme;
l'incision qu'il fit à son corps le guérit de son vice. En quoi il imita
l'habite médecin qui, voyant que l'hydropisie ou le mal de rate ne cède point
aux remèdes intérieurs, applique au dehors et le fer et le feu. C'est ainsi
qu'en usa Jésus-Christ à l'égard du paralytique, il le déclare lui-même,
écoutez ce qu'il dit: « Vous voyez que vous avez été guéri, ne péchez plus à
l'avenir, de peur qu'il ne vous arrive quelque chose de pire. Que nous
apprend-il donc par là ? Premièrement, que c'est du péché qu'était venue sa
maladie; secondement, qu'il faut véritablement croire qu'il y a un enfer;
troisièmement, que le supplice de l'enfer est éternel.
Qu'ils paraissent donc ici ceux qui disent Dans l'espace d'une heure
j'ai tué, en un instant j'ai commis un adultère. Quoi ! pour un péché si court,
je souffrirai une éternité de peines? Mais voilà un homme dont le péché n'a pas
duré aussi longtemps que la punition et qui a passé presque tout le cours d'une
vie humaine dans la peine de son péché. En effet, les péchés ne sont pas
mesurés au temps, mais à la nature même des crimes. De plus, vous avez à
remarquer que, quoique nous soyions sévèrement punis des premiers péchés, nous
le serons encore avec beaucoup plus de rigueur dans la suite, si nous retombons
à l'avenir dans les mêmes fautes, et cela est très-juste. Car celui que le
châtiment ne corrige pas sera désormais plus rigoureusement puni, comme titi
homme incorrigible et endurci. Car le premier châtiment aurait dû suffire pour
le rendre meilleur et l'empêcher de retomber. Si cette première punition ne le
rend ni plus modéré, ni plus sage, et qu'il ne craigne pas de commettre les
mêmes fautes, il mérite le supplice, il se l'est lui-même attiré. Or si, même
ici-bas, les péchés de rechutes sont plus sévèrement punis que les autres,
quand ici nous n'en recevons aucun châtiment, n'avons-nous pas extrêmement à
craindre et à trembler qu'en l'autre monde nous n'ayions à souffrir des
tourments insupportables?
Et pourquoi, direz-vous, tous ne sont-ils pas punis de même? Nous
voyons beaucoup de scélérats dont l'embonpoint annonce la bonne [278] santé, et
qui jouissent d'une heureuse fortune. Je le crois, mais ne nous y fions pas, et
plaignons-les comme étant les plus à plaindre de tous les hommes. S'ils ne
souffrent rien ici, c'est pour eux un gage et des arrhes d'un plus rigoureux
supplice qui leur est réservé. Saint Paul l'a déclaré par ces paroles: « Mais
maintenant lorsque nous sommes jugés de la sorte, c'est le Seigneur qui nous
châtie, afin que nous ne soyons pas condamnés avec ce monde. » (I Cor. XI, 32.)
Ici, c'est le lieu de l'avertissement, là du supplice.
Quoi donc ! direz-vous, est-ce que toutes les maladies viennent des
péchés? Non toutes, mais plusieurs. Il y en a qui tirent leur origine de la
paresse; l'intempérance, l'ivrognerie, l'oisiveté, engendrent des maladies
corporelles. Au reste, dans tout ce qui nous arrive, nous avons une chose à
observer, c'est de souffrir toutes sortes de plaies et d'afflictions avec actions
de grâces. Le Seigneur nous envoie aussi des maladies pour nous punir de nos
péchés. Nous lisons dans les livres des Rois qu'un homme fut attaqué de la
goutte en punition de ses fautes (1). Il nous en envoie encore pour nous
éprouver et nous rendre plus illustres; c'est pourquoi Dieu dit à Job: «Ne
croyez pas que je vous aie traité de cette manière à autre intention que de
faire connaître et de publier votre justice? » (Job, XI, 3, LXX.) Mais
pourquoi, quand il s'agit de la guérison de ces paralytiques, Jésus-Christ
publie-t-il leurs péchés ? Car à celui dont parle saint Matthieu, il dit: « Mon
fils, ayez confiance, vos péchés vous sont remis »; et à celui-ci: «Voyez, vous
avez été guéri, ne péchez plus à l'avenir ». (Matth. IX, 2.) Je sais que
quelques-uns accusent ce paralytique d'avoir mal parlé de Jésus-Christ, et
qu'ils disent que c'est pour cela que le Sauveur lui dit: « Ne péchez plus ».
Mais que répondrons-nous sur l'autre dont saint Matthieu fait mention ? Jésus;
Christ lui a dit aussi: « Vos péchés vous sont remis ». D'où l'on voit
clairement que ce n'est point là la raison pour laquelle il lui a fait cette
remontrance. Et ce qui suit le fait même plus clairement connaître. « Depuis »,
dit l'évangéliste, « Jésus trouve cet homme dans le temple »; c'était là
sûrement une marque de piété; il n'allait pas à la place publique, ni aux lieux
de promenade, il ne se livrait pas aux plaisirs de la table, ni à la paresse,
mais il se tenait au temple: encore qu'il dût prévoir que tout le monde l'en
chasserait, rien pourtant ne fut capable de l'en faire sortir. Jésus-Christ
l'ayant donc rencontré après s'être entretenu avec les Juifs, ne fit pourtant
aucune allusion de ce genre; or, s'il eût voulu lui faire des reproches à ce
sujet, il lui aurait dit: Quoi, vous persistez encore dans les mêmes fautes, et
après avoir recouvré la santé, vous n'avez point changé de conduite, vous
n'êtes pas devenu meilleur? Mais il ne lui dit rien de semblable, seulement il
le confirme pour l'avenir.
2. Mais pourquoi, quand il guérit les boiteux et les estropiés, ne leur
dit-il rien de la rémission des péchés ? Pour moi, il me semble que chez
ceux-là la maladie était la peine du péché, et chez ceux-ci une simple
infirmité corporelle. Si cela n'était pas, Jésus-Christ leur aurait fait une
pareille remontrance. Et de plus, de toutes les maladies, la paralysie étant la
plus grande et la plus fâcheuse, en y apportant le remède, il l'applique
également aux moindres. De même qu'en guérissant un autre lé. preux, il lui
ordonna d'aller rendre gloire à Dieu (Matth. VIII, 4), et ne donna pas cet
avertissement à lui seul, mais par lui à tous ceux qui seraient guéris de leurs
infirmités; ainsi par ceux-là il exhorte tous les autres, et il donne à chacun
ces salutaires avis. A quoi il faut ajouter encore que Jésus-Christ avait vu sa
grande persévérance; c'est pourquoi il l'avertit d'observer ce qu'il lui
prescrit comme le pouvant, bien, et tant par le bienfait de sa guérison que par
la crainte des maux à venir, il le retient et l'engage à être sage.
Remarquez, mes frères, combien Jésus-Christ est éloigné de toute
vanité. Il n'a point dit: Vous voyez que je vous ai guéri, mais: « Vous voyez
que vous êtes guéri, ne péchez plus a l'avenir ». Il n'a pas dit non plus: De
peur que je ne vous punisse, mais: « De peur qu'il ne vous arrive quelque chose
de pire », Nulle part il ne fait mention de sa personne; il lui montre aussi
que s'il a recouvré la santé
1. L'exemple que rapporte le saint Docteur ne se trouve point dans la
sainte Ecriture, où il n’est nulle part fait mention de goutte, mais la vérité
qu'il avance n'en est pas moins constante: Dieu a quelquefois visiblement
frappé de maladie le pécheur en punition de son péché. Entre une infinité
d'autres exemples qu'on pourrait facilement tirer des Livres saints, celui
d'Ozias est bien mémorable Ce prince a la témérité de mettre la main à
l'encensoir, et, sur-le-champ, il est frappé de lèpre. (II Paral. XXVI.)
L'avarice et le mensonge de Giezi sont punis de la même maladie. (IV Rois, V,
26, 27, etc.)
27c'est plutôt une grâce que l'effet de son mérite. Car il n'a pas dit
qu'il a été délivré de ses peines pour son mérite, mais qu'il a été sauvé et
guéri par la miséricorde de Dieu. Si cela n'était pas ainsi, il aurait dit:
Vous voyez que vous avez été puni de vos péchés comme vous le deviez, prenez
garde à vous à l'avenir. Or il ne lui parle point de la sorte, mais comment:
« Vous voyez que vous avez été guéri, ne péchez plus à l'avenir ».
Disons-le-nous souvent, mes frères, et quoique châtiés, quoique dans l'affliction,
que chacun de nous se dise à soi-même: « Vous voyez que vous avez été e guéri,
désormais ne péchez plus ». Que si, persévérant dans les mêmes fautes, nous
n'en sommes point châtiés, répétons-nous ces paroles de l'apôtre: « La bonté de
Dieu vous a invite à la pénitence. Et cependant, par notre «dureté et par
l'impénitence de notre coeur, a nous nous amassons un trésor de colère ». (Rom.
II, 4, 5.) Et non-seulement en rétablissant son corps, mais encore autrement,
Jésus-Christ donna au paralytique un grand témoignage de sa divinité. Car, en
lui disant: « Ne péchez plus à l'avenir »; il lui fit voir qu'il connaissait
tous les péchés qu'il avait commis auparavant, et par conséquent qu'il devait
désormais le juger digne de foi et croire en lui. « Cet homme s'en alla donc
trouver les Juifs et leur dit que c'était Jésus qui l'avait guéri (15) ».
Observez cette nouvelle marque de la reconnaissance de ce paralytique. Car il
n'a point dit: C'est Jésus qui m'a dit: « Emportez votre lit ». En effet, comme
les Juifs lui objectaient continuellement ce qui paraissait blâmable, lui,
toujours il leur répond ce qui relevait la gloire de son médecin, et devait les
gagner et les attirer. Il n'était ni assez stupide, ni assez ingrat pour trahir
son bienfaiteur et parler malignement contre lui, après en avoir reçu une si
grande grâce, et une grâce jointe à un avis si salutaire. Eût-il été barbare et
inhumain comme une bête féroce, eût-il eu un coeur de pierre, le bienfait et la
crainte auraient retenu sa langue. La menace que lui avait faite Jésus-Christ
lui aurait encore fait craindre qu'il ne lui arrivât quelque chose de pire,
ayant surtout éprouvé par lui-même jusqu'où pouvait aller le pouvoir d'un si
grand médecin. D'ailleurs, s'il eût voulu le charger, le rendre blâmable, il
aurait tu et caché sa guérison et il n'aurait parlé que de la violation du
sabbat; mais, au contraire, avec beaucoup de fermeté et d'assurance, avec un
coeur reconnaissant, il célèbre la gloire de son bienfaiteur, en quoi il ne
diffère point de l'aveugle qui disait: « Il a fait de la boue avec sa salive et
il en a oint mes yeux » (Jean, IX, 6); celui-ci dit tout de même: « C'est Jésus
qui m'a guéri ».
« Et c'est pour cela que les Juifs persécutaient Jésus et. voulaient le
faire mourir, parce qu'il faisait ces choses le jour du sabbat (16) ». Que
répondit donc Jésus-Christ? Mon Père ne cesse point d'agir jusqu'à présent, et
j'agis aussi incessamment». (Jean, V, 17.) Quand il s'agissait de défendre ses
disciples, Jésus produisait aux Juifs le témoignage de David, leur compagnon: «
N'avez-vous point lu », leur disait-il, « ce que fit David, se voyant pressé de
la faim?» (Matth. XII, 3.) Mais quand il parle pour lui-même, il cite l'exemple
de son Père, montrant par l'un et par l'autre qu'il est égal à son Père, et
lorsqu'il le nomme son propre Père, et lorsqu'il fait voir qu'il opère les
mêmes oeuvres que lui. Et pourquoi Jésus ne rapporte-t-il pas les miracles
qu'il a faits auprès de Jéricho ? (Matth. XII, 29.) Il les voulait tirer de
leurs idées charnelles et grossières, et faire qu'ils ne le regardassent plus
comme « purement » homme, mais qu'ils vinssent et recourussent à lui comme à
Dieu et à leur Législateur. Car s'il n'était pas Fils de Dieu et de la même
substance, la défense qu'il, produisait était pire que l'accusation.. En effet,
si un magistrat, accusé d'avoir transgressé la loi de son roi, s'excusait sur
ce que le roi l'aurait lui-même transgressée, il ne serait pas pour cela absous
de son crime, mais au contraire il serait regardé comme plus coupable et plus
digne de châtiment; mais ici, où la dignité est égale, la défense est tout à
fait juste et légitime: pour la même raison que vous justifiez Dieu,
justifiez-moi. Voilà pourquoi, avant toutes choses, le Sauveur dit: « Mon Père,
» afin de les forcer malgré eux de reconnaître en lui une même autorité et une
même puissance, en l'honorant comme vrai Fils de Dieu.
Que si quelqu'un dit: Et où est-ce que le Père agit, lui qui s'est
reposé le septième jour (Gen. II, 2) après ses ouvrages? Qu'il apprenne de
quelle manière Dieu agit. Comment donc agit-il? Il gouverne et conserve ses
ouvrages par sa providence. Lors donc que vous voyez le lever du soleil, le
cours de la lune, les [280] étangs, les fontaines, les fleuves, les pluies et
le mouvement de la nature, soit dans les semences, soit dans nos corps, soit
dans ceux,des bêtes, et de toutes les autres choses qui composent ce monde,
reconnaissez-y l’action continuelle du Père, « qui fait lever son soleil », dit
l'Écriture, « sur les bonnes sur les « méchants ». (Matth. V, 45.) Et encore: «
Si donc Dieu a soin de vêtir de cette sorte une herbe des champs, qui est
aujourd'hui et qui sera demain jetée au feu ». (Matth. VI, 30.) Et derechef,
sur les oiseaux: « Votre Père céleste les nourrit ». (Matth. VI, 29.)
3. Ainsi, tout ce qu'a fait Jésus-Christ le jour du sabbat, il l'a fait
par sa parole, sans rien de plus. Quant au crime dont on l'accusait, il s'en
est justifié par ce qui se faisait dans le temple (Matth. XII, 5), et par
l'exemple même de ses accusateurs; mais quand il commande de travailler, comme
d'emporter le lit (ce qui, sûrement, n'est pas un travail bien considérable,
mais tel néanmoins qu'il marque clairement l'inobservance du sabbat), alors il
parle plus haut, il leur apporte des preuves plus relevées, pour les confondue
et leur imposer silence par la dignité de son Père, et les élever à de plus
grands sentiments. C'est pourquoi, lorsqu'il s'agit du sabbat, il ne se
justifie pas comme homme seulement, ni comme Dieu seulement, mais tantôt d'une
façon, tantôt de l'autre. Car il voulait qu'on crût à la fois, et à
l'abaissement de son incarnation, et à la dignité, à la majesté de sa divinité.
Voilà pourquoi maintenant il se justifie comme Dieu. En effet, s'il leur eût
toujours parié humainement, toujours ils auraient eu de lui des sentiments bas
et grossiers; c'est donc pour les tirer dé leur opinion et les éclairer, qu'il
nomme sou Père.
Au reste, les créatures elles-mêmes agissent au jour du sabbat: le
soleil poursuit son cours, les fleuves roulent leurs eaux, les fontaines
coulent, les femmes accouchent; mais afin que vous sachiez que le Fils de Dieu
n'est pas du nombre des créatures; il n'a point dit J'agis aussi, car les
créatures agissent, mais quoi ? J'agis aussi, car mon Père agit: « Mais les Juifs
cherchaient encore avec plus d'ardeur à le Maire mourir, parce que
non-seulement il ne gardait pas le sabbat, mais qu'il « disait même que Dieu
était son Père, se faisant ainsi égal à Dieu (18) ». Et il ne le démontra pas
seulement par ses paroles, mais encore plus par ses oeuvres. Pourquoi par ses
oeuvres? Parce que, de ses paroles, ils pouvaient prendre texte pour lui faire
des reproches, pour l'accuser d'orgueil et de vanité; mais en voyant la vérité
et la réalité des choses et des oeuvres, qui manifestaient et publiaient sa
puissance, alors ils ne pouvaient même pas ouvrir la bouche contre lui.
Ceux qui ne veulent pas croire pieusement ces vérités, disent:Jésus-Christ
ne s'est pas fait égal à Dieu, mais seulement les Juifs l'en soupçonnaient:
c'est pourquoi, revenons sur ce qui a été dit plus haut. Dites-moi: les Juifs
persécutaient-ils Jésus-Christ; ou ne le persécutaient-ils pas? Certainement
ils le persécutaient; personne ne l'ignore. Le persécutaient-ils pour cette
raison qu'il se faisait égal à Dieu, ou pour une autre? c'était sûrement pour
cette raison, comme tous le reconnaissent. Gardait-il le sabbat, ou non? il ne
le gardait pas, nul n'osera le nier. Disait-il que Dieu était son Père, ou ne
le disait-il pas? certes, il le disait. Donc tout le reste s'ensuit de même:
comme les faits d'appeler Dieu son Père, de ne pas garder le sabbat, d'être
persécuté des Juifs pour la première de ces raisons; et encore plus pour
l'autre., sont des vérités parfaitement établies; quand il s'égalait à Dieu, il
ne faisait que parler encore dans le même esprit: et ceci est encore plus
évident par ce qui est rapporté ci-dessus; car dire ces paroles. « Mon Père
agit, et j'agis aussi », c'était la même chose que de se faire égal à Dieu.
Jésus-Christ ne montre aucune différence entre ces paroles. Il n'a point dit:
Il agit, et moi je le sers, je l'aide; mais: comme il agit, j'agis aussi
moi-même; et il fait voir une grande égalité.
Que si, cette égalité, Jésus-Christ n'avait pas voulu la montrer, et si
les Juifs l'en avaient vainement soupçonné, il n'aurait pas permis qu'ils
gardassent cette fausse opinion de lui, mais il l'aurait corrigée. Et
l'évangéliste ne l'aurait point passée sous silence, mais il aurait
publiquement déclaré que les Juifs avaient eu ce soupçon, mais que Jésus-Christ
ne s'était pas fait égal à Dieu; c'est ainsi qu'il en use ailleurs, lorsqu'il
voit que ce qui a été dit dans un sens, on le prend dans un autre; par exemple,
à propos de cette phrase: « Détruisez ce temple, et je le rétablirai en trois
jours » (Jean, II, 19), qui concernait sa chair. Mais les Juifs, ne comprenant
pas ce qu'avait dit [281] Jésus-Christ, et croyant qu'il parlait de leur
temple, disaient: « Ce temple a été quarante-six ans à bâtir, et vous le
rétablirez en trois jours? » (Jean, II, 20.) Comme donc Jésus-Christ avait dit
une chose, et que les Juifs en avaient pensé une autre, que ce qu'il avait dit
de sa chair, ils l'avaient entendu de leur temple, l'évangéliste, pour le taire
remarquer, ou plutôt pour corriger cette fausse opinion, a ajouté: « Mais il
entendait parler du temple de son corps». (Jean, II, 21.) De même, si en cet
endroit Jésus-Christ ne s'était pas fait égal à son Père, sûrement
l'évangéliste aurait redressé la pensée des Juifs qui le croyaient, et il
aurait dit: Les Juifs croyaient que Jésus-Christ se faisait égal à Dieu, mais
il ne parlait pas de cette égalité. Et non-seulement notre évangéliste en use
ainsi dans l'endroit que nous avons cité, mais un autre aussi fait de même
ailleurs. Jésus-Christ ayant dit à ses disciples: « Ayez soin de vous garder du
levain des Pharisiens et des Saducéens »,. et les disciples ayant pensé et dit
entre eux: « Nous n'avons point pris de pain » (Matth. XVI, 6); comme le
Sauveur voulait dire une chose, appelant levain leur doctrine, et les disciples
en entendaient une autre, pensant que c'était du pain que Jésus parlait, il
rectifie cette pensée: et même ici ce n'est pas l'évangéliste, c'est
Jésus-Christ lui-même qui la corrige, en disant: « Comment ne comprenez-vous
point que ce n'est pas du pain que je vous ai parlé? » (Matth. XVI, 11.) Mais
dans le passage sur lequel roule la dispute, on ne voit nulle correction.
Mais, dira quelqu'un, Jésus-Christ ruine cette interprétation, en
ajoutant: « Le Fils ne peut rien faire de lui-même ». Que dites-vous? c'est
tout le contraire: loin de nier l'égalité par ces mêmes paroles que vous
alléguez, il l'établit et la confirme. Renouvelez votre attention, mes frères,
la question est très-considérable et très-importante. Cette expression: « De
lui-même », se rencontre souvent dans l'Écriture, où elle s'applique, et à
Jésus-Christ, et au Saint-Esprit; il en faut donc connaître la valeur et la
force, pour ne pas tomber dans de très-grandes et de très-grossières erreurs.
En effet, si vous la prenez dans le premier sens qu'elle présente, quelles
absurdités ne s'en suivra-t-il pas? Faites-y attention. L'Écriture n'a point
dit que Jésus-Christ pouvait faire certaines choses de lui-même, et qu'il n'en
pouvait pas faire d'autres; mais elle dit en général: « Le Fils ne peut rien
faire de lui-même (19) ».
4. Nous ferons donc cette demande à notre contradicteur: Jésus-Christ,
selon vous, ne peut donc rien faire de lui-même? S'il répond Non, nous
repartirons: Mais il a fait le plus grand de tous les biens par lui-même; saint
Paul le crie et le publie hautement: « Qui étant l'image de Dieu », c'est de
Jésus-Christ qu'il parle, « n'a point cru que ce fût pour lui une usurpation
d'être égal à Dieu: mais il s'est anéanti lui-même, en prenant la « forme de
serviteur ». (Phil. II, 6, 7.) Et encore: Jésus-Christ lui-même dit ailleurs: «
J'ai le pouvoir de quitter la vie, et j'ai le pouvoir de la reprendre, et
personne ne me la ravit: c'est de moi-même que je la quitte », (Jean, X, 18.)
Ne voyez-vous pas que celui qui s'est anéanti lui-même, en prenant de lui-même
notre chair, a en son pouvoir et la mort et la vie? Et que dis-je de
Jésus-Christ? Nous qui sommes ce qu'il.y a de plus vil et de plus abject, nous
faisons toutefois bien des choses de nous-mêmes; de nous-mêmes nous choisissons
le vice, de nous-mêmes nous pratiquons la vertu. Que si nous ne faisons pas ce
choix de nous-mêmes, et si nous n'en avons pas le pouvoir, le péché ne saurait
nous précipiter dans l'enfer; ni les bonnes oeuvres nous ouvrir le royaume des
cieux. Donc, cette parole: « Jésus-Christ ne peut rien faire de lui-même », ne
signifie autre chose, sillon qu'il ne peut rien faire de contraire à son Père,
rien d'opposé, rien d'étranger: ce qui marque justement l'égalité et une
parfaite union.
Et pourquoi Jésus-Christ n'a-t-il pas dit le Fils ne fait rien de
contraire, mais: il ne peut pas faire? c'est encore pour montrer par là une
parfaite égalité. Car par cette expression l'Écriture ne désigne pas une
faiblesse, mais elle fait voir sa grande puissance. En effet, saint Paul aussi
parle ailleurs du Père en ces mêmes termes: « Afin qu'étant appuyés sur ces
deux choses inébranlables, par lesquelles il est impossible que Dieu nous
trompe ». (Héb. VI, 18.) Et derechef: « Si nous le renonçons (1), il demeure
fidèle; car il ne peut pas se
1. « Si nous le renonçons ». Mon texte le porte de même. Saint
Chrysostome le prend du verset précédent. Ainsi que nous lisons dans les textes
grec et latin du Nouveau Testament, il faudrait dire: Si nous sommes infidèles.
Mais la pensée est toujours le même.
28contredire lui-même». (II Tim. II, 13.) Ce mot: « Il est impossible
», ne marque nullement une faiblesse, mais un pouvoir et une puissance
ineffable. Et voici ce que cela signifie. Cette substance n'admet et ne souffre
aucune de ces sortes de choses, aucune de ces imperfections. Comme lorsque nous
disons: Il est impossible que Dieu pèche, nous ne lui attribuons pas un défaut,
ou une faiblesse, mais nous témoignons, au contraire, de sa puissance
ineffable; de même aussi, lorsque Jésus-Christ dit: « Je ne puis rien faire de
moi-même », cela signifie: il est absolument impossible que je fasse rien de
contraire à mon Père.
Mais, afin que vous puissiez vous convaincre que c'est ainsi qu'il faut
entendre ce, passage, examinons ce qui suit et voyons de quel côté est
Jésus-Christ, ou du vôtre, ou du nôtre. Vous dites que ces paroles marquent un
défaut de pouvoir, une limitation d'autorité et de puissance: et moi je
soutiens, au contraire, qu'elles montrent évidemment une égalité entière et
parfaite, et que tout se fait comme par une même volonté et une même puissance.
Interrogeons Jésus-Christ lui-même, et par ses réponses nous jugerons si. les
paroles sur lesquelles nous disputons, il les explique selon votre opinion ou
selon la nôtre. Que dit-il donc? « Tout ce que le Père fait, le Fils aussi le
fait comme lui». Ne voyez-vous pas qu'il renverse et détruit absolument votre
opinion, au lieu qu'il établit et confirme la nôtre? En effet, si le Fils ne
fait rien de lui-même, le Père aussi ne fera rien de lui-même, puisque tout ce
que fait le Père, le Fils le fait également. Et s'il n'en était pas ainsi, il
s'ensuivrait une autre absurdité. Car Jésus-Christ n'a point dit: Le Fils fait
ce qu'il a vu faire au Père, mais: il ne fait rien, s'il ne le voit faire au
Père; comprenant ainsi tous les temps dans son affirmation: or, selon vous, il
apprendra toujours à, faire les mêmes choses. Sentez-vous combien est élevée et
sublime cette pensée qui, quoiqu'enveloppée d'expressions basses et grossières,
force pourtant, malgré eux, les hommes les plus impudents et les plus
téméraires, d'éloigner de leur esprit toutes basses idées, tous sentiments
indignes d'une si grande majesté? Et qui serait assez misérable et assez
malheureux pour dire que le Fils apprend chaque jour ce qu'il doit faire?
Alors, comment serait vrai ce que dit le prophète-roi: « Mais pour vous, vous
êtes toujours le même, et vos années ne passeront point?» (Ps. CI, 28.) Et
comment ceci le sera-t-il? «Toutes choses ont été faites par lui, et rien de ce
qui a été fait n'a été fait sans lui » (Jean, I, 3), si ce que fait le Père, le
Fils l'imite en le voyant? Ne remarquez-vous pas comme son autorité et sa
puissance se découvrent et se manifestent, et par ce qu'on a dit ci-dessus, et
par ce qu'on va dire encore ?
Que si Jésus-Christ emploie quelquefois des expressions tout humaines,
ne vous en étonnez pas. Comme les Juifs, pour l'avoir entendu parler en des
termes plus élevés, le persécutaient et le prenaient pour un, ennemi de Dieu,
il commence par s'exprimer d'une manière un peu basse et grossière, seulement
quant aux expressions; puis il s'élève, il parle d'une manière plus sublime,
ensuite il redescend, baisse le ton; variant. ainsi son discours et ses
instructions, afin que les plus endurcis puissent aisément croire en lui.
Voyez; après avoir dit: « Mon Père agit, et j'agis aussi », et s'être montré
égal à Dieu, il dit encore: « Le Fils ne peut rien faire de lui-même, il ne
fait que ce qu'il voit faire au Père ».Ensuite, il s'énonce en des termes plus
élevés, et il dit: « Tout ce que le Père fait, le Fils aussi le fait comme lui
». Après quoi, il s'abaisse de nouveau: « Le Père aime le Fils et lui montre
tout ce qu'il fait; et il lui montrera des oeuvres encore plus grandes que
celles-là (20) ». Peut-on voir un plus grand abaissement? Non, certes, car ce
que j'ai dit, et ce que je ne cesserai point de dire, je vais le répéter
maintenant. Lorsque Jésus-Christ veut dire quelque chose d'une manière basse et
humble, il ne craint point l'excès, de telle sorte que la grossièreté des
paroles persuade même les plus méchants de recevoir avec piété ce qu'ils
entendent. En effet, si ce n'était point là l'intention du divin Sauveur,
considérez combien seraient absurdes ses paroles; pour s'en convaincre, il suffit
de les examiner. Quand il dit: « Il lui montrera des oeuvres encore plus
grandes que celles-ci », il paraît n'avoir pas encore appris beaucoup de
choses, ce qu'on ne peut pas même dire. des apôtres; car dès que les apôtres
eurent reçu la grâce du Saint-Esprit, ils reçurent aussitôt toutes les
connaissances et tous les pouvoirs qui leur étaient nécessaires; mais, de cette
manière, il se trouverait que le Fils n'avait pas encore appris bien des choses
qu'il [283] lui était nécessaire de savoir. Que pourrait-on imaginer de plus
absurde qu'une pareille idée? Que veulent donc. dire ces paroles? Le voici:
Comme, après avoir guéri le paralytique d'une manière si éclatante, il devait
ressusciter un mort, il use de ces expressions comme pour dire: Vous êtes remplis
d'admiration:de m'avoir vu guérir sur-le-champ un paralytique, vous verrez des
œuvres encore plus grandes que celles-ci. Néanmoins, il n'a pas si clairement
expliqué sa pensée, mais il l'a enveloppée d'expressions plus simples et plus
grossières, pour apaiser la fureur des Juifs.
Mais, pour connaître que ce mot: « Il lui montrera », ne doit pas se
prendre à la lettre, voyez ce qui suit: « Car, comme le Père ressuscite les
morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il veut ». Or ces
paroles: « il ne peut rien faire de lui-même », sont contraires à celles-ci: «
A qui il veut ». Car, s'il donne la vie à qui il veut, il peut faire quelque
chose de lui-même. En effet, le vouloir suppose le pouvoir. Et s'il né peut
rien faire de lui-même, il ne donne donc pas la vie à qui il lui plaît; ce mot:
« Comme le Père ressuscite », prouve une égale vertu; et celui-ci: « A qui il
veut », montre un pouvoir égal. Par où vous voyez que ces paroles: « Il ne peut
rien faire de lui-même », loin de rien ôter à son pouvoir, marquent, au
contraire, une puissance égale et une même volonté. Ce mot: « Il lui montrera
», entendez-le de même. Car le Fils dit ailleurs: « Je le ressusciterai au
dernier jour. » (Jean, VI, 40.) Et encore, pour montrer que cette vertu, que ce
pouvoir d'agir, il ne l'a pas reçu, il dit: « Je suis la résurrection et la vie
». (Jean, XI, 25.) Ensuite, afin que vous ne disiez pas qu'il ressuscite les
morts et qu'il donne la vie à qui il lui plaît, mais que les autres choses, il
ne les fait pas de même, il prévient l'objection et la résout par ces paroles:
«Tout ce que le Père fait, le Fils le fait aussi comme lui », déclarant que
tout ce que le Père fait, il le fait aussi comme lui, savoir, qu'il ressuscite
les morts, qu'il forme les corps, leur rend la vie, qu'il remet les péchés, et
qu'il fait toutes les autres choses de même que le Père les fait.
5. Mais ceux qui négligent leur salut ne font nulle attention à ces
choses, tant est grand le marque produit l'amour de la domination. C'est lui
qui a enfanté les hérésies; c'est lui qui a établi l'idolâtrie des gentils.
Dieu voulait que ses perfections invisibles devinssent visibles par la création
du monde (Rom. I, 20); mais les gentils ont fermé les yeux à la lumière, ils
ont rejeté cette doctrine et se sont eux-mêmes frayé un autre chemin; voilà
pourquoi ils se sont égarés de la droite voie. Les Juifs n'ont point cru, parce
qu'ils ont, aspiré à la gloire qui dent des hommes, et qu'ils n'ont point
recherché celle qui vient de Dieu. (Jean, V, 44.) Mais nous, mes très-chers
frères, fuyons cette passion avec un très-grand soin, et de toutes nos forces.
Eussions-nous fait une infinité de belles actions et de bonnes oeuvres, le
venin de la vaine gloire les gâtera toutes. Si nous avons donc en vue les louanges,
recherchons celles qui viennent de Dieu. La louange des hommes, de quelque
nature qu'elle soit, s'évanouit aussitôt. qu'elle paraît; et quand même elle ne
s'évanouirait pas, sûrement elle ne nous procurerait aucun avantage;
d'ailleurs, souvent elle vient d'un jugement corrompu. Qu'a-t-elle de si
admirable, la gloire humaine, cette gloire dont jouissent de jeunes danseurs,
des femmes impudiques, des avares, des voleurs? Mais celui que Dieu loue est
admiré, non avec ces sortes de gens, mais avec les saints; savoir avec les
prophètes et les apôtres, avec les hommes qui ont mené une vie angélique. Que
si nous aimons à amasser la. foule autour de nous et à nous faire regarder,
examinons bien ce que c'est que cela, et nous trouverons que rien n'est plus
vil ni plus méprisable. En un mot, si vous,aimez la foule, attirez à vous une
grande troupe d'anges, rendez-vous redoutables aux démons; par là, vous ne
ferez nul cas des hommes; par là, vous foulerez même aux pieds, comme de la
fange et de la boue, tout ce qui paraît briller, et vous connaîtrez clairement
alors que rien n'avilit tant l'âme que l'amour de la gloire.
Non, certes, non, il ne se peut pas -que l'amateur de la vaine gloire
ne traîne une vie pleine d'amertumes, de même qu'il est impossible que celui qui
la méprise, ne foule aux pieds une infinité de vices. Celui qui est victorieux
de la vaine gloire, vaincra aussi l'envie, l'amour des richesses et les autres
maladies les plus cruelles. Et comment, direz-vous, la vaincrons-nous? Nous en
triompherons si, dans tout ce que nous faisons, nous avons l'autre gloire en
vue, je veux dire la gloire céleste, dont celle-ci s'efforce de nous chasser.
C'est [284] elle qui, dans cette vie, nous rend illustres, et qui nous suit
dans l'autre; c'est elle qui nous délivre de toute servitude charnelle.
Attachés à la terre et aux choses terrestres, maintenant nous sommes
misérablement esclaves de la chair. Soit que vous alliez vous promener sur la
place publique, soit que vous entriez dans votre maison, soit que vous alliez
dans les rues, dans les lieux d'assemblées, dans les hôtelleries; si vous
montez sur un vaisseau pour naviguer, si vous allez dans une île, ou dans les
palais des rois, si vous suivez le barreau, ou si vous allez au sénat, partout
vous trouverez les sollicitudes de ce siècle, et vous verrez s'occuper, avec
mille fatigues, des choses de ce monde, les voyageurs, les citoyens, les
navigateurs, les laboureurs, ceux qui demeurent à la campagne, ceux qui
habitent la ville; en un mot, tous les hommes.
1. Il faut, mes très-chers frères, il faut en toutes choses user d'une
grande attention; car nous rendrons un compte exact, et de nos paroles et de
nos oeuvres. Nos affaires ne sont pas limitées dans tes bornes étroites de
cette vie, mais une autre vie nous attend, et nous comparaîtrons tous au
redoutable jugement du Seigneur. «Nous devons tous comparaître», dit saint
Paul, « devant le tribunal de Jésus-Christ, afin que chacun reçoive ce qui est
[285] « dû aux bonnes ou aux mauvaises oeuvres « qu'il aura faites, pendant
qu'il était revêtu « de son corps ». (I Cor. V, 10.) Pensons toujours à ce
tribunal; c'est là le vrai moyen de nous appliquer toujours à la vertu. Comme
celui qui écarte ce jour de son esprit, semblable à un cheval qui a pris le
mors aux dents, se jette dans les précipices (le Psalmiste dit: « Ses voies
sont souillées en tout temps », et il en donne la raison: « Vos jugements ne se
présentent point devant sa vue») (Ps. IX, 26); de même, celui qui craint le
jugement, marchera avec modestie et sera retenu dans toutes ses actions: «
Souvenez-vous de votre dernière fin », dit le Sage, « et vous ne pècherez
point». (Eccli. VII, 40.) Celui qui à présent nous remet nos péchés, alors sera
notre juge; celui qui est mort pour nous viendra juger ici tout te genre
humain. Jésus-Christ « apparaîtra », dit encore saint Paul, « non pour expier
le péché, « mais pour le salut de ceux qui l'attendent ». (Héb. IX, 28.) C'est
pourquoi le Sauveur dit ici: « Mon Père ne juge personne, mais il a donné au
Fils tout pouvoir de juger, afin que tous honorent le Fils, comme ils honorent
le Père ». Quoi donc ! direz-vous, l'appellerons-nous le Père ? Dieu nous en
garde ! Car il dit le Fils, afin que demeurant le Fils, nous l'honorions comme
nous honorons le Père: celui au contraire qui l'appelle le Père, n'honore pas
le Fils comme il honore le Père; mais il confond tout. Comme donc les
châtiments rappellent plutôt les hommes à leurs devoirs que les bienfaits,
Jésus-Christ nous fait de terribles menaces, afin que du moins la crainte nous
porte à l'honorer.
Lorsque Jésus-Christ dit: « Tout », il nous fait entendre qu'il a le
pouvoir de punir et de récompenser, et de faire l'un et l'autre selon qu'il lui
plaît. Il dit: « Il a donné », afin que vous ne pensiez pas qu'il n'est point
engendré, et que vous ne croyiez pas qu'il y a deux Pères: car tout ce qu'est
le Père, le Fils l'est aussi, demeurant engendré et Fils. Mais, pour ne vous
laisser aucun, doute que ce mot: « Il a donné » signifie la même chose que: «
il a engendré », il le déclaré expressément ailleurs, en disant: « Comme le
Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d'avoir la vie en lui-même
(26) ». Quoi donc ! le Père a-t-il premièrement engendré le Fils, et n'est-ce
qu'ensuite qu'il lui a donné la vie? Celui qui donne, donne à quelqu'un qui
est: le Fils était-il donc engendré sans avoir là vie? Mais les démons mêmes,
tout démons qu'ils sont, ne sont point capables d'une pensée si abominable, où
éclatent également et l'extravagance et l'impiété. Disons donc que, comme ce
mot: « Il a donné la vie », est la même chose que: il l'a engendré vivant; de
même. « Il a donné le pouvoir de juger », signifie: il l'a engendré juge. Et de
peur qu'entendant ces mots, qui marquent que le Père est le principe du Fils,
vous ne pensiez qu'il y a une inégalité de substance entre l'un et l'autre, et
une moindre dignité dans celui-ci, il vient lui-même vous juger, pour vous
montrer son égalité. Car celui qui a le pouvoir de punir et de récompenser ceux
qu'il veut, peut faire les mêmes choses que le Père. En effet, s'il n'avait pas
un égal pouvoir, s'il n'avait reçu cet honneur que dans la suite, après avoir
été engendré, quelle aurait été l'origine de cette élévation ? par quels degrés
serait-il parvenu dans la suite à une si éminente dignité ? Ne rougissez-vous
pas d'avoir des sentiments si bas et si charnels de cette nature immortelle qui
ne peut recevoir aucun accroissement ?
Pourquoi, direz-vous, parle-t-il donc de la sorte? Afin que les hommes
croient plus facilement ce qu'il dit, et pour les préparer à entendre des
choses plus élevées; de là ce mélange des deux langages. Mais voyez et examinez
bien comment il opère ce mélange, et pour cela il ne sera pas hors de propos de
reprendre les choses dès le commencement. Il a dit
« Mon Père agit, et j'agis aussi »; et par là, il montre qu'il est égal
à son Père et qu'il doit être également honoré: « Et les Juifs cherchaient à le
faire mourir ». Que fait-il ensuite? Il tempère, il adoucit ses paroles, mais
il leur conserve le même sens, en disant: « Le Fils ne peut rien faire de
lui-même ». Après, il parle encore d'une façon plus élevée, et dit: « Tout ce
que le Père fait, le Fils aussi le fait comme lui ». Puis il baisse le ton: «
Parce que le Père », dit-il, « aime le Fils et il lui montre tout ce qu'il
fait, et il lui montrera des oeuvres encore plus grandes que celles-ci ». Après
quoi, il remonte: « Car comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie,
ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît ». Puis viennent des paroles
basses mêlées avec des paroles élevées: « Le Père ne juge personne, mais il a
donné au Fils tout a pouvoir de juger ». Ensuite le langage se [286] relève:
«Afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père».
Ne remarquez-vous pas de quelle manière il varie son discours, par,
l'admirable mélange des paroles et des idées élevées, avec des expressions et
des choses plus basses et plus grossières, afin que les hommes d'alors les
reçussent plus-facilement, et que ceux qui viendraient dans la suite des temps
ne perdissent pas le fruit et l'avantage qu'ils en devaient retirer, mais
qu'interprétant les expressions tout humaines au moyen de celles qui sont plus
élevées et plus sublimes, ils eussent de Jésus-Christ l'opinion qu'on en doit
avoir? En effet, s'il n'en est pas ainsi; si ce n'est point par condescendance
que Jésus-Christ a parlé comme il l'a fait, comment expliquer les choses
sublimes qui se trouvent mêlées à son langage? Si celui qui doit parler de soi
d'une manière grande et élevée reste au-dessous de ce qu'il pourrait dire, il
donne lieu de croire que c'est par une sorte de ménagement qu'il en use ainsi.
Mais si un homme qui doit parler de soi en des termes humbles et modestes,
s'exprime avec pompe: pourquoi s'attribue-t-il, dira-t-on de lui, ce qui est
au-dessus de sa nature et de sa condition? Ce n'est plus esprit de ménagement,
mais extrême impiété.
2. Si donc Jésus-Christ s'exprime quelquefois dans un langage si
humble,. nous pouvons en donner la juste raison, une raison convenable à sa
divinité: nous dirons qu'il agit ainsi par condescendance, qu'il nous apprend
de cette manière à être humbles et modestes, et que par là il pourvoit à notre
salut; il le déclare ailleurs par ces paroles: « Mais je dis ceci afin que vous
soyez sauvés». (Jean, V, 34.) Comme ne voulant point s'appuyer de son propre
témoignage, ce qui eût été indigne, de sa grandeur et de sa dignité, il
rapporte celui de Jean-Baptiste, il explique en même temps la raison pour
laquelle il se sert de termes pareils, en disant.: « Mais je dis ceci afin que
vous soyez sauvés».
Mais vous, qui prétendez qu'il n'a pas un pouvoir égal à celui du Père,
que répondrez-vous quand vous lui entendrez dire qu'il aune, vertu, une
puissance, une gloire égales à celles du Père ? Si, comme vous le soutenez, il
est beaucoup inférieur au Père, pourquoi- veut-il être honoré comme lui ? Car
il ne se contente pas de dire ce que nous venons de rapporter ci-dessus; et il
ajoute: « Celui qui n'honore point le Fils, n'honore point le Père qui l'a
envoyé ». (Jean, V, 23.) Remarquez-vous comment il joint l'honneur qui doit
être rendu au Fils avec celui qu'on doit rendre au Père? Et qu'est-ce que cela
prouve, dira quelqu'un, nous voyons qu'il en fait autant à l'égard des apôtres:
« Celui qui vous reçoit», dit-il, «me reçoit ? » (Matth. X, 40.) Mais là, il
parle de la sorte pour montrer qu'il regarde comme fait pour lui ce qu'on fait
pour ses serviteurs; ici, il veut dire que la substance est la même et la
gloire égale. De plus, il n'a point dit des apôtres qu'il faut les honorer;
mais, parlant de soi, il a dit formellement: « Celui qui n'ho« more point le
Fils, n'honore point le Père ». Si de deux monarques régnant ensemble on en
offense un, l'offense rejaillit aussi sur l'antre, et surtout si celui qui est
offense est son fils; que dis-je ? C'est outrager le roi que d'outrager un de
ses soldats; mais c'est l'outrager indirectement et non de la même manière.
Ici, au contraire, tout est personnel. Si donc Jésus-Christ a pris soin de dire:
« Afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père»; c'est pour que,
lorsqu'il dira ensuite: « Celui qui n'honore point le Fils n'honore point le
Père », vous compreniez qu'il s'agit d'un même honneur, d'un culte égal Car il
n’a pas dit simplement: Celai qui n'honore point; mais: celui qui n'honore
point en la manière que j'ai dit, n'honore point le Père.
Et comment, direz-vous, celui qui envoie et celui qui est envoyé
sont-ils de -la même substance ? Quoi 1 vous revenez encore aux idées humaines
et terrestres, et vous né faites pas attention que Jésus-Christ n'a dit toutes
ces choses que pour nous faire connaître le principe, pour nous empêcher de
tomber dans l'erreur de Sabellius, et pour guérir, par ce remède, la maladie
des Juifs, qui étaient tentés de voir en lui un ennemi de Dieu; car ils
disaient de lui: « Cet homme n'est point de Dieu; cet homme n'est pas venu de
Dieu ? » C'est donc pour leur ôter ce soupçon qu'il ne se servait point tant de
paroles élevées que de paroles humaines et grossières. S'il disait souvent
qu'il avait été envoyé; ce n'était pas pour vous donner lieu de croire qu'il
est inférieur au Père; mais pour fermer la bouche aux Juifs. Voilà pourquoi
souvent il s'autorise de son Père, tout en mêlant à ce témoignage sa propre
autorité. S'il eût toujours parlé d'une [287] manière conforme à sa dignité,
les Juifs n'auraient point reçu sa parole,- puisque souvent même, pour quelques
paroles plus dignes de sa grandeur, ils le persécutaient et jetaient des
pierres sur lui. Que si, en vue d'eux, il eût toujours dit des choses
grossières et humiliantes, plusieurs, dans la suite, s'en seraient scandalisés,
et cela aurait été préjudiciable à leur salut; c'est pour cette raison que le
Sauveur mêle dans sa doctrine du grand et du simple: du simple, comme j'ai dit,
pour imposer silence aux Juifs; du grand, pour dévoiler la dignité de sa
personne et retirer de la basse idée qu'on avait de lui, ceux qui avaient du
sens et de la raison, faisant assez connaître que les choses humaines et
grossières qu'il disait, ne lui convenaient nullement: car être envoyé marque
un. passage d'un lieu à un autre. ET DIEU EST PARTOUT.
Pourquoi dit-il donc qu'il a été envoyé ? Jésus-Christ use de paroles
plus grossières lorsqu'il veut montrer sors unité de sentiment et de volonté
avec le Père. Et c'est pour la même raison qu'il tempère ce qui suit: « En
vérité, en vérité je vous dis que celui qui entend ma parole et croit à celui
qui m'a envoyé, a la vie éternelle (24) ». Ne remarquez-vous pas que, pour
détruire entièrement ce soupçon des Juifs, qu'il était contraire à Dieu, il
répète très-souvent la même chose qu'ici, et dans ce qui suit, et par les
menaces, et par les promesses, il leur ôte tout lieu de contester et de chicaner;
et qu'encore ici il se rabaisse extrêmement par la simplicité et la grossièreté
des expressions dont il se sert? Il n'a point dit: Celui qui entend ma parole
et qui croit en moi; ils auraient regardé ces paroles comme fastueuses et
dictées par une vaine jactance. En effet, si, après leur avoir donné tout le
temps de le connaître, après avoir opéré tant de miracles, il s'exposait, en
usant de paroles élevées, à se faire accuser par eux d'orgueil et de vanité, à
combien plus forte raison en eût-il été de même alors. C'est pourquoi ils lui
disaient: « Abraham est mort et les prophètes aussi; comment dites-vous: «
Celui qui gardera ma parole ne mourra jamais? » (Jean, VIII, 51.) Ecoutez donc
ce qu'il dit pour les empêcher de se laisser emporter à la colère: « Celui qui
entend ma parole et qui croit à celui qui m'a envoyé, a la vie éternelle ». Ils
devaient être plus disposés à écouter, en l'entendant dire que ceux qui
l'écoutaient croyaient au Père: admettant cela volontiers, ils devaient être
plus portés dès lors à croire tout le reste. C'est ainsi qu'en disant quelque
chose de simple et d'aisé à comprendre, Jésus préparait le chemin aux vérités
plus élevées et plus sublimes.
Jésus-Christ dit: « Il a la vie éternelle »; à quoi il ajoute aussitôt:
« Et il ne vient point en jugement, mais il est déjà passé de la mort à la vie
». Joignant ainsi ces deux choses ensemble, il gagne la confiance, il persuade,
et parce qu'il disait qu'il fallait croire au Père, et parce qu'à celui qui
croirait il lui promettait de grands biens. Au reste, ces paroles: « Il ne
vient point en jugement », signifient: il n'est point condamné, il n'est point
puni; la « mort» ne doit point s'entendre de la mort naturelle, mais de la mort
éternelle; et de même pour la vie, il ne s'agit point de la vie terrestre, mais
de la vie immortelle.
« En vérité, en vérité, je vous dis que l'heure vient et qu'elle est
déjà venue, que les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et que ceux qui
l'entendront vivront (2) ». Jésus-Christ prouve ce qu'il dit par les oeuvres
mêmes, car ayant dit: « Comme le Père ressuscite les morts et leur rend là vie,
ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît »; afin qu'on ne pense pas que
c'est par orgueil et par vanité qu'il parle de la sorte; ce qu'il avance, il le
prouve par les oeuvres en disant: « L'heure vient». Ensuite, pour que vous ne
croyiez pas qu'il y aura beaucoup à attendre, il ajoute: « Et elle est déjà
venue, que les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et que ceux qui
l'entendront vivront ». Ne voyez-vous pas ici, mes frères, cette autorité et
cette puissance ineffable? Ce qui arrivera dans la résurrection, dit-il, arrivé
de même dès maintenant. Alors la voix éclatante de celui qui commande s'étant
fait entendre, tous ressusciteront. « Au signal que Dieu aura donné», dit
l'Ecriture, « les morts ressusciteront ». (I Thess. IV, 46.) Et qu'est-ce qui
prouve, direz-vous, que ce ne sont point là de vaines et de fastueuses paroles?
Ce qui suit: « L'heure est déjà venue ». Si Jésus-Christ n'avait prédit que des
choses éloignées, on aurait été dans le doute et dans la défiance;.mais il
fournit le moyen de vérifier ce qu'il avance. Moi demeurant, vivant avec vous,
dit-il, cela arrivera. S'il n'eût pas eu le pouvoir de réaliser sa promesse, il
n'aurait pas promis, de peur de paraître ridicule à [288] tout le monde.
Ensuite, ce qu'il a dit, il l'explique par ces paroles: « Car, comme le Père a
la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d'avoir la vie en lui-même (26) »
3. Faites bien attention à ceci, mes frères, que Jésus-Christ établit
l'égalité et met cette seule différence entre le Père et le Fils, que l'un est
le Père, l'autre le Fils; car ce mot: « Il a donné », met seul cette
différence; mais il montre que tout le reste est égal et pareil. D'où il est
visible que Jésus-Christ fait tout avec la même puissance et par la même vertu
que le Père, et qu'il n'emprunte point d'ailleurs cette vertu. En effet, la
vie, qu'il a, il l'a de même que le Père. Voilà pourquoi il ajoute encore ce
qui suit, pour nous le faire comprendre. Quoi? « Et il lui a donné le pouvoir
de juger (27) ».
Et pourquoi Jésus-Christ parle-t-il si fréquemment de la résurrection
et du jugement? « Car »; dit-il, « comme le Père ressuscite les morts et leur
rend la vie, ainsi le Fils donne
la vie à qui il lui plaît ». Et, encore: « Le Père ne juge personne:
mais il a donné au Fils tout pouvoir de juger ». Et derechef « Comme le Père a
la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d'avoir la vie en lui-même ». Et:
« Ceux qui entendront la voix du Fils de Dieu, vivront». Et en cet endroit-ci:
« Il lui a donné même le pouvoir de juger ». Pourquoi donc parle-t-il si
souvent de ces choses, à savoir, du jugement, de la vie, de la résurrection?
Parce que c'est là principalement ce qui peut toucher et amollir le coeur le
plus dur et le plus obstiné. Celui, en effet, qui croit qu'il doit ressusciter,
et qu'il sera puni de ses crimes, cette foi seule à la résurrection et au
jugement, à défaut de tout témoignage visible, suffira sans doute pour qu'il
accourre à Jésus-Christ, afin de se rendre son juge propice et favorable.
« Ne vous étonnez point que ce soit le Fils de l'homme (27) ». Paul de
Samosate ne lit pas de même; voici comme il lit: « Il lui a donné le pouvoir de
juger, parce qu'il est le Fils de l'homme ». Mais le texte, lu de cette façon,
n'a ni suite ni sens., Jésus-Christ n'a pas reçu ce pouvoir de juger, parce
qu'il. est homme. Autrement, qu'est-ce qui empêcherait que tous les hommes ne
fussent juges? Mais le Fils est engendré de l'ineffable substance du Père;
voilà pourquoi,il est juge. Voici donc comment il faut lire: « Ne vous étonnez
point que ce soit le Fils de l'homme ». Jésus-Christ paraissait à ses auditeurs
dire des choses qui se contredisaient, et ils ne le regardaient que comme un
homme;, toutefois, ses paroles leur semblaient être au-dessus de l'homme, ou
plutôt au-dessus des anges, et ne pouvoir venir que d'un Dieu; pour résoudre
donc l'objection et la détruire, il a ajouté: « Ne vous étonnez point que ce
soit le Fils de l'homme, car le temps vient où tous ceux qui sont dans les
sépulcres entendront la voix du, Fils de Dieu (28): Et « ceux qui auront fait
de bonnes oeuvres sortiront des tombeaux pour ressusciter à la vie; mais ceux
qui en auront fait de mauvaises en sortiront pour ressusciter à leur
condamnation ».
Et pourquoi n'a-t-il pas dit: Ne vous étonnez point que ce soit le Fils
de l'homme, car il est, aussi le Fils de Dieu; et n'a-t-il parlé que de la
résurrection ? La qualité de Fils de Dieu, il, l'avait déjà établie plus haut
en disant: « Il entendront la voix du Fils de Dieu ». S'il; l'omet; ici, n'en
soyez pas surpris. Ayant parlé d'une couvre qui et propre à Dieu, il a laissé à
ses auditeurs à inférer de là qu'il est et Dieu et Fils de bien. S'il t'eût
souvent répété, il les aurait rebutés et rendus plus opiniâtres; mais
confirmant ainsi sa doctrine par ses miracles, il amenait les Juifs à la
recevoir avec moins de peine. C'est ainsi que souvent, dans le raisonnement,
lorsqu'il suffit de poser les prémisses pour convaincre, on ne tire pas
soi-même la conclusion, on dispose mieux l'auditeur, on remporte une plus
glorieuse victoire, en forçant l'adversaire à tirer lui-même la conséquence: de
cette Façon, ceux qui soutenaient l'opinion opposée ont moins de peine à donner
raison à leur contradicteur.
Lorsque Jésus-Christ a parlé de la résurrection de Lazare, il n'a point
fait mention du jugement, parce que ce n'est point pour ce sujet qu'il l'a
ressuscité. Au contraire, lorsqu'il a parlé de la résurrection générale des
morts, il a ajouté ceci: que ceux qui auront fait de bonnes oeuvres,
ressusciteront pour vivre éternellement; mais que ceux qui en auront fait de
mauvaises, ressusciteront pour être condamnés. Saint Jean a stimulé de même son
auditeur; soit en lui rappelant le jugement dernier, soit en disant que celui
qui ne croit pas au Fils, ne verra point la vie, mais que la colère de Dieu
demeurera sur lui. [289] (Jean, III, 26) De même Jésus-Christ a dit à Nicodème
« Celui qui croit au Fils n'est pas condamné: mais celui qui ne croit pas est
déjà condamné ». (Ibid. 18.) De même, ici encore, il fait mention et du
jugement et du supplice auquel seront condamnés ceux qui auront fait le mal.
Comme il avait dit auparavant: « Celui qui écoute ma parole, et qui croit à
celui qui m'a envoyé, n'est point jugé (1)», de peur qu'on ne crût qu'il
suffisait de croire pour être sauvé, il ajoute qu'on rendra compte de la vie:
ceux qui auront fait de bonnes oeuvres; ressusciteront pour la vie: ceux qui en
auront fait de mauvaises, ressusciteront pour, être condamnés. Comme donc il
avait dit que tout le monde lui rendrait compte, et qu'à sa voix tous
ressusciteraient, vérité.jusqu'alors certainement inconnue, à laquelle on ne
s'attendait, pas, à laquelle encore aujourd'hui plusieurs ne croient point,
même parmi ceux qui semblent y croire, et à plus forte raison les Juifs de ce
temps: comme donc Jésus-Christ avait dit que tous lui rendraient compte, que,
tous ressusciteraient, écoutez et observez de quelle manière il l'annonce pour
s'accommoder à la faiblesse de ses auditeurs: « Je ne puis », dit-il, « rien
faire de moi-même, je juge selon ce que j'entends, et mon jugement est juste,
parce que. je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m'a
envoyé (30) ». Toutefois il n'avait pas donné une faible preuve de la
résurrection, lorsqu'il guérit le paralytique. C'est pourquoi il n'en, a parlé
qu'après avoir opéré cette guérison, qui ne différait pas beaucoup d'une
résurrection: Quant au jugement, il y a fait allusion après avoir rétabli le
corps du paralytique, en disant: « Vous voyez que vous êtes guéri, ne, péchez
plus à l'avenir, de peur qu'il ne vous arrive quelque chose de pire ». (Jean,
V, 14.) Cependant il prédit, et la résurrection particulière de Lazare, et la
résurrection générale. Et ayant prédit ces deux résurrections, celle de Lazare
qui devait bientôt arriver, et celle de tous les hommes qui ne devait arriver
que très-longtemps après, il confirme la proximité de la première par la
guérison du paralytique, en disant: « L'heure vient, et elle est déjà venue»,
et il annonce la résurrection générale par celle de Lazare, exposant aux yeux
des hommes une image des choses à venir dans celles qui se sont déjà passées.
Nous le voyons
1. i.e. Condamné.
agir ainsi constamment: lorsqu'il fait deux ou trois prédictions; celle
dont l'événement est le plus éloigné, il la persuade par ce qui est déjà
arrivé.
4. Jésus-Christ, connaissant donc que les Juifs étaient extrêmement
faibles et grossiers, ne s'est point contenté. des premières instructions qu'il
leur avait déjà données, ni des premières œuvres qu'il avait opérées devant
eux; mais, pour vaincre leur obstination et leur dureté, il ajoute à cela de
nouvelles paroles, et dit: « Je ne puis rien faire de moi-même: Je juge selon
ce que j'entends, et mon jugement est juste; parce que je ne cherche pas ma
volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé ». Mais sa doctrine devait
paraître nouvelle, étrangère, différente de celle que les prophètes avaient
enseignée; car les prophètes disaient que c'est Dieu qui juge toute la terre,
c'est-à-dire le genre humain: David le publie partout: « Il jugera », dit-il, «
les peuples dans l'équité » (Ps. XCV, 12); et « Dieu est un juge » également
«juste, fort et patient» (Ps. VII, 12); tous les prophètes et Moïse le déclarent
de même. Jésus-Christ, au contraire, disait: « Le Père ne juge personne mais il
a donné au Fils tout pouvoir de juger». Comme donc cette doctrine pouvait
troubler le Juif qui l'entendait, et le porter à soupçonner Jésus d'être
contraire à Dieu, voilà, dis-je, pourquoi il se rabaisse si fort, c'est-à-dire
autant que le demandait leur faiblesse, afin d'arracher jusqu'à la racine ce
pernicieux soupçon de leur esprit; voilà pourquoi il dit: « Je ne puis, rien,
faire de moi-même »; c'est-à-dire, vous ne me verrez rien faire, ou vous ne
m'entendrez rien dire qui soit contraire à la volonté du Père, qui soit
différent de ce qu'il veut. De plus, comme il a dit auparavant qu'il était le
Fils de l'homme et montré que les Juifs le prenaient pour un homme pur et simple,
il fait de même en cet endroit. Comme donc encore, lorsqu'il dit ci-dessus: «
Nous disons ce que nous savons, et nous rendons témoignage de ce que nous avons
vu » (Jean, III, 11); et saint Jean: « Il rend témoignage de ce qu'il a vu, et
personne ne reçoit son témoignage » (Ibid. 32); il parle d'une connaissance
certaine et 'intime du Père à l'égard du Fils, et du Fils à l'égard du Père, et
non pas simplement de celle qu'on acquiert par l'ouïe et par la vue; de même
ici, par l'ouïe il n'entend autre chose, sinon qu'il ne peut faire [290] que ce
que veut le Père. Mais il ne l'a pas expliqué si clairement, parce que s'il
l'avait ouvertement déclaré, les Juifs auraient été incapables encore d'ajouter
foi à ses paroles.
Mais de quelle manière s'énonce-t-il? En des termes très-simples et
très-humains: « Je juge selon ce que j'entends », il ne fait pas mention
d'enseignement de la doctrine; il ne dit pas: selon ce qu'on m'enseigne, mais:
« selon ce que j'entends ». Et encore ce n'est pas qu'il ait besoin d'entendre;
car non-seulement il n'avait pas besoin d'être instruit, mais pas même
d'entendre. Par ces paroles donc, il ne montre autre chose, sinon la parfaite
union qui est entre le Père et le Fils, et l'identité de leur jugement; c'est
comme s'il disait: je juge de même que si c'était le Père qui jugeât. Après
quoi Jésus-Christ ajoute: « Et je sais que mon jugement est juste, parce que je
ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé (30) ». Que
dites-vous, Seigneur? Avez-vous une autre volonté que la volonté du Père?,
Ailleurs, vous avez dit: « Comme vous et moi nous sommes un ». (Jean, XVII, 21,
22.) Et encore, parlant de la volonté et de l'union: « Comme vous, mon Père,
vous êtes en moi, et moi en vous; qu'ils soient de même un en nous (Ibid.) »,
c'est-à-dire, par la foi en nous.
Ne remarquez-vous pas, mes frères, que ce qui paraît le plus simple,
renferme sous cette écorce un sens sublime et très-élevé? Voici ce que
Jésus-Christ nous apprend: il nous fait connaître que la volonté du Père n'est
point différente de la sienne: la volonté du Père; dit-il, et la mienne sont
aussi bien une que celle d'une seule âme est une. Et ne vous étonnez pas s'il
dit que cette union est étroite à ce point, puisque saint Paul, parlant On
Saint-Esprit, se sert du même exemple, et dit: « Qui des hommes connaît ce qui
est en l'homme, sinon l'esprit de l'homme qui est en lui? Ainsi nul ne tonnait
ce qui est en Dieu, que l'Esprit de Dieu». ( I Cor. II, 11.) Jésus-Christ ne
veut donc dire autre chose, sinon ceci: Je n'ai point de volonté propre, ni
d'autre volonté que la volonté du Père mais s'il veut quelque chose, je le veux
aussi, et si je veux quelque chose, il le veut de même. Comme donc personne ne
peut blâmer le Père dans ses jugements, personne ne peut me blâmer dans les
miens: la même pensée forme et produit l'un et l'autre jugement. Que si, en
disant ces choses, Jésus-Christ emprunte la manière de parler des hommes, n'en
soyez pas surpris; c'est parce que les Juifs le prenaient pour un homme
ordinaire. C'est pourquoi, dans ces endroits, il ne faut pas seulement faire
attention aux paroles, mais encore à l'opinion des hommes, et regarder la
réponse comme étant donnée en conformité de cette opinion: autrement il
s'ensuivrait bien des absurdités.
Observez ceci, je vous prie. Le Sauveur a dit: « Je ne cherche point ma
volonté ». Il a donc une autre volonté, et de beaucoup inférieure; et
non-seulement inférieure, mais aussi moins utile. Si cette volonté est
salutaire et conforme à celle du Père, pourquoi ne la cherchez-vous pas? Les
hommes peuvent dire cela avec justice, eux qui ont plusieurs volontés
contraires à la volonté de Dieu: mais vous, pourquoi parlez-vous de la sorte,
vous qui êtes en tout égal et semblable au Père? Ce langage ne convient pas
même à un homme parfait, à un crucifié. Saint Paul se lie et s'unit si
étroitement à la volonté de Dieu, qu'il dit: « Je vis, « ou plutôt ce n'est
plus moi qui vis; mais « c'est Jésus-Christ qui vit en moi ».(Gal. II, 20);
comment le Maître de tout le monde a-t-il pu dire: « Je ne cherche pas ma
volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé », comme s'il s'agissait d'une
autre volonté ? Quelle explication donc faut-il donner à ces paroles? Celle-ci:
Jésus-Christ parle comme homme, et selon l'opinion de ses auditeurs. Comme il a
parlé ci-dessus tantôt comme Dieu, et tantôt comme homme, il dit encore ici,
comme homme: « Mon jugement est juste ». Et d'où cela parait-il ? De ce qu'il
dit: « Parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté
de celui qui m'a envoyé ». En effet, comme on ne peut justement accuser
un homme qui est exempt de passion d'avoir jugé contre les règles de. la
justice; de même à présent vous ne pouvez nie faire aucun reproche. Que celui
qui veut établir sa fortune, on le soupçonne d'avoir foulé aux pieds la
justice, peut-être y a-t-il quelque raison, quelque fondement? mais celui qui
ne cherche pas ses propres intérêts, quelle raison mirait-il de juger
injustement ? Servez-vous donc de ce raisonnement pour juger de ma doctrine et
de mes oeuvres. Encore si je disais que je n'ai pas été envoyé par le Père, et
si je ne lui rapportais pas la gloire de mes actions, peut-être quelqu'un de
[291] vous pourrait-il penser que je me vante, et que je ne dis pas la vérité?
Mais si tout ce que je fais, je le rapporte à un autre, pourquoi ma parole vous
serait-elle suspecte? Ne voyez-vous pas où en vient Jésus-Christ, et comment il
prouve que son jugement est juste par un argument d'un usage vulgaire et
général ? Ne voyez-vous pas avec quelle clarté et quelle lumière se montre ce
que j'ai souvent dit? Et qu'est-ce que j'ai dit ? Que l'excès même de
grossièreté qu'il y a souvent dans les paroles du Sauveur est justement ce qui
porte les. hommes de sens à ne point s'arrêter aux basses idées qu'elles
présentent d'abord, et à les expliquer dans un sens plus élevé et plus sublime;
par là, ceux qui maintenant rampent à terre, sont amenés peu à peu, et sans
peine, à s'élever plus haut.
5. Faisons attention à toutes ces choses, je vous prie, et, dans la
lecture de l'Ecriture sainte, n'omettons rien, ne passons pas la moindre parole;
mais examinons tout avec soin, et considérons bien la raison de chaque parole.
Ne croyons pas pouvoir nous excuser sur notre ignorance ou sur notre
simplicité. Jésus-Christ ne nous a pas seulement ordonné d'être simples, mais
encore d'être prudents (Matth. X, 16.) Usons donc de simplicité, mais joignons
à cela la prudence, soit dans l'étude de la doctrine, soit dans nôs actions, et
jugeons-nous nous-mêmes, afin qu'au jour du jugement nous ne soyons pas
condamnés avec ce monde (I Cor. XI, 31, 32). Tels que nous désirons que
Notre-Seigneur soit à notre égard, tels soyons nous-mêmes à l'égard de nos
serviteurs. « Remettez-nous nos dettes », dit l'Ecriture, « comme nous les
remettons à ceux qui nous doivent». (Matth. VI,12.) Je le sais fort bien, que
le coeur ne souffre pas volontiers les injures; mais si nous faisons réflexion
qu'en les supportant courageusement, ce n'est pas pour celui qui nous offense
que nous agissons, mais pour nous-mêmes, promptement nous chasserons le poison
de la colère. En voici un exemple: Celui qui ne remit pas à son débiteur sa
dette de cent deniers (Matth. XVIII, 24), ne fit pas tort au prochain, niais il
se rendit lui-même débiteur de cent mille talents dont on venait de lui
remettre la dette.
Ainsi, lorsque nous ne pardonnons pas aux autres, c'est à nous-mêmes
que nous refusons le pardon. Ne disons donc pas seulement à Dieu: Seigneur, ne
vous souvenez point de nos offenses; mais disons-nous aussi chacun de nous à
nous-mêmes: Ne nous souvenons pas des offenses de nos compagnons. Vous êtes
votre premier juge, Dieu ne l'est qu'après vous. Vous-même vous écrivez la loi
qui vous absout ou qui vous condamne: vous-même vous prononcez la sentence
d'absolution ou de condamnation; il dépend donc de vous que Dieu se souvienne
de vos péchés, ou qu'il ne s'en souvienne pas. Voilà pourquoi saint Paul
commande de remettre et de pardonner, si l'on a quelque grief contre quelqu'un
(I Cor. VI); et non-seulement de tout remettre, de tout oublier, mais encore
d'étouffer tout ressentiment, en sorte qu'il n'en reste pas la moindre
étincelle. Jésus-Christ non-seulement n'a pas publié nos péchés, mais il ne
nous en a même pas rappelé le souvenir; il ne nous a pas dit: Vous avez péché
en cela et en cela; mais il nous à pardonné, il a effacé la cédule qui nous
était contraire (Col. II, 14), il n'a pas même tenu compte de nos péchés, comme
le déclare saint Paul.
Faisons de même, mes frères; effaçons tout de notre esprit. Si celui
qui nous a offensés nous a fait quelque bien, n'ayons égard qu'à ce bienfait;
s'il nous a fait du mal, éloignons-en le pénible souvenir, effaçons-le, qu'il
n'en reste pas la moindre trace dans notre mémoire. S'il ne nous a jamais fait
aucun bien, et que nous lui pardonnions alors généreusement son offense, la
récompense et la louange que nous obtiendrons en retour en seront d'autant plus
grandes. D'autres expient leurs péchés par les veilles, en couchant sur la
dure, et par mille autres macérations; pour vous, vous pouvez laver tous vos
crimes par une voie plus aisée, à savoir., par l'oubli des injures. Pourquoi,
comme un furieux et un insensé, vous plongez-vous le poignard dans le sein, et
vous excluez-vous vous-même de la vie éternelle, au lieu de faire tous vos
efforts pour l'acquérir? Si la vie actuelle vous paraît si désirable, que
direz-vous donc de celle d'où sont bannies là douleur, la tristesse, les larmes
(Apoc. XX, 4)? où l'on n'a point à craindre la mort, ni la perte des biens que
l'on possède? Heureux, et trois fois heureux ceux qui jouissent de ce
bienheureux partage ! Malheureux, et mille fois malheureux ceux qui se privent
eux-mêmes de ce bonheur!
Et qu'est-ce qui nous procurera cette vie? demanderez-vous. Ecoutez ce
que répondit [292] notre juge à un jeune homme qui lui faisait cette question:
« Quel bien faut-il que je fasse « pour acquérir la vie éternelle? » (Matth.
XIX, 16.) Jésus-Christ, après lui avoir énuméré les autres commandements, finit
par celui de l'amour du prochain. Peut-être quelqu'un de mes auditeurs me
répondra comme cet homme riche: Nous avons gardé tous ces commandements, nous
n'avons point dérobé, nous n'avons point tué, nous n'avons point commis
d'adultère: mais vous ne pourrez pas dire que vous ayez aimé votre prochain,
comme vous le deviez; car, ou vous lui avez porté envie, ou vous l'avez
outragé, ou vous ne l'avez pas secouru quand on l'a maltraité, ou vous ne lui
avez pas fait part de vos biens: vous ne l'avez pas aimé. Au reste, ce n'est
point là seulement ce que Jésus-Christ commande; il y a une autre chose encore,
et quoi? « Vendez tout ce que vous avez et le donnez aux pauvres: puis venez et
suivez-moi ». (Matth. XIX, 21.) C'est-à-dire: Imitez-moi dans votre conduite.
Qu'apprenons-nous de là? Premièrement, que celui qui n'a pas toutes ces
qualités et ne possède pas toutes ces vertus, ne pourra point être placé dans
le royaume des cieux au rang des premiers. Ce jeune homme ayant répondu: J'ai
gardé tous ces commandements, comme s'il lui manquait encore quelque chose de
grand pour atteindre à la perfection, Jésus lui dit: « Si vous voulez être
parfait, vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres: puis venez et
suivez-moi ». Voilà donc ce qu'il faut premièrement, apprendre; secondement,
que Jésus le reprit de s'être donné de vaines louanges. En effet, cet homme qui
avait de grands biens, et qui laissait les pauvres dans la détresse, comment
aurait-il aimé son prochain ? Il ne disait donc pas vrai.
Mais nous, sachons remplir toutes nos obligations, et répandons tous
nos biens pour acquérir le ciel. Si quelques-uns prodiguent tous leurs biens
pour se procurer une dignité séculière, une dignité, dis-je qu'on ne peut
posséder que dans cette vie, et encore fort peu de temps: car longtemps avant
leur mort plusieurs ont été dépouillés de leur magistrature; d'autres, à
l'occasion de cette charge, ont même perdu la vie; on le sait, et toutefois on
emploie tout pour s'y élever: si donc il n'est rien, qu'on ne tente pour
acquérir ces sortes de dignités, quoi de plus misérable que nous, qui ne voulons
pas faire la moindre dépense, ni donner ce que nous allons perdre dans peu et
laisser ici-bas, pour acquérir une dignité permanente, éternelle, et qu'on ne
pourra jamais nous ravir? Quelle étrange manie ! ce qu'on va nous arracher
malgré nous, nous ne voulons pas le donner de bon gré, et l'emporter avec nous?
Ah ! certes, si quelqu'un, nous conduisant à la mort, nous proposait de
racheter notre vie pour tous nos biens, nous l'accepterions bien vite, et nous
ferions encore de grands remerciements. Et maintenant que, près d'être plongés
dans les abîmes de l'enfer, on nous propose de nous en racheter, en donnant
seulement la moitié de nos biens, nous aimons mieux être ensevelis dans ce lieu
de supplices, et garder inutilement ce qui ne nous appartient pas, pour perdre
ce qui est véritablement à nous. Quelle excuse aurons-nous à donner? Quelle
pitié, quelle compassion mériterons-nous, si, ayant négligé d'entrer dans ce
chemin aisé et facile; qui se présentait si heureusement à nous, nous aimons
mieux nous précipiter dans la fatale route qui conduit à l'abîme, et nous
priver nous-mêmes de tous les biens de cette vie et de tous ceux de la vie
future, lorsque nous aurions pu. librement jouir et des uns et des autres? Mais
si, jusqu'à présent, nous n'avons point réfléchi sur ces importantes vérités,
rentrons du moins maintenant en nous-mêmes, et faisons sagement une juste
dispensation des biens présents, afin que nous puissions facilement acquérir
les biens à venir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
à qui soit la gloire, avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles
des siècles. Ainsi soit-il.
V, 37; Gen. XIIII, 13, et XVIII, 19); nous attendons l'expérience pour
nous instruire. Mais si toutes ces choses sont écrites, c'est afin que celui
qui ne croit pas ce qui doit arriver apprenne du passé à lire dans l'avenir.
Méditons donc ces vérités, mes frères, tant celles qui ont eu leur
accomplissement, que celles qui s'accompliront infailliblement un jour, et
secouons un peu le joug rigoureux de, notre servitude: ayons quelque soin de
notre âme, afin que nous acquérions les biens présents et les biens futurs, par
la grâce et la bonté. de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la
gloire et l'empire, dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
1. Si un homme ignorant dans l'art de fouiller dans les mines, s'avise
d'en ouvrir une et d'y vouloir travailler, au lieu de s'enrichir, il ne fera
que tout brouiller au hasard, et son travail sera infructueux, ou plutôt très-nuisible:
de même, ceux qui ne connaissent pas l'enchaînement des choses que contiennent
les livres sacrés, qui n'examinent point la propriété des paroles et du
langage, et n'observent pas les règles, mais qui se contentent de tout
parcourir uniformément, ceux-là mêlent l'or avec la terre, et ne trouveront
jamais le trésor qu'elle garde en dépôt dans son sein.
Je dis ceci, mes frères, parce que le texte qu'on nous propose est à la
vérité tout d'or; mais cet or, loin d'être apparent, est, au contraire, caché à
de grandes profondeurs. C'est pourquoi il faut, en fouillant et en déblayant,
tâcher de pénétrer jusqu'au vrai sens. Qui est-ce, en effet, qui ne sera pas
sur-le-champ saisi et tout troublé en entendant Jésus-Christ dire: « Si je
rends témoignage de moi, mon « témoignage n'est pas véritable? » En effet, il
rend souvent témoignage de lui-même: il a dit à la Samaritaine: « C'est
moi-même qui vous parle » (Jean, VI, 26); il a dit à l'aveugle-né: « C'est
celui-là même qui parle à vous » (Jean, IX, 37); et faisant une réprimande aux
Juifs, il leur dit: « Pourquoi dites-vous que je blasphème, parce que j'ai dit
que je suis Fils de Dieu ? » (Jean, X, 36), et de même en plusieurs autres
endroits. Or, si toutes ces choses étaient des mensonges, quelle espérance
pourrions-nous avoir de nous sauver? où donc trouverons-nous la vérité, puisque
celui qui est 1a vérité même, dit
« Mon témoignage n'est pas véritable ? » Et ce n'est pas seulement ce
texte qui semble en contradiction avec le précédent; il y en a un autre encore
qui ne le paraît pas moins. Jésus-Christ dit, dans la suite: « Quoique je me
rende témoignage à moi-même, mon témoignage est véritable ». (Jean, VIII, 24.)
Lequel donc de ces deux textes recevrai-je ? Lequel des deux croirai-je aux? Si
nous les admettons indifféremment sans examiner quelle est la personne qui
parle, quel est le sujet, et toutes les autres circonstances, ils se trouveront
faux l'un et l'autre. Si le témoignage de Jésus-Christ n'est pas véritable,
ceci ne l'est pas non plus; et le premier texte, pas plus que le second.
Quel est donc ici le sens? Nous avons besoin de beaucoup de vigilance
et d'attention, ou plutôt de la grâce de Dieu, pour ne pas nous arrêter à
l'écorce et à la lettre toute nue. C'est ainsi que se trompent les hérétiques,
faute d'examiner quel est le but, quelle est l'intention de celui qui parle; et
aussi quel est l'esprit, quelles sont les dispositions de ceux à qui [294] l'on
adresse la parole. Si nous ne faisons donc attention à ces deux choses, à la
personne qui parle et à ceux à qui on parle, et même à d'autres encore, comme
au temps, au lieu, à l'esprit et aux dispositions des auditeurs, il s'ensuivra
bien des absurdités. Que signifient donc ces paroles qu'on vient d'exposer? Les
Juifs ne pouvaient manquer de dire: « Si vous rendez témoignage de vous-même,
votre témoignage n'est pas véritable ». Voilà pourquoi Jésus-Christ les arrête
tout court et les prévient, en leur disant, à peu de choses près Vous me direz
sans doute, nous ne vous croyons point: car parmi les hommes nul ne croit celui
qui se rend témoignage à lui-même. Il ne faut donc pas passer légèrement sur ce
mot: « Il n'est pas véritable », mais il faut sous-entendre: selon leur opinion;
c'est comme s'il disait: selon vous, il n'est pas véritable. Jésus-Christ ne
dit donc rien de contraire à sa dignité, mais il parle selon leur opinion. Et
quand il dit: « Mon témoignage n'est pas véritable », il leur reproche leur
sentiment, et prévient l'objection qu'ils lui allaient faire. Mais lorsqu'il
dit: « Quoique je me rende témoignage à moi-même, mon témoignage est véritable
», il découvre la vérité, telle qu'elle est, à savoir, qu'étant Dieu, il faut
le croire digne de foi, lors même qu'il se rend témoignage à lui-même. Ayant
prédit la résurrection des morts et le jugement, ayant dit que celui qui croit
en lui n'est pas condamné, mais qu'il est déjà passé de la mort à la vie,
qu'assis à son tribunal il fera rendre compte à tous les hommes de toutes leurs
oeuvres, et qu'il a la même puissance et la même vertu que le Père, pour
confirmer toutes ces vérités par de nouveaux arguments, il est dans
l'obligation d'exposer premièrement l'objection des Juifs.
Et voici comment il le fait: j'ai dit que « comme le Père ressuscite
les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît ».
(Jean, V, 21.) J'ai dit que « le Père ne juge personne; mais qu'il a donné au
Fils tout pouvoir de juger ». (Jean, V, 22.) J'ai dit qu' « il faut honorer le
Fils comme on honore le Père ». (Jean, V, 23.) J'ai dit que « celui qui
n'honore point le Fils, n'honore « point le Père ». (Jean, V, 23.) J'ai dit que
« celui qui entend ma parole, et qui y croit, ne mourra point, mais qu'il est
déjà passé de la mort à la vie ». (Jean, V, 24.) J'ai dit que ma voix
ressuscitera les morts, dès maintenant et dans la suite (Jean, V, 25). J'ai dit
que je ferai rendre compte de tous les péchés (Jean, V, 28, 29). J'ai dit que
je jugerai justement, et que je récompenserai ceux qui auront fait de bonnes
oeuvres (Jean, V, 30): Comme donc Jésus-Christ avait dit tout ce que nous
venons d'exposer; comme tout ce qu'il avait dit était certainement grand et
important, et qu'il n'en avait néanmoins point encore donné de preuves claires
et évidentes, mais qu'il avait tout laissé dans l'obscurité; il propose d'abord
ce qu'on objectait, pour venir ensuite à la véritable preuve de ce qu'il a
avancé; c'est comme s'il parlait ainsi, quoiqu'en d'autres termes: Peut-être
direz-vous vous dites toutes ces choses, mais vous n'êtes pas un témoin digne
de foi, vous qui vous rendez témoignage à vous-même.
Voilà donc comment Jésus-Christ résout d'abord la difficulté que
faisaient les Juifs: il la résout en leur découvrant ce qu'ils voulaient
opposer, en leur faisant connaître qu'il voit ce qu'il y a de plus caché dans
leur coeur, et en leur donnant cette première preuve de sa vertu et de sa
puissance; enfin, après avoir exposé leur objection et y avoir satisfait, il
leur apporte d'autres preuves claires, évidentes et invincibles; c'est en leur
présentant trois témoins: ses oeuvres, le témoignage du Père et la prédication
de Jean-Baptiste. De ces trois témoignages, il leur présente le plus faible le
premier, savoir: celui de Jean-Baptiste. Il avait dit: « Il y en a un. autre
qui rend témoignage de moi: et je sais que son témoignage est véritable (31) »;
il ajoute: « Vous avez envoyé vers Jean; et il a rendu témoignage à la vérité
(33) ». Mais si votre témoignage n'est pas véritable, comment dites-vous
vous-même: le témoignage de Jean est véritable: « Et il a rendu témoignage à la
vérité? » Cela seul, mes frères, ne vous fait-il pas clairement voir que
Jésus-Christ a dit: « Mon témoignage n'est pas véritable », en se plaçant au
point de vue des Juifs ?
2. Mais, direz-vous, n'est-ce point par complaisance que Jean a rendu
témoignage? Jésus-Christ ôte ce soupçon, et il empêche les Juifs de tenir ce
langage. Voyez comment: il n'a point dit d'abord: Jean a rendu témoignage de
moi; mais auparavant il a dit: Vous avez envoyé à Jean; or, vous n'auriez pas
député vers lui, si vous ne l'eussiez jugé digne [295] de foi. Et ce qui est
encore plus grand et plus considérable, c'est qu'ils ne l'envoyèrent pas
questionner sur Jésus-Christ, mais sur lui-même; or, celui qu'ils regardaient
comme un homme digne de foi, dans le témoignage qu'il porterait de lui-même, à
plus forte raison le tenaient-ils pour tel dans celui qu'il rendrait d'un
autre. Il est de coutume, parmi nous autres mortels, de ne pas croire autant
ceux qui parlent d'eux-mêmes, que ceux qui parlent d'autrui. Mais pour
Jean-Baptiste, ils le croyaient si sincère et si digne de créance, que lors
même qu'il parlait de foi, il n'avait besoin d'aucun autre témoignage. Et en
effet, les députés ne lui firent pas cette demande Que dites-vous de
Jésus-Christ? Mais. « Qui êtes-vous? Que dites-vous de vous-même? » Tant était
grande leur considération et leur admiration pour lui ! Jésus-Christ donc fait
allusion à tout cela, en disant: « Vous avez envoyé à Jean ». Voilà pourquoi
aussi l'évangéliste ne dit pas seulement que les Juifs avaient envoyé à Jean;
mais encore il marque, en termes exprès, que les députés étaient des prêtres et
des pharisiens, des hommes considérables, incapables de se laisser corrompre ou
tromper, et parfaitement en état de bien entendre sa réponse.
« Pour moi ce n'est pas d'un homme que je reçois le témoignage (34) ».
Pourquoi recevez-vous donc le témoignage de Jean? C'est que sûrement son
témoignage n'était pas. le témoignage d'un homme. « Celui », dit Jean-Baptiste,
« qui m'a envoyé baptiser dans l'eau, m'a dit ». (Jean, I, 33.) Ainsi le
témoignage de Jean était le témoignage de Dieu: ce qu'il disait, il l'avait
appris de Dieu. Mais afin que les Juifs ne disent pas: où est la preuve que ce
que Jean a dit? il l'a appris de Dieu, et que de là ils ne prissent occasion
d'une nouvelle dispute, Jésus-Christ leur ferme absolument la bouche, en se
plaçant encore au point de vue de leur opinion. Car il n'y avait nulle
apparence que bien des gens connussent que Jean était l'organe de Dieu; mais
ils l'écoutaient comme parlant de lui-même sans autre impulsion. Voilà pourquoi
Jésus-Christ dit: « Pour moi, ce n'est pas d'un homme que je reçois le
témoignage ».
Mais si vous ne deviez pas recevoir le témoignage d'un homme, et si
vous ne vouliez pas vous en servir, pourquoi avez-vous produit ce témoignage?
De peur donc que les Juifs ne lui fissent cette objection, il la prévient,
voyez comment: Après avoir dit: « Ce n'est pas d'un homme que je reçois le
témoignage », il ajoute: « Mais je dis ceci afin que vous soyez sauvés ».
C'est-à-dire: Je. n'avais pas besoin du témoignage d'un homme, étant Dieu; mais
comme vous n'avez des yeux et des oreilles que pour Jean, que vous le croyez le
plus digne de foi de tous les hommes; que vous accourez à lui comme à un
prophète (toute la ville allait en foule le trouver auprès du Jourdain), et que
moi, vous ne m'avez pas cru, lors même que j'ai opéré des miracles: voilà
pourquoi je vous apporte ce témoignage.
« Jean était une lampe ardente et luisante, et vous avez voulu vous
réjouir pour un peu de temps à la lueur de sa lumière(35)».De peur que les
Juifs ne répliquassent: Et bien, Jean a rendu témoignage de vous, mais nous
n'avons pas reçu son témoignage; Jésus-Christ fait voir qu'ils l'ont reçu. Car
il n'avait pas député à Jean des hommes du commun, mais des prêtres et des
pharisiens; tant ils admiraient cet homme, et étaient incapables de résister à
ses paroles ! Ce mot: « Pour un peu de temps», marque leur légèreté et leur
extrême inconstance, en ce qu'ils l’avaient si tôt quitté et si promptement
oublié.
« Mais pour moi, j'ai un témoignage plus grand que celui de Jean (36)
». Si vous vouliez recevoir la foi en considérant l'admirable enchaînement des
choses qui se passent devant vous, je vous y aurais bien mieux et plus
facilement amenés par mes oeuvres; mais comme vous ne le voulez pas, je vous
renvoie à Jean, non que j'aie besoin de son témoignage,. mais parce que je fais
tout pour procurer votre salut: J'ai dans mes oeuvres un témoignage plus grand
que celui de Jean. Mais je ne cherche pas seulement, pour me recommander à
vous, des témoins dignes de foi, mais encore des témoins connus et vénérés
parmi vous. Ainsi, après les avoir repris par ces paroles: « Vous avez voulu
vous réjouir pour un peu de temps à la lueur de sa lumière », et leur avoir
fait connaître que leur zèle n'avait été qu'un feu volage et passager, il
appelle Jean une lampe, pour leur montrer que la lumière qu'il avait ne venait
pas de lui, mais de la grâce du Saint-Esprit. Toutefois, il n'a pas encore
marqué en quoi il différait de Jean, à savoir qu'il était lui-même le soleil de
justice; mais l'ayant seulement [296] insinué, il les réprimande vivement et
fait voir que s'ils n'avaient pas su croire en-lui, cela provenait de la même
disposition d'esprit et de coeur, qui les avait portés à mépriser Jean. Car ils
n'avaient admiré Jean que « pour un peu de temps »: s'ils n'avaient pas été si
légers et si inconstants, Jean les aurait bientôt amenés à Jésus-Christ.
Après avoir ainsi montré que les Juifs sont tout à fait indignes de
pardon, Jésus-Christ ajoute: « Mais pour moi, j'ai un témoignage plus grand que
celui de Jean ». Lequel? Celui des oeuvres. « Car les oeuvres », dit-il, « que
mon Père m'a donné pouvoir de faire, les oeuvres », dis-je, « que je fais,
rendent témoignage de moi que c'est mon Père qui m'a envoyé ». Par là, il
rappelle la guérison du paralytique et de plusieurs autres. A l'égard du
témoignage de Jean, peut-être quelqu'un aurait-il pu le soupçonner d'emphase et
de complaisance, bien qu'il ne convînt guère de parler ainsi de Jean, de cet
homme si sage, si appliqué à la philosophie, qui excitait parmi eux tant
d'admiration? mais les oeuvres ne pouvaient donner prise aux mêmes soupçons,
même de la part des hommes les plus insensés. Voilà pourquoi Jésus-Christ
apporté un autre témoignage en disant: « Les oeuvres que mon Père m'a donné
pouvoir de faire, les oeuvres », dis-je, « que je fais, rendent témoignage de
moi que c'est mon Père qui m'a envoyé ». Ici Jésus-Christ repousse et anéantit
l'accusation de n'avoir pas gardé le sabbat. (Jean, IX, 16.) Les Juifs
disaient: Comment cet homme serait-il de Dieu, puisqu'il ne garde pas le
sabbat? Voilà pourquoi il dit: «Les oeuvres que mon Père m'a donné pouvoir de
faire », quoiqu'il agît par sa propre autorité; mais il voulait prouver plus fortement
qu'il ne faisait rien de contraire au Père; c'est pourquoi il ne craint point
d'employer ce langage qui le rabaisse.
3. Et pourquoi, direz-vous, n'a-t-il pas dit: Les oeuvres que mon Père
m'a donné pouvoir de faire rendent témoignage que je suis égal au Père?
Certainement par les oeuvres on pouvait facilement connaître ces deux vérités,
et qu'il ne faisait rien de contraire à son Père, et qu'il était égal à son
Père; ce qu'il prouve ailleurs quand il dit: « Si vous ne me croyez pas, croyez
à mes œuvres, afin que vous sachiez et que vous croyiez que je suis dans mon
Père et que mon Père est en moi » (Jean, X, 38); ses oeuvres donc rendaient.
témoignage de ces deux choses, et qu'il était égal à son Père, et qu'il ne
faisait rien de contraire à son Père. Pourquoi donc n'a-t-il pas ouvertement
déclaré tout ce qu'il est, et a-t-il omis ce qu'il y a de plus grand en lui
pour ne découvrir que ce qui l'est moins? Parce que c'était premièrement là de
quoi il s'agissait. Quoiqu'il fût beaucoup moins grand pour lui qu'on le crût
envoyé de Dieu, qu'égal à Dieu (les prophètes, en effet, avaient prédit sa
mission, mais non son égalité), toutefois il a grand soin d'insister sur ce
titre inférieur, sachant bien que ce point, une fois accordé, le reste sera
désormais admis sans difficulté; il omet donc ce qu'il y a da plus grand, et
parle seulement de ce qui l'est moins, afin que la première de ces choses
passât à l'a faveur de l'autre. Après quoi, il ajoute encore: « Mon Père qui
m'a envoyé a rendu lui-même témoignage de moi (37) ». Où l'a-t-il rendu, ce
témoignage ? Sur le Jourdain, lorsqu'il a dit: « C'est mon Fils bien-aimé,
écoutez-le ». (Matth. III, 17.) Mais ce témoignage n'était pas bien clair, il
avait besoin de quelque explication; celui de Jean, au contraire, était
manifeste: les Juifs avaient eux-mêmes député vers lui, et ils ne pouvaient le
nier; les miracles aussi étaient évidents: ils les avaient eux-mêmes vu opérer;
ils avaient ouï parler de la guérison du paralytique, et ils y avaient cru;
c'est même pour cela qu'ils accusaient Jésus-Christ de n'avoir pas gardé le
sabbat. Enfin il ne manquait plus que d'apporter le témoignage du Père; pour le
produire Jésus-Christ a ajouté: « Vous n'avez jamais ouï sa voix ». Comment
donc Moïse dit-il.: Dieu parlait, Moïse a répondu? ( Exod. XX, 19.) Comment
David dit-il: « Il entendit une voix qui lui était inconnue?» (Ps. LXXX, 6.)
Moïse dit encore: S'il y a un « peuple qui ait entendu la voix de Dieu ».
(Deut. IV, 33.)
« Ni vu sa figure ». Et toutefois il est écrit d'Isaïe, de Jérémie,
d'Ezéchiel et de plusieurs autres qu'ils ont vu Dieu. Que fait donc maintenant
Jésus-Christ? Il élève ses disciples à la plus haute et à la plus sublime
philosophie, leur montrant insensiblement que dans Dieu il n'y a ni voix, ni
figure, et qu'il est au-dessus et des sons, et de ces sortes de figures qu'ils
imaginaient; comme en disant: «Vous n'avez jamais ouï sa voix », il ne veut pas
dire que le Père parle et qu'on ne l'entend pas; de [297] même, lorsqu'il dit:
«Vous n'avez point vu sa a figure», il ne veut pas dire qu'ira une figure, et
que néanmoins on ne la voit pas, tuais il entend que Dieu n'a pas plus de
figure que de voix, ni quoi que ce soit de pareil. Afin donc que les Juifs ne
disent pas: C'est vainement que vous vous vantez, Dieu n'a parlé qu'à Moïse
seul (ils disaient en effet: « Nous savons que Dieu a parlé à Moïse, mais pour
celui-ci nous ne savons d'où il est » (Jean, IX,. 29); Jésus-Christ dit ces
choses pour leur apprendre qu'en Dieu il n'y a ni voix, ni figure. Mais que dis-je?
Non-seulement vous n'avez point entendu sa voix, ni vu sa figure,. mais encore
ce dont vous vous glorifiez tant, ce dont vous êtes si fiers, à savoir, d'avoir
reçu ses commandements, et, de les observer, vous ne pouvez pas même vous en
prévaloir, et voilà pourquoi il ajoute: « Et sa parole ne demeure point en vous
(38)»; c'est-à-dire, ses commandements, ses préceptes, sa loi, ses prophètes.
Véritablement Dieu a donné ces choses, mais elles ne demeurent point en vous,
puisque vous ne croyez pas en moi. Partout et à tous moments les Ecritures
répètent qu'il faut croire en moi, et vous, cependant, vous n'en faites rien;
il est donc évident que sa parole s'est retirée de vous; aussi, Jésus-Christ
ajoute encore: « Parce que vous ne croyez point à celui qu'il a envoyé ».
Ensuite, de peur que les Juifs ne répliquent Si nous n'avons pas
entendu sa voix, comment a-t-il rendu témoignage de vous? Jésus-Christ dit: «
Lisez avec soin les Ecritures, car ce sont « elles qui rendent témoignage de
moi. (39) »; par où il leur insinue que c'est dans lés Ecritures que Dieu a
rendu témoignage de lui. En effet, et sur le Jourdain, et sur là montagne, ce
témoignage avait été rendu; mais Jésus-Christ ne rapporte point les paroles que
le Père fit entendre, peut-être ne l'auraient-ils pas cru. Car la voix que le
Père avait fait entendre sur la montagne, ils ne l'avaient pas ouïe, et celle
qu'il avait fait entendre sur le Jourdain, s'ils l'avaient ouïe, ils n'y
avaient point fait d'attention. Voilà pourquoi il les renvoie aux Ecritures,
leur faisant connaître que c'est là qu'ils trouveront le témoignage du Père.
Mais auparavant il détruit leurs anciennes prétentions, comme d'avoir vu Dieu,
ou d'avoir entendu sa voix. Jésus-Christ donc renvoie les Juifs au témoignage
des Ecritures, parce qu'il était vraisemblable qu'ils ne croiraient pas à la
voix du Père qu'il leur citait, et qu'ils s'imagineraient qu'il voulait parler
de ce qui était arrivé sur le mont Sina. Mais auparavant il corrige le
sentiment qu'ils pouvaient s'être formé à ce sujet, en leur faisant connaître
que Dieu en avait usé de la sorte par condescendance et par bonté.
4. Nous aussi, mes frères, lorsque nous avons à combattre les
hérétiques et à nous armer pour défendre la vérité contre eux, prenons nos
armes dans les saintes Ecritures. « Car », dit l'apôtre, « toute Ecriture qui
est inspirée de Dieu est utile, pour instruire, pour reprendre, pour corriger
et pour conduire à la piété et à la justice, afin que l'homme de Dieu soit
parfait; étant propre et parfaitement préparé à tout bien ». (II Tim. III, 16,
17.) Mais il ne faut pas que l'athlète qui doit entrer en lice n'ait qu'une
seule partie des armes, et soit dépourvu de l'autre; il ne serait pas alors
parfaitement préparé. De quelle utilité serait-il, je vous le demande, de prier
assidûment et de ne pas donner largement l'aumône ? ou de répandre libéralement
ses biens, et de ravir et voler le bien d'autrui, même de faire l'aumône par
ostentation et par vaine gloire ? ou de distribuer véritablement ses aumônes
avec les dispositions requises, et selon la volonté de Dieu, mais de s'en
prévaloir ensuite et de s'en vanter? ou d'être à la vérité humble et de jeûner,
mais d'être néanmoins avare, usurier, attaché aux choses terrestres, et
d'introduire dans son âme la mère de tous les maux? car « l'avarice est la
racine de tous les maux ». Ayons-la en horreur, fuyons ce vice.
C'est l'avarice qui renverse tout le monde c'est elle qui trouble tout
et met tout en confusion: c'est elle qui nous fait sortir de l'aimable et
très-heureuse servitude de Jésus-Christ. « Vous ne pouvez », est-il écrit, «
servir Dieu et les richesses » (Matth. VI, 24), qui ordonnent le contraire de
ce que Jésus-Christ commande. Jésus-Christ dit: donnez aux pauvres; les
richesses disent: ravissez le bien des pauvres. Jésus-Christ dit: pardonnez à
ceux qui vous dressent des embûches et à ceux qui vous offensent; les richesses
disent au contraire: à ceux qui ne vous ont nullement offensés, tendez-leur des
piéges. Jésus-Christ dit: soyez doux, soyez bons; celles-ci disent au contraire:
soyez inhumains, soyez cruels, ne faites aucune attention aux larmes des
pauvres, pour nous rendre [298] notre Juge sévère au grand jour de son
jugement. En effet, alors toutes nos oeuvres se présenteront à nous, et ces
malheureux que nous aurons outragés, dépouillés et mis à nu, nous fermeront la
bouche et nous ôteront toute défense. Si Lazare, à qui le riche n'avait fait
aucun tort, mais aussi qu'il n'avait point secouru, fut pour lui, au grand
jour, un terrible accusateur, et l'empêcha d'obtenir le pardon de sa dureté,
quelle excuse, je vous prie, apporteront ceux qui ravissent le bien d'autrui,
au lieu de distribuer le leur aux pauvres, et qui renversent la maison de
l'orphelin? Si ceux qui ne donnent pas à manger à Jésus-Christ lorsqu'il a faim
(Matth. XXV, 42), amassent tant de charbons de feu sur leurs têtes, ceux qui
volent le bien. de leur prochain, qui suscitent mille procès et qui envahissent
les richesses de tout le monde, quelle consolation, quelle commisération
peuvent-ils espérer?
Chassons donc, mes frères, chassons cette passion. Nous l'arracherons
de nos coeurs, si nous pensons au sort qu'ont eu les hommes avares et injustes
qui ont été avant nous et qui sont morts. D'autres ne jouissent-ils pas de
leurs richesses, du fruit de leurs travaux, et eux-mêmes ne sont-ils pas
condamnés à un supplice, à un tourment, à des maux insupportables ? Ne
serait-il pas d'une extrême folie de se tourmenter pour se charger, dans cette
vie, de soins et de peines, et quand nous en sortirons être ensuite livrés à
des supplices, à des tourments insupportables, lors même qu'il ne tient qu'à
nous de vivre, même ici-bas, dans les délices? Rien en effet ne procure une si
grande joie que l'aumône, qu'une conscience pure et nette, que de se voir à la mort
délivrés de tous maux, et d'acquérir des biens ineffables et infinis. Comme le
vice, avant même de précipiter dans l'enfer ceux qui s'y livrent, a coutume de
les accabler dès à présent de mille peines et de mille travaux; la vertu, de
même, avant d'ouvrir la porte du royaume des cieux à ceux qui l'exercent,
remplit leur âme de mille délices par la bonne espérance et la joie continuelle.
qu'elle répand sur toute la vie. Afin donc de nous procurer cette joie, et dans
cette vie, et dans la vie future, exerçons-nous aux bonnes oeuvres; c'est de
cette manière que nous obtiendrons ces couronnes immortelles que je vous
souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par
qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours,
et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
1. Ayons grand soin, mes très-chers frères, de rechercher les choses
spirituelles, et ne croyons pas qu'il nous suffise, pour le salut, d'y donner
une part quelconque de notre [299] application. Si, dans les affaires
terrestres de ce monde, nul ne fait de grands profits, lorsqu'il s'y applique
mollement et légèrement, à plus forte raison en sera-t-il ainsi dans les choses
spirituelles et célestes, parce que celles-ci requièrent et plus de soin et
plus de vigilance. Voilà pourquoi Jésus-Christ, quand il renvoie les Juifs aux
Ecritures, ne les y renvoie pas pour en faire une simple lecture, mais pour les
étudier avec soin et avec attention. Car il n'a point dit: lisez les Ecritures,
mais approfondissez les Ecritures. Pour y découvrir le témoignage qu'elles
rendent de lui, il fallait beaucoup chercher, beaucoup travailler. En effet, à
l'égard des Juifs, ces témoignages étaient cachés sous des ombres et des
figures. C'est pour cette raison que Jésus-Christ leur commande de fouiller et
de creuser dans les Ecritures, afin qu'ils puissent trouver ce qu'elles
recèlent dans leur profondeur. Ces témoignages ne sont pas à la surface ni
apparents, ils sont très-profondément cachés comme un trésor. Or, celui qui
veut découvrir un trésor profondément enfoui, ne le trouvera jamais sans beaucoup
de soin et de peine. Voilà pourquoi Jésus-Christ, après avoir dit: «Lisez avec
soin les Ecritures », a ajouté: « puisque vous croyez y trouver la vie
éternelle ». Il n'a point dit: vous pouvez, mais, vous croyez y trouver. Par où
il leur montre qu'ils ne feront pas un grand profit, tant qu'ils croiront
pouvoir acquérir le salut par la seule lecture; sans la foi. C'est comme s'il
disait: N'admirez-vous pas les Ecritures, ne les regardez-vous pas comme des
sources de vie? C'est sur elles maintenant que je me fonde moi-même.;. car ce
sont elles qui rendent témoignage de moi; mais vous ne voulez pas venir à moi
pour avoir la vie éternelle.
Jésus-Christ avait donc raison de dire: « Vous croyez »; puisqu'ils ne
voulaient pas écouter sa doctrine, et qu'ils tiraient vanité de la lecture
simple qu'ils faisaient des Ecritures. Ensuite, de peur qu'on ne le soupçonnât
de vaine gloire, à cause du grand soin qu'il avait de se faire connaître, et
qu'on ne pensât que, dans son désir d'inspirer. la foi en lui, il avait en vue
ses propres intérêts (car il avait cité le témoignage de Jean et celui de Dieu
le Père, il avait fait mention de ses oeuvres; et il avait promis la vie
éternelle, se servant de toutes ces choses pour les attirer et les gagner)
comme, dis-je, il était croyable que plusieurs le soupçonneraient de rechercher
la gloire, voici ce qu'il a ajouté, faites-y attention: « Je ne tire point ma
gloire des hommes (41) »; c'est-à-dire, je n'en ai point besoin; je ne suis pas
de nature à avoir besoin de la gloire qui vient des hommes. Si la lumière du
soleil ne reçoit point d'accroissement de celle d'une lampe, moi, je dois avoir
bien moins besoin de la gloire humaine. Mais si vous n'en avez point besoin,
pourquoi avez-vous apporté ces témoignages? « Afin que vous soyez- sauvés ».
Jésus-Christ l'avait déclaré ci-dessus, ici encore il l'indique par ces
paroles: « Afin que vous ayez la vie éternelle ». Il apporte même une autre
raison, que voici: « Mais je vous connais: je sais que vous n'avez point en
vous l'amour de Dieu (42) ». Comme, sous prétexte de zèle et d'amour de Dieu,
souvent ils le persécutaient, parce qu'il se prétendait égal à Dieu; comme il
savait aussi qu'ils ne croiraient point en lui, il a voulu les prévenir et les
empêcher de dire: Pourquoi parlez-vous de la sorte? Je le fais, leur dit-il,
pour vous reprendre, parce que ce n'est pas l'amour de Dieu qui vous porte à me
persécuter. Car Dieu rend témoignage de moi, et par les oeuvres et par les
Ecritures. Si donc, dans la pensée que j'étais contraire à Dieu, auparavant
vous me chassiez, vous me persécutiez, maintenant que je vous ai fait connaître
la vérité, vous devriez vous empresser de venir à moi, pour peu que vous
eussiez d'amour pour Dieu; mais vous ne l'aimez pas véritablement. J'ai dit ces
choses pour vous prouver que l'orgueil et la vanité vous animent, et que vous
ne. cherchez qu'à couvrir l'envie que vous me portez. Voilà ce que Jésus-Christ
démontre, non-seulement par ce qu'il vient de dire, mais encore par ce qu'il
ajoute ensuite, car il dit: « Je suis venu au nom de mon Père, et vous ne me
recevez pas: si un « autre vient en son propre nom, vous le recevrez (43) ».
Vous voyez, mes frères, que si partout Jésus-Christ dit qu'il a été envoyé,
qu'il a reçu du Père le pouvoir de juger, et qu'il ne peut rien faire de
lui-même, c'est pour ôter tout prétexte à l'endurcissement des Juifs.
Mais de qui dit-il qu'il viendra en son propre nom? De l'Antéchrist, et
il démontre la malice et la méchanceté des Juifs par des preuves
incontestables. Si c'est effectivement l'amour de Dieu qui vous porte à me
persécuter, vous devrez donc, à plus forte raison, [300] persécuter
l'Antéchrist. L'Antéchrist ne vous prêchera pas une doctrine semblable à la
mienne; il ne dira pas que: le Père l'a envoyé, ni qu'il vient de sa part et
par son ordre. Mais, au contraire, il exercera un empire tyrannique, usurpant
ce qui ne lui appartient pas, et s'annonçant comme le Dieu de tout l’univers,
selon les paroles de saint Paul: « il s'élèvera au-dessus de tout ce qui est
appelé Dieu, ou qui est adoré, voulant lui-même passer pour Dieu ». (II Thess.
II, 4.) Car c'est là venir en son propre nom. Pour moi, je ne parle pas de
même; mais je déclare que je suis venu au nom de mon Père. Or, qu'après un tel
aveu, qu'après avoir si manifestement déclaré qu'il était envoyé du Père, ils
ne le reçussent pas, cette obstination suffisait seule pour faire voir à tout
le monde qu'ils n'aimaient point Dieu. Et maintenant, par le contraste de
l'accueil qu'ils devaient faire à l'Antéchrist, il met au jour leur impudente
malignité. Car, puisqu'ils ne recevaient pas celui qui se déclarait envoyé de
Dieu, et qu'ils devaient adorer celui qui ne connaîtrait point Dieu, mais qui
se vanterait d'être le Dieu de tout l'univers, il était visible que leurs
persécutions contre Jésus-Christ partaient de leur envie et dé la haine contre
Dieu. C'est pourquoi Jésus-Christ donne deux raisons de ce qu'il a dit;
d'abord, la meilleure: «Afin que vous soyez sauvés, afin que, vous ayez la vie
»; mais, sachant qu'ils riraient et se moqueraient de lui, il leur en expose
une seconde, plus forte que celle-là, à savoir, que s'ils ne se soumettent pas
et s'ils n'obéissent pas à sa parole, Dieu ne cessera point pour cela d'agir en
toutes choses selon sa coutume.
2. Saint Paul, parlant prophétiquement de l'Antéchrist, dit: « Dieu
leur enverra une opération d'erreur, afin que ceux qui, au lieu d'ajouter foi à
la vérité, ont consenti à l'iniquité,soient tous condamnés ».(II Thess. II, 11,
12.) Le Sauveur ne dit pas que l'Antéchrist viendra; mais « s'il vient »,
s'abaissant ainsi à la portée de ses auditeurs; leur iniquité n'était pas
encore arrivée à son comble; c'est pourquoi il a tu la raison de cet
avènement.. Mais saint Paul l'a ouvertement déclarée polir ceux qui sont
intelligents: c'est l'Antéchrist qui ôte aux Juifs toute excuse. Jésus-Christ
découvre ensuite la cause de leur incrédulité, en disant: «Comment pouvez-vous
croire, vous qui recherchez la gloire que vous vous donnez les uns aux autres,
et qui ne recherchez point la gloire qui vient de Dieu seul ? (44) » Par où il
montre encore qu'ils n'avaient pas en vue les intérêts de Dieu, mais qu'ils
couvraient de ce prétexte leurs propres passions. Ils étaient, en effet, si
éloignés de faire ce qu'ils faisaient pour la gloire de Dieu, qu'ils
recherchaient moins sa gloire que celle des hommes: Comment auraient-ils donc
conçu un si grand zèle pour la gloire de Dieu, eux qui la méprisaient si fort;
qu'ils lui préféraient même la gloire humaine? Puis, après avoir dit que les
Juifs n'avaient point d'amour de Dieu, et le leur avoir prouvé par deux
raisons: l'une, par ce qu'ils avaient fait contre lui; l'autre, par ce qu'ils
feraient pour l'Antéchrist, et leur avoir démontré clairement qu'ils étaient
indignes de tout pardon, Jésus-Christ fait comparaître Moïse pour prononcer
contre eux une nouvelle accusation.
« Ne pensez pas que ce soit moi qui vous doive accuser devant le Père:
vous avez un accusateur, qui est Moïse, en qui vous espérez (45).
« Car si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, parce que c'est de
moi qu'il a écrit (46).
« Que si vous ne croyez pas ce qu'il a écrit; comment croirez-vous ce
que je vous dis? (47) ». C'est-à-dire, dans ce que vous faites contre moi,
c'est Moïse que vous outragez avant moi: le refus que vous faites de croire
atteint Moïse plus que moi-même. Vous voyez de quelle manière il les pousse
jusque dans leurs retranchements; et leur ôte tout moyen de justification.
Lorsque vous me persécutiez, vous alléguiez l'amour que vous avez pour Dieu?
Or, j'ai fait voir que c'est la haine de Dieu qui vous a poussés à agir de la
sorte. Vous m'accusez de ne point garder le sabbat et de violer la loi ? Je me
sais justifié de cette accusation. Vous assurez que vous marquez votre fidélité
à Moïse dans ce que vous avez la hardiesse de faire contre moi? Et moi je
montre que c'est là principalement en quoi vous désobéissez à Moïse. Et tant
s'en faut que je m'oppose à la loi; que vous n'aurez point d'autre accusateur
que celui-là même qui vous a donné la loi. Comme donc, parlant des Ecritures,
Jésus-Christ disait: « Vous croyez y trouver la vie éternelle »; maintenant de
même, parlant de Moïse, il dit: «En qui vous espérez »: où l'on voit que le
Sauveur les [301] prend en tout par leurs propres paroles. Et par où
saurons-nous, diront les Juifs, que Moïse doit être notre accusateur, et que
vous ne parlez pas en l'air? Qu'y a-t-il de commun entre vous et Moïse? vous
n'avez point gardé le sabbat qu'il a ordonné de garder: comment donc se
portera-t-il pour accusateur contre nous? Et comment, prouverez-vous que nous
croirons en un autre qui viendra en son propre nom? Toutes ces choses. vous les
dites sans témoins et sans preuves. Bien au contraire, elles trouvent toutes
leurs preuves dans ce que j'ai dit ci-dessus: puisque, par mes oeuvres, par le
témoignage de Jean, par celui du Père, il est évident et certain que c'est Dieu
qui m'a envoyé, sûrement il l'est aussi que Moïse sera votre accusateur. En
effet, qu'a dit Moïse? « S'il vient quelqu'un qui fasse des prodiges et des
miracles, qui amène à Dieu, et qui prédise véritablement l'avenir, ne
faudra-t-il pas le croire? (Deut. XIII, 1.) Jésus-Christ n'a-t-il pas fait
toutes ces choses? Il a opéré de vrais miracles dont on ne peut contester la
vérité, il a attiré tous les hommes à Dieu, il a confirmé ses prédictions par
l'accomplissement des choses qu'il a prédites. Mais où est la preuve que les
Juifs croiront à un autre? En ce qu'ils ont haï et persécuté Jésus-Christ. Ceux
qui. se déclarent contre celui qui vient avec l'aveu de Dieu recevront sans
doute celui qui est son ennemi. Au reste, si le Sauveur, après avoir dit: « Ce
n'est pas d'un homme que je reçois le témoignage », cite maintenant Moïse, ne.
vous en étonnez pas, ce n'est point à Moïse qu'il renvoie les Juifs,, mais à la
sainte et divine Ecriture: et parce qu'ils la craignaient moins que leur
législateur, il le leur présente en personne comme leur accusateur, pour leur
inspirer plus de crainte et d'effroi. Après quoi il réfute un à un tous leurs
discours.
Donnez à ceci, mes frères, toute votre attention: les Juifs disaient
qu'ils persécutaient Jésus pour l'amour de Dieu; et Jésus-Christ leur montre
que c'est par haine de Dieu qu'ils le persécutent. Les Juifs se vantaient
d'être attachés à Moïse, et le Sauveur leur prouve que leur persécution venait
de ce qu'ils ne croyaient point à Moïse;, car s'ils étaient zélés pour la loi,
ils devaient recevoir celui qui accomplissait la loi. S'ils aimaient Dieu, ils
auraient dû croire à celui qui attirait à Dieu; s'ils croyaient à Moïse; il
fallait qu'ils adorassent celui qu'il a lui-même prédit. Puisqu'avant de
refuser de me croire, vous avez refusé de croire à Moïse; que maintenant vous
me chassiez, moi qu'il vous a annoncé; c'est de quoi on ne doit nullement
s'étonner. Comme donc Jésus-Christ fait voir que ceux qui admiraient Jean le
méprisaient eux-mêmes en se déclarant contre lui, Jésus, et le persécutant; de
même, il prouve que ces mêmes Juifs, lorsqu'ils s'imaginaient croire Moïse, ne
le croyaient point; et il retorque contre eux tout ce qu'ils alléguaient pour
se justifier. Je suis si éloigné, dit-il, de vous détourner de la loi; que
j'appelle à témoin contre vous votre législateur même. Jésus-Christ déclare
donc que les Ecritures rendent ce témoignage: mais où? il ne le marque pas, et
c'est pour leur inspirer plus de crainte et de terreur, et les engager à
chercher, à examiner et à l'interroger. S'il leur avait marqué les endroits,
sans qu'ils l'eussent demandé, ils auraient rejeté le témoignage. Mais pour peu
qu'ils fissent attention à ce que leur disait Jésus-Christ, avant toutes choses
-ils l'interrogeraient et s'instruiraient auprès de lui. Voilà pourquoi,
non-seulement il leur donne des preuves et des témoignages clairs et évidents,
mais souvent aussi il leur fait des reproches et des menaces, pour les ramener
du moins par la crainte: et cependant ils gardent le silence. Telle, en effet,
est la malice.: quoi qu'on dise ou qu'on fasse, elle ne change point, elle
conserve toujours son venin.
3. C'est pourquoi il faut, mes frères, se dépouiller de toute malice et
se garder d'user d'artifice et de déguisement. « Car Dieu en« voie », dit
l'Ecriture, « des voies perverses « aux pervers ». (Prov. XXI, 8, LXX.) Et: «
L'Esprit-Saint, qui est le maître de la science, fuit le déguisement, et il se
retire des pensées qui sont sans intelligence ». (Sag. I, 5.) Rien ne rend
l'homme si fou que la malice. Un fourbe, un homme pervers, ingrat (car tout
cela tient à la malice), un homme qui persécute ceux qui ne l'offensent pas,
qui emploie contre eux l'artifice et le déguisement, ne donne-t-il pas les
marques d'une extrême folie.
Rien, au contraire, n'inspire plus de prudence que la vertu: elle rend
l'homme reconnaissant, honnête, miséricordieux, doux, humble, modeste: c'est
elle qui produit toutes les sortes de biens. Et qu'est-il de plus [302] sage
que celui dont l'âme est dans de si heureuses dispositions? En.effet, la vertu
est véritablement la source et la racine de la prudence: la malice au contraire
est la fille de la folie. L'homme superbe, arrogant et colère, n'est infecté de
tous ces maux que parce que la prudence lui manque. C'est pourquoi le prophète
disait: « Ma chair est toute malade.... mes plaies ont été remplies de
corruption et de pourriture, à cause de mon extrême folie » (Ps. XXXVII, 3, 5):
par où il montre que le péché, de quelque nature qu'il soit, naît de da folie;
et que celui qui est doué de vertu et qui craint Dieu, est le plus sage de tous
les hommes. Voilà pourquoi le Sage dit: « La crainte du Seigneur est le
commencement de la sagesse ». (Prov. 1, 7.) Or, si celui qui craint Dieu
possède la sagesse, le méchant, qui ne le craint point, en est donc absolument.
dépourvu: et puisqu'il est privé de la vraie sagesse, il est le plus fou de
tous les hommes. Cependant, plusieurs respectent les méchants comme pouvant
leur nuire et leur faire du mal, et ils ne voient pas, ils ne comprennent pas,
qu'il. les faut regarder comme les plus malheureux de tous les hommes, parce
que c'est dans leur propre sein qu'ils plongent leur épée, lorsqu'ils croient
en frapper les autres: signe visible d'une étrange folie, que de se percer
soi-même, sans le savoir, et dé se tuer, en pensant faire du mal à autrui.
Voilà pourquoi saint Paul. qui savait parfaitement que lorsque nous
voulons frapper les autres, nous nous tuons nous-mêmes, disait: « Pourquoi ne
souffrez-vous pas plutôt les injustices? Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt
qu'on vous trompe? » (1 Cor. VI, 7.) Car celui qui n'offense personne n'est
point offensé, et celui qui ne fait point de mal n'en reçoit point: je:d
soutiens, quoique cela puisse paraître une énigme et un paradoxe à la foule
incapable de raisonner: Sachant cela, mes frères, disons malheureux, et
plaignons, non ceux qui sont offensés et outragés, mais ceux qui offensent et
qui outragent. C'est véritablement se faire tort à soi-même que d'attaquer Dieu
et lui déclarer la guerre, d'ouvrir la bouche à mille accusateurs, et de se
faire une mauvaise réputation en ce monde, en se préparant dés supplices
immenses dans l'autre: comme, au contraire, souffrir courageusement les injures
et les outrages, c'est de quoi se rendre Dieu propice et favorable, et
s'attirer la pitié, l'approbation et les louanges de tout lé monde: ceux donc
qui donnent un si grand et si bel exemple de philosophie chrétienne, seront illustres
et célèbres en cette vie, et;en l'autre ils jouiront des biens éternels, que je
prie Dieu de nous accorder à tous; par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et
toujours, et dans tous les siècles ! Ainsi soit-il.
4 Mépriser les dignités humaines
et les richesses de la terre. — Les honneurs et les richesses de ce monde n'ont
rien de comparable aux honneurs et aux biens que Dieu nous a promis.- La gloire
des hommes est servile, pernicieuse, et de peu de durée. — Aimer, non cette
gloire passagère, mais la gloire immortelle. — Différence de la servitude du
monde et de celle de Jésus-Christ. — Contre les spectacles. — L'argent qu'on y
dépense est criminellement employé: de quelle supplice n'est-on pas digne,
lorsqu'on donne à des femmes de mauvaise vie et à des abominables l'argent
qu'on doit distribuer aux pauvres?
1. Ne tenons point tête aux méchants, mes très-chers frères, mais
apprenons à laisser le champ libre à leurs attaques contre nous, autant du
moins que nous le pourrons sans compromettre notre vertu; c'est ainsi qu'on
arrête et qu'on rend inutile toute leur fureur. Et comme un dard, s'il choque
contre un corps dur et solide, revient avec une grande impétuosité sur celui
qui l'a décoché; et, comme il perd aussitôt sa violence et toute sa force, si,
quoique violemment lancé, il ne rencontre rien qui ait de la fermeté et de la
résistance: de même les hommes colères et emportés deviennent plus furieux,
lorsque nous leur résistons; et si nous cédons, aussitôt leur fureur s'apaise.
Voilà pourquoi Jésus-Christ, lorsque les pharisiens eurent appris qu'il avait à
sa suite plus de disciples que Jean, et qu'il baptisait plus que lui, s'en alla
en Galilée pour étouffer leur jalousie, et par sa retraite il calma la fureur
qu'avait sans doute allumée dans leur coeur l'envie qu'ils lui portaient. De
retour en Galilée, il ne va point aux mêmes lieux où il avait été auparavant.
Il ne vint point à Cana, mais il fut au-delà de la mer. Une grande foule de
peuple le suivait pour contempler ses miracles. Quels miracles? Pourquoi saint
Jean ne les raconte-t-il pas? Parce que cet évangéliste a rempli la plus grande
partie de son livre des prédications de Jésus-Christ. En effet, dans l'histoire
d'une année entière et même de la fête dé Pâques, il ne fait mention d'aucun
autre miracle que de la guérison du paralytique et du fils de l'officier; parce
qu'il n'a pas voulu tout rapporter, et certainement il ne l'aurait pas pu; il
s'est donc contenté de rapporter une faible partie des grandes oeuvres que
Jésus-Christ a opérées.
« Et une grande foule de peuple le suivait », dit-il, « parce qu'ils
voyaient les miracles qu'il faisait ». Ce peuple ne suivait pas Jésus par une
foi pure et ferme: il se laissait plutôt entraîner par la curiosité de voir des
miracles que par amour pour l'admirable doctrine qu'ils avaient entendu
prêcher: ce qui montre une âme grossière; car, dit l'apôtre: « Les « miracles
sont, non pour les fidèles, mais pour les infidèles ». (I Cor. XIV, 22.) Mais
le peuple, dont parle saint Matthieu, n'était pas de même, écoutez ce qu'il en
dit: « Ils étaient « tous dans l'admiration de sa doctrine, parce « qu'il les
instruisait comme ayant autorité ». (Matth. XVII, 28, 29.) Pourquoi Jésus
monta-t-il sur une montagne et s'y assit-il avec ses [304] disciples? C'est à
cause du miracle qu'il allait faire. Mais que les disciples y soient montés
seuls, c'est la faute du peuple qui ne l'avait pas suivi. Au reste,
Jésus-Christ n'est pas monté sur une montagne pour cette unique raison, mais
encore pour nous apprendre à fuir la foule et le tumulte, et montrer que la
solitude est propre à l'étude de la sagesse. Souvent aussi Jésus se retirait
seul sur une montagne, et y passait toute la nuit en oraison (Luc, VI, 12),
pour nous enseigner que celui qui veut s'approcher de Dieu, doit avoir l'esprit
libre, exempt de tout trouble et de toute dissipation; et chercher un lieu
paisible et tranquille.
« Or, le jour de Pâques, qui est là grande fête des Juifs, était proche
». Pourquoi, direz-vous, Jésus ne se rendit-il pas à cette fête, et lorsque
tous allaient à Jérusalem, pourquoi fut-il en Galilée, non seul, mais
accompagné de ses disciples; et de là à Capharnaüm? C'est qu'il prenait
l'occasion de la méchanceté des Juifs, pour abolir peu à peu la loi.
« Jésus ayant levé les yeux, vit une grande foule de peuple (5) ». Ici
Jésus-Christ nous fait connaître qu'il ne;s'est jamais assis avec ses
disciples, sans une raison particulière; comme de leur parler, de les instruire
avec plus d'attention, et de se les attacher: en,quoi nous voyons le grand,soin
que sa divine Providence en avait, et combien il s'abaissait pour: se
proportionner à leur faiblesse. Ils étaient assis tous ensemble, saris doute
les yeux fixés les uns sur lés autres. Ensuite « Jésus regardant, vit une
grande foule de peuple qui, venait à lui ». Les autres évangélistes, marquent
que les disciples, s'approchant de Jésus, l'avaient prié et conjuré de ne les,
pas renvoyer, à jeun. Saint Jean dit que Jésus-Christ s'adressa à Philippe. Je
tiens pour vrais l'un et l'autre rapport, mais ces choses ne sont point
arrivées dans le même temps; l'une a précédé l'autre, et les faits relatés sont
différents. Pourquoi donc s'est-il adressé à Philippe? Jésus-Christ savait qui,
de ses disciples avait lé plus besoin d'instruction: et c'est Philippe qui dit
à Jésus: « Montrez-nous votre Père, et il nous suffit ». (Jean, XIV, 8.) C'est
pourquoi il l'instruit auparavant de ce qu'il va faire: s'il eût tout
simplement opéré le miracle, et sans l'y préparer, il ne lui aurait pas paru si
grand. Il a donc sain de lui faire d'abord avouer sa disette, afin qu'il
connaisse mieux la grandeur du miracle. Faites attention à sa réponse: « Où
trouverons-nous tout le pain qu’il faut pour donner à manger à tout ce monde? »
Le Seigneur fit de même, dans l'ancienne loi, à l'égard de Moïse, et,cela avant
d'opérer le miracle qu'il voulait faire: « Que tenez-vous à la main?:» (Exod.
IV, 2), lui dit-il. Comme les miracles qui arrivent inopinément et tout à coup,
font facilement oublier ce qui s'est passé auparavant, Jésus-Christ rend
Philippe attentif en lui faisant premièrement sentir et confesser sa disette;
afin qu'ensuite son étonnement ne lui fasse pas perdre le souvenir de ce qu'ira
lui-même reconnu et déclaré, et que la comparaison qu il fera lui montre toute
la grandeur du miracle. Voilà aussi ce qui arriva en cette occasion. Philippe,
à la question que lui fait Jésus-Christ, répond: « Quand on aurait pour deux
cents deniers de pain, cela ne suffirait pas pour en donner à chacun tant soit
peu (7). Mais Jésus disait ceci pour le tenter, car il savait bien ce qu'il
devait faire (6)». Que signifie cette parole: « Pour le tenter? Jésus-Christ
ignorait-il ce que répondrait Philippe? Non, c'est ne qu'on ne peut dire.
2. Quel est donc le sens de cette parole? Nous pouvons l'apprendre des
livres de l'Ancien Testament, où on lit: «Après cela Dieu tenta Abraham, et lui
dit: Prenez Isaac, votre fils unique, pour qui vous avez tant d'affection »,
(Gen. XXII,1, 2.) Car Dieu ne dit point cela pour savoir si Abraham obéirait ou
s'il n'obéirait pas, « lui qui connaît toutes choses avant.
même qu'elles soient faites ». (Dan. XIII, 42.), Mais, en l'un et
l'autre endroit, Dieu parle à la manière des hommes, comme lorsque l'Ecriture
dit,: « Dieu pénètre. le fond du coeur. ». (Rom. VIII, 27), elle n'attribue pas
à Dieu une ignorance, mais une exacte et parfaite connaissance; ainsi, lorsqu'elle
dit: « Dieu tendre »; cela ne signifie autre chose, sinon que le Seigneur
connut exactement, ou bien on peut encore dire que Dieu les rendit plus fermes
dans la foi, en donnant alors à Abraham, et maintenant à Philippe, une plus
grande connaissance du miracle par la demande même qu'il leur fit. C'est
pourquoi l'évangéliste, de crainte que, la simplicité de, ces paroles ne vous
inspirât d'absurdes sentiments, a ajouté: « Car il savait bien ce qu'il «
devait faire ». D'ailleurs, il faut partout remarquer le soin que prend
l'évangéliste de. réprimer tous les mauvais soupçons. De même qu'en cet endroit
il a soin de prévenir- la fausse [305] opinion que les Juifs pouvaient
concevoir, en disant: « Car il savait bien ce qu'il devait faire,»; de même,
lorsqu'il dit plus haut les Juifs le persécutaient « parce que non seulement il
ne gardait pas le sabbat, mais qu'il disait même que Dieu était son Père, se
faisant ainsi égal à Dieu » (Jean, V, 18); si ce n'eût été là le sentiment que
Jésus-Christ lui-même voulait qu'on eût de lui et qu'il avait établi et
confirmé par ses oeuvres, il n' aurait pas manqué de relever l'erreur. En
effet, si dans ce que Jésus-Christ dit de lui-même, l'évangéliste craint les
mauvaises interprétations et va au-devant des fausses idées qu'on pouvait se
former; à plus forte raison, dans ce que les autres disaient de lui, a-t-il dû
craindre de laisser passer des erreurs sans les signaler. Si donc, en cet
endroit, il n'a rien dit, c'est qu'il savait que ces paroles exprimaient la
pensée de Jésus-Christ et sa volonté éternelle. Voilà pourquoi saint Jean ayant
dit « Se faisant égal à Dieu », n'a point ajouté de correctif, parce que
l'opinion des Juifs n'était point fausse, et qu'en cela ils avaient de
Jésus-Christ le vrai sentiment qu'ils en devaient avoir, ses oeuvres
établissant et démontrant cette égalité.
Lors donc que Jésus eût interrogé Philippe, « André, frère de Simon
Pierre, dit (8): Il y a ici un petit garçon qui a cinq pains d'orge et « deux
poissons, mais qu'est-ce que cela pour «tant de gens? (9) ». André a de plus
grands sentiments que Philippe, et cependant il n'a pas tout à fait compris
l'intention de Jésus-Christ. D'ailleurs, je crois qu'il n'a point
parlé ainsi au hasard, mais qu'avant appris les miracles des prophètes,
comme celui d'Elisée dans la multiplication des pains (IV Rois, IV, 42), il
conçut quelques sentiments plus élevés, sans atteindre toutefois le sommet.
Pour nous, mes frères, qui aimons la bonne chère, remarquons ici quelle était
la nourriture de ces hommes admirables, combien elle était simple par la
qualité et le nombre des mets, et tâchons de les imiter en cela. Ce qu'André
dit ensuite marque beaucoup de grossièreté, car à ces paroles: Un petit garçon
a cinq pains d'orge, il ajouta: « Mais qu'est-ce «que cela pour tant de gens? »
Il pensait apparemment que celui qui opérait des miracles ferait peu de choses
de peu et beaucoup de beaucoup. Mais c'est en quoi il se trompait, car il était
aussi facile à Jésus de produire une grande abondance avec beaucoup qu'avec peu,
car il n'avait nullement besoin d'avoir la matière entre ses mains. Mais de
peur qu'on ne crie qu'il n'était pas convenable à sa sagesse de faire usage des
créatures, comme l'ont follement enseigné les marcionites, il s'est
expressément servi des choses créées pour opérer des miracles. Lors donc que
ces deux disciples avaient perdu toute espérance, Jésus-Christ fait le miracle.
De cette manière, après qu'ils eurent reconnu et confessé la difficulté de
trouver la quantité de pains qu'il fallait pour donner à manger à cette foule
de peuple, le miracle, leur fut plus avantageux et plus profitable, en leur
faisant connaître la vertu et la puissance de Dieu. Et comme ce miracle était
de la nature de ceux que les prophètes avaient opéré, quoique Jésus-Christ ne
le produisît pas de même qu'eux et qu'il fît précéder l'action de grâces, de
peur toutefois que ces personnes simples et faibles ne tombassent dans quelque
soupçon et dans quelque doute, voyez, mes frères, comment il prend tous les
moyens pour élever leur esprit et leur faire sentir la différence. Lorsque les
pains ne paraissaient point encore, c'est alors même qu'il fait le miracle,
afin que vous sachiez que ce qui n'est point, comme ce qui est, lui est
également soumis, ainsi que:le déclare saint Paul: « Dieu appelle ce qui n'est
point comme ce qui est ». (Rom. IV, 17.) Comme si déjà la table était préparée
et le repas servi, Jésus-Christ ordonne sur-le-champ qu'on les fasse asseoir et
voilà par où il élève l'esprit de ses disciples. Mais la preuve que la demande
qu'il leur avait faite leur avait été utile, c'est qu'aussitôt ils obéirent;
ils ne furent point troublés, ils ne dirent pas: Qu'est-ce que cela veut dire ?
Pourquoi commandez-vous qu'on les fasse asseoir, lorsqu'on ne voit rien à
manger ? Ainsi, les disciples, avant de voir le miracle, commencèrent à croire,
eux qui au commencement ne croyaient pas de même et qui disaient: « Où
achèterons-nous des pains? » Ou plutôt même ils firent asseoir le peuple avec
joie.
Mais d'où vient que Jésus-Christ, avant de guérir le paralytique, de
ressusciter un mort, de calmer la mer, ne prie point, et qu'ici il prie
lorsqu'il va multiplier les pains? C'est pour nous apprendre qu'avant de
manger, il faut rendre grâces à Dieu. Au reste, c'est dans les plus petites choses
que Jésus-Christ a [306] coutume de rendre ainsi grâces à Dieu, afin de vous
apprendre que ce n'est pas par nécessité qu'il le fait, car s'il avait eu
besoin de le faire, il l'aurait plutôt fait dans les grandes oeuvres qu'il a
opérées. Mais celui qui les a produites avec cette suprême autorité, on ne peut
douter que, dans les autres, il n'agit ainsi par condescendance.
3. De plus, ici était présente une grande foule de peuple à qui il
fallait persuader qu'il était envoyé de Dieu. Voilà pourquoi, lorsque
Jésus-Christ opère quelque miracle en particulier, il ne fait point d'action de
grâces; mais s'il le produit en présence -de plusieurs, il en fait pour ôter le
soupçon qu'il était ennemi dé Dieu et contraire au Père. « Et il distribua les
pains et les poissons à ceux qui étaient assis, et ils furent rassasiés (11) ».
Remarquez la différence qu'il y a entre le serviteur et le maître: les
serviteurs, recevant la grâce avec mesure, faisaient aussi leurs miracles; mais
Dieu, agissant avec un pouvoir absolu, opère toutes choses avec un luxe de
puissance.
« Il dit à ses disciples: Amassez les morceaux qui sont restés. Ils les
ramassèrent et « remplirent douze paniers (12 et 13) ». Jésus-Christ ne fit pas
amasser les morceaux par affectation et par vanité, mais afin qu on ne regardât
pas le miracle comme une illusion et un prestige, et c'est aussi pour cela
qu'il crée de nouveau, en se servant de la matière qu'il à sous sa main.
Pourquoi Jésus-Christ a-t-il fait distribuer le pain par ses disciples, et non
par le peuple? Parce que ce sont principalement eux qu'il voulait instruire,
eux qui devaient être les docteurs de tout le monde. Le peuple ne devait pas
encore tirer un grand fruit des miracles; en effet, ils oublièrent aussitôt
celui-ci, et ils en demandèrent un autre. Mais les disciples en devaient
beaucoup profiter, et aussi ce ne fut point là un faible sujet de condamnation
pour Judas, qui avait porté un panier comme les autres. Or, que, ce soit pour
leur instruction que Jésus-Christ ait fait cela, l'allusion qu'il y fit ensuite
le montre clairement; car il leur dit: « Ne vous souvient-il point encore du
nombre des paniers que vous avez emportés ? » (Matth. XVI, 9.) Et c'est aussi
pour la même raison que le nombre des paniers fut égal à celui des disciples. Mais
dans le second miracle, comme ils étaient déjà instruits, il ne resta que sept
corbeilles. Pour moi, dans ce miracle, je n'admire pas seulement la
multiplication des pains, mais, avec cette quantité de morceaux, j'admire ce
juste nombre de paniers, et le soin qu'eut Jésus-Christ qu'il n'en restât ni
plus ni moins, mais précisément ce qu'il voulut, prévoyant la consommation qui
serait faite, signe visible d'une puissance ineffable. Ces morceaux
confirmèrent donc-le miracle, en prouvant, et qu'il n'y avait point là de
prestige ni d'illusion, et que le repas avait laissé des restes. Le miracle des
poissons, Jésus-Christ le fit alors des poissons mêmes qu'on lui avait
présentés; mais. après sa résurrection, il n'employa plus de matière. Pourquoi?
pour nous apprendre que s'il s'était servi dans cette occasion d'une chose déjà
créée, ce n'était pas qu'il eût besoin de matière ni d'éléments, mais que
c'était uniquement pour fermer la bouche aux hérétiques (1).
« Le peuple disait: C'est là vraiment le prophète (14) ». O prodige de
la gourmandise ! Jésus-Christ avait fait une infinité de miracles plus
admirables que ceux-ci, et ils n'ont reconnu et confessé qu'il était le
prophète (2), qu'après qu'ils eurent été rassasiés. Mais notre récit prouve
évidemment qu'ils étaient dans l'attente de quelque grand et excellent
prophète. En effet, les uns disaient: « N'êtes-vous pas le prophète? » les
autres: « Il est le prophète. Mais Jésus sachant qu'ils devaient «.venir
l'enlever pour le faire roi, s'enfuit encore sur la montagne (15) ». Ah ! qu'il
est grand le tyrannique empire de la gourmandise! Quelle légèreté d'esprit1 ils
ne vengent plus la loi, ils ne se mettent plus en peine de la violation du
sabbat. Ils ne sont plus emportés du zèle de l'amour de Dieu; leur ventre est
plein, ils ont tout oublié; le voilà maintenant, leur prophète, et ils vont le
couronner roi: mais Jésus-Christ s'enfuit. Pourquoi? Pour nous apprendre à
mépriser les dignités, et nous faire connaître qu'il n'a nul besoin des choses
terrestres: Celui qui, venant au monde, a cherché la simplicité en tout, dans
le choix d'une mère, d'une maison, d'une patrie, dans son éducation, dans ses
habits, ne devait pas se rendre illustré par les choses de la terre: il était
grand et illustre par les choses qu'il a, apportées du ciel, par les anges, par
l'étoile,
1. « Hérétiques ». Les marcionites, les manichéens et leurs sectateurs.
2. « Le Prophète ». C'est-à-dire le prophète attendu, prédit, annoncé
par Moïse. (Deut. XVIII, 15.)
30par la voix que le Père a fait retentir, par le témoignage de
l'Esprit-Saint, par les prophètes qui longtemps auparavant l'avaient annoncé.
Sur la terre, tout était bas, tout était vil, afin que sa puissance en éclatât
davantage. De plus, il est venu pour nous enseigner que nous devons mépriser
les choses présentes, et ne point admirer ce qui paraît brillant en cette vie,
mais nous en moquer et n'aimer que les biens à venir. En effet, celui qui
admire les choses de ce monde n'admirera point celles du ciel. Voilà pourquoi
Jésus-Christ disait à Pilate: « Mon royaume n'est pas de ce monde » (Jean,
XVIII, 36), afin qu'il ne parût pas se servir d'une crainte ni d'une puissance
humaine pour persuader son innocence. Pourquoi donc le prophète dit-il: « Voici
votre roi qui vient à vous plein de douceur; il est monté sur l'ânon de celle
qui est sous le joug? » (Zach. IX, 9; Matth. XXI, 5.) Le prophète parle du
royaume céleste et non pas de celui de la terre. C'est pourquoi Jésus-Christ
disait encore: « Je ne tire point ma gloire d'un homme ». (Jean, V, 41.)
4. Apprenons donc, mes très-chers frères, à mépriser les dignités
humaines, bien loin de les désirer. Nous sommes élevés à une grande et haute
dignité; c'est un outrage, une moquerie et une vraie comédie que de lui
comparer les dignités, les honneurs de ce monde: de même que les richesses de
la terre, si vous les comparez à celles du ciel, sont la pauvreté même, et
cette vie sans l'autre, une mort: « Laissez aux morts », dit Jésus-Christ, « le
soin d'ensevelir leurs morts» (Matth. VIII, 22); de même aussi cette gloire, si
on la compare à celle qui nous attend, n'est qu'une honte, une risée, un jeu.
Ne la.recherchez donc pas. Si ceux qui la donnent sont plus vils et plus
méprisables que l'ombre et qu'un songe, la gloire elle-même l'est bien plus
encore. « La gloire de l'homme est comme la fleur de l'herbe ». (I Pierre, I,
24.) Est-il rien de plus vil que la fleur de l'herbe? Mais quand cette gloire
serait de longue durée, quel profit, quel avantage l'âme en retirerait-elle ?
Aucun: au contraire, elle nuit extrêmement, elle nous asservit, nous rend ses
valets et de pire condition que les esclaves, des valets forcés de servir, non
un seul maître, mais deux, trois et mille qui commandent tout à la fois des
choses différentes. Combien n'est-il pas plus avantageux d'être libre que
d'être
esclave? d'être libre de la servitude des hommes, et d'obéir aux
commandements de Dieu ? Enfin, vous voulez aimer la gloire, aimez-la; mais
aimez la gloire immortelle: elle est plus brillante et beaucoup plus utile.
C'est au prix de votre salut que le monde vous rend son admiration; mais
Jésus-Christ vous donne le centuple de tout ce que vous lui donnez, et encore y
ajoute-t-il la vie éternelle. Que vaut-il donc mieux: être l'admiration de la
terre on du ciel; des hommes ou de Dieu? Pour votre perte ou pour votre profit?
Etre couronné pour un jour ou pour des siècles sans fin ?
Donnez à l'indigent et non à ce baladin, de peur qu'avec votre argent
vous ne perdiez aussi son âme. Lorsque vous allez curieusement et fort mal à
propos le voir danser, vous êtes responsable de sa perte. Si ces malheureux
savaient que leur art ne leur sera d'aucun profit, déjà depuis longtemps ils
l'auraient abandonné: mais lorsqu'ils vous voient accourir, applaudir, ouvrir
votre bourse et épuiser toutes vos richesses pour les enrichir, encore qu'ils
ne voulussent plus s'obstiner dans leur métier, l'appétit du gain les y tient
attachés. S'ils savaient que personne ne prendra plaisir à leurs exercices, le
profit cessant, vite ils quitteraient le métier; mais comme ils se voient
admirés, l'approbation publique est une amorce qui les séduit.
Cessons de faire d'inutiles dépenses: apprenons en quoi et quand il
faut dépenser: craignons d'irriter la colère de Dieu; et en amassant par où il
n'est pas permis d'amasser, et en répandant où il ne le faut point. De quelle
vengeance n'êtes-vous pas digne lorsque, laissant là le pauvre, vous donnez à
une prostituée? Et quand même vous ne lui donneriez qu'un argent bien acquis,
récompenser le crime et honorer ce qui mérite punition, n'est-ce pas là un
grand péché? Mais si vous dépouillez l'orphelin et frustrez la veuve pour
encourager l'incontinence, songez au feu que Dieu allumera pour punir une
action si abominable. Ecoutez ce que dit saint Paul: « Ceux qui font ces choses
sont dignes de mort; et non-seulement ceux qui les font, mais aussi quiconque
approuve ceux qui les font ». (Rom. I, 32.) Peut-être nos réprimandes
sont-elles trop dures et trop fortes, mais notre silence même ne vous
préserverait pas des supplices préparés pour ceux qui ne se [308] corrigent
point. A quoi bon flatter de douces paroles ceux qui sont menacés d'un supplice
effectif? Vous louez ce danseur, vous l'applaudissez, vous l'admirez, donc vous
êtes pire que lui. Lui, sa pauvreté semble l'excuser, si elle ne le justifie
pas; mais vous, vous ne pouvez pas même nous apporter cette excuse. Lui, si je
l'interroge et lui dis: Pourquoi avez-vous laissé de côté les autres arts pour
en exercer un qui est impur et exécrable, il me répondra: C'est parce que,
moyennant un petit travail, je puis beaucoup gagner. Mais vous, si je vous
demande pourquoi allez-vous applaudir un homme sans moeurs, qui vit pour la
perte d'une infinité de gens? vous ne pourrez pas avoir recours à une pareille
excuse vous serez forcé de baisser les yeux, et vous rougirez malgré vous. Que
si, même devant nous, vous êtes hors d'état de vous justifier, lorsque le
terrible et redoutable Juge paraîtra assis à son tribunal, lorsqu'il nous
faudra rendre compte, et de nos pensées et de nos actions, comment
pourrons-nous subsister? De quels yeux regarderons-nous notre juge? Que
dirons-nous? Quelle défense apporterons-nous? Quelle excuse bonne ou mauvaise
aurons-nous à donner? Dirons-nous que nous avons été six spectacle pour y faire
de la dépense, pour le plaisir que nous y trouvions, pour la ruine de ceux que
nous faisons périr par cet infâme métier? Sûrement nous ne pourrons rien
répondre, mais nous serons infailliblement condamnés à un supplice qui ne
finira jamais, qui durera éternellement. Dès maintenant prenons garde de ne pas
tomber dans ce malheur, afin que; sortant de cette vie avec une bonne
espérance, nous obtenions les biens éternels que je vous souhaite, par la grâce
et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel
gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous
les siècles ! Ainsi soit-il.
1. Ce n'est pas seulement quand Jésus-Christ est, de corps, auprès de
ses disciples, qu'il s'occupe d'eux, c'est encore lorsqu'il est absent et même
fort éloigné. Sa toute-puissance lui permet de produire des effets pareils dans
les conjonctures les plus différentes. Remarquez, par exemple, ce qu'il fait
ici: ayant laissé ses disciples, il gravit la montagne. Le Maître étant absent,
les disciples, sur le tard, descendirent au bord de la mer et demeurèrent là
[309] jusqu'au soir à attendre qu'il revînt; lorsque le soir fut venu, dans
l'inquiétude et l'impatience où ils étaient, ils cherchèrent avec empressement
leur cher Maître, tant leur âme était embrasée du feu de son amour. Ils ne
disent pas: Le soir est venu, la nuit approche, maintenant où irons-nous? Ce
lieu est dangereux, l'heure est périlleuse: inspirés par leur ardente
affection, ils montent dans une barque. Et ce n'est pas sans raison que
l'évangéliste indique le temps, c'est pour montrer l'ardeur de leur amour.
Pourquoi donc Jésus s'était-il éloigné de ses disciples ? ou plutôt pourquoi
paraît-il de nouveau tout seul, marchant sur la mer? Premièrement, pour leur
apprendre combien il était triste et dangereux pour eux d'être seuls et séparés
de lui, et pour enflammer davantage leur coeur; en second lieu; pour leur
montrer sa puissance. Comme Jésus-Christ ne les instruisait pas seulement en
public avec tout le peuple, mais encore en particulier, de même aussi il
faisait pour eux des miracles particuliers que le peuple ne voyait pas, parce
qu'il était juste que ceux à qui il devait confier la conversion et le
gouvernement de tout le monde, reçussent aussi de plus grandes grâces et de
plus grands dons que les autres.
Et quels sont les miracles, direz-vous, que les seuls disciples ont vu
? La transfiguration sur la montagne, le miracle que Jésus fait ici sur la mer,
beaucoup de choses admirables et merveilleuses après sa résurrection, et, comme
je le crois, bien d'autres encore. Les disciples vinrent donc vers Capharnaüm;
véritablement ils ne savaient pas où était allé leur Maître, mais ils
espéraient de le rencontrer là ou dans leur navigation. Saint Jean l'insinue en
disant que le soir étant arrivé, Jésus n'était pas encore venu, et que la mer
s'était enflée à cause d'un grand vent qui soufflait. Et les disciples? Ils
étaient troublés, et certes, il y avait sujet de l'être; bien des choses
étaient capables de les épouvanter: le temps, car il était nuit; la tempête,
car la mer s'était enflée; le lieu, car ils n'étaient pas proche de la terre.
Mais « comme ils eurent fait environ vingt-cinq stades (19) », il leur arrive
enfin ce à quoi ils ne s’attendaient pas, « car ils virent Jésus qui marchait
sur la mer », et comme ils étaient fort effrayés, il leur dit: « C'est moi, ne
craignez point (20) ». Pourquoi donc leur apparaît-il ? Pour leur faire
connaître que c'était lui qui apaiserait la tempête. Ces paroles de
l'évangéliste nous le font entendre: « Ils voulurent le prendre dans leur
barque; et la barque se trouva aussitôt au lieu où ils allaient (21) ». Ainsi,
non-seulement il les délivra du danger, mais encore il les fit heureusement
arriver au port. Il ne se fit pas voir au peuple marchant sur la mer, parce que
ce miracle était au-dessus de sa portée, et même il ne s'y fit pas voir
longtemps à ses disciples, mais il se montra, il apparut et disparut aussitôt;
pour moi, il me semble que c'est ici un autre miracle que celui que saint
Matthieu raconte, et même bien des choses prouvent qu'il est différent. Au
reste, souvent Jésus-Christ fait les mêmes miracles, afin qu'ils n'étonnent pas
seulement ceux qui les voient, mais, qu'étant accoutumés à les voir, ceux-ci
les reçoivent avec beaucoup de foi.
« C'est moi, ne craignez point ». Jésus, par sa parole, chasse la
crainte de leur coeur; il ne fit pas de même dans une autre occasion où Pierre
dit: « Seigneur, si c'est vous, commandez que j'aille à vous ». (Matth. XIV,
28.) Pourquoi donc alors les disciples ne le reconnurent-ils pas aussitôt,
tandis qu'à présent ils le reconnaissent et croient en lui ? Parce qu'alors la
tempête continuait et tourmentait la barque, et que maintenant sa voix calme la
mer. S'il n'en est pas ainsi, c'est sûrement,. comme je viens de le dire, parce
que Jésus, faisant souvent les mêmes miracles, les premiers rendaient les
seconds plus croyables. Et pourquoi ne monte-t-il pas dans la barque? C'était
pour faire un plus grand miracle, et en même temps pour manifester plus
clairement sa divinité, et pour montrer que quand il avait rendu grâces, il ne
l'avait pas fait par besoin, mais par condescendance. Il permit que la tempête
s'élevât, pour les engager à le chercher toujours, et il l'apaisa sur-le-champ,
pour manifester sa puissance; enfin, il ne monta point dans la barque pour
faire un plus grand miracle.
« Le lendemain le peuple, qui était demeuré à l'autre côté de la mer,
ayant vu qu'il n'y avait point là d'autre barque et que Jésus n'y était point
entré avec ses disciples (22) », ils entrèrent aussi eux-mêmes dans d'autres
barques, qui étaient arrivées de Tibériade. Pourquoi saint Jean détaille-t-il
toutes ces circonstances, ou plutôt pourquoi n'a-t-il pas dit que le lendemain,
les gens s'étant embarqués; s'en [310] allèrent? Il veut nous apprendre
quelqu'autre. chose. Quoi? Que si Jésus-Christ n'avait pas ouvertement déclaré
cela au peuple, il l'avait néanmoins secrètement insinué et donné à penser, car
il dit: « Le peuple vit qu'il n'y avait eu là qu'une seule barque », que Jésus
n'y était point entré avec ses disciples; et étant entrés dans des barques. qui
étaient arrivées de Tibériade, «ils allèrent à Capharnaüm chercher Jésus ». En
effet, que restait-il à penser, sinon que Jésus était allé à Capharnaüm en
traversant la mer à pied ? On ne pouvait pas dire qu'il avait passé la mer sur
une autre barque, il n'y en avait qu'une, ait saint Jean, celle dans laquelle
les disciples sont entrés. Toutefois, après un si grand miracle, ils ne
demandèrent pas à Jésus comment il avait fait pour passer la mer, ils ne
s'informèrent pas d'un miracle aussi considérable. Que dirent-ils donc ? «
Maître, quand êtes-vous venu ici (25) ? » A moins qu'on ne suppose qu'ici
l'évangéliste a mis « quand » pour « comment », et dans le même sens.
2. Ici encore, mes frères, il est important de faire attention à
l'inconstance et à la légèreté de ce peuple. Les mêmes qui avaient dit c'est là
le prophète; les mêmes qui avaient été chercher Jésus pour l'enlever et le
faire leur roi, l'ont-ils trouvé, ils n'y pensent plus, et perdant, il faut le
croire, le souvenir du miracle, ils cessent d'admirer Jésus-Christ pour ses
oeuvres passées. Peut-être aussi le cherchent-ils, à présent, pour l'engager à
leur donner encore à manger, comme précédemment.
Les Juifs passèrent la mer Rouge sous la conduite de Moïse, mais ce
miracle était bien différent de celui-ci. Ce que fait Moïse, il le fait comme
serviteur, il l'obtient par la prière (Exod. XIV, 22), mais Jésus-Christ opère
tout par sa suprême autorité et sa souveraine puissance. Là le souille d'un
vent du midi dessèche l'eau, et les Juifs passent la mer à sec; mais ici le
miracle est plus grand: l'eau, sans rien perdre de sa nature, porte le Seigneur
sur son dos, confirmant cette parole: « Le Seigneur « marche sur la mer comme
sur un pavé». (Job, IX, 8, 70.) Au reste, le miracle des pains était bien à sa
place au moment où Jésus-Christ allait entrer dans Capharnaüm, au milieu d'un
peuple incrédule et endurci: il voulait amollir ces coeurs obstinés;
non-seulement par les miracles qu'il opérerait dans la ville, mais encore par
ceux qu'il ferait au dehors. Une si grande multitude de gens, entrant dans la
ville avec tant d'ardeur et d'empressement, n'était-ce pas un spectacle capable
d'émouvoir un rocher? Cependant nul n'en fut ému, nul n'en fut touché; mais ils
ne recherchaient tous que la nourriture corporelle; voilà pourquoi Jésus-Christ
« les reprend ».
Instruits par cet exemple, mes très-chers frères, bénissons le
Seigneur, rendons-lui grâces, non-seulement pour les biens terrestres qu'il
nous accorde, mais beaucoup plus encore pour les biens spirituels. Il veut que
nous lui rendions grâces des uns et des autres; et c'est pour répandre sur nous
les biens spirituels qu'il nous donne les biens temporels; il prévient, il
attire ceux qui sont plus grossiers et plus imparfaits par des bienfaits
sensibles, parce qu'ils désirent encore les choses de ce monde. Mais si, après
les. avoir reçues, ils s'y renferment, il leur en fait des reproches et des
réprimandes. Jésus-Christ voulut première. ment donner au paralytique les biens
spirituels; mais ceux qui étaient présents s'y opposaient et ne pouvaient le
souffrir; car Jésus ayant dit: « Vos péchés vous sont remis », ils disaient: «
Cet homme blasphème ». (Matth. IX, 2, 3.) Loin de nous dé tels sentiments, je
vous en conjure, mes frères; mais recherchons avant toutes choses les biens
spirituels. Pourquoi ? Parce que, si nous avons les biens spirituels, la
privation des biens temporels ne nous fera aucun tort, ni préjudice; et au
contraire, si nous ne les possédons pas, quelle espérance, quelle consolation
aurons-nous? Prions donc continuellement le Seigneur de nous les accorder, et
demandons-les uniquement. Jésus-Christ nous a appris que ce sont là les biens
que bous devons demander.
Si nous méditons la prière qu'il nous a enseignée, nous n'y trouverons
rien de charnel, nous n'y trouverons rien que de spirituel. Car ce peu de bien
sensible qu'on y demande devient spirituel par la manière dont on le demande.
En effet, ne demander à Dieu rien de, plus que le pain quotidien ou de chaque
jour (Matth. VI, 71), c'est d'une âme spirituelle et d'un vrai philosophe. Mais
remarquez ce qui précède: « Que votre nom soit sanctifié; que votre règne
arrive; que votre volonté soit faite en la terre comme au ciel ». (Ibid. 9,
10.) Ensuite, après cette demande d'une chose terrestre et sensible, il
recommence la suite [311] des demandes spirituelles qu'il nous est prescrit de
faire: « Remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons » à ceux « qui nous
doivent ». ( Ibid. 12.) Dans cette formule de prière que Jésus-Christ, nous a
donnée, il n'est question ni de dignités, ni de richesses, ni de gloire, ni de
puissance, nous ne demandons que ce qui est utile à l'âme: nous ne demandons
rien de terrestre, rien qui ne soit céleste. Puis donc que Dieu nous ordonné de
détourner nos yeux des biens de là vie présente, ne serons-nous pas bien
malheureux, si nous lui demandons des choses qu'il nous commande de mépriser
jusqu'à nous en dépouiller quand nous les avons, afin de nous délivrer de tout
soin et de toute inquiétude; et si nous ne demandons pas, si même nous ne
désirons point ce qu'il nous prescrit de lui demander? C'est là sûrement parler
en pure perte: c'est aussi ce qui rend nos prières vaines et infructueuses.
Comment donc, direz-vous, les méchants s'enrichissent-ils? comment les
pécheurs, les scélérats, les voleurs sont-ils dans l'opulence? Ce n'est point
Dieu qui leur donne ces richesses: loin de nous cette pensée ! Mais pourquoi le
Seigneur le permet-il? Il l'a permis à l'égard du riche, pour le réserver à un
plus grand supplice. Ecoutez ce qu'on lui dit: « Mon fils, vous avez reçu vos
biens dans votre vie, et Lazare n'y a eu que des maux. C'est pourquoi il est
maintenant dans la consolation, et vous dans les tourments ». (Luc, XVI, 25.)
Mais, de peur que cette terrible sentence, nous ne l'entendions aussi prononcer
contre nous, nous qui perdons notre vie dans les délices, et qui ajoutons
péchés sur péchés; aimons les véritables richesses, appliquons-nous à la vraie
philosophie, afin d'obtenir les biens que Dieu nous a promis: puissions-nous y
participer tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et
toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
1. La douceur et la clémence ne sont pas toujours utiles: souvent un
maître a besoin d'user de paroles fortes et menaçantes. Par exemple, lorsque
son disciple est lent et paresseux, il doit se servir de l'aiguillon pour le
réveiller de son engourdissement. Le Fils de Dieu le fait ici et souvent
ailleurs. Le peuple, s'approchant de Jésus, le flatte et lui dit: « Maître,
[312] quand êtes-vous venu ici? » Jésus-Christ, pour montrer qu'il méprise les
hommages des hommes, et qu'il n'a en vue que leur salut, leur répond avec
sévérité, non-seulement afin de les. corriger, mais aussi pour leur découvrir
leur pensée et la produire en public. Et que leur dit-il? « En vérité, en
vérité je vous le dis », termes qu'à coutume d'employer celui qui veut insister
fortement sur ce qu'il avance, « vous me cherchez non à cause des miracles que
vous avez vus, mais parce que je vous ai donné du pain à manger, et que vous
avez été rassasiés ». S'il les censure, s'il les réprimande, ce n’est pas avec
rudesse, mais avec beaucoup de ménagement. Il ne leur dit pas: O gourmands !
hommes esclaves de vos estomacs, j'ai fait. cent miracles et vous ne m’avez pas
suivi, et vous n'avez pas admiré les prodiges que j'ai opérés! Il leur dit avec
beaucoup de douceur et de bonté: « Vous me cherchez, non à cause des miracles
que: vous avez vus, mais parce que je vous ai donné du pain à manger; et que
vous avez été rassasiés »; parlant non-seulement des miracles passés, mais
encore de celui qu'il venait de faire. C'est comme s'il disait: le miracle que
j'ai fait ne vous a 'point touchés; vous venez parce que vous avez été
rassasiés. En effet, ils firent bientôt voir eux-mêmes que Jésus-Christ ne leur
disait pas cela par conjecture, puisqu'ils vinrent encore le chercher pour
qu'il les rassasiât une seconde fois. C'est pour cette raison qu'ils disaient.
«Nos pères ont mangé la manne dans le désert (31) »; ils redemandent encore la
nourriture charnelle, ce qui était certainement très-répréhensible. Mais
Jésus-Christ ne s'arrête point à leur faire des réprimandes, il s'attache à les
instruire, leur disant: « Travaillez » pour avoir, « non la nourriture qui
périt, mais celle qui demeure pour la vie éternelle, et que le Fils de l'homme
vous donne, parce que c'est en lui que Dieu le Père a imprimé son sceau et son
caractère ». Ne vous inquiétez pas de cette sorte de nourriture, mais de la
nourriture spirituelle.
Quelques-uns, pour vivre mollement dans l'oisiveté, abusent de ces
paroles, comme si Jésus-Christ avait interdit le travail des mains l'occasion
est bonne pour leur répondre, car ils discréditent pour ainsi dire tout le
christianisme, et sont cause qu'on le tourne en ridicule comme encourageant la
paresse. Mais écoutons auparavant ce que dit saint Paul. Quoi ? « Il y a plus
de bonheur à donner qu'à recevoir ». (Act. XX, 35.) Or, celui qui n'a rien,
comment donnera-t-il? Pourquoi donc Jésus dit-il à Marthe: « Vous vous
empressez et vous vous troublez dans le soin de beaucoup de choses: cependant une
seule chose est nécessaire: Marie a choisi la meilleure part qui ne lui sera
point ôtée». (Luc, X, 41, 42.) Et encore: « Ne soyez point en inquiétude pour
le lendemain ». (Matt. VI, 34.) C'est à quoi, dis-je, il faut absolument
répondre, non-seulement pour exciter les paresseux, si toutefois ils veulent
bien nous écouter, mais encore de peur que les divines Ecritures ne paraissent
se contredire. En effet, l'apôtre dit ailleurs: « Mais je vous exhorte de vous
avancer et de vous rendre parfaits, de vous étudier, à vivre en repos, de vous
appliquer chacun à ce que vous avez à faire; de travailler de vos propres
mains, afin que vous vous conduisiez honnêtement envers ceux qui sont hors de
l'Eglise ». — (I Thess. IV, 10, 11, 12.) Et derechef: « Que celui qui dérobait
ne dérobe plus, mais qu'il s'occupe, en travaillant des mains, à quelque
ouvragé bon et utile, pour avoir de quoi donner à ceux qui sont dans
l'indigence ». (Ephés. IV, 28.) Ici saint Paul n'ordonne pas de travailler
simplement pour s'occuper, mais de si bien travailler qu'on puisse gagner de
quoi donner à ceux qui sont dans l'indigence. Le même apôtre dit encore
ailleurs: « Ces mains que vous voyez ont fourni à tout ce qui m'était
nécessaire et à ceux qui étaient avec moi ». (Act. XX, 34.) Et aux Corinthiens:
« En quoi trouverai je donc un sujet de récompense: en prêchant de telle sorte
l'Evangile que je le prêche gratuitement ? » (I Cor. IX, 18.) Et: « Etant
arrivé dans cette ville, il demeura chez Aquila et Priscille, et il y
travaillait parce que leur « métier était de faire des tentes ». (Act. XVIII,
2, 3:) Ce sont ces dernières paroles du saint apôtre qui paraissent le plus
combattre les premières, si l'on s'en tient à la lettre. Il est donc nécessaire
de résoudre cette difficulté.
Que répondrons-nous donc? Ne point s'inquiéter ne veut -pas dire qu'il
faut cesser de travailler, mais qu'il ne faut point s'attacher aux choses de ce
monde, c'est-à-dire n'être point en inquiétude pour le repos du [313] lendemain
et regarder ce soin comme superflu; car celui qui travaille peut fort bien
n'amasser pas pour le lendemain, celui qui travaille peut n'être point inquiet.
En effet, l'inquiétude et le travail ne sont pas une même chose; Jésus-Christ
et l'apôtre parlent ainsi, afin que celui qui travaille ne mette pas sa
confiance dans son travail, mais songe seulement à gagner de quoi faire
l'aumône. Au surplus, ce que le divin Sauveur dit à Marthe ne regarde pas le
travail en lui-même, mais seulement le temps qu'il faut y consacrer. Il veut
qu'on y ait égard et qu'on n'emploie pas celui du sermon à des oeuvres
terrestres et charnelles. II ne lui dit donc pas cela pour la jeter dans la
paresse, mais pour la porter à l'entendre. Je suis venu chez vous, dit-il, pour
vous enseigner les choses nécessaires au salut, et vous. vous empressez pour
nous donner à manger? Voulez-vous me bien recevoir et me servir un grand
festin? Préparez d'autres mets, soyez attentive à ma parole, imitez l'amour et
le zèle de votre soeur. Jésus-Christ ne défend donc pas l'hospitalité, Dieu
nous garde de le dire; mais il nous apprend qu'à l'heure du sermon il ne faut
point se livrer à d'autres occupations. Enfin quand il dit: « Travaillez pour
avoir non la nourriture qui périt », il ne veut pas dire qu'il faut vivre dans
l'oisiveté; car c'est là principalement la nourriture qui périt. En effet, «
c'est l'oisiveté qui enseigne tous les maux ». (Ecc. XXXIII, 29.) Mais il
déclare qu'il faut travailler et donner à ceux qui sont dans l'indigence: voilà
sûrement la nourriture qui ne périt point. Mais celui qui, menant une vie
oisive, se livre à la bonne chère et à toute sorte de plaisirs, est
véritablement un homme qui travaille pour la nourriture qui périt, et au
contraire celui, qui, de,son propre travail, habille Jésus-Christ, lui donne à
manger et à boire, personne, s'il n'a perdu l'esprit, ne dira que celui-là
travaille pour la nourriture qui périt, lui à qui le royaume est promis, ainsi
que les biens qui ne périssent point: voilà la nourriture qui demeure
éternellement.
C'est donc avec raison que la nourriture dont ce peuplé se montrait si
avide, Jésus-Christ l'appelle une viande qui périt, parce que ces hommes ne se
mettaient point en peine d'être instruits des vérités de la foi, parce qu'ils
ne s'appliquaient point à connaître qui était celui qui avait opéré le miracle
des pains, ni par quelle puissance il l'avait fait, mais qu'ils ne se
souciaient que d'une seule chose; de remplir, de rassasier leur ventre sans
avoir rien à faire. J'ai nourri vos corps, dit le Sauveur, pour vous engager
par là à rechercher une autre viande, une viande solide, qui demeure et qui
nourrisse vos âmes; mais vous courez encore après moi pour avoir la nourriture
charnelle. Ainsi, vous ne comprenez point que ce n'est pas pour vous nourrir de
cette viande imparfaite que je vous mène avec moi, mais pour vous en donner une
qui n'est ni charnelle, ni temporelle, qui vous procurera la vie éternelle, qui
ne nourrira pas vos corps, mais vos âmes. Après quoi, comme il avait dit de
grandes choses de soi; en promettant de donner cette viande qui ne périt point,
de peur que ses auditeurs ne se scandalisent encore de ces paroles, et pour les
engager à le croire, il rapporte ce don au Père, car ayant dit: « Que le Fils
de l'homme vous donnera », il a ajouté: «Parce que c'est en lui que Dieu le
Père a imprimé son sceau et son caractère », c'est-à-dire le Père vous l'a
envoyé pour cela, pour vous apporter cette viande; on peut expliquer encore
cette phrase d'une autre façon, car Jésus-Christ dit aussi ailleurs: « Le Père
a attesté que celui dont vous écoutez les paroles est Dieu véritable » (Jean,
III, 33), c'est-à-dire il a manifestement fait connaître, et c'est là ce que
ces paroles me paraissent insinuer, car ces mots: « Le Père a attesté », ne
veulent dire autre chose, sinon, il a montré, il a révélé par son témoignage.
Car Jésus-Christ s'est fait connaître, il s'est manifesté lui-même, mais comme
il parlait aux Juifs, il a produit le témoignage du Père.
2. C'est pourquoi, apprenons, mes très-chers frères, à demander à Dieu
ce qu'il convient de lui demander. De quelque manière que tournent les choses
temporelles, elles ne nous portent aucun préjudice. Si nous nous enrichissons,
ce n'est qu'ici-bas que nous jouirons du plaisir que procurent les richesses.
Si nous tombons dans la pauvreté, nous n'en souffrirons rien de fâcheux. Soit
qu'il nous arrive du bien, soit qu’il nous arrive du mal, cela n'est nullement
digne de nous causer de la joie ou de là tristesse. Ce sont là des choses qui
ne méritent que le mépris et qui passent très-promptement. Et comme elles
passent et n'ont qu'une existence éphémère, c'est justement qu'elles sont
appelées une voie, un passage.
Mais les peines et les récompenses futures [314] sont également
éternelles. C'est à quoi nous (levons donner tous nos soins et toute notre
attention, afin d'éviter les unes et d'acquérir les autres. Des biens
terrestres, quelle utilité peut-il nous en revenir? Ils sont aujourd'hui,
demain ils s'envoleront; aujourd'hui c'est une belle fleur, demain une
poussière que le Vent disperse; aujourd'hui un feu allumé, demain une cendre
éteinte. Mais les biens spirituels ne sont pas de même nature. Toujours ils
sont beaux, toujours ils sont fleuris, et chaque jour ils deviennent plus
brillants. Jamais ces richesses ne périssent, jamais elles ne nous sont
enlevées, jamais elles ne tarissent, elles ne nous causent point d'inquiétude,
elles ne nous attirent jamais l'envie et la calomnie, elles ne ruinent point le
corps, elles ne corrompent point l'âme, elles n'excitent point la jalousie ou
l'envie: maux qui sont attachés aux richesses temporelles. La gloire
spirituelle n'inspire ni orgueil, ni insolence, elle n'enfle point le coeur,
jamais elle ne cesse, jamais fille ne s'obscurcit. La paix et les délices du
ciel sont éternelles: toujours constantes, toujours immortelles, elles n'ont ni
bornés ni fin. Je vous en conjure, mes chers frères, aspirons à cette vie; si
nous la désirons, notes ne ferons aucun cas des choses présentes; au contraire;
nous les mépriserons, nous en rirons. Si quelqu'un nous appelle à fa cour, ce
qu'on regarde comme un grand bonheur, soutenus et animés de l'espérance des
biens éternels; nous refuserons d'y aller: car ce prétendu bonheur paraît vil
et méprisable à une âme prévenue de l'amour des choses célestes. En effet, tout
ce qui doit finir n'est point tant à désirer. Ce qui a une fin, ce qui est
aujourd'hui et ne sera plus demain, quelque grand qu'il paraisse, est au fond
très-petit et très-méprisable. Ne recherchons donc pas les biens qui périssent
et s'évanouissent, mais ceux qui demeurent éternellement, afin que nous
puissions les obtenir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit,
maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Rien de plus honteux, rien de pire que la gourmandise: elle
épaissit, elle hébète l'esprit et rend l'âme charnelle; elle ne lui permet pas
de voir, elle; l'aveugle. Remarquer, mes [315] frères, comment tous ces
malheurs sont arrivés aux Juifs. Dans leur voracité, ils ne pensent qu'aux
biens temporels et nullement aux biens spirituels. Jésus-Christ, par des
paroles mêlées de reproche et de douceur, veut les tirer de leur
assoupissement, et toutefois ils ne se réveillent point, mais ils restent
encore couchés par terre. Faites-y attention, je vous prie, le Sauveur leur
avait dit: « Vous me cherchez, non à cause des miracles que vous avez vus, mais
parce que je vous ai donné du pain à manger et que vous avez été rassasiés ».
Par ce reproche, il les aiguillonne, il les piqué; il leur fait connaître la
viande qu'ils doivent chercher, en leur disant: « Travaillez » pour avoir, «
non la pourriture qui périt ». A quoi il ajoute la promesse de cette récompense:
« Mais celle qui demeure pour la vie éternelle ». Ensuite il prévient leur
objection, en disant que le Père l'a envoyé. Que répondent-ils donc? Ils
parlent comme s'ils n'avaient rien ouï: « Que ferons-nous », disent-ils, « pour
faire des oeuvres de Dieu ? » Au reste, ils lui font cette demande, non pour
apprendre et pour faire ce qu'ils auront appris, comme la suite le fait voir,
mais pour l'engager à leur donner encore à manger et à les rassasier de
nouveau. Que leur dit Jésus-Christ? « L'oeuvre de Dieu est que vous croyiez en
celui qu'il a envoyé ». A quoi ils répondent: « Quel miracle faites-vous, afin
que le voyant nous vous croyions? Nos pères ont mangé la manne dans le désert ».
On ne saurait voir pareille folie, pareille démence. Ils avaient encore devant
leurs yeux le miracle des pains, et comme si Jésus n'en avait point fait, ils
disaient: « Quel miracle faites-vous? » Ils ne lui laissent même pas le choix
du miracle, mais ils prétendent lui imposer la loi de n'en point faire d'autres
que celui qui avait été fait au temps de leurs pères. « C'est pourquoi ils
disent: « Nos pères ont mangé la manne dans le désert». Par là ils espèrent le
porter à faire un de ces miracles qui leur donne de quoi les nourrir
charnellement.
En effet, pourquoi, de tous les anciens miracles, ne rappellent-ils que
celui-là seul, quoiqu'alors Dieu en eût beaucoup fait dans l'Egypte, dans la
mer, dans le désert, et ne font-ils mention que de celui de la manne? N'est-ce
point parce qu'ils obéissaient en esclaves à leur gourmandise? Mais pourquoi,
vous qui l'avez appelé prophète, qui avez voulu le faire
roi pour avoir vu un miracle, maintenant, comme s'il n'avait rien fait
pour vous, êtes-vous ingrats et infidèles envers lui et lui demandez-vous un
miracle, criant comme des Parasites et hurlant comme des chiens affamés? Quoi !
maintenant que votre âme tombe en défaillance, vous parlez avec admiration du
miracle de la manne? Remarquez l'ironie, ils ne disent pas: Moïse a fait ce
miracle; vous, que faites-vous? de crainte de l'irriter; mais ils lui adressent
la parole avec beaucoup d'honnêteté et de respect, dans l'attente qu'il leur
donnera à manger. Ils ne disent pas non plus: Dieu a fait ce miracle, mais vous,
que faites-vous? de peur qu'ils ne parussent l'égaler à Dieu; et aussi, ils ne
nomment pas Moïse, de peur qu'on ne croie qu'ils le mettent au-dessous de
Jésus-Christ, mais ils lui présentent cet exemple: « Nos pères ont mangé la
manne dans le désert ». Or Jésus-Christ leur pouvait répondre: Je viens de
faire à l'instant un plus grand miracle que celui de Moïse, et je n'ai eu
besoin ni d'une verge, ni de prières, mais j'ai tout fait par moi-même. Vous
exaltez le miracle de la manne, et moi, je viens de vous donner du pain. Mais
il n'était pas alors temps de parler ainsi: Jésus-Christ n'avait en vue que de
les attirer et les engager à lui demander la viande spirituelle.
Observez, mes frères, avec quelle prudence Jésus leur répond: « Moïse
ne vous a point donné le pain du ciel, mais c'est mon Père qui vous donne le
véritable pain du ciel (32). » Pourquoi n'a-t-il pas dit: Ce n'est pas Moïse
qui vous a donné le pain, mais c'est moi qui vous l'ai donné? Pourquoi, au lieu
de Moïse, a-t-il nommé Dieu, et s'est-il nommé lui-même au lieu de la manne?
C'est parce qu'il avait affaire à des auditeurs fort simples et fort grossiers,
comme il y paraît par ce qui suit. Car ces paroles qu'il avait dites au
commencement.: « Vous me cherchez, non à cause des miracles que vous avez vus,
mais parce que je vous ai donné du pain à manger et que vous avez été rassasiés
», ne furent pas capables de les retenir et de réprimer leur gourmandise. Comme
donc ils ne cherchaient uniquement qu'à manger, il les en reprit, mais ils ne
se corrigèrent point et ne cessèrent pas de demander.
Quand Jésus-Christ promit à la Samaritaine de lui donner de l'eau, il
ne lui nomma point le Père, mais il lui dit: « Si vous connaissiez [316] qui
est celui qui vous dit: Donnez-moi à boire, vous lui en auriez peut-être
demandé vous-même, et il vous aurait donné de l'eau vive »; et encore: L'eau
que je vous donnerai » (Jean, IV, 10); et il ne la renvoie pas au Père. Mais
ici il parle du Père pour vous faire connaître quelle était la foi de la
Samaritaine, et aussi quelle était la faiblesse et la grossièreté des Juifs.
La manne n'était donc pas le pain du ciel; pourquoi donc la dit-on un
pain du ciel? On l'appelle le pain du ciel dans le même sens que l'Ecriture dit:
« Les oiseaux du ciel » (Ps. VIII, 8), et aussi: « Et le Seigneur a tonné du
haut du ciel ». (Ps. XVII, 15.) Le pain que le Père donne, Jésus-Christ
l'appelle le pain véritable, non que le miracle de la manne fût faux, mais
parce qu'il était une figure et non pas la vérité même.. Jésus-Christ, parlant
de Moïse, ne s'élève point au-dessus de lui, parce que les Juifs ne lui
donnaient pas encore la préférence sur Moïse, et qu'ils croyaient ce
législateur plus grand que lui. Voilà pourquoi, ayant dit: « Moïse ne vous a
point donné », il n'a pas ajouté: C'est moi qui donne; mais il dit: C'est mon
Père. Alors les Juifs répondirent: « Donnez-nous ce pain à manger »; ils
croyaient encore qu'il s'agissait d'un pain matériel et sensible; ils
s'attendaient encore à contenter leur appétit. Voilà pourquoi ils accoururent
si promptement. Que fait donc Jésus-Christ? Peu à peu il élève leur esprit, et
il ajoute: « Le pain de Dieu est celui qui est descendu du ciel et qui donne la
vie au monde (33) »;. non-seulement aux Juifs, dit-il, mais aussi à tout le
inonde. Il ne dit pas simplement la nourriture, mais une vie différente, de
celle-ci: et il dit qu'il donne la vie, parce que ceux qui avaient mangé la
manne étaient tous morts; mais les Juifs encore attachés à la terre, disent: «
Donnez-nous ce pain (34) ». Sur quoi Jésus-Christ les reprend de ce, que, tant
qu'ils ont cru recevoir une viande corporelle, ils sont venus à lui en foule;
mais qu'aussitôt qu'ils ont appris que la viande qu'il leur voulait donner
était spirituelle, ils ont cessé d'accourir, et il leur dit: « Je suis le pain
de vie: celui qui vient à moi n'aura point du faim, et celui qui croit en moi
n'aura jamais soif (35). Mais je vous l'ai, déjà dit: vous m'avez vu, et vous
ne me croyez point (36) ».
2. Jean-Baptiste le leur avait déjà dit d'avance: « Il rend témoignage
de ce qu'il a vu et de ce qu'il a entendu, et personne ne reçoit son
témoignage». (Jean, III, 32.) Jésus-Christ, de même: « Nous disons ce que nous
savons, et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu; et cependant, vous
ne recevez point notre témoignage ». (Jean, II.) C'est pour les avertir et leur
montrer qu'il ne s'étonne point de leur incrédulité, qu'il ne recherche point
la gloire et qu'il n'ignore point les secrets,. soit présents, soit futurs, de
leurs coeurs.
« Je suis le pain de vie ». L'évangéliste commence maintenant d'entrer
dans l'exposition des mystères. Et premièrement, il découvre la divinité du
Christ, en disant: « Je suis le pain « de vie »; car il ne dit pas cela de son
corps. Il parle de son corps vers la fin de ce chapitre: « Et le pain que je
donnerai, c'est ma chair (52) ». Mais ici il parle de sa divinité. Il est le
pain parce qu'il est Dieu, le Verbe, de même qu'ici il devient le pain céleste
par la descente du Saint-Esprit. Au reste, Jésus-Christ n'apporté point ici de
témoignages, comme dans lé sermon qui précède, parce qu'il avait celui des
pains, et que les Juifs faisaient encore semblant de le croire. En entendant
l'autre prédication, ils murmuraient, ils contestaient; voilà pourquoi il
explique ici sa doctrine. Les Juifs, dans l'espérance d'avoir la nourriture
corporelle, demeurent à l'écouter et ne se troublent point jusqu'à ce qu'ils se
voient déçus dans leur attente. Mais Jésus-Christ ne se tait pas peur cela; il
leur dit, au contraire, bien des choses propres à les faire rentrer en
eux-mêmes. Et ces hommes qui, pendant qu'ils mangeaient et se rassasiaient,
l'avaient appelé prophète, maintenant se mettent en colère et le disent fils du
charpentier. (Matth. XIII, 55.) Ils ne le traitaient pas de même lorsqu'il leur
donnait à manger, mais ils disaient: « C'est ici le prophète », et ils
voulaient le faire roi. Au reste, ils paraissaient se fâcher et se mettre en
colère lorsqu'il disait qu'il était descendu du ciel; mais ce n'était point là
le vrai sujet de leur colère: ce qui les irritait, c'était de n'avoir plus
d'espérance de recevoir la nourriture corporelle. Et certes, si ces paroles les
choquaient, que ne s'informaient-ils de Jésus, comment il était le pain de vie,
comment il était descendu du ciel? mais au lieu de le faire, ils se mettent à
murmurer.
Ce qui prouve manifestement que ce n'était point là de quoi ils
s'offensaient, c'est que [317] Jésus-Christ disait: « C'est mon Père » qui vous
« donne le pain »; ils ne dirent pas; Priez-le de nous le donner, mais:
Donnez-nous ce pain. Cependant Jésus-Christ n'avait pas dit C'est moi qui le
donne, mais: « C'est mon a Père qui le donne ». Toutefois, leur avide
gloutonnerie leur fait penser qu'il pouvait leur donner le pain. Dès lors,
comment pouvaient-ils encore s'offenser, et cela, en s'entendant dire que
c'était son Père qui le donnait? Quelle est donc la cause de leur colère
Entendant qu'ils n'auraient plus a manger, ils né le croient plus, et ils
couvrent leur incrédulité du prétexte qu'il disait des choses trop élevées.
Voilà pourquoi Jésus dit: « Vous m'avez vu, et vous ne me croyez point »,
double allusion et aux miracles et au témoignage des Ecritures: « Car, ce
sont-elles », dit-il, « qui rendent témoignage de moi » (Jean V, 39); et: « Je
suis venu au nom de mon Père, et vous ne me recevez pas ». (Ibid. 43); et: «
Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire que vous vous donnez
les uns aux autres ? » (Ibid. 44.)
« Tous ceux que mon Père me donne viennent à moi: et je ne jetterai
point dehors celui qui vient à moi (37) ». Ne voyez-vous pas que le divin
Sauveur m'oublie rien pour le salut des hommes? Au reste, il a ajouté cela, de
peur qu'il ne parût agiter des questions curieuses et inutiles, et parler
témérairement. Et que dit-il ? « Tous ceux que mon Père me donne viendront à
moi, et je les ressusciterai au dernier jour (40) ». Pourquoi Jésus parle-t-il
de la résurrection, à laquelle participeront les pécheurs et les méchants, et
en parle-t-il comme d'un don et d'une grâce qui est proprement pour ceux qui
croient? Parce qu'il ne }'entend pas simplement de la résurrection générale,
mais spécialement de la résurrection bienheureuse. Car ayant dit auparavant: «
Je ne le jetterai point »; et: je n'en perdrai aucun (39) », il parle ensuite
de la résurrection. En effet, dans la résurrection générale, les uns sont
rejetés, ainsi qu'il le dit: « Prenez celui-là et jetez-le dans les ténèbres
extérieures ». (Matth. XXII, 13.) Les autres périssent, comme le déclarent ces
paroles: « Craignez plutôt celui qui a le pouvoir de jeter dans l'enfer et
l'âme et le corps ». (Luc, XII, 5.) C'est pourquoi, voici ce que signifient ces
mots: « Je donne la vie éternelle: ceux qui auront fait de mauvaises oeuvres
sortiront» des tombeaux pour ressusciter à leur, condamnation; mais ceux qui en
auront fait de bonnes en sortiront pour ressusciter à la vie ». (Jean, V, 29.)
Ici donc Jésus-Christ parle de cette résurrection, qui est pour les bons.
Enfin, que veut dire le Sauveur par ces paroles: « Tous ceux que mon
Père me donne viendront à moi? » il blâme les Juifs de leur incrédulité: il
fait connaître que celui qui ne croit point en lui, désobéit à son Père.
Toutefois, il ne le dit pas ouvertement, mais il le fait assez entendre: on
aperçoit même qu'il le fait partout, pour montrer que ceux qui ne croient point,
non-seulement l'offensent lui-même, mais encore son Père. Si c'est la volonté
du Père que son Fils sauve tout le monde, et si c'est pour cela que son Fils
est venu dans le monde, ceux qui. ne croient point sont rebelles à sa volonté.
Lors donc que mon Père conduit quelqu'un, dit-il, rien ne l'empêche de venir à
moi. Il continue ensuite d'expliquer sa parole, et il dit: « Personne ne peut
venir à moi, si mon Père ne l’attire (44) ». Et cependant saint Paul déclare
que « c'est lui qui les donne au Père: lorsqu'il aura remis son royaume à son
Dieu et au Père ». ( I Cor. XV, 24.) Comme donc le Père, lorsqu'il donne, ne se
prive point de ce qu'il donne; de même aussi le Fils, lorsqu'il a remis à son
Père, né s'est privé de rien. Au reste, il est dit que le Fils donne au Père,
parce que « c'est par lui que nous avons accès vers le Père ». (Ephés. II,
18.).
3. Ce mot: « Par lequel », l'Ecriture le dit aussi du Père, comme dans
ce passage: « Par « lequel vous avez été appelés à la société de son Fils » (I
Cor. I, 9), c'est-à-dire par la volonté du père. Et encore: «Vous êtes
bienheureux, Simon, fils de Jean, parce que ce n'est point la chair et le sang
qui vous ont révélé ceci ». (Matth. II, 17.) En cet endroit, Jésus-Christ
insinue à peu près ce que je vais dire: croire en moi ce n'est pas peu de
chose, et on a besoin pour cela du secours de la grâce du ciel. Partout le
Sauveur établit et confirme cette vérité; enseignant que l'âme courageuse qui
est attirée de Dieu, a besoin de la foi.
Mais quelqu'un dira peut-être: Si tous ceux que le Père vous donne vont
à vous, si tous ceux aussi qu'il attire vont à vous, et si personne ne peut
venir à vous, s'il ne lui a été
31donné d'en-haut, ceux à qui le Père ne le donne point, sont exempts de
tout péché. Ce sont là des paroles et des prétextes; car notre volonté est
aussi nécessaire: d'être instruit et de croire cela dépend de la volonté. Mais
ici, par ces paroles: « Ce que le Père me donne », Jésus-Christ déclare
seulement ceci: ce n'est pas une chose commune que de croire en moi, et cela ne
dépend point du raisonnement humain, mais il faut la révélation d'en-haut; et
une âme pieuse qui la reçoive. Cette parole: « Celui qui vient à moi sera sauvé
», veut dire que la divine Providence en aura grand soin, car c'est pour cela
que je suis venu, et que j'ai pris une chair et la forme de serviteur. A quoi
il ajoute: « Je suis descendu du ciel non pour faire ma volonté, mais pour
faire la volonté de celui qui m'a envoyé (38) ».
Que dites-vous, divin Sauveur? Est-ce que vous avez une volonté et le
Père une autre? De peur donc que quelqu'un ne formât ce doute, sur-le-champ il
l'ôte par ce qui suit: «La volonté de mon Père, qui m'a envoyé, est que
quiconque voit le Fils et croit en lui, ait la vie éternelle (40) ». N'est-ce
pas là votre volonté? Pourquoi dites-vous donc ailleurs: « Je suis venu pour
mettre le feu « sur la terre, et que désiré-je, sinon qu'il « s'allume? » (Luc,
XII, 49.) Si c'est donc là votre volonté, il est évident que vous n'avez qu'une
seule et même volonté avec votre Père; en effet, Jésus-Christ dit encore
ailleurs: « Comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le
Fils donne la vie à qui il lui plaît ». (Jean, V, 21.)
Quelle est donc la volonté du Père? N'est-ce pas qu'il ne périsse aucun
de tous ceux qu'il vous donne? Et voilà ce que vous voulez vous-même: votre
volonté et la volonté:du Père ne sont donc pas différentes. De même, en un
autre endroit, Jésus-Christ établit encore plus fortement son égalité avec le
Père en disant: « Mon Père et moi nous viendrons à lui, et nous ferons en lui
notre demeure » (Jean, XIV, 23); c'est-à-dire: je ne suis venu que pour faire
la volonté de mon Père, et je n'ai point d'autre volonté que celle de mon Père.
Car: « Tout ce qui est à mon Père est à moi, et « tout ce qui est à moi est à
mon Père »: (Jean, XVII, 10.) Donc si tout ce qui est au Père est également au
Fils, si tout est commun entre le Père et le Fils, c'est avec raison que le
Fils dit: Je ne suis pas venu pour faire ma volonté.
Mais ici Jésus-Christ ne s'explique pas si clairement, il remet à le
faire dans la suite. Ces vérités sublimes, comme j'ai dit, il les cache encore
et les couvre comme sous une ombre; il veut montrer que s'il avait dit Telle
est ma volonté, les Juifs l'auraient méprisé: il dit donc qu'il coopère à la
volonté du Père, afin de les frapper davantage de, crainte et de terreur, de
même que s'il disait: Que pensez-vous? Pensez-vous qu'en ne croyant point en
moi vous me fâchiez? Vous irritez la colère de mon Père: « Car la volonté de
celui qui m'a envoyé est que je ne perde aucun, de tous ceux qu'il m'a donnés
(39) ». Le divin Sauveur déclare ici qu'il n'a nullement besoin de leur culte,
et qu'il n'est pas venu dans son propre intérêt ou dans celui de sa gloire,
mais pour leur salut; il l'a dit aussi dans le discours précédent: «Je ne tire
point ma gloire des hommes»; et derechef: « Je dis ceci afin que vous soyez
sauvés ». Toujours et partout il s'attache à leur faire connaître qu'il est
venu pour leur salut. Au reste, il dit qu'il travailla, pour glorifier son
Père, afin qu'ils ne puissent former aucun soupçon contre lui: Il fait voir
plus clairement, par la suite, que c'est pour cette raison qu'il a parlé de la
sorte: «Celui qui veut faire sa volonté », dit-il, «cherche sa propre gloire;
mais celui qui cherche la gloire de celui qui l'a envoyé est véritable; et il
n'y a point en lui d'injustice ». (Jean, VII, 18.) « La volonté de mon Père est
que, quiconque voit le Fils et croit en lui, ait la vie éternelle, et je le
ressusciterai au dernier jour ». (Jean, VI, 40.) Pourquoi Jésus-Christ
parle-t-il si souvent de la résurrection? C'est afin que les Juifs ne jugent
pas de la providence de Dieu seulement sur les choses de cette vie, afin que
ceux qui ne jouissent pas des biens de ce monde ne se découragent pas, mais se
consolent par l'espérance des biens futurs; et que ceux qui méritent le
châtiment, s'ils ne le reçoivent pas en cette vie, ne bravent point pour cela
la Providence; mais qu'ils sachent qu'une autre vie les attend.
4. Mais si les Juifs n'ont, en aucune manière, profité de ces vérités,
travaillons fortement nous-mêmes; mes frères, à en faire notre profit, en nous
entretenant souvent de la résurrection. Si l'envie de nous enrichir, de [319]
voler ou de commettre quelque mauvaise action nous agite et nous tourmente,
aussitôt pensons à ce jour, et représentons-nous le tribunal auquel nous
comparaîtrons; cette pensée réprimera la violence de nos passions et de nos
désirs plus efficacement qu'aucun autre frein. Disons-le aux autres,
disons-le-nous continuellement à nous-;mêmes: il y a une résurrection, il y a
un tribunal redoutable et terrible. Si nous voyons quelqu'un qui se réjouisse
et tire vanité de ses richesses, représentons-lui qu'il y a une résurrection et
un jugement, et que tout ce qu'il possède de bien restera ici; si nous trouvons
une autre personne dans l'affliction, et gémissant sous le poids de ses
calamités, représentons-lui la même chose, faisons-lui savoir que ses peines et
ses afflictions finiront; et si nous rencontrons un paresseux, un homme qui
vive,dans la mollesse, crions-lui la même chose, apprenons-lui qu'il sera puni
de sa paresse. Cette parole guérira mieux notre âme que tout autre remède que
nous lui pourrions appliquer.
Sûrement il y a une résurrection, et cette résurrection n'est point
éloignée, déjà elle est à la porte. « Encore un peu de temps », dit saint Paul,
« et celui qui doit venir viendra, et ne tardera pas ».(Héb, X, 37); et encore:
« Nous devons tous comparaître devant le tribunal de Jésus-Christ » (II Cor. V,
10), c'est-à-dire et les méchants et les bons; ceux-là pour être couverts de
honte et de confusion devant tout le monde, ceux-ci pour recevoir une plus
grande gloire en présence de tons les hommes. Comme ici les juges punissent
publiquement les méchants et comblent les bons de louanges et d'honneurs en
présence de tout le monde, il en sera de même à ce jugement, afin que les uns
aient plus de confusion, les autres plus de gloire.
C'est pourquoi, faisons tous les jours de ces vérités le sujet de nos
méditations. Si elles nous sont toujours présentes, rien de ce monde, rien de
ce qui passe ne sera capable de nous attacher. En effet, ce qui est visible est
passager, ce qui est invisible est éternel. Disons-nous donc souvent et
réciproquement les uns aux autres: il y a une résurrection, il y a un jugement
où il nous faudra rendre compte de nos oeuvres. Tous ceux qui croient au
destin, qu'ils se le disent, et bientôt ils seront délivrés de cette horrible
maladie. Car s'il y a une résurrection et un,jugement, il n'y a point de
destin, en dépit de l'acharnement des impies obstinés à le soutenir. Mais j'ai
honte d'enseigner à des chrétiens qu'il y a une résurrection; être encore à
apprendre qu'il y en a une, sûrement c'est n'être pas chrétien; c'est n'être
pas chrétien que de n'être pas persuade: qu'il n'y a point de fatale nécessité,
que rien ne se fait au hasard ni à l'aventure; c'est pourquoi je vous prie et
je vous conjure, mes frères, de vous délivrer et de vous purifier de toutes vos
fautes et de tous vos péchés, et de faire tous vos efforts pour en obtenir le
pardon et la rémission au jour du jugement.
Mais quelqu'un dira peut-être: Quand la consommation viendra-t-elle,
quand arrivera la résurrection? Combien déjà s'est-il passé de temps. sans
qu'il arrivât rien de pareil? Mais sûrement ce temps viendra, croyez-le. Avant
le déluge les hommes parlaient de même et se moquaient de Noé; mais le déluge
arriva, et il engloutit dans ses eaux tous ces incrédules; celui-là seul qui avait
cru fut sauvé. Et au temps de Loth les hommes ne s'attendaient pas que Dieu
leur enverrait cette plaie terrible, jusqu'à ce que le feu et la foudre tombant
du ciel les consumèrent tous. Or, ni alors, ni au temps. de Noé, il n'y eut
aucun signal pour avertir de ce qui devait arriver; mais lorsque tous étaient
occupés à faire des festins, à boire, à s'enivrer, ce fut alors que tout à coup
ces horribles maux fondirent sur eux; il en sera de même de la résurrection,
rien ne l'annoncera; quand nous serons en pleine allégresse, elle arrivera.
Voilà pourquoi saint Paul dit: « Lorsqu'ils diront: Nous voici en paix et en
sûreté, ils se trouveront surpris tout d'un coup d'une ruine imprévue, comme
l'est une femme grosse des douleurs de l'enfantement, sans qu'il leur reste
aucun moyen de se sauver ». (I Thess. V, 3.) Au reste, la divine Providence l'a
ainsi ordonné, afin que nous nous tenions toujours prêts et que nous ne nous
croyions pas en sûreté, même lorsque nous ne voyons rien à craindre.
Que répondez-vous ? Vous ne croyez pas qu'il y aura une, résurrection
et un jugement? Les démons mêmes le croient et le confessent hautement, et vous
ne le croyez pas? « Etes-vous venu ici », disent-ils, « pour nous tourmenter
avant le temps? » (Matth. VIII, 29.) Or, ceux qui disent qu'il y aura des
tourments reconnaissent sans doute qu'il y a un [320] jugement, qu'il faudra
rendre compte, de ses oeuvres et qu'il y a un enfer. Par nos folies, par. nos
extravagances, par nos incrédulités, n'attirons donc point sur nous la colère
de Dieu. Comme Jésus-Christ nous a précédés dans les autres choses, en ceci
encore il nous précédera. En effet, c'est pour cela qu'il est appelé « le
premier né d'entre les morts ». (Col. I,18.) Que s'il n'y avait point de
résurrection, comment pourrait-il être le premier né d'entre les morts, aucun
d'entre les morts ne marchant à sa suite? S'il n'y a point de résurrection,
comment sauvera-t-on la justice de Dieu, lorsque tant de méchants vivent dans
la prospérité, et que tant de justes passent leur vie dans la, peine et les
afflictions ? Où chacun d'eux recevra-t-il selon ses oeuvres et ses mérites,
s'il n'y a point de résurrection? Cette résurrection; nul de ceux qui vivent
bien ne refuse d'y croire; les: gens de bien soupirent sans cesse après cet
heureux jour, répétant cette seule parole. « Que votre règne arrive ». (Matth.
VI, 10.) Qui sont donc ceux qui n'y croient point? Ce sont ceux qui marchent
dans les voies de l'iniquité et qui vivent, dans l'impureté du péché, comme dit
le prophète: Ses voies sont souillées en tout temps « vos jugements ne se
présentent point devant sa vue. ». (Ps. IX, 26, 27.) Non, il n'est point,
d'homme, il n'en est point, qui, menant une vie pure et sainte, ne croie la
résurrection: Et tous ceux quine se sentent coupables d'aucun mal, disent,
espèrent et croient qu'ils recevront une récompense.
N'irritons donc point la colère de Dieu, mais écoutons ce qu’il dit: «
Craignez celui qui peut perdre et l'âme et le corps dans l'enfer » (Matth. X,
28), afin que, corrigés par la crainte et préservés de cette perdition, nous
soyions jugés, dignes d'entrer dans le royaume des cieux, que je vous souhaite,
par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec
qui gloire soit au Père et à soi, adorable, très-saint et vivifiant Esprit,
maintenant et toujours,, et dans les siècles éternels ! Ainsi soit-il.
1. Saint Paul, écrivant aux Philippiens, dit de quelques-uns d'entre
eux, « qu'ils font leur
Dieu de leur ventre, et qu'ils mettent leur gloire dans leur propre
honte » ( III, 19): [321] Que la même chose pouvait se dire aussi des Juifs, ce
qui précède le fait voir, et aussi ce que disaient ceux qui venaient trouver
Jésus-Christ. Car quand il leur donnait à manger et qu'il les rassasiait, ils
l'appelaient prophète et le voulaient faire roi; mais lorsqu'il leur fait
connaître la nourriture spirituelle et la vie éternelle; lorsqu'il les détourne
des choses terrestres, lorsqu'il leur parle de la résurrection et qu'il élève
leur esprit, lorsqu'enfin ils devaient le plus l'admirer; c'est alors qu'ils se
mettent à murmurer, et qu'ils se retirent. Cependant s'il était le prophète,
comme auparavant ils l'avaient reconnu en disant: « Voici celui de qui Moïse a
parlé: Le Seigneur votre Dieu vous suscitera un prophète comme moi, d'entre vos
frères, c'est lui que vous écouterez » (Deut. XVIII, 15); ils devaient donc
l'écouter quand il disait: « Je suis descendu du ciel ». Mais ils ne
l'écoutaient point, et au contraire ils se mettaient à murmurer, gardant
néanmoins encore quelque respect pour lui, à cause du miracle qu'il venait de
faire pour eux: c'est aussi pour cette raison qu'ils ne le contredisaient pas
ouvertement, quoique par leurs murmures ils fissent assez éclater leur dépit et
leur colère, de ce qu'il ne leur donnait pas la nourriture qu'ils désiraient.
Et en murmurant ils lui faisaient ce reproche: « N'est-ce pas là le fils de
Joseph? » ce qui montre qu'ils n'avaient nulle connaissance de son admirable
génération; c'est pour cela qu'ils l'appelaient encore fils de Joseph. Et
toutefois le divin Sauveur ne les reprend point, il ne leur dit pas: Je ne suis
point le fils de Joseph: non qu'il fût le fils de Joseph, mais parce qu'ils
n'étaient pas encore capables d'entendre parler de son admirable génération.
Que s'ils ne pouvaient point encore comprendre sa naissance charnelle, bien
moins auraient-ils compris sa génération ineffable et céleste. S'il ne leur
découvrit pas le secret de sa naissance terrestre, à plus forte raison
n'aurait-il pas entrepris de leur révéler un mystère aussi sublime. Cependant
c'était pour eux un sujet de scandale que de le croire de naissance vulgaire:
néanmoins, il ne leur découvre pas la vérité, de peur qu'en étant une pierre
d'achoppement, il ne fît qu'en mettre une autre à la place.
A ces murmures, que répond donc Jésus-Christ? « Personne ne peint venir
à moi, si mon Père qui m'a envoyé ne l'attire (44) ».
Les manichéens s'emparent de ces paroles malentendues pour s'élever
contre la liberté de l'homme, et dire que nous ne pouvons rien faire de
nous-mêmes, et toutefois ces paroles prouvent invinciblement que notre volonté
est libre et qu'il dépend de nous de vouloir. Eh quoi ! si l'on peut venir à
lui, dit le manichéen, quel besoin a-t-on d'être attiré? Mais que le Père nous
attire, cela ne détruit pas notre libre arbitre, cela fait seulement connaître
que nous avons besoin d'aide et de secours: le Sauveur ne dit point que, pour
venir, on a besoin d'un grand secours. Il montre ensuite de quelle manière le
Père attire. Car, de peur que les Juifs ne se figurent ici encore une action
sensible, il ajoute: « Ce n'est pas qu'aucun homme ait vu le Père, si ce n'est
celui gui est né de Dieu, c'est celui-là qui a vu le Père (46) ». Comment
attire-t-il ? dit le manichéen. Déjà depuis longtemps un prophète l'a expliqué
par ces paroles: « Ils seront tous enseignés de Dieu (45) ». Remarquez ici, mes
frères, quelle est la dignité et l'excellence de la foi: Ceux que le Père
attire, ne sont point instruits par les hommes, ni par le ministère d'un homme,
mais par Dieu même. C'est pourquoi, afin de persuader ce qu'il dit, il les
renvoie aux prophètes. Et s'il est dit que tous seront enseignés de Dieu,
objecte encore le manichéen, pourquoi en est-il qui ne croient pas ? parce que
ce que dit là le prophète, il le dit seulement de la plupart: à le bien
prendre, il ne parle pas absolument de tous, mais de tous ceux qui voudront «
croire». En effet, le Maître se présente à tous, prêt à les enseigner tous, à
leur donner sa doctrine qu'il répand sur tous.
« Et je le ressusciterai au dernier jour ». Dans ces paroles la dignité
du Fils éclate merveilleusement. Le Père attire, et le Fils ressuscite.
L'Ecriture ne divise point les oeuvres du Père et du Fils: et comment le
pourrait-elle? mais elle montre une égalité de puissance, de même qu'en cet
endroit: « Et mon Père qui m'a envoyé rend témoignage de moi ». Après, de peur
que quelques-uns ne cherchassent avec trop de curiosité à sonder ces paroles,
il les a renvoyés aux Ecritures; ici de même il les renvoie aux prophètes, il
les leur cite fréquemment, pour leur faire voir qu'il n'est pas contraire au
Père.
Mais, direz-vous, auparavant par qui les hommes ont-ils été enseignés ?
est-ce qu'ils [322] n'ont pas été enseignés de Dieu? qu'est-il en ceci de si
extraordinaire et de si admirable? C'est qu'alors des hommes servaient de
ministres pour instruire les hommes des choses divines, et que maintenant c'est
Jésus-Christ et le Saint-Esprit qui les instruisent. Jésus-Christ conclut
ensuite par ces paroles: « Ce n'est pas qu'aucun homme ait vu le Père; si ce
n'est celui qui est né de Dieu »: où il ne parle pas de ceux qui sont nés de
Dieu en tant que cause, mais de celui qui est engendré de sa substance. S'il
disait: Nous sommes tous nés de Dieu, on dirait: En quoi donc le Fils
l’emporte-t-il sur les autres, en quoi diffère-t-il d'eux?
Et pourquoi, dira-t-on encore, ne l'a-t-il pas plus clairement expliqué
? c'est à cause de la faiblesse et de la grossièreté des Juifs. Si, lorsqu'il a
dit: « Je suis descendu du ciel », ils s'en sont si fort scandalisés, ne se
seraient-ils pas encore beaucoup plus scandalisés et irrités, s'il avait dit:
Je suis engendré de la propre substance du Père? Il se dit le pain de Dieu,
parce que c'est lui qui nous donne cette vie et la vie future. Voilà pourquoi
il ajoute: « Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement (52) ». Mais
ici Jésus-Christ appelle pain la doctrine du salut et la foi en lui, ou bien
son corps; car l'une et l'autre chose fortifie et vivifie l'âme. Cependant il a
dit ailleurs « Celui qui écoutera ma parole, ne mourra jamais » (Jean, VIII,
52), et ils s'en sont scandalisés. Maintenant ils ne se scandalisent point,
peut-être, parce qu'ils le considéraient et le respectaient encore à cause des
pains qu'il leur avait donnés à manger.
2. Remarquez, mes frères, la différence que met le divin Sauveur entre
ce pain et la manne, différence qu'il tire de l'effet que produisent l'un et
l'autre. Premièrement, il montre que la manne n'a rien produit de nouveau, en
disant: « Vos pères ont mangé la manne dans le désert; et ils sont morts (49)
». En second lieu, il s'attache principalement à les convaincre qu'ils ont reçu
de beaucoup plus grands biens que leurs pères, faisant allusion par là à Moïse
même et aux hommes admirables de ce temps. C'est pourquoi, ayant dit que ceux
qui avaient mangé la manne étaient morts, il a incontinent ajouté: « Celui qui
mange de ce pain, vivra éternellement ». Or, ce n'est pas sans raison qu'il a
mis ce mot: « Dans le désert ». C'est pour leur faire entendre que la manne n'a
pas duré longtemps et qu'elle n'est pas venue jusque dans la terre promise,
mais ce pain n'est pas de même nature. « Et le pain que je donnerai, c'est ma
chair que je dois livrer pour la vie du monde (52) ».
Il est probable que quelqu'un demandera ici avec étonnement quelle
était l'opportunité d'un langage qui, loin d'être utile ou édifiant, ne pouvait
que nuire à ceux qui étaient déjà édifiés. « Dès lors », dit l'évangéliste, «
plusieurs de ses disciples se retirèrent de sa suite (Jean, VI, 67) et dirent:
Ces paroles sont bien dures, et qui peut les écouter? » (Ibid. 61.) En effet,
Jésus-Christ aurait pu ne découvrir et ne communiquer ces mystères qu'à ses
disciples seuls, comme dit saint Matthieu: « Etant en particulier, il
expliquait tout à ses disciples». (Matth. XIII, 36.) Que répondrons-nous à cela
? Nous répondrons qu'aujourd'hui encore de telles paroles sont très-utiles et
très-nécessaires. Comme les Juifs pressaient instamment Jésus-Christ de leur
donner des viandes à manger, mais des viandes corporelles et sensibles; et que,
rappelant la nourriture qui avait été donnée à leurs pères, ils vantaient la
manne comme quelque chose de grand, il voulut leur faire connaître que ces
choses n'étaient que des ombres et des figures, et que la nourriture qu'il leur
promettait était seule la vérité: voilà pourquoi Jésus leur parle de cet
aliment spirituel.
Mais, repartirez-vous, il fallait dire: Vos pères ont mangé la manne
dans le désert, et moi je vous ai donné du pain. Mais la différence était
grande: les Juifs regardaient le pain comme inférieur à la manne, parce que
celle-ci était tombée du ciel, et que le miracle des pains avait été fait sur
la terre. Comme donc ils demandaient une nourriture qui leur fût envoyée du
ciel, c'est pour cela même que le divin Sauveur leur disait souvent: « Je suis
descendu du ciel ». Que si quelqu'un demande pourquoi il leur a parlé des
mystères, nous répondrons que c'était là, un temps propre. à les en entretenir.
L'obscurité des paroles excite et réveille toujours l'auditeur et le rend plus
attentif. Ils né devaient donc pas se,choquer, ni s'en scandaliser; mais plutôt
il fallait interroger, chercher à s'éclaircir et à s'instruire; loin de là, ils
se retirent. Ils l'appelaient prophète: s'ils le croyaient tel, il fallait donc
ajouter foi à ce qu'il disait. C'est pourquoi, qu'ils se soient choqués et
scandalisés, [323] cela vient uniquement de leur folie et non de l'obscurité
des paroles. Considérez ici, je vous prie, mes frères, de quelle manière le
Sauveur gagne le coeur de ses disciples et se les attache; car ce sont eux qui
lui disent. « Vous avez les paroles de la vie éternelle: à qui irions-nous,
Seigneur (69)? »
Au reste, Jésus-Christ dit ici que c'est lui-même qui donnera; il ne
dit pas que c'est son Père: « Le pain que je donnerai », dit-il, « c'est ma
chair » que je dois livrer « pour la vie du monde ». Mais le peuple ne parle
pas de même; il dit au contraire: « Ces paroles sont bien dures ». Et voilà
pourquoi ils se retirent. Cependant cette doctrine n'était point nouvelle, elle
n'était point différente de celle qu'on leur avait enseignée. Déjà auparavant
Jean-Baptiste leur avait insinué la même vérité, lorsqu'il appela Jésus agneau.
Mais, direz-vous, ils n'avaient point compris ce que cela voulait dire. Je le
sais: les disciples eux-mêmes ne l'avaient pas entendu. S'ils n'avaient pas
encore une trop claire connaissance de la résurrection, puisqu'ils ignoraient
ce qu'avait voulu dire Jésus par ces paroles: « Détruisez ce temple et je le
rétablirai en trois jours » (Jean, XI, 19), ils comprenaient bien moins les
paroles de Jean-Baptiste, qui étaient plus obscures. En effet, ils avaient
appris que les prophètes étaient ressuscités, quoique l'Ecriture ne le dise pas
clairement: mais que quelqu'un eût mangé de la chair « d'un homme », c'est ce
qu'aucun d'eux n'avait dit: toutefois, ils étaient dociles et soumis à
Jésus-Christ. Ils le suivaient, et ils confessaient qu'il avait les paroles de
la vie éternelle. Car c'est le devoir d'un disciple de ne pas examiner avec
trop de curiosité les paroles de son maître, mais d'écouter, d'obéir et
d'attendre une occasion pour demander ensuite l'explication de ce qu'il n'a
point compris. Pourquoi donc en est-il autrement arrivé, dira-t-on, et pourquoi
les Juifs rebroussèrent-ils chemin? Ce fut là un pur effet de leur folie.
Lorsque cette douteuse et dangereuse question: « Comment », entre dans
l'esprit, l'incrédulité y entre alors avec elle. Ainsi, Nicodème se trouble et
s'embarrasse; ainsi il dit: « Comment un homme peut-il «entrer une seconde fois
dans le sein de sa mère? » (Jean, III, 4.) Ainsi se troublent ceux-ci, et ils
disent: « Comment celui-ci nous peut-il donner sa chair à manger? (53) »
Si vous demandez comment cela se peut faire, pourquoi ne dites -vous
pas de même des pains: Comment Jésus a-t-il multiplié cinq pains en tant
d'autres ? c'est qu'alors ils ne se mettaient en peine que de se rassasier, et
qu'ils ne faisaient point d'attention au miracle. Mais ici, direz-vous,
l'expérience les a instruits. Donc aussi, vu l'expérience qu'ils avaient déjà
faite, ils auraient dû croire plus facilement. Le Sauveur a fait précéder le
grand miracle des pains, afin qu'ayant reconnu sa puissance et l'efficacité de
sa parole, ils n'y fussent plus incrédules dans la suite. Que si les Juifs, en
ce temps-là, n'ont point profité de sa doctrine, ni de sa parole, nous,
aujourd'hui, nous en retirons réellement tout le fruit et tout l'avantage. C'est
pourquoi il faut apprendre quel est le miracle qui s'opère dans nos mystères,
pourquoi ils nous ont été donnés, quel profit, quel avantage il nous en doit
revenir. « Nous ne sommes tous qu'un seul corps », dit l’Ecriture, « et les
membres de sa chair et de ses os ». Que ceux qui sont initiés à nos saints
mystères écoutent attentivement ce que je vais dire.
3. Afin donc que nous devenions tels non-seulement par l'amour, mais
encore réellement, mêlons-nous à cette chair divine. C'est l'effet que produit
l'aliment que le Sauveur nous a octroyé pour nous faire connaître l'ardeur et
l'excès de son amour. Voilà pourquoi il a uni, confondu son corps avec le
nôtre, afin que nous soyons tous comme un même corps, joint à un seul chef. En
effet, c'est là le témoignage et la marque d'un ardent amour. Job insinue cette
vérité, quand il dit de ses serviteurs qu'ils l'aimaient si fort, qu'ils
auraient souhaité de le manger. Car pour marquer leur vif et tendre
attachement, ils disaient: « Qui nous donnera de sa chair pour nous en
rassasier? » (Job. XXXI, 31.) Voilà ce que Jésus-Christ a fait pour nous; il
nous a donné sa chair à manger pour nous engager à avoir pour lui un plus grand
amour, et nous montrer celui qu'il a pour nous; il ne s'est pas seulement fait
voir à ceux qui ont désiré le contempler, mais encore il s'est donné à toucher,
à manier, à manger, à broyer avec les dents, à absorber de manière à contenter
le plus ardent amour.
Sortons donc de cette table, mes frères, comme des lions remplis
d'ardeur et de feu, terribles au démon, pleins du souvenir de [324] notre chef,
et de cet ardent amour dont il nous a donné de si vives marques. Souvent les
parents confient à des nourrices leurs enfants; moi, au contraire, je les
nourris de ma chair, je me donne moi-même à manger. Je veux tous vous annoblir
et vous donner à tous une bonne espérance des biens à venir. Celui qui s'est
livré pour vous dans ce monde vous fera dans l'autre beaucoup plus de bien
encore. J'ai voulu être votre frère pour l'amour de vous; j'ai pris votre chair
et votre sang afin que l'un et l'autre fût commun entre nous: je vous rends
cette chair et ce sang, par lesquels je suis devenu de même nature que vous. Ce
sang forme en nous une brillante et royale image: il produit une incroyable
beauté, il ne laisse pas la noblesse de l'âme se flétrir, lorsqu'il l'arrose
souvent et la nourrit. Les aliments ne se tournent pas d'abord en sang, mais
auparavant ils se convertissent en quelqu'autre chose. Mais ce sang se répand
dans l'âme aussitôt qu'on l'a bu, il l'arrose et la nourrit. Ce sang, quand on
le reçoit dignement, met en fuite les démons, il appelle et fait venir à nous
les anges, et même le Seigneur des anges. Car, aussitôt que les démons voient
le sang du Seigneur, ils fuient, mais les anges accourent. Ce sang, par son
effusion, a lavé et purifié tout le monde.
Saint Paul, dans son Epître aux Hébreux, dit sur ce sang bien des
choses qui sont pleines d'une admirable sagesse. C'est ce sang qui a purifié
l'intérieur du temple et le Saint des saints. (Héb. IX.) Que si le symbole de
ce sang, et dans le temple des Hébreux, et dans la ville capitale de l'Egypte,
seulement jeté par aspersion sur les jambages des portes, a eu tant de
puissance et de vertu, la vérité en a bien une plus grande et plus efficace.
C'est ce sang qui a consacré l'autel d'or: le grand prêtre n'osait entrer dans
le sanctuaire sans en avoir auparavant été arrosé. C'est avec ce sang que se
faisait la consécration des prêtres: ce sang figuratif lavait les péchés; si
donc la figure a eu tant de vertu et de puissance, si la mort a eu tant de
frayeur de l'ombre, combien, je vous prie, craindra-t-elle la vérité? Ce sang
est la sanctification et le salut de l'âme. C'est lui qui la lave, la purifie,
l'orne, l'enflamme c'est lui qui rend notre intelligence plus brillante que le
feu, notre âme plus resplendissante que l'or. C'est ce sang qui, ayant été
répandu, a ouvert le ciel.
4. Les mystères que Jésus-Christ a confiés à son Eglise sont
véritablement terribles: l'autel, sur lequel est immolée cette divine -victime,
est véritablement redoutable. (Gen. II, 10.) Du Paradis sortait une source qui
se partageait de tous côtés en des fleuves d'eau sensible: de cette table
rejaillit une source qui répand des fleuves d'eau spirituelle. Ce ne sont pas
des saules stériles qui s'élèvent autour de cette fontaine, mais des arbres
dont la hauteur atteint jusqu'au ciel, qui portent toujours du fruit dans la
saison, qui jamais ne se flétrissent. Si quelqu'un est échauffé, qu'il aille à
cette fontaine, il y tempérera sa fièvre car elle dissipe la chaleur et
rafraîchit tout ce qui est brûlé et en feu, non ce qui est échauffé par
l'ardeur du soleil, mais ce que des flèches de feu ont enflammé. C'est
d'en-haut, c'est du ciel que cette fontaine prend sa source et qu'elle tire son
origine; c'est là qu'elle se renouvelle. Elle donne naissance à plusieurs
ruisseaux que l'Esprit-Saint fait couler, et dont le Fils fait la distribution:
Ce n'est pas avec le hoyau qu'il leur trace leur route, mais il ouvre notre
coeur et nous dispose à les recevoir. Cette source est une source de lumière
qui répand les rayons de la vérité.
Là se trouvent les vertus célestes, qui contemplent la beauté des
sources et des canaux, parce qu'ils en connaissent la vertu mieux que nous, et
qu'ils voient plus clairement cette lumière inaccessible. Et comme s'il pouvait
se faire que quelqu'un mit sa main ou sa langue dans de l'or fondu, il la
retirerait toute dorée, de même ceux qui participent aux saints mystères dont
nous parlons, changent plus véritablement leur âme en or. Ce fleuve fait
bouillonner l'eau à plus gros bouillons et avec plus de véhémence que le feu,
mais il ne brûle pas; seulement il lave, il purifie. Les autels, les cérémonies
et les sacrifices de l'ancienne loi étaient des figures qui nous annonçaient
d'avance ce précieux sang. Voilà le prix de la rédemption de tout le monde;
voilà avec quoi Jésus-Christ a acheté son Eglise, c'est par ce sang qu'il
l'orne et l'embellit tout entière. De même que celui qui achète des esclaves
donne de l'or et les habille d'une étoffe d'or, s'il veut les orner et les
parer, ainsi Jésus-Christ nous a achetés et ornés par son sang. Ceux qui
participent à ce sang vivent dans la société des anges, des archanges et des
puissances des cieux; ils sont revêtus de la robe royale de [325] Jésus-Christ
et équipés des armes spirituelles. Mais c'est trop peu dire; ils sont revêtus
du roi même.
Or, comme c'est là quelque chose de grand et d'admirable, si vous
approchez de cette table avec une véritable pureté de coeur, vous vous approchez
du salut; mais si votre conscience est impure, vous vous précipitez au supplice
et vous avez attiré sur vous la vengeance du Seigneur: car, dit saint Paul, «
quiconque en mange et en boit d'une manière indigne du Seigneur, mange et boit
sa propre condamnation ». (I Cor. XI, 29.) S'il est vrai que ceux qui souillent
la pourpre royale sont punis comme s'ils l'avaient mise en pièces, doit-on
s'étonner que ceux qui reçoivent le corps de Jésus-Christ avec une âme impure,
soient condamnés au même supplice que ceux qui le percèrent de clous? Remarquez
combien est terrible le supplice que l'apôtre expose à nos yeux ! « Celui qui a
violé la loi de Moïse », dit-il, « est condamné à mort sans miséricorde, sur la
déposition de deux ou trois témoins. Combien donc croyez-vous que méritera de
plus grands supplices celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura
tenu pour une chose vile et profané le sang de l'alliance, par lequel il avait
été sanctifié ». (Héb. X, 28, 29.) Veillons donc sur nous-mêmes, mes très-chers
frères, puisque nous avons eu le bonheur de recevoir de si grands biens, et
lorsqu'il nous vient dans l'esprit quelque mauvaise pensée, lorsque nous nous
sentons portés à dire quelque parole honteuse, ou lorsque nous nous apercevons
qu'il s'élève en nous quelque mouvement de colère ou quelqu'autre mauvais
sentiment, pensons alors en nous-mêmes aux bienfaits dont le Seigneur nous a
honorés, représentons-nous combien grand et excellent est l'esprit que nous
avons reçu. Cette pensée réprimera et calmera nos passions. Jusqu'à quand nous
attacherons-nous aux choses présentes? Quand nous réveillerons-nous? Jusqu'à
quand serons-nous nonchalants, indifférents pour notre salut? Considérons la
grandeur et la magnificence des dons de Dieu, rendons-lui des actions de
grâces, glorifions-le, non-seulement par la foi, mais encore par les oeuvres,
afin que nous obtenions les biens futurs, par la grâce et la miséricorde de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire appartient, et au Père et au
Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles.
Ainsi-soit-il.
1. Quand nous parlons des choses spirituelles, qu'il ne reste dans nos
âmes aucune pensée charnelle ou terrestre; chassons, éloignons de nous toute
idée semblable, pour nous attacher uniquement et tout entier à la divine
parole. Si lorsque le roi vient dans la ville, on écarte de sa personne tout ce
qui peut faire de l'embarras et du tumulte, n'est-il pas beaucoup plus juste
que, lorsque le Saint-Esprit nous parle, nous l'écoutions dans une grande paix
et une grande tranquillité, et avec beaucoup de crainte et de respect? Et
véritablement elles sont effrayantes, les paroles qu'on nous a lues
aujourd'hui. Ecoutez ce que dit Jésus-Christ: « En vérité, je vous le dis,
quiconque ne mange pas ma chair et ne boit pas mon sang « n'aura point la vie
en soi ». Auparavant les Juifs avaient dit que cela était impossible, le divin
Sauveur leur montre que non-seulement cela n'est point impossible, mais que
c'est encore très-nécessaire. C'est pourquoi il ajoute: « Celui qui mange ma
chair et boit mon sang, a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier
jour ». Comme il disait: « Si quelqu'un mange de ce pain, il ne mourra jamais
», et qu'il y avait toute apparence qu'ils s'en scandaliseraient de même
qu'auparavant, lorsqu'ils avaient fait paraître leur scandale par ces paroles:
« Abraham est mort, et les prophètes aussi, comment donc pouvez-vous dire: il
ne mourra jamais? » (Jean, VIII, 52.) Il leur présente la résurrection, par
laquelle il résout la difficulté, et leur fait voir que celui qui mange de ce pain
ne mourra pas pour toujours.
Au reste, Jésus-Christ revient souvent sur ces mystères, pour faire
connaître aux Juifs que la vérité, qu'il leur annonce, est très-importante et
très-nécessaire, et qu'absolument il faut manger sa chair et boire son sang.
Car il ajoute encore: « Ma chair est véritablement viande, et mon sang est
véritablement breuvage (56) ». Que signifie cela? Ou que la viande véritable
est celle qui nourrit l'âme, ou qu'il veut confirmer et persuader ce qu'il dit;
afin qu'ils ne croient pas que ce soit là une énigme ou une parabole, et qu'ils
sachent qu'il faut nécessairement manger son corps. Il dit ensuite: « Celui qui
mange ma chair demeure en moi (57) », pour marquer qu'il s'incorpore en lui.
Mais ce qui suit ne nous paraîtra pas se lier avec ce qui précède, [327] si
nous n'y faisons beaucoup d'attention. En effet, après avoir dit: « Celui qui
mange ma « chair demeure en moi », ajouter: «Comme mon Père qui m'a envoyé est
vivant, moi aussi je vis par mon Père (58) »; où est la suite, où est le
rapport? Ces choses ont une étroite liaison et un parfait rapport entre elles.
Car le Sauveur ayant souvent promis la vie éternelle, pour confirmer sa
promesse, il ajoute: « Il demeure en moi ». Or, s'il demeure en moi, comme je
vis, il est visible qu'il vivra aussi. Il dit ensuite: « Comme mon Père qui m'a
envoyé est vivant », ce qui est une similitude, et revient à dire: Je vis comme
mon Père vit. Et de peur que vous ne le crussiez « non engendré », il a
incontinent ajouté: « par le Père », non que pour vivre il ait besoin d'aucune
opération: car, afin d'en ôter la pensée, il a déjà dit: « Comme le Père a la
vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d'avoir la vie en lui-même ». (Jean,
V, 26.) Que si pour vivre il a besoin d'opération et de secours, il s'ensuivra
ou que le Père n'a pas donné au Fils d'avoir la vie, et que cette proposition
est fausse; ou, s'il la lui a donnée, qu'il n'a plus besoin dans la suite
d'autre aide ni de secours. Que veut dire ce mot: « Par le Père? » Il insinue
seulement la cause, le principe. Au reste, il veut dire ceci: Comme mon Père
vit, moi je vis aussi: « De même, celui qui me mange, vivra aussi par moi ».
Ici Jésus-Christ appelle vie, non toutes sortes de vies, mais la vie glorieuse:
que le divin Sauveur n'entende point parler ici de la vie simple et commune,
mais de cette vie glorieuse et ineffable, cela se voit manifestement, puisque
tous les infidèles et les catéchumènes qui ne sont point initiés aux saints
mystères vivent, quoiqu'ils n'aient point goûté à cette chair divine.
Voyez-vous que Jésus-Christ ne parle point de cette vie, mais de celle du ciel?
Voici ce que signifie ce qu'il dit: Celui qui mange ma chair, quoiqu'il meure
et disparaisse à nos yeux, ne périra point et ne tombera point dans le lieu des
supplices. D'ailleurs, il ne parle point de la résurrection qui est commune à
tous les hommes, car tous ressusciteront pareillement; mais de cette adorable
et glorieuse résurrection, qui sera suivie de la récompense.
« C'est ici le pain qui est descendu du ciel. Ce n'est pas comme la
manne que vos pères ont mangée, et qui ne les a pas empêchés de mourir. Celui
qui mange ce pain, vivra éternellement (59) ». Jésus-Christ parle souvent de la
résurrection, pour imprimer cette vérité dans l'esprit de ses auditeurs. Car
c'était là le point le plus important de sa doctrine, d'établir et d'affermir
la foi en ces choses, la résurrection et la vie éternelle. Et voilà pourquoi il
ajoute la résurrection; soit parce qu'il a parlé de la vie éternelle, soit pour
montrer que la vie qu'il promet n'est pas pour le temps présent, mais pour
celui qui suivra la résurrection. Et par où, direz-vous, le prouvera-t-on? Par
les Ecritures. Jésus-Christ y renvoie incessamment les Juifs, afin que par
elles ils s'instruisent de ces vérités. Il a dit que « ce pain donne la vie au
monde » (Jean, VI, 33), pour les exciter à en manger et leur donner de
l'émulation et même du dépit, en voyant les autres jouir d'un si grand bien, de
telle sorte qu'ils s'efforcent d'y participer eux-mêmes: et il fait souvent
mention de la manne, tant pour leur en faire connaître la différence, que pour
les attirer à la foi. Si effectivement, sans moisson, sans blé, sans aucun
préparatif, Dieu a pu les nourrir pendant quarante ans, maintenant il le pourra
bien mieux, puisqu'il est venu pour opérer de plus grandes merveilles. Et
d'ailleurs, si ces choses étaient des figures, et si, sans sueurs et sans
travail, ils ramassaient alors de quoi se nourrir, à plus forte raison
aurons-nous toutes choses avec abondance, maintenant qu'il y a une si grande
différence, qu'il n'y a véritablement point de mort, et que nous jouissons
d'une véritable vie.
Au reste, c'est très à propos que le divin Sauveur parle souvent de la
vie: la vie est ce que les hommes désirent le plus; rien aussi n'est plus doux
ni plus agréable que de ne point mourir. Dans l'Ancien Testament Dieu
promettait aux hommes une longue vie, maintenant non-seulement il nous promet
une vie longue, mais aussi il nous en fait attendre une qui n'aura point de
fin. De plus, Jésus-Christ veut en même temps nous faire connaître que la peine
à laquelle le péché nous avait assujettis, est maintenant révoquée, et qu'il. a
aboli notre sentence de mort par l'institution non d'une vie ordinaire, mais
d'une vie éternelle, contrairement au régime antérieur. « Ce fut en enseignant
dans la synagogue de Capharnaüm, que Jésus dit ces choses (60) »; il a fait
dans ce lieu un [328] très-grand nombre de miracles; ainsi on ne devait être
nulle part plus attentif à sa parole.
2. Mais pourquoi Jésus enseignait-il dans la synagogue et dans le
temple? C'était pour attirer le peuple et pour montrer qu'il n'était pas
contraire au Père. « Plusieurs donc de ses disciples, qui l'avaient ouï,
disaient: Ces paroles sont bien dures (61) ». Que veut dire cela: « ces paroles
sont dures? » Elles sont rebutantes et fâcheuses, elles ordonnent des choses
trop difficiles et trop pénibles. Mais Jésus-Christ ne disait rien de rebutant,
ni de pénible: rien qui prescrivît des règles de vie; seulement il enseignait
ce qu'il fallait croire, parlant de temps en temps de la foi qu'on devait avoir
en lui. Comment donc ces paroles sont-elles dures? Est-ce parce que le Sauveur
promettait la résurrection et la vie éternelle? Est-ce parce qu'il disait qu'il
était descendu du ciel ? Est-ce parce qu'il enseignait que personne ne peut
être sauvé, s'il ne mange sa chair? Ces choses, je vous prie, sont-elles dures?
Qui le peut dire? Que signifie donc ce mot, « dur?» Une chose difficile à
entendre, qui surpassait leur force et leur intelligence, qui les épouvantait
et les effrayait. Ils croyaient que Jésus-Christ leur parlait de lui-même en
termes trop magnifiques. Voilà pourquoi ils disaient: « Qui peut les écouter? »
Et peut-être aussi parlaient-ils de la sorte pour excuser leur prochaine
retraite.
« Mais Jésus connaissant en lui-même que ses disciples murmuraient sur
ce sujet (62) », il était de sa divinité de révéler publiquement ce qu'il v
avait de plus caché dans leur coeur. C'est pourquoi il leur dit aussitôt: «
Cela vous a scandalise-t-il? » Que sera-ce donc « si vous voyez le Fils de
l'homme monter où il était auparavant? (63) » Jésus-Christ avait dit la même
chose à Nathanaël: « Parce que je vous ai dit que je vous ai vu sous le
figuier, vous croyez ». (Jean, 1, 50.) Et à Nicodème: « Personne n'est monté au
ciel, sinon le Fils de l'homme qui est dans le ciel ». (Jean, III, 13.) Quoi
donc? le Sauveur ajoute-t-il difficulté à difficulté? Non, loin de nous cette
pensée; mais il tâche d'attirer ses auditeurs et de les gagner par la grandeur
et l'excellence de sa doctrine. Si, ayant dit: « Je suis descendu du ciel », il
n'avait rien ajouté de plus, il leur eût donné un plus grand sujet de scandale
et de chute; mais quand il dit: « Mon corps donne la vie au monde », et: «
Comme mon Père qui est vivant, m'a envoyé, je vis a aussi par mon Père »; et: «
Je suis descendu du ciel », il aplanit, il résout la difficulté. Celui qui dit
de soi quelque chose de grand se rend suspect de mensonge; mais celui qui y
joint ensuite de telles choses, ôte tout soupçon. Au reste, il n'omet rien pour
les empêcher de croire qu'il soit le fils de Joseph. Jésus-Christ n'a donc pas
dit ces choses pour augmenter le scandale, mais pour l'ôter. En effet, le
regarder comme fils de Joseph, c'était montrer qu'on n'avait pas compris ce
qu'il avait dit. Mais être persuadé qu'il était descendu du ciel, et qu'il y
devait monter, c'était le vrai moyen d'entendre plus aisément et plus
facilement ses paroles.
Après cela il apporte une autre solution de la difficulté: « C'est l'esprit
», dit-il, « qui vivifie; la chair ne sert de rien (64) »; c'est-à-dire, ce que
je dis de moi, il faut l'entendre spirituellement; celui qui l'écoute avec un
esprit charnel et terrestre n'y comprend rien et n'en retire aucun fruit. Or,
c'était être charnel que de douter que Jésus-Christ fût descendu du ciel, et de
le croire fils de Joseph, et de dire: « Comment peut-il nous donner sa chair à
manger ? » Toutes ces pensées sont charnelles, et ce que disait Jésus-Christ,
il fallait le prendre dans un sens mystique et spirituel. Et comment,
repartirez-vous, pouvaient-ils entendre ce que cela voulait dire: « Mangez ma
chair? » Certes, il fallait attendre un temps propre et favorable, il fallait
interroger, et ne point cesser de faire des questions.
« Les paroles que je vous dis sont esprit et vie »; c'est-à-dire, ce
que je dis est tout divin et spirituel: je ne parle point de choses charnelles
et qui soient soumises à la nature, mais de choses qui sont exemptes de ces
sortes de nécessités et des lois de cette vie: ce que je dis a un sens tout
autre et tout différent de celui que vous lui donnez. Comme donc ici le Sauveur
a dit: Les paroles que je vous dis sont esprit, au lieu de dire, sont des
choses spirituelles; de même lorsqu'il dit: La chair ne sert de rien, il ne
l'entend pas de la chair en elle-même, mais il insinue qu'ils prenaient dans un
sens charnel ce qu'il disait, eux qui n'avaient de goût et de désir que pour
les choses charnelles, en un temps où tout les invitait à rechercher celles qui
sont spirituelles. Prendre dans un sens charnel ce que dit Jésus-Christ, c'est
en perdre tout le fruit et [329] le profit. Quoi donc? Est-ce que sa chair
n'est pas chair? Elle l'est, sûrement. Pourquoi donc a-t-il dit: « La chair ne
sert de rien?» Le divin Sauveur ne l'entend pas de sa chair, Dieu nous garde
d'une telle pensée, mais de ceux qui recevaient charnellement ce qu'il disait;
et qu'est-ce qu'entendre charnellement? C'est prendre tout simplement et à la
lettre ce qu'on dit, et ne rien penser, et ne rien imaginer de plus; c'est là
voir les choses avec des yeux charnels. Or il n'en faut pas juger selon ce
qu'elles paraissent aux yeux du corps, mais, tout ce qui est mystère, il faut
Je voir et le considérer avec les yeux de l'âme, c'est-à-dire spirituellement.
N'est-il pas vrai, n'est-il pas certain, que celui qui ne mange point la chair
de Jésus-Christ et ne boit point son sang, n'a pas la vie en lui-même ? Comment
donc la chair ne sert-elle de rien, cette chair sans laquelle nous ne pouvons
pas vivre? Vous voyez bien que le Sauveur, ne parle point là de sa chair, mais
de ce qu'on entend ses paroles d'une manière charnelle.
« Mais il y en a quelques-uns d'entre vous a qui ne croient pas (65) ».
Jésus-Christ, selon sa coutume, relève ce qu'il dit; et lui donne de la
dignité; il prédit ce qui doit arriver et fait voir que c'est pour le salut de
ses auditeurs qu'il leur parle de ces choses, et non pour s'attirer de la
gloire. Au reste, en disant: « Quelques-uns », il sépare ses disciples de ce
nombre. Au commencement, il avait dit « Vous m'avez vu et vous ne m'avez point
cru». (Jean, VI, 36.) Mais il dit ici: « Il y en a quelques-uns d'entre vous
qui ne croient pas ». En effet, il savait dès le commencement qui étaient ceux
qui ne croiraient point, et qui était celui qui devait le trahir. « Et il leur
disait: C'est pour cela que je vous ai dit que personne ne peut venir à moi,
s'il ne lui est donné par mon Père (66) ». L'évangéliste insinue ici que la
dispensation des dons et des grâces du Père se fait librement et volontairement.
Et il montre la patience de Jésus-Christ. Et ce n'est pas sans raison qu'il met
ici ce mot: « Dès le commencement »; c'est pour vous faire connaître la
prescience de Jésus-Christ, et qu'il avait connu leur incrédulité et la
trahison de Judas avant qu'ils eussent ouvert la bouche et qu'ils se fussent
déclarés parleurs murmures; ce qui était une preuve bien évidente de sa
divinité. Il ajoute ensuite: « S’il ne lui est donné par mon Père », pour les
persuader et les engager à croire que Dieu était son Père et non pas Joseph, et
leur faire connaître que ce n'était pas une chose commune que de croire en lui;
comme s'il disait Qu'il y en ait qui ne croient pas en moi, je n'en suis
nullement troublé, ni étonné; car longtemps auparavant que cela arrivât, je
l'ai su, j'ai connu qui sont ceux à qui mon Père a donné.
3. Lorsque vous entendez ce mot: « Il a donné », ne pensez pas que le
Père donne au hasard ou à l'aventure, mais croyez que celui qui s'est rendu
digne de ce don, le reçoit. « Dès lors, plusieurs de ses disciples se
retirèrent de sa suite et n'allaient plus avec lui (67) ». C'est avec juste
raison que l'évangéliste n'a pas dit: Ils s'en allèrent, mais: « Ils se
retirèrent de sa suite »; pour montrer qu'ils avaient abandonné le chemin de la
vertu, et qu'en se séparant de Jésus ils avaient quitté la foi dont jusqu'alors
ils avaient fait profession; mais les douze disciples ne firent pas de même.
C'est pourquoi Jésus leur dit: « Et vous, voulez-vous aussi vous en aller? (68)
». Par où il leur fait connaître qu'il n'a pas besoin de leur ministère, ni de
leur service, et que ce n'est pas pour cela qu'il les mène avec lui. Celui qui
leur parle de cette manière, quel besoin aurait-il pu avoir d'eux?
Pourquoi ne les a-t-il pas loués, pourquoi n'a-t-il pas exalté leur
vertu ? Premièrement, pour conserver sa dignité de maître; en second lieu, pour
montrer que c'est de cette manière qu'ils devaient être attirés et engagés à sa
suite. Si Jésus les eût loués croyant qu'ils l'avaient obligé, ils en auraient conçu
quelques sentiments humains, quelque amour propre. Mais leur ayant fait
connaître qu'il n'avait point besoin de leur compagnie, il les a mieux retenus
dans leur devoir, et se les est encore plus fortement attachés.
Remarquez aussi, mes frères, avec quelle prudence il leur parle. Il ne
leur a pas dit Allez-vous-en, car ç'aurait été là leur donner leur congé et les
renvoyer. Mais il les interroge et leur dit: « Et vous, voulez-vous aussi vous
en aller? » Par là il ôte toute contrainte et toute nécessité; il les prévient,
leur donne la liberté de faire ce qu'ils voudront, afin;que ce ne soit pas la
honte qui les retienne, et qu'au contraire, ils lui soient obligés de la bonté
qu'il a de les garder. Et encore, en évitant de leur faire ce reproche
publiquement, [330] en les sondant sur leur volonté avec douceur et avec bonté,
le divin Sauveur nous apprend comment nous devons raisonner et nous conduire en
ces sortes de rencontres. Pour nous, qui faisons tout par vanité et avec
hauteur, et qui croyons perdre de notre gloire si ceux qui nous honoraient nous
délaissent, nous méritons par cela même qu'ils nous quittent. En un mot,
Jésus-Christ n'a point flatté ses disciples: il ne les a pas congédiés, mais il
leur a demandé ce qu'ils voulaient faire, en quoi il ne leur marque aucun
mépris, mais seulement il leur témoigne qu'il ne veut pas qu'ils restent avec
lui par contrainte et par force, car, autant vaudrait s'en aller que demeurer
de cette manière.
Mais Pierre, que répondit-il donc à Jésus-Christ? « A qui irions-nous,
Seigneur? vous avez les paroles de la vie éternelle (68). Nous croyons et nous
savons que vous êtes le Christ Fils de Dieu (70) ». Ne voyez-vous pas dans
cette réponse que ce n'étaient point les paroles de Jésus-Christ qui
scandalisaient ses auditeurs, mais bien leur propre étourderie, leur paresse,
leur corruption et leur méchanceté? Quand il aurait gardé le silence ils
n'auraient pas cessé de se scandaliser, eux qui ne lui demandaient que la
nourriture corporelle, et qui étaient uniquement attachés à la terre. Les uns
et les autres ont tous ensemble entendu ce qu'a dit Jésus-Christ; mais les
vrais disciples, étant dans des dispositions toutes contraires, ont dit: « A
qui irions-nous?» Paroles qui marquent une grande affection et un véritable
attachement. Elles font connaître que leur Maître leur était plus cher que
toute autre chose, que leurs pères, que leurs mères, que leurs biens; et que
ceux qui se séparent de Jésus n'ont plus de refuge. Ensuite, de peur qu'on ne
crût que Pierre avait dit: « A qui irions-nous? » parce que ni lui, ni ses
compagnons, ne savaient chez qui se retirer désormais, il ajoute aussitôt la
raison pour laquelle ils veulent demeurer: « Vous avez les paroles de la vie
éternelle ». Car les uns écoutaient la divine parole avec un esprit charnel et
terrestre, mais les autres l'écoutaient spirituellement, mettant toute leur
confiance dans la foi.
Voilà pourquoi Jésus-Christ disait: « Les paroles que je vous dis sont
esprit »; c'est-à-dire: Ne pensez pas que ce que je vous dis soit sujet à
l'enchaînement et à la dépendance des choses de ce monde: les choses
spirituelles ne sont pas de cette nature, elles ne sont pas soumises aux lois
de la terre. C'est aussi là ce que déclare saint Paul par ces paroles: « Ne
dites point en votre coeur: Qui pourra monter au ciel ? c'est-à-dire pour en
faire descendre Jésus-Christ. Ou qui pourra descendre au fond de la terre?
c'est-à-dire pour appeler Jésus-Christ d'entre les morts ». (Rom. X, 6 et 7.)
Déjà les disciples avaient reçu la doctrine de la résurrection et du partage
céleste. Considérez, je vous prie, de quelle manière celui qui aime ses frères
prend leur défense et répond pour tous. Pierre n’a point dit: Je sais, mais «
nous savons ». Ou plutôt remarquez de quelle manière il suit et il imite les
propres paroles de son Maître, et s'éloigne du langage des Juifs. Les Juifs
disaient: Celui-là est le fils de Joseph; mais Pierre répond: « Vous êtes le
Christ, Fils du Dieu vivant »; et: « Vous avez les paroles de la vie éternelle
»; peut-être parce qu'il lui avait souvent entendu dire: « Celui qui croit en
moi a la vie éternelle ». Car, se servant des mêmes paroles, il fait voir qu'il
les a toutes retenues. Et Jésus-Christ, que répond-il? Il ne loue point Pierre,
ne le vante point, ce que toutefois il fait ailleurs. Mais que dit-il donc? «
Ne vous ai-je point choisi au nombre de douze? et néanmoins un de vous autres
est un démon (71)». Comme Pierre avait dit: « Et nous savons », Jésus, comme de
juste, exempte Judas de ce nombre. Il ne parla point des disciples, lorsqu'en
une autre occasion, sur cette demande du Christ: « Et vous autres, qui
dites-vous que je suis? » Pierre lui répondit: « Vous êtes le Christ, Fils du
Dieu vivant ». (Matth, X, 15, 16.) Mais ici, attendu qu'il avait dit: « Nous
croyons », il retranche justement Judas du nombre, et il le fait longtemps
auparavant pour détourner ce traître de sa perfidie, sachant que c'était peine
perdue, mais voulant faire tout ce qui était en lui.
4. Admirez la sagesse du divin Sauveur: Il ne fit pas connaître Judas,
et aussi il ne permit pas qu'il fût tout à fait inconnu; d'une part, afin qu'il
ne devînt pas plus impudent, et qu'il ne s'obstinât pas dans son crime; d'autre
part, afin que, ne se croyant pas connu, il ne s'y portât pas avec plus de
hardiesse et d'insolence. Voilà pourquoi il le reprit dans la suite plus
ouvertement. Et certes, la première [1] fois il le comprit parmi les autres
incrédules, en disant: « Il y en a quelques-uns d'entre vous qui ne croient pas
». C'est ce que l'évangéliste déclare par ces paroles: « Jésus savait dès le
commencement qui étaient ceux qui ne croyaient point, et qui serait celui qui
le trahirait ». (Jean, VI, 65.) Mais comme il persévérait dans son malheureux
dessein, il lui en fait un reproche plus fort et plus piquant: « Un d'entre
vous », dit-il, « est un démon ». Il parle à tous en commun, pour leur inspirer
de la crainte à tous et pour couvrir encore Judas. Sur quoi il y a lieu de
demander pour quelle raison les disciples ne répondent point -à une accusation
si terrible, mais ils doutent, ils s'attristent, ils se regardent l'un l'autre
et chacun d'eux dit: « Se«rait-ce moi, Seigneur?» (Matth. XXVI, 22.) Et Pierre
fit signe à Jean de s'enquérir du Maître qui était le traître. (Jean, XIII,
24.) Quelle en est donc la raison? Avant que Pierre eut entendu cette
foudroyante parole: « Retirez-vous de moi, Satan » (Matth. XVII, 23), il ne,
craignait point; mais après que son Maître l'eût si amèrement repris, et
qu'ayant parlé avec beaucoup d'affection, il n'en fut point loué, mais il
s'entendit même appeler Satan, il eut sujet de craindre pour lui, lorsque Jésus
dit: « L'un de vous me trahira ». De plus, maintenant Jésus-Christ ne dit pas:
« L'un de vous me trahira »; mais: « Un de vous autres est un démon ». (Matth.
XXVI, 21.) Voilà pourquoi les disciples ne comprenaient pas ce qu'avait voulu
dire leur Maître, et ils pensaient qu'il leur reprochait seulement leur peu de
foi et leur imperfection.
Mais pourquoi le divin Sauveur a-t-il dit: « Ne vous ai je point choisi
au nombre de
douze, et néanmoins un de vous est un démon (71) ? » C'était pour leur
faire connaître que sa doctrine était éloignée de toute flatterie, que ce
n'était point par l'adulation qu'il voulait se les attacher et les persuader.
Lorsque tous se retiraient, qu'ils demeuraient seuls et qu'ils confessaient
hautement le Christ par la bouche de Pierre; ne voulant même pas alors qu'ils
s'attendissent qu'il les flatterait, il leur en ôte toute la pensée; c'est
comme s'il leur disait: Rien n'est capable de m'empêcher de reprendre les
méchants: ne croyez pas que, parce que vous demeurez arec moi, je vous flatte
et je vous donne des louanges, ou que parce que vous me suivez, je m'abstienne
de reprendre les méchants. Ce qui peut le plus flatter un maître ne me touche
point, moi; celui qui demeure donne une marque de son amour. Il arrivera que
celui que le maître a choisi sera outragé et chassé par les insensés, comme
s'il était lui-même insensé. Mais toutefois rien de tout cela ne m'empêche de
reprendre ceux qui font le mal. Voilà sur quoi les gentils reprennent,
aujourd'hui encore, Jésus-Christ de la manière la plus ridicule. Dieu n'a pas
coutume de contraindre ni de forcer personne à devenir homme de bien; son
élection et sa vocation ne contraignent point, mais il opère par la persuasion.
Voulez-vous savoir et vous convaincre que la vocation ne force et ne contraint
personne? voyez, examinez combien il y en a parmi ceux qui ont été appelés qui
se sont perdus. Par là vous verrez manifestement que le salut et la perte dépendent
de notre libre arbitre et de notre volonté.
5. Que ces vérités, mes frères, nous rendent donc extrêmement attentifs
et toujours vigilants. Si celui qui était agrégé au sacré collège des apôtres,
qui avait reçu un si grand don, qui avait fait des miracles; car il avait été
envoyé avec les autres pour ressusciter les morts et guérir les lépreux; si,
dis-je, un disciple, pour s'être laissé infecter de la cruelle et
très-dangereuse maladie, de l'avarice, a trahi son Maître; si tant de bienfaits
et de grâces; si, ni le commerce, ni la familiarité avec Jésus-Christ, ni le
lavement des pieds, ni la société de table, ni la garde de la bourse, ne lui
ont servi de rien, ou plutôt si toutes ces choses lui ont ouvert le précipice
où il s'est jeté; tremblons et craignons nous-mêmes d'imiter un jour ce perfide
par notre avarice.. Vous ne trahissez pas Jésus-Christ? Mais lorsque vous
méprisez le pauvre qui sèche de faim, ou qui transit de froid, vous méritez le
sort de Judas et la même condamnation. Et lorsque nous participons indignement
aux saints mystères, nous tombons dans le même abîme, où se sont précipités
ceux qui ont fait mourir Jésus-Christ. Lorsque nous volons, lorsque nous
opprimons le pauvre et l'indigent, nous nous attirons une terrible vengeance:
et certes nous la méritons bien. Jusques à quand serons-nous donc possédés de
l'amour des biens de ce monde, de ces choses superflues et inutiles? car les
richesses sont des choses vaines et sans utilité. Jusques à quand notre coeur
[332] s'attachera-t-il à des vanités, à des bagatelles Jusques à quand
différerons-nous de lever les yeux au ciel? de veiller, de mépriser les biens
de la terre, les choses qui passent? Notre propre expérience ne nous
apprend-elle pas combien toutes ces choses sont viles et abjectes?
Pensons à ces riches qui ont été avant nous tout ce que la mémoire nous
rappelle d'eux, ne nous semble-t-il pas un songe? N'est-ce pas comme une ombre,
une fleur, une eau qui coule, un conte et une fable? Cet homme était riche:
mais ses richesses, que sont-elles devenues? Elles ont péri, elles se sont
évanouies. Mais les péchés que ces richesses lui ont fait commettre demeurent,
et le supplice qui lui est préparé l'attend à cause de ses péchés. Ou plutôt,
quand même vous n'auriez point de supplice à craindre et de royaume à espérer,
il vous faudrait avoir égard au sort de vos semblables qui ne diffèrent pas du
vôtre.
Voyez plutôt: on nourrit des chiens; plusieurs même nourrissent des
ânes sauvages, des ours et divers animaux; et l'homme que la faim dévore, nous
l'abandonnons ! Nous faisons plus de cas d'une nature qui nous est étrangère
que de notre propre nature. N'est-ce pas quelque chose de beau, direz-vous, que
de bâtir de brillantes maisons, d'avoir un grand nombre de domestiques; et
quand nous sommes couchés dans nos appartements, de voir des lambris tout
éclatants d'or? C'est là un luxe superflu et inutile. Il y a d'autres édifices
beaucoup plus brillants et plus imposants que ceux-là, dont vous devez vous
réjouir la vue, et que personne ne peut vous empêcher de contempler.
Voulez-vous voir un beau plafond? sur le soir regardez le ciel orné d'étoiles.
Mais, direz-vous, ce plafond n'est point à moi: c'est tout le contraire, il est
plus à vous que l'autre. Car c'est pour vous qu'il a été fait, et il vous est
commun avec vos frères. Mais celui que vous dites à vous, n'est point à vous,
il est à ceux qui hériteront de vous après votre mort. Celui-là peut vous être
très-utile puisqu'il vous annonce le Créateur et vous invite à vous élever
jusqu'à lui; mais celui-ci vous nuira beaucoup et il sera votre plus sévère et
plus dangereux accusateur au jour du jugement, lorsqu'il paraîtra devant vous
tout brillant d'or, Jésus-Christ n'ayant pas un seul habit pour se couvrir.
C'est pourquoi, gardons-nous, mes chers frères, de tomber dans un si
grand excès de folie. Ne courons pas après ce qui passe, ne fuyons pas ce qui
demeure, ne perdons pas notre salut; mais attachons-nous tous à l'espérance des
biens futurs: les vieux, parce qu'ils savent qu'il leur reste peu de temps à
vivre; les jeunes, parce qu'ils doivent être persuadés que la vie est courte:
le jour du jugement arrivera, comme un voleur qui vient dans la nuit. (Luc,
XII, 39.) Puis donc que ces vérités nous sont parfaitement connues; que les
femmes avertissent leurs maris, et les maris leurs femmes. Apprenons-les aux
jeunes garçons et aux jeunes filles, et exhortons-nous tous mutuellement les
uns les autres à fuir les choses présentes et à ne rechercher et n'aimer que
les biens de la vie future; afin que nous puissions les acquérir, par la grâce
et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel
gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous
les siècles des siècles! Ainsi soit-il.
1. Rien n'est plus mauvais que la jalousie; rien n'est pire que l'envie:
c'est par elles que la mort est entrée dans le monde. Le diable voyant que
l'homme était en honneur, et ne pouvant souffrir la félicité dont il jouissait,
n'omit rien pour le perdre. Et nous voyons tous les jours le même arbre
produire le même fruit. C'est l'envie qui a tué Abel: c'est elle quia attenté
aux jours de David; c'est elle qui a fait souffrir tant de justes; c'est elle
qui a poussé les Juifs à faire mourir Jésus-Christ. L’évangéliste le déclare en
disant: « Depuis cela Jésus voyageait en Galilée. Car il n'avait pas le pouvoir
de voyager en Judée, parce que les Juifs cherchaient à le faire mourir». Que
dites-vous, bienheureux Jean ? Celui qui peut tout ce qu'il veut, ne pouvait
pas ! Celui qui ayant dit: « Qui cherchez-vous », a renversé par terre tous
ceux qui l'étaient venus chercher? Celui qui étant devant nous, n'est point vu
quand il lui plaît: quoi ! celui-là n'a pas eu tout pouvoir? Comment dans la
suite, au milieu d'eux, dans le temple, un jour de fête solennelle où tous les
Juifs étaient assemblés, où étaient présents ceux qui le voulaient faire
mourir, a-t-il dit ce qui les piquait et les irritait le plus ? Les Juifs en
étant étonnés eux-mêmes, disaient: « N'est-ce pas là celui qu'ils cherchent
pour le faire mourir? Et néanmoins le voilà qui parle devant tout le monde,
sans qu'ils lui disent rien ». (Jean, VII, 25, 26.)
Quelle est cette énigme? Ah ! loin de nous ces paroles: l'évangéliste
n'a point dit ces choses pour qu'on les regarde comme une énigme, mais pour
déclarer que Jésus-Christ a fait des oeuvres qui découvrent sa divinité, et
qu'il en a fait aussi qui ont fait connaître son humanité. Quand il dit: « Il
n'avait pas le pouvoir», il a parlé de Jésus comme d'un homme qui fait bien des
choses à la manière humaine; mais lorsqu'il dit qu'étant au milieu d'eux,
personne n'osa mettre la main sur lui pour l'arrêter, il montre la puissance de
sa divinité. Car il se retirait comme homme; il apparaissait comme Dieu;
représentant l'un et l'autre véritablement. En effet, lorsqu'étant au milieu de
ceux mêmes qui tendaient des piéges pour le prendre, il n'était point arrêté,
il faisait alors connaître son invincible puissance; mais lorsqu'il se
retirait, il établissait la vérité de son incarnation, afin que ni Paul de
Samosate, ni Marcion, ni ceux qui sont attaqués de leur même maladie, ne
pussent y contredire. Par cette conduite donc il ferme la bouche à tous ces
hérétiques.
« Après cela vint la fête des Juifs », appelée « des tabernacles
».(Jean, VI, 3.) Cette particule, « après cela », ne signifie autre chose,
sinon qu'après le dernier sermon que Jésus avait [334] prêché, l'évangéliste
omet un long intervalle de temps; en voici la preuve: Lorsque Jésus-Christ
gravit la montagne et s'y assit avec ses disciples, c'était la fête de Pâques.
Mais l'évangéliste parle ici de la fête appelée des tabernacles. Quant aux cinq
mois intermédiaires, saint Jean ne nous offre aucun régit; aucune instruction
qui s'y rapporte, sinon le miracle des pains et le sermon prêché à ceux qui les
mangèrent: d'ailleurs, Jésus-Christ n'avait pas cessé de faire des miracles et
de prêcher non-seulement le jour ou le soir, mais encore la nuit, car c'est de
nuit que Jésus vint à ses disciples, comme le rapportent tous les évangélistes.
Pourquoi ont-ils donc négligé cette période? Parce qu'ils ne pouvaient pas tout
raconter. Au reste, ils se sont attachés à rapporter les choses qui devaient
dans la suite attirer les reproches ou les murmures des Juifs, et ces choses
revenaient souvent. Ils ont souvent, en effet, répété dans leur histoire que
Jésus guérissait les malades, qu'il rendait la vie aux morts, ce qui avait
excité l'admiration et l'étonnement du peuple. D'ailleurs, lorsqu'il se
présente quelque chose de grand et d'extraordinaire, ou quelque accusation
dirigée contre Jésus-Christ, ils en font le récit, comme on le voit maintenant.
qu'ils disent que ses frères ne croyaient point en lui: ce qui pouvait devenir
un grave sujet d'accusation. Et certes, il est admirable de voir combien les
disciples ont été fidèles et véridiques dans ce qu'ils ont écrit, eux qui n'ont
pas craint de transmettre à la postérité des choses qui semblaient être à la
honte de leur Maître et paraissent même raconter ces sortes de faits de
préférence aux autres.
C'est pourquoi saint Jean passe ici rapidement sur un nombre de
miracles, de prodiges, de sermons, pour arriver à ceci: « Ses frères lui dirent:
Quittez ce lieu, et vous en allez en Judée, afin que vos disciples voient aussi
les oeuvres que vous faites (3). Car personne n'agit en secret lorsqu'il veut
être connu dans le public. Faites-vous connaître au monde (4). Car ses frères
ne croyaient point en lui (5) ». Et en quoi, direz-vous, sont-ils incrédules,
puisqu'ils le prient de faire des miracles? Oui, certes, ils le sont, et
beaucoup; leurs paroles, leur hardiesse, cette liberté prise à contre-temps,
marquent leur incrédulité. Car ils croyaient que la parenté leur donnait droit
de parler et de demander hardiment. Et si, en apparence, ils lui font une
remontrance d'ami, leurs paroles n'en sont pas moins très-piquantes et
très-amères: ils l'accusent de timidité et de vaine gloire. En effet, quand ils
disent: « Personne n'agit en secret », ils font l'office d'accusateurs,
puisqu'ils lui reprochent sa timidité, et que ses oeuvres leur sont suspectes;
et quand ils disent: « Il veut être connu dans le public », ils soupçonnent
qu'il y a de la vaine gloire en ce qu'il fait.
2. Pour vous, mon frère, admirez la vertu de Jésus-Christ. Car des
rangs de ceux qui parlaient de la sorte sortit le premier évêque de Jérusalem,
savoir, le bienheureux Jacques, dont saint Paul dit: « Je ne vis aucun des
autres apôtres, sinon Jacques, frère du Seigneur ». (Gal. 1, 49.) Il est dit
aussi que Judas avait été un homme admirable. Cependant ces frères de Jésus
étaient à Cana, lorsque Jésus changea l'eau en vin, mais ce miracle ne fit
point alors d'impression sur leur esprit. D'où leur venait donc une si grande
incrédulité? De leur mauvaise volonté et de leur envie. Car les parents ont
coutume de porter envie à ceux de, leurs parents qu'ils voient dans une plus
haute réputation et dans une plus grande estime qu'eux. Qui sont ceux qu'on
appelle ici disciples de Jésus-Christ? Le peuple qui le suivait et non les
douze qu'il avait choisis. Que répondit donc le divin Sauveur? Remarquez avec quelle
douceur il répond. Il n'a point dit: Qui êtes-vous, pour m'oser donner des
avis, et m'instruire sur ce que je dois faire? Mais qu'a-t-il dit? « Mon temps
n'est pas encore venu (6) ». Il me semble que l'évangéliste veut nous insinuer
ici quelque autre chose: que peut-être leur envie les poussait à le livrer aux
Juifs, et qu'ils méditaient ce dessein; c'est pour le faire connaître qu'il dit:
« Mon temps n'est pas « encore venu », c'est-à-dire le temps de ma croix et de
ma mort. Pourquoi vous hâtez-vous de me faire mourir avant le temps? « Mais
pour le vôtre, il est toujours prêt ». C'est-à-dire, les Juifs, encore que vous
soyez toujours parmi eux, ne vous feront point mourir, vous qui êtes dans leurs
sentiments; mais moi, aussitôt qu'ils m'auront entre leurs mains, ils
chercheront à me faire mourir. De sorte que c'est toujours pour vous le temps
d'être avec eux: vous n'avez point à craindre qu'ils vous fassent aucun mal:
pour moi, ce sera mon temps, lorsque le temps sera venu pour moi d'être
crucifié et de mourir. Ce qui suit fait [335] manifestement voir que c'est là
ce qu'a voulu dire Jésus-Christ.
« Le monde ne saurait vous haïr (7) ». Et, comment vous haïrait-il,
puisque vous êtes dans ses sentiments et dans ses intérêts, et que vous
recherchez ce qu'il recherche? « Mais pour moi, il, me hait, parce que je lui
fais des reproches de ce que ses oeuvres sont mauvaises »; c'est-à-dire, je lui
suis odieux, parce que je lui fais des reproches et des réprimandes. Une
réponse si douce et si modeste doit nous apprendre que, quelque vils et
méprisables que soient ceux qui se mêlent de nous donner des conseils, nous
devons retenir notre colère et notre indignation. Si Jésus-Christ a souffert
avec douceur et avec patience les conseils de gens qui ne croyaient point en
lui, lors même que, par malignité et avec une mauvaise intention, ils lui
conseillaient ce qui ne convenait point, quel pardon obtiendrons-nous, nous
qui, n'étant que terre et que cendre, ne pouvons supporter ceux qui nous
donnent des avis et des conseils, et qui nous regardons comme offensés pour peu
que ceux qui nous reprennent soient inférieurs à nous? Considérez donc avec
quelle douceur Jésus-Christ repousse le reproche qu'on lui fait. Ses frères lui
disaient: «Faites-vous connaître au monde »; il leur répond: « Le monde ne
saurait vous haïr: mais pour moi, il me hait », détournant ainsi leur
accusation tant s'en faut, dit-il, que je cherche les hommages des hommes,
qu'au contraire je ne cesse point de les reprendre, quoique je sache bien que
par là je m'attire leur haine et la mort.
Et quand, direz-vous, les a-t-il repris? Mais plutôt, quand a-t-il
cessé de les reprendre ? Ne disait-il pas: « Ne pensez pas que ce soit moi qui
vous doive accuser devant le Père: vous avez un accusateur qui est Moïse ». (Jean,
V, 45.) Et: « Je vous connais: je sais que vous « n'avez point en vous l'amour
de Dieu ». (Jean, V, 42.) Et: « Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez
la gloire que vous vous donnez les uns aux autres, et qui ne recherchez point
la gloire qui vient de Dieu seul? » (Jean, V, 44.) Ne voyez-vous pas que, par
toutes ces choses, le divin Sauveur fait connaître que la haine qu'ils avaient
conçue contre lui venait de ce qu'il les reprenait librement, et non de n'avoir
pas gardé le sabbat?
Mais pourquoi les envoie-t-il à la fête, leur disant: « Allez, vous
autres, à cette fête: pour moi, je n'y vais point encore?» Par là, il fait voir
qu'il ne le dit point pour s'excuser,ou pour leur complaire, mais pour
permettre l'observance du culte judaïque. Pourquoi donc Jésus est-il allé à la
fête, après avoir dit: « Je n'irai pas? » Il n'a point dit simplement: Je
n'irai pas, mais il ajoute: Maintenant », c'est-à-dire avec vous, « parce que
mon temps n'est pas encore accompli ». Cependant il ne devait être crucifié
qu'à la Pâque prochaine. Pourquoi donc:n'y alla-t-il pas avec eux? car s'il n'y
fut pas avec eux, parce que son temps n'était pas encore venu, alors il n'y
devait point aller du tout? Mais il n'y fut point pour souffrir la mort,
seulement il y fut pour les instruire. Pourquoi y alla-t-il secrètement; car il
pouvait y aller publiquement, se présenter au milieu d'eux, et réprimer leur
fureur et leur violence comme il l'a souvent fait ? C'est parce qu'il ne le
voulait pas faire trop souvent. S'il y eût été publiquement, et s'il les eût
encore frappés d'une sorte de paralysie, il aurait découvert sa divinité avant
le temps d'une manière trop claire, et l'aurait trop fait éclater par ce
nouveau miracle. Mais comme ils croyaient que la crainte le retenait et l'empêchait
d'aller à la fête, il leur fait voir au contraire qu'il n'a nulle crainte; que
ce qu'il fait, c'est par prudence, et qu'il sait le temps auquel il doit
souffrir: quand ce temps sera venu, il ira alors librement et volontairement à
Jérusalem. Pour moi, il me semble que ces paroles: « Allez, vous autres »,
signifient ceci: Ne croyez pas que je veuille vous contraindre de demeurer avec
moi malgré vous. Et quand il ajoute: « Mon temps n'est pas encore accompli »,
il veut dire qu'il faut qu'il fasse des miracles, qu'il prêche et qu'il
enseigne le peuple, afin qu'un plus grand nombre croie, et que les disciples,
voyant la constance et l'assurance de leur Maître, et aussi les tourments qu'il
a endurés, en deviennent plus fermes dans la foi.
3. Enfin, que ce que nous venons d'entendre nous apprenne, mes chers
frères, à avoir de la bonté et de la douceur: « Apprenez de moi », dit
Jésus-Christ, « que je suis doux et humble de coeur ». (Matth. XI, 29.) Et
chassons toute aigreur. On nous insulte, donnons des marques de notre humilité;
on s'emporte de colère et de fureur, adoucissons, apaisons cette fureur et
cette colère; on nous chagrine, on nous [336] calomnie, on nous déshonore, on
se rit, on se moque de nous; ne nous troublons point, ne nous abattons pas, et pour
vouloir nous venger ne nous perdons pas nous-mêmes. La colère est une bête, et
une bête furieuse et cruelle. C'est pourquoi chantons-nous à nous-mêmes les
cantiques des divines Ecritures, et disons-nous: « Tu n'es que terre et que
cendre » (Gen. III, 19): pourquoi la, terre et la cendre « s'élèvent-elles
d'orgueil ? » (Eccli. X, 9.) Et: « L'émotion de la colère qu'il a dans le coeur
est sa ruine ». (Eccli. I, 28.) Et: « L'homme colère n'est point agréable
».(Prov. XI, 25, LXX.) En effet, rien n'est plus laid, rien n'est plus affreux
que l'aspect d'un homme en colère. Que si son aspect est hideux et horrible,
son âme l'est bien plus. Car comme d'un bourbier qu'on remue, il sort et se
répand une odeur empestée, de même l'âme que la colère agite sera difforme et
infecte.
Mais, direz-vous, je ne puis souffrir les injures que me dit mon
ennemi. Pourquoi, je vous prie? Si ce qu'il dit de vous est vrai, vous devez en
sa présence même donner des marques de votre componction, et lui être obligé;
mais si ce qu'il dit est faux, méprisez ses discours. Dit-il que vous êtes
pauvre? riez-en; que vous êtes de basse naissance, ou que vous avez perdu la
raison? gémissez pour lui. « Celui qui dit à son frère: Vous êtes un fou,
méritera d'être condamné au feu de l'enfer ». (Matth. V, 22.) S'il vous
outrage; pensez au supplice qui l'attend, et non-seulement vous retiendrez
votre colère, mais encore vous répandrez des larmes. Personne ne se fâche
contre un homme qui a la fièvre ou qu'une maladie aiguë transporte de fureur;
au contraire, on en a pitié, on pleure sur lui. Or, voilà l'image d'une âme en
colère. Mais si vous voulez vous venger, gardez le silence; cela mortifiera
plus votre ennemi que tout ce que vous lui pourriez dire. Si, au contraire,
vous repoussez l'injure par l'injure, vous attisez le feu.
Mais, direz-vous encore, si nous ne répliquons pas, on nous accusera de
faiblesse. Non, on ne vous accusera pas de faiblesse, mais on admirera votre
sagesse, votre philosophie. Que si l'injure qu'on vous dit allume votre colère,
vous donnerez lieu de croire que ce qu'on vous reproche est véritable.
Pourquoi, je vous prie, le riche, qui s'entend dire pauvre, en rit-il? N'est-ce
pas parce qu'il sait bien qu'il n'est pas pauvre? Nous, de même, si nous rions
quand on nous accuse, nous donnerons une très-grande preuve que nous ne sommes
nullement coupables. Mais de plus, jusques à quand craindrons-nous les
accusations des hommes? Jusques à quand mépriserons-nous notre commun Maître,
et serons-nous attachés à la chair? « Car, puisqu'il y a parmi vous des
jalousies », dit l'apôtre, « n'est-il pas visible que vous êtes charnels? » (I
Cor. III, 3.)
Soyons donc spirituels, domptons cette méchante et cruelle bête; entre
la colère et la folie, il n'y a aucune différence: la colère est une espèce de
démon passager, ou plutôt elle est pire qu'un démoniaque. On excuse un
démoniaque, mais l'homme colère se rend digne de mille supplices;
volontairement il court à sa perte et se jette dans l'abîme; perpétuellement
agité de pensées tumultueuses, nuit et jour dans le trouble et dans les
angoisses de l'âme, il souffre ici-bas même des tourments avant-coureurs de
l'enfer. C'est pourquoi travaillons à nous délivrer et de ce supplice présent,
et de la vengeance future. Chassons loin de nous cette maladie, et
comportons-nous en toutes choses avec beaucoup de douceur, afin que nous
procurions à nos âmes le repos et la tranquillité, et en ce monde et dans le
royaume des cieux, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au
Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles !
Ainsi soit-il.
1. Les choses que, par une sage dispensation, Jésus-Christ a faites à
la manière des hommes, non-seulement il les a faites pour confirmer le mystère
de son incarnation, mais encore pour nous instruire et nous former à la vertu.
Si en toute occasion il eût agi en Dieu, où aurions-nous pu apprendre la
conduite que nous devons garder dans les rencontres épineuses et difficiles;
comme ici, par exemple, s'il s'était présenté au milieu des Juifs qui né
respiraient que sa mort, arrêtant tout à coup leur violence et leur fureur? Si
donc Jésus-Christ n'avait point cessé de faire des miracles et des prodiges, si
toujours il avait agi en Dieu, nous, venant à tomber dans les mêmes périls, et
ne pouvant nous en tirer de même que lui, comment saurions-nous ce qu'il faut
faire; s'il faut nous livrer à la mort ou nous cacher et pourvoir à notre
sûreté, afin de prêcher et de répandre la parole de Dieu ? Comme donc, faute
d'avoir la même puissance, nous n'aurions pas su la conduite à tenir en pareil
cas; c'est pour cela même que Jésus-Christ nous l'a appris par son exemple. Car
l'évangéliste rapporte que « Jésus, ayant dit ces choses, demeura en Galilée.
Mais que, lorsque ses frères furent partis, il alla aussi lui-même à la fête,
non pas publiquement, mais comme s'il eût voulu se cacher ». Ces paroles: «
Lorsque ses frères furent partis », marquent qu'il ne voulut pas aller à la
fête avec eux. Voilà pourquoi il demeura en Galilée et ne se fit point
connaître, quoiqu'ils le lui conseillassent.
Mais pourquoi Jésus-Christ, qui parlait toujours publiquement, se
conduit-il maintenant comme s'il eût voulu se cacher? L'évangéliste ne dit
point qu'il se soit caché, mais, comme s'il eût voulu se cacher. Car il
fallait, comme j'ai dit, qu'il nous apprît les ménagements que nous devons,
garder en pareil cas. Et d'ailleurs, ce n'était pas la mmême chose de se faire
voir à des gens en colère et en fureur contre lui, ou de se montrer plus tard,
après la fête.
« Les Juifs donc cherchaient, et ils disaient: Où est-il (11) ? »
Voilà, certes, une belle action pour solenniser la fête ! Ils cherchent Jésus
avec empressement dans le dessein de le faire mourir; un jour de fête ils délibèrent
sur les moyens de le prendre. En un atome endroit de même, ils disent: « Que
pensez-vous de ce qu'il n'est point venu ce jour de fête? » (Jean, XI, 56.) Et
ici ils disaient: « Où est-il? » Par un excès de haine ils ne daignent même pas
le nommer. Sûrement, c'est là bien célébrer, bien sanctifier la fête: c'est là
montrer une grande piété. Ils voulaient profiter de la fête même pour [338]
s'emparer de Jésus. « Et on faisait plusieurs discours de lui en secret parmi
le peuple ». Au reste, je crois qu'ils étaient entrés en fureur à cause du lieu
où avait été opéré le miracle, et qu'ils n'en étaient point tant irrités par
indignation de l'oeuvre qu'il avait faite; que par crainte qu'il n'en fît
d'autres semblables. Mais il arriva tout le contraire de ce qu'ils méditaient
Malgré eux-mêmes, ils relevèrent sa gloire et le rendirent illustre; n car les
uns disaient « C'est un homme de bien; les autres disaient: Non, mais il séduit
le peuple ». La première opinion, je là crois du peuple; l'autre, des sénateurs
et des prêtres. Car c'est à ces hommes méchants et jaloux qu'il appartenait de
calomnier Jésus. Il séduit le peuple, disent-ils: En quoi, je vous prie? Est-ce
en feignant d'opérer des miracles qu'il ne fait point? Mais vous savez le
contraire par expérience. « Personne néanmoins n'osait en parler avec liberté,
par la crainte qu'on avait des Juifs (13) ». Vous voyez partout que les grands,
montrent un coeur corrompu, et que le peuple a de bons sentiments, mais manque
du courage qui lui était si nécessaire.
« Or, vers le milieu de la fête, Jésus monta au temple où il se, mit à
enseigner (14) ». L'attente où ils avaient été les rendit plus attentifs à sa
parole. Remarquez, en effet, avec quel empressement ceux qui,les premiers jours
le cherchaient, et disaient: « Où est-il? » s'approchent de lui, et l'écoutent
parler, tant ceux qui disaient: c'est un homme de bien, que les autres qui
disaient c'est un méchant homme. Mais les uns l'écoutaient pour profiter, de sa
doctrine., l'admirer, et l'applaudit; les autres, pour le surprendre dans ses
paroles et l'arrêter. Au reste, cette accusation: « Il séduit le peuple »,
était fondée sur sa doctrine, car ils ne la comprenaient pas. Et ces mots: «
C'est un homme de bien», sur ses miracles. Jésus-Christ ayant donc apaisé leur
fureur, leur parla avec tant de fermeté et d'assurance, qu'ils écoutaient avec
attention, la colère ne leur bouchant plus les oreilles. L'évangéliste ne nous
apprend point ce qu'il enseigna, seulement il rapporte qu'il disait des choses
admirables, qu'il les adoucit, et changea leurs dispositions, tant sa parole
avait de vertu et d'efficace ! Ceux même qui disaient: « Il séduit le peuple »,
étant tout changés, s'étonnaient alors et l'admiraient, c'est pourquoi ils
parlaient de lui en ces termes: « Comment cet homme sait-il les lettres, lui
qui ne les a point étudiées (15)? » Ne voyez-vous pas que, par ces paroles,
l'évangéliste veut nous faire connaître que leur admiration était pleine de
malignité? Il ne dit pas qu'ils avaient admiré sa doctrine et reçu sa parole;
mais seulement qu'ils admiraient, c'est-à-dire qu'ils s'étonnaient, disant: «
D'où lui vient cette science,» quand ce doute aurait dû leur faire. apercevoir
qu'il n'y avait rien d'humain chez lui.
Mais, comme ils ne voulaient pas reconnaître cela ni le confesser, et
qu'ils se bornaient au simple étonnement, voici ce que leur répond le divin
Sauveur; écoutez-le: « Ma doctrine n'est pas ma doctrine (16) ». Par là il
répond encore à leur soupçon; les renvoyant au Père; pour leur fermer la
bouche. « Si quelqu'un », dit-il, « veut faire la volonté de Dieu, il
reconnaîtra si ma,doctrine est de lui, ou si je parle de moi-même (17) ».
C'est-à-dire, défaites-vous de votre méchanceté, chassez la colère, l'envie, et
cette, haine que vous avez conçue contre moi sans raison,, et alors rien ne
vous empêchera de: connaître que ma parole est véritablement celle de Dieu:
voilà ce qui maintenant couvre votre esprit de ténèbres, voilà ce qui pervertit
votre jugement et né vous permet pas de voir, la Vérité: si vous ôtez ces
obstacles vos soupçons et vos doutes tomberont, et disparaîtront. Mais Jésus ne
leur parla point ainsi,. pour ne leur pas faire un reproche trop dur et trop
piquant; cependant il leur insinue tout cela par ces paroles: « Celui qui fait,
la volonté de Dieu, reconnaîtra si ma doctrine est de lui, ou si je parle de
moi-même », c'est-à-dire, si j'enseigne une doctrine étrangère ou nouvelle, ou
contraire à côté de Dieu. Car, en employant ce mot « de moi-même »,
Jésus-Christ veut toujours dire ceci; Je ne dis rien de contraire à la volonté
de Dieu: tout ce que veut le Père, je le veux. aussi. « Si quelqu'un fait la
volonté de Dieu, il reconnaîtra si ma doctrine »... Que signifié cela? « Si
quelqu'un fait la, volonté de Dieu? » Si quelqu'un aime la vertu, il sentira
bientôt la force de mes paroles. Si quel. qu'un. veut lire avec soin les
prophéties, il connaîtra si ce que j'enseigne y est conforme ou non.
2. Comment sa doctrine peut-elle être sa doctrine, et ne l'être pas?
Car il n'a point dit: Cette doctrine n'est pas ma doctrine; mais [339] après
avoir dit ma doctrine, et se l’être appropriée, il ajoute incontinent: ce n'est
pas ma doctrine. Comment la même chose peut-elle être et n'être pas à lui,?
Elle est sa doctrine, parce que là doctrine qu'il enseignait, il ne Pavait pas
apprise: elle n'est pas sa doctrine, parce que c'est la doctrine de son Père.
Pourquoi dit-il donc: « Tout ce qui est à mon Père est à moi, et tout ce qui
est à moi est à mon Père? » (Jean, XVII, 10.) Car si la doctrine, pour être de votre
Père, n'est point- à.vous, ce que vous venez de dire se contredit, puisque
c'est pour cela même qu'elle doit être à vous. Mais cette parole: « N'est pas
ma doctrine », déclare d'une manière très-forte et très-expresse, que la
volonté du Fils et celle du Père ne sont qu'une seule et même volonté; c'est
comme s'il disait: « Ma doctrine ne « diffère nullement de celle du l'ère »,
comme si elle était d'un autre. Car, quoique autre soit la personne du Père,
autre la mienne, néanmoins je parle et j'agis de manière qu'on ne doit point
croire que ce que le Père fait et ce qu'il dit soit différent de ce que je dis
et de ce que je fais, et qu'au contraire ce que je fais et ce que je dis est
absolument la même chose que ce que dit et ce que fait le Père. Jésus-Christ
emploie ensuite un autre argument auquel on ne peut répondre, et qui est fondé
sur l'usage et la pratique des hommes. Quel est-il, cet argument ? « Celui qui
parle de son propre mouvement, cherche sa propre gloire (18) ». C'est-à-dire
celui qui se veut faire une doctrine propre et particulière, ne cherche autre
chose en cela que de s'acquérir de la gloire. Or, moi, si je ne cherche pas à
m'attirer de la gloire, pourquoi voudrais je me faire une doctrine propre?
Celui qui parle de son propre mouvement, c'est-à-dire, celui qui enseigne une
doctrine différente et qui lui est propre, ne l'enseigne que pour se faire un
nom, pour se faire valoir et pour en tirer vanité; mais si je n'agis, si je ne
parle que pour la gloire de celui qui m'a envoyé, pourquoi voudrais-je
enseigner une autre doctrine?
Ne remarquez-vous pas, mes frères, que Jésus-Christ a une raison pour
dire qu'il ne kit rien de lui-même? Quelle est-elle, cette raison? C'est de
convaincre les Juifs qu'il ne cherche point à se faire honorer du peuple. C’est
pourquoi, quand il se sert d'expressions grossières comme: « Je cherche la
gloire de mon Père»; c'est pour leur montrer partout qu'il ne cherche point sa
propre gloire. Au reste, pour user ainsi de ces sortes d'expressions simples et
grossières, le Sauveur avait plusieurs raisons, savoir: afin qu'on ne le crût
pas non engendré, et contraire à Dieu; afin qu'on crût qu'il s'était revêtu de
la chair, pour s'accommoder à la faiblesse et à la portée de ses auditeurs;
afin de nous apprendre à rechercher l'humilité et à fuir l'ostentation. Mais il
n'en avait qu'une seule pour parler d'une manière élevée, c'était la grandeur
et la dignité de sa nature. En effet, si, pour l'avoir entendu dire qu'il était
avant qu'Abraham fût au monde (Jean, VIII, 58), les Juifs se choquèrent et se
mirent en colère, à quel excès de fureur ne se seraient-ils pas portés, s'ils
ne lui avaient jamais ouï dire que des choses sublimes et élevées?
« Moïse ne vous a-t-il pas donné la loi (19) ? Et néanmoins nul de vous
n'accomplit la loi. Pourquoi cherchez-vous à me faire mourir (20) ? » Quel
rapport ces paroles ont-elles à celles qui précèdent? Les Juifs imputaient deux
crimes à Jésus-Christ: l'un, qu'il ne gardait point le sabbat; l'autre, qu'il
appelait Dieu son Père, et qu'il se faisait égal à Dieu. Il est même visible
que réellement et de fait Jésus-Christ se disait Fils de Dieu et égal à Dieu,
et que ce n'était pas là un vain soupçon des Juifs: il est également certain
qu'il ne se disait pas Fils de Dieu, comme sont les hommes en général, mais
qu'il s'attribuait cette qualité comme lui étant propre et particulière à lui
seul. Plusieurs, souvent, ont appelé Dieu leur Père; en voici un exemple « Un
même Dieu ne nous a-t-il pas tous créés? N'avons-nous pas tous un même Père? »
(Malach. II, 10.) Mais ce n'était pas à dire que le peuple fût égal à Dieu.
C'est pourquoi ceux qui l'entendaient dire ne se choquaient et ne se
scandalisaient point.. Comme donc Jésus-Christ a souvent repris les Juifs, pour
avoir dit qu'il n'était pas envoyé de Dieu, comme il s'est défendu de n'avoir
pas gardé le sabbat; de même si ce n'eût été que sur un simple soupçon, sur une
opinion qui se serait élevée parmi eux, qu'on l'accusât de se faire égal à
Dieu, et non parce qu'il l'entendait lui-même ainsi, sans doute il les aurait
repris et leur aurait dit: Pourquoi me croyez-vous égal à Dieu? je ne le suis
point. Mais il ne leur a rien dit de semblable; au contraire, dans les [340]
paroles suivantes, il montre qu'il est égal à Dieu. Ces paroles: « Comme le
Père ressuscite les morts et leur rend la vie, 1e Fils le fait de même » (Jean,
V, 21); et: « Afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père »
(Ibid. 23); et: « Les oeuvres que le Père fait, le Fils les fait aussi comme
lui ». (Ibid. 19.) Toutes ces choses, dis-je, établissent et confirment son
égalité. Parlant de la loi, il dit: « Ne pensez pas que je sois venu « détruire
la loi ou les prophètes ». (Matth. V, 17.) C'est de cette manière qu'il a
coutume d'arracher les mauvais soupçons. Mais ici, l'opinion de l'égalité à
l'égard du Père, non-seulement il ne l’ôte pas, mais il l' appuie et
l'affermit.
C'est pourquoi, lorsque les Juifs lui dirent « Vous vous faites
vous-même Dieu », il ne les détourna point de ce sentiment; au contraire, il le
confirma en disant: « Or, afin que vous sachiez que le Fils de l'homme a le
pouvoir sur la terre de remettre les péchés: Levez-vous, dit-il alors au
paralytique, emportez votre lit et marchez ». (Matth. IX, 6.) Donc, la première
accusation de se faire égal à Dieu, loin de la détruire, il la confirme; il
montre aussi qu'il n'est pas contraire à Dieu, mais qu'il dit et qu'il enseigne
les mêmes choses que le Père. Enfin, la seconde, de ne point garder le sabbat,
il la repousse par ces paroles: « Moïse ne vous a-t-il pas donné la loi? Et
néanmoins nul de vous n'accomplit la loi ». Comme, s'il disait: La loi défend
de tuer; mais vous, vous tuez; et toutefois vous in' accusez d'être un
violateur de la loi. Mais pourquoi a-t-il dit: « Nul de vous? » Parce que tous
cherchaient à le faire mourir. Pour moi, dit-il, si j'ai violé la loi, je l'ai
violée pour sauver la vie à un homme; mais vous, vous la violez pour faire du
mal. Quand même je la violerais, je serais excusable, le faisant pour sauver;
et ce ne serait point à vous de me le reprocher, à vous qui violez la loi dans
les choses graves et importantes: car, ce que vous faites renverse entièrement
la loi.
Il dispute ensuite contre eux: il l'avait déjà fait autrefois,.et plus
au long; mais alors d'une manière plus élevée et conforme a sa dignité,
maintenant plus simple et plus grossières Pourquoi? Parce qu'il ne voulait pas
si souvent les irriter; car cette fois, dans le transport de, leur colère, ils
n'auraient pas reculé devant un meurtre. Voilà pourquoi il persiste à apaiser leur
esprit, employant ces deux moyens et le reproche de leur crime: « Pourquoi
cherchez-vous à me faire mourir? » et une remontrance pleine de modestie et de
douceur: « Moi qui vous ai dit la vérité » (Jean, VIII, 40); et en leur faisant
connaître qu'eux, qui ne respirent que le sang et le carnage, ils ne doivent
pas juger les autres.
Pour vous, mon cher auditeur, considérez, je vous prie, combien est
humble l'interrogation de Jésus-Christ, combien est insolente et cruelle la
réponse des Juifs: « Vous êtes possédé du démon. Qui est-ce qui cherche à «
vous faire mourir (20) ? » Parole de colère et de fureur, d'impudence; et cela
parce qu'on leur fait un reproche auquel ils ne s'attendaient pas et qu'ils se
croyaient insultés. Car, ainsi que les voleurs chantent lorsqu'ils se mettent
en embuscade, et qu'ensuite, pour surprendre celui qu'ils veulent attaquer, ils
se tiennent dans le silence; les Juifs agissent de même. Au reste, Jésus-Christ
renonçant à les confondre, de peur de les rendre plus impudents, se justifie de
nouveau sur la violation du sabbat, et dispute avec eux sur la loi.
3. Mais voyez avec quelle prudence. Il n'est pas surprenant, dit-il,
que vous ne me croyiez point, que vous ne vous soumettiez pas à moi, vous qui
n'écoute même pas la loi que vous paraissez suivre, et qui la violez, cette loi
que vous prétendez tenir de Moïse. Il n'est donc pas extraordinaire que vous ne
soyiez pas attentifs à ma parole. Comme ils avaient dit
« Dieu a parlé à Moïse: mais pour celui-ci, nous ne savons d'où il est
» (Jean, IX, 99); Jésus leur montre qu'ils font une injure à Moïse, en ne se
soumettant pas à la loi qu'il leur a donnée.
J'ai fait une seule action et vous en êtes « tout surpris (21) ». Sur
quoi remarquez, mon cher auditeur, que quand Jésus veut se justifier et réfuter
le crime dont on l'accuse, il ne fait pas mention de son Père, mais il présente
sa personne seule: « J'ai fait une seule action »; il veut faire voir que s'il
ne l'avait point faite, ce serait alors qu'on pourrait dire que la loi aurait
été violée, et qu'il y a des choses qu'il est plus nécessaire d'observer que la
loi même, et que Moïse avait reçu contre la loi un,commandement d'un ordre plus
élevé que n'était la loi. Car la circoncision était [341] au-dessus du sabbat,
quoiqu'elle vînt des patriarches et non de la loi. Or, moi j'ai fait une action
meilleure et plus grande que la circoncision même. Il aurait pu arriver ensuite
aux préceptes de la loi et montrer, par exemple, que les prêtres violaient le
sabbat, comme il l'avait déjà dit; mais il parle d'une manière plus générale;
au reste, ce mot: « Vous êtes surpris », signifie: vous êtes troublés.
Or, si la loi avait dû rester immuable, la circoncision ne serait pas
au-dessus d'elle; au reste, Jésus-Christ ne dit pas avoir fait une action plus
grande que la circoncision, mais ses paroles en impliquent la preuve lorsqu'il
dit: « Si un homme reçoit la circoncision le jour du sabbat (23) ».
Remarquez-vous, mes frères, que lorsque le Sauveur détruit la loi, c'est alors
qu'elle demeure plus ferme? Remarquez-vous que la violation du sabbat est
l'observance de la loi, en sorte que, si le sabbat n'avait pas été violé,
nécessairement la loi l'eût été? Par conséquent, dit-il,-j'ai affermi la loi.
Jésus n'a point dit: Vous vous mettez en colère contre moi, parce que j'ai fait
une action plus grande que- la circoncision: mais seulement il expose le fait
et leur laisse à juger ensuite, si l'entière guérison d'un homme n'est pas plus
nécessaire que la circoncision. On viole la loi, dit-il, pour faire à un homme
une marque qui ne lui sert de rien pour la santé, et, pour l'avoir guéri d'une
si grande maladie, on excite votre colère ?
« Ne jugez point selon l'apparence (24) ». Que veut dire cela, « selon
l'apparence ? » Quoique Moïse: soit parmi vous en plus grande réputation que
moi, ne jugez pas pour cela sur la dignité des personnes, mais sur la nature
des choses; c'est là en effet juger, selon la justice. Pourquoi personne
n'a-t-il blâmé Moïse? Pourquoi personne ne s'est-il opposé à lui, quand il a
ordonné de violer le sabbat par un précepte étranger à la loi? Mais il souffre
que ce précepte, on le regarde comme supérieur à sa loi; ce précepte, dis-je,
que la loi n'a point établi, mais. qui vient d'ailleurs véritablement il y a là
de quoi s'étonner. Vous cependant, qui n'êtes pas des législateurs, vous vengez
la loi d'une manière outrée, mais Moïse, qui ordonne de violer la loi par un
précepte qui n'est point de la loi, est plus digne de toi que vous. Lors donc
que Jésus-Christ dit: J'ai guéri un homme dans tout son corps, il fait entendre
que la circoncision ne guérit qu'une partie du corps. Et quelle est cette
guérison que procure la circoncision ? « Tout homme », dit Moïse, « qui ne sera
point circoncis, sera exterminé ». (Gen. XVII, 14.) Pour moi, je n’ai pas guéri
une maladie partielle, mais j'ai entièrement rétabli un corps qui était tout
corrompu. « Ne jugez donc pas selon l'apparence ».
Pensons, mes frères, que ces paroles du divin Sauveur ne s'adressent
pas seulement aux Juifs, mais à nous encore. Ne manquons en rien à la justice,
mais faisons tous nos efforts poux y rester fidèles. Ne regardons pas si celui
qui se présente à nous est pauvre ou riche.; n'examinons pas les personnes,
mais l'affaire que nous avons à juger. « Vous n'aurez point de pitié du pauvre
en jugement ». (Exod. XXIII, 3.) Que veut dire cela? Si c'est un pauvre qui a
commis une injustice et qui a fait du tort, que votre coeur ne s'amollisse
point, ne vous laissez point fléchir. Mais s'il ne faut point avoir de
compassion du pauvre, bien moins en faut-il avoir du riche. Au reste, ce n'est
pas seulement aux juges, mais à tous que je m'adresse ici; il ne faut jamais
blesser la justice, mais toujours inviolablement la garder. « Le Seigneur aime
la justice », dit encore l'Ecriture, « mais celui qui aime l'iniquité, hait son
âme ». (Ps. X, 6, 8.)
Ne haïssons pas notre âme, je vous en conjure, mes chers frères,:et
n'aimons pas l'iniquité. Ici-bas, nous n'en retirerions que peu ou point de
profit, et en l'autre monde elle nous serait fatale. Disons mieux, nous ne
jouirons point, même ici-bas de notre iniquité. Vivre dans les délices avec une
mauvaise conscience, n'est-ce pas un tourment et un supplice? Aimons donc la
justice et ne violons jamais cette loi. Et,quel fruit emporterons-nous de cette
vie, si nous n'en sortons avec la vertu? Qui nous protégera en l'autre monde?
Sera-ce l'amitié, sera-ce la parenté, sera-ce la faveur ? Que dis-je, la
faveur? Quand bien même nous aurions Noé pour père, ou Job, ou Daniel, tout
cela ne nous servira de rien si nos oeuvres nous accusent; pour tout aide et
pour tout secours nous n'avons besoin que de la vertu. Elle seule nous pourra
garantir de tous périls et nous délivrer du feu éternel; elle nous fera entrer
dans le royaume des cieux, que je vous souhaite, par la grâce et la bonté de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au
Saint- Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles !
Ainsi soit-il.
1. Dans les divines Ecritures, rien n'est inutile, tout a été dicté par
le Saint-Esprit; c'est pourquoi examinons-en avec soin toutes les paroles:
souvent l'intelligence dé tout un passage dépend d'un seul mot, comme il arrive
maintenant ici. « Plusieurs personnes de Jérusalem disaient: N'est-ce pas là
celui qu'ils a cherchent pour le faire mourir? Et néanmoins, le voilà qui parle
devant tout le monde, sans qu'ils lui disent rien ». Pourquoi nommer les gens
de Jérusalem? L'évangéliste montre en cela que ceux pour qui Jésus-Christ avait
principalement fait tant de miracles, étaient les plus misérables de tous les
hommes, puisqu'ayant vu de leurs propres yeux le plus grand témoignage de sa
divinité, ils renvoyaient tout au jugement partial de leurs princes. N'était-ce
pas là, en effet, la plus grande marque de sa divinité ? Ces hommes furieux et
enragés, qui ne respiraient que le meurtre, courent de toutes parts et
cherchent
1. Le texte grec et saint Chrysostome lisent ainsi.
Jésus pour le faire mourir; ils l'ont entre leurs mains, et aussitôt
ils s'arrêtent. Qui en aurait pu faire autant? qui, sur-le-champ, aurait pu réprimer
une pareille fureur?
Néanmoins, après tant de miracles, volez leur folie, voyez leur rage: «
N'est-ce pas là »,disent-ils encore, « celui qu'ils cherchent pour « le faire
mourir ? » Remarquez de quelle manière ils se condamnent eux-mêmes: « Qu'ils
cherchent pour le faire mourir, et ils ne lui disent rien». Et non-seulement
ils ne disent rien, mais, lors même qu'il parle devant tout le monde,.qu'il dit
librement ce qu'il veut, qu'il les pique et les irrite, ils ne l'en empêchent
point, ils ne l'arrêtent pas. « Ont-ils vraiment reconnu qu'il est le Christ? »
Mais vous-mêmes, qu'en pensez-vous? quel jugement portez-vous de lui? Le
jugement contraire, répondent-ils; voilà pourquoi ils disaient: « Mais nous
savons cependant d'où est celui-ci ». O méchanceté ! ô contradiction ! Ils n'en
jugent pas comme les princes, mais 343] ils en portent un autre, jugement
injuste et digne de leur folie. « Nous savons », disent-ils, « d'où il est »:
ou, « que quand le Christ viendra, personne ne saura d'où il est ». (Matth. II,
4, 5.) Mais vos princes des prêtres, interrogés sur le lieu de sa naissance,
répondirent que c'était dans. Bethléem qu'il devait naître.
D'autres encore viennent dire: « Nous savons que Dieu a parlé à Moïse:
mais, pour celui-ci, nous né savons d'où il est ». (Jean, IX, 29.) Voyez ces
paroles de gens ivres. Et derechef: « Le Christ viendra-t-il de Galilée? (Jean,
VII, 41). « Ne viendra-t-il pas de la petite ville de Bethléem ? » (Ibid. 42.)
Ne remarquez-vous pas le jugement de ces insensés. Nous savons, nous ne savons
pas: Il viendra de la petite ville de Bethléem: « Mais quand le Christ viendra,
personne ne saura d'où il est ». Est-il rien de plus visible que la
contradiction de ces paroles? La seule chose qu'ils avaient en vue, c'était de
ne point croire.
Mais, à tous ces discours, que répond Jésus-Christ? « Vous me
connaissez, et vous savez d'où je suis: et je ne suis pas venu de moi-même;
mais celui qui m'a envoyé est véritable, et vous ne le connaissez point.
Et encore: « Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père ».
(Jean, VIII, 19.) Comment donc Jésus-Christ.dit-il ici qu'ils le connaissent et
qu'ils savent d'où il est; et ailleurs, qu'ils ne connaissent ni lui, ni son
Père? Le divin Sauveur ne. se contredit point, loin de nous une telle pensée !
Il est parfaitement d'accord avec lui-même: il parle d'une autre connaissance,
quand il dit: Vous ne me connaissez pas. Comme lorsque l'Ecriture dit « Les
enfants d'Héli étaient des enfants impies (1), «qui ne connaissaient point le
Seigneur». (I Rois, I, 12:) Et encore: « Mais Israël ne m'a point connu ».
(Isaïe, I, 3.) De même que saint Paul dit: « Ils font profession de connaître
Dieu, mais ils le renoncent par leurs oeuvres ». (Tit. I, 16.) On peut donc
connaître et ne pas connaître. Voici ce que veut dire Jésus-Christ: Si vous me
connaissiez, vous saviez que je suis le Fils de Dieu. Ce mot: « D'où je suis »,
ne désigne point ici le lieu, comme le démontre ce qui suit: « Et je ne suis
pas venu de moi-même, mais celui qui m'a envoyé est véritable, et vous ne le
connaissez point ». Il parle ici de cette ignorance que
1. « Impies. » ou « pestilentiels »; la Vulgate dit « de Bélial », ce
qui emporte le même sens.
marquent les oeuvres, et dont l'apôtre dit « Ils font profession de
connaître Dieu, mais ils le renoncent par, leurs oeuvres ». Car leur péché
n'était pas un péché d'ignorance, mais de méchanceté et de mauvaise volonté. Ce
qu'ils savaient fort bien, ils voulaient l'ignorer.
Mais quelle suite y a-t-il en ceci? Pourquoi, pour les réfuter, se
sert-il de leurs paroles? Ils disaient. « Nous savons cependant d'où est
celui-ci », et Jésus leur répond: « Vous me connaissez ». Que disaient-ils ?
Disaient-ils qu'ils ne le connaissaient pas? Au contraire, ils disaient: « Nous
savons ». Mais quand ils disaient qu'ils savaient d'où il était, ils ne
voulaient dire autre chose, sinon qu'il était de la terre et le fils d'un
charpentier. Mais le divin Sauveur les élevait au ciel, en disant: Vous savez
d'où je suis, c'est-à-dire: Je ne suis pas venu d'où vous pensez, mais d'où est
celui qui m'a envoyé. En effet, lorsqu'il dit: « Je ne suis pas venu de
moi-même », il insinue ceci, savoir: qu'ils savaient qu'il était envoyé du
Père, quoiqu'ils ne voulussent pas le reconnaître. Jésus-Christ les réfute de
deux manières: premièrement, il publie devant tout le monde et crie à haute
voix ce qu'ils disaient en secret, afin de les couvrir de confusion; en second
lieu, il découvre et manifeste leur pensée; c'est comme s'il disait: Je ne suis
pas une personne vulgaire, je ne suis pas venu sans raison; mais: « Celui qui
m'a envoyé est véritable, et vous ne le connaissez point ». Que signifient ces
paroles: « Celui qui m'a envoyé, est véritable? » S'il est véritable, il m'a
envoyé pour la vérité. S'il est véritable, il s'ensuit que celui qui a été
envoyé est véritable lui-même.
2. Jésus-Christ le prouve encore d'une autre manière, les prenant par
leurs propres paroles. Comme ils disaient: « Quand le Christ viendra, personne
ne saura d'où il est »; par là il leur montre qu'il est le Christ. Car en
disant: « Personne ne saura », ils songeaient à la différence des lieux; et
c'est par où il fait voir qu'il est le Christ, puisqu'il est sorti du Père; et
partout il rend témoignage qu'il n'appartient qu'à lui seul de connaître le
Père, disant: « Ce n'est pas qu'aucun homme ait vu le Père, si ce n'est celui
qui est né du Père ». (Jean, V, 1, 46.) Ces paroles allumaient leur colère:
lorsqu'il leur disait: Vous ne le connaissez point, et qu'il les convainquait
qu'ils savaient véritablement [344] qui il était, « qu'il était le Messie et le
Fils de Dieu », mais qu'ils feignaient de ne le point savoir; rien n'était plus
propre à les piquer, à les enflammer de colère.
« Ils cherchaient donc les moyens de le prendre; et » néanmoins « personne
ne mit la main sur lui, parce que son heure n'était pas encore venue (30) ».
Remarquez-vous bien, mes frères, qu'une main invisible les retenait et qu'elle
réprimait leur violence. Et pourquoi saint Jean n'a-t-il pas dit que leur
fureur s'était apaisée, parce que Jésus-Christ les avait invisiblement retenus,
mais seulement que son heure n'était pas encore venue? L'évangéliste a voulu
parler d'une manière humaine et plus simple, afin qu'on crût aussi à l'humanité
de Jésus-Christ. En effet, comme partout il raconte de lui des choses grandes
et élevées, c'est pour cette raison qu'il en mêle aussi de pareilles çà et là.
Mais quand le Sauveur dit: « Je suis de lui », il ne parle pas comme un
prophète qui l'est par grâce, il le dit parce qu'il voit le Père et qu'il est
avec lui.
« Pour moi, je le connais », dit-il, « parce que je suis » né « de lui
(29) ». Faites-vous bien attention, mes frères, qu'en toute occasion il prouve
ce qu'il a déjà dit: « Je ne suis pas venu de moi-même »; et: « Celui qui a m'a
envoyé est véritable? » C'est de peur qu'on ne le croie séparé de Dieu. Et
remarquez en même temps l'utilité de ces paroles simples et grossières. En
effet, après cela, continue l'évangéliste, plusieurs disaient: « Quand le
Christ viendra, fera-t-il plus de miracles que n'en fait celui-ci (31) » Quels
miracles? Il y en avait trois: celui du vin, celui du paralytique, celui du
fils de l’officier; l'évangéliste n'en rapporte pas davantage: d'où l'on voit
manifestement, comme je l'ai souvent fait remarquer, que les évangélistes ont
omis bien des choses, et se bornent aux miracles, à propos desquels se déclara
la malice des prince. Ils cherchaient donc les moyens de le prendre et de le
faire mourir. Qui? Ce n'est pas le peuple qui n'aspirait point au gouvernement
et dont le coeur n'était pas empoisonné de l'envie, mais ce sont les prêtres.
Car pour le peuple il disait: « Quand le Christ viendra, fera-t-il a plus de
miracles? » Néanmoins, ce n'était point là une foi saine et irrépréhensible,
mais une foi appropriée à l’intelligence d'une telle multitude. Dire: « Quand
le Christ viendra », ce n'est point là parler comme des gens qui croient que
celui-ci est le Christ. Ou il en faut convenir, ou attribuer ce propos à une
intervention secourable du peuple, et dire que, lorsque les sénateurs et les
princes des prêtres faisaient tous leurs efforts pour faire entendre que Jésus
n'était point le Christ, le peuple dit: Supposons que cet homme ne soit point
lé Christ, le Christ lui sera-t-il supérieur? Comme je l'ai souvent dit: ce
n'est ni la doctrine, ni les sermons, ce sont les miracles qui attirent la
populace et là font accourir.
« Les pharisiens entendirent ces discours que le peuple tenait de lui,
et les princes » des prêtres avec eux; envoyèrent des archers pour le prendre (31)
». Ne le voyez-vous pas, mes frères, que la violation du sabbat n'était qu'un
prétexte? Voilà. ce qui les irritait le plus: les discours du peuple. Car, à
présent qu'ils n'ont rien à blâmer, ni dans ses paroles, ni dans ses oeuvres,
toutefois ils veulent s'emparer de lui à cause de ces propos de la foulé. Et
comme la crainte d'un soulèvement lés intimide et les retient, ils envoient des
archers tenter l'expédition. Quelle violence ! quelle fureur ! ou plutôt,
quelle infamie ! Souvent, ils avaient eux-mêmes essayé de le prendre, et comme
ils ne l'avaient pu, ils en donnent la commission à des archers, pour assouvir,
par un moyen quelconque, leur fureur et leur rage. Et cependant, Jésus avait
été assez longtemps à discourir avec eux auprès de la piscine, sans qu'ils
eussent fait la même tentative; véritablement ils avaient cherché les moyens de
le prendre, mais ils n'avaient point osé mettre la main sur lui. Maintenant
qu'ils voient tout le peuple près d'accourir à Jésus-. Christ, ils ne peuvent
plus se posséder.
Que répond donc Jésus-Christ? « Je suis encore avec vous un peu de
temps (33) ». Il pouvait, d'une. seule parole, dompter et épouvanter ces
hommes, et,il leur fait une réponse des plus humbles; c'est comme s'il leur
disait: Pourquoi cherchez-vous à me faire mourir? pourquoi me persécutez-vous?
Attendez un peu, et sans que vous ayez besoin de faire tant d'efforts, ni
d'user de violence, je me livrerai moi-même entre vos mains. Après quoi, de
peur qu'on ne crût qu'en disant: « Je suis encore avec vous un peu de temps »,
il parlait de la, mort commune â tous, les hommes, comme, en effet, ils le
pensèrent; pour leur ôter cette opinion qu'après sa mort il n'agirait plus, il
a ajouté: « Et vous ne pouvez venir [345] où je suis (34) ». Or, s'il avait dû
demeurer dans la mort, sûrement ils auraient pu l'y aller joindre, car la mort
est un pays où nous allons tous. Ainsi, par ces paroles, Jésus gagnait les plus
simples, il retenait dans la crainte et le respect les plus violents et les
plus emportés, et ceux qui étaient le plus soigneux de s'instruire, il les
excitait à se hâter de venir l'écouter, parce qu'il né devait plus rester
ici-bas que peu de temps, et qu'ils n'auraient pas toujours le bonheur
d'entendre une si excellente et si admirable doctrine? Le Sauveur n'a pas dit
seulement: Je suis ici, mais encore: «Je suis avec vous », c'est-à-dire,
dussiez-vous me persécuter, me tourmenter, je ne cesserai pas un seul moment
d'avoir soin de vous et de vous prêcher ce qu'il vous est nécessaire de savoir
pour votre salut.
« Et je vais » ensuite « vers Celui qui m'a envoyé ». Ces paroles
pouvaient les épouvanter et les inquiéter. Car il leur prédit qu'ils auraient
besoin de lui. Vous me chercherez, dit-il, non-seulement vous ne m'oublierez
pas, mais encore « vous me chercherez et vous ne me trouverez point ». Et quand
les Juifs l'ont-ils cherché ? Saint Luc rapporte que les femmes l'avaient
pleuré (Luc, XXIII, 27), et il est probable que beaucoup d'autres, et sur le
moment, et lors de la ruine de Jérusalem, souhaitèrent la présence de
Jésus-Christ par le souvenir qu'ils avaient de lui et de ses miracles. Au
reste, le divin Sauveur dit toutes ces choses pour les attirer et les gagner.
En effet, le peu de temps qu'il devait être avec eux, le regret qu'ils auraient
de lui, après qu'il s'en serait allé, lorsqu'ils ne pourraient plus le trouver;
c'était là de quoi les engager à s'attacher à lui pour profiter de ces derniers
moments. S'il ne devait pas arriver qu'ils regrettassent sa présence, ce qu'il
leur disait n'avait rien d'extraordinaire, ni d'intéressant: si, au contraire,
ils devaient souhaiter sa présente, sans qu'il leur fût impossible de le
retrouver, ce qu'il leur disait n'aurait pas été capable de les troubler et de
les inquiéter si fort.
3. Et encore, s'il avait dû demeurer beaucoup de temps avec eux,
peut-être seraient-ils devenus indolents et paresseux. Mais, par ce discours,
maintenant il les presse de toutes parts, et il les effraie. Ces paroles: « Je
vais vers Celui qui m'a envoyé», leur font connaître qu'il n'a rien à craindre
de leurs pièges, et qu'il souffrira la mort volontairement. Jésus-Christ a donc
prédit deux choses: et qu'il s'en irait dans peu, et qu'ils ne pourraient le
venir trouver: certes, il est au-dessus de l'esprit humain de prédire ainsi sa
mort. Ecoutez ce que dit David: « Faites-moi connaître, Seigneur, » quelle est
« ma fin, et quel est le nombre de mes jours, afin que je sache ce qui m'en
reste » encore. (Ps. XXXVIII, 5, 6.) C'est là sûrement ce que personne ne sait:
au reste, Jésus-Christ confirme l'une des choses par l’autre: « La prédiction
qu'ils ne le trouveraient point, par celle de sa mort ». Pour moi, je pense que
le Sauveur dit énigmatique ment ceci aux archers, et que ces paroles les
regardent, qu'il les leur adresse pour les gagner tout à fait, leur faisant
connaître qu'il savait pourquoi ils étaient venus, comme s'il leur disait.:
attendez un peu, et après j'irai avec vous.
« Les Juifs disaient donc entre eux: où est-ce qu'il ira (35) ? »
Cependant des gens qui auraient désiré avec passion qu'il s'en allât, et fait
tout ce qu'ils pouvaient pour ne l'avoir plus devant leurs yeux, n'auraient pas
dû s'enquérir de ceci, mais dire: nous nous réjouissons que vous vous en alliez:
et quand cela arrivera-t-il? Mais ces paroles les inquiètent; voilà pourquoi
ils se demandent les uns aux autres, dans la faiblesse de leur esprit: où
est-ce qu'il s'en ira? « Ira-t-il vers la dispersion des gentils? » Que
signifie cela? « Vers la dispersion des gentils? » C'est ainsi que les Juifs
appelaient les gentils, parce qu'ils étaient dispersés partout, et qu'ils se
mêlaient librement les uns avec les autres. Dans la suite, les Juifs ont aussi
souffert la même confusion et la même ignominie: car ils sont eux-mêmes devenus
une dispersion. Autrefois, toute la nation était unie ensemble dans un même
lieu, et l'on n'aurait pu trouver un Juif autre part que dans la Palestine:
voilà pourquoi les Juifs appelaient les gentils la dispersion: c'était un
reproche qu'ils leur faisaient, se glorifiant d'être tous réunis ensemble, et
s'en applaudissant extrêmement.
Que veulent donc dire ces paroles: « Vous ne pouvez venir où je vais »,
et dans un temps auquel les Juifs se mêlaient partout avec les gentils dans le
monde entier? Si Jésus-Christ avait voulu désigner les gentils, il n'aurait pas
dit: je vais où vous ne pouvez venir. Niais lorsque les Juifs dirent: «
Ira-t-il vers la [346] dispersion des gentils? » ils n'ajoutèrent point, pour
les perdre et les exterminer, mais pour les instruire: ainsi leur colère était
déjà apaisée, et ils avaient pris confiance dans la parole de Jésus. S'ils n'y
avaient point cru, ils ne se seraient pas demandé entre eux ce qu'il voulait
dire: mais en voilà assez sur ce qui les concerne.
Nous avons à craindre, mes chers frères, qu'elle ne s'applique à
nous-mêmes., cette parole: vous ne pouvez venir où je suis, à cause des péchés
dont notre vie est chargée. Car, de ses disciples, Jésus-Christ dit: « Je
désire que là où je suis, ils y soient aussi avec moi ». (Matth. XVII, 24.)
Mais de nous, j'ai peur qu'il ne dise le contraire, qu'il ne nous dise: « Vous
ne pouvez venir où je suis ». Ce qu'il ne nous est pas permis de faire, nous le
faisons comment pourrons-nous aller où il est? Dans ce monde, le soldat qui
manque de respect au roi, perd le droit de le voir: il est dégradé et condamné
au dernier supplice. Si donc nous ravissons le bien d'autrui, si nous nous
livrons à l'avarice, si nous commettons l'iniquité, si nous sommes violents et
emportés, si nous ne faisons pas l'aumône, nous ne pourrons point aller là où
est Jésus-Christ. Mais il nous arrivera la même chose qu'aux vierges folles
(Matth. XXV), qui ne purent entrer avec lui aux noces et qui furent obligées de
se retirer, leurs lampes s'étant éteintes, c'est-à-dire, l'huile de la charité
et des bonnes oeuvres leur ayant manqué. Car le feu de la charité que le
Saint-Esprit allume subitement en nous, si nous voulons, nous le rendons plus
ardent, et si nous ne voulons pas, nous l'éteignons aussitôt; mais aussi, dès
qu'il sera éteint, il n'y aura plus que des ténèbres dans nos âmes. Comme la
lampe qui est allumée répand une grande lumière, de même quand elle vient à
s'éteindre, tout n'est que ténèbres. Voilà pourquoi l'Ecriture dit: «
N'éteignez pas l'Esprit ». (1 Thess. V,19.) Or, on l'éteint, cet esprit,
lorsque l'huile manque, lorsqu'un souffle plus impétueux que le vent vient à
l'assaillir; lorsqu'on le comprime et qu'on l'étouffe: car on éteint aussi le
feu de cette manière. Or, on étouffe, on comprime cet esprit, en se livrant aux
pensées du siècle; on l'éteint, en s'abandonnant aux passions déréglées. Mais
surtout, rien, n'est plus capable de l'éteindre que l'inhumanité, la cruauté,
les rapines. Si, à défaut d'huile, nous versons par-dessus de l'eau froide,
c'est-à-dire l'avarice qui glace par la tristesse les âmes de ses victimes,
comment ensuite pourrons-nous le rallumer? Nous sortirons donc de ce monde,
emportant avec nous beaucoup de cendres et une fumée qui nous accusera d'avoir
éteint notre lampe. Car où il y a de la fumée, là nécessairement il y a eu du
feu, et un feu qu'on vient d'éteindre.
Mais à Dieu ne plaise qui aucun de vous n'entende cette foudroyante
parole: « Je ne vous connais point ! » (Matth. XXV, 12.) Et qu'est-ce qui la
provoque, cette terrible parole? sinon d'avoir vu le pauvre et de n'avoir pas
fait attention à lui? Si nous avons méconnu Jésus-Christ affamé, il ne nous
connaîtra pas non plus lui-même, nous qui aurons été sans pitié. Et certes ce
sera justice. Car celui qui méprise le pauvre et ne l'assiste pas de ses biens,
comment espérerait-il participer à des biens qui ne lui appartiennent pas?
C'est pourquoi, je vous en conjure, mes frères, faisons tout ce que nous
pouvons, mettons tout en oeuvre pour que l'huile ne nous manque pas. Garnissons
bien nos lampes, afin d'entrer avec l'époux dans la chambre nuptiale. Je prie
Dieu de nous y faire tous entrer, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit,
maintenant et toujours, et dans les siècles éternels! Ainsi soit-il.
1. Il faut que ceux qui viennent entendre la parole de Dieu et qui y
croient; montrent autant d'ardeur pour elle qu'en ont pour l'eau ceux qui sont
pressés d'une soif brûlante : il faut que leur âme soit embrasée de désir et
d'amour. C'est ainsi que plus fidèlement et plus sûrement ils la pourront
garder dans leur coeur. En effet, ceux qui ont bien soif, avalent avec une
extrême avidité le verre d'eau qu'on leur présente, et par là ils étanchent
leur soif. Ceux donc qui puisent aux sources de la divine parole, s'ils en sont
altérés comme des gens qu'une ardente soif consumé, ne cesseront point de boire
qu'ils n'aient tout avalé, tout épuisé. L'Ecriture sainte le dit, qu'il faut
toujours avoir soif, que toujours il faut avoir faim : «Bienheureux ceux »,
dit-elle, « qui sont affamés et altérés de la justice ». (Matth. V, 6.) Et ici
Jésus-Christ : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi, et qu'il boive » ;
c'est-à-dire, je ne contrains, je ne force personne à venir à moi ; mais si
quelqu'un a bonne volonté, s'il a de la ferveur et une grande affection, c'est
celui-là que j'appelle.
Mais pourquoi l'évangéliste marque-t-il ainsi « le dernier jour de la
fête », qui était le plus solennel? Car le premier et le dernier jour étaient
les plus solennels, et ceux du milieu de l'octave se passaient en festins et en
plaisirs. Pourquoi dit-il donc : « Le dernier jour? » Parce que c'est en ce
jour que tout le peuple accourait et s'assemblait. Jésus ne fut pas à la fête
le premier jour, et il en dit la raison à ses frères. Il ne prêcha ni le
second; ni le troisième, pour ne prêcher pas inutilement, puisqu'en ces jours
on s'abandonnait aux plaisirs et à la joie: Mais le dernier jour, auquel chacun
se retirait chez soi, il leur donne le viatique du salut ; et il crie à haute
voix, soit pour montrer qu'il parle en assurance et en toute liberté, soit pour
faire connaître à toute cette assemblée qu'il avait parlé d'un breuvage
spirituel; et il ajoute : « Si quelqu'un croit en moi, comme dit l'Ecriture, il
sortira des fleuves d'eau vive de son ventre ». Jésus appelle ventre le coeur,
de même que le Psalmiste dit : « Et votre loi est gravée au milieu de mon
ventre ». (Ps. XXXIX, 11.) Et où est ce que l'Ecriture dit : « Il sortira des
fleuves d'eau de son ventre? » Nulle part. Que veut donc dire ceci : « Celui
qui croit en moi, comme dit l'Ecriture ? » Il faut ici ponctuer de manière
qu'il ne paraisse que ces mots
Il sortira des fleuves d'eau de son ventre », sont de Jésus-Christ
même. Car comme [348] plusieurs disaient : « C'est Jésus-Christ », et « Quand
le Christ viendra, fera-t-il plus de miracles? » il montre qu'il faut avoir une
foi pure, avoir de lui une juste opinion, et ne point tant croire sur les
miracles que sur ce qu'enseignent les Ecritures. En effet, un grand nombre de
ceux qui lui voyaient faire des miracles, ne le reconnaissaient pas pour le
Christ ; et qu’on ne pouvait manquer de lui objecter : les Ecritures ne
disent-elles pas que le Christ viendra de la race de David?
Jésus parlait souvent des Ecritures, pour faire voir qu'il n'en
craignait point le témoignage, et qu'il n'en fuyait point la lumière et c'est
pour cela qu'il renvoie les Juifs aux Ecritures. Car il avait dit auparavant :
« Lisez « avec soin les Ecritures » (Jean, V, 39) ; et encore : « Il est écrit
dans les prophètes : ils seront tous enseignés de Dieu ». (Jean, VI, .45.) Et :
« Moïse est votre accusateur ». (Jean, V, 45.) Mais ici il dit : « Comme a dit
l'Ecriture : il sortira des fleuves de son ventre». Par où il marque
l'abondance et la fécondité de la grâce; de même qu'il dit ailleurs: « Une
fontaine d'eau qui rejaillira jusque dans la vie éternelle » (Jean, IV, 14),
c'est-à-dire; il recevra une abondance de grâces. Ailleurs il avait dit : La
vie éternelle; ici il dit : Une eau vive. Le Sauveur appelle eau vive celle qui
coule, qui opère toujours. Car lorsque la grâce du Saint-Esprit est entrée dans
une âme et y a établi sa demeure, elle coule et se répand avec plus de force et
d'abondance qu'aucune autre source; elle ne tarit point et ne cesse jamais de
couler. Jésus-Christ donc, pour montrer que jamais cette eau ne tarit, et
qu'elle agit d'une manière ineffable, dit une fontaine et des fleuves; non un
seul fleuve, mais une infinité de fleuves. Et en cet endroit il s'est servi du
mot de rejaillir, pour celui d'inonder.
Voulez-vous le voir clairement, mes frères, que cette eau se multiplie
en une infinité de fleuves? Considérez la sagesse d'Etienne, l'éloquence de
Pierre, la force de Paul: considérez que rien n'a pu vaincre ni ralentir leur
zèle et leur activité : ni la fureur du peuple, ni la violence des tyrans, ni
les piéges des démons, ni la mort à laquelle ils se voyaient tous les jours
exposés; et que, semblables à des fleuves impétueux qui se débordent, ils ont
tout entraîné avec eux.
« Ce qu'il entendait de l'Esprit que devaient recevoir ceux qui
croiraient en lui, car le Saint-Esprit n'avait pas encore été donné (39) ».
Comment donc les prophètes ont-ils prophétisé et opéré tant de miracles? Car ce
n'est point par l'Esprit, mais par la vertu de Jésus, que les apôtres ont
chassé les démons, comme il le dit lui-même : « Si c'est par Béelzébuth que je
chasse les démons, par qui vos « enfants les chassent-ils? » Jésus-Christ
disait donc cela pour déclarer qu'avant qu'il eût été crucifié ils n'avaient
pas tous chassé les démons par le Saint-Esprit, mais par sa vertu. C'est quand
il envoya ses disciples prêcher l'Evangile, qu'il leur dit : « Recevez le
Saint-Esprit». Et encore : « Le Saint-Esprit se répandit sur eux et ils
faisaient des miracles ». (Matth. XX, 22.)
2. Au reste, lorsque Jésus-Christ envoya ses disciples, il n'est point
écrit qu'il leur donna le, Saint-Esprit, mais il leur donna puissance, disant :
« Guérissez les lépreux, chassez les démons, ressuscitez les morts : donnez
gratuitement ce que vous avez reçu gratuitement ». (Matth. X, 1, 8.) Or, tout le
monde sait que le Saint-Esprit avait été donné aux prophètes; mais aussi on ne
.doit pas ignorer que cette grâce était donnée par mesure, qu'elle a été ôtée
et qu'elle a cessé sur la terre depuis le jour qu'il fut dit: « Votre maison
est abandonnée, elle demeurera déserte » (Matth. XXIII, 38) ; et qu'avant ce
jour, même le Saint-Esprit commençait déjà à faire plus rarement sentir son
opération. Il n'y avait plus de prophètes parmi les Juifs, et s'il s'en
trouvait, leur grâce, leur vertu ne s'étendait point jusque sur les choses
saintes et salutaires.
Les Juifs donc ayant été privés de la grâce du Saint-Esprit, il est
venu un temps auquel elle s'est répandue sur les hommes avec une plus grande
effusion, et c'est après le crucifiement du Sauveur qu'elle a commencé de se
manifester, non-seulement avec plus d'abondance, mais encore par des dons plus
grands et plus excellents. Car le don duquel il est dit : « Vous ne
savez pas de quel esprit vous êtes animés » (Luc, IX, 55); et encore :
« Aussi vous n'avez point reçu l'esprit de servitude, mais vous avez reçu
l'Esprit de l'adoption » (Rom. VIII, 15), était effectivement un don plus
merveilleux et plus admirable que ceux que Dieu distribuait dans le Vieux
Testament; car les saints de l'ancienne loi recevaient aussi le Saint-Esprit,
mais ils ne le communiquaient point aux autres; au lieu que les apôtres en
[349] remplissaient tout le monde: comme donc ils devaient un jour recevoir
cette grâce, et qu'elle ne leur avait point encore été donnée, voilà pourquoi
l'évangéliste dit : « L'Esprit n'était pas encore ». Et sûrement c'est de cette
grâce qu'il parle, quand il dit : « Le Saint-Esprit n'était pas encore, à
savoir, donné, parce que Jésus n'était pas encore glorifié », appelant gloire
ou glorification la croix du Sauveur. Comme nous étions des ennemis de Dieu,
des pécheurs, privés de la grâce du Seigneur, des impies, et que la grâce est
un signe de réconciliation; comme aussi ce n'est: ni à ses ennemis, ni à ceux
qu'on hait que l'on fait du bien, mais à ses amis, mais à ceux qu'on croit gens
de bien, il a donc fallu offrir pour nous auparavant un sacrifice d'expiation ;
il a fallu que l'inimitié fût détruite dans la chair et que nous devinssions
amis de Dieu avant de recevoir son présent. Et s'il y à eu un sacrifice offert,
lorsque la promesse a été faite, à Abraham, il fallait, à plus forte raison, en
offrir un sous le régime de grâce; c'est là ce que déclare saint Paul par ces
paroles: « Que si ceux qui appartiennent à la loi sont les héritiers, la foi
dévient inutile et la promesse de Dieu sans effet; car la loi produit la colère
» (Rom. IV, 14, 15), c'est-à-dire Dieu a promis à Abraham et à sa postérité de
lui donner la terre « de Chanaan » ; mais là postérité d'Abraham s'est trouvée
indigne de la promesse et n'a pu se rendre agréable à Dieu par ses propres
oeuvres. C'est pourquoi la foi, qui est une chose facile, est venue dans le
monde afin d'attirer la grâce et afin que les, promesses de Dieu ne fussent pas
sans effet; et c'est encore pour cette raison que le même apôtre, parlant de la
foi, dit : « Afin que nous soyions héritiers par grâce, et que la promesse
demeure ferme ». (Ibid. 16.) Par grâce, attendu que les enfants d'Abraham
n'avaient pu l'acquérir ni par leur travail, ni par leurs sueurs.
Mais pourquoi Jésus-Christ ayant dit : « Selon l'Ecriture », n'en
a-t-il pas apporté des témoignages? C'est parce que l'esprit des Juifs était
prévenu. Car les uns disaient : « Cet homme est le prophète, celui que nous
attendons (40) ». D'autres : « Il séduit le peuple (12) ». D'autres : « Le
Christ ne viendra pas de Galilée, mais de la petite ville de Bethléem (41, 42)
». Et d'autres : « Quand le Christ viendra, personne ne saura d'où-il est (27)
». Ainsi leurs opinions étaient partagées, comme il arrive dans les troubles populaires.
En effet, ils ne voulaient pas écouter, ne tenaient pas à s'instruire. Voilà
pourquoi Jésus ne leur répond rien-, quoiqu'il y en eût qui disent : « Le
Christ viendra-t-il de Galilée? », Mais il loua Nathanaël comme un vrai
israélite, quoiqu'il parlât avec plus de force et de dureté, et qu'il dît avec
mépris : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » Mais les premiers
et ceux qui disaient à Nicodème : « Lisez avec soin les Ecritures, et apprenez
qu'il ne sort point de prophète de Galilée (52) », ne parlaient point pour
savoir qui il était, mais pour écarter et détruire l'opinion que répandaient
ceux qui disaient : « Il est le Christ ». En ce qui concerne Nathanaël, c'était
l'amour de la vérité et la connaissance des anciennes prophéties qui le
faisaient parler comme il fit mais ceux-là n'avaient en vue que de détourner le
peuple de la pensée que Jésus était le Christ, voilà pourquoi Jésus ne les
instruisit point. Car des gens qui se contredisaient, qui tantôt disaient : «
Personne ne saura d'où il est», et tantôt : « Il viendra de Bethléem »,
eussent-ils véritablement appris qu'il était le Christ, ils n'auraient sûrement
pas manqué de le contester. Que parce qu'il avait demeuré à Nazareth, ils
ignorassent qu'il était de Bethléem, je le passe, quoiqu'en cela même-ils ne
soient point excusables, puisque Jésus n'était point né à Nazareth; mais sa
généalogie, pouvaient-ils de même la méconnaître, pouvaient-ils ignorer qu'il
était de la maison et de la famille de David? Comment donc disaient-ils : « Le
Christ ne viendra-t-il pas de la race de David? » Voilà précisément par où ils
lâchaient d'obscurcir et de cacher sa naissance, et de suborner le peuple
parles discours qu'ils semaient.
Mais pourquoi ne vinrent-ils pas dire à Jésus-Christ : Maître , nous
admirons votre doctrine et vos oeuvres, mais puisque vous voulez que nous
croyions en vous, conformément à ce qu'enseignent les Ecritures , apprenez-nous
pourquoi elles annoncent que le Christ viendra de Bethléem, et pourquoi vous
êtes venu de Galilée? Mais ils ne dirent rien de cela, et la malignité dictait
seule tous leurs propos. L'évangéliste fait bien voir qu'ils ne cherchaient
point à le connaître, ou même qu'ils ne le voulaient point, puisqu'il ajoute
incontinent : « Quelques-uns d'entre eux avaient envie de le perdre; mais
néanmoins [350] personne ne mit la main sur lui (44) ». Et en effet, si quelque
chose était capable de les toucher, c'était au moins cette hardie et insolente
entreprise, mais ils n'en furent nullement touchés, comme dit le prophète : «
Ils ont été divisés, mais ne furent pas néanmoins touchés de componction ».
(Ps. XXXIV, 19.)
3. C'est le propre de la malice de ne vouloir céder à personne, et
d'avoir uniquement en vue la perte de celui à qui elle tend des piéges. Mais,
que dit l'Ecriture ? « Celui qui creuse la fosse pour son prochain tombera
dedans ». (Prov. XXVI, 27.) Et voilà ce qui est alors arrivé aux Juifs. Ils
avaient envie de faire mourir Jésus-Christ pour détruire la prédication, pour
étouffer l'Evangile dès sa naissance. Ce fut le contraire qui arriva: la
prédication fleurit, l'Evangile triomphe par la grâce de Jésus-Christ, et leur
république est éteinte, leur état est renversé: ils sont errants sur la terre,
sans patrie, sans liberté , sans culte ; toute leur prospérité leur est ravie:
ils vivent dans la servitude et dans la captivité.
Instruits de ces vérités , gardons-nous de tendre des pièges aux
autres, persuadés que c'est là aiguiser une épée contre soi-même, et se faire
une plus profonde blessure. Mais on vous a offensé, et vous voulez en tirer
vengeance? Ne vous vengez point, et par là vous serez vengé : si vous vous
vengez, vous ne vous vengerez point. Et ne pensez pas que ce soit là une
énigme, c'est une vérité. Comment cela? Parce que, si vous ne vous vengez
point, vous, attirez la colère de Dieu sur celui qui vous a offensé; si , au
contraire , vous exercez votre vengeance, il n'en est plus de même: le Seigneur
ne vous venge point. Car, « c'est à moi que la vengeance est réservée, et c'est
moi qui la ferai , dit le Seigneur ». (Rom. XII,19 ; Deut. XXXII, 43.) En
effet, qu'il survienne une querelle entre nos domestiques, nous voulons qu'ils
nous en laissent toute la vengeance; mais, s'ils se vengent eux-mêmes, et
qu'ensuite ils viennent nous prier de les venger , quelles que soient leurs
instances, non-seulement nous ne les vengeons point, mais même nous nous
mettons en colère contre eux, et nous leur disons: Déserteur, tu mérites les
étrivières ; car ils devaient s'en rapporter entièrement à nous, et nous laisser
le soin de les venger. Mais, comme nous leur pouvons dire: Tu t'es vengé
toi-même, nous. leur répondons . Retire-toi, et ne viens pas davantage
m'importuner. A plus forte raison, Dieu, qui nous, a commandé de nous remettre
à lui de toutes choses, nous fer a-t-il cette même réponse. Et quoi 1 n'est-il
pas ridicule que nous; qui exigeons de nos serviteurs tant de sagesse et de
déférence, nous ne confiions pas au Seigneur ce que nous voulons que nos
serviteurs nous confient? Au reste, si je vous dis ceci, mes frères, c'est que
je vous vois très-prompts à vous venger.
Le vrai sage ne doit point se venger, il doit remettre et pardonner les
fautes qu'on commet contre lui, et il le devrait, quand même il n'aurait pas à
attendre une grande récompense, à savoir, la rémission de ses propres péchés:
si vous condamnez le pécheur, si vous le punissez, pourquoi, je vous prie;
pourquoi péchez-vous vous-même ? pourquoi tombez-vous dans les fautes que vous
punissez chez. les autres? Quelqu'un vous a-t-il fait une injure, ne rendez pas
injure pour injure, pour ne pas vous punir vous-même le premier: Quelqu'un vous
a-t-il frappé, ne rendez pas coup pour coup, vous n'en retireriez aucun
avantage. Quelqu'un .tous a-t-il causé du chagrin, ne rendez pas la pareille,
il n'en revient aucune utilité, sinon de devenir semblable à celui qui a fait
le mal. Si vous souffrez tout patiemment et avec douceur, peut-être le
couvrirez-vous de confusion, peut-être le ferez-vous rougir assez pour qu'il
calmé sa colère.
Ce n'est point par le mal qu'on guérit le mal; mais c'est par le bien.
Il est des païens qui pensent de même et pratiquent cette philosophie.
Rougissons donc de céder, en philosophie, à des fous comme sont les païens.
Plusieurs d'entre eux; ayant reçu une injure, l'ont courageusement soufferte;
plusieurs ne se sont point vengé de la calomnie, plusieurs ont fait . du bien à
ceux qui cherchaient à leur faire du mal. Nous devons craindre que, parmi eux,
il ne s'en trouve qui, nous surpassent en vertu, et quel pour cela même, nous ne
soyions plus sévèrement punis.
En effet, si nous, qui avons reçu le Saint-Esprit, qui attendons un
royaume,, qui nous exerçons à la vraie philosophie, qui combattons pour
acquérir les célestes récompenses, qui n'avons point, comme ces hommes, un
enfer à,craindre , à qui il est ordonné d'être des anges, qui participons aux
saints mystères; si nous, dis-je, nous n'atteignons même pas à leur vertu ,
quelle indulgence obtiendrons-nous? [351] Car si nous sommes obligés de
surpasser les Juifs : « Si votre justice » , dit Jésus-Christ, « n'est plus
abondante que celle des scribes et des pharisiens , vous n'entrerez point dans
le royaume des cieux » (Matth. v, 20) ; à plus forte raison le sommes-nous de
surpasser les gentils; si nous devons surpasser les pharisiens , nous sommes
tenus bien plus rigoureusement de surpasser les infidèles. Faute d'avoir
surpassé les Juifs et les pharisiens, le royaume nous sera fermé. Si nous
sommes plus méchants que les païens , comment ce même royaume nous sera-t-il
ouvert ?
C'est pourquoi chassons toute aigreur, toute colère, toute fureur. « Il
ne m'est pas pénible a de vous écrire les mêmes choses, mais il vous est sûr
que je le fasse ». (Philip. III, 1.) Souvent les médecins réitèrent le même
remède; nous, de même, nous ne cesserons point de crier, de vous remémorer les
mêmes choses, de vous instruire, de vous exhorter. Les embarras du siècle, une
multitude d'affaires vous font oublier tout ce que nous vous prêchons et nous
vous enseignons ; et nous avons besoin de recommencer sans cesse. Si nous
voulons que nos réunions en ce lieu ne soient pas inutiles, produisons de bons
fruits, afin que nous obtenions les biens à venir, par la grâce et la boraté de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et
au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles. Ainsi
soit-il.
1. Rien n'est plus clair, rien n'est plus simple que la vérité, quand
on la cherche avec un coeur droit et sincère : mais, s'il y a dans l'âme de la
malice, rien n'est alors plus obscur ni plus impénétrable que cette même
vérité. En voici un exemple Les scribes et les pharisiens, qui paraissaient les
plus sages de tous les hommes, qui étaient toujours avec Jésus-Christ, pour lui
tendre des piéges, quoiqu'ils vissent les miracles qu'il faisait, quoiqu'ils
lussent les Ecritures, n'en ont retiré aucun fruit, aucun profit, et que dis-je
? ils n'ont fait par, là que se nuire : au contraire, les gardes, privés de
tous ces avantages, une seule prédication les a gagnés. Et ceux qui étaient
venus prendre Jésus-Christ, ravis [352] d'admiration, furent pris eux-mêmes.
Nous ne devons pas seulement admirer leur sagesse pour avoir su se passer- de
miracles, et n'avoir eu besoin que de la doctrine seule, de la seule parole de
Jésus-Christ pour se convertir (car ils n'ont point dit : Jamais homme n'a fait
de si grands miracles, mais bien : « Jamais homme n'a parlé comme cet homme-là
» ) : non-seulement donc leur docilité est digne d'admiration , mais aussi la
liberté avec laquelle ils répondent à ceux qui les avaient envoyés, aux
pharisiens, à ceux qui persécutaient Jésus, et qui n'oubliaient rien pour
assouvir l'envie qu'ils lui portaient.
« Les archers retournèrent », dit l'évangéliste, « et les pharisiens
leur dirent : Pourquoi ne l'avez-vous pas amené ? » Etre retournés, c'est plus
que d'être demeurés : s'ils,n'avaient pas été rejoindre les pharisiens, ils se
seraient dérobés à leur colère ; mais par leur retour, ils ont maintenant la
gloire d'être prédicateurs de la sagesse de Jésus-Christ, et par là se manifeste
mieux leur fermeté. Ils ne disent point : nous n'avons pas pu l'amener à cause
du peuple qui l'écoute comme un prophète; mais quelle est leur réponse? «
Jamais homme n'a si bien parlé ». Et certes, ils auraient pu alléguer l'autre
excuse, mais leur coeur est droit, et ils le montrent. En effet, leur réponse
n'est pas seulement un témoignage de leur admiration et de leur étonnement,
mais aussi du reproche qu'ils font aux pharisiens de les avoir envoyés prendre
et garrotter un homme qu'ils auraient plutôt dû eux-mêmes aller écouter.
Cependant ils n'avaient entendu qu'une prédication fort courte. A une âme
droite et sincère il ne faut pas de longs discours , la vérité a par elle-même
assez de force.
Que répliquèrent donc les pharisiens? Lorsqu'ils auraient dû être
touchés de componction, ils accusent au contraire ces gardes de s'être laissés
séduire : « Êtes-vous donc aussi vous-mêmes séduits (47) ? » Ils les flattent
encore et n'usent point de rudes paroles, de peur qu'ils ne les quittent tout à
fait, mais toutefois, à travers cette circonspection, on entrevoit leur rage et
leur fureur. Les pharisiens auraient dû demander ce qu'avait dit Jésus, et
admirer ses réponses, et ils ne le font pas, dans la crainte d'être attirés
comme les autres, mais ils répliquent par cet argument absurde : « Pourquoi nul
des sénateurs n'a cru en lui (48) ? » Dites-moi : N'est-ce pas là faire plutôt
un reproche aux incrédules qu'à Jésus-Christ? « Car pour cette populace qui ne
sait pas la loi, ce sont des gens maudits (49) ». Et voilà pourquoi vous êtes
plus condamnables, vous qui êtes demeurés dans l'incrédulité, tandis que la
populace croyait. Ces hommes du peuple se conduisaient comme des gens qui
savaient la loi. Comment donc sont-ils maudits? C'est vous qui n'observez pas la
loi, qui êtes maudits, et non ceux qui l'observent : et- l'incrédulité de ceux
qui refusent de croire à Jésus-Christ n'est pas un argument qui puisse être
employé contre lui. Ce procédé est très-blâmable; vous-mêmes, vous n'avez pas
cru à Dieu, comme dit saint Paul : « Car enfin, si quelques-uns d'entre eux
n'ont pas cru, leur infidélité anéantira-t-elle la fidélité de Dieu? Non,
certes » . (Rom. III, 3.) Les prophètes aussi vous ont continuellement fait ce
reproche, vous disant : «Ecoutez la parole du Seigneur, princes de Sodome »
(Isaïe, I, 10); et : « Vos princes n'observent point la loi ». Et derechef : «
N'est-ce pas à vous de savoir ce qui est juste ? » (Mich. III, 1.) Et partout
ils leur font encore de plus fortes réprimandes.
Quoi donc? Vous êtes infidèles, quelqu'un osera-t-il tirer de là un
argument contre Dieu? Loin,de nous ce blasphème, c'est uniquement votre faute :
et quel autre témoignage faut-il, pour connaître que vous ne savez point la
loi, que votre seule incrédulité? Lors donc qu'ils eurent dit qu'aucun des
sénateurs n'avait cru en Jésus, mais ceux-là seulement qui ne savaient point la
loi, Nicodème les reprit fort à propos par ces paroles: « Notre loi permet-elle
de condamner personne sans l'avoir oui auparavant (51)? » Il fait voir par là
qu'ils ne savent et n'observent point la loi. Car si la loi défend de faire
mourir personne sans l'avoir ouï auparavant, et si avant d'avoir ouï Jésus, ils
cherchaient à le faire mourir, ils étaient des violateurs de la loi : et comme
ils avançaient qu'aucun des sénateurs n'avait cru en lui, l'évangéliste indique
exprès que Nicodème était de leur corps, pour faire voir que des sénateurs
mêmes avaient cru en lui. Sans doute ils ne l'avaient pas encore témoigné
publiquement comme ils l'auraient dû, mais néanmoins ils étaient attachés à
Jésus-Christ.
Mais remarquez, mes frères, avec quelle [353] modération et quelle
retenue Nicodème les reprend. Il ne dit point: Vous voulez le faire mourir, et
vous le condamnez sans raison comme séducteur. Il ne leur a point parlé en ces
termes : il s'est servi de paroles plus douces et plus modérées pour réprimer
l'excès de leur violence inconsidérée et sanguinaire. C'est pour cela qu'il
invoque la loi en disant : « Sans avoir ouï avec soin et s'être bien informé de
ses actions ». Voilà pourquoi il ne faut pas seulement ouïr, mais il faut ouïr
avec soin; car c'est là ce que signifient ces paroles : « Et sans s'être
informé de ses actions », c'est-à-dire ce qu'il prétend. Quelle est son
intention, son but, si sa conduite est celle d'un ennemi qui veut renverser la
république? Les pharisiens alors, déconcertés parce qu'ils avaient dit que nul
des sénateurs ne croyait en Jésus-Christ, répondent faiblement à Nicodème, bien
que sans ménagement.
2. Nicodème avait dit : « Notre loi ne condamne personne ». Lui
répliquer: « Est-ce que vous êtes aussi galiléen? » c'était une mauvaise
réponse qui n'avait nul rapport à ce qu'il avait dit. Il fallait montrer, ou
qu'ils n'avaient pas envoyé prendre Jésus sans jugement, ou qu'il n'était point
nécessaire de l'entendre, et ils répondent durement et avec colère : « Lisez
avec soin, et apprenez qu'il ne sort point de prophète de Galilée ». Mais,
qu'avait dit Nicodème ? Que Jésus était un prophète? Non, il avait dit qu'on ne
devait condamner personne à mort, sans avoir auparavant instruit son procès, et
les pharisiens lui font cette outrageante réponse, comme s'il eût absolument
ignoré les Ecritures ; c'est lui dire, aux termes près : Allez à l'école, allez
étudier ; car tel est le sens de ces paroles : « Lisez avec soin, et apprenez
».
Que répond donc Jésus-Christ? Comme les pharisiens n'avaient jamais
dans la bouche que les noms de galiléen et de prophète, le Sauveur, pour les
éloigner absolument de cette fausse pensée et leur faire voir qu'il n'est pas
un des prophètes, mais le Seigneur du monde, dit: « Je suis la lumière du monde
(12) ». Non de Galilée, non de la Palestine, non de la Judée. Que répliquent
les Juifs ? « Vous vous rendez témoignage à vous-même », ainsi « votre
témoignage n'est point véritable (13) ». O folie ! le Sauveur les renvoie
toujours aux Écritures, et ils disent : « Vous vous rendez témoignage à
vous-même ». Mais quel témoignage a-t-il rendu? « Je suis la lumière du monde
». C'est là une grande parole; oui, certes, c'est là une grande parole. Mais
ils ne s'en sont pas beaucoup mis en peine, parce qu'il ne se disait pas égal
au Père, ni son Fils, ou Dieu, mais seulement qu'il était la lumière.
Néanmoins, ils voulaient aussi détruire cette opinion, car c'était là quelque
chose de plus grand que de dire : « Celui qui me suit ne « marche point dans
les ténèbres (12) ». Le Sauveur parle de la lumière et des ténèbres
spirituelles, c'est-à-dire, il ne demeure point dans l'erreur.
Ici Jésus-Christ attire à soi Nicodème et l'encourage, parce qu'il
avait librement parlé et dit son sentiment, et il loue les gardes de leur sage
conduite. Ce mot « crier », marque que Jésus à voulu exciter les pharisiens à
venir l'écouter. Et en même temps il insinue qu'ils pensaient à tendre
secrètement des pièges et à tromper secrètement, c'est-à-dire, dans lés
ténèbres et dans l'erreur, mais qu'ils ne vaincraient et n'éteindraient pas la
lumière. Il rappelle à. Nicodème les paroles qu'il avait dites depuis peu : «
Quiconque fait le mal, hait la lumière et ne vient point à la lumière, de peur
que ses oeuvres ne soient découvertes». (Jean, III, 20.) Comme les Juifs
disaient qu'aucun des sénateurs n'avait cru en lui, Jésus dit : « Quiconque
fait le mal hait la lumière et ne vient point à la lumière ». Par où il leur
fait voir que s'ils ne viennent point, ce n'est pas que la lumière soit faible
, mais c'est parce que leur volonté est corrompue et mauvaise.
« Les pharisiens lui dirent : Vous vous rendez témoignage à vous-même
(13); et Jésus leur répondit : Quoique je me rende témoignage à moi-même, mon
témoignage est véritable, parce que je sais d'où je viens et où je vais; mais
pour vous, vous ne savez point d'où je viens (14) ». Ce que Jésus avait dit
auparavant , les Juifs le- lui opposent comme une décision. Que répond donc
Jésus-Christ? Il renverse cette prétendue décision, et leur montre que c'est
selon leur opinion qu'il a parlé de la sorte (1), parce qu'ils le prenaient
pour un homme, et il leur dit: « Quoique je me rende témoignage à moi-même,
1. Il a parlé de la sorte en saint Jean, chap. V, vers. 31, où le
Sauveur, parlant selon l'esprit et l'opinion des Juifs, dit : Si je rends
témoignage de moi, mon témoignage n'est pas véritable.
mon témoignage est véritable, parce que je « sais d'où je viens ». Que
veut dire ceci? Je suis de Dieu, et Dieu, et Fils de Dieu. Dieu est pour soi un
témoin digne de foi . pour vous, vous ne connaissez point Dieu, vous faites le
mal volontairement; vous savez et vous feignez de ne point savoir; vous parlez
selon vos sentiments humains et terrestres, et vous ne voulez rien savoir, rien
connaître de plus que ce qui paraît au dehors. « Vous jugez selon la chair (15)
». Comme vivre selon la chair, c'est mal vivre; de même, juger selon sa chair,
c'est mal juger. « Je ne juge personne, et si je juge, mon jugement est
véritable (16) » ; c'est-à-dire, vous jugez injustement. Mais si nous jugeons
injustement, répliquent-ils , pourquoi ne nous reprenez-vous pas? pourquoi ne
nous punissez-vous pas? pourquoi ne nous condamnez-vous pas? C'est, dit-il,
parce que je ne suis point venu pour cela. Voilà ce que signifie cette parole :
« Je ne juge personne. Et si je juge, mon jugement est véritable ». Car si je
voulais juger, vous seriez au nombre des condamnés. Mais si je ne dis pas ceci,
dit-il, pour vous juger; et si j'ai dit : « Je ne parle pas pour juger », ce
n'est pas que je craigne de ne pouvoir vous confondre, si je vous mettais en
jugement, si je jugeais, vous seriez condamnés justement; mais le temps de
juger n'est pas encore venu. Jésus-Christ fait aussi entrevoir le jugement
futur, quand il dit : « Parce que je ne suis pas seul, mais moi, et mon Père
qui m'a envoyé ». Enfin il insinue ici qu'il n'est pas seul à les condamner,
mais que son Père les condamne aussi. Plus loin, il exprime encore la même
chose d'une manière enveloppée, lorsqu'il tâche de les gagner à son témoignage
: « Il est écrit dans votre loi que le témoignage de deux hommes est véritable
(17) ».
3. Quoi donc ! diront les hérétiques? Si nous prenons cette parole
simplement et dans le sens naturel qu'elle présente, qu'aura Jésus-Christ de
plus que le reste des hommes? Car si cette loi est établie parmi les hommes,
c'est que nul homme n'est croyable parlant de lui-même. Mais, à l'égard de
Dieu, comment pourrait-on admettre cela? Examinons donc en quel sens
Jésus-Christ a dit ce mot d'eux s'est-il servi de ce terme pour désigner deux
hommes? Si c'était là son intention, pourquoi n'a-t-il pas apporté le
témoignage de Jean-Baptiste, et n'a-t-il pas dit : Je me rends témoignage à moi-même
? Jean rend aussi témoignage de moi. Pourquoi ne s'est-il pas servi du
témoignage des anges? pourquoi pas de celui des prophètes? Il pouvait produire
une infinité d'autres témoignages. Mais Jésus-Christ ne veut pas seulement
indiquer deux personnes, mais encore deux personnes de même substance.
« Ils lui disent : Qui est votre Père? Jésus leur répondit : Vous ne
connaissez ni moi ni mon Père (19) ». Comme, le sachant, ils feignaient de ne
le point savoir, et l'interrogeaient pour le tenter, Jésus ne daigne même pas
leur répondre. Dans la suite, il a parlé plus clairement et plus librement,
s'autorisant du témoignage de ses oeuvres et de sa doctrine, parce qu'alors le
temps du crucifiement et de sa mort était fort proche. « Je sais, » dit-il, «
d'où je viens » : cela pouvait ne pas les toucher beaucoup. Mais quand il
ajouta : « Où je vais » ; cette parole devait les troubler et les effrayer
davantage, comme indiquant qu'il ne devait point demeurer dans la mort.
Et pourquoi n'a-t-il pas dit : « Je sais que je suis Dieu, » mais « je
sais d'où je viens? » Toujours il mêle les choses basses aux choses sublimes,
et encore cache-t-il un peu celles-ci. Après avoir dit : « Je me rends
témoignage « à moi-même », et l'avoir montré, il passe à quelque chose de moins
élevé ; c'est comme s'il disait : Je connais celui qui m'a envoyé, et vers qui
j'irai. De cette manière, les Juifs, entendant que le Père l'avait envoyé, et
qu'il retournerait à lui, ne pouvaient contredire ce qu'il disait. Je n'ai rien
dit que de véritable, dit-il, c'est de là que je viens et j'y retourne, je vais
au Dieu de vérité. Mais vous, vous ne connaissez point Dieu, voilà pourquoi
vous jugez selon la chair. En effet, après avoir vu tant de témoignages et de
preuves, vous dites encore : « Il n'est point véritable ». De Moïse vous dites
: Il est digne de foi, et lorsqu'il parle des autres, et lorsqu'il parle de
soi; mais vous parlez autrement au sujet de Jésus-Christ, c'est là juger
charnellement.
« Je ne juge personne (15) ». D'ailleurs il dit aussi : « Le Père ne
juge personne»; « pourquoi dit-il : Et si je juge, mon jugement est juste,
parce que je ne suis pas seul? » (Jean, V, 22.) Jésus-Christ parle encore selon
l'opinion des Juifs. Cela signifie : Mon jugement est le jugement du Père, car
le jugement du Père ne [355] saurait être différent du mien, ni le mien de
celui du Père. Mais pourquoi parle-t-il du Père? Les Juifs ne croyaient pas que
le Fils fût digne de foi s'il n'avait le témoignage du Père. Autrement ce qu'il
disait serait demeuré sans valeur; car, parmi les hommes, lorsque deux rendent
témoignage dans l'affaire d'autrui, alors leur témoignage est réputé véritable;
c'est là, en effet, le témoignage porté par deux personnes. Mais si quelqu'un
se rend témoignage à soi-même, alors il n'y a plus deux témoins.
Voyez-vous bien, mon cher auditeur, que si Jésus-Christ a parlé en ces
termes, ça été pour montrer qu'il est consubstantiel à son Père, et que par
lui-même ensuite il n'a pas besoin du témoignage d'un autre ; enfin, pour faire
voir qu'il n'a rien de moins que le Père? Reconnaissez donc son autorité dans
ces paroles : « Or, je me rends témoignage à moi« même, et mon Père qui m'a
envoyé me rend « aussi témoignage (18) ». Jésus-Christ n'aurait pas dit cela,
s'il était d'une substance inférieure. Ensuite, pour vous convaincre qu'en
parlant ainsi il n'a pas eu en vue le nombre « deux », faites bien attention
que sa puissance n'est en rien différente de celle du Père. Un homme rend
témoignage lorsque, par lui-même, il est digne de foi et qu'il n'a pas besoin
du témoignage d'un autre, et cela, lorsqu'il s'agit d'une affaire qui ne le
regarde point et qui lui est étrangère; mais dans sa propre cause il n 'est pas
croyable et il a besoin d'un témoignage. Mais c'est tout le contraire pour
Jésus-Christ: lors même qu'il se rend témoignage dans sa propre cause et qu'il
dit qu'il a le témoignage d'un autre, il se déclare digne de foi, montrant
partout son autorité. En effet, pourquoi ayant dit : « Je ne suis pas seul,
mais moi et mon Père qui m'a envoyé », et le témoignage de deux témoins est
véritable; n'en est-il pas demeuré là et a-t-il ajouté : « Je me rends
témoignage à moi-même? » N'est-ce pas uniquement pour montrer son autorité ? Et
il se met le premier : « Je me rends témoignage à moi-même ». Ici Jésus-Christ
montre qu'il est égal en dignité à son Père et qu'il ne sert de rien aux Juifs
de se glorifier de connaître Dieu le Père, s'ils ne le connaissent pas
lui-même; et encore que c'est parce qu'ils ne veulent pas le connaître qu'ils
ne le connaissent pas. Jésus leur dit donc qu'on ne peut connaître le Père sans
le connaître lui-même, afin de les attirer par là à sa connaissance. Comme ils
le négligeaient et cherchaient toujours à connaître directement le Père, il
leur dit : « Vous ne pouvez pas connaître le Père sans moi ». C'est pourquoi
ceux qui blasphèment contre le Fils, ne blasphèment pas seulement contre le
Fils, mais aussi contre le Père.
4. Prenons-y garde, mes chers frères, et glorifions le Fils : sûrement
il n'aurait point parlé de la sorte, s'il n'était de même nature que le Père.
Que si, étant d'une autre substance que le Père, il l'avait seulement fait
connaître, on pourrait connaître le Père sans connaître le Fils : et
réciproquement, en connaissant le Père, on ne connaîtrait pas pour cela le
Fils. En effet, celui qui connaît l'homme ne connaît pas nécessairement l'ange.
Pourtant, direz-vous, celui qui connaît la créature, connaît aussi Dieu. Non,
certes. Car plusieurs, ou plutôt tous les hommes, connaissent la créature,
parce qu'ils la voient; mais ils ne connaissent point Dieu pour cela.
Glorifions donc le Fils de Dieu, non-seulement en lui rendant la gloire
qui lui est due, comme Fils de Dieu, mais encore par nos oeuvres. Car la gloire
qu'on rend par les paroles n'est rien, si elle n'est accompagnée de l'hommage
qui vient des oeuvres. « Vous », dit l'apôtre, « qui portez le nom de Juifs,
qui vous reposez sur la loi, qui vous faites gloire d'être à Dieu », prenez
garde à ce que vous faites : « Vous instruisez les autres et vous ne vous
instruisez pas vous-mêmes : vous vous glorifiez dans la loi, et vous déshonorez
Dieu par la violation de la loi? » (Rom. II, 17, 21, 23.) Vous-même, mon cher
auditeur, prenez garde que, vous glorifiant d'être dans la foi orthodoxe, vous
ne meniez pas une vie conforme à la foi que vous professez; que vous ne
déshonoriez Dieu, en le faisant blasphémer. Dieu veut qu'un chrétien soit le
docteur de tout l'univers, le levain, la lumière, le sel. Qu'est-ce que la
lumière? C'est une vie brillante, qui n'est offusquée d'aucun nuage. La lumière
n'est point utile à soi, le sel ou le levain pas davantage; mais ces choses
sont utiles à autrui: de même on demande de nous, non-seulement ce qui est dans
notre intérêt, mais encore ce qui est dans l'intérêt des autres. Car le sel,
s'il ne sale pas, n'est plus sel (Matth. V, 13; Marc, IX, 49); par là nous est
encore révélée une autre vérité : c'est que, si nous vivons [356] bien, les
autres aussi vivront bien. Ainsi ce n' est que par notre bonne vie, que nous
pouvons être utiles aux autres. (Matth. XXV, 11.) Disons adieu aux folies, aux
vanités : car telles sont les choses du monde, telles sont les sollicitudes du
siècle. Les vierges sont appelées folles, parce qu'elles s'occupaient des
folles affaires du siècle : elles amassaient ici, et elles n'envoyaient pas ce
qu'elles avaient amassé où il fallait l'envoyer.
Craignons donc que ce qui leur arriva, ne nous arrive aussi, et que
nous n'allions avec un habit sale, où tous sont vêtus d'habits éclatants, car
rien n'est plus salé, rien n'est plus hideux que le péché. C'est pourquoi le
prophète, pour en présenter en sa personne une vive image à nos yeux, criait à
haute voix : « Mes plaies ont été remplies de corruption et de pourriture ».
(Ps. XXXVII , 5.) Voulez-vous connaître la puanteur du péché? considérez-le
après l'avoir commis. Lorsque la concupiscence ne vous tiendra plus dans ses
fers, lorsque le feu ne bouillonnera plus dans vos veines, alors vous verrez ce
que c'est que le péché. Lorsque vous serez rentré dans le calme, considérez la
colère; considérez l'avarice, lorsque vous aurez éteint en vous cette passion.
Rien n'est plus honteux, rien n'est plus horrible que l'avarice et la
convoitise. Nous faisons souvent retentir nos chaires de ces vérités, non pour
vous chagriner, mais par un désir de produire en vous de grands et d'admirables
effets : car peut-être celui qu'une première remontrance n'aura pas corrigé se
rendra à une seconde, ou à une troisième. Fasse le ciel, qu'étant tous délivrés
du péché et de tous les maux qui l'accompagnent, nous soyons la bonne odeur de
Jésus-Christ ( II Cor. II, 15), à qui soit la gloire, avec le Père et le
Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles ! Ainsi soit-il.
1. Quelle folie que celle des Juifs ! Ils cherchaient avant la Pâque à
prendre Jésus-Christ lorsqu'il était au milieu d'eux, ils ont souvent tenté de
mettre leurs sacrilèges mains sur lui, ou de le faire saisir par d'autres :
leurs desseins, leurs efforts sont vains et inutiles; et ils n'admirent pas
encore sa vertu: et sa puissance ne les étonne, ne les effraie point encore,
mais ils persistent dans leurs complots. En effet, qu'ils cherchassent
continuellement les moyens de le prendre, c'est ce que l'évangéliste atteste
par ces; paroles : « Jésus dit ces choses enseignant dans le temple, au lieu où
était le trésor: et personne ne se saisit de lui, [357] parce que son heure
n'était pas encore venue ». Il enseignait en maître dans le temple, ce qui
devait les exciter davantage : ce qu'il disait les choquait, et ils lui
faisaient un crime de ce qu'il se disait égal au Père. Car cette parole: « Le
témoignage de deux hommes est véritable », ne signifie pas autre chose.
Cependant, dit l'évangéliste, il enseignait dans le temple et en maître : et
personne ne se saisit de lui, parce que son heure n'était pas encore venue,
c'est-à-dire le temps opportun où il voulait être crucifié. Voilà pourquoi il
n'a point été alors en leur pouvoir de le prendre; mais, s'ils n'ont pu
assouvir leur passion, c'est par un effet de la sage dispensation du Sauveur.
Déjà depuis longtemps ils voulaient l'arrêter, et ils ne l'ont pu; et ils ne
l'auraient jamais pu prendre, s'il ne se fût livré lui-même entre leurs mains.
« Jésus leur dit encore : Je m'en vais et vous me chercherez (21) ».
Pourquoi ne cesse-t-il de leur tenir ce langage? Pour toucher leur coeur, et
pour les effrayer. Remarquez la frayeur que leur causait cette parole; car
voulant le faire mourir pour se délivrer de lui, ils demandent où il va : tant
leur paraissaient devoir être grandes les conséquences de cette mort. Il
voulait aussi leur apprendre une autre chose, que ce ne serait point par un
effet de leur violence qu'il serait crucifié, mais parce que les figures de
l'Ancien Testament l'avaient annoncé longtemps auparavant, et par ces paroles
il annonce sa résurrection. Ils disaient donc : « Est-ce qu'il se tuera
lui-même? » Que leur répond Jésus-Christ? Pour leur ôter ce soupçon et leur
faire connaître que c'était là un péché, il dit : « Pour vous autres, vous êtes
d'ici-bas (23) », c'est-à-dire, il n'est pas étonnant que vous ayez ces sortes
de pensées, vous qui êtes des hommes charnels, et qui n'êtes nullement capables
de rien concevoir de spirituel ; mais moi, je ne ferai rien de semblable : « Je
suis d'en-haut ». Pour vous, « vous êtes de ce monde ». Là encore, le Sauveur
parle de pensées terrestres et charnelles. Il résulte de là que cette parole:
«Je ne suis pas de ce monde », ne signifie pas qu'il n'a point pris une chair,
mais qu'il est exempt de leur malice et de leur méchanceté. En effet, il dit
aussi que ses disciples ne sont pas de ce monde (Jean, XV, 19), et toutefois
ils avaient une chair. De même donc que saint Paul disant : « Vous n'êtes pas
dans la chair » (Rom. VIII, 9), ne veut pas dire que ceux à qui il parle n'ont
point de corps: ainsi Jésus-Christ, disant à ses disciples qu'ils ne sont pas
du monde, veut seulement rendre témoignage de leur sagesse.
« Je vous ai donc dit que si vous ne croyez pas ce que je suis, vous
mourrez dans vos péchés (24) »; car si Jésus-Christ est venu pour ôter le péché
du monde, et si le péché ne peut être effacé que par le baptême, nécessairement
il faut que celui qui ne croit pas ait le vieil homme. En effet, celui qui ne
veut pas le tuer et l'ensevelir par la foi, mourra avec lui, et avec lui ira
recevoir la peine de ses péchés. Voilà pourquoi le Seigneur disait : « Celui
qui ne croit pas, est déjà condamné » (Jean, III, 18), non-seulement parce
qu'il ne croit pas, mais aussi parce qu'il va en l'autre monde avec ses
premiers péchés. « Ils lui dirent : Et qui êtes-vous donc (25) ? » O l'étrange
folie ! Après un si long temps, après avoir vu tant de miracles et entendu sa
doctrine, ils lui font cette question : « Et qui êtes-vous? » Que leur répond
donc Jésus-Christ? « Je suis le principe de toutes choses, moi qui vous parle »
; c'est-à-dire, vous êtes indignes d'entendre ma parole, bien loin d'apprendre
qui je suis : car jamais vous ne me parlez que pour me tenter, et vous ne
faites nulle attention à ce que je vous dis : et c'est pour cela que maintenant
j'ai bien des reproches à vous faire. Voilà, en effet, ce que signifient ces
paroles : « J'ai beaucoup de choses à dire de vous, et à condamner en vous (26)
». Non seulement à reprendre, mais encore à punir. Mais celui qui m'a envoyé,
je veux dire mon Père, ne le veut pas: « Car je ne suis pas venu pour juger le
monde, mais pour le sauver. Car Dieu n'a pas envoyé son Fils pour juger le
monde, mais afin que le monde soit sauvé par lui ». (Jean, III, 17.) Si c'est
donc là pourquoi Dieu m'a envoyé, et si Dieu est véritable, j'ai raison de ne
juger personne maintenant, mais je m'attache à enseigner ce qui est nécessaire
au salut, et non à faire des réprimandes. Au reste, Jésus-Christ dit cela, afin
que les Juifs ne croient pas que lui, qui entend de si grandes choses, il
manque de la force nécessaire pour les punir, ou qu'il ignore leurs pensées et
leurs dérisions.
« Et ils ne comprirent pas qu'il parlait de son Père (27) ». O folie !
ô aveuglement ! Jésus ne cessait de parler de son Père, et ils [358] ne s'en
apercevaient point ! Après quoi, n'ayant pu les attirer ni par un grand nombre
de miracles, ni par sa doctrine et ses instructions, il les entretient enfin de
son crucifiement et leur dit: « Quand vous aurez élevé en haut le Fils de
l'homme », dit-il, « alors vous connaîtrez qui je suis, et que je ne parle
point de moi-même, et que mon Père, qui m'a envoyé, est avec moi et ne m'a
point laissé seul ». Jésus-Christ fait voir par là que c'est avec justice qu'il
a dit : « Je suis le principe de toutes choses, moi-même qui vous parle ».
2. Tant les Juifs étaient peu attentifs à ce que leur disait
Jésus-Christ. « Lorsque vous aurez élevé en haut le Fils de l'homme » alors,
dit-il, vous pensez me faire périr, vous débarrasser de moi: mais moi, je vous
dis que c'est principalement alors que vous connaîtrez « qui je suis »; vous le
connaîtrez par les prodiges et les miracles que je ferai, par ma résurrection,
par votre ruine. En effet, toutes ces choses étaient bien propres à faire
éclater la puissance du Seigneur. Il n'a point dit : Vous connaîtrez alors qui
je suis; mais il dit Lorsque vous verrez que la mort n'aura point eu d'empire
sur moi, qu'elle n'aura produit en moi nul changement, ni aucune altération,
alors vous connaîtrez qui je suis, savoir, que je suis le Christ, Fils de Dieu,
qui gouverne et. conduit tout; et qui ne suis pas contraire au Père. Voilà
pourquoi il a ajouté : « Et je ne dis rien de moi-même ». Vous connaîtrez, en
effet, ces deux vérités, et ma puissance, et mon union avec mon Père. Car ce
mot : « Je ne dis rien de moi-même », montre l'égalité et l'unité de substance,
et qu'il ne dit rien contre la volonté de son Père. Quand votre culte sera
changé et aboli, et qu'il ne vous sera plus permis d'adorer le Père selon votre
ancienne coutume (1), alors vous connaîtrez, qu'irrité contre ceux qui ne m'ont
point écouté, il prend ma défense et me venge lui-même. C'est comme s'il disait
: Si j'étais opposé et contraire à Dieu, il n'aurait pas conçu une si grande
colère contre vous. Isaïe le déclare aussi : « Il livrera les, impies pour sa
sépulture » (Isaïe, Luc, 9); et David: « Il leur parlera alors dans sa colère »
(Ps. III, 5) ; et le Seigneur lui-même : « Le temps s'approche que votre maison
demeurera déserte » (Match. XXIII, 38) ; écoutez de plus la parabole : « Que
1. C. à. d. Par des
sacrifices et vos cérémonies légales.
fera le Seigneur de la vigne à ces vignerons? « Il fera périr
misérablement ces méchants ». (Matth. XXI, 40.) Ne remarquez-vous pas que
partout il parle de même, attendu qu'ils ne le croyaient point encore?
Que si le Seigneur doit les faire périr, comme véritablement il le fera
(car il dit : « Ceux qui ne veulent point m'avoir pour roi, qu'on les amène
ici, et qu'on les tue en ma présence). » (Luc. XIX, 27) ; pourquoi cette
oeuvre, ne se l’attribue-t-il pas à lui-même, mais au Père? C'est pour
s'accommoder à la portée des Juifs, et aussi pour honorer son Père. Voilà
pourquoi il n'a point dit : Je laisse votre maison déserte, mais « votre maison
demeurera déserte », parlant impersonnellement. Mais, avoir dit : « Combien de
fois ai-je voulu rassembler tes enfants, et tu ne l'as pas voulu » (Luc, XIII,
34) ; et ajouter ensuite : « Elle demeurera »; c'est montrer assez qu'il est
l'auteur de la désolation. Puisque, dit-il, mes bienfaits, ma sollicitude, ne
vous ont pas déterminés à croire en. moi, les supplices vous feront connaître
qui je suis.
« Et mon Père est avec moi ». De peur qu'ils ne. crussent que cette
parole : « Celui qui m'a envoyé », marquait qu'il était moins grand que le
Père, il ajoute : « Il est avec moi ». Car l'un de ces termes se rapporte à
l'incarnation, l'autre à la divinité. « Et il ne m'a point laissé seul, parce
que je fais toujours ce qui lui est agréable ». Jésus-Christ descend encore à
un langage plus humain, combattant sans relâche ce que disaient les Juifs,
qu'iil n'était point envoyé de Dieu, qu'il ne gardait pas le sabbat; il dit : «
Je fais toua jours ce qui lui est agréable ». Par où il insinue que là
violation du sabbat est agréable au Père. De même, lorsqu'on le menait à la
croix, il dit: « Croyez-vous que je ne puisse pas prier mon Père? » (Matth.
XXVI, 53.) Et toutefois, par cette seule parole: « Qui cherchez-vous ? » (Jean,
XVIII, 4, 6), il les renversa tous par terre. Pourquoi donc né dit-il pas : Ne,
croyez-vous pas que je puisse vous faire périr, quand il l'a prouvé par des
faits? Il se proportionne à leur portée. Car il avait grand soin de montrer
qu'il ne faisait rien de contraire à son Père. De même ici il parle à la
manière des hommes et dans le même sens qu'il a dit : « Il ne m'a point laissé
seul » ; il dit ici : « Je fais ce qui lui est agréable ».
« Lorsqu'il disait ces choses, plusieurs [359] crurent en lui (30) ».
Lorsque le Sauveur s'est abaissé et qu'il a parlé d'une manière simple et
grossière, alors plusieurs ont cru en lui. Après cela, me demanderez-vous
encore pourquoi Jésus s'abaisse ainsi à parler d'une manière simple et
grossière? Mais l'évangéliste vous en a. manifestement fait connaître la raison
par ces paroles : « Lorsqu'il disait ces choses, plusieurs crurent en lui ».
Les faits mêmes semblent crier par sa bouche : Ne vous troublez pas, vous qui
m'écoutez, si vous entendez des paroles basses et grossières; des hommes qui,
après avoir entendu une si grande et si sublime doctrine, n'ont point été
persuadés que celui qui l'enseignait était envoyé du Père, ne pouvaient guère
être amenés à la foi par des choses- grossières. Et ceci est la justification
de ce que le Sauveur pourra dire dans la suite de bas et de grossier.
Les Juifs crurent donc, non pas comme il aurait fallu, mais selon leur
portée, grâce à cette simplicité de langage qui charmait et reposait leur
esprit. En effet, que leur foi n'était point parfaite, l'évangéliste le fait
voir après, en rapportant les outrages qu'ils firent à Jésus-Christ; et
pourtant c'étaient les mêmes Juifs qui avaient cru; il le déclare ouvertement
par ces paroles : « Jésus dit donc aux Juifs qui croyaient en lui : Si vous
persévérez dans la créance de ma parole (31) » ; montrant qu'ils n'avaient
point encore compris sa doctrine, et que seulement ils écoutaient ce qu'ils
disaient; c'est pourquoi il parle avec plus de force, car il s'était d'abord
contenté de dire simplement : « Vous me chercherez »; mais maintenant il ajoute
: « Vous mourrez dans votre péché ». Et il leur fait connaître comment cela
arrive : Quand vous serez morts, dit-il, dans votre péché, vous ne pourrez pas
me prier, ni me demander grâce. « Ce que je dis dans le monde ». Par ces
paroles, il déclare aux Juifs qu'il va passer vers les gentils. Mais comme ils
n'avaient pas compris que c'était de son Père qu'il leur avait parlé
auparavant, il leur en parla encore; et l'évangéliste montre la cause pour
laquelle le Sauveur s'est servi d'expressions basses et grossières.
3. Si donc nous lisons avec beaucoup de soin et d'attention les saintes
Ecritures, et non pas légèrement et en passant, nous pourrons acquérir le
salut; si nous les étudions et les méditons assidûment, nous apprendrons la
vraie doctrine et la manière de bien vivre. Qu'on soit dur et violent, qu'on
ait une âme molle, qu'on soit lâche, qu'autrefois on n'ait nullement profité de
cette lecture, maintenant, du moins, on en profitera et on en retirera quelque
utilité, fût-elle imperceptible. En effet, si quelqu'un entre dans la boutique
d'un parfumeur et s'y arrête un peu, même malgré lui, il sentira bon, il
répandra une douce et agréable odeur; à plus forte raison la répandra-t-il,
cette bonne odeur, celui qui fréquente l'Eglise. Car, comme de la paresse naît
la paresse, de même du travail naît la force et la vigueur de l'âme. Encore que
vous soyez chargé d'une multitude de péchés, que vous soyez impur, ne vous
éloignez pas pour cela de nos saintes assemblées.
Et de quoi, direz-vous, me servira-t-il d'y assister, si je ne profite
pas de ce qu'on y enseigne? Ah ! si vous vous reconnaissez pécheur, si vous
vous édites misérable, ce n'est point là un petit profit, ce n'est point là une
crainte mal placée, ce n'est point là une frayeur inutile : si seulement vous
gémissez de ne pratiquer point ce que vous avez entendu, un jour viendra que
vous le pratiquerez. Car il est impossible que celui qui s'entretient avec Dieu
et l'écoute, n'en retire pas quelque profit. Au moment de prendre le divin
livre des Ecritures, nous nous recueillons et nous lavons nos mains. Ne
voyez-vous pas combien de précautions avant même de commencer cette respectable
lecture ? Si nous la continuons avec soin et avec attention, nous en
rapporterons de grands fruits. En effet, si cette lecture ne nous inspirait de
pieuses dispositions, nous ne nous laverions pas les mains; les femmes, qui ont
la tête découverte, ne la couvriraient pas aussitôt de leur voile, en signe de
recueillement intérieur; les hommes, dont la tête est couverte, ne la
découvriraient pas. Voyez-vous que la posture extérieure est un témoignage de
la piété qu'on a dans le coeur ? Ensuite, assis pour écouter, on pousse des
gémissements, on condamne sa vie passée.
Appliquons-nous donc, mon cher auditeur, à la lecture de l'Ecriture
sainte , du moins lisons avec soin les saints évangiles. A peine aurez-vous
ouvert ce livre, que vous y verrez le nom de Jésus-Christ, et que vous
l'entendrez parler : « Quant à la naissance de Jésus-Christ, elle arriva de
cette sorte : « Marie, sa mère, étant fiancée à Joseph, se trouva [360] grosse,
ayant conçu dans son sein » par l'opération « du Saint-Esprit, avant qu'ils
eussent été ensemble ». (Matth. I, 18.) Or, celui qui entend ces paroles est
tout à coup épris de l'amour de la virginité, il admire ce merveilleux
enfantement, il s'élève au-dessus de la terre, il la quitte. Ce n'est point
déjà une chose de médiocre importance, que le Saint-Esprit n'ait pas dédaigné
de remplir une vierge de sa grâce, et un ange de lui parler et s'entretenir
avec elle; toutefois ce n'est encore là que ce que l'on voit au commencement.
Mais si vous continuez votre lecture jusqu'à la fin, bientôt vous rejetterez
toutes les choses du siècle, vous rirez de tout ce qui est terrestre ; si vous
êtes riche, vous ne ferez point de cas des richesses, quand vous aurez appris
que cette femme d'un charpentier, logée dans une pauvre maison, est la mère du
Seigneur; si vous êtes pauvre, vous ne rougirez point de votre pauvreté ,
lorsque vous apprendrez que le Créateur du monde n'a point rougi d'habiter une
humble chaumière.
Si vous méditez ces choses, mon cher frère, vous ne volerez point, vous
ne serez point avare, vous n'envahirez pas le bien d'autrui, mais plutôt, vous
aimerez la pauvreté et vous mépriserez les richesses; par là, vous éloignerez
de vous toutes sortes de maux et de vices. Et encore, lorsque vous verrez Jésus
couché , dans une crèche, vous n'aurez plus envie de donner à votre fils un
habit tissu d'or, ni à votre femme un lit orné d'argent; et, une fois libre de
ces vaines préoccupations, vous ne vous livrerez plus à l'avarice et aux
rapines qu'elles provoquent. Il vous en reviendra encore bien d’autres avantages
que nous ne saurions présentement détailler, mais que connaîtront ceux qui
feront cette expérience.
C'est pourquoi je vous exhorte, mes frères, à faire emplette des saints
livres, à en étudier le sens et à le graver dans votre mémoire. Les Juifs, pour
les avoir négligés, reçurent l'ord~e de les porter attachés à leurs mains.
(Deut. VI.) Pour nous, nous ne les portons pas ans nos mains, mais nous les
laissons dans nos demeures, au lieu de les graver dans nos coeurs, comme nous
le devrions; car c'est de cette manière, qu'après avoir lavé nos souillures,
nous obtiendrons les biens à venir, que je vous souhaite, par la grâce et la
bonté de Notre Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au
Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des
siècles. Ainsi soit-il.
1. Nous avons besoin d'une grande patience, mes chers frères; cette
vertu se forme et croît en nous, lorsque la parole de Dieu a jeté ses racines
dans nos coeurs: et, de même que le vent, avec toute sa violence et son
impétuosité, ne peut arracher un chêne que de profondes racines tiennent
fortement lié à la terre , ainsi personne ne pourra renverser une âme que la
crainte a étroitement attachée à Dieu. Car, être cloué, c'est bien plus fort
que d'être enraciné. C'est là ce que le prophète demandait au Seigneur: «
Percez mes chairs par votre crainte ». (Ps. CXVIII, 120.) Ainsi vous-même
percez-vous, et attachez-vous aussi fortement à Dieu qu'un corps le serait à un
autre par un clou profondément enfoncé. Ceux qui sont liés de la sorte, à peine
peut-on les séparer; mais ceux qui ne le sont pas de même, sont aisément
surpris et renversés.
Voilà ce qui est alors arrivé aux Juifs. Après avoir entendu la parole
et avoir cru, ils furent encore renversés. Jésus-Christ, voulant donc rendre
leur foi plus solide, plus ferme , plus profonde, laboure leur âme, pour ainsi
dire, de reproches plus acérés; car, puisqu'ils avaient reçu la foi , leur
devoir était d'écouter et de souffrir patiemment les réprimandes ; mais tout
d'abord ils prirent feu et s'emportèrent. Maintenant, quelle est la marche
suivie par
Jésus-Christ? Il commence par cette exhortation : « Si vous persévérez
dans ma doctrine , vous serez véritablement mes disciples, et la vérité vous
rendra libres » ; comme s'il disait : Je dois faire une profonde incision, mais
ne vous en troublez pas: ou plutôt, par ces paroles , il rabaisse leur orgueil.
De quoi , je vous prie, la vérité les rendra-t-elle libres? De leurs péchés. Et
que répondirent ces insolents? « Nous sommes de la race d'Abraham, et nous
n'avons jamais été esclaves de personne (33) » . Ils perdirent d'abord
l'esprit, parce qu'ils désiraient avidement les choses terrestres.
Ce mot: « Si vous persévérez dans ma doctrine » , découvre leur pensée
et ce qu'ils méditaient dans le coeur, et montre que celui qui parlait de la
sorte savait que véritablement ils avaient cru , mais qu'ils n'avaient point
persévéré dans la foi : et encore il leur fait espérer quelque chose de grand,
savoir, qu'ils seront ses disciples. Comme, depuis peu, plusieurs s'étaient
retirés, Jésus, par allusion à ce départ, dit : « Si vous persévérez » ; en
effet, ces gens-là aussi avaient ouï sa doctrine, ils avaient cru, et ils s'étaient
retirés, parce qu'ils n'avaient pas persévéré. « Car plusieurs de ses disciples
», dit l'évangéliste, « se retirèrent de sa suite, et n'allaient plus avec lui
». (Jean, VI, 67.)
« Vous connaîtrez la vérité », c'est-à-dire, vous me connaîtrez moi-même,
car « je suis la vérité ». (Jean, XIV, 6; I Cor. X, 11.) Toute l'histoire juive
n'a été qu'une figure; vous apprendrez de moi la vérité, qui vous délivrera de
vos péchés. Comme il disait à ceux-là : « Vous mourrez dans vos péchés »; il a
dit de même à ceux-ci : « La vérité vous rendra libres de vos péchés». Jésus ne
leur a point dit: Je vous délivrerai de la servitude, mais il le leur a laissé
à penser. Que répondirent-ils donc? « Nous sommes de la race d'Abraham, et nous
n'avons jamais été esclaves de personne. » Mais s'ils avaient à se choquer,
c'était sans doute de ce qu'il avait dit auparavant : « Vous connaîtrez la
vérité » ; et ils auraient dû répondre: Quoi donc? Est-ce que nous ignorons la
vérité? la loi et nos connaissances sont donc fausses? Mais ce n'est point là
de quoi ils se mettaient en peine; la perte des biens de la terre était seule
capable de les toucher et de les affliger, et c'était de cette perte et de la
servitude terrestre qu'ils voulaient parler. Il est aujourd'hui bien des gens
encore, oui certes, il en est beaucoup qui rougissent de la privation de choses
indifférentes et de cette servitude, et qui n'ont pas honte de même d'être
esclaves du péché ; qui aimeraient mieux être mille fois appelés esclaves du
péché, que de l'être une seule fois de la servitude des hommes. Tels étaient
ces Juifs . ils ne connaissaient point d'autre servitude, voilà pourquoi ils
disaient : Quoi ! vous avez appelé esclaves ceux qui sont de la race d'Abraham,
des hommes nobles à qui pour cela même vous ne deviez pas donner le nom
d'esclaves qui les déshonore ? Nous n'avons jamais , disent-ils, été esclaves
de personne. Tel est l'orgueil, telle est la vanité des Juifs : « Nous sommes
de la race d'Abraham : nous sommes Israélites ». Jamais ils ne parlent de leurs
actions. C'est pourquoi Jean-Baptiste leur criait : « N'allez pas dire : Nous
avons Abraham pour père ». (Matth. III, 9.)
Mais pourquoi Jésus-Christ ne les reprend-il pas de leur insolente
réponse? En effet, ils ont été esclaves des Egyptiens, des Babyloniens, et de
plusieurs autres. C'est parce qu'il ne leur avait point dit cela pour entrer en
dispute avec eux, mais pour les sauver, pour leur faire du bien : voilà ce
qu'il avait uniquement en vue. Sûrement il aurait pu leur reprocher une
servitude de quarante ans, une autre de soixante-dix, et d'autres sous les
juges, tantôt de vingt, tantôt de deux, tantôt de sept ans; il pouvait leur
dire qu'ils n'avaient jamais cessé d'être dans l'esclavage. Mais le Sauveur a
voulu leur faire voir, non qu'ils étaient esclaves des hommes, mais qu'ils
étaient esclaves du péché, ce qui est la plus dure et la plus misérable de
toutes les servitudes, une servitude dont Dieu seul peut délivrer l'homme. Car
Dieu seul a le pouvoir de remettre les péchés : ils le reconnaissaient et le
confessaient, et c'est à quoi il les amène par ces paroles : « Quiconque commet
le péché est esclave du péché (34) », leur montrant qu'il parle de la liberté à
l'égard de ce genre de servitude.
« Or l'esclave ne demeure pas toujours en la maison, mais le Fils y
demeure toujours (36) ». Leur rappelant ainsi les premiers temps;
insensiblement il fait tomber la loi. Il ne voulait pas qu'ils vinssent dire
Nous avons les sacrifices que Moïse a ordonnés; ils peuvent nous délivrer de
nos péchés; voilà pourquoi il. ajoute ces choses : autrement quelle liaison y
aurait-il dans ses paroles? « Parce que tous ont péché, et ont besoin de la
gloire de Dieu, étant justifiés gratuitement par sa grâce (Rom. III, 23, 24) »,
et les prêtres eux-mêmes. C'est pourquoi saint Paul dit du pontife : « C'est ce
qui l'oblige à offrir le sacrifice de l'expiation des péchés, aussi bien pour
lui-même que pour le peuple, étant lui-même environné de faiblesse ». (Héb. V,
3.) Et c'est là ce que fait entendre Jésus-Christ, en disant : « L'esclave ne
demeure pas en la maison ». Au reste, par ces paroles, le Seigneur déclare
encore qu'il est égal en dignité à son Père , et fait connaître la différence
qu'il y a entre l'esclave et le Fils. Car voilà ce que signifie cette parabole;
elle fait connaître que l'esclave n'a point de pouvoir, ce que déclare ce mot :
« Il ne demeure pas ».
2. Mais pourquoi Jésus-Christ, discourant sur les péchés, a-t-il parlé
de la maison? C'est pour montrer que, comme le maître a toute l'autorité dans
la maison, lui il la possède de même sur toutes choses. Et ce mot « Ne demeure
pas », signifie : n'a pas le pouvoir de donner parce qu'il n'est pas le maître;
or, le Fils est le maître; c'est ce que veut dire cet autre mot : « Il demeure
toujours », pris métaphoriquement, et selon [363] l’idée qu'on a des choses
humaines, afin qu'ils ne lui disent pas : qui êtes-vous ? Toutes choses sont à
moi, car je suis le Fils et je demeure dans la maison de mon, Père; Jésus
appelle ici maison l'autorité; ailleurs il appelle maison le royaume: « Il y a
plusieurs demeures dans la maison de mon Père » (Jean, XIV, 2.) Comme il parle
de la liberté et de l'esclavage, il est naturel qu'il se serve de cette
métaphore, pour montrer que ceux dont il parle n'ont point eu le pouvoir de remettre
les péchés.
« Si donc le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libres
(36) ». Ne remarquez-vous pas, mes frères, que, le Fils est consubstantiel à
son Père,, et qu'il a un pouvoir égal au sien? « Si le Fils vous. met en
liberté », personne ne pourra plus vous la contester, votre liberté , mais elle
sera ferme et stable : « Car c'est Dieu même qui justifie, qui osera condamner?
» (Rom. VIII, 33, 34.) Jésus-Christ se montre ici pur et exempt de péché; il
parle et de la liberté que donnent les hommes, et qui n'en a que le nom, et de
cette autre liberté que Dieu seul a le pouvoir de donner. C'est pourquoi il les
exhorte à ne pas rougir de ce qu'on nomme ici-bas esclavage, mais seulement de
l'esclavage du péché. Et voulant leur faire voir que, quoiqu'ils ne soient
esclaves de personne, le mépris qu'ils ont fait de l'autre esclavage les a
néanmoins rendus encore plus esclaves, il a incontinent ajouté : « Vous serez
véritablement libres ». Et par là il déclare que leur liberté n'est point une
liberté véritable. Ensuite, de peur, qu'ils ne disent qu'ils étaient exempts de
péché, car il était croyable qu'ils le diraient : voyez de quelle manière il
les accuse sur ce point. Il passe surtout ce qu'il y a de répréhensible dans
leur vie, et se borne à leur représenter le crime qu'ils méditaient
actuellement : « Je sais que vous êtes enfants d'Abraham : mais vous voulez me
faire mourir (37) ». Insensiblement il les exclut de la famille d'Abraham, leur
apprenant qu'ils ne doivent point se vanter d'en être. Comme ce sont les
oeuvres qui rendent l'homme libre ou esclave, ce sont elles aussi qui font la
parenté. Il ne leur a pas dit tout d'abord ; Vous n'êtes point les enfants.
d'Abraham, cet homme juste, vous qui êtes des homicides; il leur accorde leur
filiation et leur dit : « Je sais que vous êtes enfants d'Abraham », mais ce
n'est point là de quoi il est question. Maintenant, il va leur parler avec plus
de force et de vigueur. En effet, on peut remarquer en. général que
Jésus-Christ, après avoir opéré quelque grande action qu'il avait dessein de
faire, parle ensuite avec plus de force et de fermeté, parce qu'alors le
témoignage des oeuvres mêmes ferme la bouche aux contradicteurs.
« Mais vous voulez me faire mourir ». Et si c'est justement? Non,
certes, c'est pourquoi il en donne la raison : vous voulez me faire mourir, «
parce que ma parole ne trouve point d'entrée en vous ». Comment dit-il donc
qu'ils ont cru en lui? Oui , ils ont cru, mais, comme j'ai dit, ils n'ont point
persévéré : voilà pourquoi il leur fait une vive réprimande. Si vous vous
glorifiez, dit-il, de cette filiation, il faut que votre vie y réponde. Et
Jésus n'a pas dit : vous ne comprenez point ma parole, mais : « Ma parole ne
trouve point d'entrée en vous » ; en quoi il fait connaître l'élévation et la
sublimité de sa doctrine. Mais ce n'est point là une raison de me faire mourir,
c'en est une plutôt de m'honorer, afin de vous instruire. Mais si vous dites
cela ,de vous-même? Pour prévenir cette objection, il ajoute : « Pour moi, je
dis ce que j'ai vu dans mon Père, et vous, vous faites ce que vous avez ouï de
votre Père (38) ». Comme moi, dit-il, je fais connaître mon Père, et par mes
oeuvres et par mes paroles; de même aussi vous, par vos couvres, vous montrez
qui est le vôtre. Car non-seulement j'ai la même substance que mon Père, mais
encore la même vérité.
« Ils lui répondirent : Nous avons Abraham pour père. Jésus leur
repartit : Si vous aviez Abraham pour père, vous feriez ce qu'a fait Abraham;
mais maintenant vous cherchez à me faire mourir (39,40) ». Jésus-Christ leur
reproche souvent ici leur humeur sanguinaire, et leur parle d'Abraham : mais
c'est pour leur déclarer qu'ils se sont exclus de sa filiation, pour rabaisser
leur vanité, leur en marquer l'inutilité et les convaincre qu'ils n'y doivent
point mettre l'espérance de leur salut, ni compter sur une alliance charnelle ,
ruais sur l'alliance spirituelle que produit la bonne volonté. C'était là ce
qui les empêchait de s'attacher à Jésus-Christ : ils s'imaginaient qu'une si
grande alliance leur suffisait seule pour les sauver.
Quelle est cette vérité dont parle ici [364] Jésus-Christ? Qu'il est
égal à son Père; c'est pour cette vérité que les Juifs cherchaient à le faire
mourir, comme il le dit lui-même : « Vous cherchez à me faire mourir, moi qui
vous ai dit la vérité que j'ai apprise de mon Père ». Pour vous faire voir que
ce qu'il dit n'est point contraire à son Père, il s'en autorise encore. « Ils
lui dirent : Nous ne sommes pas des enfants de la fornication ; nous n'avons
tous qu'un père qui est Dieu (41) ». Que dites-vous ? Que vous avez Dieu pour
père, et vous accusez et vous condamnez Jésus-Christ pour avoir dit la même
chose 1 Ne voyez-vous pas que Jésus a dit que Dieu était son Père d'une manière
particulière ?
3. Comme donc le Sauveur avait dépossédé les Juifs de leur prétendue
filiation d'Abraham, n'ayant rien à répliquer, ils ont la hardiesse de monter
plus haut et de s'arroger la qualité d'enfants de Dieu; mais Jésus-Christ les
dégrade encore de cette dignité en leur disant « Si Dieu était votre Père,vous
m'aimeriez parce que je suis sorti de Dieu, et que je viens » dans le monde, «
car je ne suis pas venu de moi-même, mais c'est lui qui m'a envoyé (42).
Pourquoi ne connaissez-vous point mon langage? Parce que vous ne pouvez ouïr ma
parole (43). Vous êtes les enfants du diable, et vous voulez accomplir les
désirs de votre père. Il a été. homicide dès le commencement, et il n'est point
demeuré dans la vérité. Lorsqu'il dit des mensonges, il dit ce qu'il trouve
dans lui-même (44) ». Jésus-Christ a dépossédé et exclu les Juifs de la
filiation d'Abraham , et comme ils ont osé s'élever à une grande et plus haute
dignité, il les abat et leur porte enfin le coup qui les terrasse, en leur
disant : Non-seulement vous n'êtes point les enfants d'Abraham, mais vous êtes
même les enfants du diable; par là il les frappe aussi durement que le mérite
leur impudence, et il ne laisse pas cette accusation sans preuve ; il la
démontre, au contraire : tuer, dit-il, c'est le fait d'une méchanceté diabolique.
Et il n'a pas simplement dit : Vous faites les oeuvres du diable , mais vous
accomplissez ses désirs, montrant que les Juifs, comme le diable, sont portés
au meurtre, et cela par envie.
Car le diable a tué Adam, uniquement pour satisfaire son envie.
Jésus-Christ l'insinue ici maintenant. « Et il n'est point demeuré dans la
vérité », c'est-à-dire, dons la droiture, dans la probité. Comme les Juifs
accusaient souvent Jésus de n'être point envoyé de Dieu, il leur répond que
c'est le diable qui leur suggère cette accusation; car c'est lui qui le premier
a enfanté et produit le mensonge, lorsqu'il a dit: «Aussitôt que vous aurez
mangé de ce fruit, vos yeux seront ouverts ». (Gen. III, 5.)C'est lui aussi qui
le premier l'a mis en oeuvre. En effet, les hommes ne s'en servent pas comme
d'une chose qu'ils trouvent en eux-mêmes, mais comme d'une chose empruntée. Le
diable en use comme de sa propriété.
« Mais pour moi, quoique je vous dise la vérité, vous ne me croyez pas
(45) ». Quelle est la suite des idées? Vous voulez me faire mourir sans me dire
de quoi l'on m'accuse. Vous ne me persécutez que parce que vous êtes ennemis de
la vérité; si ce n'est pas pour cela, montrez-moi mon péché. Voilà pourquoi il
continue ainsi : « Qui de vous me peut, convaincre d'aucun péché (46) ? » Sur
cela ils répondent : « Nous ne sommes pas des enfants de la fornication ». Et
néanmoins plusieurs l'étaient, puisqu'ils étaient dans la coutume de faire des
mariages illicites. Mais ce n'est point là ce qu'il veut leur reprocher, il
s'en tient au premier point. Leur ayant fait voir qu'ils n'étaient pas les
enfants de Dieu, mais les enfants du diable; il part de tout cela. (Tuer et
mentir, leur dit-il, ce sont là des actions dignes du diable et vous faites
l'une et l'autre), pour nous apprendre que c'est à l'amour qu'on reconnaît les
enfants de Dieu.
« Pourquoi ne connaissez-vous point mon langage? » Comme ils étaient
toujours flottants, toujours dans le doute, et qu'ils ne cessaient point de
répéter ces paroles : « Que veut-il dire, vous ne sauriez venir où je vais? A
Jésus dit : « Vous ne connaissez point mon langage, parce que vous ne pouvez
ouïr ma parole. » Et cela vient de ce que vous avez un esprit bas et rampant,
et que ma doctrine est trop élevée. Mais s'ils ne pouvaient pas la comprendre,
quel blâme, quel reproche leur faire? C'est qu'ici ne pouvoir pas, c'est la
même chose que ne vouloir pas; vous ne le pouvez pas, parce que vous êtes
habitués à ramper toujours, et que vous n'élevez jamais vos pensées à rien de
grand. Et encore, les Juifs voulant faire entendre qu'ils ne le persécutaient
que par zèle pour Dieu, Jésus s'attache partout à montrer que le persécuter,
c'est haïr Dieu; que l'aimer, au contraire, ce serait connaître Dieu.
«Nous n'avons tous qu'un père qui est Dieu ». C'est toujours
d'honneurs, et non d'oeuvres qu'ils se prévalent. Donc votre incrédulité
prouve, non que je sois étranger à Dieu, mais que vous ne le connaissez pas, et
en voici la cause : c'est que vous mentez et voulez faire ce que fait le
diable. Vous mentez parce que vous avez une âme basse et rampante, parce que
vous n'avez que des pensées charnelles, comme dit l'apôtre : « Puisqu'il y a
parmi vous des jalousies et des disputes, n'est-il pas visible que vous êtes
charnels ? » (I Cor. III, 3.) Pourquoi ne pouvez-vous pas recevoir ma parole et
croire en moi? C'est parce que « vous voulez accomplir les désirs de votre Père
», vous en faites votre étude, vous appliquez tous vos soins. Ne voyez-vous pas
que ce mot : « Vous ne pouvez pas », signifie qu'ils ne veulent pas.
« C'est ce qu'Abraham n'a point fait ». Et quelles sont ses oeuvres? la
douceur, la modération, l'obéissance : vous , au contraire, vous êtes inhumains
et cruels. Mais d'où se sont-ils portés à se dire enfants de Dieu? Jésus-Christ
avait fait voir qu'ils étaient indignes d'être enfants d'Abraham : voulant
détourner ce reproche, ils se sont élevés à quelque chose de plus grand. Et
comme il leur reprochait leurs meurtres, afin de s'en justifier en quelque
sorte, ils disent que c'est pour venger Dieu qu'ils s'y sont portés. Au reste
ce mot : « Je suis sorti », signifie qu'il est venu d'en-haut. Par là il fait
allusion à son avènement dans le monde. Et comme vraisemblablement ils devaient
répliquer : Vous enseignez une doctrine étrangère et nouvelle ; Jésus dit qu'il
est sorti de Dieu. Il est naturel, dit-il, que vous n'écoutiez pas ma parole,
parce que vous êtes les enfants du diable : pourquoi voulez-vous me faire
mourir? De quel crime pouvez-vous m'accuser? s'il n'en est aucun, pourquoi ne
croyez-vous pas en moi ?
Puis, après leur avoir fait connaître ainsi, parleur mensonge et le
meurtre qu'ils veulent commettre, qu'ils sont enfants du diable, il leur montre
qu'ils sont fort éloignés d'être enfants, et d'Abraham et de Dieu, soit parce
qu'ils le haïssent, lui qui ne leur a fait aucun mal, soit parce qu'ils
n'écoutent point sa parole. Et en même temps il établit invinciblement cette
vérité, qu'il n'est point contraire à Dieu, et que ce n'est point pour cette
raison qu'ils ne croient point en lui , mais parce qu'ils sont ennemis de Dieu.
Il était, en effet, de toute évidence que, s'ils ne croyaient point en celui
qui n'avait commis aucun péché, qui se disait sorti de Dieu et envoyé de Dieu,
qui enseignait la vérité et l'enseignait de manière qu'il pouvait défier tout
le monde de le convaincre d'aucun péché; il était, dis-je, visible que, s'ils
ne croyaient point en Jésus-Christ, c'est qu'ils étaient tout à fait charnels.
Car il le savait; oui, certes, il le savait parfaitement, que les péchés rabaissent
l'âme. C'est pourquoi saint Paul dit : « Nous aurions beaucoup de choses à
dire, qui sont difficiles à expliquer à cause de votre lenteur et de votre peu
d'application pour les entendre ». (Héb. V, 11.) Lorsqu'on n'a pas la force de
mépriser les choses de la terre, on ne peut ni entendre celles du ciel, ni
avoir de goût pour elles.
4. C'est pourquoi, je vous en conjure, mes frères, n'oublions rien ,
faisons tous nos efforts pour bien régler notre vie : purifions notre âme, de
peur qu'aucune tache, qu'aucune souillure ne nous empêche de voir la vérité.
Allumons en nous la lampe de l'intelligence et ne semons point parmi les
épines. Celui qui ne comprend pas que l'avarice est un mal, comment
connaîtra-t-il de plus hautes vérités? Celui qui ne s'en abstient pas, comment
s'attachera-t-il aux choses du ciel? Il est bon de ravir, non les biens
périssables, mais le royaume des cieux; car ce royaume, dit Jésus-Christ, « les
violents l'emportent » (Matth. XI, 12); donc les lâches ne peuvent l'emporter :
pour l'acquérir, il faut être diligent et plein d'ardeur. Mais que veut dire ce
mot : « les violents? » Qu'il faut faire beaucoup d'efforts, parce que la voie
est étroite (Matth. VII, 14), qu'il faut du courage et de la fermeté. Ceux qui
vont pour emporter veulent devancer tout le monde. Ils ne considèrent rien, ni
l'accusation, ni la condamnation, ni le supplice; mais ils n'ont qu'une seule
chose en vue, c'est d'emporter ce qu'ils désirent, et ils font tous leurs
efforts pour prévenir ceux qui marchent devant.
Emportons donc le royaume des cieux l'emporter ce n'est pas un crime,
mais c'est s'acquérir de la gloire ; c'est au contraire un crime de ne point le
ravir. Dans ce royaume, nos richesses ne tournent point à la ruine des autres :
travaillons donc à l'emporter. Si nous sentons la colère et la concupiscence
s'allumer dans nous et nous presser de leurs aiguillon, [366] faisons violence
à notre nature; soyons plus doux, travaillons un peu pour nous reposer
éternellement. Ne ravissez point l'or, mais ravissez ces richesses qui vous
apprendront à regarder l'or comme de la boue. Dites-moi : Si vous trouviez sous
vos yeux et sous votre main du plomb et de l'or, lequel prendriez-vous ? ne
serait-ce pas l'or que vous saisiriez? Eh bien ! là où celui qui emporte est
puni, vous vous attachez à ce qui est de plus grande valeur, et là où celui qui
emporte est honoré et récompensé, vous livrez, vous abandonnez ce qui est de
plus grand prix. Que si de l'un et de l'autre côté il y avait une punition à
craindre, ne vous seriez-vous pas plutôt jeté sur ce qui vaut le mieux? mais
dans le vol que je vous propose, vous n'avez rien à craindre, une félicité
éternelle en est la récompense.
Et comment, direz-vous, peint-on l'emporter, ce royaume? Ce que vous
avez dans vos mains, jetez-le; car tant que vous aurez les mains embarrassées,
vous ne pourrez conquérir cet autre trésor : représentez-vous un homme qui a
les mains pleines d'argent; tant qu'il le serrera dans ses mains, pourra-t-il
prendre de l'or? ne faut-il pas qu'auparavant il jette l'argent et qu'il ait
les mains libres? En effet, un voleur doit être adroit et alerte pour n'être
pas pris. De même, il y a autour de nous des puissances ennemies qui nous
guettent, toujours prêtes à se jeter sur nous pour nous enlever notre trésor.
Mais évitons-les, fuyons-les et ne laissons au dehors aucune prise sur nous.
Coupons, rompons les liens qui nous retiennent , dépouillons-nous des biens de
ce monde. Quelle nécessité d'avoir des habits de soie? Jusques à quand nous
étalerons-nous ces futilités ridicules? Jusques à quand cacherons-nous notre or
dans la terre? Je voudrais de tout mon coeur ne plus vous parler
continuellement de ces choses; mais jamais vous ne cessez de me donner sujet de
vous en parler. Corrigeons-nous enfin aujourd'hui, afin que, donnant aux autres
ce bon exemple, les biens que Dieu nous a promis, nous les obtenions, par la
grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel
gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous
les siècles. Ainsi soit-il.
1. Venger avec force ce qu'on dit
contre Dieu, souffrir patiemment ce qu'on dit contre nous.
1. C'est une chose impudente et insolente que le vice: lorsqu'il
devrait rougir de honte, c'est alors qu'il s'emporte et fait plus fortement
éclater sa colère; c'est ce qui arriva pour [367] les Juifs. Lorsque leur coeur
aurait dû être touché de componction de ce qu'ils venaient d'entendre;
lorsqu'ils devaient admirer la force et la justesse des raisonnements du divin
Sauveur, ils le chargent d'injures, ils l'appellent samaritain, démoniaque, et
répondent : « N'avons-nous pas eu raison de dire que vous êtes un samaritain,
et que vous êtes possédé du démon ? » Jésus-Christ disait-il quelque chose de
grand et d'élevé, c'était folie aux yeux de ces hommes sans raison. Il est vrai
que l'évangéliste n'a point encore dit qu'ils l'aient appelé samaritain, mais
toutefois ces paroles donnent bien lieu de croire qu'ils l'avaient souvent
apostrophé de ce nom. Vous êtes possédé du démon, dites-vous à Jésus; mais chez
qui vraiment habite le démon ? chez celui qui honore Dieu; ou chez celui qui
outrage l'homme qui honore Dieu? Quelle est la réponse du Seigneur? c'est la
douceur, c'est la modestie même. « Je ne suis point possédé du démon, mais
j’honore mon Père, qui m'a envoyé (49) ». Lorsqu'il fallait les instruire,
abattre leur orgueil et leur vanité, et les empêcher de se prévaloir du nom
d'Abraham, alors Jésus-Christ parlait avec force et avec vigueur; mais quand il
avait à souffrir leurs injures, il répondait avec beaucoup de douceur: Quand
ils disaient : Nous avons Dieu pour Père et Abraham aussi, il les réprimandait
fortement; mais lorsqu'ils l'appellent démoniaque, il leur répond avec douceur,
pour nous apprendre à venger la gloire de Dieu et à souffrir avec patience ce
qu'on dit contre nous.
« Pour moi, je ne cherche point ma gloire (50) ». J'ai dit ces choses
pour vous montrer qu'il ne vous appartient pas, à vous, qui êtes des homicides,
d'appeler Dieu votre Père; ce que j'ai dit, c'est donc pour sa gloire que je
l'ai dit, et, pour avoir soutenu sa gloire, je vous entends m'injurier; c'est
pour lui que je suis en butte à vos outrages. Mais je n'écoute point vos
injures, je ne m'en venge point. Celui pour l'amour de qui je les souffre
maintenant, vous en fera rendre compte et vous en punira. « Pour moi, je ne
cherche point ma gloire ». C'est pourquoi, au lieu de me venger, je vous invite
et vous exhorte à faire ce qui non-seulement vous délivrera du supplice, mais
aussi vous procurera la vie éternelle.
«En vérité, en vérité, je vous le dis : Si quelqu'un garde ma parole,
il ne mourra jamais (51) ». Jésus-Christ ne parle pas seulement ici de la foi,
mais encore de la pureté de la vie. Et plus haut il a dit : «Il aura la vie
éternelle » ; il dit ici : Il ne mourra point, et en même temps il insinue que
ses ennemis ne peuvent rien contre lui. Car si celui qui aura gardé sa parole
ne doit pas mourir, à plus forte raison lui-même ne mourra-t-il point. Les
Juifs l'ayant compris, lui dirent : « Nous connaissons bien maintenant que vous
êtes possédé du démon: Abraham est mort et les prophètes aussi (52) »,
c'est-à-dire ceux qui ont ouï la parole de Dieu sont morts, et ceux qui auront
ouï la vôtre ne mourraient point? « Etes-vous plus grand que notre père Abraham
(53) ? » O vanité ! de nouveau ils se flattent d'être les enfants d'Abraham. Il
eût été plus à propos de répondre : Etes-vous plus grand que Dieu, ou ceux qui
vous écoutent sont-ils plus grands qu'Abraham ? mais ils ne le disent point,
parce qu'ils croyaient Jésus moins grand qu'Abraham lui-même. Premièrement donc
Jésus leur montre qu'ils sont des homicides, et par cette raison il leur prouve
qu'ils sont déchus de leur prétendue filiation; et comme ils s'opiniâtraient à
la soutenir, il la combat par une autre voie, leur faisant voir qu'ils font
d'inutiles efforts pour s'y maintenir.
Au reste, le Sauveur ne découvre et n'explique pas de quelle mort il
veut parler présentement; il leur fait entendre qu'il est plus grand
qu'Abraham, afin de les confondre encore par ce moyen. Certes, dit-il, quand
même je serais un homme ordinaire, vous ne devriez pas me faire mourir
injustement; mais puisque je dis la vérité, puisque je n'ai commis aucun péché,
puisque je suis envoyé de Dieu et plus grand qu'Abraham, n'est-ce pas follement
et vainement que vous cherchez tous les moyens de me faire mourir? Que
répondent-ils donc? « Nous connaissons bien maintenant que vous êtes possédé du
démon? » La Samaritaine n'avait point parlé de la sorte; elle n'avait point dit
à Jésus : Vous êtes possédé du démon, mais seulement : « Etes-vous plus grand
que notre père Jacob? » (Jean, IV, 12.) En effet, les Juifs étaient des
insolents et des scélérats , tandis que cette femme ne songeait qu'à
s'instruire. Voilà pourquoi elle propose ses. doutes, fait une respectueuse
réponse, comme elle le devait, et appelle Jésus Seigneur. Car celui qui faisait
de si grandes promesses, et qui, d'autre part, méritait d'être cru sur sa
parole, ne devait point recevoir des [368] injures et des outrages, mais il
devait plutôt être admiré et comblé de louanges; et cependant les Juifs
l'appellent démoniaque. Les paroles de la Samaritaine marquaient seulement
qu'elle était dans le doute, qu'elle n'avait pas encore une foi solide; mais
les paroles des Juifs montraient visiblement leur incrédulité et leur
méchanceté : « Etes-vous plus grand que notre père Abraham ? » Etre donc envoyé
de Dieu, voilà déjà ce qui le rend plus grand qu'Abraham. Mais lorsque vous le
verrez élevé en haut, c'est alors que vous le reconnaîtrez pour tel. Voilà
pourquoi le Sauveur disait : « Lorsque vous m'aurez élevé en haut, alors vous
connaîtrez qui je suis ». (Jean, VIII, 28.)
Et vous, mon cher auditeur, remarquez la sagesse de Jésus. Après avoir
prouvé aux Juifs qu'ils sont déchus de leur prétendue filiation, il leur fait
voir qu'il est plus grand qu'Abraham , afin qu'ils sachent qu'il est bien
au-dessus des prophètes. Et il leur disait : « Ma « parole ne trouve point
d'entrée en vous » (Jean, VIII, 37), parce que, continuellement, ils
l'appelaient prophète. Enfin il disait tantôt: qu'il ressuscitait les morts,
tantôt que celui.. qui le trairait ne mourrait point, ce qui est encore bien
plus grand que de n'être point laissé dans les liens de la mort. Voilà pourquoi
les Juifs s'irritaient davantage. Que répondent-ils donc? « Qui prétendez-vous être?
» et c'est d'un ton de mépris. Vous vous vantez, disent-ils; à quoi
Jésus-Christ réplique : « Si je me glorifie moi-même, ma gloire n'est rien
(54). »
2. Sur cette réponse du Seigneur, que disent les hérétiques?
Ecoutez-les un peu. Les, Juifs ont fait à Jésus-Christ cette question : «
Etes-vous plus grand que notre père, Abraham?» et il n'a osé affirmativement
répondre : Oui, je le suis; mais il se répand en paroles obscures et
enveloppées. Quoi donc? Sa gloire n'est-elle rien? selon eux, elle n'est rien.
Mais sachez, ô hérétiques, que comme, lorsque Jésus-Christ dit : « Mon
témoignage n'est point véritable», il parle selon l'opinion des Juifs; il parle
encore de même, quand il dit : « Il y en a un qui me glorifie ». (Jean, V, 32.)
Et pourquoi n'a-t-il pas dit, comme plus haut : c'est mon Père qui m'a envoyé ?
c'est parce qu'il voulait montrer aux Juifs, que non-seulement ils ne
connaissaient pas le Père, mais pas même Dieu. « Mais pour moi je le connais ».
C'est pourquoi, quand il dit : Je le connais, ce n'est point une vanterie :
s'il disait qu'il ne le connaît pas, ce serait un mensonge. Pour vous autres,
lorsque vous dites que vous le connaissez, vous êtes des menteurs; et comme
vous dites faussement que vous le connaissez, moi, de même, je dirais faussement
que je ne le connais pas.
« Si je me glorifie moi-même ». Les Juifs disent : « Qui prétendez-vous
être? » Jésus leur répond : si je me vante moi-même, si ce que je vous dis, je
le dis de moi-même, ma gloire n'est rien. Comme donc je connais parfaitement le
Père, vous ne le connaissez point du tout. Ainsi, comme lorsqu'il agitait cette
question, savoir : s'ils étaient les enfants d'Abraham, il ne leur a pas tout
ôté, mais il a dit : Je sais que vous êtes de la race d'Abraham, pour prendre
de là occasion de leur faire un plus grand reproche; de même en cet endroit il
ne leur ôte pas tout, mais il leur dit: « Vous dites qu'il est votre Père; »
leur laissant cette gloire, il montre qu'ils n'en sont que plus coupables et
dignes d'une plus grande condamnation. Au. reste, comment peut-on dire que vous
ne connaissez point Dieu? Parce que vous chargea d'injures celui qui fait et
dit tout pour. sa gloire, celui même que Dieu a envoyé: ceci est dit sans
preuves, mais ce qui suit servira à le prouver.
«Et je garde sa parole (55). ». Si les Juifs avaient eu quelque chose à
dire contre Jésus-Christ, ils le pouvaient, ils le devaient; car c'était 1à un
puissant témoignage pour prouver qu'il était envoyé de Dieu. « Abraham votre
père a désiré avec ardeur de voir mon jour; il l'a vu, et il en a été rempli de
joie (56)». Jésus-Christ prouve encore que les Juifs ne sont point les enfants
d'Abraham, puisqu'ils s'affligent de ce dont il se réjouissait. Et je pense que
par ces paroles il désigne le jour du,sacrifice de la croix, qu'Abraham avait
marqué d'avance par celui du bélier et d'Isaac, (Gen. XXII.), Que dirent-ils
donc? «Nous n'avez « pas encore quarante ans, et vous avez vu « Abraham (57)?»
Jésus-Christ avait donc alors environ quarante ans. Jésus leur répondit: « Je
suis avant qu'Abraham fût au monde (58). « Là-dessus ils prirent des pierres
pour les lui, jeter (59) ». N'avez-vous pas fait attention à la manière dont il
prouve qu'il est plus grand qu'Abraham? Celui qui s'est réjoui devoir ce jour,
qui a cru que, c'était là une chose désirable, a sans doute regardé comme un
bonheur [369] et une grâce de voir ce jour, parce que Jésus est plus grand que
lui. Ainsi comme les Juifs voyaient en lui rien de plus que le fils d'un
charpentier, il les élève insensiblement à une plus haute connaissance. Mais il
est surprenant qu'ayant entendu dire à Jésus-Christ qu’ils ne connaissaient
point Dieu, ils ne se eut point fâchés contre lui; et que, lorsqu'il dit : je
suis avant qu'Abraham fût au monde, comme si cela les eût dégradés de leur
noblesse, ils s'emportent et jettent des pierres.
Abraham a vu mon jour, et « il en a été rempli de joie ». Jésus fait
voir, par ces paroles, qu'il n'est point allé à la croix et à la mort
involontairement et malgré lui, puisqu'il loue celui qui se réjouit de la
croix, qui était le salut du monde. Et néanmoins les Juifs le lapidaient : tant
ils avaient de penchant pour le sang et le carnage ! Et ils s'y portaient ainsi
d'eux-mêmes sans autre attention, sans rien examiner. Mais pourquoi Jésus n'a-t-il
pas dit : j'étais avant qu'Abraham fût au monde, mais : « Je suis ? » Comme son
Père, pour se faire connaître, s'est servi de cette parole : « Je suis » ,
Jésus-Christ en use de même. Cette parole marque qu'il est éternel, en tant
qu'elle ne fixe aucun temps particulier. Voilà pourquoi les Juifs regardaient
cette parole comme un blasphème. S'ils ne pouvaient donc pas souffrir cette
comparaison qu'il faisait de lui avec Abraham, quoiqu'elle ne fût pas si
grande; ni si avantageuse, n'est-il pas visible que s'il s'était souvent fait
égal à son Père, ils n'auraient pas cessé un moment de le persécuter et de le
poursuivre ? Ensuite il se retira encore à la manière des hommes, et se cacha,
après les avoir assez instruits, et avoir accompli son oeuvre et sa mission. Il
sortit du temple, et fut opérer la guérison d'un aveugle, prouvant par ses
oeuvres qu'il est avant Abraham.
Mais peut-être quelqu'un dira : pourquoi ne s réduisit-il pas à
l'impuissance? De cette lanière peut-être auraient-ils cru en lui. Il a guéri
le paralytique, et ils n'ont point cru en lui. II a fait une infinité de
miracles jusque dans sa passion, il les renversa par terre, il les rendit
aveugles, et ils ne crurent point. Comment donc auraient-ils cru, s'il les
avait réduits à l'impuissance? Rien n'est pire qu'un homme dans le désespoir.
Qu'il voie des miracles, qu'il voie des prodiges, ces prodiges et ces miracles
ne sont nullement capables de triompher de son obstination. Pharaon en est. un
exemple : il reçut mille plaies; mais le châtiment seul pouvait le faire
rentrer en lui-même : et il persévéra dans son endurcissement jusqu'à son
dernier jour, où il poursuivait encore ceux qu'il avait renvoyés. Voilà
pourquoi saint Paul dit souvent : « Que personne ne s'endurcisse par l'illusion
du péché ». (Héb. II, 18.) Car de même que les forces s'épuisent à la fin, et
que le corps perd tout sentiment, ainsi l'âme, qu'une foule de passions
accable, devient comme morte pour la vertu : présentez-lui tout ce qu'il vous
plaira, elle ne sent rien : menacez-la du supplice ou de toute autre chose,
elle demeure insensible.
3. C'est pourquoi, je vous en conjure, mes frères, pendant que nous
avons une espérance de salut, pendant que nous pouvons nous convertir, ne
négligeons point cette affaire travaillons-y de toutes nos forces. Comme les
pilotes qui n'ont plus d'espérance abandonnent leur vaisseau au gré des vents
et demeurent les bras croisés , les hommes découragés renoncent de même à tout
effort. L'envieux n'a en vue que d'assouvir sa cupidité; qu'on le menace du
supplice, de la mort, il cherche uniquement à contenter sa passion tels sont
aussi et l'impudique et l'avare. Si donc les passions exercent sur l'âme un si
puissant empire, la vertu doit déployer bien plus de force; encore. Puisque ,
pour satisfaire nos passions, nous méprisons la mort, nous devons bien
davantage la mépriser pour la vertu. Si ceux qui sont possédés de quelque
passion méprisent la vie, à plus forte raison devons-nous la mépriser pour le
salut. Autrement, quelle excuse aurions-nous? Ceux qui périssent se donnent
mille peines afin de périr, et nous ne prenons pas même une peine égale pour
nous sauver, mais nous séchons toujours d'envie.
Rien n'est pire, en effet, que l'envie : en voulant perdre autrui,
l'envieux se perd lui-même. L'oeil de l'envieux sèche de dépit, sa vie n'est
qu'une mort continuelle : il regarde tous les hommes comme ses ennemis, et ceux
même qui ne lui ont fait aucun mal. Il s'attriste que Dieu soit honoré ; ce
dont le démon se réjouit, il s'en réjouit aussi. Cet homme est honoré des
hommes, mais ce n'est point là un honneur, ne lui portez point envie. Il est
honoré de Dieu; imitez-le, mais c'est là ce [370] que vous ne voulez point
faire. Pourquoi donc vous perdez-vous vous-même? pourquoi jetez-vous ce que
vous avez entre les mains? vous ne pouvez l'égaler ni faire quelque profit?
pourquoi, de plus, vous faire du mal? Il faudrait vous réjouir avec lui, afin
que si vous ne pouvez pas participer à ses travaux, vous en tiriez du moins
quelque profit par votre congratulation : souvent la bonne volonté suffit pour
nous faire un grand bien. Ezéchiel dit que les Moabites ont été punis pour
avoir insulté les Israélites et s'être réjouis de leurs calamités, et que ceux
qui gémissent sur les maux d'autrui, obtiennent le salut. Que si ceux qui
pleurent sur les maux de leurs frères y gagnent des consolations, à plus forte
raison en recevront-ils ceux qui se réjouissent des honneurs qu'on leur fait :
le prophète reprochait aux Moabites de s'être réjouis des maux qui étaient
arrivés aux Israélites : et cependant c'était Dieu même qui châtiait ces
derniers. Mais Dieu ne veut pas même que nous ayons de la joie des châtiments
qu'il inflige, et lui-même ne prend point plaisir à se venger. Que s’il faut
s'affliger avec ceux qui souffrent, à plus forte raison ne faut-il pas porter
envie à ceux qui sont honorés. C'est ainsi qu'ont péri et Coré et Dathan (Nomb.
XVI) qui, d'une part, ont attiré sur eux-mêmes la vengeance divine, et de
l'autre, ont rendu par là plus illustres ceux à qui ils portaient envie. Car
l'envie est une bête venimeuse, un animal impur, une malice volontaire, qui ne
mérite point de pardon, une méchanceté qu'on ne peut excuser, la racine et la
mère de tous les maux. Arrachons-le donc de nos âmes, afin que nous soyons
délivrés des maux présents, et que nous acquérions les biens à venir, par la
grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel
gloire soit au Père, et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous
les siècles. Ainsi soit-il.
1. « Comme Jésus passait, il vit un homme qui était aveugle dès sa
naissance (1) ». Jésus-Christ, dans son humanité, son zèle pour notre salut, et
sa volonté de fermer la bouche aux méchants, ne négligeait rien de ce qu'il lui
appartenait de faire, même quand il ne rencontrait qu'indifférence autour de
lui. C'est parce que le prophète savait cela qu'il a dit: « Afin que vous soyez
reconnu juste et véritable dans vos paroles; et que vous demeuriez victorieux ,
lorsqu'on jugera de votre conduite » . (Ps. L, 5.) Voilà pourquoi maintenant
les Juifs ne pouvaient atteindre à la sublimité de ses paroles, que dis-je?
lorsqu'ils [371] l'appelaient démoniaque, et qu'ils cherchaient à le faire
mourir; étant sorti du temple, il guérit un aveugle, afin d'apaiser leur fureur
même par son absence, afin d'amollir la dureté de leur coeur, et d'adoucir leur
inhumanité par un miracle, et aussi de persuader sa doctrine, de lui donner
plus de foi et de créance : et le miracle qu'il fait n'est ni commun ni
ordinaire, mais tel que jusqu'alors on n'en avait point vu de pareil. « Depuis
que le monde est», dit l'aveugle, « on n'a jamais ouï dire que personne ait
ouvert les yeux à un aveugle-né ». Car peut-être quelqu'un a ouvert les yeux,
d'un aveugle, mais non pas d'un aveugle-né.
Or, que Jésus, étant sorti du temple, soit venu exprès et dans
l'intention d'opérer le miracle, ce qui le prouve manifestement, le voici : Il
est allé chercher l'aveugle, et l'aveugle ne l'est point venu chercher. Et
encore : Il l'a regardé avec tant d'attention, que ses disciples l'ayant
aperçu, se portèrent à lui faire cette demande : « Maître, est-ce le péché de
cet homme, ou le péché de ceux qui l'ont « mis au monde, qui est cause qu'il
est né aveugle? » Question fondée sur une fausse supposition : car, avant de
naître, comment cet homme aurait-il pu commettre quelque péché? Pourquoi
aurait-il été puni pour le péché de ses pères? Sur quoi donc les disciples se
sont-ils portés à faire cette question? Jésus-Christ, ayant auparavant guéri le
paralytique, lui dit : « Vous voyez que vous êtes guéri, ne péchez plus à
l'avenir ». (Jean, V, 14.) De là les disciples connurent que cet homme était
devenu paralytique en punition de son péché, et ils raisonnèrent entre eux de
la sorte. Que cet homme soit tombé dans la paralysie à cause de ses péchés,
soit, cela peut être; mais que direz-vous de celui-ci? est-ce pour ses péchés
qu'il est ainsi frappé d'aveuglement? C'est ce qu'on ne peut dire, car il est
né aveugle. Peut-être ce sont les, péchés de ses parents qui lui ont attiré
cette disgrâce? Mais c'est encore là ce qu'on ne peut dire : car le fils n'est
point puni pour les fautes de son père. Si nous voyons maltraiter un enfant,.
nous disons : Qu'est-ce que cela signifie? Qu'a donc fait cet enfant? Ce n'est
pas là interroger, mais seulement manifester de l'étonnement et du doute. De
même les disciples parlaient, de la sorte, non tant pour interroger que pour
exposer leur doute. Que répondit donc Jésus-Christ? « Ce n'est point qu'il ait
péché, ni ceux qui l'ont mis au monde (33) ». Et il ne dit pas cela pour
marquer qu'ils soient tout à fait exempts de péché; car il n'a pas seulement
dit : « Ce n'est point qu'il ait péché, ni ceux qui l'ont mis au monde », mais
il a ajouté . « Ce qui est cause qu'il est né aveugle, c'est afin que le Fils
de Dieu soit glorifié ». Cet homme-ci a péché, et ses parents ont péché aussi,
mais ce n'est point là ce qui est cause de son aveuglement.
Enfin Jésus-Christ, parlant en ces termes, n'a pas .voulu nous faire
entendre que véritablement celui-ci n'était point aveugle pour cette cause,
mais que d'autres l'étaient, à savoir, pour le péché de leurs parents; car il
n'est pas permis de punir l'un pour le péché de l'autre. En effet, si nous
l'accordions, il faudrait convenir aussi que cet homme avait péché avant de
naître. De même donc que le Sauveur disant : « Ce n'est point qu'il ait péché
», n'entend pas qu'il y ait des hommes qui pèchent dès leur naissance, et qui
soient punis pour cela; ainsi lorsqu'il dit : « Ni ceux qui l'ont mis au
monde», il ne veut pas dire qu'il y ait quelqu'un de puni pour les péchés de
ses pères. Il ôte ce soupçon par la bouche d'Ezéchiel : « Je jure par moi-même,
dit le Seigneur, qu'on n'entendra point dire cette parabole : Les pères ont
mangé des raisins verts, et les dents des enfants en sont agacées ». (Ezéch.
XVIII, 34.) Moïse dit aussi « On ne fera point mourir le père pour l'enfant».
(Deut. XXIV, 16.) De plus, l'Ecriture Ait d'un certain roi, qu'il ne fit point
mourir les enfants pour les pères, afin de se conformer à la loi de Moïse.
Que si quelqu'un me fait cette objection pourquoi donc l'Ecriture
dit-elle : « Dieu punit les crimes des pères sur les enfants, jusqu'à la
troisième et quatrième génération ? » (Exod. XX, 5; Deut. V, 9) ; nous
répondrons que cette sentence n'est point générale, et qu'elle est prononcée
contre quelques-uns des Juifs qui étaient sortis de l'Egypte, et en voici le
sens : Comme ceux que j'ai tirés de la captivité de l'Egypte sont devenus, même
après avoir vu tant de miracles et de prodiges, plus méchants encore que leurs
pères, qui toutefois n'avaient rien vu de si grand ni de si admirable, ils
seront punis de même qu'eux, dit le Seigneur, parce qu'ils ont commis les mêmes
crimes. Et si l'on examine ce passage avec [372] soin et avec attention, on
connaîtra fort bien que c'est ainsi qu'il le faut entendre. Pourquoi cet homme
est-il donc né aveugle? « Afin », dit l'Ecriture, « que la gloire de Dieu
éclatât ». —D'où naît encore une autre question, savoir : si la gloire de Dieu
ne pouvait se manifester que par l'aveuglement de cet homme? Certes, l'Ecriture
ne dit point que la puissance de Dieu n'a pu autrement se montrer, car sûrement
elle le pouvait; mais c'est afin qu'elle se manifestât encore dans ce miracle.
Quoi ! direz-vous, cet homme a donc reçu cette disgrâce pour faire éclater la
gloire de Dieu ? Mais quel mal, je vous prie, lui en est-il arrivé? Et si le
Seigneur n'avait point voulu qu'il vint au monde, qu'auriez-vous à répliquer?
Mais moi, je dis que de cet aveuglement même, est résulté pour lui un
bien : car il a vu des yeux de l'âme. De quoi a-t-il servi aux Juifs d'avoir
des yeux? En voyant ils ont été comme des aveugles qui ne voient point, et ils
se sont attiré un plus grand supplice. Mais la cécité, quel tort a-t-elle fait
à celui-ci? pour avoir été aveugle, il a reçu la vue. Comme donc les maux de
cette vie ne sont point de vrais maux, de même les biens ne sont pas de vrais
biens. Mais le péché seul est un mal, la cécité, au contraire, n'est point un
mal. Or, celui qui tire toutes choses du néant, « est le maître », il a pu
laisser cet aveugle en cet état. Toutefois quelques-uns disent que ce mot «
afin que b, n'est point ici une particule causale, et qu'il marque seulement
l'événement qui suivit : comme lorsque Jésus-Christ dit : « Je suis venu dans
ce monde pour exercer un jugement, afin que ceux qui ne voient point, voient,
et que ceux qui voient deviennent aveugles ». (Jean, IX, 39.) Car le Sauveur
n'est pas venu, afin que ceux qui voyaient devinssent aveugles. Et encore: «
Car ils ont connu », dit saint Paul, « ce qui se peut découvrir de Dieu; et
ainsi ces personnes sont inexcusables ». (Rom. I, 19, 20.) Néanmoins, Dieu ne
leur a pas découvert ses perfections, pour les rendre inexcusables, mais pour
leur donner un moyen de se justifier. Et derechef, en un autre endroit : « Or,
la loi est survenue, afin que le péché abondât ». (Rom. V, 20.) Et cependant la
loi n'est pas survenue pour porter l'homme au péché, mais, au contraire, pour
le retenir et l'empêcher d'y tomber.
2. Vous voyez, mes frères, que partout la particule: « Afin que » ,
n'est que pour marquer l'événement, ou ce qui est arrivé en conséquence. Tel
qu'un habile architecte, Dieu a d'abord achevé une partie de la maison qu'il a
voulu construire, il a laissé l'autre imparfaite, afin qu'en la finissant
ensuite, il fermât la bouche aux incrédules relativement à l'origine de tout
l'ouvrage. Ainsi il joint en. semble les différentes parties de notre corps, il
achève ce qui y manquait, et il y travaille comme à une maison qui serait prête
à tom. ber, lorsqu'il rend saine la main qui est desséchée, lorsqu'il affermit
les membres du paralytique, qu'il fait marcher les boiteux, qu'il guérit les
lépreux, qu'il rend la santé aux malades, qu'il fortifie les jambes faibles,
qu'il ressuscite les morts , qu'il ouvre les yeux qui étaient fermés, qu'il en
donne à ceux qui n'en avaient point. Il répare donc tous les défauts de notre
faible nature , et c'est par où il découvre, il manifeste sa puissance. Au
reste, quand Jésus dit: Afin que la puissance de. Dieu éclate, c'est de lui
qu'il parle, et non du Père. Car la puissance du Père était parfaitement
connue.
Or, comme les Juifs avaient ouï dire que Dieu, pour former l'homme,
avait pris du limon de la terre; pour cette même raison, Jésus-Christ se servit
aussi de boue. S'il eût dit: C'est moi qui ai pris de la boue, et qui en ai
formé l'homme, cette parole aurait choqué ses auditeurs. Mais en le faisant
voir par l'oeuvre même qu'il opère, il a réfuté toutes les objections. Le
Sauveur, donc, ayant pris de la poussière, la délaya avec sa salive, et par là
il découvrit sa puissance , qui était cachée, et la fit éclater. En effet, il
n'y avait pas peu de gloire à se faire connaître pour le Créateur. Car de là
s'ensuivait tout le reste, une partie faisant croire le tout. La créance ne
faisait ainsi que descendre du plus au moins. En effet, de toutes les choses
créées, l'homme est ce qu'il y a de plus éminent, et l'oeil est le plus
précieux de tous ses organes: voilà pour. quoi, dans la miraculeuse guérison
dont nous parlons, le Sauveur ne créa pas simplement l'oeil, mais le créa de la
manière que nous venons de rapporter. Car, quoique l'œil soit un fort petit
organe, néanmoins il est nécessaire au corps. Saint Paul le déclare par ces
paroles : « Et si l'oreille disait: Puisque je ne suis pas oeil, je ne suis pas
du corps; ne [373] serait-elle point pour cela du corps? » (I. Cor. III,16.)
Tout ce qui est en nous manifeste la divine puissance de celui qui l'a formé;
mais 1'œil la fait beaucoup plus éclater, puisque c'est lui qui gouverne tout
le corps , qui en fait la beauté , qui est le bel ornement du visage, et la
lampe qui éclaire tous les membres. L’oeil est au corps ce qu'est le soleil au
monde. Si vous éteignez la lumière du soleil, vous mettez tout dans le trouble
et la confusion , vous perdez tout. Si vous éteignez les yeux, les pieds et les
mains sont inutiles, l'âme l'est aussi. La perte des yeux entraîne avec soi la
ruine de la raison. En effet, c'est par eux que nous sommes parvenus à la
connaissante de Dieu. « Car les perfections invisibles de Dieu sont devenues
visibles depuis la création du monde, par la connaissance que ses créatures
nous en donnent ». (Rom. I, 20.) L'oeil n'est donc pas seulement la lampe du
corps (Matth. VI, 22 et suiv.) mais il l'est plus encore de l'âme gaie du
corps. C'est pourquoi il est placé en haut comme sur un trône royal, et il est
élevé au-dessus des autres sens. Jésus-Christ forme donc l'oeil. Ensuite, afin
que vous ne croyiez point qu'il ait eu besoin de la matière pour faire l'oeuvre
qu'il voulait opérer, et que vous appreniez qu'au commencement, quand il a créé
toutes choses, la boue dont il s'est servi ne lui était point nécessaire : car
celui qui de rien a produit les substances les plus grandes et les plus
excellentes pouvait , à plus forte raison, former celle-ci sans faire usage
d'aucune matière, s'il l'avait voulu. Pour vous apprendre, dis-je , qu'il n'en
a nullement eu, besoin, et vous montrer que c'est lui qui , au commencement , a
créé toutes choses , ayant appliqué la boue sur la place de l'œil, il dit:
Allez, « lavez-vous (7) », afin que vous sachiez que, pour former des yeux, il
ne m'est pas nécessaire d'avoir en main de la boue , et que je ne m'en sers que
pour faire éclater ma gloire et ma puissance.
Le Sauveur donc, pour montrer qu'il parle de sa propre personne ,
lorsqu'il dit: « Afin que la gloire de Dieu éclate », a ajouté: « Il faut que
je fasse les oeuvres de celui qui m'a envoyé (4) » ; c'est-à-dire , il faut que
je me fasse connaître moi-même, et que je produise tout ce qui est capable de
prouver que je fais les mêmes couvres que mon Père fait: non de semblables,
mais les mêmes; ce qui marque une plus grande égalité, et ne se peut dire que
de ceux qui n'ont pas même entre eux la moindre inégalité. Qui donc osera
maintenant combattre cette égalité du Fils, voyant qu'il est capable des mêmes
oeuvres que le Père a le pouvoir de faire? En effet, non-seulement il a formé
des yeux, non-seulement il en a ouvert, mais il a donné la faculté de voir, ce
qui. prouve manifestement qu'il a aussi inspiré l'âme. Car si l'âme n'agit,
quelque sain, quelque entier que l'oeil soit, jamais il ne verra rien. C'est
pourquoi il a aussi communiqué à l'âme la faculté d'agir, et il a donné à cet
homme un oeil composé d'artères, de nerfs , de veines , de sang , et de toutes
les autres choses dont notre corps est construit.
« Il faut que je fasse des couvres pendant qu'il est jour ». Que
signifient ces paroles? Quelle suite ont-elles ? Elles en ont une véritable.
Car Jésus-Christ veut dire ceci : Pendant qu'il est jour, pendant que les
hommes peuvent croire en moi, et que je vis, il faut que je fasse dés oeuvres.
« La nuit vient », c'est-à-dire le temps approche « où l'on ne pourra rien
faire ». Le Seigneur n'a point dit: Dans lequel je ne pourrai point agir, mais
: « Où l'on ne pourra rien faire », c'est-à-dire dans lequel il n'y aura plus
ni foi, ni couvre, ni pénitence. Et comme Jésus appelle la foi une couvre, ils
lui disent : « Que ferons-nous pour faire des couvres de Dieu ? » (Jean, VI,
28.) Il répond : « L'oeuvre de Dieu est que vous croyiez en celui qu'il a
envoyé ». (Ibid. 29.) Pourquoi donc personne alors ne pourra-t-il faire cette
oeuvre ? Parce qu'alors la foi ne subsistera plus, et que tous écouteront, soit
qu'ils le veuillent ou qu'ils ne le veuillent pas.
Et afin que les Juifs ne pussent pas dire que Jésus-Christ agissait par
un mouvement d'ambition et de vanité, il leur montre que tout ce qu'il fait
c'est pour eux, c'est pour leur salut qu'il le fait; puisque c'est seulement en
ce monde qu'on peut croire et opérer des couvres, et qu'en l'autre la foi ne
leur servira de rien, qu'ils ne pourront plus ni travailler ni mériter. Voilà
pourquoi le divin Sauveur guérit l'aveugle, sans même que celui-ci vînt le
chercher ni l'en prier. Mais toutefois ce qui a suivi sa guérison, je veux dire
sa foi et sa fermeté, prouvent manifestement qu'il était digne de cette grâce;
que s'il avait vu, il serait venu trouver Jésus et aurait cru en lui ; [374] et
que s'il avait ouï dire à quelqu'un qu'il était présent, il n'eût pas manqué
d'accourir. Il pouvait, en effet, penser et dire en lui-même : Qu'est-ce que
cela signifie? Jésus a fait de la boue, il en a oint mes yeux et m'a dit : «
Allez, lavez-vous? » Est-ce qu'il ne pouvait pas me guérir en m'envoyant alors
à la piscine de Siloé? Souvent je m'y suis lavé avec les autres et cela ne m'a
servi de rien. Si véritablement il avait le pouvoir de me rendre la vue, il
m'aurait guéri sur-le-champ, sans m'envoyer courir. C'est ce que Naaman disait
aussi à Elisée (IV Rois, V, 11) : le prophète lui ayant ordonné de se laver
dans le Jourdain, il n'y avait point de foi. Et cependant Elisée jouissait
d'une très-grande réputation. Mais cet aveugle ne fut pas incrédule, il ne
disputa point, il ne dit point en lui-même : Que veut dire cela ? Fallait-il
qu'il mît de la boue sur mes yeux? C'est plutôt là de quoi m'aveugler. Qui a
jamais recouvré la vue de cette manière ? Mais il n'eut aucune de ces pensées.
Maintenant, mes frères, remarquez-vous cette foi et cette fermeté d'âme?
« La nuit vient » : Par là Jésus-Christ fait connaître qu'après même
qu'il aura été élevé sur une croix, qu'après sa mort il aura soin encore des
pécheurs, et qu'il en attirera plusieurs. « Il est encore jour », mais après
que le jour sera passé, il retranchera, 'il rejettera absolument les méchants;
c'est ce qu'il déclare formellement en ces termes : « Tant que je suis dans le
monde, je suis la lumière du monde (5) ». Et il le dit aussi ailleurs : «
Croyez, pendant que vous avez la lumière ». 3. Pourquoi saint Paul a-t-il donc
appelé nuit la vie présente, et jour celle qui la suivra? Néanmoins il n'avance
rien de contraire aux paroles de Jésus-Christ; loin de là, il dit les mêmes
choses, non selon la terre, mais selon le sens, savoir : « La nuit est passée, il
fait jour ». (Rom. XIII, 12.) Car le temps présent il l'appelle nuit, à cause
de ceux qui sont assis dans les ténèbres, ou par comparaison de cette vie
pleine de ténèbres à la vie lumineuse, dont on jouira dans le ciel; mais
Jésus-Christ appelle le temps futur une nuit, parce qu'alors (1) on ne péchera
plus.
L'apôtre appelle au contraire une nuit la vie présente, parce que ceux
qui vivent dans l'iniquité et l'incrédulité sont dans les ténèbres. Adressant
donc la parole aux fidèles; il
1. Alors, c. à d. dans ce
temps futur.
dit : « La nuit est passée, il fait jour ». Parce qu'ils sont destinés
à jouir un jour de cette lumière : mais leur première vie, il l'appelle une
nuit; c'est pourquoi il leur dit : « Quittons donc les oeuvres de ténèbres ».
(Ibid.) Remarquez qu'il leur déclare qu'ils étaient dans la nuit; pour cette
raison il ajoute « Marchons avec bienséance et avec honnêteté, comme on marche
durant le jour », afin que nous puissions jouir de la lumière « qui nous est
annoncée ». Car si la lumière, «que nous présente maintenant la prédication de
l'Évangile », est si lumineuse et si éclatante, songez à ce que sera celle dont
vous jouirez dans le ciel ? Soyez-en persuadés : autant les rayons du soleil
éclipsent la lumière des lampes, autant, ou plutôt beaucoup plus, la lumière
céleste que nous vous annonçons surpassera celle-ci. Et c'est là ce que voulait
dire le Sauveur par ces paroles : « le soleil s'obscurcira » (Matth. XXIV, 29)
: c'est-à-dire, il sera éclipsé par la splendeur de la lumière nouvelle.
Que si maintenant, pour avoir des maisons bien éclairées, bien aérées,
nous dépensons notre argent et nos peines à bâtir ; ne pensez. vous pas que
nous devions épuiser jusqu'à nos dernières forces, pour nous édifier dans le
ciel de splendides demeures, là où habite l'ineffable lumière? En bâtissant
ici-bas, nous nous exposons à des querelles et à des procès pour des bornes et
des cloisons, au lieu que là-haut il ne nous peut rien arriver de semblable :
l'envie et la jalousie n'y étant point à craindre, personne ne nous fera de
procès pour les limites. Mais, de plus, cette maison que nous construisons
ici-bas, nécessairement il faudra la quitter; et l'autre, nous l'habiterons
éternellement : l'une dépérit et le temps la dévore, elle est sujette à bien
des accidents; l'autre est stable et demeure toujours dans son premier état :
le pauvre ne peut bâtir celle-ci; l'autre, pour deux oboles même on la
construit, comme fit la veuve que vous connaissez tous. (Marc , XII, 12.) C'est
pourquoi je sèche, je meurs de tristesse et de douleur, de voir qu'ayant à
espérer de grands biens, nous soyons si lâches et si négligents à nous les
procurer, et que nous n'omettions rien pour nous établir ici dans de belles
maisons, tandis que nous ne nous soucions point de nous préparer dans le ciel
le moindre logement.
Dites-moi, je vous prie : dans ce monde, où voudriez-vous avoir votre
maison? Est-ce au désert, ou en quelque petit bourg? Non, mais, je pense, dans
une grande capitale, là où se fait un plus grand commerce, où éclate une plus
grande splendeur. Et moi, je vous mène dans une ville dont Dieu est
l'architecte et l'ouvrier. Je vous en conjure, mes chers frères, bâtissons-y;
bâtissons où il en coûte et moins de dépense et moins de travail. Ce sont les
mains des pauvres qui construisent ces maisons, et voilà la vraie manière de
bâtir : ce qui se fait en ce monde n'est bon qu'à attester notre extrême folie.
Si quelqu'un vous engageait à faire un voyage en Perse, pour voir le pays et
vous en revenir aussitôt après; et s'il vous conseillait en même temps d'y
bâtir des maisons, ne le jugeriez-vous pas bien fou de vous porter à une vaine
et inutile dépense? Pourquoi bâtissez-vous donc sur cette terre, d'où vous
devez sortir sous peu de jours?
Mais, direz-vous, ces maisons que je fais bâtir, je les laisserai à mes
enfants. Eh ! vos enfants doivent bientôt vous suivre, s'ils ne vous devancent
pas : et il en sera de même de leur postérité, et en ce monde même, c'est un
sujet de chagrin et d'affliction que de se trouver sans héritier. Mais dans le
royaume céleste vous n'avez rien de pareil à craindre : l'héritage que vous y
posséderez ne sera sujet à aucun changement, il vous demeurera entier à vous, à
vos enfants et à vos petits-fils, s'ils imitent votre vertu. C'est Jésus-Christ
qui construit l'édifice; avec un si habile architecte, on n'a nullement besoin
d'inspecteurs; on est exempt de toute inquiétude. Dieu se charge lui-même de
tout; de quoi auriez-vous à vous mettre en peine? C'est lui qui assemble les
matériaux, qui élève la maison. Et ce n'est point là seulement ce qui est
admirable, mais c'est qu'il la construit selon vos désirs, ou plutôt, beaucoup
mieux encore que vous ne le pourriez désirer. Car il est excellent architecte,
et il s'attache à vous procurer toutes sortes de commodités et d'avantages. Si,
étant pauvre, vous voulez bâtir cette maison, ne craignez point, elle ne vous
suscitera ni envie, ni jalousie; l'envieux ne 1a voit point, mais seulement les
anges qui se réjouissent de vos félicités. Personne ne pourra anticiper sur les
bornes de votre héritage, parce gaie vous n'aurez point de voisin qui soit
attaqué de cette maladie. Là, vos voisins, ce seront les saints, Pierre, Paul,
tous les patriarches, les martyrs, la compagnie des anges et des archanges.
C'est pourquoi, mes très-chers frères, répandons nos biens et nos richesses sur
les pauvres, afin d'acquérir ces demeures. Plaise à Dieu que nous les obtenions
tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et
avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des
siècles ! Ainsi soit-il.
1. Ceux qui veulent tirer quelque fruit de nos lectures ne doivent pas
laisser passer la moindre chose. La raison pour laquelle il nous est ordonné de
lire avec soin les Ecritures, c'est que, la plupart du temps, ce qui paraît
d'abord d'une facile intelligence renferme un sens caché, qui est d'une grande
profondeur. Remarquez, en effet, ce que nous présente la lecture que nous
venons de faire : « Après avoir dit cela, il cracha à terre ». Pourquoi Jésus
crache-t-il ainsi ? Afin que la gloire de Dieu éclate, et parce qu'il faut qu'il
fasse les oeuvres de celui qui l'a envoyé. En effet, ce n'est pas sans raison
que l'évangéliste a rapporté ces choses et qu'il a marqué que Jésus avait
craché ; mais c'est pour faire connaître qu'il confirmait sa parole par ses
oeuvres. Et pourquoi le Sauveur ne s'est-il pas servi de l'eau pour faire la
boue, mais de sa salive? Il devait envoyer l'aveugle à la piscine de Siloé : il
a donc craché à terre, de peur qu'on n'attribuât une partie de la guérison à
l'eau de cette fontaine, et aussi pour nous apprendre que la vertu qui a formé
et ouvert les yeux de cet aveugle, était sortie de sa bouche. C'est dans cette
vue que l'évangéliste a dit : « Et il a fait de la boue de sa salive ». Ensuite
il ordonna à l'aveugle de se laver, afin qu'on ne crût pas que c'était la terre
qui avait opéré la guérison.
Pourquoi donc Jésus-Christ ne l'a-t-il pas faite sur-le-champ et a-t-il
envoyé l'aveugle à Siloé? C'est pour confondre l'opiniâtreté des Juifs et pour
vous faire connaître la foi de l'aveugle. Car il est à croire qu'ils le virent
tous aller à la fontaine, ayant les yeux oints de boue; une action si
extraordinaire et si inouïe dut attirer sur lui les regards de tout le monde:
tous, soit qu'ils le connussent ou non, devaient l'observer avec une attentive
curiosité. Comme il n'était pas trop croyable qu'un aveugle-né recouvrât la
vue, le Sauveur, en lui faisant faire un long voyage, réunit autour de lui
beaucoup de témoins sûrs et irrécusables d'un prodige si nouveau, afin qu'y
ayant donné toute leur attention, les Juifs ne pussent pas chanceler ensuite et
dire: c'est lui, ce n'est pas lui. De plus, il leur fait voir qu'il n'est pas
contraire à la loi, puisqu'il envoie cet homme à la piscine de Siloé. Et il
n'était point à craindre qu'on. n'attribuât la gloire de cette guérison à la
fontaine, plusieurs y ayant lavé leurs yeux, sans en retirer aucune utilité.
Mais ici, c'est la vertu de Jésus-Christ qui opère tout. Voilà pourquoi
saint Jean a marqué la signification de Siloé ; car ayant dit : Jésus [377]
l'envoya à Siloé, il a ajouté : « qui signifie envoyé », pour vous faire
entendre que c'est là que Jésus guérit l'aveugle; ainsi nous lisons chez saint
Paul: « Car ils buvaient de l'eau de la pierre spirituelle qui les suivait, et
Jésus-Christ était cette pierre ». (I Cor. X, 4.) Comme donc Jésus-Christ était
la pierre spirituelle, il était aussi la Siloé spirituelle. Au reste, il me
semble que cette eau, qui se présente ainsi tout à coup, signifie un grand et
profond mystère. Quel est ce mystère ? L'avènement de Jésus-Christ au monde qui
est arrivé contre toute espérance.
Considérons ensemble, mes frères, la docilité d'esprit de cet aveugle
et son obéissance en tout. Il n'a point dit : si la boue ou la salive me
doivent rendre la vue, quel besoin ai-je d'aller courir à Siloé? Mais si c'est
Siloé qui me doit guérir, à quoi bon cette salive? Pourquoi a-t-il oint mes
yeux ? pourquoi m'a-t-il ordonné d'aller me laver? Il n'a même pas eu la pensée
d'aucune de ces objections, mais il n'a eu d'autre vue que d'obéir aux commandements
de Jésus. Rien n'a été capable de l'arrêter, ni de le choquer.
Mais si quelqu'un nous fait cette question : Comment cet aveugle, pour
avoir retiré la boue qui était sur ses yeux, a-t-il recouvré la vue? Nous ne
lui ferons que cette seule réponse, que nous n'en savons rien. Et qu'y a-t-il
d'étonnant que nous l'ignorions, puisque ni l'évangéliste, ni celui qui a été
guéri, ne l'ont pas su eux-mêmes? Véritablement, l'aveugle savait ce que Jésus
avait fait, mais la manière dont il avait recouvré la vue, il n'a pu la
comprendre, ni la découvrir. Quand on l'a interrogé, il a répondu : « Cet homme
a mis de la boue sur mes yeux, et je me suis lavé, et je vois ». Mais comment
cela s'est fait, c'est là ce qu'il ne peut expliquer. Quand on lui ferait
là-dessus mille questions, il ne saurait rien répondre de plus.
« Ses voisins», dit l'évangéliste, « et ceux qui l'avaient vu
auparavant demander l'aumône disaient (8) : N'est-ce pas là celui qui était
assis et qui demandait l'aumône? Les uns ré« pondaient: C'est lui (9) ». La
nouveauté du fait les jetait dans l'incrédulité, en dépit de toutes les
précautions prises contre le doute. Les uns disaient : « N'est-ce pas là celui
qui était assis et qui demandait l'aumône? » Ah! combien est grande l'humanité
de Dieu ! Jusqu'où descend-elle? Elle guérit avec une infinie bonté de pauvres
mendiants , et par là elle impose silence aux Juifs; elle n'honore pas
seulement de ses soins et de sa providence les hommes illustres et les grands,
mais ceux aussi qui sont de basse extraction et sans nom dans le monde. CAR
DIEU EST VENU POUR LE SALUT DE TOUS LES HOMMES.
Au reste, le paralytique et l'aveugle-né eurent le même sort: ni l'un
ni l'autre né connut celui qui venait de le guérir, parce qu'aussitôt après
leur guérison Jésus-Christ s'était retiré; le Sauveur avait coutume d'en user
de la sorte pour lever tout soupçon sur les miracles qu'il faisait. Comment, en
effet, des gens qui ne connaissaient même pas qui était celui qui les avait
guéris, se seraient-ils portés à déguiser le fait et altérer la vérité en sa
faveur? De plus, cet aveugle n'était pas un inconnu, un vagabond, c'était un
homme que tous les jours on voyait assis a, la porte du temple. Comme donc les
Juifs étaient tous en doute si c'était lui, que répond-il? « -C'est moi-même ».
Il ne rougit pas de son infirmité passée, il ne redoute point la fureur du
peuple, et il ne craint pas de se faire connaître pour exalter la gloire de son
bienfaiteur. « Ils lui demandent : Comment « est-ce que vos yeux ont été
ouverts (10)? Il leur répondit : Cet homme qu'on appelle Jésus (11) ». Que
dites-vous là? Un homme peut-il rendre la vue à un aveugle-né? C'est qu'il
n'avait pas encore une juste idée de Jésus. « Cet homme qu'on appelle Jésus a
fait de la boue et en a oint mes yeux ».
2. Remarquez, mon cher auditeur, combien cet homme est véridique : il
ne dit point de quoi Jésus a fait la boue, car il ne dit pas ce qu'il ignore.
En effet, il n'avait pas vu que Jésus avait craché à terre, mais par
l'attouchement et la sensation il s'était aperçu qu'il l'avait oint. Et il m'a
dit : « Allez vous laver à la piscine de Siloé ». Il assurait cela pour l'avoir
ouï. Et d'où connaissait-il la voix de Jésus-Christ? Par son entretien avec ses
disciples. Toutes ces choses, il les raconte sur le témoignage des oeuvres,
rapportant ce qui s'est fait; la manière, il ne la peut dire. Que si dans les
choses qu'on aperçoit par les sens et par l'attouchement, la foi est
nécessaire, elle l'est beaucoup plus encore dans celles qu'on ne peut voir. «
Ils lui dirent : Où est-il? Il leur répondit : Je ne sais (12) ». S'ils
demandaient : « Où est-il ? » c'était déjà dans le dessein de le faire mourir.
Ici, mes frères, considérez combien Jésus-Christ est éloigné de toute
ostentation et de toute vanité, comment il s'absente et se cache après avoir
opéré une guérison, comment il ne cherchait point la gloire ni les
applaudissements du peuple. Observez avec quelle vérité l'aveugle répond à
toutes les questions qu'on lui fait. Les Juifs cherchaient donc Jésus-Christ
pour l'amener aux prêtres, et, ne le trouvant point, ils conduisirent l'aveugle
aux pharisiens , afin qu'ils l'interrogeassent plus rigoureusement.
L'évangéliste marque que c'était le jour du sabbat; pour faire connaître leur
méchant esprit, et qu'ils saisissaient l'occasion et le vain prétexte de le
calomnier, parce qu'il semblait avoir transgressé la loi. Cela résulte de ce
qu'au moment où ils virent l'aveugle, ils ne lui firent que cette seule
question : « Comment a-t-il ouvert vos yeux ? » Et remarquez qu'ils ne dirent
point : comment avez-vous recouvré la vue, mais : « Comment a-t-il ouvert vos
yeux? » afin de lui donner occasion de calomnier Jésus, pour l'oeuvre qu'il
venait de faire. Mais l'aveugle leur répond en peu de mots, comme à des gens
qui n'ignoraient pas ce qui s'était passé : il ne nomme point Jésus, il ne dit
pas : il m'a dit
« Allez vous laver »; mais sans biaiser, il répond sur-le-champ : « Il
a oint de boue mes yeux, et je me suis lavé, et je vois (15)». Les pharisiens
savaient parfaitement ce qui s'était passé, puisqu'ils l'avaient déjà vivement
accusé , et qu'ils avaient dit : Voyez quelles oeuvres fait Jésus le jour du
sabbat, il oint avec de la boue. Mais pour vous, mon cher auditeur, observez
que l'aveugle ne se trouble point; qu'à la première interrogation il ait
confessé la vérité, alors qu'il n'avait rien à craindre, cela se conçoit plus
aisément , mais ce qui est admirable, ce qui est étonnant, c'est que les
pharisiens l'ayant intimidé, lui ayant donné lieu de tout craindre, il persiste
à soutenir cette vérité, et qu'il ne se dédit pas de ce qu'il a d'abord avancé.
Que firent donc les pharisiens, ou même les autres aussi qui se trouvèrent là?
Ils l'amenèrent avec eux, espérant lui faire rétracter ce qu'il avait dit; mais
vainement ils s'en étaient flattés, il en fut tout autrement. Ils apprirent
encore d'une manière plus exacte comme la chose s'était passée, et c'est ce qui
leur est toujours arrivé dans les miracles. Nous le ferons plus clairement voir
par la suite.
Que dirent donc les pharisiens ? « Quelques-uns », non tous, mais les
plus insolents, dirent : « Cet homme n'est point » envoyé « de Dieu, puisqu'il
ne garde point le sabbat ; d'autres disaient : Comment un méchant homme
pourrait-il faire de tels prodiges (16) ? » Remarquez-vous que ces Juifs
étaient attirés et gagnés par les miracles? Faites attention à ce que répondent
maintenant ceux qui avaient envoyé chercher l'aveugle, du moins quelques-uns
d'eux; en tant que sénateurs, le désir de la gloire avait fait tomber les
autres dans l'incrédulité. Néanmoins la plupart des sénateurs mêmes crurent en
lui, mais ils n'osaient le reconnaître publiquement. (Jean, XII, 42.) Le peuple
était dans le mépris pour lui, parce qu'il ne contribuait pas beaucoup à la
gloire de la synagogue. Les sénateurs, qui étaient plus en vue, avaient plus de
peine à se déclarer ouvertement; retenus, les uns, par l'amour de l'autorité,
les autres, par la crainte de l'opinion générale. C'est pourquoi Jésus-Christ
leur disait: « Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire des
hommes? » (Jean, V, 44.)
Eux qui cherchaient injustement à faire mourir Jésus-Christ, ils se
vantaient d'agir pour la gloire de Dieu; et ils disaient que celui qui
guérissait les aveugles ne pouvait pas être envoyé de Dieu, parce qu'il ne gardait
pas le sabbat : à quoi d'autres opposaient qu'un méchant homme n'aurait pas su
faire de tels prodiges. Ceux-là, cachant perfidement le miracle, publiaient ce
qu'ils appelaient une transgression de la loi. Ils ne disaient pas : Il guérit
le jour du sabbat; mais il ne garde pas le sabbat. Ceux-ci montrent encore une
grande faiblesse d'esprit; lorsqu'il fallait montrer que le sabbat n'était
nullement violé, ils n'objectent que les miracles, et cela se conçoit, car ils
le prenaient encore pour un homme, autrement ils auraient pu le défendre d'une
autre manière, et répondre que celui qui a fait le sabbat est maître du sabbat
(Marc, II, 28); mais ils n'avaient pas encore cette juste opinion de lui.
D'ailleurs aucun d'eux n'osait ouvertement déclarer sa pensée ; mais ils
s'exprimaient tous sous forme de doute, les uns étant arrêtés par la crainte,
les autres par l'amour des dignités. « Il y avait donc de la division entre eux
» : et cette division, qui s'était premièrement élevée parmi le peuple, se
répandit ensuite parmi les sénateurs. « Les [379] uns disaient : c'est un homme
de bien; les «autres disaient : non, mais il séduit le peuple », (Jean, VII ,
12.) Remarquez-vous que les sénateurs, dont la division suivit celle du peuple,
montrèrent plus de déraison que lui? Mais, ce qu'il y a d'étonnant, c'est,
qu'après s'être ainsi partagés, ils ne firent paraître ni fermeté, ni courage,
en présence de l'acharnement des pharisiens. Si leur division avait été
parfaite, ils auraient aussitôt connu la vérité : car il y a une division juste
et salutaire. C'est pourquoi Jésus-Christ disait: « Je ne suis pas venu
apporter la paix sur la terre, mais l'épée ». (Matth. X, 34.) En effet, il y a
une paix mauvaise et une guerre qui est bonne et avantageuse. Par exemple, les
enfants d'Adam qui bâtissaient une tour, s'étaient unis ensemble pour leur
perte, et ils furent divisés, quoique malgré eux, pour leur bien et leur
avantage. (Gen. XI.) Coré et sa troupe s'étaient unis pour le mal : leur
division fut donc heureuse. (Exod. XIII.) Judas aussi fit très-mal de
s'accorder avec les Juifs. (Matth. XXVI.) Il peut donc y avoir une guerre bonne
et une paix mauvaise. Voilà pourquoi Jésus-Christ dit : « Si votre oeil vous
scandalise, arrachez-le; et si votre pied vous est un sujet de scandale,
coupez-le ». (Matth. V, 29 ; et XVIII, 9.) S'il faut retrancher les membres
funestes au corps dont ils font partie, à plus forte raison faut-il se séparer
des amis dont la société peut perdre l'âme? La paix n'est donc pas toujours
bonne; de même que la guerre n'est pas toujours mauvaise.
3. Je dis ces choses, mon cher auditeur, afin que vous fuyiez les
méchants et que vous vous attachiez aux gens de bien. Si nous coupons les
membres gangrenés qui sont incurables , de peur qu'ils ne gâtent le reste du corps,
si nous retranchons quelques-uns de nos membres, non par mépris, mais dans
l'intérêt des autres, à combien plus forte raison devons-nous en user de même à
l'égard de ceux dont la société nous est nuisible ? Que si nous les pouvons
corriger sans courir aucun risque, nous devons faire tous nos efforts pour
cela. Mais s'ils sont incorrigibles , et s'ils nous sont une occasion de chute
, il faut les retrancher et les jeter loin de nous. Souvent ce sera tout
profit. C'est pour cette raison que saint Paul donne cet avis aux Corinthiens :
« Otez le mal du milieu de vous » . (1 Cor. V, 13.) Et encore : «Pour faire
retrancher du milieu de vous celui qui a commis une action si honteuse ».
(Ibid. 2.) Car la compagnie des méchants est dangereuse et fatale. La peste ne
fait pas de si grands ravages, et la gale ne corrompt pas si promptement ceux
qui en sont infectés, que l'iniquité des méchants ne devient promptement
funeste à leurs amis : en effet, « les mauvais entretiens gâtent les bonnes
moeurs ». (I Cor. XV, 33.) Un prophète dit encore : « Fuyez du milieu d'eux et
éloignez-vous-en ». (Jérém. LI, 6.) Que personne donc ne se fasse un ami de
celui qui est méchant. Si, lorsque nos enfants sont méchants, nous les
déshéritons, sans avoir alors égard ni à la nature, ni à ses lois, ni au lien
qu'elle forme; nous devons bien, à plus forte raison, fuir nos connaissances et
nos amis, s'ils sont vicieux; car, quand même ils ne nous feraient aucun
préjudice , néanmoins nous ne pourrons éviter qu'ils ne nous donnent une mauvaise
réputation , parce que les étrangers n'examinent pas notre vie , mais jugent de
nous par ceux que nous fréquentons.
J'y invite également et les femmes et les filles, et je vous dis à tous
avec l'apôtre : « Ayez soin de faire le bien , non-seulement devant Dieu, mais
aussi devant les hommes ». (Rom. XII,17.) Faisons donc tout notre possible pour
n'être pas un sujet de scandale et de chute à notre prochain. Quelque pure et
sainte que soit notre vie, si nous scandalisons les autres, tout est perdu pour
nous. Et comment, en vivant saintement, pouvons-nous être une occasion de
scandale? C'est lorsque la fréquentation des méchants nous donne une mauvaise
réputation. En effet, si l'on nous voit sûrs de nous, au point de ne pas
craindre leur commerce, encore qu'il ne nous en arrive à nous nul dommage, nous
sommes alors aux autres une pierre d'achoppement. Mon discours vous regarde
tous , hommes, femmes et filles, et je laisse à votre conscience à examiner
combien de maux naissent de ces sociétés. Pour aloi, à la vérité, je ne
soupçonne aucun mal, peut-être aussi les personne, tes plus éclairées : mais
votre perfection même peut blesser la conscience de votre frère qui est plus
simple et plus faible, et vous êtes obligés d'avoir égard à sa faiblesse. Et
quand il n'en serait point blessé , ce gentil qui vous voit s'en scandalisera
(1). Or, saint Paul
1. Voyez de chap. VIII de saint Paul, de la première aux Corinthiens,
il est aisé d'en faire l'application.
ordonne « de ne donner occasion de scandale ni aux Juifs, ni aux
gentils, ni à l'Eglise de Dieu ». (I Cor. X, 32.) Pour moi, encore une fois, je
ne soupçonne aucun mai d'une vierge, car j'aime la virginité, et la charité n'a
point de mauvais soupçons (1 Cor. XIII, 5). J'aime fort cet état, et je n'en
puis rien penser de mauvais. Mais ces mêmes sentiments, comment les
persuaderons-nous aux étrangers? car il faut aussi avoir égard à eux.
Réglons donc si bien notre conduite, que l'infidèle ne trouve rien en
nous qu'il puisse nous reprocher. Comme ceux qui vivent bien glorifient Dieu,
de même ceux qui vivent mal sont cause qu'on blasphème contre lui. Mais, à Dieu
ne plaise qu'il y ait de telles gens parmi vous! que plutôt. nos oeuvres
brillent de manière que notre Père qui est dans les cieux, soit glorifié
(Matth. V, 16), et que nous jouissions de sa gloire, que je vous souhaite, par
la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel
gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles. Ainsi soit-il,
1. Il ne faut pas se borner à lire les Ecritures en courant : vous
devez les méditer avec beaucoup de soin et d'attention, de peur que vous ne
vous trouviez tout à coup arrêtés. Par exemple, on peut ici justement soulever
cette question : comment les Juifs, après avoir dit : « Cet homme n'est point »
envoyé « de Dieu, puisqu'il ne garde pas le sabbat », disent-ils maintenant : «
Et toi, que dis-tu de cet homme qui t'a ouvert les yeux? » Ils ne dirent pas :
et toi, que dis-tu de cet homme qui viole le sabbat, mais ils mettent
maintenant la justification à la place de l'accusation. Que faut-il donc
répondre? Ce ne sont pas ici les mêmes qui disaient : cet homme n'est point
envoyé de Dieu, mais ce sont ceux qui, étant d'un sentiment contraire, avaient
dit : un méchant homme ne peut pas faire de tels prodiges. Ceux-ci voulant
fermer la bouche aux autres, sans paraître néanmoins prendre la défense de
Jésus-Christ, font amener l'homme qui portait sur son visage les marques de la
[381] vertu et de la puissance de son médecin, et l'interrogent.
Remarquez donc, mon cher auditeur, la sagesse de ce pauvre mendiant,
qui parla avec plus de prudence qu'eux tous. Tout d'abord, il dit: « C'est un
prophète », sans s'effrayer du mauvais jugement que portaient de lui les Juifs,
qui, s'opposant de toutes leurs forces et au miracle et à sa réputation,
disaient : « Comment cet homme peut-il être » envoyé « de Dieu, puisqu'il ne
garde pas le sabbat? » Mais il a dit : « C'est un prophète. Mais les Juifs ne
crurent point que cet homme eût été aveugle et eût recouvré la vue, jusqu'à ce
qu'ils eussent fait venir son père et sa mère ». Faites attention à tous les
artifices dont ils usent pour couvrir et faire disparaître le miracle. Mais la
vérité est de telle nature qu'elle se fortifie et s'affermit par les mêmes
armes avec lesquelles ses adversaires la combattent; et que les vains efforts
qu'ils font pour l'obscurcir, ne servent qu'à la faire briller davantage. Si
les Juifs n'avaient pas fait toutes ces choses, beaucoup auraient pu douter du
miracle : mais, voici qu'ils agissent comme s'ils n'avaient d'autre but que de
dévoiler la vérité : ils ne s'y seraient pas pris autrement, s'ils avaient
effectivement travaillé pour Jésus-Christ. En effet, dans l'intention de le
perdre, ils demandent : « Comment t'a-t-il ouvert les yeux? » C'est-à-dire,
sans doute, c'est par des prestiges et des enchantements? En effet, dans une
autre occasion où ils n'ont rien à objecter, ils s'efforcent de calomnier dans
leur principe les guérisons et les miracles, en disant : « Cet homme ne chasse
les démons que par la vertu de Belzébuth ». (Matth. XII, 24.) Ici, de même,
n'ayant rien à objecter, ils se retranchent sur le temps et sur la violation du
sabbat; ils disent encore : Cet homme est un pécheur.
Mais cet homme, que votre envie ne peut souffrir et dont vous déchirez
la réputation, cet homme vous a défiés de la manière la plus nette, en vous
disant : « Qui de vous me peut convaincre d'aucun péché? » (Jean, VIII, 46.) Et
personne n'a répondu, personne n'a dit : Vous vous dites impeccable, vous
blasphémez : or, s'ils avaient eu de quoi lui faire le moindre reproche,
sûrement ils n'auraient point gardé le silence. En effet, des gens qui furent
capables de jeter des pierres sur lui, lorsqu'il dit qu'il était avant
qu'Abraham fût au monde (Ibid. 58), qui niaient qu'il était le Fils de Dieu,
lorsqu'eux-mêmes se vantaient d'être enfants de Dieu, quoiqu'ils fussent des
homicides, et qui disaient que celui qui faisait de si grands miracles, n'était
pas envoyé de Dieu, parce qu'il ne gardait pas le sabbat, et cela à la suite
d'une guérison : ces gens-là, s'il y avait eu le moindre reproche à lui faire,
certainement n'y auraient pas manqué. Au reste, s'ils l'appelaient pécheur,
parce qu'il semblait ne pas garder le sabbat, leur accusation était ridicule et
frivole au jugement même de leurs compagnons qui l'imputaient eux-mêmes à la
malignité.
Les Juifs, se voyant donc pressés de toutes parts, tentent quelque
chose de plus impudent et de plus insolent encore que tout ce qu'ils avaient
fait jusqu'alors. Et quoi? « Les Juifs ne crurent point », dit l'évangéliste, «
que cet homme eût été aveugle, et eût recouvré la vue ». S'ils ne l'ont pas
cru, pourquoi donc ont-ils accusé Jésus-Christ de n'avoir pas gardé le sabbat?
Pourquoi n'ajoutez-vous pas foi à ce que dit un si grand peuple, à ce que
disent les voisins de cet homme, qui le connaissent? Mais, comme je l'ai dit,
le mensonge se contredit en tout, et par les mêmes armes par lesquelles il
combat la vérité, il périt et se détruit : et la vérité même n'en devient que
plus brillante et plus lumineuse. C'est ce qui advint alors. Il fallait qu'on
ne pût pas dire que les voisins et les témoins n'avaient rien rapporté d'exact,
et qu'ils avaient seulement parlé d'un homme qui ressemblait à cet aveugle :
les Juifs font venir son père et sa mère, et par là ils font éclater la vérité
malgré eux : car le père et la mère connaissaient mieux leur propre fils que
tous les autres. Comme ils n'avaient pu intimider le fils, qui publiait
hardiment la gloire de son bienfaiteur, ils se flattaient d'affaiblir le
miracle par les réponses qu'ils tireraient de ses parents.
Remarquez la malignité avec laquelle ils les interrogent, car que
font-ils? Les ayant fait entrer au milieu de l'assemblée pour les effrayer, ils
les interrogent, en disant d'un ton furieux et emporté : « Est-ce là votre fils
(19)? » Et ils n'ajoutent pas : Qui était auparavant aveugle; mais que
disent-ils? « Que vous nous dites être né aveugle? » Comme s'ils l'avaient
habilement feint, pour confirmer l'oeuvre de Jésus-Christ. O hommes exécrables,
et [382]
plus qu'exécrables Quel est le père capable de feindre que son fils est
né aveugle ? C'est comme s'ils disaient : Vous l'avez dit né aveugle, et non-seulement
contents de cela, vous l'avez dit, mais vous l'avez même répandu partout. «
Comment est-ce donc qu'il voit « maintenant? » O folie ! c'est vous,
disent-ils, qui avez forgé ce mensonge; c'est vous qui avez fabriqué cette
imposture. Ils les portent de deux manières à nier le fait, et par ces paroles
: « Que vous dites, » et par celles-ci : « Comment est-ce donc qu'il voit
maintenant ? »
2. Les Juifs font trois questions au père et à la mère de l'aveugle :
si c'était là leur fils, s'il avait été aveugle, et comment il avait recouvré
la vue? Le père et la mère ne répondent qu'aux deux premières, la troisième ils
la laissent sans réponse. Et ce qui contribue merveilleusement à confirmer la
vérité du miracle, c'est que nul autre que l'aveugle même qui avait recouvré la
vue, et qui était digne de foi, ne l'atteste et ne publie la manière dont Jésus
l'a guéri. Comment le père et la mère auraient-ils parlé par faveur et par
complaisance, eux qui, par la crainte des Juifs, célèrent quelque chose même de
ce qu'ils savaient bien? Car que répondent-ils ? « Nous savons que c'est là
notre fils, et qu'il est né aveugle. (20). Mais comment il voit maintenant, et
qui lui a ouvert les yeux, nous ne le savons pas; il a de l'âge, qu'il réponde
pour lui-même (21) ». Ils donnent leur fils pour digne de foi, et par là ils
s'excusent de répondre sur la troisième question. Il n'est ni jeune, ni enfant,
disent-ils, il peut rendre témoignage de lui-même. « La crainte que son père et
sa mère avaient des Juifs, les firent parler de la sorte (22) ».
Voyez, mes frères, avec quel soin et quelle exactitude l'évangéliste
découvre leur sentiment et leur intention. Je vous fais cette remarque à cause
de ce que j'ai dit il y a déjà quelque temps, dans un de mes discours, sur
cette parole : « Il se fait égal à Dieu ». Je soutins que si ce n'eût été là
qu'une simple opinion des Juifs, et non pas le sentiment et la doctrine de
Jésus-Christ, l'évangéliste y aurait sans doute ajouté quelque correction, et
n'aurait pas manqué de dire que c'était l'opinion des Juifs.
Le père et la mère ayant donc renvoyé les Juifs au témoignage de
l'aveugle qui avait recouvré la vue, les Juifs appellent cet homme une seconde
fois. Ils ne lui disent pourtant pas ouvertement et impudemment : Nie que Jésus
t’a guéri ; mais sous apparence de piété ils veulent le séduire par adresse,
s'ils le peuvent. «Rends gloire à Dieu (24) », lui disent-ils. S'ils avaient
dit au père et à la mère : Niez que ce soit là votre fils et qu'il soit né
aveugle, ils auraient fait une proposition tout à fait ridicule;. et d'autre
part le dire au fils, ç'eût été d'une impudence manifeste : voilà pourquoi ils
se gardent de parler de la sorte; mais ils prennent une autre voie, et lui
tendent des piéges d'une autre manière. « Rends gloire à Dieu », c'est-à-dire,
avoue que Jésus ne t’a point guéri. « Nous savons que cet homme est un
pécheur». Pourquoi ne le lui avez-vous donc pas reproché, lorsqu'il vous
disait: «Qui de vous me peut convaincre d'aucun péché ? » (Jean, VIII, 46.)
D'où le savez-vous, qu'il est un pécheur? Les Juifs dirent donc à cet homme: «
Rends gloire à Dieu », et il ne leur répondit rien. Jésus l'ayant rencontré, le
loua, et ne le reprit pas de n'avoir point rendu gloire à Dieu : mais que lui
dit-il? « Croyez-vous au Fils de Dieu? » Par où il nous apprend que c'est là
rendre gloire à Dieu. Que si le Fils n'était point égal au Père, « croire au
Fils », ce ne serait point là rendre gloire à Dieu. Mais comme celui qui honore
le Fils honore aussi le Père, c'est avec raison que Jésus ne reprend pas
l'aveugle.
Tant que les Juifs s'attendirent que le père et la mère se rendraient à
leur volonté, et qu'ils nieraient ce qu'ils désiraient, ils ne dirent rien à
leur fils. Mais lorsqu'ils virent qu'ils n'avaient rien avancé de ce côté-là,
ils se tournèrent de l'autre, et ils dirent à l'aveugle : Cet homme est un
pécheur. « Il leur répondit: « Si c'est un pécheur, je n'en sais rien. Tout ce
que je sais, c'est que j'étais aveugle, et que je vois maintenant (25) ».
Est-ce que l'aveugle a craint? Non. Et pourquoi celui qui avait dit : C'est un
prophète, dit-il maintenant : « Si c'est un pécheur, je n'en sais rien ». Il ne
le pensait pas, non, il ne le croyait pas; mais il répond de la sorte parce
qu'il voulait le justifier de tout péché par le témoignage de l'oeuvre même
qu'il venait de faire, et non par ses paroles; et leur présenter une
justification digne de foi dans le bienfait de sa guérison, qui les condamnait,
eux et tous leurs procédés. Car, si après bien des discours, [383] pour avoir
dit : Si cet homme n'honorait point Dieu, il ne pourrait pas faire de si grands
miracles; il excita si fort leur colère, qu'ils lui répondirent : « Tu n'es que
péché dès le ventre de ta mère, et tu veux nous enseigner? » que n'auraient-ils
pas fait, que n'auraient-ils pas dit si dès le commencement il eût parlé en ces
termes ?
« Si c'est un pécheur, je n'en sais rien », c'est-à-dire, maintenant je
ne réponds rien là-dessus, et je n'explique pas mon sentiment; ce que je sais
fort bien, ce que je puis affirmer, c'est que si c'était un pécheur, il ne
ferait pas de tels prodiges. Par ces paroles il écarte tout soupçon et de sa
personne et de son témoignage, faisant clairement voir qu'il a purement raconté
le fait comme il s'est passé, sans altération, sans y rien ajouter par
flatterie ou par complaisance. Comme ils ne pouvaient donc pas empêcher ni
anéantir une chose accomplie, ils reviennent encore à l'examen de la manière
dont cette guérison s'est faite; et ils se conduisent comme des limiers qui,
cherchant la piste d'un gibier bien retranché dans son fort, tournent tantôt
d'un côté, tantôt de l'autre. Ils reprennent donc les premières réponses, et,
tâchant de les ruiner par de fréquentes interrogations, ils disent à l'aveugle
«Que t'a-t-il fait? Et comment t'a-t-il ouvert les yeux (26) ? ». Que
répond-il? Les ayant vaincus et terrassés; il ne leur parle plus avec douceur.
Car tant que cette affaire a eu besoin d'examens et d'informations, il a
raconté ta chose avec beaucoup de retenue et de modération : mais après qu'il s'est
rendu maître, et qu'il a remporté sur eux une brillante victoire, il les
attaque à son tour hardiment et courageusement, et leur répond : « Je vous l'ai
déjà dit, et vous ne l'avez point écouté. « Pourquoi voulez-vous l'entendre
encore une fois (27)? » L'avez-vous remarquée, cette hardiesse avec laquelle un
pauvre mendiant parle aux scribes et aux pharisiens? tant la vérité est forte,
le mensonge faible et impuissant. La vérité , d'un homme de la lie du peuple,
fait un grand et illustre personnage; le mensonge, au contraire, avilit, et
d'un grand fait un homme de rien. Au reste, voici ce que veut dire l'aveugle :
Vous ne faites point d'attention à ce que je dis, c'est pourquoi je ne parlerai
pas davantage, et je ne répondrai point à vos fréquentes et vaines
interrogations, puisque vous ne m'écoutez pas pour
apprendre la vérité, mais pour me surprendre dans mes paroles. « Est-ce
que vous voulez devenir aussi ses disciples? » Déjà l'aveugle s'associe aux
disciples; car ce mot : « Aussi », marque qu'il est disciple de Jésus-Christ.
Il les attaque ensuite, et les malmène vigoureusement.
3. En effet, sachant que rien n'était plus capable de les piquer au vif
que cette demande : « Est-ce que vous voulez », il la leur adresse exprès pour
les braver : en quoi cet aveugle montre une âme élevée, ferme et courageuse,
qui méprise leur menaçante fureur; il fait éclater par sa confiance la gloire
de Jésus-Christ; il fait voir que celui qu'ils accablent ainsi d'outrages est
un homme admirable, dont leurs injures ne peuvent ternir la réputation ; et que
ces outrages mêmes ne servent qu'à relever sa gloire.
Ils lui dirent: Sois toi-même son disciple; « mais pour nous, nous
sommes les disciples « de Moïse (28)». Mais en quoi? Vous parlez sans
fondement. Vous n'êtes pas plus les disciples de Moïse que les disciples de
Jésus : si vous étiez les disciples de Moïse, vous seriez aussi les disciples
de Jésus-Christ. Voilà pourquoi le Sauveur leur dit auparavant : « Si vous «
croyiez à Moïse, vous me croiriez aussi, « parce que c'est de moi qu'il a parlé
» (Jean, V, 46); c'est qu'ils avaient toujours ces paroles à la bouche : «Nous
savons que Dieu a parlé à Moïse (29) ». Mais qui vous l'a dit? qui vous l'a
appris.? Nos pères, répondent-Ils, nous l'ont appris. Mais celui qui ayant dit
qu'il est envoyé de Dieu, et qu'il parle des choses du ciel, le confirme par
des miracles, n'est-il pas plus digne de foi que vos pères? Et ils ne disaient
point : Nous avons ouï Dieu parler à Moïse, mais « nous savons ». Ce que vous
savez pour l'avoir ouï dire, ô Juifs, vous le croyez, vous l'assurez, et ce que
vous voyez de vos yeux, vous ne le croyez pas si considérable, ni si digne de
foi ! Ce que vous dites de Moïse, vous ne l'avez point vu, seulement vous
l'avez ouï dire : mais « les oeuvres de Jésus-Christ », vous ne les connaissez
pas pour en avoir entendu parler, mais pour les avoir vues de vos propres yeux.
Que répondit l'aveugle? « C'est ce qui est étonnant, que vous ne
sachiez d'où il est (30)», celui qui fait de tels prodiges : il est étonnant qu'un
homme qui ne jouit d'aucune dignité parmi vous, qui n'est ni illustre, ni
célèbre, [384] puisse faire de si grandes choses : de sorte qu'il est tout à
fait visible que c'est un Dieu qui n'a même pas besoin du moindre secours
humain. « Or, nous savons que Dieu n'exauce point les pécheurs (31) ». Les
Juifs ayant dit auparavant : « Comment un méchant homme pourrait-il faire de
tels prodiges (16) ? » L'aveugle s'appuie sur le jugement qu'ils ont porté
eux-mêmes, et leur rappelle leurs propres paroles. Cette créance, dit-il, nous
est commune et à vous et à moi : elle est juste, demeurez-y. Remarquez bien sa
prudence; il a toujours le miracle à la bouche, parce qu'ils ne pouvaient pas
le nier; et c'est sur quoi il établit son raisonnement. Observez-vous, mon cher
auditeur, qu'au commencement, quand il a dit : « Si c'est un pécheur, je n'en
sais rien », il ne l'a point dit pour marquer un doute réel ? Loin de nous
cette pensée ; car il savait fort bien que Jésus n'était pas un pécheur.
Maintenant que le temps est propice et qu'il peut parler librement,
voyez de quelle manière il répond : « Or, nous savons que Dieu n'exauce point
les pécheurs; mais si quelqu'un l'honore, et qu'il fasse sa volonté, c'est
celui-là qu'il exauce ». Par ces paroles, non-seulement il justifie Jésus , et
le fait voir exempt de tout péché, mais il prouve encore qu'il est agréable à
Dieu, et qu'il fait les couvres de Dieu. Comme les Juifs disaient qu'ils
honoraient Dieu, c'est pour cela même qu'il ajoute : « Et fait sa volonté ». Ce
n'est pas assez, dit-il, de connaître Dieu, mais il faut faire ce qu'il
commande. Ensuite il relève le miracle en disant : « Depuis que le monde est,
on n'a jamais ouï dire que personne ait ouvert les yeux à. un aveugle-né (32)
». Si donc vous avouez que Dieu n'exauce point les pécheurs, Jésus ayant fait
un miracle et un tel miracle, que jamais personne n'en a fait de pareil; de
votre propre aveu il s'ensuit qu'il est évident et manifeste que Jésus a tout
surpassé en vertu, et que sa puissance est plus qu'humaine. Que lui
répondirent-ils donc? « Tu n'es que péché dès le ventre de ta mère, et tu veux
nous enseigner (34)? » Tant qu'ils avaient pu se flatter que l'aveugle nierait,
ils l'avaient regardé comme un homme digne de foi, au point de le faire venir
devant eux à deux reprises. Que si, dirai-je, vous ne le croyiez pas digne de
foi, pourquoi ce double interrogatoire? Mais cet homme disant hardiment la
vérité et sans crainte, au lieu de l'admirer davantage, c'est alors qu'ils le
condamnent.
Mais que signifient ces paroles : « Tu n'es que péché dès ta naissance?
» Qu'ils lui reprochent son ancienne disgrâce, comme s'ils lui disaient : « Tu
es tout en péchés dès tes premières années » ; et ils lui font ce reproche
comme si c'était pour cela qu'il fût né aveugle : jugement contraire à la
raison et tout à fait injuste. Sur quoi, Jésus-Christ voulant le consoler, dit
: « Je suis venu dans ce monde pour exercer un jugement, afin que ceux qui ne
voient point, voient, et que ceux qui voient, deviennent aveugles (39) ».
« Tu es tout en péchés dès ta naissance ». Et qu'avait-il répondu ?
Avait-il avancé une opinion qui lui fût propre et particulière ? Ou plutôt
n'est-ce pas le sentiment commun qu'il avait produit, en disant : « Nous savons
que Dieu n'exauce point les pécheurs ». N'a-t-il pas simplement exposé ce que
vous avez dit vous-mêmes? « Et ils le chassèrent dehors ». L'avez-vous bien
entendu, ce prédicateur de la vérité, et n'avez-vous pas reconnu que sa
pauvreté n'a point ébranlé sa philosophie? Remarquez-vous tout ce qu'il a
souffert d'injures et d'outrages dès le commencement? Remarquez-vous aussi de
quelle manière et avec quelle force il a rendu témoignage à la vérité par ses
paroles et par ses actions?
4. Au reste, mes frères, ces choses sont écrites, afin que nous les
imitions. Si ce pauvre, si cet aveugle, qui n'avait pas même vu Jésus-Christ, a
montré tant de courage et de fermeté aussitôt après sa guérison, et même avant
d'avoir ouï la doctrine et les instructions du Sauveur, s'il a résisté à tout
un peuple qui ne respirait que le carnage, qui était possédé du démon, à un
peuple furieux, et qui ne cherchait qu'à trouver dans ses paroles de quoi
condamner Jésus-Christ; s'il ne leur a point cédé et ne s'est point caché, mais
au contraire, s'il les a hardiment réfutés et s'il a mieux aimé être chassé
hors de la synagogue que de trahir la vérité, à combien plus forte raison, nous
qui avons vécu déjà tant d'années dans la foi, nous à qui la foi a fait voir
des milliers de miracles et de prodiges, qui avons reçu de plus grands biens
que lui, qui avons contemplé des yeux intérieurs de l'âme de profonds mystères,
et qui sommes appelés à de si grands honneurs, à combien plus forte raison,
dis-je, [385] devons-nous faire paraître toute notre fermeté et tout notre
courage contre ceux qui accusent et qui attaquent les chrétiens, et les
combattre sans merci.
Nous pourrons, mon cher auditeur, nous pourrons repousser nos
adversaires, si nous prenons des fortes et des armes dans les saintes
Ecritures, si nous relevons notre confiance en donnant toute notre attention à
cette lecture et ne l'écoutant point légèrement et en passant. Si quelqu'un
vient assidûment à nos discours et est attentif à ce que nous y enseignons,
quand même il ne lirait pas l'Ecriture dans sa maison, néanmoins, dans le seul
espace d'un an, il pourra apprendre beaucoup de choses; car nous ne lisons pas
aujourd'hui un livre de l’Ecriture et demain un autre , mais nous lisons
toujours le même. Cependant, plusieurs sont dans de si malheureuses
dispositions, qu'après une si longue lecture, ils ne savent pas même encore le
nom des saints livres. Et ce qui est affreux, c'est que ces personnes puissent
sans effroi venir écouter la parole de Dieu avec tant de négligence.
Mais si un joueur de luth, si un baladin, ou quelqu'autre histrion
convoque la ville à ses représentations, tous accourent vite, tous lui savent
gré de les avoir avertis et passent la moitié du jour à cette sorte de
spectacle; ici Dieu nous parle par les prophètes et par les apôtres, et nous
bâillons, nous nous ennuyons. L'été et dans le fort des chaleurs, nous allons
sur la place; l'hiver, la pluie et la boue nous retiennent dans nos maisons.
Mais à l'hippodrome, où l'on ne peut se mettre à couvert de la pluie, beaucoup,
lors même qu'il pleut à seaux et que le vent pousse la pluie au visage,
beaucoup, dis-je, poussent la folie jusqu'à s'y tenir patiemment sur leurs
pieds ; pour cela ils bravent le froid, la pluie, la boue, la longueur du
chemin; rien n'est capable de les retenir chez eux, ni de les empêcher de
courir aux spectacles. Mais ici, où il y a un bon toit, où la chaleur est
admirablement tempérée, ils refusent d'y venir; ici, où il s'agit de la grande
affaire du salut. Dites-le, je vous prie, cette conduite est-elle supportable?
Voilà pourquoi, dans ce qui concerne les spectacles, nous sommes si savants et
de si grands maîtres; mais dans les choses nécessaires, nous sommes plus
ignorants qu'un enfant. Que si quelqu'un vous appelle cocher ou danseur, vous
prenez cela pour une injure, et vous faites cependant tout ce qu'il faut pour
vous attirer ce reproche; qu'un homme de cette sorte vous appelle au spectacle,
vous ne reculez pas et vous vous adonnez presque à toutes les parties de cet
art, dont vous fuyez le nom. Mais la profession et le nom qui vous conviennent,
je veux dire la profession et le nom de chrétien, vous ne savez même pas ce que
c'est. Est-il une plus grande folie? Je voudrais vous répéter souvent ces
vérités, mais je crains de me rendre importun, et cela en pure perte. En effet,
je vois non-seulement les jeunes gens, mais encore des vieillards, se livrer à
ces folies : spectacle qui me fait rougir, que de voir un homme vénérable par
sa vieillesse, aller au théâtre déshonorer ses cheveux blancs et y mener son
fils avec lui. Quoi de plus ridicule? Quoi de plus infâme ? Le père enseigne à
son fils à braver la bienséance.
5. Mon discours vous pique ? C'est ce que je veux : je veux que mes
paroles vous affligent, afin que vous renonciez à ces infâmes pratiques. Mais
il est des gens , autrement insensibles et froids, que mes paroles ne sont
point capables de faire rougir :.mais qu'il soit question de spectacles , ces
mêmes gens sont tout de feu , et ils ne finissent point de parler.
Demandez-leur qui est Amos, qui est Abdiras, combien il y a de prophètes ,
combien d'apôtres? ils ne peuvent même pas ouvrir la bouche; mais si vous les
écoutez sur les chevaux, sur les cochers, ils parlent avec plus de gravité
qu'un sophiste et un rhéteur; et après tout cela ils osent demander: Eh bien !
quel mal, quel tort cela fait-il ? C'est justement cette ignorance qui me fait
gémir.
Dieu vous a donné le temps de cette vie pour le servir, et vous
l'employez à des choses vaines et inutiles , et encore vous demandez quelle
perte vous faites? Employez-vous inutilement la moindre somme d'argent , vous
dites que vous avez fait une perte; passez-vous des journées entières aux
spectacles, qui sont les pompes de Satan, vous ne croyez rien faire de
déraisonnable, et vous comptez cela pour rien? Vous qui devriez employer toute
votre vie à la prière et à l'oraison, vous la passez tout entière dans les
clameurs, dans le tumulte, à entendre des paroles déshonnêtes, à voir des
combats, à des plaisirs qui ne vous conviennent point, à des illusions , à des
occupations inutiles et pernicieuses; et ensuite vous dites à tout le monde:
Quelle est la perte que [386] j'ai faite? Et vous ne comprenez pas qu'il n'est
rien dont on doive être plus avare que du temps. Votre argent, si vous l'avez
dépensé, vous pourrez en regagner. Mais le temps que vous avez perdu,
difficilement vous le recouvrerez. Car le temps qui nous est donné en cette vie
est bien court: si nous n'en faisons pas un bon usage, que dirons-nous à notre
Juge lorsqu'il viendra?
Répondez-moi, je vous prie: Si vous. ordonniez à un de vos enfants
d'apprendre un certain art, et qu'il perdît son temps ou à la maison ou
ailleurs, le maître ne vous avertirait-il pas? ne vous dirait-il pas: Vous avez
fait avec moi un marché par écrit, et vous avez fixé un temps; mais si votre
fils ne veut pas travailler avec moi et m'écouter , s'il veut au contraire
aller perdre le temps de côté et d'autre, comment pourrai-je vous le présenter
comme mon disciple ? Nous aussi , nous sommes dans l'obligation de vous dire la
même chose; Dieu nous dira : Je vous ai assigné un temps pour apprendre l'art
de la piété, pourquoi avez-vous vainement et inutilement consumé ce temps?
pourquoi n'avez-vous pas été assidûment écouter votre maître ? pourquoi
n'avez-vous pas été attentifs à ses instructions? Que la piété soit un art,
n'en doutez point, un prophète vous le déclare : « Venez, mes enfants », vous
dit-il, « écoutez-moi: je vous enseignerai la crainte du Seigneur ». (Ps.
XXXIII, 11.) Et encore: « Heureux est l'homme que vous avez a vous-même
instruit, Seigneur, et à qui vous c avez enseigné votre loi ! » (Ps. XCIII,
12.) Lors donc que vous aurez inutilement employé le temps, quelle, excuse
aurez-vous? Et pourquoi, direz-vous, Dieu a-t-il fixé un temps si court? O
folie! ô coeur ingrat ! Quoi ! Dieu a abrégé le temps de votre travail et de
vos sueurs, il vous a préparé un repos éternel et immortel, et vous lui en
faites un reproche, et vous en êtes fâché !
Mais je ne sais comment nous nous arrêtons si longtemps sur cette
matière. Finissons donc ce long discours: car c'est encore une de nos misères
qu'un long discours nous ennuie et nous dégoûte, et que la longueur du
spectacle, qui commence à midi et ne finit qu'aux flambeaux, ne fatigue
personne. Enfin, pour n'être pas toujours à vous faire des reproches, nous vous
prions et vous conjurons, mes chers frères, de nous accorder une grâce et à
vous et à moi; c'est de laisser là toutes ces choses, pour vous appliquer
uniquement aux vérités que nous vous enseignons. Si vous le faites, si vous
nous l'accordez , cette grâce que nous vous demandons avec tant d'instance, ce
sera pour moi une source de joie, de plaisir, de gloire. Mais ce sera vous qui,
sans parler du gré que vous me saurez, recueillerez toute la récompense si ,
ayant été attachés au théâtre jusqu'à la fureur, vous vous délivrez de cette
maladie, grâce à la crainte de Dieu et à nos instructions; si, ayant brisé vos
liens, vous courez à Dieu de toutes vos forcés. Et non-seulement vous en
recevrez là-haut ta récompense; mais ici encore vous en sentirez une véritable
joie. Car la vertu , a cet avantage, qu'outre ces couronnes immortelles, elle
nous procure aussi en ce monde une vie douce et agréable. Obéissons donc à la
parole de Dieu, afin d'obtenir ces biens et ceux de la vie future, par la grâce
et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire soit agi Père et
au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Dieu honore principalement ceux qui , pour la vérité et la
confession du nom de Jésus-Christ, souffrent quelque mal ou quelque outrage.
Car, comme c'est véritablement conserver ses richesses que de les perdre pour
Dieu, et aimer sa vie que de la haïr en ce monde (Jean, XII, 25) ; c'est de
même s'amasser un trésor de gloire que d'être ici accablé d'injures. Tel fut le
sort de l'aveugle : les Juifs le chassèrent du temple, et le Seigneur du temple
le reçut. Il fut chassé d'une assemblée empestée, et il trouva la source du
salut : il fut déshonoré par ceux qui déshonorèrent Jésus-Christ, et le
Seigneur des anges l'honora : telles sont les récompenses de ceux qui défendent
la vérité. Ainsi nous-mêmes, après avoir prodigué ici-bas nos richesses, nous
acquérons les biens célestes ; si nous avons donné notre fortune aux pauvres
qui sont accablés de misères, nous irons nous reposer dans le ciel ; si nous
sommes accablés d'outrages pour le saint nom de Dieu, nous serons honorés ici
et là-haut. Jésus rencontra l'aveugle aussitôt qu'on l'eût chassé du temple.
L'évangéliste veut dire que Jésus vint exprès pour aller à sa rencontre. Et
considérez la récompense qu'il lui donne : il lui octroie le plus grand de tous
les biens, car il se fait connaître à lui, qui ne le connaissait point
auparavant, et il l'associe à ses disciples.
Pour vous, mes chers frères, je vous prie de remarquer de quelle
manière l'évangéliste fait connaître l'empressement de Jésus-Christ et la
diligence dont il use ; Jésus ayant dit à l'aveugle : « Croyez-vous au Fils de
Dieu? » L'aveugle répond : « Seigneur, qui est-il? » car il ne le connaissait
point encore quoiqu'il eût été guéri, parce qu'il était aveugle avant qu'il
reçût le bienfait de sa guérison; et qu'après avoir recouvré la vue, il avait
été traîné de côté et d'autre par ces furieux. Jésus donc, comme l'Agonothète
(1) , reçoit cet athlète qui sort du combat victorieux et triomphant. Et que
lui dit-il? «Croyez-vous au Fils de Dieu? » Que veut dire cela? Après avoir si
longtemps disputé contre les Juifs, après tant de paroles qu'il a dites pour la
défense de la vérité, Jésus lui demande s'il croit; ce n'est pas qu'il
1. L'Agonothète, titre d'un magistrat qu'on choisissait chez les Grecs
pour présider aux jeux sacrés : il en faisait la dépense, il déclarait aussi
vainqueurs ceux qui l'avaient mérité, et leur distribuait les prix proposés
dans ses jeux.
l'ignore, mais c'est parce qu'il veut se faire connaître, et montrer
combien il estime la foi de cet homme. Un si grand peuple, dit-il, m'a chargé
d'injures, je n'en fais point de cas; la seule chose que je désire, c'est que
vous croyiez en moi, car un seul homme qui fait la volonté de Dieu, vaut mieux
qu'une grande multitude de prévaricateurs (1). « Croyez-vous au Fils de Dieu ?
» Jésus l'interroge comme étant lui-même le Fils de Dieu, lui qui est présent à
ses yeux, et il commence par lui inspirer le désir de le connaître. Car il ne
lui a point dit : Croyez sur-le-champ; mais il l'a interrogé sur sa créance.
Que répond-il donc? « Et qui est-il, Seigneur, afin que je croie en lui? »
Réponse d'un homme qui souhaite et désire ardemment : il ne connaît pas celui
pour qui il a tant parlé, et en cela même il vous fait connaître la grandeur de
son amour pour la vérité : la faveur ni l'intérêt ne l'avaient point fait
parler, puisqu'il n'avait pas encore vu son bienfaiteur.
« Jésus lui dit : Vous l'avez vu, et c'est celui-là même qui parle à
vous (37) ». Il ne dit point : c'est moi; usant encore de ménagement, il lui
répond . « Vous l'avez vu ». Ces paroles étaient obscures, c'est pourquoi il en
ajoute de plus claires, et il dit : « C'est celui-là même qui parle à vous ».
L'aveugle répondit : « Je crois, Seigneur : et, se prosternant » aussitôt, « il
l'adora (38) ». Le Sauveur ne lui dit pas non plus : C'est moi qui vous ai
guéri, c'est moi qui vous ai dit : allez vous laver dans la piscine de Siloé ;
mais passant ces choses sous silence, il lui dit : « Croyez-vous au Fils de
Dieu? » Sur quoi l'aveugle se prosterna incontinent et l'adora avec une grande
démonstration d'amour et d'affection ce que firent un petit nombre seulement de
ceux qu'il avait guéris , comme les lépreux et quelques autres peut-être. Jésus
lui découvrit ensuite sa divine puissance; car, afin qu'on ne crût pas que
c'étaient là de simples paroles, il y joignit le témoignage des oeuvres. Et
comme l'aveugle était encore prosterné à
1. Un seul homme qui fait la volonté de Dieu, vaut mieux qu'une
multitude de prévaricateurs. Le saint Docteur fait sans doute allusion à ce
passage de l'Ecclésiastique : « Un vaut mieux que mille », auquel il ajoute en
plusieurs endroits où il le cite, le mot : dikaios,
unus justus ; un seul homme juste, comme on peut le voir dans la
vingt-quatrième et la trente-neuvième homélie sur la Genèse. Nous remarquons
que la bible de Complute a suivi la même leçon. Et ce même sens se trouve aussi
dans notre Vulgate, qui dit : Un seul enfant qui craint Dieu, vaut mieux que
mille qui sont méchants. Melior est unus
timens Deum, quam mille filii impii. Loc. cit. (Eccl. XVI, 3, selon les
Septante LXX.)
ses pieds pour l'adorer, il ajouta : « Je suis venu dans ce monde pour
exercer un jugement , afin que ceux qui ne voient point voient, et que ceux qui
voient deviennent aveugles (39) ». Saint Paul dit la même chose : « Que
conclurons-nous donc? Que les gentils qui ne cherchaient point la justice, ont
embrassé la justice, et une justice qui vient de la foi en Jésus-Christ (1);
qu'au contraire, les Israélites qui recherchaient la justice de la loi, ne sont
point parvenus à cette justice ». (Rom. IX, 30.)
Quand Jésus-Christ a dit : « Je suis venu dans ce monde pour exercer un
jugement», il a affermi l'aveugle dans la foi, et il y a invité ceux qui le
suivaient, à savoir : les pharisiens. Et ce mot : « un jugement », signifie un
plus grand supplice; par là il montre que ceux qui le condamnaient étaient
eux-mêmes condamnés; et que ceux qui l'appelaient un pécheur étaient eux-mêmes
réprouvés comme tels. De plus, le Sauveur déclare ici qu'il y a deux sortes de
vues à recouvrer, et deux aveuglements: l'un sensible, l'autre spirituel. Alors
quelques-uns de ceux qui le suivaient lui dirent : « Sommes-nous donc aveugles
(40)?» Et comme, dans une autre occasion, ils avaient dit. « Nous n'avons
jamais été esclaves de personne » (Jean, VIII, 33); et: « Nous ne sommes pas
des enfants bâtards » (Ibid. 41) : maintenant de même ils n'ont d'yeux et
d'oreilles que pour les choses sensibles, et telle est la cécité à laquelle ils
rougiraient d'être en proie. Après quoi Jésus-Christ, pour leur faire connaître
qu'il vaudrait mieux pour eux d'être aveugles que de voir, leur dit : « Si vous
étiez et aveugles, vous n'auriez point de péché (41) ». Les Juifs regardant
donc comme une ignominie le malheur d'être aveugles, Jésus-Christ rétorque leur
discours contre eux, et leur dit: c'est là ce qui vous rendrait moins
coupables, et vous ne seriez pas si sévèrement punis. Ainsi le Sauveur écarte
toujours les sentiments humains et charnels, et il élève l'âme en lui inspirant
des pensées grandes et admirables. Vous dites donc maintenant que vous voyez.
Comme Jésus-Christ leur avait dit ailleurs : Vous dites qu'il est votre Dieu;
de même il leur dit ici : « Mais maintenant vous dites que vous voyez » ; car dans
la vérité vous ne voyez point. Ici Jésus-Christ montre
1. C.-à-d. Ils ont été
justifiés par la foi en Jésus-Christ, et non par les oeuvres de la Loi.
aux Juifs que ce qu'ils regardaient comme un très-grand sujet de gloire
et de louanges, serait la cause du rigoureux supplice auquel ils seraient
condamnés. Il console de sa cécité l'aveugle de naissance. Ensuite il parle de
leur aveuglement; car, de peur qu'ils ne disent: si nous ne vous suivons pas,
si nous ne vous croyons point, ce n'est pas que nous soyons aveugles, mais
c'est parce que nous vous avons en horreur comme un séducteur; il ne les
entretient que de ce sujet.
2. Et ce n'est pas sans raison que l'évangéliste a marqué que quelques
pharisiens, qui étaient avec Jésus , comprirent ces paroles et lui dirent : «
Sommes-nous donc aussi aveugles? » C'est pour vous faire ressouvenir que ce
sont les mêmes qui s'étaient auparavant retirés de sa suite, et qui avaient
jeté des pierres sur lui. Car quelques-uns le suivaient par manière d'acquit;
aussi ils le quittaient et se tournaient facilement contre lui. Par où
Jésus-Christ prouve-t-il donc qu'il n'est pas un imposteur et un charlatan,
mais le pasteur? C'est en opposant les unes aux autres les marques et du
pasteur et du charlatan, qu'il leur donne le moyen d'examiner et de connaître
la vérité. Et premièrement, il montre ce que c'est qu'un fourbe et un larron,
le qualifiant ainsi par les Ecritures mêmes.
« En vérité, en vérité, je vous le dis : celui qui n'entre pas par la
porte dans la bergerie des brebis , mais qui y monte par un autre endroit, est
un voleur et un larron ». (Chap. X, 1.) Observez, mes frères, les marques du
larron : premièrement, il n'entre pas de jour, ni publiquement; en second lieu,
il n'entre pas par l'autorité des Ecritures, car, entrer par les Ecritures ,
c'est entrer par la porte. Au reste, le Sauveur désigne ici les faux prophètes,
les faux pasteurs qui l'avaient précédé, et ceux qui devaient le suivre :
l'Antechrist, les faux christs, Judas, Théodas (Act. V, 36), et tous les autres
de cette espèce; et c'est avec justice qu'il appelle les Ecritures la porte. Ce
sont elles qui nous mènent à Dieu et nous le font connaître : ce sont elles qui
font les brebis : ce sont elles qui les gardent et qui ferment l'entrée aux
loups. En effet, les Ecritures, comme une porte sûre , empêchent les hérétiques
d'entrer, nous garantissent la possession de tout ce que nous tenons à
conserver, et nous préservent de toute erreur. Et si nous n'ouvrons pas
nous-mêmes cette porte, nos ennemis ne pourront pas facilement nous prendre.
Par là nous discernerons et nous connaîtrons ceux qui sont véritablement
pasteurs , et ceux qui ne le sont pas. Mais que signifie ce mot : « Dans la
bergerie? » il fait allusion aux brebis et à leur garde. Car, celui qui n'entre
pas par la sainte Ecriture, mais qui monte par un autre endroit, c'est-à-dire,
celui qui se fraye un chemin différent de celui que les Ecritures ont tracé et
nous ont ouvert, celui-là, dis-je, est un voleur.
Ne le remarquez-vous pas , mes frères, que Jésus-Christ, en invoquant
le témoignage des Ecritures , montre de cette façon son union avec le Père ?
C'est pourquoi il disait aux Juifs : « Lisez avec soin les Ecritures » (Jean,
V, 39); c'est pourquoi il a pris Moïse à témoin, et aussi tous les prophètes. «
Tous ceux », dit-il, « qui écoutent les prophètes, viendront à moi ». Et : « Si
vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi ». (Jean, V, 46.) Mais ici il dit
ces choses métaphoriquement. Et lorsqu'il a dit : « Qui monte par un autre
endroit », il a désigné les scribes, qui transgressaient la loi, enseignant les
opinions des hommes comme la vraie doctrine et les préceptes du Seigneur.
Jésus-Christ leur en fait un reproche, en disant : « Nul de vous n'accomplit la
loi ». (Jean, VII, 19.) Le divin Sauveur a fort bien dit: « Qui monte », et non
pas qui entre : ce qui marque l'action d'un voleur qui fait ses efforts pour
franchir une cloison et ne cesse pas de s'exposer au péril. Voyez-vous ce
portrait du voleur? A présent, observez ce qui désigne le pasteur. « Celui qui
entre par la porte , est le pasteur des brebis (2). C'est à celui-là que le
portier ouvre, et les brebis entendent sa voix : il appelle les brebis par leur
nom (3). Et lorsqu'il a fait sortir ses propres brebis, il va devant elles (4)
». Jésus-Christ a fait le portrait et du pasteur et du larron; voyons de quelle
sorte il leur applique les paroles qui suivent : « C'est à celui-là », dit-il,
« que le portier ouvre ». Il continue la métaphore pour donner plus de force et
d'énergie à ses paroles. Que si vous voulez examiner en particulier chaque
terme de la parabole, rien ne nous empêche d'entendre ici Moïse sous ce nom de
portier, car c'est à lui que Dieu a confié ses oracles; c'est sa voix que les
brebis entendent, « et c'est lui qui appelle ses propres brebis par leur nom ».
En effet, comme les scribes et les pharisiens appelaient souvent Jésus
un séducteur, et confirmaient le peuple dans cette opinion par leur
incrédulité, disant : « Y a-t-il quelqu'un a des sénateurs qui ait cru en lui?
» (Jean, VII, 48), il leur fait voir, et leur dit qu'il n'est pas un séducteur
parce qu'ils le croient tel, mais que c'est eux-mêmes qu'il faut appeler
séducteurs et méchants, parce qu'ils ne l'écoutent pas et ne croient point en
lui ; et aussi que, pour cette raison, ils sont justement chassés de la
bergerie. S'il est du pasteur d'entrer par la vraie porte , et si c'est par là
que Jésus est entré, tous ceux qui le suivent pourront être des brebis; ceux au
contraire qui se sont séparés, n'ont pas pour cela fait tort au pasteur, mais
ils s'en sont fait à eux-mêmes en se séparant de la société des brebis. Que si
ensuite il se dit lui-même la porte, ne vous troublez pas : il se dit lui-même
et le pasteur et la brebis, selon les différentes fonctions qu'il s'attribue. Ainsi
quand il nous offre à son Père , il se dit la porte ; quand il prend soin de
nous, il se dit le pasteur. Et il se dit le pasteur, afin que vous ne croyiez
pas que nous offrir à son Père, ce soit là toute son oeuvre.
« Et les brebis entendent sa voix , et il appelle ses propres brebis,
et il va devant elles ». Cependant, dans l'usage commun , c'est tout le
contraire , les pasteurs suivent les brebis. Mais Jésus-Christ, pour montrer
qu'il mènera tous les hommes à la vérité, agit contre la coutume des pasteurs;
de même que, quand il a fait sortir ses brebis, il ne les a pas éloignées des
loups (Matth. X, 16), mais il les a envoyées au milieu d'eux le soin pastoral
chez le divin pasteur est bien différent de ce qu'il est chez nous; il est
autrement admirable.
3. Au reste, il me semble que c'est l'aveugle qui est ici désigné,
puisque Jésus l'a appelé lorsqu'il était au milieu des Juifs, et que celui-ci a
entendu sa voix et l'a reconnu. « Et elles ne suivent point un étranger, parce
qu'elles ne connaissent point la voix des étrangers (5) ». En cet endroit
Jésus-Christ parle de ceux qui ont suivi Théodas ou Judas (Act. V, 36), dont il
est écrit que tous ceux qui ont cru en eux, se sont dissipés,,ou encore des
faux christs qui devaient séduire bien des gens dans la suite. Et de peur que
les pharisiens ne disent qu'il était un de ces faux christs, il fait voir qu'il
est bien différent d'eux.
La première différence qu'il apporte consiste en ce que sa doctrine
provenait des Ecritures, et que c'est par là qu'il conduisait ses brebis : or,
les autres ne faisaient pas de même. La seconde, c'est l'obéissance de ses
brebis. Ses brebis n'ont pas seulement cru en lui, lorsqu'il vivait, mais aussi
après sa mort; au lieu que les autres brebis se sont incontinent séparées de leurs
pasteurs. Nous pouvons en ajouter une encore, qui n'est pas des moins
considérables : c'est que ces faux christs, ces faux prophètes agissant en
tyrans, faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour exciter le peuple à la révolte
: mais Jésus-Christ était si éloigné de cette conduite, qu'il s'enfuit lorsque
le peuple voulut le faire roi (Jean, VI, 15); et que quand on vint lui demander
s'il était permis de payer le tribut à César, il répondit qu'il fallait le
payer (Matth. XXII, 17), et le paya lui-même. (Ibid. XVII, 26.) De plus, il est
venu pour le salut de ses brebis, afin qu'elles aient la vie et qu'elles
l'aient abondamment (Jean, X, 10) ; mais les autres leur ont même ôté cette vie
présente. Ceux-là ont trahi les brebis qui s'étaient confiées à eux, et ont
pris la fuite; mais Jésus-Christ est demeuré si ferme, et les a si
courageusement défendues, qu'il a donné sa vie pour elles. Ceux-là ont souffert
malgré eux et à contre-coeur; mais Jésus-Christ n'a rien souffert que librement
et volontairement.
« Jésus leur dit cette parabole : mais ils ne comprirent point ce qu'il
disait (6) ». Pour. quoi donc leur parlait-il d'une manière obscure? C'était
polir les rendre plus attentifs. Mais aussitôt après il ôte toute obscurité par
ces paroles : « Je suis la porte. Si quelqu'un entre par moi, il entrera, il
sortira, et il trouvera des pâturages » ; c'est-à-dire il vivra en sûreté et en
liberté. Jésus-Christ appelle ici pâturages la nourriture des brebis, et la
puissance et l'autorité qu'il leur donne c'est-à-dire la brebis demeure dans le
bercail, et personne ne pourra l'en faire sortir. Et c'est là aussi ce qui est
arrivé aux apôtres, qui entraient et sortaient librement comme maîtres de tout
le monde, et personne n'a pu les chasser. « Tous ceux qui sont venus avant moi
sont des voleurs et des larrons, mais les brebis ne les ont point écoutés (8)
». Jésus. Christ ne parle point là des prophètes, comme le prétendent les
hérétiques: car les brebis les [391] ont écoutés, et c'est par eux qu'ont cru
en Jésus-Christ, tous ceux qui ont cru en lui; mais il parle de Théodas, de
judas et des autres séditieux. De plus, ces paroles : les brebis ne les ont
point écoutés, il les dit à la louange des brebis. Or, jamais il ne loue ceux
qui n'ont point écouté les prophètes; au contraire, il les blâme et les reprend
fortement : d'où il est évident que c'est de ces séditieux que le Sauveur dit
que les brebis ne les ont point écoutés.
« Le voleur ne vient que pour voler, pour égorger et pour perdre (10)
». Comme il arriva dans la sédition de Théodas, où tous furent égorgés et
massacrés. « Mais pour moi, à je suis venu, afin que » les brebis « aient la
«vie, et qu'elles l'aient plus abondamment ». Qu'est-ce, je vous prie, qu'une
vie plus abondante? C'est le royaume des cieux. Mais il ne le dit pas encore,
et il se sert du nom de vie, comme désignant une chose qui leur est connue. «
Je suis le bon pasteur (11) ». Ici enfin Jésus-Christ parle de sa passion, il
fait voir qu'il souffrira pour le salut du monde, et qu'il n'ira point à la
mort malgré lui.
Après cela le divin Sauveur apporte encore un moyen de reconnaître le
pasteur et le mercenaire. « Car le bon pasteur », dit-il, « donne sa vie pour
ses brebis. Mais le mercenaire, et celui qui n'est point pasteur et à qui les
brebis n'appartiennent pas, voyant venir le loup, abandonne les brebis et
s'enfuit : et le loup vient et les ravit (12) ». Par ces paroles Jésus-Christ
montre qu'il est égal à son Père en puissance et- en autorité; car il est
lui-même le pasteur, à qui les brebis appartiennent. Ne remarquez-vous pas, mon
cher auditeur, que dans les paraboles Jésus-Christ parle d'une manière plus
élevée, parce que le discours y est plus enveloppé et plus obscur, et n'y donne
pas manifestement prise aux critiques des auditeurs? « Le mercenaire voit venir
le loup et il abandonne les brebis; et le loup vient et les ravit ». C'est là
ce qu'ont fait les faux christs; mais le vrai Christ a fait tout le contraire;
lorsqu'on l'a pris, il a dit : « Laissez aller ceux-ci », afin que cette parole
fût accomplie: « Nul d'eux ne s'est perdu ». (Jean, XVII, 12.) On peut aussi en
cet endroit entendre le loup spirituel, à qui Jésus n'a point permis de ravir
les brebis. Celui-là n'est pas seulement un loup, mais encore un lion : « Car
le démon, notre ennemi, tourne autour de nous comme un lion rugissant». (I
Pierre, V, 8.) Il est le serpent et le dragon: « Foulez aux pieds les serpents
et les scorpions ». (Luc, X, 19.)
4. C'est pourquoi je vous conjure; mes chers frères, de demeurer sous
la conduite du pasteur. Nous y demeurerons, si nous écoutons sa voix, si nous
lui obéissons, si nous ne suivons point un étranger. Et quelle est la voix
qu'il fait entendre ? « Bienheureux les pauvres d'esprit : bienheureux ceux qui
ont le coeur pur : bienheureux ceux qui sont miséricordieux ». (Marc, V, 3, 7,
8.) Si nous observons ces choses nous demeurerons sous la garde du pasteur, et
le loup ne pourra point trouver d'entrée dans nous : mais quand même il se
jeterait sur nous, ce serait à sa confusion et à sa perte. Car nous avons un
pasteur qui nous aune si fort, qu'il a donné sa vie pour nous,. Puis donc que
notre pasteur est tout-puissant et nous aime, qu'y a-t-il qui puisse nous en
pêcher de faire notre salut? Rien, si nous ne faisons pas nous-mêmes défection.
Et en quoi consisterait cette défection? Ecoutez-le, il vous l'apprend : « Vous
ne pouvez servir deux maîtres, Dieu et les richesses» . (Matth. VI, 24.) Si
donc nous servons Dieu, nous échapperons à la tyrannie des richesses. Rien de
plus tyrannique, en effet, que l'amour des richesses : il ne nous laisse aucun
plaisir, mais il nous plonge dans les inquiétudes, dans l'envié; il nous fait
tomber dans des piéges, il suscite les haines, les calomnies, et mille choses
qui sont autant d'obstacles pour la vertu; il nous jette dans l'oisiveté, dans
la mollesse, dans l'avarice, dans l'ivrognerie, dans tous ces vices qui
changent les hommes libres en esclaves, et lés rendent plus misérables que les
esclaves : oui, dis-je, ils les rendent esclaves, non des hommes, mais de la
plus terrible de toutes les maladies de l'âme.
Celui qui est atteint de cette maladie n'hésite plus à faire mille
choses qui déplaisent à Dieu et aux hommes, et il ne craint rien tant que
quelqu'un ne le délivre dé son esclavage. O dure servitude ! ô domination
diabolique ! En effet, est-il un état plus affreux et plus misérable? Nous
sommes accablés d'une infinité de maux et nous en avons de la joie; nous sommes
dans les fers et nous aimons nos chaînes. Logés dans une obscure prison, nous
refusons la lumière qu'on nous présente; loin de là, nous cherchons à accumuler
nos maux [392] et nous nous réjouissons de notre maladie. C'est pourquoi, nous
ne pouvons point recouvrer la liberté et nous sommes de pire condition que ceux
qui sont condamnés aux mines, puisque, accablés de travaux et de misères, nous
n'en recueillons aucun fruit, et ce qu'il y a encore de plus terrible, c'est
que si quelqu'un veut nous tirer de cette cruelle servitude, nous ne le
souffrons pas et même nous nous fâchons et nous nous mettons en colère. Nullement
différents des fous, ou plutôt encore bien plus misérables qu'eux, nous ne
voulons point guérir de notre folie.
Mais, ô homme, est-ce pour cela que vous êtes venu au monde ? Est-ce
pour travailler aux mines et amasser de l'or que Dieu vous a fait homme? Non,
certes, ce n'est point à cette fin que le Seigneur vous a formé à son image,
mais c'est afin que vous vous rendiez agréable à sa divine Majesté, afin que
vous acquériez les biens futurs, afin qu'un jour vous soyiez associé aux
concerts des anges. Pourquoi vous dégradez-vous d'une si haute dignité et vous
laissez-vous tomber dans un avilissement si honteux et si infâme? Celui qui est
né du même enfantement que vous, je parle de l'enfantement spirituel, se
consume de faim, et vous, vous regorgez de toutes sortes de biens. Votre frère
marche tout nu dans les rues, et vous, vous entassez habits sur habits comme
une pâture préparée pour les vers; ne serait-il pas beaucoup mieux d'en couvrir
le corps des pauvres? De cette sorte, ces habits ne seraient point perdus, vous
seriez délivrés de bien des soins, et les pauvres vous procureraient la vie
éternelle. Si vous ne voulez pas que vos habits soient dévorés des vers,
donnez-les aux pauvres, ils sauront fort bien les secouer et les garantir des
vers. Le corps de Jésus-Christ est de plus grand prix et plus sûr que toutes
vos armoires. Non seulement il conserve les habits, mais encore il les rend
plus magnifiques. Pour peu que votre coffre soit emporté avec tous les
vêtements que vous y gardiez, c'est pour vous une perte très-considérable. Mais
le dépôt dont je parle, la mort même ne peut l'endommager, ni le ravir. Vous
n'avez ici nullement besoin ni de portes, ni de serrures, ni de valets qui
veillent, ni d'aucune autre précaution. Ce qui est caché dans le ciel est
pleinement à couvert de toutes sortes de dangers ; nulle injustice ne peut
approcher de ce lieu. Nous ne cessons point de vous dire ces choses, vous les
écoutez et vous n'en profitez pas. En voici la raison : nous avons l'âme basse,
rampante et attachée uniquement aux choses terrestres.
Mais, à Dieu ne plaise que je vous condamne tous également, comme si
vous étiez tous malades sans espoir de guérison ! Quand même ceux qui
s'enivrent de leurs richesses se boucheraient les oreilles pour ne me point entendre,
ceux du moins qui passent leur vie dans la pauvreté pourront m'écouter. Et en
quoi, dira-t-on, ce que vous prêchez intéresse-t-il les pauvres, qui n'ont, ni
or, ni argent, ni coffres pleins d'habits? Mais ils ont du pain et de l'eau
froide; ils ont deux oboles, des pieds pour aller visiter les malades; ils ont
une langue et la parole pour consoler celui qui est dans l'affliction ; ils ont
une maison et un toit pour recevoir l'étranger. Des pauvres, nous n'exigeons
pas tant et tant de talents d'or: c'est aux riches que nous demandons cela. Que
si ;le Seigneur vient à la porte du pauvre, du mendiant, il n'aura point de
honte de recevoir même une petite obole (Marc, XII, 43) ; au contraire, il dira
qu'il a plus reçu de lui que de ceux qui lui ont beaucoup donné.
Combien de gens aujourd'hui voudraient avoir été au monde dans le temps
que Jésus. Christ, revêtu de notre chair, allait de côté et d'autre sur la
terre, pour avoir part à ses entretiens et manger à sa table. Maintenant, oui
maintenant, ce désir, il ne tient qu'à nous de le satisfaire nous pouvons
l'inviter à notre table, nous pouvons manger avec lui et, avec plus d'avantage
et de profit, car plusieurs de ceux qui ont mangé avec lui se sont perdus comme
Judas et ceux de sa sorte. Mais quiconque maintenant l'invitera à entrer dans
sa maison pour le loger et le faire manger à sa table, sera comblé de
bénédictions. « Venez », dit-il, « venez, vous qui avez été bénis par mon Père
, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde.
(Matth. XXV, 34.) Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif
et vous m'avez donné à boire; j'ai eu besoin de logement et vous m'avez logé ;
j'ai été malade et vous m'avez visité (35) ; j'étais en prison et vous m'êtes
venu voir (36) ». Afin donc qu'un jour nous nous entendions dire ces paroles,
revêtons celui qui est nu, logeons l'étranger, nourrissons celui qui a faim,
donnons à boire à celui qui a soif, visitons celui qui est malade, celui qui
est en prison. Voilà, [393] mes frères, le plus sûr moyen de paraître avec
confiance devant Jésus-Christ , d'obtenir la rémission de ses péchés,
d'acquérir ces biens qui surpassent toutes nos paroles et toute notre
intelligence; veuille le ciel nous les départir à tous, par la grâce et la
miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire et l'empire
appartiennent, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
1. C'est une grande tâche que la garde de l’Eglise, une tâche qui
requiert beaucoup de sagesse et un courage tel que celui dont parle
Jésus-Christ, tel qu'on donne sa vie pour ses brebis, que jamais on ne les
abandonne, qu'on soit ferrite et qu'on résiste courageusement au loup. C'est là
en quoi le pasteur diffère du mercenaire. Celui-ci s'inquiète peu de ses
brebis, et n'a de vigilance que pour ses propres intérêts; mais l'autre
s'oublie soi-même, et veille uniquement au salut de son troupeau.
Jésus-Christ donc, après avoir caractérisé le pasteur, parle de deux
autres sortes de gens qui nuisent au troupeau : du voleur, qui ne [394] cherche
qu'à ravir les brebis, qu'à les égorger, et de celui qui ne les perd pas
lui-même, mais qui ne repousse pas le voleur et ne le chasse pas. Par celui-là
il désigne Théodas; dans la personne de celui-ci il flétrit les docteurs des
Juifs, qui ne prenaient aucun intérêt au troupeau qui leur avait été confié :
c'est de quoi longtemps auparavant Ezéchiel leur avait fait des reproches, en
leur disant : « Malheur aux pasteurs d'Israël ! Ne se paissent-ils pas
eux-mêmes? les pasteurs ne paissent-ils pas leurs troupeaux?» (Ezéch. XXXIV,
2.) Mais les pasteurs d'Israël faisaient le contraire, ce qui est d'une extrême
méchanceté et la source de tous les autres malheurs. Voilà pourquoi le prophète
dit : Ils ne ramènent pas au troupeau les brebis qui se sont égarées; celles
qui se sont perdues, ils ne les cherchent pas; ils ne bandent- point les plaies
de celles qui se sont blessées; ils ne travaillent point à fortifier et à
guérir celles qui sont faibles et malades, parce qu'ils se paissent eux-mêmes,
et non leur troupeau (Ezéch. XXXIV, 4).
Saint Paul déclare la même chose en d'autres termes: « Tous cherchent
», dit-il, « leurs « propres intérêts, et non ceux de Jésus-Christ » (Philip.
II, 21); et encore: « Que personne ne cherche sa propre satisfaction, mais le
bien des autres ». (I Cor. X, 24.) Jésus-Christ se sépare de ces deux sortes de
pasteurs, de ceux qui s'ingèrent dans ce ministère pour la ruine du troupeau,
quand il dit : « Pour moi, je suis venu, afin que les brebis aient la vie, et
qu'elles l'aient abondamment (10) »; et de ceux qui ne se soucient pas que les
loups ravissent les brebis, en ne les abandonnant point, et donnant, au
contraire, sa vie pour leur salut. Lorsque les Juifs cherchaient à le faire
mourir, il n'a point cessé de prêcher et d'instruire, il n'a point abandonné
ses disciples; mais il est demeuré ferme et il a voulu souffrir la mort. C'est
pourquoi partout il dit : « Je suis le bon pasteur ».
Ensuite, comme on ne voyait point encore de preuve de ce qu'il avançait
(car ce ne fut que quelque temps après que cette parole « Je donne ma vie »,
eut son accomplissement, et celle-ci : « Afin qu'elles aient la vie, et «
qu'elles l'aient abondamment », ne devait l'avoir qu'après sa mort) ; que
fait-il? Il confirme une des choses par l'autre : en donnant sa- propre vie, il
prouve qu'il donne aussi la vie, et c'est là ce que saint Paul nous apprend;
car il dit : « Si, lorsque nous étions ennemis de Dieu, nous avons été
réconciliés avec lui par la mort de son Fils, à plus forte raison étant maintenant
réconciliés avec lui, nous serons sauvés ». (Rom. V, 10.) Et encore ailleurs :
« S'il n'a pas épargné son propre a Fils, mais l'a livré à la mort pour nous
tous, que ne nous donnera-t-il point après nous l'avoir donné? » (Rom. VIII,
32.)
Mais maintenant, comment les Juifs ne font-ils pas des reproches à
Jésus, et ne lui disent-ils pas comme auparavant : « Vous vous rendez
témoignage à vous-même », ainsi « votre témoignage n'est point véritable? »
(Jean, VIII, 13.) C'est parce qu'il les avait, souvent obligés de se tire, et
que les miracles qu'if avait faits lui donnaient plus de liberté vis-àvis
d'eux.
Après cela, ayant dit ci-dessus : « Les brebis entendent sa voix, et le
suivent »; de peur
que quelqu'un ne demandât : et en quoi cela importe-t-il à ceux qui ne
croient point? faites attention à ce qu'il ajoute : « Et je connais mes brebis,
et mes brebis me connaissent ». L'apôtre l'a aussi déclaré de même : « Dieu,
n'a point rejeté son peuple qu'il a connu; dans sa prescience ». (Rom. xi, 2.)
Et Moïse: « Le Seigneur connaît ceux qui, sont à lui ». (Nomb. XVI, 5; LXX et
11; Tim. II, 19.) Je parle de ceux, dit Jésus-Christ, que j'ai connus dans ma
prescience. Et pour vous empêcher de croire que le degré de connaissance soit
égal, observez avec quel soin il corrige, par ce qui suit, la fausse idée qu'on
s'en pourrait former: « Je connais mes brebis », dit-il, « et mes brebis me
connaissent » : mais ces connaissances, savoir, la mienne et celle des brebis,
ne sont point égales. Et où y a-t-il égalité de connaissance? Dans mon Père et
dans moi, car : « Comme mon Père me connaît, je connais mon Père (15) ». En
effet, si le Sauveur n'avait pas voulu prouver cela, pourquoi aurait-il- ajouté
ce qui suit immédiatement? Comme il se confond souvent d'ans la foule, de peur
qu'on ne pensât qu'il connaissait son Père seulement à la manière d'un homme;
il, a ajouté : « Comme mon Père me connaît, je connais mon Père ». Je le
connais aussi parfaitement qu'il me connaît lui-même. Voilà pourquoi il disait
: « Nul ne connaît qui est le Fils, que le Père; ni qui est le Père, que le
Fils» : marquant par là une connaissance [395] qui lui est propre et
particulière, et telle que nul autre n'y peut atteindre.
« Je donne ma vie ». Jésus-Christ le répète souvent, pour montrer qu'il
n'est pas un imposteur, puisque saint Paul, pour faire voir qu'il est un
docteur et un maître véritable, et pour confondre les faux prophètes, se
prévaut des périls et des supplices qu'il a bravés, en disant : « J'ai plus
reçu de coups, je me suis a souvent vu tout près de la mort ». (II Cor. XI,
23.) Jésus-Christ ayant dit : Je suis la lumière, je suis la vie, des insensés
l'auraient pu regarder comme un homme vain qui ne parlait que pour s'élever
au-dessus des autres; mais en disant: je veux mourir, il ne s'attirait l’envie
de personne. C'est ainsi pour cela que les Juifs maintenant ne lui disent pas :
« Vous vous rendez témoignage à vous-même », ainsi « votre témoignage n'est
point véritable ». Par cette parole, il montrait son infinie sollicitude, lui qui
voulait se livrer à la mort pour ceux mêmes qui le lapidaient.
2. C'est pourquoi le divin Sauveur en vient à parler, fort à propos,
des gentils : « J'ai en« tore d'autres brebis », dit-il, « qui ne sont pas de
cette bergerie : il faut aussi que je les amène (16) ». « Il faut » :
Jésus-Christ se sert de ce terme, non pour marquer une nécessité, mais pour
montrer que ce qu'il promet arrivera infailliblement ; c'est comme s'il disait
: Pourquoi vous étonner de ce que ces hommes soient prêts à me suivre, de ce
que mes brebis écoutent ma voix? Lorsque vous en verrez d'autres encore me
suivre et écouter ma voix, alors il y aura lieu de vous étonner davantage. Mais
s'il dit : « Qui ne sont pas de cette bergerie », ne vous troublez pas : la
différence n'est que dans la loi, selon ces mots de saint Paul : « Ce n'est
rien d'être circoncis, et ce n'est rien d'être incirconcis ». (I Cor. VII, 19.)
« Et il faut que je les amène ». Jésus-Christ déclare que les unes et les
autres sont toutes dispersées et mêlées ensemble, n'ayant point de pasteur,
parce que le bon pasteur n'est pas encore venu. Après quoi il annonce qu'elles
seront toutes unies : « Et il n'y aura a qu'un troupeau ». Cette union, saint
Paul l'a aussi marquée, en disant: « Afin de former en soi-même un seul homme
nouveau de ces deux peuples ». (Ephés. II, 15.)
« C'est pour cela que mon Père m'aime, parce que je quitte ma vie pour
la reprendre (1,7) ». Est-il rien de plus humble que cette parole? c'est à
cause de nous, c'est en mourant pour nous que le Seigneur doit se faire aimer.
Quoi donc ! dites-moi, mon cher auditeur, auparavant Jésus-Christ n'était-il
point aimé? est-ce d'aujourd'hui que son Père commence à l'aimer? avons-nous
été le principe et le lien de cet amour? Réfléchissez-vous bien sur la manière
dont le Sauveur se proportionne à notre faiblesse? Par ces paroles, que veut-il
donc prouver? Comme les Juifs lui faisaient ces reproches : qu'il était
étranger au Père et un imposteur, qu'il était venu pour notre malheur et notre
ruine, il dit : S'il n'est rien en vous qui ait pu me porter à vous aimer, ceci
du moins m'y a engagé; c'est que vous êtes aimés de mon Père comme je le suis
moi-même, et que la raison de cet amour, c'est que je meurs pour vous. De plus,
il veut nous faire voir qu'il ne va point à la mort malgré lui; car s'il ne
mourait pas volontairement et parce qu'il lé veut bien, comment sa mort
serait-elle un lien d'amour? Il veut nous montrer encore que c'est là
principalement la volonté de son Père. Au reste, si ce que le Sauveur dit ici,
il le dît dans le langage d'un homme, ne vous en étonnez pas : nous vous en
avons souvent expliqué la raison, et il serait ennuyeux et inutile de la
répéter.
« Je quitte ma vie, et je la reprendrai de a nouveau. Et personne ne me
la ravit, mais c'est de moi-même que je la quitte; j'ai le a pouvoir de la
quitter, et j'ai le pouvoir de la reprendre (18) ». Comme les princes des
prêtres, et les anciens du peuple avaient souvent tenu conseil pour trouver
moyen de le faire mourir (Matth. XXVI, 3, 4), Jésus leur dit : A défaut de mon
consentement, vos peines sont inutiles; et il confirme le fait le plus éloigné
par le plus prochain, à savoir : la résurrection par sa mort toute volontaire,
et c'est là ce qui est étonnant et digne de notre admiration : car ces deux choses
sont également nouvelles et extraordinaires.
Soyons donc bien attentifs à ce que dit Jésus-Christ : « J'ai le
pouvoir de quitter ma vie ». Et qui ne l'a pas ce pouvoir de quitter sa vie?
Chacun peut se tuer; mais ce n'est pas de la sorte qu'il l'entend. Et comment
l'entend-il? J'ai tellement le pouvoir de quitter ma vie, que personne ne me la
peut ravir malgré moi, et si je ne le veux. Or, il n'en est pas ainsi des
hommes. Nous n'avons le [396] pouvoir de quitter la vie qu'en nous tuant
nous-mêmes. Mais si nous tombons dans une embuscade et a la merci d'assassins,
nous n'avons plus alors le pouvoir de quitter ou de ne pas quitter la vie, mais
ces assassins nous tuent marré nous. Il en est tout autrement de Jésus-Christ;
quoiqu'on lui dressât dés embûches, il avait le pouvoir de ne pas quitter la
vie.
Le Sauveur donc ayant dit : « Personne ne me la ravit », a ajouté : «
J'ai le pouvoir de quitter ma vie » ; c'est-à-dire, moi seul, je puis la
quitter; pouvoir que vous n'avez point : et en effet, plusieurs peuvent nous
ôter la vie. Mais il n'a point dit cela au commencement, parce qu'on ne
l'aurait pas cru. Maintenant que les faits qui s'étaient passés lui servaient
de témoignage et de preuve, comme on lui avait souvent dressé des embûches,
vainement et sans pouvoir le rendre, car très-souvent il s'était échappé des
mains des Juifs, il pouvait dire désormais : « Personne ne me la ravit ». Or,
s'il en est ainsi, il s'ensuit qu'il s'est volontairement livré à la mort; et
de là résulte la preuve qu'il a le pouvoir de reprendre la vie lorsqu'il le
voudra. En effet, si une telle mort est au-dessus de la nature humaine, ne
doutez point du reste : puisqu'il est seul le maître de quitter la vie, il la
reprendra en vertu du même pouvoir, quand il le voudra. Remarquez-vous comment,
par l'une de ces choses il prouve l'autre ? comment, par la manière dont il
meurt, il rend sa résurrection indubitable?
« J'ai reçu ce commandement de mon Père ». Quel commandement? de mourir
pour le monde. A-t-il attendu, pour en prendre la résolution, que son Père lui
en ait fait le commandement? ne s'y est-il déterminé qu'alors, et a-t-il eu
besoin d'apprendre la volonté de son Père? Et quel est l'homme assez fou, assez
insensé pour parler de la sorte? Mais comme en disant ci-dessus : « C'est pour
cela que mon Père m'aime », il montre une volonté libre, et il écarte tout
soupçon d'antagonisme; ici de même, quand il dit qu'il a reçu le commandement
de son Père, il ne veut dire autre chose, sinon que ce qu'il fait est agréable
à son Père; afin qu'ensuite les Juifs, après l'avoir fait mourir, ne crussent
pas que son Père l'avait abandonné et livré à la mort, et ne lui fissent pas ce
reproche qu'ils lui firent en effet : « Il a sauvé les autres, et il ne peut se
sauver lui-même » (Matth. XXVII, 42); et: «Si tu es le Fils de Dieu, descends
de la croix ». (Ibid. 40.) Mais c'est justement parce qu'il est le Fils de Dieu
qu'il n'en descend pas.
3. Et de peur qu'entendant ces paroles: «J'ai reçu ce commandement de
mon Père », vous ne pensiez que cette oeuvre n'était pas volontaire, et que
Jésus mourait marré lui, il a dit auparavant : « Le bon Pasteur donne sa vie
pour ses brebis », par où il montre que les brebis lui appartiennent, que
l'oeuvre qu'il fait est entièrement à lui et qu'il n'a pas besoin de commandement.
S'il lui avait fallu un commandement, pour quelle raison aurait-il dit: « C'est
de moi-même que je la quitte (18)? » En effet , celui qui quitte la vie de soi.
même, n'a pas besoin de commandement. Et même la raison pour laquelle il la
quitte, il la déclare. Quelle est-elle? c'est qu'il est Pasteur, et le bon
Pasteur. Or, le bon Pasteur n'a pas besoin qu'un autre l'exhorte à donner sa
vie pour le salut de ses brebis. Que si, à l'égard des hommes, une pareille
exhortation n'est pas nécessaire, à plus forte raison ne l'est-elle point à
l'égard d'un Dieu. C'est pourquoi saint Paul disait de lui : « Il s'est anéanti
lui-même ». (Philip. II, 7). Jésus-Christ donc, en cet endroit, par ce mot : «
Commandement », ne veut marquer autre chose que son union parfaite avec le
Père. Que s'il s'exprime en des termes si humains et si humbles, il faut s'en
prendre à la faiblesse et à la grossièreté de ses auditeurs.
« Ce discours excita donc une division parmi les Juifs (19). Les uns
disaient : il est possédé du démon, il a perdu le sens: pourquoi l'écoutez-vous
(20) ? » Mais les autres disaient: « Ce ne sont pas là des paroles d'un homme a
possédé du démon. Le démon peut-il ouvrir les yeux d'un aveugle (21) ? » Ce que
disait le Sauveur étant plus qu'humain , tout extraordinaire et bien au-dessus
du langage des hommes, pour cette raison les Juifs le disaient possédé du
démon, et ils l'ont déjà quatre fois appelé de ce nom. Ils avaient dit
auparavant: « Vous êtes possédé du démon. Qui est-ce qui cherche à vous faire
mourir? » (Jean, VII, 20.) Et derechef : « N'avons-nous pas eu raison de dire
que vous êtes un samaritain , et que vous êtes possédé du démon? » (Ibid. VIII,
48.) Et ici : « Il est possédé du démon , il a perdu le sens : pourquoi
l'écoutez-vous? » Mais ce n'est pas seulement quatre fois, c'est [397] bien
souvent que Jésus-Christ a dû s'entendre qualifier de possédé. Ces paroles
seules: N'avons-nous pas eu raison de dire que vous êtes possédé du démon ?
montrent évidemment que ce n'est pas deux ou trois fois qu'ils l'ont injurié de
la sorte, mais fort souvent.
« Les autres disaient », dit l'évangéliste, « ce ne sont pas là des
paroles d'un homme possédé du démon. Le démon peut-il ouvrir les yeux des
aveugles? » Ceux-ci ne pouvaient pas imposer silence aux autres par les paroles
mêmes que Jésus-Christ avait dites; ils le font au moyen de ses oeuvres.
Sûrement, ses paroles mêmes ne sont pas celles d'un homme possédé du démon;
mais si fous ne voulez pas croire ni obéir à ses paroles, laissez-vous
persuader par ses œuvres. Si ses actions ne peuvent provenir d'un homme possédé
du démon, et si au contraire elles sont plus qu'humaines, il est visible
qu'elles viennent d'une vertu divine. Remarquez-vous la force de cet argument?
Car, d'une part il était visible qu'ils ne disaient: « Il est possédé du démon
» , que parce que ses paroles étaient au-dessus de l'homme ; et de l'autre
Jésus-Christ aussi a fait évidemment connaître, par les œuvres qu'il a faites,
qu'il n'était point possédé du démon.
Que répondit donc Jésus-Christ à ces injures? Il ne fit aucune réponse.
Auparavant il leur avait répondu : « Je ne suis point possédé a du démon ».
Mais maintenant il ne dit mot: leur ayant donné, par ses oeuvres mêmes, une
preuve sensible qu'il n'était point possédé du démon, il garda le silence. Ils
n'étaient pas dignes de réponse, puisqu'ils le disaient possédé, pour des
œuvres qu'il fallait admirer , et qui devaient les persuader de sa divinité.
Mais qu'était-il besoin qu'il les réfutât, quand ils étaient divisés et se réfutaient
mutuellement? Il demeurait donc dans le silence , et souffrait tout avec
beaucoup de tranquillité, non pour cette raison seulement, mais encore pour
nous former à; la douceur et à la patience.
4. Imitons donc Jésus-Christ: car il ne s'est pas borné à garder alors
le silence, mais aujourd'hui, si on l'interroge , il répond , et il donne des
marques et des signes visibles de sa providence. Des hommes qu'il avait comblés
de mille bienfaits , à qui il avait fait du bien, non une ou deux fois, mais
plusieurs, l'ont appelé démoniaque et insensé, et non-seulement il ne s'est
point vengé, mais encore il n'a point cessé de leur faire du bien. Et que
dis-je, de leur faire du bien? Il donne sa vie pour eux , et il prie son Père
pour ceux qui l'ont crucifié. Ces exemples , que nous donne le divin Sauveur,
suivons-les donc aussi nous-mêmes, car c'est véritablement être disciple de
Jésus-Christ que d'être doux et patient.
Mais par où parviendrons-nous à cette douceur? En repassant souvent nos
péchés dans notre mémoire, en les pleurant avec amertume. L'âme qui vit dans
cette tristesse, qui est pénétrée de la douleur de ses péchés, ne se met point
en colère et ne s'offense de rien. Où est le deuil, là il rie peut y avoir de
colère; où est la douleur, là il n'y a nul emportement ; où est la componction
de coeur, il n'y a ni dissensions ni querelles. Un coeur triste et affligé n'a
point le temps ni la force de s'irriter, mais il jettera de profonds soupirs,
il répandra des larmes amères.
Je sais que plusieurs de mes auditeurs rient de ce que je dis; mais
moi, je ne cesserai point de déplorer le malheur de ceux qui rient. La vie
présente est une vie de pleurs, de larmes et de gémissements. En effet, nous
faisons bien des péchés par nos paroles et par nos actions. Or, ceux qui
commettent ces péchés tomberont dans l'enfer, dans un fleuve ardent, dans un
gouffre plein de feu, et perdront le royaume des cieux: ce qui est le plus
grand et le plus terrible de tous les malheurs. Après une telle menace,
dites-le-moi , mon cher auditeur, riez-vous encore, pouvez-vous vivre dans les
délices, et votre Seigneur étant en colère contre vous, et vous menaçant dans
sa fureur, demeurerez-vous dans votre péché? Par cette conduite ne
craindrez-vous pas d'attiser vous-même le feu de la fournaise où vous allez
être jeté? N'entendez-vous pas la voix de Jésus-Christ, qui vous crie tous les
jours : « Vous m'avez vu avoir faim, et vous ne m'avez pas donné à manger; vous
m'avez vu avoir soif, et vous ne m'avez pas donné à boire: Retirez-vous de moi
», allez « au feu a qui avait été préparé pour le diable et pour ses anges? »
(Matth. XXV, 42.) Oui, tous les jours Jésus-Christ vous fait cette menace.
Mais je lui ai donné à manger? direz-vous. Quand et combien de fois?
Dix ou vingt? Mais cela ne lui suffit pas , vous lui devez donner à manger
pendant tout le temps que vous êtes sur la terre. Car les vierges ont [398] eu
de l'huile, mais non pas autant qu'il leur en fallait pour leur salut : elles
allumèrent, elles aussi, leurs lampes, et néanmoins elles furent exclues des
noces (Matth. XXV), comme de juste , car leurs lampes s'éteignirent avant
l'arrivée de l'époux. Voilà pourquoi il nous est nécessaire d'avoir une bonne
provision d'huile, et de donner libéralement aux pauvres. Ecoutez ce que dit le
prophète : « Ayez pitié de moi, mon Dieu, selon votre grande miséricorde ».
(Ps. L, 1.) Ayons donc autant de pitié de nos frères que notre miséricorde peut
s'étendre. Tels nous aurons été envers nos compagnons, tel sera aussi le
Seigneur envers nous.
Mais en quoi consiste la grande miséricorde? à donner non-seulement de
notre superflu., mais aussi de notre nécessaire. Que si nous ne donnons même
pas de notre superflu, quelle espérance nous restera-t-il? Par où, par quels
moyens nous délivrerons-nous des maux. qui nous menacent? Où irons-nous, à qui
recourrons-nous pour obtenir notre salut? Si les -vierges, après tant de
travaux et de sueurs, n'ont trouvé aucune consolation ni protection, où sera
notre refuge, lorsque notre Juge nous dira d'une voix menaçante ces terribles
paroles : « J'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger? » (Matth. XXV,
45.) Vous avez manqué à me rendre ces services, toutes les fois que vous avez
manqué à les rendre à l'un de ces plus petits. Le Seigneur ne dit pas cela
seulement de ses disciples ou des moines, mais encore de tous les fidèles,
quels qu'ils soient. Car tout fidèle, fût-il esclave ou mendiant, dès lors
qu'il croit en Dieu, a droit de participer à tous nos biens et à toute notre
bienveillance. Si, lorsqu'il est nu ou qu'il a faim, nous le négligeons, nous
nous entendrons dire ces foudroyantes paroles : «Retirez-vous, allez au feu ».
Et sûrement ce sera justice.
En effet, qu'est-ce que le Seigneur exige de nous de pénible et
d'onéreux? ou plutôt est-il rien de plus facile que ce qu'il demande de nous?
Il n'a point dit : J'étais malade et vous ne m'avez pas guéri, mais: vous ne
m'avez pas visité. Il n'a point dit : J'étais en prison et vous ne m'en avez
pas retiré, mais vous ne m'êtes pas venu voir. Plus ces commandements sont faciles,
plus seront grands les supplices infligés à ceux qui ne les auront point
observés. En effet, je vous prie, est-il rien de plus facile que d'aller voir
les prisonniers? Qu'y a-t-il de plus aisé et de plus doux? Quand vous les
verrez les uns dans les fers, les autres sordides, avec de grands cheveux
épars, couverts de haillons ; d'autres exténués de faim, accourir à vos pieds
comme des chiens; d'autres ayant le dos tout déchiré, d'autres que l'on ramène
de la place liés et garrottés; passant le jour à mendier, sans pouvoir gagner
même le pain qui leur est nécessaire pour subsister, et le soir contraints par
leurs geôliers à des offices si pénibles et si cruels; quand vous verrez tout
ce triste spectacle, eussiez-vous le coeur plus dur que les cailloux , vous le
quitterez plein d'humanité; quand vous mèneriez une vie molle et voluptueuse,
vous deviendrez un parfait philosophe, parce que, dans les calamités d'autrui,
vous verrez, vous apprendrez à connaître la misérable condition de la vie
humaine. C'est alors que le jour terrible du Seigneur, que les différents
supplices qui sont préparés pour les méchants , se présenteront à votre esprit;
méditant ensuite sur tous ces objets, vous chasserez de votre coeur la colère,
la volupté, l'amour des choses du siècle; et votre âme deviendra plus
tranquille que le port le plus calme et le plus assuré. Vous philosopherez,
vous raisonnerez sur ce jugement; repassant en vous-même ce que vous aurez vu,
vous direz : si parmi les hommes il v a un si grand ordre, des menaces si
terribles, des châtiments si affreux, combien plus redoutable encore doit être
la justice de Dieu! « Car il n'y a point de puissance qui ne vienne de « Dieu
». (Rom. XIII.) Celui qui a commis aux princes et aux puissances la garde et la
sûreté des lois, y veillera sans doute, et les fera lui-même bien mieux
observer.
5. Effectivement, si la crainte ne retenait les hommes, tout sans doute
, tout tomberait bientôt dans le désordre, puisqu'il en est plusieurs qui se
portent au mal, malgré tant de supplices qui les menacent. Si vous philosophez,
si vous méditez sur ces choses, vous serez plus disposés et plus prompts à
faire l'aumône, vous jouirez d'un grand plaisir, et beaucoup plus grand que si
vous veniez du théâtre. Ceux qui en sortent ont le coeur embrasé du feu de la
concupiscence : après avoir vu sur la scène, non sans recevoir mille blessures,
toutes ces femmes sans moeurs, ils seront plus troublés qu'une mer agitée de la
tempête, [399] tant que les regards de ces prostituées, leurs habillements,
leurs paroles, leur manière de marcher, et le reste occuperont leur
imagination. Mais ceux qui sortent de ces autres spectacles, n'éprouveront rien
de pareil, ou plutôt ils jouiront d'une grande paix et d'une grande
tranquillité. La tristesse qu'inspire la vue de ces malheureux qui sont dans
les fers, éteint entièrement tous les feux de la concupiscence. Si celui qui
sort de la prison vient à rencontrer une femme débauchée, cette rencontre sera
sans péril. Son âme, comme si elle était devenue indomptable, ne se laissera
point prendre à ces sortes de filets, ayant devant les yeux la crainte des
jugements de Dieu, qui la préservera du coup mortel des regards de cette
malheureuse. Voilà pourquoi celui qui avait éprouvé toutes sortes de voluptés
disait : « Il vaut mieux aller à une maison de deuil qu'à une maison de ris ».
(Ecclés. VII, 3.) Celui qui aura pratiqué en ce monde la philosophie que je
vous prêche maintenant, s'entendra dire en l'autre les paroles les plus
consolantes.
Ne négligeons donc pas, mes chers frères, cette bonne oeuvre. Quand
même nous ne pourrions rien porter à manger aux prisonniers, ni soulager leur
détresse avec de l'argent, nous pourrons du moins les consoler par nos paroles,
relever leur âme abattue, les assister en bien d'autres choses ; soit en
parlant pour eux à ceux qui les ont fait mettre en prison ; soit en rendant les
geôliers plus doux et plus compatissants; à cela nous ne saurions manquer de
faire un bénéfice , petit ou grand. Peut-être vous direz : Il n'y a là ni
honnête homme, ni gens de bien; mais ce sont tous des meurtriers , des
assassins , des sacrilèges qui ont été fouiller dans les sépulcres, des
voleurs, des adultères, des impudiques et des gens coupables de beaucoup de
crimes : ah ! ce que vous me répondez-là prouve la nécessité de visiter ces
malheureux. Le Seigneur ne nous commande pas d'assister les bons et de punir
les méchants, mais d'avoir de l'humanité généralement pour tous, et de répandre
sur tous nos charités. En effet, il dit: « Soyez semblables à votre Père qui est
dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants et
fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes ». (Matth. V, 45.)
Ne faites donc pas aux autres de trop rudes réprimandes, et ne soyez
pas un juge trop sévère, mais montrez-vous doux et humain. Nous-mêmes, quoique
nous ne soyons pas (les adultères, de ceux qui portent des mains sacrilèges sur
les sépulcres, ni des voleurs, nous sommes coupables de bien d'autres fautes
qui sont dignes de mille supplices : ou nous avons appelé fou notre frère, et
par là nous avons mérité le feu de l'enfer (Matth. V, 28); ou nous avons
regardé des femmes avec un mauvais désir, et c'est là un véritable adultère; ou
ce qui est le plus grave et le plus énorme de tous les crimes, nous avons
participé indignement aux saints mystères, et nous nous sommes rendus coupables
du corps et du sang de Jésus-Christ. (I Cor. XI, 27.) N'examinons donc pas à la
rigueur ce que font les autres, mais pensons à ce que nous avons fait
nous-mêmes; et de cette sorte nous réprimerons cet esprit d'inhumanité et de
cruauté, qui nous éloigne des prisons.
Mais en outre, on peut dire que nous trouverons dans les prisons
beaucoup de gens de bien, et qui valent mieux quelquefois que tous leurs
concitoyens ensemble. La prison où était Joseph renfermait bien des méchants
(Gen. XXXIX, 20); néanmoins ce juste avait soin de tous les prisonniers, et il
était confondu avec eux, sans que l'on sût qui il était. Bien que son mérite
l'égalât à l'Egypte entière, il était pourtant enfermé dans une prison , et
personne ne le connaissait. Maintenant aussi il est vraisemblable qu'il y a
dans les prisons beaucoup d'hommes vertueux et honnêtes , quoiqu'ils ne soient
pas connus de tout le monde; le soin que vous aurez de ceux-ci vous dédommagera
pleinement des bons offices que vous rendrez aux autres. Mais quand même il ne
s'y trouverait pas un seul homme de bien, une grande récompense ne vous serait
pas moins réservée. Certes, votre Seigneur ne parlait pas seulement aux justes,
ne rejetait pas les pécheurs; il reçut avec beaucoup de bonté la Chananéenne et
l'impure Samaritaine ; il reçut et guérit aussi une autre femme débauchée, ce
dont les Juifs lui firent des reproches; et il souffrit que ses pieds fussent
lavés des larmes d'une femme impudique, pour mous apprendre à traiter
humainement les pécheurs : car en cela consiste par excellence la charité. Que
dites-vous? Des voleurs et des misérables, qui ont porté leurs mains sacrilèges
dates les, sépulcres, remplissent la [400] prison? Mais, je vous prie, les
habitants de cette ville sont-ils tous justes? Ne s'y en trouvera-t-il pas
plusieurs qui sont plus méchants que ceux qui sont en prison, et qui volent
avec plus d'impudence? Ceux-là cherchent au moins les lieux écartés et les
ténèbres, attendent la nuit et se cachent pour faire leur coup : mais ceux-ci,
quittant le masque, commettent le crime à visage découvert, sont violents,
emportés, avares, et ravissent effrontément le bien d'autrui. Ah ! qu'il est
rare de trouver un homme juste et innocent !
6. Que si nous ne ravissons pas de grosses sommes d'argent, ou bien
encore tel ou tel nombre d'arpents de terre; ces mêmes vols, nous faisons tout
ce que nous pouvons pour les faire adroitement et furtivement dans les petites
choses. Lorsque, dans notre commerce, soit en achetant, soit en vendant, nous
faisons tous nos efforts et nous employons toutes les ruses et tous les
artifices imaginables pour tromper et ne pas donner la juste valeur, ou
surfaire le prix, n'est-ce pas là un vol et une rapine? N'est-ce pas là un
brigandage? Et ne me venez pas dire que vous n'avez point volé de maisons ni
d'esclaves. L'injustice ne se mesure pas sur le prix de la chose qu'on a volée,
mais sur la volonté de celui qui vole. La justice et l'injustice ont la même
balance et se montrent également dans les grandes et dans les petites choses;
et j'appelle un voleur, tant celui qui, coupant la bourse, emporte l'or, que
celui qui, en achetant, retient quelque chose du prix convenu ; et je dis
abatteur de murailles, non-seulement celui qui passe à travers pour voler
quelque chose au dedans, mais encore celui qui, violant le droit, fait tort à
son prochain. Ce que nous avons fait, ne l'oublions donc pas, pour nous établir
ensuite juge des autres; et lorsque l'occasion se présente d'exercer l'humanité
et la charité, n'allons point rechercher le vice et l'injustice, mais ce que
nous avons été autrefois ; et par là devenons enfin doux et miséricordieux.
En quel état étions-nous donc ? Ecoutez saint Paul, il va nous
l'apprendre : « Nous étions aussi nous-mêmes autrefois désobéissants, insensés,
égarés » du chemin de la vérité, « asservis à une infinité de passions et de
voluptés, dignes d'être haïs, et nous haïssant les uns les autres » (Tit. III,
3) ; et encore : « Par la naissance naturelle, nous étions enfants de colère ».
(Ephés. II, 3.) Mais Dieu nous voyant avec compassion comme des prisonniers qui
sont détenus dans une prison et chargés de grosses chaînes, beaucoup plus rudes
et plus pesantes que des chaînes de fer, n'a pas rougi de nous venir visiter :
il est entré dans notre prison, nous en a tirés, quoique nous fussions dignes
de mille supplices; nous a amenés dans son royaume (Col. I, 13) et nous a
rendus plus brillants que le ciel ; afin que nous aussi, selon notre pouvoir,
nous fassions la même chose pour nos frères. Quand Jésus-Christ dit à ses
disciples : « Si je vous ai lavé les pieds, moi qui suis » votre « Maître, vous
devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres, car je vous ai donné
l'exemple, afin que, pensant à ce que je vous ai fait, vous fassiez aussi de
même ». (Jean, XIII, 14.) Il ne nous commande pus seulement de nous laver les
pieds mutuellement, mais encore d'imiter toutes les autres choses qu'il a
faites pour nous.
Celui qui est en prison est un homicide? Ne nous abstenons pas pour
cela de faire une bonne action. C'est un misérable qui a fouillé dans les
sépulcres, ou un adultère? N'ayons pas pitié du péché, mais de la misère du
pécheur. Mais souvent, comme j'ai dit, il se trouvera, dans ce lieu, quelqu'un
qui vaudra des milliers d'hommes ; et si vous allez souvent voir les
prisonniers, ce gibier-là ne vous échappera point. Comme Abraham, qui recevait
généralement tous les étrangers, rencontra des anges; nous, de même, nous
rencontrerons de grands hommes, si nous allons souvent dans la prison. Mais
s'il m'est permis de vous dire une chose qui vous surprendra et vous étonnera,
c'est que celui qui reçoit dans sa maison un grand, un homme considérable,
n'est pas digne de si grandes louanges que celui qui y reçoit un malheureux et
un misérable, parce que celui-là porte avec soi de quoi se faire bien recevoir,
je veux dire sa condition, sa dignité; mais un pauvre misérable, que tout le
monde rebute et méprise, n'a qu'un seul port, qu'un seul asile, savoir : la
pitié, la compassion de celui qui veut bien le recevoir; de sorte qu'il n'y a
pas de charité plus pure que celle-là. Celui qui rend des services à un homme
illustre et célèbre, le fait souvent par ostentation; mais celui qui reçoit un
homme abject et méprisable, ne le fait que pour accomplir le commandement du
Seigneur.
C'est pourquoi, si nous faisons un festin, il [401] nous est ordonné
d'y inviter les boiteux et les aveugles (Luc, XIV, 13) ; si nous faisons
l'aumône, il nous est ordonné de la faire aux plus petits et aux plus abjects ;
car Jésus-Christ dit : « Autant de fois que vous l'avez fait à l'égard d'un de
ces plus petits, c'est à moi-même que vous l'avez fait ». (Matth. XXV, 40.)
Puis donc que nous savons qu'il y a dans la prison un trésor caché, entrons-y souvent,
établissons-y notre commerce, et l'inclination que nous avons pour le théâtre,
tournons-la de ce côté. Si vous n'avez que votre personne à apporter aux
prisonniers, donnez-leur des paroles de consolation. Dieu ne récompense pas
seulement celui qui nourrit les prisonniers, mais encore celui qui les va
visiter. En effet, si, entrant dans la prison, vous encouragez ces pauvres
malheureux , si vous fortifiez leur âme abattue et plongée dans la crainte et
dans la tristesse, en leur faisant de bonnes exhortations, en les assistant et
leur promettant du secours et vos bons offices, en les instruisant, vous n'en
recevrez pas une légère récompense. Plusieurs de ceux qui nagent dans les
délices riront peut-être s'ils vous entendent parler de la sorte; mais ces infortunés
qui sont dans la misère, touchés et pénétrés de leur état, écouteront vos
paroles avec beaucoup de douceur et de modestie; ils vous loueront, ils
s'amenderont et deviendront meilleurs. Souvent les Juifs ont ri et se sont
moqués de saint Paul en l'entendant prêcher; mais les prisonniers l'écoutaient
dans un grand silence. Rien ne dispose mieux l'esprit à la philosophie que la
misère, les épreuves, les afflictions.
Faisons donc attention, mes chers frères, à toutes ces choses :
considérons tout le bien que nous procurerons à ces pauvres prisonniers et
celui que nous nous ferons à nous-mêmes, si nous allons souvent les visiter; si
le temps que nous employons mal à propos sur la place publique et à des visites
inutiles, nous le leur donnons pour les ramener à leur devoir, les gagner à
Jésus-Christ et nous procurer à nous-mêmes une grande joie. Travaillons ainsi
pour la gloire de Dieu, nous obtiendrons les biens éternels, par la grâce et la
bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ , par lequel et avec lequel gloire soit au
Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Sûrement toute vertu est bonne, mais la douceur et la clémence
passant avant toutes les autres , ce sont elles qui montrent que nous sommes
hommes, et qui nous distinguent des bêtes; elles qui nous égalent aux anges.
Voilà pourquoi Jésus-Christ nous parle souvent de cette vertu,, et nous
recommande d'être doux et débonnaires. Il ne nous Y exhorte pas seulement par
ses-paroles, mais encore par ses oeuvres et son exemple ; souffrant tantôt des
soufflets, tantôt des injures et des complots, puis demeurant et conversant avec
ceux mêmes qui le persécutent. En effet, ceux qui l'avaient appelé possédé et
samaritain, qui souvent avaient voulu le faire mourir, qui lui avaient jeté des
pierres, ceux-là mêmes viennent autour de lui, et lui font cette question : «
Etes-vous le Christ? » Et, après tant d'outrages et d'embûches, Jésus-Christ ne
les rebute point, il leur répond avec une grande douceur.
Mais le sujet demande que nous reprenions les choses de plus haut. « On
faisait à Jérusalem , dit l'évangéliste , la fête de la Dédicace, et c'était
l'hiver ». La fête que célébraient les Juifs en ce jour était grande et
très-solennelle ; car ils faisaient avec beaucoup de pompe et d'appareil la
fête de la construction du Temple, après leur longue captivité de Perse (1).
Jésus-Christ était à cette fête. Aux approches de sa mort, il allait souvent
dans la Judée. « Les Juifs s'assemblèrent donc autour de lui, et lui dirent :
Jusques à quand nous tiendrez-vous l'esprit en,suspens? Si vous êtes le Christ,
dites-le nous clairement ». Le Sauveur n'a point dit : Quelle demande me
faites-vous ? Vous m'avez souvent appelé possédé, fou , samaritain : vous me
croyez contraire à Dieu , et un séducteur, et dernièrement encore vous disiez :
« Vous vous rendez témoignage à vous-même, ainsi et votre témoignage n'est
point véritable » . (Jean, VIII, 13.) Pourquoi m'interrogez-vous donc et
voulez-vous apprendre de moi qui je suis, puisque vous rejetez mon témoignage?
Jésus ne dit rien de tout cela,
1. De Perse : saint Chrysostome nomme souvent la Perse pour la
Babylonie et l'Assyrie.
quoiqu'il connût bien leur mauvaise intention. Et en effet, à juger
d'eux par la manière dont ils s'étaient assemblés autour de lui, et avaient dit
: «Jusques à quand nous tiendrez-vous l'esprit en suspens? » ils semblaient
avoir quelque amour pour lui, et on aurait pu croire qu'un sincère désir de
connaître la vérité les portait à lui faire cette demande. Mais ces faiseurs de
questions étaient de méchants esprits et des fourbes. Comme il ne leur était
pas facile de calomnier les œuvres de Jésus-Christ, ils cherchaient à le
surprendre dans ses paroles, ils en détournaient le sens et lui adressaient de
fréquentes questions, espérant le réfuter et le confondre par son propre
langage; et comme il n'y avait pas moyen de blâmer ses oeuvres, ils cherchaient
l'occasion de le censurer sur ses paroles ; c'est pourquoi ils disaient : «
Dites-nous ».
Mais ce que vous demandez, il l'a souvent déclaré; il a formellement,
dit à la Samaritaine: « C'est moi qui vous parle » (Jean, IV, 26); il a dit à
l'aveugle : « Vous l'avez vu; et c'est celui-là même qui vous parle ». (Jean,
II, 37.) Il le leur a dit aussi à eux-mêmes, mais en d'autres termes. Et s'ils
avaient eu du bon esprit et du sens; s'ils avaient bien voulu examiner la
chose, ils auraient reconnu et confessé pour le Christ celui qui; par ses
rouvres, leur avait souvent prouvé qu'il l'était. Considérez maintenant leur
méchanceté. Quand il prêche et les instruit par ses paroles, ils disent : «
Quel miracle faites-vous? » Et lorsque, par ses oeuvres et ses miracles, il
découvre et manifeste ce qu'il est, ils lui disent : « Si vous êtes le Christ,
dites-le-nous clairement ». Lorsque les oeuvres le crient et le publient, ils
demandent des paroles, et lorsque les paroles le leur annoncent, ils demandent
des oeuvres; ainsi ils ne sont point d'accord avec eux-mêmes. Mais la suite a
bien fait voir, qu'ils ne l'avaient pas interrogé pour s'instruire et connaître
la vérité, car ils jettent incontinent des pierres à celui même qu'ils font
mine de vouloir croire sur son propre témoignage, si seulement il ouvre la
bouche pour se le rendre. C'est donc avec un esprit malin et par une mauvaise
intention qu'ils s'assemblent autour de lui et le pressent de se déclarer. La
manière aussi dont ils l'interrogent montre une grande animosité : « Dites-nous
clairement si vous êtes le Christ ». Mais il leur parlait publiquement dans
leurs fêtes solennelles où il se trouvait
toujours, et il ne disait. rien en secret; c'est pour cela qu'ils lui
disent d'une manière flatteuse : « Jusques à quand nous tiendrez-vous l'esprit
en suspens? » pour tâcher de tirer quelque chose de sa bouche, qui leur donne
lieu de l'accuser.
Ce n'est pas seulement par là qu'on prouve qu'ils l'interrogeaient
malicieusement, non pour s'instruire, mais pour le surprendre dans ses paroles,
et avoir de quoi le calomnier. On le prouve encore par bien d'autres endroits.
Lorsqu'ils lui envoyèrent faire cette question : « Nous est-il libre de payer
le tribut à César, ou de ne le pas payer? » (Matth. XXII, 17.) Lorsqu'ils
tinrent lui demander s'il était permis à un homme de répudier sa femme (Matth.
XIX, 3) ; et lorsqu'ils l'interrogèrent sur, la femme qu'on disait avoir eu
sept maris (Matth. XXII, 25), ils firent assez connaître qu'ils ne lui avaient
fait toutes ces questions que par malice, et dans le dessein de le surprendre
et non de s'instruire. Mais alors Jésus les reprit, en leur disant : «
Hypocrites, pourquoi me tentez-vous? » (Matth. XXII, 13.) Faisant connaître
qu'il voyait ce qui se passait dans le secret de leur coeur. Mais ici il ne
leur dit rien de semblable, pour bous apprendre qu'il ne faut -pas toujours
faire des reproches à ceux qui nous tendent des piéges, et qu'il faut souffrir
bien des choses avec douceur et avec résignation.
Comme donc il y avait de la folie à demander le témoignage de la
parole, là où les œuvres parlaient d'elles-mêmes, et publiaient hautement ce
qu'il était; voici de quelle manière leur répond Jésus-Christ, faites-y
attention, mon cher auditeur. D'abord, il leur insinue que c'est sans sujet
qu'ils lui font cette demande, et non pour s'instruire et connaître la vérité;
ensuite il leur montre que par ses œuvres il leur a plus clairement déclaré ce
qu'il est, qu'il ne le ferait par ses paroles mêmes. Car il dit : « Je vous l'ai
souvent dit, et vous ne me croyez pas. Les oeuvres que je fais au nom de mon
Père, rendent témoignage de moi (25) ». Jésus leur fait cette réponse, parce
que ceux qui parmi eux étaient les plus doux et les plus modérés, se disaient
souvent les uns aux autres : « Car un méchant homme ne peut pas faire de tels
prodiges » (Jean, IX, 16) ; et encore : « Le démon ne peut pas ouvrir les yeux
des aveugles ». (Jean, X, 21.) Et derechef : « Personne [404] ne saurait faire
de si grands miracles, si Dieu n'est avec lui ». (Jean, III, 2.) Et aussi
voyant les miracles qu'il faisait , ils disaient: « Ne serait-ce point le
Christ? » Mais d'autres disaient : « Quand le Christ viendra, fera-t-il plus de
miracles que n'en fait celui-ci? » (Jean, VII, 31.) Au reste, ces mêmes Juifs,
qui demandaient le témoignage de la parole, ont voulu croire en lui sur celui
de ses oeuvres, disant: « Quel miracle faites-vous, afin que, le voyant, nous
vous croyions ? »
2. Comme ils faisaient donc semblant alors qu'ils croiraient sur sa
parole, eux qui n'avaient point cru à tant et de si grandes oeuvres,
Jésus-Christ leur reproche leur malice et leur méchanceté, en disant : « Si
vous ne croyez pas à mes oeuvres, comment croirez-vous à mes paroles? » C'est
pourquoi la demande que vous me faites est vaine et inutile. « Mais je vous ai
déclaré qui je suis », dit-il, et vous ne me croyez point, parce que vous
«n'êtes pas de mes brebis (26) ». Le devoir de pasteur, je l'ai entièrement
rempli; mais si vous ne me suivez pas, votre refus ne vient point de ce que je
ne suis point le pasteur, mais de ce que vous n'êtes pas de mes brebis. Car «
mes brebis, », dit-il, « entendent ma voix, et me suivent (27) : et je leur
donne la vie éternelle (28) » : et elles ne périront jamais, « et nul ne peut
les ravir d'entre mes mains, parce que mon Père, qui me les a données, est plus
grand que toutes choses, et personne ne les saurait ravir de la main de mon
Père (29). Mon Père et moi, nous sommes une même chose (30) ». Remarquez, mes
chers frères, cette grande miséricorde de Jésus-Christ : en rejetant ces
malheureux, il les exhorte pourtant encore à le suivre. « Vous ne m'écoutez pas
», leur dit-il, « parce que vous n'êtes pas de mes brebis » : mais celles qui
me suivent sont de ma bergerie. Et il leur parlait de la sorte, afin qu'ils
tâchassent d'être de ses brebis. Ensuite, après, leur avoir exposé le bien et
l'avantage qu'il leur en reviendrait, le Sauveur les excite et les anime, pour
leur inspirer le désir de le suivre.
Quoi donc ! dira-t-on, si c'est à cause de la puissance du Père que nul
ne ravit les brebis, s'ensuit-il que -vous, vous n'ayez pas le pouvoir ou le
talent de les garder? Non, certes, ce n'est point là le sens de ces paroles;
Jésus-Christ, pour vous apprendre qu'il a dit : « Mon Père qui me les a données»
, afin que les Juifs ne l'accusassent pas de nouveau d'être contraire à Dieu;
Jésus-Christ, dis-je, après avoir dit : « Nul ne les ravira de mes mains »,
continue son discours, faisant connaître et déclarant que sa main et celle de
son Père ne sont qu'une seule main. Si cela n'était pas ainsi, il devait dire :
Mon Père, qui me les a données, est plus grand que toutes choses, et personne
ne peut les ravir d'entre mes mains. Or, il n'a pas dit ainsi, mais : « Et
personne ne les saurait ravir de la main de mon Père ». Après quoi, de peur que
vous ne pensiez qu'il n'a pas la force de garder lui-même les brebis, et que
c'est par la puissance de son Père qu'elles sont en sûreté, il a ajouté: « Mon
Père et moi, nous sommes une même « chose »; comme s'il disait : Je n'ai pas
dit que personne ne les ravirait à cause de la puissance de mon Père, comme si
je n'avais pas moi-même la puissance de les garder. « Car mon Père et moi, nous
sommes une même chose », c'est-à-dire, ici, quant à la puissance. En effet, c'était
là de quoi il parlait alors. Or, si la puissance est la même, il est évident
que la substance est la même. En vain les Juifs recourent à tous les moyens,
complots, exclusions de la synagogue, Jésus-Christ dit que c'est en vain qu'ils
ont machiné toutes ces choses; car les brebis sont entre les mains de. son
Père, comme dit le prophète: « J'ai représenté sur mes mains, vos murs».
(Isaïe, XLIX, 16.) Et pour montrer qu'il n'y a qu'une seule main, Jésus dit
tantôt ma maint tantôt la main de mon Père. Lorsque vous entendez parler de
main, ne vous figurez rien de sensible, mais entendez qu'il s'agit de la vertu,
de la puissance.
Au reste, si personne n'avait ravi les brebis des, mains de
Jésus-Christ que parce que le Père lui avait communiqué la puissance de les
garder, il aurait été inutile d'ajouter
« Mon Père et moi nous sommes une même chose ». Si le Fils était moins
grand que le Père, ce serait là une parole vaine et téméraire. Certainement,
par ces paroles, Jésus. Christ ne déclare autre chose que l'égalité de
puissance: les Juifs l'ayant bien compris, le lapidaient pour cela même qu'il
se faisait égal à son Père; et Jésus ne dit rien pour leur ôter cette pensée.
Cependant, s'il l'avait faussement imaginé, il aurait dû le leur faire
connaître et leur dire : Pourquoi me traitez-vous de la sorte ? Je n'ai point
dit cela pour m'attribuer [405] une puissance égale à celle de mon Père. Au
contraire, lors même qu'ils sont le plus en fureur et le plus animés contre
lui, il confirme ce sentiment et le prouve. Il ne se justifie pas d'avoir mal
parlé, ni d'avoir dit une chose fausse; au contraire, il les reprend de ce
qu'ils n'ont pas de lui la juste opinion qu'ils en doivent avoir. Car, comme
ils disaient : « Ce n'est pas pour aucune bonne oeuvre que nous vous lapidons,
mais à cause de votre blasphème, et parce qu'étant homme, vous vous faites Dieu
(33) » ; Jésus leur repartit, écoutez-le bien : «Si l'Ecriture appelle Dieux
ceux à qui la parole de Dieu était adressée (35), pourquoi dites-vous que je
blasphème, parce, que j'ai dit que je suis Fils de Dieu (36)?» C'est-à-dire, si
l'on ne blâme pas de se dire, Dieux, ceux qui, par grâce, ont reçu ce titre, de
quel droit et pour quelle raison me faites-vous un crime de me dire Dieu, à moi
qui suis Dieu par ma nature? Mais le Sauveur n'a point parlé ainsi, c'est plus
tard qu'il établit ce point, après avoir préalablement modéré et atténué sort
langage, en disant . « Moi que mon Père a sanctifié et envoyé » c'est après
avoir apaisé leur fureur, qu'il en vient à une affirmation expresse : mais en
attendant, afin qu'ils écoutassent et crussent ce qu'il disait, il a parlé plus
simplement et plus grossièrement; c'est plus tard qu'il élève leur esprit à des
idées plus hautes et plus sublimes, en leur disant : « Si je ne fais pas «les
oeuvres de mon Père, ne me croyez pas (31). Mais si je les fais, quand vous ne
me voudriez pas croire, croyez à mes oeuvres (38) ». Faites-vous bien attention
à la manière dont Jésus-Christ prouve, comme j'ai dit, qu'il n'est en rien
moins grand que le Père, et qu'il lui est tout à fait égal? Comme on ne pouvait
pas voir sa substance, il démontre et manifeste son égalité de puissance par
l'égalité et « l'identité » de ses oeuvres.
3. Mais, je vous prie, que croirons-nous? «Nous croirons ce que dit
Jésus-Christ : Je suis dans mon Père, et mon Père est en moi (38) ». Car,
dit-il, je ne suis rien autre chose, sinon ce qu'est le Père, tout en demeurant
Fils ; et le Père n'est rien autre chose, sinon ce qu'est le Fils, tout en
demeurant Père. Et celui qui me connaît, connaît aussi le Père, et il sait ce
qu'est le Fils. Que si la puissance du Fils était moins grande, nous ne
connaîtrions par lui le Père que d'une manière trompeuse; car, soit puissance,
soit substance, on ne peut pas connaître une chose par une autre. « Les Juifs
tâchèrent alors de le prendre, mais il s'échappa de leurs mains (39) , et s'en
alla au-delà du Jourdain, au lieu même où Jean d'abord avait baptisé (40).
Plusieurs vinrent l'y trouver, et ils disaient : Jean n'a fait aucun miracle
(41). Et tout ce que Jean a dit de celui-ci s'est trouvé véritable (42) ».
C'est la coutume de Jésus-Christ de se retirer aussitôt après qu'il a dit
quelque chose d'élevé et de sublime : cédant à la fureur des Juifs , pour
l'apaiser et l'étouffer par son absence. C'est ce qu'il fait encore dans cette
occasion.
Mais pourquoi l'évangéliste marque-t-il le lieu où alla Jésus-Christ?
C'est afin de vous apprendre qu'il fut en cet endroit pour rappeler aux Juifs
là mémoire de ce que Jean avait fait, de ce qu'il avait dit, du témoignage
qu'il avait rendu. Ils se souvinrent donc de Jean, aussitôt qu'ils furent
arrivés en ce lied; c'est pourquoi ils disent : « Jean n'a fait « aucun miracle
». Autrement, de quoi aurait-il servi de rapporter cette circonstance ? C'est
donc parce que le lieu les fit souvenir de Jean-Baptiste et de son témoignage ,
que l'évangéliste la rapporte. Au reste , il est à remarquer que leur
raisonnement est juste et très-vrai. Jean, disent-ils, n'a fait aucun miracle :
celui-ci en fait, donc en cela même, se montre visiblement là supériorité de
celui-ci, et son excellence au-dessus de l'autre. Si donc nous avons cru celui
qui ne faisait aucun miracle , à plus forte raison devons-nous croire celui-ci?
Ensuite , comme Jean, qui avait rendu témoignage ; n'avait point fait de
miracles, de peur que pour cela seul on ne le regardât comme indigne de rendre
témoignage, ils ajoutent : quoique Jean n'ait point fait de miracles, néanmoins
tout ce qu'il a dit de Jésus-Christ s'est trouvé véritable. De sorte que ce n'est
plus Jésus-Christ qui est jugé digne de foi sur le témoignage de Jean; c'est
Jean dont les couvres de Jésus-Christ établissent la véracité.
« Il y en eut beaucoup qui crurent en lui (42) ». Plusieurs choses les
attiraient : le souvenir des paroles de Jean-Baptiste , de ce qu'il avait dit
de Jésus qu'il était plus grand et plus puissant que lui; qu'il était la
lumière, la vie, la vérité, et le reste ; comme aussi le souvenir de la voix
qui s'était fait entendre du haut du ciel, du Saint-Esprit qui s'était montré
[406] en forme de colombe, et qui l'avait fait connaître à tous. A quoi il y
avait encore à ajouter l'évidente preuve résultant des miracles, laquelle
confirmait tout le reste. S'il faut croire Jean, disaient-ils, à plus forte
raison faut-il croire Jésus : si nous avons cru à celui-là, sans qu'il ait fait
aucun miracle, nous devons à plus forte raison ajouter foi à celui-ci quia pour
lui, outre le témoignage de Jean, la preuve qui résulte des miracles. Ne
remarquez-vous pas de quelle utilité leur a été ce lieu, combien il leur a été
avantageux de s'être séparé des méchants? Voilà pourquoi Jésus les retire
souvent de cette société.
Dans l'ancienne loi, Dieu a de même retiré son peuple de la société dés
méchants : il a séparé les Juifs des Egyptiens; il lés a conduits dans le
désert pour les former, les instruire de ses lois et de ses préceptes. Il nous
exhorte aussi à faire de même, et il nous ordonne de fuir les places publiques,
le tumulte et la foule, et à nous enfermer dans notre chambre (Matth. VI, 6),
pour y faire tranquillement nos prières. Un vaisseau , qui n'est point agité de
la tempête, fait une heureuse navigation, et l'âme qui est exempte de tous
soins vit dans la paix et la tranquillité , comme si déjà elle était arrivée au
port. Voilà pourquoi les femmes qui gardent généralement la maison devraient
être plus appliquées à la philosophie, à la contemplation des choses célestes
que les hommes. Voilà pourquoi Jacob, qui demeurait dans sa maison, loin du
tumulte, était un homme plus simple qu'Esaü : car ce n'est pas sans intention
que l'Écriture dit de lui, qu' « il demeurait dans la tente de son père ».
(Gen. XXV, 27.)
Mais, direz-vous, il y a aussi dans la maison beaucoup de tumulte. Oui,
et la femme, si elle le veut, peut s'y attirer bien des soins et des embarras
pour l'homme qui ne quitte guère la place publique et les tribunaux; il est
agité de mille préoccupations étrangères, comme un vaisseau en pleine mer, qui
est battu des flots et des vents. La femme, au contraire, assise dans sa maison
comme dans une école de philosophie, peut recueillir son esprit, s'appliquer et
à la prière et à la lecture, et aux autres exercices de la philosophie. Et de
même que ceux qui demeurent au désert ne sont troublés par personne, ainsi la
femme, qui est toujours enfermée dans sa maison , peut jouir d'un repos
continuel. Si quelquefois elle est obligée de sortir et d'aller en ville, elle
n'est pas pour cela exposée à des troubles d'esprit : sans doute, soit pour
venir à l'église, soit pour aller au bain , il lui est souvent nécessaire de
sortir, mais aussi polir l'ordinaire elle est sédentaire et garde la maison.
Elle peut s'y 'exercer à l'étude de la sagesse et calmer l'esprit agité de son
mari, lorsqu'il revient chez lui; elle peut l'adoucir et dissiper ses inutiles
et chagrinantes pensées qui le tourmentent, et le renvoyer ensuite débarrassé
des soins et des affaires dont il a fatigué sa tête au dehors, emportant avec
lui ce qu'il a appris de bon auprès de sa femme. Rien, en effet, rien sûrement
n'a plus de force et de vertu pour régler et conduire l'homme que sa femme,
lorsqu'elle est pieuse et prudente, et aussi pour tourner son esprit où elle
veut, et comme il lui plaît. Il aura moins de confiance à ses amis, à des
docteurs, et même à des princes, qu'aux' avis, aux conseils de sa femme. Car
l'extrême tendresse qu'un mari a pour sa femme, lui fait toujours recevoir ses
exhortations avec plaisir. Je pourrais ici vous produire l'exemple de bien des
hommes rudes et indisciplinés, que leurs femmes ont polis et civilisés. La
femme est la compagne de l'homme, à table , au lit, dans la procréation des
enfants : c'est elle qui est la confidente de ses secrets, de ses démarches,
que sais-je encore? attachée en tout 'à son mari, elle lui est aussi unie que
l'est le corps à la tête. Elle rendra plus de services à son mari que personne,
si elle est honnête et sensée.
4. C'est pourquoi j'exhorte les femmes de s'at. tacher à ce que je
viens de dire, et de donner de bons et de salutaires avis à leurs maris; car,
si la femme est très-capable d'exciter son mari à la vertu , elle peut de même
le porter au vice. C'est une femme qui a perdu Absalon, c'est une femme qui a
perdu Ammon; une femme a tâché de perdre Job : c'est la femme de Nabal qui l'a
préservé de la mort; une femme a sauvé tout un peuple (1). Débora, Judith , et
plusieurs autres, ont parfaitement bien rempli la fonction de général d'armée.
Saint Paul dit : « Que savez-vous, ô femme, si vous ne sauverez point votre
mari? » ( I Cor. VII , 16.) Et l'Écriture nous apprend que dans l'heureux
siècle des apôtres, les Perside, les Marie, les Priscille (Rom. XVI) se sont
courageusement exposées aux combats apostoliques.
1. Esther, etc.
Imitez ces saintes femmes : édifiez et instruisez vos maris,
non-seulement par vos paroles, mais encore par vos bons exemples. Et comment
l'instruirez-vous, votre mari, par vos oeuvres et vos exemples? Lorsqu'il ne
verra en vous ni malice, ni méchanceté, ni curiosité , ni amour pour les
ornements et les parures, ni désir, ni goût pour les dépenses superflues, et
qu'au contraire vous vous contenterez simplement de ce que. vous avez, alors il
vous écoutera avec plaisir, il recevra avec joie vus conseils : mais si vous
n'êtes sages qu'en paroles, et si vous faites le contraire de ce que vous dites,
alors il vous accusera de bavardage. Mais si vos oeuvres ont d'accord avec vos
paroles , si vous instruisez en même temps et par vos paroles et par vos
oeuvres (1), votre mari vous écoutera alors avec plaisir, et vous cèdera
volontiers : ,lors, par exemple, que vous ne rechercherez point l'or, les
pierres précieuses et la magnificence des habits; et qu'au lieu de cela vous
vous ferez un trésor de modestie, de tempérance, de douceur et de bonté : lors
donc que vous vous présenterez à votre époux ornée de ces vertus, vous serez en
droit de les exiger de même de, lui. Car si une femme doit faire quelque chose
pour plaire à son mari , c'est son âme qu'elle doit parer, et son corps qu'elle
ne ferait ainsi que défigurer. En effet, l'or et les parures ne volts rendront
pas si aimable à votre mari, que la tempérance et la douceur, et. d'être prête
à donner votre vie pour lui. Voilà ce qui gagne le coeur et toute l'affection
d'un époux. Les ajustements superflus lui déplaisent : ils demandent des soins,
ils causent de la dépense et de la gêne; mais ce que je viens de dire attache
le mari à sa femme, parce qu'une volonté droite et bien disposée, l'amitié,
l'attachement ne demandent ni soin, ni dépense; ou plutôt, à proprement parler,
c'est là de quoi enrichir une maison. Les parures, on s'en dégoûte par
l'habitude : mais les ornements de l'âme répandent tous les jours un nouvel
éclat, et allument dans le coeur une flamme plus pure et plus grande.
C'est pourquoi, voulez-vous plaire à votre mari? ornez votre âme de
chasteté et de piété, ayez soin du ménage. Ce sont là les choses qui attachent
le plus, et qui ne cessent jamais
1. « Jésus a fait et enseigné » . Voilà l'abrégé de tout l'Evangile :
il fait faire avant d'enseigner. Il faut que les oeuvres ne démentent pas les paroles.
d'attacher : la vieillesse ne détruit pas cet ornement, la maladie ne
le ternit point. C'est le contraire pour la beauté du corps : le grand âge la
flétrit, la maladie la consume, et bien d'autres choses la ruinent. Mais les
biens de l'âme surpassent tous ceux du corps. La beauté du corps excite l'envie
et la jalousie : la beauté de l'âme n'est sujette à aucune maladie, ni à la
vaine gloire. En vous attachant de la sorte à parer votre âme, et non votre
corps, vous conduirez plus aisément votre ménage, et vos revenus seront plus
abondants, si l'or ;dont vous pourriez charger votre corps et vos membres, vous
l'employez à des usages nécessaires, comme à la nourriture de vos esclaves et
de vos domestiques, à donner à vos enfants l'éducation que vous leur devez, et
à d'autres choses raisonnables.
Que si vous étalez cet or aux yeux de votre mari, tandis que son coeur
est dans la peine, quel fruit, quel avantage en retirerez-vous? Non, la douleur
ne permet pas que les regards soient charmés. Vous le savez, mon cher auditeur,
sûrement vous le savez : qu'on vienne à rencontrer la femme la mieux ajustée et
la plus parée, on n'y saurait trouver du plaisir, si le coeur est dans
l'affliction et dans la tristesse. Pour se réjouir d'une chose, il faut être
gai, il faut avoir le coeur content. Or, si tout l'argent est dépensé à parer
le corps de la femme, la gêne régnera dans le ménage, et le mari ne pourra
goûter ni joie, ni plaisir. Si vous voulez plaire au vôtre, étudiez-vous à lui
donner de la satisfaction, et vous lui en donnerez si vous retranchez la
superfluité des parures, si vous rejetez tous les vains ajustements. Ces choses
semblent faire quelque plaisir les premiers jours des noces; niais peu de temps
après elles deviennent fades et insipides. Et en effet, si le ciel qui est si
beau, si le soleil qui est si brillant, que vous n'oseriez lui comparer aucun
corps, nous ne les admirons pas autant que nous le devrions par la coutume où
nous sommes de les voir, comment pourrions-nous longtemps admirer un corps paré
de beaux vêtements? Je dis ceci, parce que 1e désire que vous vous pariez de
ces vrais ornements que saint Paul vous prescrit : « Non avec des ornements
d'or », dit-il, « ni des perles, ni des habits somptueux; mais avec de bonnes
oeuvres, comme le doivent des femmes qui font profession de piété ». (1 Tim.
II, 9, 10.)
Mais vous voulez plaire aux hommes, et vous attirer leurs regards et
leurs compliments? Ah ! certes, ce n'est point là le désir d'une femme chaste !
mais encore, si vous voulez, vous vous en ferez aimer par là, et ils seront les
panégyristes de votre chasteté. Nul homme sensé, nul homme qui sait sainement
juger des choses, n'aimera et ne louera une femme éprise de la parure, mais
seulement les débauchés et ceux qui vivent dans la mollesse : ou plutôt ceux-ci
même ne la loueront point; au contraire, ils médiront d'elles, tandis que leurs
regards céderont à l'attrait du faste impudique étalé sur sa personne. Mais la
femme
chaste et modeste, ceux-là, ceux-ci, tous l'estimeront et la loueront,
parce qu'elle ne leur est point un sujet de chute et de scandale, et qu'elle
leur donne, au contraire, une leçon de sagesse et de piété : les hommes en
feront tous de grands éloges, et Dieu lui donnera une grande récompense.
Etudions-nous à parer nos âmes de ces précieux ornements, afin que nous vivions
ici en paix et en liberté, et que nous acquérions un jour les biens futurs, que
je vous souhaite à tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, à qui soit la gloire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi
soit-il.
1. Plusieurs, quand ils voient des hommes agréables à Dieu, tomber dans
quelque affliction, comme la maladie, la pauvreté, ou quelque autre pareil
accident, se troublent, ne sachant point que c'est là l'état qui convient le
plus aux amis du Seigneur. Lazare était un des amis de Jésus-Christ, et il
était malade. Ses soeurs envoyèrent à Jésus, et lui firent dire : « Celui que
vous aimez est malade ».
Mais reprenons notre texte plus haut: « Il y avait », dit
l'évangéliste, « un homme malade, nommé Lazare, qui était du bourg de Béthanie
». Ce n'est pas sans sujet qu'il a marqué le lieu d'où était Lazare ; c'est
pour une raison qu'il nous découvrira dans la suite. [409] Mais en attendant,
expliquons ce qui se présente ici. Il nous a utilement nommé ses sueurs: et de
Marie, qui s'est rendue illustre et célèbre par une belle action, il a dit: «
Cette Marie était celle qui répandit sur le Seigneur « une huile de parfum ».
Quelques-uns font ici une question : ils demandent pourquoi
Jésus-Christ permit que cette femme répandît ce parfum. C'est pourquoi il faut
d'abord vous avertir que celle-ci n'est point la femme de mauvaise vie dont
parle saint Matthieu, ni celle dont parle saint tue, mais une autre, et une femme
vertueuse: celles-là étaient des pécheresses, mais celle-ci est une honnête
femme, et une femme attentive et appliquée à ses devoirs: Car elle eut grand
soin de bien recevoir Jésus-Christ. L'évangéliste rapporte que ces deux sueurs
aimaient aussi Jésus-Christ : et cependant il laissa mourir Lazare. Pourquoi,
comme le centenier et l'officier, ne quittèrent-elles pas leur frère malade,
pour aller elles-mêmes chercher le Sauveur, au lieu de se borner à lui envoyer
quelqu'un? C'est qu'elles avaient en lui une grande confiance, et qu'elles
étaient fort liées avec lui. De plus , c'étaient des femmes délicates, de peu
de santé, et accablées de leur affliction. Elles firent voir dans la suite que
ce n'était point par mépris qu'elles en avaient usé de la sorte. Au reste, il
est évident que Marie, soeur de Lazare, n'est point la femme de mauvaise vie
dont ailleurs il est fait mention.
Mais, direz-vous, cette femme débauchée; pourquoi Jésus-Christ la
reçut-il? Pour la convertir, pour lui remettre ses péchés, pour montrer son
humanité, pour vous apprendre qu'il n'est point de maladie due sa bonté ne
guérisse, point de péché qui surpasse sa miséricorde. Ne vous arrêtez donc pas
seulement à ce que Jésus l'a reçue, mais considérez aussi de quelle manière il
l'a convertie. Et pourquoi l'évangéliste raconte-t-il cette histoire, ou plutôt
que veut-il nous apprendre par ces paroles : «Or, Jésus aimait Marthe, et sa
soeur, et Lazare (5) ? » Il veut que nous ne nous indignions pas , ou que nous
ne nous chagrinions pas, lorsque nous voyons des gens de bien et les amis de
Dieu tomber dans des maladies. « Celui que vous aimez est malade (3) ». Ils
voulaient toucher Jésus-Christ de compassion, le regardant encore comme un
homme, ce que la suite de leur discours fait bien voir : « Si vous eussiez été
ici, il ne serait pas mort » ; et ils ne dirent pas : Lazare est malade, mais :
« Celui que vous aimez est malade ». Que leur répondit donc Jésus-Christ? «
Cette maladie ne va point à la mort, mais elle n'est que pour la gloire de Dieu;
et afin que le Fils de Dieu en soit glorifié (4) ». Remarquez que Jésus-Christ
déclare encore que sa gloire est la même que celle du Père ; car ayant dit : «
La gloire de Dieu », il a ajouté : « Afin que le Fils de Dieu en soit glorifié
».
« Cette maladie ne va point à la mort ». Comme il devait demeurer
encore deux jours au lieu où il était, il renvoya ceux qu'on lui avait envoyés
pour porter cette réponse aux deux sueurs. Sur quoi il y a lieu de s'étonner
qu'elles ne se soient point offensées, ni scandalisées de voir mourir leur
frère, après que Jésus avait répondu que sa maladie n'allait point à la mort :
de voir arriver le contraire de et qu'avait dit l'auteur de la vie. Mais, sans
se troubler, elles allèrent au-devant de Jésus, et ne crurent pas qu'il leur
eût fait dire une chose fausse. Au reste, cette particule : « Afin que », ne
marque point la cause de la maladie, mais l'effet qu'elle devait produire :
elle avait une autre origine, mais Jésus-Christ s'en servit pour la gloire de
Dieu.
«Et ayant dit ces choses, il demeura encore deux jours au lieu où il
était (6) ». Pourquoi y demeura-t-il? Afin que Lazare mourût et fût enseveli,
et qu'on ne dît pas : Lazare n'était point encore mort, lorsque Jésus l'a
ressuscité : il était seulement assoupi, ou il était tombé en défaillance : il
n'était pas mort. Jésus demeura donc assez longtemps pour que, le corps de
Lazare s'étant corrompu, ils eussent lieu de dire : « Il sent déjà mauvais (7)
». Et il dit ensuite à ses disciples : « Allons en Judée (39) ». Pourquoi le
Sauveur, qui n'avait jamais prévenu de ce qu'il allait faire, prévient-il ici
ses disciples? C'est parce qu'il les voyait dans une grande consternation : il
leur annonce ce qu'il va faire, dupeur que, dans la crainte où ils étaient, ils
ne fussent tout troublés de ce départ inattendu.
Mais que répondirent les disciples? « Il n'y a qu'un moment que les
Juifs vous voulaient lapider, et vous retournez chez eux (8)?». Ils craignaient
effectivement pour leur Maître, mais beaucoup plus pour eux-mêmes, étant encore
bien imparfaits. C'est pourquoi, Thomas tout tremblant de peur, dit : «
Allons-y [410] aussi, nous, pour mourir avec lui (16) », car il était plus
faible et plus incrédule que les autres apôtres. Mais faites attention à la
manière dont Jésus-Christ les fortifie par ces paroles : « N'y a-t-il pas douze
heures au jour (9) ? » Il fit cette réponse, ou pour montrer que celui qui ne
se sent coupable d'aucun péché, ne doit rien craindre; mais que celui qui a
fait le mal, sera puni (de sorte que nous n'avons rien à craindre, nous qui
n'avons rien fait qui mérite la mort); ou bien voici ce qu'a voulu dire
Jésus-Christ : Celui qui voit la lumière de ce monde est en sûreté: or, s'il
est en sûreté, celui qui est avec moi, s'il ne me quitte, pas, l'est beaucoup plus.
Il les rassura par ces paroles, et leur fit connaître la raison pour laquelle
il fallait faire ce voyage. Et leur ayant ensuite déclaré qu'ils n'iraient
point à Jérusalem, Mais à Béthanie, il dit : « Notre ami Lazare dort, mais je
m'en vais l'éveiller (11) » ; c'est-à-dire, je ne vais point disputer et
combattre une seconde fois avec les Juifs, mais je vais éveiller notre ami. «
Ses disciples lui répondirent: Seigneur, s'il dort, il sera guéri (12) ». Ils
avaient leur intention en lui faisant cette réponse, c'était de le dissuader
d'y aller. Vous dites, répondirent-ils, qu'il, dort? Rien ne vous oblige donc
d'aller là. Toutefois Jésus-Christ n'avait dit : « Notre ami », que pour faire
voir la nécessité de ce voyage.
2. Mais comme ils montraient peu de bonne volonté, il leur dit enfin: «
Lazare est mort (4) ». Le Sauveur avait donc dit d'abord par modestie, et pour
qu'il ne parût ni faste, ni ostentation dans ce qu'il allait faire : « Notre
ami Lazare dort », mais comme ils ne le comprenaient pas, il ajoute : « Lazare
est mort, et je me réjouis à cause de vous (15) ». Pourquoi à cause de vous?
Parce qu'en étant éloigné, je vous l'ai prédit : ainsi, lorsque je le
ressusciterai, vous ne pourrez nullement douter de la vérité du miracle. Le
remarquez-vous, mes frères, combien les disciples étaient encore faibles et
imparfaits, et comment ils n'avaient pas de la vertu et de la puissance de leur
Maître cette juste opinion qu'ils en devaient avoir? Tel est l'effet que
produisait en eux la crainte qui avait troublé leur esprit. Jésus, après avoir
dit : « Lazare dort », avait ajouté : « Je m'en vais l'éveiller » ; mais
lorsqu'il eut dit : « Lazare est mort », il n'a point alors ajouté : Je m'en
vais le ressusciter, parce qu'il ne voulait pas annoncer d'avance par ses
paroles ce qu'il allait opérer, et ce qu'il ne devait faire voir que par
l'action même : ainsi le Sauveur nous apprend continuellement qu'il faut fuir
la vaine gloire, et ne rien promettre témérairement. Que s'il promit à la
prière du centenier, car il dit : « J'irai, et je le guérirai » (Matth. VIII,
7) : il le fit pour montrer la foi de cet homme.
Mais si quelqu'un dit: Pourquoi les disciples pensaient-ils que c'était
là un sommeil, pourquoi ne connurent-ils pas que Lazare était mort, lorsque
Jésus disait : J'irai, et je le guérirai; en effet, il y avait de la folie de
croire que leur Maître ferait quinze stades pour aller éveiller Lazare? je
répondrai qu'ils crurent que c'était là une énigme, une parabole, comme bien
d'autres choses qu'il disait. Les disciples craignaient donc la violence des
Juifs, et Thomas la craignait plus que tous les autres, c'est pourquoi il dit :
« Allons aussi mourir avec lui (16) ». Quelques-uns ont dit qu'il avait
véritablement souhaité de mourir, mais ils se sont trompés : c'est sûrement la
crainte qui faisait parler Thomas de la sorte. Jésus néanmoins ne le reprit
pas, car il tolérait encore sa faiblesse. D'ailleurs, Thomas devint dans la
suite invincible et le plus fort des apôtres. Et, ce qui est digne
d'admiration, cet homme, que nous avons vu si faible avant la croix, avant la
mort et la résurrection de son Maître, nous le voyons, après, le plus ardent de
tous : tant est grande la vertu de Jésus-Christ ! Car celui-là même qui n'osait
pas aller à Béthanie avec son Maître, a parcouru dans la suite presque tout le
monde, quoique Jésus-Christ ne fût point présent, et a demeuré parmi des
peuples barbares et sanguinaires, qui n'en voulaient qu'à sa vie.
Mais si Béthanie n'était éloignée que de quinze stades, qui font deux
milles , comment, lorsque Jésus y arriva, y avait-il déjà quatre jours que
Lazare était mort? L'envoyé l'était venu avertir la veille du jour même que
Lazare mourut; mais le Sauveur demeura deux jours où il était : ainsi il
n'arriva à Béthanie que le quatrième jour. S'il attendit qu'on vînt l'appeler,
et ne partit point qu'on ne le fût venu chercher, ce fut de peur qu'il ne
s'élevât quelque soupçon sur le miracle. Et celles qui étaient aimées ne
vinrent point elles-mêmes, mais se contentèrent d'envoyer.
« Et comme Béthanie n'était éloignée de Jérusalem que d'environ quinze
stades (18) », cela marque que plusieurs personnes de Jérusalem devaient être
venues à Béthanie ; et, en effet, l'évangéliste ajoute incontinent que quantité
de Juifs étaient venus voir Marthe et Marie pour les consoler (19). Comment les
Juifs allèrent-ils consoler celles que Jésus-Christ aimait, ayant résolu
ensemble que quiconque reconnaîtrait Jésus pour être le Christ , serait chassé
de la synagogue? Ils furent visiter Marthe et Marie, ou à cause de leur grande
affliction , ou parce qu'ils les honoraient comme des personnes respectables
pour leur qualité, ou peut-être ce sont ici ces Juifs qui n'étaient pas
méchants ; car plusieurs d'entre eux crurent en Jésus-Christ. Au reste,
l'évangéliste rapporte ces choses pour confirmer la mort de Lazare. Pourquoi
enfin Marthe fut-elle seule au-devant de Jésus-Christ, sans se faire
accompagner de sa soeur? Elle voulut voir Jésus en particulier et apprendre
ensuite à sa soeur ce qu'il aurait dit. Mais aussitôt que le Sauveur lui eût
donné une bonne espérance, elle fut prendre Marie, qui accourut promptement,
malgré l'affliction où elle était.
Remarquez-vous la grandeur de son amour? C'est d'elle que Jésus a dit :
« Marie a choisi « la meilleure part qui ne lui sera point ôtée ». (Luc, X,
42.) Comment donc, direz-vous, Marthe paraît-elle maintenant avoir plus
d'empressement et d'ardeur? Ce n'est pas pour cela que Marthe eut plus
d'ardeur, mais c'est que marie n'avait point appris l'arrivée de Jésus. Marthe
était ta plus faible, puisqu'ayant ouï tout ce que le Sauveur lui avait dit de
consolant sur la mort de son frère, elle répond pourtant encore : « Il sent
déjà mauvais, car il y a quatre jours qu'il est là ». Mais Marie, quoiqu'elle
n'eût point encore appris ce que Jésus avait répondu à sa soeur, ne dit rien de
semblable, mais elle crut aussitôt, et dit : « Seigneur, si vous eussiez été
ici , mon frère e ne serait pas mort ».
3. Considérez quelle sagesse font paraître ces femmes, malgré
la,faiblesse d'esprit naturelle à leur sexe. A la vue de Jésus-Christ, elles ne
se répandent pas aussitôt en pleurs, en cris, en gémissements, comme nous avons
coutume de faire, lorsqu'étant dans le deuil et dans l'affliction , nous voyons
arriver quelqu'un de notre connaissance : celles-ci, au contraire, aussitôt
qu'elles voient leur Maître, elles lui rendent hommage. Véritablement, elles
croyaient toutes les deux en Jésus-Christ, mais non comme il fallait y croire.
Car elles ne le connaissaient pas encore parfaitement ; elles ne le
connaissaient pas comme Dieu; elles ne savaient pas qu'il agissait par sa
propre puissance et par son autorité : le Sauveur leur apprit l'une et l'autre
chose. Qu'elles ignoraient que Jésus était Dieu, et qu'il agissait par son
autorité et sa propre puissance; ces paroles : « Dieu vous accordera tout ce
que vous lui demanderez (22) » , qu'elles ajoutent à celles-ci : « Si vous
eussiez été ici, notre frère ne serait pas mort », le font manifestement voir.
Elles lui parlent comme d'un homme d'une grande vertu, comme d'un homme
illustre et célèbre.
Mais voyez ce que leur répond Jésus-Christ « Votre frère ressuscitera
(23) »; par là il réfute, il rejette ces paroles: « Tout ce que vous demanderez
». Il n'a point dit : Je demanderai, mais quoi? « Votre frère ressuscitera ».
S'il eût dit : O femme ! regardez-vous encore la terre? Je n'ai nullement
besoin d'un secours étranger, je fais tout par moi-même, ces paroles auraient
fait de la peine à cette femme , elles l'auraient offensée. Mais en disant: «
Votre frère ressuscitera», le Sauveur tient un milieu , et par les paroles qui
suivent il a insinué ce que je viens de dire. Marthe ayant dit : « Je sais
qu'il ressuscitera en la résurrection » qui se fera « au dernier jour (24) »,
Jésus-Christ lui découvre plus clairement son pouvoir par sa réponse : « Je «
suis la résurrection et la vie (25) » ; lui montrant qu'il n'a nullement besoin
du secours d'autrui, puisqu'il est lui-même la vie. S'il avait besoin de
l'assistance d'un autre, comment serait-il lui-même la résurrection et la vie?
A la vérité, il ne l'a pas si clairement expliqué, mais néanmoins il en a assez
dit pour le faire entendre. Et encore, Marthe avant répondu : « Tout ce que
vous demanderez », etc. Jésus lui explique : « Celui qui croit en moi, quand il
serait mort, vivra » faisant connaître que c'est lui qui distribue tous les
biens, et que c'est à lui qu'il faut s'adresser pour les obtenir.
« Et quiconque vit et croit en moi, ne mourra point à jamais (26) ».
Considérez de quelle manière le Sauveur élève l'esprit de Marthe; car son
oeuvre n'était pas limitée à la seule résurrection de Lazare. Il fallait aussi
que cette femme et ceux qui se trouvaient là présents avec elle
connussent ce mystère c'est pour cela qu'avant de ressusciter Lazare il fait un
discours. Que si Jésus-Christ est la résurrection et la vie, sa puissance n'est
point circonscrite dans un lieu : partout et en quelque endroit qu'il soit, il
peut ressusciter, il peut donner la vie. Encore, si ces femmes avaient dit,
comme le centenier : «Dites une parole, et mon serviteur sera guéri » (Matth.
VIII, 8); sans doute le Sauveur aurait aussitôt ressuscité leur frère. Mais
comme elles l'avaient envoyé chercher et prié de venir, il vint en effet, mais
pour les tirer de la basse opinion qu'elles avaient de lui : et il se rendit au
lieu où on avait mis Lazare ; mais en même temps qu'il condescend à leur
faiblesse, il fait voir qu'il peut guérir et ressusciter, quoique absent et
très-éloigné; voilà pourquoi il diffère, il retarde l'exécution du miracle. Une
grâce obtenue sur-le-champ fût demeurée ensevelie dans le silence : il fallait
que la corruption du cadavre fît des progrès.
Mais cette femme, d'où pouvait-elle savoir que Jésus ressusciterait son
frère? Elle lui avait ouï dire bien des choses sur la résurrection ; mais c'est
depuis peu qu'elle désirait en voir l'effet. Remarquez-le, elle a encore des
sentiments bien bas et bien terrestres. Jésus lui ayant dit : « Je suis la
résurrection et la vie », elle ne répondit pas : Ressuscitez mon frère; mais
que répond-elle? « Je crois que vous êtes le Christ, le Fils de Dieu ». Que lui
réplique donc Jésus-Christ? « Quiconque croit en moi, quand il serait mort,
vivra» c'est-à-dire, s'il est mort de la mort du corps. « Et quiconque vit et
croit en moi, ne mourra point (26) » ; savoir, de la mort de l'âme. Puis donc
que je suis la résurrection, si votre frère est maintenant mort, n'en soyez
point inquiète, ne vous troublez point, mais croyez « en moi ». Car la mort du
corps n'est point une mort. Par ces discours le Sauveur console Marthe de la
mort de son frère : il lui donne aussi une bonne espérance, et en lui
promettant que son frère ressuscitera, et en disant hautement : « Je suis la
résurrection », et encore, en assurant que si, après être ressuscité, il meurt
une seconde fois, il n'en souffrira aucun dommage. C'est pourquoi la mort
d'ici-bas n'est point à craindre; en d'autres termes, votre frère n'est point
mort, et vous aussi vous ne mourrez point : « Croyez-vous cela? Elle répondit :
je crois que vous êtes le Christ, « le Fils de Dieu, qui êtes venu en ce monde
». Il paraît bien que cette femme n'a pas compris ce que lui disait
Jésus-Christ. A la vérité, elle sentit que c'était quelque chose de grand, mais
elle ne comprit pas tout : c'est pour cela qu'interrogée sur une chose, elle
répond sur une autre : mais cependant elle eut cet avantage, que son affliction
se dissipa entièrement. Telle est en effet la vertu de la parole de
Jésus-Christ. Ainsi l'une dés sueurs avait pris les devants, l'autre la suivit.
L'amour dont elles étaient animées pour leur Maître ne leur permettait pas de
ressentir vivement leur infortune : l'influence de la grâce communiquait la
sagesse au coeur même de ces femmes.
4. Mais aujourd'hui, entre autres défauts, les femmes sont possédées
d'étranges maladies dans le deuil et dans les calamités elles font une vaine
montre de leur affliction, elles découvrent leurs bras, elles s'arrachent les
cheveux, elles se déchirent les joues; les unes par douleur, les autres par
ostentation : d'autres découvrent leurs bras par impudicité en présence des
hommes. O femme, que faites-vous? Vous vous dépouillez honteusement au milieu
de la place publique, vous qui êtes un membre de Jésus-Christ; sur la place
publique, dis-je, et devant des hommes? Vous arrachez vos cheveux, vous
déchirez vos vêtements, vous jetez de grands cris, vous imitez les danses des
Ménades (1), et vous ne croyez pas offenser Dieu? Quelle extravagance et quelle
folie ! Les païens n'en riront-ils pas? Ne diront-ils pas que notre religion,
que notre doctrine n'est qu'un conte et qu'une fable? Oui, sans doute; ils
diront : il n'y a point de résurrection; mais les dogmes chrétiens sont
ridicules, ils ne sont que mensonges et qu'illusions. Car parmi eux les femmes,
comme s'il ne restait plus rien après cette vie, ne font nulle attention à
leurs Ecritures : leurs Ecritures et tout ce qu'ils enseignent ne sont que de
pures fictions, comme le prouve la conduite de ces femmes. En effet, si elles
croyaient que celui qui est mort, n'est point véritablement mort, mais qu'il
est passé à une meilleure vie, elles ne pleureraient pas comme s'il n'était
plus; elles ne s'affligeraient point tant, elles ne prononceraient pas de ces
sortes de paroles, qui
1. Ménade, bacchante, femme en fureur qui, chez les païens, célébrait
les fêtes de Bacchus. On appelle aussi Ménade, une femme emportée et furieuse,
qui ne garde aucune mesure, etc.
sont une visible démonstration de leur incrédulité : je ne te verrai
plus, je ne te retrouverai plus. Tout n'est que fables et illusions parmi les
chrétiens. Que si la résurrection, qui est le fondement et le gage de tous les
biens qu'ils espèrent, n'obtient nulle créance parmi eux, à bien plus forte
raison ne croiront-ils point à leurs autres dogmes?
Non, les gentils ne sont pas si faibles, ni si lâches : plusieurs
d'entre eux ont donné des preuves de sagesse. Une femme païenne, apprenant que
son fils était mort au combat, fit aussitôt cette demande : En quel état est
notre patrie, où en sont nos affaires? Un de leurs philosophes, qui avait sur
la tête une couronne de fleurs, reçoit la nouvelle qu'un de ses fils était mort
pour la patrie; alors il ôte sa couronne, il demande lequel (car il en avait
deux); l'ayant appris, il la remet sur-le-champ. Beaucoup de païens ont donné leurs
fils et leurs filles pour être offerts en sacrifices à leurs dieux. Les femmes
de Sparte exhortaient ainsi leurs enfants : Ou rapportez vos boucliers du
combat, ou qu'on vous rapporte morts sur vos boucliers. Certes, j'ai honte de
voir les gentils philosopher si bien et montrer tant de sagesse, tandis que
nous nous conduisons si honteusement. Ceux qui n'ont aucune idée de la
résurrection, se conduisent comme s'ils en avaient une vraie connaissance ; et
nous qui en sommes parfaitement instruits, nous vivons comme si nous n'en
avions point entendu parler. Plusieurs font, par respect humain, ce qu'ils ne
feraient pas pour Dieu même. Car les femmes qui sont au-dessus des autres par
leurs richesses, n'arrachent point leurs cheveux, elles ne découvrent pas leurs
bras, et en cela même elles sont très-blâmables, non de ne pas découvrir leurs
bras, mais de ne le faire que par crainte de se déshonorer et non par esprit de
piété. Le respect humain les retient, les empêche de se livrer à leur
affliction, et la crainte de Dieu n'est point capable d'arrêter leurs larmes et
de réprimer leurs douleurs? Une pareille conduite n'est-elle pas des plus
condamnables?
Il faudrait donc que ce que font les femmes riches, parce qu'elles sont
riches, les femmes pauvres le fissent de même par la crainte de Dieu.
Aujourd'hui tout est renversé, on fait tout le contraire de ce qu'on devrait :
celles-là sont retenues par vaine gloire; celles-ci par faiblesse manquent à la
pudeur. Fatale absurdité ! Nous faisons tout pour les hommes, tout pour la
terre, mais ce n'est rien encore : on tient des discours ridicules, insensés. A
la vérité, le Seigneur dit : « Bienheureux ceux qui pleurent » (Matth. V, 5),
mais il parle de ceux qui pleurent leurs péchés, et la douleur du péché ne fait
pleurer personne; nul ne se met en peine de la perte de son âme. Il ne nous est
pas commandé de pleurer ceux qui sont morts, et nous les pleurons.
Quoi donc ! direz-vous, il ne sera pas permis de pleurer la mort d'un
homme? Ce n'est point là ce que je défends: je blâme ces coups, ces
meurtrissures, ces pleurs excessifs et immodérés. Je ne suis ni dur ni
inhumain; je sais la faiblesse de la nature, et les regrets que laisse après
elle une longue intimité. Nous ne saurions nous empêcher de pleurer;
Jésus-Christ lui-même l'a fait voir, il a pleuré Lazare. Faites de même;
pleurez, mais doucement, mais modestement, mais avec la crainte de Dieu. Si
vous pleurez de cette sorte, vous ne pleurez pas comme ne croyant point à la
résurrection, mais comme ne pouvant supporter la séparation.
5. En effet, ceux qui vont faire un long voyage, nous les accompagnons
de nos larmes, mais nous ne pleurons pas comme si nous désespérions de les
revoir. Vous de même répandez des larmes sur ce mort, comme si vous l'envoyiez
faire un voyage devant vous (1). Ce n'est point un commandement que je vous
fais, je ne parle ainsi que pour m'accommoder à votre faiblesse. Si celui qui
est mort était un pécheur, s'il a souvent offensé Dieu, sûrement il faut le
pleurer, ou plutôt nous ne devons pas seulement pleurer sur lui, ce qui ne lui
sert de rien, mais nous devons faire ce qui lui peut être utile et le secourir:
par exemple, des aumônes, des oblations, et encore se féliciter de ce qu'il
n'aura plus l'occasion de pécher ; mais si c'était un juste, il faut s'en
réjouir, parce qu'il est arrivé au port; qu'il n'a plus rien à craindre, ni nul
risque à courir. S'il est jeune, il faut encore se réjouir de le voir si
promptement délivré des maux et des calamités de cette vie; s'il est vieux,
c'est pour nous un sujet de joie et de consolation, qu'il ait si longtemps joui
de ce qu'on regarde comme un bien très-désirable (2). Mais pour
1. Ceux qui meurent, dit Grégoire de Nazianze, ne font que prendre les
devants. (Orat. XIX.)
2 C.-à-d. de cette vie
présente.
vous, vous passez sur toutes ces considérations; vous appelez vos
servantes, vous les excitez à pleurer, comme pour honorer davantage le mort, et
c'est là une honte et une extrême infamie. L'honneur que vous lui devez rendre
ne consiste pas à verser des larmes, à pousser des gémissements et des cris,
mais à chanter des hymnes et des }psaumes; mais à mener vous-mêmes une vie
très-pure et très-sainte. Le juste qui est sorti de ce monde, encore que
personne n'assiste à ses funérailles, demeurera avec les anges; mais le pécheur
qui est mort dans son péché, eût-il toute la ville à son convoi , n'en tirera
aucun profit.
Voulez-vous honorer les morts? faites tout autrement que vous n'avez
accoutumé de faire; répandez des aumônes, faites de bonnes oeuvres, des
oblations, offrez le saint sacrifice de nos autels (1). A quoi bon tant de
pleurs? J'ai appris encore une chose bien triste : c'est que par ces torrents
de larmes beaucoup de femmes cherchent à s'attirer des amants, comptant sur ce
grand deuil et la violente douleur qu'elles font éclater pour se procurer la
réputation d'aimer passionnément leurs maris. O invention diabolique ! O
artifice de Satan ! Jusques à quand serons-nous terre et cendre, et jusques à
quand serons-nous chair et sang? Levons les yeux au ciel, ayons des sentiments
spirituels. Quels reproches, quelles remontrances ferons-nous encore aux
gentils ? Comment oserons-nous leur enseigner la résurrection, leur parler des
vertus chrétiennes? Y a-t-il de la sûreté dans une vie si dérangée Ignorez-vous
que la tristesse cause la mort? La douleur aveuglant l'esprit, non-seulement ne
permet pas de voir les choses comme il faut, mais elle produit de grands maux.
Par
1. C.-à-d. par les mains des
ministres de l'Eglise.
ces excès, nous offensons Dieu et nous ne faisons aucun bien ni aux
morts ni à nous-mêmes; mais, par la modération, nous nous rendons agréables à
Dieu, et les hommes nous comblent de louanges. bi nous ne nous laissons point
abattre par la douleur, nous sommes promptement délivrés de-ce qui nous en reste
par le Seigneur. Mais si nous nous y abandonnons, il nous laisse en quelque
sorte en son pouvoir. Si nous rendons grâces au Seigneur, nous ne perdrons
point courage.
Et comment, direz-vous, celui qui a perdu son fils, ou sa fille, ou sa
femme, peut-il s'empêcher de pleurer? Je ne dis point qu'il ne faut pas
pleurer, mais je dis qu'il ne faut pas pleurer avec excès. En effet , si nous
pensons que c'est Dieu qui a pris celui que nous avons perdu, et que notre
mari, notre fils, était né mortel, nous nous consolerons bientôt. Que ceux-là
donc s'affligent, qui désirent une chose qui est au-dessus de la nature.
L'homme est né pour mourir, pourquoi vous affliger de ce qui arrive par l'ordre
de la nature ? Vous plaignez-vous de manger pour vous conserver !a vie? Voulez-vous
vivre sans manger? Faites de même à l'égard de la mort : vous êtes né mortel
(Héb. IX, 27), ne demandez point à être immortel ici-bas. Il est arrêté que les
hommes meurent une fois. Ainsi donc ne vous attristez point, ne vous tourmentez
point, mais souffrez une loi qui est fixe et invariable pour tous les hommes.
Pleurons nos péchés, voilà un deuil salutaire, voilà un acte de vraie
philosophie. Ne cessons donc jamais de les pleurera afin qu'en l'autre vie nous
puissions jouir de la joie et du repos éternels, par la grâce et la miséricorde
de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, dans tous les
siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
1. La philosophie est un grand bien. Je parle de la nôtre, car, pour
les doctrines des gentils, ce ne sont que des paroles et des fables, et encore
des fables qui n'ont rien de philosophique. En effet, parmi eux tout se fait
par gloire et par vanité. La philosophie est donc un grand bien, puisque dans
cette vie même elle nous récompense. Par exemple, celui qui méprise les
richesses, sent déjà, dès à présent, toute l'utilité de ce mépris, il est
exempt de tous soins superflus et inutiles. Celui qui foule aux pieds la
gloire, reçoit dès ici-bas sa récompense, puisqu'il n'est esclave de personne;
puisqu'il jouit de la véritable liberté. Celui qui désire les biens du ciel,
reçoit en ce monde sa récompense, puisqu'il ne fait aucun cas des choses
présentes, et que facilement il surmonte toutes les peines et les afflictions
de cette vie.
Voici donc une femme philosophe qui a reçu ici la récompense de sa
philosophie. Elle est plongée dans sa douleur, elle est trempée de ses larmes
et environnée d'un grand monde qui était venu la consoler, et elle n'attend pas
que le Maître arrive chez elle, elle n'a point d'égard à sa dignité; le deuil,
une violente affliction ne sont point capables de la retenir. Et toutefois
c'est une des faiblesses des femmes qui pleurent de se faire un point d'honneur
de leur deuil devant ceux qui les voient pleurer. Il en est tout autrement de
Marie; elle n'a pas plus tôt appris l'arrivée du Maître, qu'elle court
au-devant de lui. Or Jésus n'était pas encore entré dans le bourg, car il
marchait lentement, afin qu'on ne crût pas qu'il s'empressait d'aller faire le
miracle, et qu'on sût qu'il n'était venu que parce qu'on l'en avait prié. Et
c'est là ce que veut insinuer l'évangéliste, quand il dit que Marie se leva
aussitôt, ou bien il veut nous apprendre qu'elle accourut ainsi pour prévenir
l'arrivée du Maître et ne lui pas donner la peine de venir chez elle. Au reste,
elle ne vint pas seule, mais accompagnée des Juifs qui étaient dans sa maison.
Marthe fit donc preuve d'une grande prudence en appelant tout bas sa sueur,
pour ne pas troubler la compagnie, et en s'abstenant de dire pourquoi elle
l'appelait, car si les Juifs l'avaient su, plusieurs d'entre eux se seraient
retirés. Mais, croyant qu'elle allait au sépulcre [416] pour pleurer, ils la
suivirent tous, et peut-être même cela servit à confirmer la mort de Lazare.
« Et elle se jeta à ses pieds (32) ». Marie était plus fervente que sa
sueur; elle ne craignit pas cette foule de peuple qui l'accompagnait, ni le soupçon
qu'avaient formé les Juifs sur le pouvoir de Jésus, car plusieurs de ses
ennemis disaient : « Ne pouvait-il pas empêcher qu'il ne mourût, lui qui a
ouvert les yeux à un aveugle-né ? » Mais le Maître est présent, c'en est assez
pour chasser tous les raisonnements humains : elle n'est attentive qu'à
l'honorer et à lui donner publiquement des marques de son amour. Et que
dit-elle ? « Seigneur, si vous eussiez été ici, mon frère ne serait pas mort ».
Que répond Jésus-Christ? Il ne lui parle point encore, il ne lui dit même pas
ce qu'il avait dit à sa sueur, car il y avait là un grand peuple, et ce n'était
point le temps de parler de ces choses. Mais il s'accommode au temps et aux
personnes, il s'abaisse, et faisant connaître qu'il a une nature humaine , il
pleure un peu, et cependant il diffère d'opérer le miracle. Comme le miracle
qu'il fallait faire était grand, et tel que rarement il en avait fait de
semblables; comme aussi en le voyant plusieurs allaient croire en lui, de peur
que s'il l'eût fait en l'absence du peuple, on n'y crût point, et qu'on n'en
retirât aucun profit, le divin Sauveur attire beaucoup de témoins, se
proportionnant en cela à la faiblesse de notre nature, pour ne pas perdre cette
proie. Et il montre ce qu'il a d'humain, il pleure, il se trouble; en effet,
l'affection humaine a coutume d'exciter des larmes. Ensuite, Jésus sentant son
âme s'attendrir et les larmes lui venir aux yeux, car ces mots : « Il frémit en
son esprit », marquent ces mouvements intérieurs, il les retint et calma le
trouble qui paraissait au dehors, et alors il dit : « Où l'avez-vous mis (34) ?
» pour ne pas faire cette demande en pleurant. Mais pourquoi demande-t-il?
Parce qu'il ne voulait pas aller au devant de leurs sollicitations, mais au
contraire les attendre et les écouter, afin qu'ensuite le miracle fût exempt de
tout soupçon. « Ils lui répondirent: Seigneur, venez et voyez. Alors Jésus
pleura (35) ».
Remarquez-vous, mes frères, que Jésus n'a encore donné aucun signe de
la résurrection qu'il voulait faire, et qu'il semble aller au tombeau, non
pour, ressusciter Lazare, mais pour le pleurer? Les Juifs nous le font
eux-mêmes connaître par ce qu'ils disent : « Voyez comme il l'aimait (36) ;
mais il y en eut » aussi « quelques-uns qui dirent : Ne pouvait-il pas empêcher
qu'il ne mourût, lui qui a ouvert les yeux à un aveugle-né (37)?» Ces Juifs
étaient dans le deuil et dans l'affliction, et ils n'avaient point encore
réprimé la malice de leur coeur ! Mais, ô Juifs, Jésus-Christ va faire une
oeuvre beaucoup plus merveilleuse, car il est bien plus grand et plus admirable
de rappeler un mort a la vie, que d'empêcher un homme vivant de mourir et de
chasser la mort qui le presse. Ce qui devait donc leur faire admirer sa vertu
et sa puissance, est cause qu'ils le calomnient. Mais néanmoins ils. confessent
que Jésus-Christ a ouvert les yeux à un aveugle : et au lieu de l'admirer pour
ce prodige, ils s'en servent, au contraire, pour lui reprocher de n'avoir pas
fait encore cet autre miracle. Ce n'est point seulement en cela que se
manifeste leur perversité et la corruption de leur coeur ; c'est encore en ceci
qu'avant même que Jésus fût arrivé, et avant qu'il eût rien fait, sans attendre
l'événement, sans savoir ce qu'il fera, ils lui adressent des reproches. Ne
voyez-vous pas quelle était leur prévention?
2. Jésus vint donc au sépulcre, et de nouveau il réprime son
attendrissement. Pourquoi et dans quel dessein l'évangéliste répète-t-il
expressément plusieurs fois que Jésus avait pleuré, et qu'il avait frémi? C'est
pour nous apprendre qu'il s'était véritablement revêtu de notre nature. Comme
saint Jean avait beaucoup plus parlé de Jésus-Christ, et en avait dit de plus
grandes choses que tous les autres évangélistes, il a fait plusieurs fois
remarquer en lui les faiblesses humaines, les infirmités de la nature
corporelle. Saint Jean, dans l'histoire de la passion, n'entre pas dans les
mêmes détails que les autres évangélistes : il ne dit pas que Jésus fut triste,
qu'il tomba en agonie, mais il rapporte, au contraire, qu'il renversa par terre
ceux qui étaient venus pour le prendre : ce qu'il a donc omis en cet endroit,
il le supplée ici, en racontant qu'il pleura, qu'il se troubla, qu'il frémit.
En effet, lorsque saint Jean parle de la mort de Jésus-Christ, il se sert de,
ces termes : « J'ai le pouvoir de quitter la vie » (Jean, X, 13); rien ici qui
se ressente de la faiblesse de notre nature. Mais les autres évangélistes,
voulant prouver et faire connaître la vérité de l'incarnation, se sont
particulièrement attachés à rapporter tout ce qu'il y a eu d'humain dans la
passion du Sauveur : saint Matthieu prouve son incarnation, son humanité par
l'agonie, par le trouble, par la sueur : et ici saint Jean, par la tristesse,
par les larmes. Si Jésus-Christ n'eût pas été de notre nature, il ne se serait
pas senti plusieurs fois ému, troublé, dans la tristesse, dans la douleur.
Mais que répond Jésus aux reproches que lui font les Juifs? Il ne se
justifie point sur leur accusation - et qu'était-il besoin de réfuter par des
paroles ceux que dans un moment il allait plus sûrement, et avec moins de
peine, convaincre de calomnie par ses œuvres ? « Mais il leur dit : Otez la
pierre (39) ». Pourquoi, avant d'arriver au tombeau, Jésus n'appela-t-il pas
Lazare, et ne lui commanda-t-il pas de se lever et d'en sortir? Ou même,
pourquoi ne le ressuscita-t-il pas, lorsque la pierre était encore sur le
tombeau? Celui qui, par sa veule parole, pouvait donner à un mort la vie et le
mouvement, pouvait bien aussi, à plus forte raison, par cette même parole, ôter
la pierre de son tombeau ; celui qui, par sa parole, fit marcher, un homme qui
avait les pieds et les mains liés de bandes , pouvait aussi beaucoup plus
facilement, par la même vertu, remuer une pierre? Même absent et éloigné il
pouvait faire toutes ces choses , pourquoi donc ne les a-t-il lias faites? Il
ne les a pas faites, afin de rendre les Juifs témoins du miracle : il ne les a
pas faites, de peur qu'ils ne dissent ce qu'ils avaient dit de l'aveugle : «
C'est lui, ce n'est pas lui ». Car ces mains liées et leur propre présence
auprès du sépulcre, suffisaient pour établir que celui qui ressuscitait était
Lazare lui-même.
C'est pourquoi, si les Juifs n'étaient pas venus au sépulcre, ils
auraient cru voir ou un fantôme, ou un autre homme, et non Lazare lui-même.
Mais maintenant qu'ils sont venus, qu'ils ont eux-mêmes ôté la pierre, que par
l'ordre de Jésus ils ont délié les bandes dont Lazare était lié, que ces amis
qui l'ont tiré du tombeau, l'ont reconnu à ces bandes, que ses sueurs ont été
présentes, qu'une d'elles a dit : « Il sent déjà mauvais, car il y a déjà
quatre jours qu'il est là (39) » ; maintenant, dis-je, toutes ces choses sont
plus que suffisantes pour les forcer, malgré eux, à rendre témoignage du
miracle. Voilà pourquoi Jésus leur commande d'ôter la pierre, par où il leur
fait voir qu'il va ressusciter Lazare : voilà aussi pourquoi il demande: « Où
l'avez-vous mis? » Il le demande, afin que ceux qui avaient dit : « Venez et
voyez » ; et qui avaient conduit Jésus au sépulcre, ne puissent pas dire que
c'est un autre qui a été ressuscité : il le demande, afin que la voix et les
mains rendent témoignage; la voix, en disant : « Venez et « voyez »; les mains,
en ôtant la pierre et en déliant les bandes. Il le demande, afin que la vue et
l'ouïe portent aussi leur témoignage celle-ci pour avoir entendu la voix,
l'autre pour avoir vu Lazare sortir du tombeau; et encore : l'odorat est un
témoin, il a senti la mauvaise odeur : « Il sent déjà mauvais », a-t-on dit, «
car il y a quatre jours qu'il est là ».
J'ai donc eu raison de dire que Marthe n'avait pas compris cette parole
de Jésus-Christ « Quand il serait mort, il vivra ». Faites attention à ce
qu'elle répond maintenant : elle parle comme s'il était impossible de faire
cette résurrection, parce qu'il y a longtemps que le corps, est dans le
tombeau. C'était en effet une chose bien surprenante que de ressusciter un
cadavre enterré depuis quatre jours et corrompu. Mais observons ici que Jésus,
quand il a parlé à ses disciples, a dit : « Afin que le Fils de Dieu soit
glorifié », parlant de lui-même, mais qu'à la femme il dit : « Vous verrez la
gloire de Dieu », parlant du Père. Remarquez-vous, mes frères, que la
différence des auditeurs est la cause de cette différence que vous voyez dans
le langage? Jésus, adressant la parole à Marthe, liai rappelle ce qu'il lui a
dit; comme s'il la reprenait de l'avoir oublié; ou bien, ne voulant pas jeter
dans le trouble et dans la frayeur ceux qui étaient présents, il lui dit
doucement : « Ne vous ai-je pas dit que, si vous croyez, vous verrez la gloire
de Dieu (40) ? »
3. La foi est donc un grand bien : oui, certes, la foi est un grand
bien et la source de beaucoup de biens : c'est par elle que les hommes peuvent
faire les œuvres de Dieu en son nom. « Si vous avez la foi », dit Jésus-Christ,
« vous direz à cette montagne : Transporte-toi d'ici, et elle se transportera »
(Marc, XVII, 19); et encore : « Celui qui croit en moi, fera lui-même les
oeuvres que je fais, et en fera encore de plus grandes ». (Jean XIV, 12.) Quelles
sont ces plus grandes œuvres ? Celles [418] que les disciples ont faites dans
la suite. L'ombre de Pierre a rendu la vie à un mort. Et c'est par là que la
puissance de Jésus-Christ éclatait davantage. Car i1 n'était ni si admirable,
ni sil étonnant, qu'étant en vie, il fît des miracles, que de voir ses
disciples, après sa mort, en faite de plus grands en son nom; c'était là en
effet une preuve incontestable de sa résurrection. Si Jésus ressuscité s'était
fait voir à vous; on n'aurait pas si bien cru à sa résurrection, on aurait pu
dire : c'est un fantôme. Mais celui qui, après sa mort, voyait son nom seul
opérer de beaucoup plus grands miracles que lorsqu'il vivait et demeurait parmi
l'es hommes, ne pouvait refuser de croire, s'il n'était complètement fou. La
foi est donc un grand bien; mais c'est la foi qui part d'un coeur fervent,
plein, d'amour et d'ardeur. La foi nous fait philosophes et montre que nous le
sommes ; elle nous découvre la bassesse de la nature humaine, et, rejetant tous
les vains raisonnements, elle s'élève aux choses du ciel et les, contemple, ou
plutôt; ce que la sagesse humaine ne peut comprendre, elle le comprend aisément
et le met en pratique. Attachons-nous y donc, à cette foi, et ne confions point
notre salut à des raisonnements: Dites-moi, je vous, prie, pourquoi les gentils
n'ont rien, pu comprendre? N'étaient-ils pas remplis de toutes les
connaissances de la sagesse humaine? Pourquoi n'ont-ils pas pu surpasser des
pêcheurs, des faiseurs de tentes, des hommes sans intelligence? N'est-ce pas
parce qu'ils s'appuyaient uniquement sur leurs propres lumières, parce qu'ils
voulaient tout tirer de leur, faible raison; et, qu'au contraire ceux-ci
laissaient tout à là foi, et ne voulaient être, éclairés que de sa lumière?
Voilà pourquoi-les . apôtres ont de beaucoup surpassé les Platon, les
Pythagore, et tant d'autres rêveurs voilà pourquoi ils ont surpassé les
astrologues, les mathématiciens, les géomètres, les arithméticiens et tous les
autres savants, de quelque science qu'ils fussent ornés, de toute la distance,
qui existe entre des philosophes dignes de ce nom et des hommes privés du sens
commun: Remarquez, en effet, que les apôtres ont enseigné que l'âme est
immortelle, et que non-seulement ils en ont fait connaître l'immortalité, mais
encore qu'ils l'ont persuadée. Mais
1. Que nous sommes philosophes, c'est-à-dire, que nous sommes
véritablement chrétiens : Que nous suivons les, principes et les lumières de
l'Evangile, de la sagesse, de la droite raison, etc.
les philosophes n'ont pas connu d'abord ce que c'est que l'âme, et
après qu'ils en eurent découvert l'existence et l'eurent distinguée, du corps,
ils se sont divisés entre eux; les uns disant qu'elle est incorporelle, les
autres qu'elle est corporelle, et qu'elle se dissout et périt avec le corps :
les philosophes ont dit encore que le ciel est animé, et qu'il est un Dieu ;
-mais les pêcheurs ont enseigné que Dieu a créé le ciel, et l'ont persuadé aux
hommes.
Au reste, que les gentils donnent, tout su raisonnement, il n'est rien
en cela qui nous doive surprendre; maïs que ceux qui paraissent faire
profession de la foi, ne soient au fond que des hommes animaux, c'est ce qui
est .véritablement digne de nos larmes. Voilà pourquoi ils sont également
tombés dans l'erreur; les uns soutiennent, qu'ils connaissent Dieu aussi bien
qu'il se connaît lui-même; ce que les païens mêmes n'ont jamais osé dire les
autres, que Dieu ne peut engendrer ni produire sans passion; n'attribuant à
Dieu rien de plus qu'aux hommes : d'autres enseignent que les bonnes moeurs,
qu'une conduite irréprochable, ne servent à rien; mais le temps ne me permet
pas de réfuter ces extravagances.
4. Jésus-Christ et saint Paul déclarent, et ont très-grand soin de
faire entendre que la foi, quelque sainte et orthodoxe qu'elle soit, n'est
d'aucune utilité, si la vie est impure. Jésus-Christ le déclare, par ces
paroles : « Ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, n'entreront pas tous dans
le royaume des cieux ». (Matth. 21.) Et encore : «Plusieurs me diront en ce
jour-la : Seigneur, Seigneur, n'avons nous pas prophétisé en votre nom ? Et
alors je leur dirai hautement : Je ne vous ai jamais connus : Retirez-vous de
moi, vous qui, faites des œuvres d’iniquité ». (Ibid. 22, 23.) Car ceux qui ne
veillent point sur eux-mêmes, tombent facilement dans le péché, quand bien même
ils auraient, une foi pure et saine. Et saint Paul le marque dans son Epître
aux Hébreux, par cet avis qu'il leur donne : « Tâchez », dit-il, « d'avoir la
.paix avec tout le monde », et de vivre dans «la sainteté, sans laquelle, nul
ne verra Dieu». (Héb. XII,14.) L'apôtre appelle sainteté la chasteté, voulant
que chacun se contente de sa femme, et qu'il n'en aille point chercher d'autre.
Celui qui ne se contente pas de sa femme, ne peut se [419] sauver; il se perd,
quand bien même il ferait une infinité de bonnes oeuvres, parce qu'il est
impossible que le fornicateur entre dans le royaume des cieux; et, que dis-je,
le fornicateur t ce n'est plus là une fornication, mais c'est un adultère.
Comme la femme qui est liée avec un homme, si elle en connaît un autre, commet
un adultère : de même l'homme qui est lié avec une femme, s'il s'approche d'une
autre , est adultère. Or, l’adultère ne sera point héritier du royaume des
cieux, mais il tombera dans l'enfer. Ecoulez ce que dit Jésus-Christ : « Il
tombera là où lever qui les ronge ne meurt point, et où le feu ne s'éteint
point ». (Marc, IX, 45.)
En effet, point de pardon pour celui qui, ayant la consolation d'avoir
une femme, assouvit sa concupiscence sur une autre; car c’est véritablement là
du libertinage. Que si bien des fidèles, afin de se livrer au jeûne et à
l'oraison, s'abstiennent de leur femme (I Cor. VII, 5), celui qui, ne se
contentant pas de la sienne, en prend une autre, quel feu ne se prépare-t-il
pas? S'il n'est point permis à celui qui a renvoyé et répudié sa femme, de
s'approcher d'une autre (Matth. V, 32) « (car c'est là un adultère) », quel
crime me commet pas celui qui, gardant sa femme, en prend, une autre? Ne
négligez donc rien, tous tant que vous êtes, pour bannir, ce vice de votre âme,
arrachez-le jusqu'à la racine: Celui qui tombe dans un tel désordre, se fait
plus de tort qu'il n'en fait à sa femme. Ce péché est si grand et si indigne dé
pardon, que Dieu punit la femme qui se sépare de son mari malgré lui, quoiqu'il
soit idolâtre; et qu'au contraire il ne punit point celle qui se sépare d'un
mari adultère. Voyez-vous bien toute l'énormité de ce mal? Saint Paul dit: « Si
une femme fidèle a un mari qui soit infidèle, et qu'il consente ode demeurer
avec elle, qu'elle ne se sépare point d'avec lui ». (I Cor. VII, 13.) Mais
Jésus-Christ parle autrement de la femme adultère; et qu'en dit-il? « Quiconque
aura quitté sa femme, si ce n'est en cas d'adultère, la fait devenir adultère
». (Matth. V, 32.) Si le mariage de deux corps n'en fait qu'un seul (Matth.
XIX, 5), de là il s'ensuit que celui qui se joint à une prostituée, est un même
corps avec elle. (I Cor. VI, 16.) Comment donc une femme vertueuse et modeste,
qui est un membre de Jésus-Christ, permettra-t-elle à un mari adultère de
s'approcher d'elle? Comment s'unira-t-elle à un membre de prostituée? Observez,
mes frères, combien ceci est étonnant : la femme fidèle qui demeure avec un
mari infidèle ne devient point impure, car l'apôtre dit : « Le mari infidèle est
sanctifié par la femme fidèle ». (I Cor. VII, 44.) Il ne parle pas de même de
la femme prostituée , mais il dit : « Arracherai-je donc à Jésus-Christ ses
propres membres, pour les faire devenir les membres d'une prostituée? » (I Cor.
VI, 15.) En effet, qu'un mari infidèle habite avec la femme fidèle , la
sainteté demeure et ne se perd point; mais la cohabitation avec l'adultère la
détruit : donc, l'adultère est un très-grand mal, et un mal qui procure un
supplice éternel. Dans cette vie même il vous attire des maux sans nombre, il
vous fait mener une vie misérable, qui ne diffère point de celle de ces
malheureux qui sont condamnés au supplice, lorsque, pour commettre le crime,
vous tentez d'entrer furtivement dans une maison étrangère, et que, hommes libres
ou esclaves, tout le monde vous est suspect.
C'est pourquoi je vous conjure, mes frères, l'appliquer tous vos soins
à vous délivrer de cette affreuse maladie. Si vous ne le faites pas, n'ayez
point la témérité d'entrer dans le temple du Seigneur. Il ne faut pas que les
brebis galeuses et malades se mêlent parmi celles qui sont saines et
vigoureuses, mais il faut qu'elles soient séparées du troupeau jusqu'à' leur
guérison. Nous sommes les membres de Jésus-Christ, ne devenons point les
membres, d'une prostituée. Ce lieu n'est point une maison de prostitution,
c'est l'Eglise : si vous êtes les membres d'une prostituée, n'y venez point
pour ne pas déshonorer le lieu saint. Quand même il n'y aurait point d'enfer,
point de supplice : après ce mutuel consentement que vous vous êtes
solennellement donné, après que le flambeau nuptial a été allumé, après que
vous avez contracté un légitime mariage, vécu ensemble, donné le jour à des
enfants, comment oserez-vous vous joindre à une autre femme? comment
n'avez-vous pas horreur de ce crime, comment n'en rougissez-vous pas?
Ignorez-vous que ceux .qui, après la mort de leur femme, en épousent une,
autre, sont blâmés de bien des gens, quoiqu'il n'y ait ni peine ni punition
attachée aux secondes noces? Et vous, du vivant de votre femme,, vous en prenez
une autre : quelle n'est pas votre incontinence ! Apprenez ce [420] que dit
l'Ecriture des libertins de cette espèce : « Le ver qui les ronge ne mourra
point, et le feu qui les brûle ne s'éteindra point ». (Marc, IX, 45.) Que ces
menaces vous remplissent d'effroi, craignez ce lieu de tourments. La volupté
que vous ressentez maintenant n'est pas aussi grande que sera grand le supplice
auquel vous serez condamnés. Mais Dieu vous garde de vous exposer à un pareil
malheur ! que plutôt il nous fasse la miséricorde d'embrasser la piété et la
sainteté, afin que nous puissions voir Jésus-Christ, et jouir des biens qu'il
nous a promis. Fasse le ciel que nous les obtenions tous, par la grâce et la
bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, et au Père et
au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
1. Ce que j'ai souvent dit, je le dirai maintenant encore: Jésus-Christ
n'a point tant en vue sa dignité que notre salut, et il ne s'attache point à
dire quelque chose de grand et d'élevé, mais ce qui peut nous attirer à lui.
Voilà pourquoi il dit peu de choses relevées et sublimes, encore les dit-il
d'une manière un peu obscure : et souvent il mêle dans son discours des choses
basses et grossières. La raison pour laquelle il use souvent de telles
expressions, la voici: c'est parce qu'elles gagnaient et attiraient plus ses
auditeurs. Il ne parle pas toujours de même, de peur de faire tort à ceux qui
devaient croire dans la suite ; mais souvent aussi il emploie ce langage, pour
ne pas offenser ceux qui étaient présents à ses discours. Car ceux qui se sont
défaits de ces bas sentiments où les tenaient leurs préjugés n'ont besoin que
de la lumière d'un seul dogme sublime pour tout comprendre; mais ceux dont
l'esprit n'avait point cessé de ramper à terre, ne se seraient sûrement point
approchés de Jésus, s'ils n'avaient fréquemment écouté des discours simples et
grossiers. Et néanmoins, après avoir entendu tant et de si grandes choses, au
lieu de lui rester fidèles, ils le lapident, ils le persécutent, ils cherchent
à le faire mourir et l'appellent blasphémateur. Se prétend-il égal à Dieu? ils
disent: « Il blasphème» (Marc, II, 7); quand il dit: « Vos péchés vous [421]
seront remis », ils l'appellent possédé du démon (Matth. IX, 2) ; et de même,
lorsqu'il dit: Celui qui écoute ma parole ne mourra point; quand il parle en
ces termes: « Mon Père est en moi, et moi dans mon Père » (Jean, X, 28), ils le
délaissent; ils se choquent et s'offensent encore lorsqu'il dit « qu'il est
descendu du ciel ». (Id. VI, 38.) Si donc les Juifs ne pouvaient souffrir ces
paroles , quoique le Sauveur les eût rarement dans sa bouche , certainement ils
auraient eu bien de la peine à l'écouter, s'il leur eût toujours dit des choses
élevées et sublimes.
Lors donc que Jésus-Christ use de ces expressions: « Je dis ce que mon
Père m'a enseigné » (Jean, VIII, 28) ; et: « Je ne suis pas venu de moi-même »
(Id. VII, 28) : alors les Juifs croient, comme le déclare ouvertement l'évangéliste,
en disant: « Lorsque Jésus disait « ces choses, plusieurs crurent en lui ».
(Jean, VIII, 30.) Or, si les paroles basses et grossières attiraient à la foi ;
si, au contraire, celles qui étaient sublimes et relevées en éloignaient; ne
serait-il pas d'une extrême folie de ne pas croire que Jésus ne se servait de
ces expressions basses que pour s'accommoder à la portée de ses auditeurs ? Et
cela est si vrai , qu'en une autre occasion le Sauveur , qui voulait dire
quelque chose de grand, garda le silence, et qu'en expliquant la raison , il
dit : « Afin que nous ne les scandalisions point, allez-vous-en à la mer, et
jetez votre ligne ». (Matth. XVII, 26.) Voilà ce qu'il fait encore ici ; car,
après avoir dit : « Je savais que vous m'exaucez toujours » , il a ajouté: «
Mais je dis ceci pour ce peuple qui m'environne, afin qu'ils croyent ». Est-ce
de notre fonds, est-ce en vertu d'une conjecture purement humaine , que nous
parlions tout à l'heure? Ainsi, quand celui qui ne veut pas se persuader, sur
la foi des textes, que les Juifs s'offensaient de paroles élevées, entend
ensuite Jésus-Christ dire lui-même qu'il s'est servi d'expressions basses et
grossières afin de ne les pas scandaliser (Jean , XII , 28) , peut-il en douter
encore, peut-il penser que Jésus parlait ainsi naturellement, et non par
condescendance? C'est encore pour cette même raison qu'une voix s'étant fait
entendre du ciel , Jésus dit : « Ce n'est pas pour moi que cette voix est
venue, mais pour vous ». (Ibid. 30.) Mais il est permis à un grand de dire
modestement de soi bien des choses, et, au contraire, on ne supportera pas
qu'un homme du commun et de basse naissance dise de soi rien de grand et
d'élevé.
Revenons à ces sortes d'expressions basses et grossières; le Sauveur
s'en est servi, non par nécessité, mais par une sage condescendance,afin de se
proportionner à la pontée et à la faiblesse de ses auditeurs, ou plutôt afin de
les porter à l'humilité, de leur faire connaître qu'il s'est véritablement
revêtu de la chair, de leur apprendre qu'il ne faut jamais rien dire de grand
sur son propre compte; et encore parce qu'ils le regardaient comme contraire à
Dieu, qu'ils pensaient qu'il détruisait la loi, enfin parce qu'ils étaient
animés d'envie et de jalousie contre lui, et qu'ils le haïssaient, attendu
qu'il se disait égal à Dieu : mais un homme vulgaire ne peut avoir aucune juste
raison de parler de soi en de grands termes, et, s'il l'ose faire, on ne doit
l'imputer qu'à son insolence, à son impudence, et à une effronterie
impardonnable.
Pourquoi donc Jésus-Christ, qui est engendré de cette ineffable et
incomparable substance « du Père », parle-t-il de soi si modestement et si
humblement? C'est, et pour les raisons que nous venons de dire, et pour qu'on
ne le crût pas non engendré. Il semble même que saint Paul ait eu cette
crainte, et que c'est pour cela qu'ayant dit : « Tout lui est assujetti », il a
aussitôt ajouté : « Il en faut excepter celui qui lui a assujetti toutes choses
». (I Cor. XV, 27.) En effet, ce serait une impiété de concevoir seulement une
telle pensée : si Jésus-Christ était moins grand que le Père, et d'une autre
substance, n'aurait-il pas fait toutes choses, pour qu'on ne le crût pas égal
et de la même substance; mais nous voyons maintenant qu'il fait tout le
contraire, puisqu'il dit : « Si je ne fais pas les couvres de mon Père, ne me
croyez pas ». (Jean X, 37.) Et encore, lorsqu'il dit : « Mon Père est en moi,
et moi dans mon Père » (Ibid. 38), il nous insinue et nous déclare qu'il est
égal au Père. Or, il aurait fallu que Jésus-Christ combattît avec force et
détruisît cette opinion d'égalité, s'il avait été moins grand que le Père, et
qu'il ne dît point: « Je suis dans mon Père, et mon Père est en moi » ; et : «
Nous sommes une même chose »; ou : « Celui qui me voit, voit » mon « Père ».
(Jean, XIV, 9.) Car quand il parlait de la vertu qui était en lui, il disait :
« Mon Père et moi, nous sommes [422] une même chose ». (Id. X, 30.) Quand il
,parlait de son pouvoir, il disait: « Car comme le Père ressuscite les morts et
leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît » (id. V, 21) :
ce qu'il n'aurait pu faire, s'il eût été d'une autre substance. Et quand il
l'aurait pu faire, il n'aurait pas dû le dire, de peur que les Juifs ne
soupçonnassent et ne crussent que c'était une seule et même substance. Si, de
peur qu'ils ne pensent et ne soupçonnent qu'il est contraire à Dieu, il dit
même souvent des choses qui sont au-dessous de lui, et qui ne conviennent point
à sa nature, à plus forte raison aurait-il dû le faire alors, et dans ces
occasions. Mais à présent ces paroles qu'il dit : « Afin que tous honorent le
Fils, comme ils honorent le Père » (Jean, V, 23) ; et: « Les oeuvres que le
Père fait, je les fais aussi comme lui » (Ibid. 19) ; et encore : Qu'il est la
résurrection, et la vie, et la lumière du monde, sont des paroles qui le
montrent égal au Père, et qui confirment le soupçon .et l'opinion des Juifs. Ne
volez-vous pas de quelle manière il se justifie, quand on l'accuse de détruire
la loi, et comment, au contraire, l'opinion de l'égalité avec le Père,
non-seulement il ne la combat point et ne la détruit pas, mais la confirme?
Ainsi,.lorsque les Juifs lui disaient : « Vous blasphémez, parce que vous vous
faites Dieu», il prouve et il établit par l'égalité de ses couvres qu'il est
Dieu.
2. Eh quoi ! qu'ai-je dit? Le Fils s'est servi d'expressions basses et
grossières; mais le Père, qui n'a point pris notre chair, s'en est servi
lui-même. Il a permis qu'on lui fit dire bien des choses basses, pour le salut
de ceux qui les entendraient. Cette parole : « Adam, où êtes vous? » (Gen. III,
9.) Et celles-ci : « Pour voir si leurs oeuvres égalent le cri qui est venu
jusqu'à moi » (Id. XVIII, 21) ; et : « Je connais maintenant que vous craignez
Dieu » (Id. XXII, 12) ; et encore : « Pour voir s'ils écouteront et s'ils
comprendront » (Ezéch. III, 11); et derechef : « Qui leur donnera un tel
esprit?» (Deut. V, 29.) Et : « Entre tous les dieux, il n'y en a point,
Seigneur, qui vous soit semblable ». (Ps. LXXXV, 7.) Et plusieurs autres que
vous pouvez ramasser dans l'Ancien Testament, vous les trouverez toutes, sans
doute, indignes de la majesté de Dieu. .Et encore le Seigneur, parlant d'Achab,
dit : « Qui séduira Achab? » Et aussi que Dieu fasse comparaison de soi avec
les dieux des gentils, et se préfère toujours à eux; toutes ces choses, toutes
ces comparaisons et ces expressions sont indignes de Dieu; mais par une autre
raison elles sont dignes de lui. Et voici cette raison : Dieu est si bon et si
miséricordieux, que pour notre salut il méprise les paroles qui conviennent à
sa dignité. Qu'un Dieu se soit fait homme, qu'il ait pris la forme de
serviteur, qu'il parle dans des termes si bas, qu'il soit pauvrement vêtu, tout
cela, à n'envisager que sa majesté, est indigne de lui; mais si l'on considère
les richesses ineffables de sa bonté, toutes ces choses sont dignes de lui.
Voici une autre raison, qui a porté encore Jésus-Christ à user de ces
expressions basses et grossières. Quelle est-elle? C'est que, à la vérité, les
Juifs connaissaient et confessaient bien le Père, mais qu'ils ne le
connaissaient pas lui-même. Voilà pourquoi il cite souvent le témoignage du
Père qui était universellement connu, et il s'en autorise, comme s'il n'eût
point été lui-même digne de foi, non par insuffisance, mais pour condescendre à
l'imbécillité et à la faiblesse de ses auditeurs. Voilà pourquoi il prie, et il
dit : « Mon Père, je vous rends grâces de ce que vous m'avez exaucé ». (Jean,
V, 21.) Car s'il donne la vie à qui il lui plaît, et s'il la donne de même que
le Père, pourquoi prie-t-il? Mais il est temps de reprendre notre sujet.
Ils ôtèrent donc la pierre du tombeau, où le mort était enseveli. « Et
Jésus levant les yeux « en haut, dit ces paroles : Mon Père, je vous « rends
grâces de ce que vous m'avez exaucé. « Pour moi, je savais que vous m'exaucez
toujours : mais je dis ceci pour ce peuple qui m'environne, afin qu'ils croient
que c'est vous qui m'avez envoyé ». Interrogeons maintenant un de ces
hérétiques que vous connaissez bien, demandons-lui si Jésus-Christ a ressuscité
ce mort pour en avoir obtenu la grâce par ses prières? Il répondra : Oui. Mais
si cela est, lui répliquerons-nous, comment donc a-t-il opéré les autres
miracles sans prier auparavant; comme lorsqu'il dit: «Sors de cet enfant, je te
le commande » (Marc, II, 24); et : « Je le veux, soyez guéri » (Marc, I, 41);
et : « Emportez votre lit » (Jean, V, 8); et : « Vos péchés vous seront remis »
(Matth. IX, 2).; et lorsque, parlant à la mer, il dit «Tais-toi, calme-toi?»
(Marc, IV,11, 39.) Si [423] Jésus-Christ opère par la vertu des prières,
qu'a-t-il de plus que les apôtres? Mais les apôtres eux-mêmes ne faisaient pas
tons les miracles par la prière, souvent ils se servaient du nom de Jésus sans
faire aucune autre prière. Or, si le seul nom de Jésus a eu tant de vertu et de
puissance, comment peut-on dire qu'il ait eu lui-même besoin de prier? S'il
avait été dans cette nécessité, certainement son nom n'aurait point eu un si
grand pouvoir. Lorsqu'il a formé l'homme, de quelles prières a-t-il eu besoin?
Dans cette création ne voit-on pas une grande et parfaite égalité entre le Père
et 1e Fils? « Faisons l'homme », dit-il. Or, qu'y aurait-il de plus faible que
Jésus-Christ, s'il avait été dans la nécessité de prier?
Mais examinons quelle est cette prière qu'il fait: « Mou Père, je vous
rends grâces de ce que vous m'avez exaucé ». Qui a jamais prié de cette
manière? Il commence par dire : « Je vous rends grâces », faisant voir qu'il
n'a point besoin de prier. « Pour moi, je savais que vous m'exaucez toujours ».
Jésus-Christ a dit cela, non pour marquer qu'il ne pouvait pas lui seul faire
le miracle, mais pour faire connaître que la volonté du Père et la sienne ne
sont qu'une seule et même volonté. Pourquoi a-t-il usé de cette forme de
prière? Ne m'écoutez point, écoutez-le lui-même, il va ,vous l'apprendre :
C'est, dit-il, « pour ce euple qui m'environne, afin qu'ils croient que c'est
vous qui m'avez envoyé ». Le Sauveur n'a point dit : Afin qu'ils connaissent
que je suis moins grand que vous, que j'ai besoin de la grâce d'en-haut, et que
je ne puis opérer le miracle, sans faire précéder la prière, mais « que c'est
vous qui m'avez envoyé ». Car cette prière signifie tout cela, si on la prend
dans le sens simple et naturel qu'elle exprime. Jésus n'a point dit : Vous,
m'avez envoyé faible et impuissant, tel qu'un serviteur qui ne peut rien faire
de lui-même : mais sans faire mention d'aucune de ces choses, de peur toutefois
que vous n'en soupçonniez quelqu'une, il produit la véritable raison qu'il a eu
de prier. C'est, dit-il, afin qu'ils ne me croient pas contraire à Dieu, qu'ils
ne disent pas : Il n'est point envoyé de Dieu; afin de leur faire voir que
l'oeuvre que je fais est conforme à votre volonté; c'est comme s'il disait : Si
j'étais contraire à Dieu, je n'aurais pu opérer ce miracle. Au reste : « Vous
m'avez écouté », c'est une de ces paroles que l'on dit entre amis et
égaux. «Pour moi, je savais que vous m'exaucez toujours »;
c'est-à-dire, pour accomplir nia volonté, je n'ai pas besoin de prier, mais je
le dis afin de les persuader que dans, vous et dans, moi il n'y a qu'une seule
volonté. Pourquoi donc priez-vous? C'est par considération pour ceux qui sont
faibles et grossiers.
« Ayant dit ces choses, il cria à haute voix (43) ». Pourquoi n'a-t-il
pas dit : Au nom de mon Père, sortez ? Pourquoi n'a-t-il pas dit : Mon Père,
ressuscitez-le? Mais il omet toutes ces choses, et lors même, qu'il prend la
posture d'un homme qui prie, il montre sa puissance par l'oeuvre même, qu'il
fait. Il était de la sagesse du divin Sauveur de faire connaître son, humilité
par ses paroles, et sa puissance par ses oeuvres En un mot, comme les Juifs ne
lui pouvaient faire aucun autre reproche , que de n'être point envoyé de Dieu,
comme aussi ils se servaient de cette accusation pour abuser et. tromper le
peuplé; Jésus-Christ leur prouve très-clairement par ses paroles qu'il est
envoyé de Dieu, et de la manière que le demandait leur faiblesse. Il pouvait
leur montrer d'une autre façon, et sans déroger, cette conformité de volontés :
mais le peuple n'aurait pu atteindre à cette considération, elle était
au-dessus de sa portée. Jésus a dit : « Lazare, sortez dehors ». Et c'est là
l'accomplissement de ce qu'il avait dit
« L'heure vient, où les morts entendront la voix, du Fils de Dieu; et
que ceux qui l'entendront, vivront ». (Jean, V, 25.) Car, afin que vous ne
croyiez pas qu'il a reçu d'un autre la vertu et la puissance de ressusciter les
morts, il vous a prédit auparavant qu'il les ressusciterait, et maintenant il
le prouve par le fait. Il n'a point dit : Levez-vous; mais : « Sortez dehors »,
parlant au mort comme s'il était vivant.
3. Est-il rien d'égal à cette puissance? S'il n'a pas fait ce miracle
par sa propre vertu, qu'a-t-il au-dessus des apôtres qui disent « Pourquoi
avez-vous les yeux sur nous, comme si nous avions fait marcher ce boiteux par
notre puissance, ou par notre piété? » (Act. III, 12.) Si Jésus n'a pas fait le
miracle par sa propre vertu, pourquoi, après l'avoir fait, n'a-t-il pas dit ce
que les apôtres disaient d'eux-mêmes? Si ce n'est point par sa propre vertu que
Jésus a fait cette oeuvre, sûrement les apôtres ont mieux pratiqué la vraie
philosophie ou l'humilité que Jésus-Christ même, [424] puisqu'ils ont rejeté et
fui la gloire. Et encore en une autre occasion les apôtres disent: « Mes amis,
que voulez-vous faire? Nous ne sommes que des hommes non plus que vous».(Act.
XIV, 14.) N'est-ce pas parce qu'ils ne faisaient rien par eux-mêmes, que pour
le persuader de même au peuple, les apôtres ont dit toutes ces choses? et
Jésus-Christ, s'il avait eu ce sentiment de soi, n'aurait-il pas parlé de même,
n'aurait-il pas, comme eux, détourné cette opinion et fait connaître au peuple
son erreur, j'entends, s'il n'avait pas opéré par sa propre autorité ? Et qui oserait
dire le contraire? Cependant il parle tout autrement, il dit : « Je dis ceci
pour le peuple qui m'environne, afin qu'ils croient » : donc, s'ils avaient cru
il n'eût point été besoin de prières. Mais s'il n'était pas indigne de lui de
prier, pourquoi en rejette-t-il la cause sur eux? pourquoi n'a-t-il pas dit :
Afin qu'ils croient que je ne suis point égal à vous? Il fallait, en effet,
qu'il en vînt là pour détruire cette opinion.
Lorsque les Juifs ont seulement eu la pensée qu'il détruisait la loi,
Jésus-Christ, avant même qu'ils en parlent, leur découvre leur pensée et le
sentiment de leur coeur, et leur dit : « Ne pensez pas que je sois venu
détruire la loi » (Matth. V,17); mais au sujet de l'égalité il fait tout le
contraire, il en confirme l'opinion. Et qu'était-il besoin de détours et de
paroles ambiguës et énigmatiques? Il lui suffisait de dire : Je ne suis point
égal à Dieu, et de résoudre la question. Quoi donc? N'a-t-il pas dit,
repartirez-vous : a Je ne fais point ma « volonté? » Mais ce que vous alléguez
là, il l'a dit par une sorte de déguisement, et à cause de la faiblesse dé ses
auditeurs, et aussi pour la même raison qu'il a prié. Mais que veulent dire ces
paroles : « De ce que vous m'avez exaucé? » Elles signifient : Il n'y a rien de
contraire entre vous et moi. Comme donc ce mot : « Vous m'avez exaucé », ne
signifie pas qu'il n'eut point le pouvoir d'opérer la résurrection de Lazare
(car, si telle en était la signification, il n'y aurait pas seulement eu en lui
une impuissance, mais encore une ignorance, puisqu'avant sa prière il n'aurait
pas su si Dieu devait l'exaucer; mais s'il l'ignorait, comment a-t-il pu dire :
« Je vais le ressusciter? » (Jean, XI, 11.) Et il n'a point dit : Je vais prier
mon père de le ressusciter); comme, dis-je, cette parole : « Vous m'avez exaucé
», est une marque, non de faiblesse et d'impuissance, mais de concorde et
d'union; de même celle-ci : « Vous m'exaucez toujours », n'a point d'autre
signification. Et c'est là ce qu'il faut dire, ou que Jésus-Christ a dit ces
choses pour répondre à l'opinion des Juifs. Or, s'il n'y avait en Jésus-Christ
ni ignorance ni impuissance, il est visible qu'il ne s'est servi de ces
expressions basses qu'afin que par l'hyperbole même vous croyiez, et vous
soyiez forcé d'avouer qu'en disant ces choses, Jésus-Christ n'a point parlé
selon sa nature et sa dignité, mais pour s'accommoder à la faiblesse de ses
auditeurs.
Que répliquent donc les ennemis de la vérité? Que ces paroles: « Vous
m'avez exaucé», Jésus-Christ ne les a point dites pour se proportionner à la
faiblesse de ses auditeurs, mais pour faire connaître son excellence et sa
supériorité sur les autres créatures. Mais ce n'était point là montrer cette
supériorité, cette excellence, c'était, au contraire, agir d'une manière très-basse,
et faire voir qu'il n'avait rien de plus que les autres hommes. Car prier, cela
n'est point d'un Dieu, ni de celui qui est assis sur le même trône. Et ne
voyez-vous pas que Jésus n'en vient là et ne s'abaisse jusqu'à ce point qu'à
cause de leur incrédulité? Reconnaissez du moins que le fait même est la preuve
et une parfaite démonstration de son autorité. Jésus a appelé le mort, et le
mort est sorti du tombeau, ayant les pieds et les mains liés de bandes. Mais de
peur qu'on ne prît cela pour une illusion, et qu'on ne regardât Lazare comme un
fantôme (en effet, sortir d'un tombeau, ayant les mains et les pieds liés, ce
n'était pas une chose moins étonnante que de ressusciter), il ordonna de le
délier, afin que ceux qui le touchaient et s'approchaient de lui, vissent qu'il
était véritablement Lazare. Et il dit: « Laissez-le aller (44) ».
Ne remarquez-vous pas en cela, mes frères, combien Jésus est éloigné du
faste? il n'amène point Lazare avec lui, il ne lui ordonne pas de le suivre, il
use d'une très-grande modestie, afin qu'on ne l'accuse pas de vanité et
d'ostentation. Les uns se contentèrent d'admirer ce miracle, les autres furent
rapporter aux pharisiens (46) ce que Jésus venait de faire. A cette nouvelle,
quelle est la contenance, quelle est la conduite des pharisiens? Ne
croiriez-vous pas qu'ils sont ravis d'admiration et frappés d'étonnement? Non,
ils en sont bien éloignés. ils s'assemblent, et pourquoi? Pour [425] délibérer
sur les moyens de faire mourir ce Jésus qui vient de ressusciter un mort. O
folie ! ils croient pouvoir ôter la vie au vainqueur de la mort, et ils disent
entre eux : « Que faisons-nous? Cet homme fait plusieurs miracles (47) ».
Jésus, celui dont la divinité leur est prouvée par tant de preuves et de
témoignages, ils l'appellent encore un homme ! « Que faisons-nous ? » Croire en
lui, l'honorer, l'adorer et ne plus le regarder comme un homme, voilà ce que
vous avez à faire. « Si nous le laissons faire, les Romains viendront et
ruineront notre ville et notre maison ». Quel est leur but et leur dessein ?
Ils veulent émouvoir le peuple, ils se prétendent en danger d'être soupçonnés
de complicité avec un usurpateur. Si les Romains apprennent que le peuple suit
cet homme, ils nous soupçonneront de rébellion, ils viendront, ils ruineront
notre ville.
Pourquoi, je vous prie? La doctrine que Jésus enseigne tend-elle au
soulèvement ? N'a-t-il pas ordonné de payer le tribut à César ? (Matth. XXII,
21.) Quand on a voulu le faire roi, ne s'est-il pas enfui ? (Jean, VI,15.) Ne
vit-il pas d'une manière simple, sans faste, sans maison, sans aucun étalage?
Sûrement, ce n'est point la crainte qui les faisait parler de la sorte, c'est
l'envie, c'est la jalousie. Mais il leur arriva ce à quoi ils ne s'attendaient
point; les Romains ruinèrent et leur ville et leur nation, parce qu'ils avaient
fait mourir Jésus-Christ; aussi bien les oeuvres de Jésus-Christ étaient-elles
hors de tout soupçon. En effet, celui qui guérit les malades, qui enseigne la
manière de bien vivre, et qui ordonne d'être soumis et obéissant aux
puissances, n'est point un homme qui aspire à la tyrannie; au contraire, c'est
un homme qui en détourne. Mais notre conjecture n'est point vaine, disent-ils :
elle est fondée sur ce qui s'est passé auparavant; mais ceux a qui vous faites
allusion avaient semé parmi le peuple cet esprit de révolte: Jésus en était
bien éloigné.
Ne voyez-vous pas, mes frères, que tous ces discours étaient faux et
artificieux ? Car en quoi Jésus-Christ pouvait-il y donner lieu? Marchait-il
accompagné de gardes? Avait-il des chariots à sa suite ? Ne fréquentait-il pas
les lieux solitaires et retirés? Mais les Juifs, pour ne paraître point parler
de la sorte par une malignité de coeur, répandent mille bruits fâcheux : toute
la ville est exposée à un grand péril, on dresse des embûches à la république
tout est à craindre,. Non, ce n'est point là ce qui doit vous jeter dans la
servitude : d'autres causes bien différentes vous l'attireront, cette captivité
que vous craignez, de même qu'elles vous ont autrefois attiré celle que vous
avez soufferte en Babylone, et sous Antiochus. Ce . ne sont pas les gens de
bien qui se sont trouvés parmi vous, ni ceux qui ont honoré et servi Dieu, qui
vous ont livrés à vos ennemis, mais ce sont les méchants ; mais c'est la colère
de Dieu que vous avez irrité contre vous ; mais c'est votre envie qui est la
source de toutes vos calamités; l'envie, cette ténébreuse passion, qui, ayant
une fois aveuglé l'esprit, ne lui permet pas de voir le bien, ni de se porter à
rien d'honnête. Jésus-Christ ne vous a-t-il pas appris à être doux ? (Matth.
XI, 29.) Ne vous a-t-il pas dit que si quelqu'un vous a frappé sur la joue
droite, vous lui présentiez encore l'autre? (Id. V, 39.) Ne vous a-t-il pas
enseigné à supporter les injures et à montrer plus de fermeté et de courage à
souffrir le mal que les autres en ont à le faire? Est-ce là la doctrine d'un
homme qui aspire à la tyrannie? Ne doit-on pas plutôt dire que ce sont là et
les oeuvres et la doctrine de celui qui la fuit, de celui qui la chasse et
l'éloigne?
4. Mais, comme je l'ai dit, c'est une chose bien funeste et bien
insidieuse que la jalousie. C'est elle qui a couvert la terre d'une infinité de
maux : c'est cette malheureuse passion qui remplit les tribunaux de criminels.
L'amour de la gloire et des richesses, l'ambition, l'orgueil et la superbe,
sortent de cette source empestée. C'est l'envie qui infecte les chemins de
scélérats et de voleurs; et la merde pirates ; c'est elle qui remplit le monde
de meurtres et d'assassinats. C'est elle qui déchire le genre humain. Elle est
la mère de tous les malheurs que vous voyez. Ce poison s'est répandu jusque
dans l'Eglise, et depuis longtemps il lui cause des maux innombrables. Cette
maladie a tout renversé, elle a corrompu la justice. Car « les présents », dit
l'Ecriture, « aveuglent les yeux des sages (1) : de même qu'un mors dans la
bouche, ils empêcheront les corrections ». (Eccli. XX, 31, LXX.) Des personnes
libres, l'envie fait des esclaves. Tous
1. Ne recevez point de présents, dit Moïse, parce qu'ils aveuglent les
yeux des plus clairvoyants, et qu'ils renversent les paroles cite justes mêmes.
les jours nous vous en parlons,. et nous ne gagnons rien sur vous:
Nous, devenons pires que les bêtes féroces, noue ravissons lesbiens du pupille
et de l'orphelin, nous dépouillons les veuves, nous maltraitons les pauvres.
Nous. ajoutons crimes à crimes. « Malheur à moi », disait le prophète, « parce
qu'il n'y a plus de pieux , de miséricordieux sur la terre ». (Mich. VII, 2.)
C'est à nous maintenant à gémir : mais ce que je dis là, il faudrait le
répéter tous les jours. Nous n'avançons rien par. nos prières; nous ne gagnons
rien par nos conseils et nos exhortations. Il ne nous reste plus qu'à pleurer :
qu'il sorte de nos paupières des ruisseaux de larmes. Jésus-Christ a fait de
même; voyant que la ville de Jérusalem ne profitait point de ses avertissements
et de ses instructions; il pleura sur son aveuglement.. (Luc, XIX, 41.) Les
prophètes font de même : faisons-en autant nous-mêmes aujourd'hui : c'est
maintenant un temps de larmes, de pleurs, de gémissements. Disons-nous aussi,
c'est le moment : « Cherchez avec soin, et faites venir les femmes qui pleurent
les morts : envoyez à celles qui sont les plus habiles, et qu'elles se hâtent
de pleurer sur nous avec des cris lamentables ». (Jérém. IX, 17.) Par là,
peut-être, pourrons-nous guérir de leur maladie ceux qui bâtissent de
magnifiques maisons, ceux qui acquièrent des terres, de l'argent par des
rapines.
C'est maintenant te temps de pleurer: pleurez, avec moi, vous qu'on a
dépouillés; vous à qui on a fait tant d'injustices , joignez vos larmes aux
miennes. Mais ne pleurons pas sur nous, pleurons sur les coupables eux-mêmes,
ils ne vous ont point fait de mal, ils s'en sont fait à eux-mêmes. Vous, pour
le tort qu'on vous a fait, vous avez en dédommagement le royaume des cieux:
eux, pour 1e gain qu'ils ont fait , ils ont l'enfer. Voilà pourquoi il vaut
mieux subir le mal que de le faire. Pleurons-les, non par des larmes humaines ,
mais par des larmes prises des saintes Ecritures, et de la manière, que les
prophètes ont pleuré; pleurons amèrement avec Isaïe, et disons: « Malheur à
ceux qui joignent maison à maison, et qui ajoutent terres à terres , pour
enlever quelque chose à leur prochain. Serez-vous donc les seuls qui habiterez
sur la terre?
« Ces maisons sont vastes et embellies, et il ne se trouvera pas un
seul homme qui y habite». (Isaïe, V, 8, 70) Pleurons avec Nahum, et disons avec
lui : « Malheur à celui qui élève sa maison en-haut (1) !» Ou plutôt pleurons
sur eux; comme Jésus-Christ a pleuré sur les Juifs, et disons : « Malheur à
vous, riches, parce que vous avez votre récompense et votre consolation » dans
ce monde ! (Luc VI, 24.)
De même , je vous en conjure, mes frères, ne cessons point de verser
des larmes: et si ce n'est pas manquer aux lois de la retenue, frappons-nous la
poitrine, en voyant la;lâcheté et la paresse de nos frères: Ne pleurons plus
les morts , mais pleurons ce ravisseur du bien d'autrui, cet avare, cet
insatiable amateur des richesses. Pourquoi pleurons-nous les morts? C'est
vainement, c'est sans fruit que nous les pleurons. Pleurons sur ceux qui
peuvent changer et profiter de nos larmes. Mais, lorsque nous pleurons,
peut-être rient-ils de nos larmes? Eh ! n'est-ce pas un nouveau sujet de pleurs,
que de les voir rire de ce qui devrait leur arracher des larmes? S'ils se
laissaient toucher de nos pleurs, c'est alors qu'il nous faudrait cesser de
pleurer, parce qu'alors ils tendraient à leur amendement. Mais, tant qu'ils
restent dans l'endurcissement , continuons de pleurer, non sur les riches, mais
sur ceux qui aiment l'argent, sur les avares; les spoliateurs. La possession
des richesses n'est point un crime, puisque nous en pouvons faire un bon usage,
en les appliquant aux besoins des pauvres , mais l'avarice est un mal qui nous
prépare des supplices éternels. Pleurons donc: peut-être nos larmes
produiront-elles quelques conversions. ou si ceux gui sont tombés dans le
précipice de l'avarice ne s'en tirent point, d'autres peut-être prendront garde
de n'y pas tomber. Fasse le ciel que ces malades se délivrent de leur infirmité
, et qu'aucun de nous n'y tombe, afin que nous puissions tous obtenir les biens
qui nous sont promis, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles! Ainsi soit-il.
1. Je n'ai point trouvé ce passage dans Nahum , ni dans les Septante,
ni dans la Vulgate. Nahum dit : « Malheur, à toi, ville de sang, qui est toute
pleine de fourberie! » Je lis dans Habacuc quelque chose de plus approchant : «
Malheur à celui qui ravit sans cesse, ce qui ne lui appartient point ! » Et «
Malheur à celui qui bâtit une ville du sang des hommes, et qui la fonda sur
l’iniquité ! »
1. « Les nations se sont elles-mêmes engagées dans la fosse qu'elles
m'avaient creusée. « Leur pied a été pris dans le même piége «,qu'ils avaient
tendu en secret ». (Ps. Ix, 15 , 16.) Voilà, mes frères, voilà ce qui est
arrivé aux Juifs. Ils disaient : Il faut faire mourir Jésus, de peur que; les
Romains ne viennent et ne ruinent notre ville et notre nation. Ils l'ont fait
mourir, et aussitôt ces calamités sont tombées sur eux: et ce qu'ils
avaient,fait pour les éviter est justement ce qui lés leur a attirées. Mais ce
Jésus qu'ils ont immolé à leur crainte et à leur fureur, vit dans le ciel , et
ceux qui ont assouvi leur haine et leur passion, ont été précipités dans
-l'enfer ; tout autre, cependant, avait été leur pensée. Depuis ce jour., dit
l'évangéliste, les Juifs cherchaient à faire mourir Jésus; car ils disaient: «
Les Romains viendront et ruineront notre nation. Mais l'un d'eux, nommé Caïphe,
qui était le grand prêtre de cette année-là , leur dit: Vous n'y entendez rien
». Celui-ci était plus impudent que les autres; les autres doutaient, et
proposant leurs avis, disaient: « Que faisons-nous? » Maïs celui-ci jette le
masque , il ne ménage rien: il s'écrie effrontément: « Vous n'y entendez rien ,
et vous ne considérez pas qu'il vous est avantageux. qu'un seul homme pleure et
que toute la nation ne périsse point. Or, il ne disait pas ceci de lui-même
mais, étant grand prêtre cette, année-là, il prophétisa (51) ».
Voyez-vous, mes frères, combien est grande la puissance sacerdotale ?
Caïphe , pour avoir été élevé par le sort au pontificat, encore qu'il en fût
indigne, prophétisa sans savoir ce qu'il disait. La grâce se servit seulement
de sa bouche; mais elle ne toucha point à son coeur impur. Plusieurs autres ont
aussi prédit ce qui devait arriver, quoiqu'ils fussent des indignes, comme
Nabuchodonosor, Pharaon , Balaam, là raison, pour tous, en est évidente.
Mais voici ce que veut dire ce pontife : vous demeurez tranquillement
assis sur vos siéges, vous traitez bien mollement une affaire de cette
conséquence; vous ne pensez pas que, quand ii s'agit du salut commun de tout un
peuple, là vie d'un seul homme. n'est à compter pour rien. Remarquez combien
est grande la vertu de l'Esprit-Saint. D'un esprit impur', d'un méchant, il a
pu tirer les paroles d'une prophétie admirable. Au reste , l'évangéliste
appelle les nations enfants de Dieu, sur ce qui devait arriver, comme
Jésus-Christ le prédit lui-même, en disant : « Et j'ai encore d'autres brebis »
(Jean X, 16), les appelant de ce nom, parce qu'un jour elles deviendraient ses
brebis. Que signifient ces paroles : « Etant le grand prêtre de cette année-là
? » Parmi bien d'autres coutumes corrompues, les [428] Juifs avaient encore
introduit celle-ci : le sacerdoce n'était plus à vie, il était seulement
annuel. Par là les dignités étaient devenues vénales; et néanmoins, dans cette
corruption même où ils étaient tombés, le Saint-Esprit les assistait encore.
Mais lorsqu'ils eurent mis la main sur Jésus-Christ, alors ce divin Esprit les
abandonna,, et se transporta sur les apôtres. Le voile du temple, qui se
déchira en deux (Matth. XXVII, 51), fut une marque de cet abandon. Jésus-Christ
a aussi fait entendre sa voix, en disant : « Le temps s'approche que votre
maison demeurera déserte ». (Id. XXIII, 38.) Et Josèphe, qui est venu quelque
temps après, rapporte, dans son histoire, que les anges qui demeuraient avec
eux leur avaient déclaré que s'ils ne changeaient de vie et ne devenaient
meilleurs, ils se retireraient. Tant que la vigne a subsisté, toutes choses se
sont passées parmi eux selon qu'elles avaient coutume de se passer; mais quand
ils eurent tué l'héritier, il n'en a plus été de même, ils ont tous péri; et
Dieu ôtant en quelque sorte à ce fils ingrat, c'est-à-dire, aux Juifs, la robe
brillante dont il l'avait revêtu, il l'a donnée à de bons serviteurs, aux
gentils qui se sont convertis à la foi, et les Juifs, il les a laissés seuls et
dans la nudité.
Au reste, ce n'était pas une chose peu merveilleuse et peu étonnante
que ce fût un ennemi qui prophétisât un événement si considérable et si
prodigieux. Une pareille prédiction était capable d'attirer et de gagner le
peuple ; en effet, il arriva tout le contraire de ce que désirait lé pontife.
Car, par cela même que Jésus-Christ est mort, les fidèles, ceux qui ont cru en lui,
ont été délivrés du supplice auquel ils étaient condamnés. Que veulent dire ces
paroles : «Pour rassembler et réunir ceux qui sont proches, et ceux qui sont
éloignés (52) ? » Il les a tous réunis en un seul corps : celui qui est à Rome
regarde les Indiens comme ses membres. Quoi de comparable à une pareille
réunion? et le chef de tous est Jésus-Christ. « Ils ne songèrent plus, depuis
ce jour-là, qu'à trouver le moyen de le faire mourir (53) ». Auparavant ils
cherchaient, car l'évangéliste dit: « Les Juifs donc cherchaient à le faire
mourir ». (Jean, VII, 11.) Et Jésus-Christ leur dit : « Pourquoi cherchez-vous
à me faire mourir? » (Ibid. 20. ) Mais alors ils cherchaient seulement (Id. V,
18) ; et maintenant leur résolution est prise, et ils ont mis la main ,à
l'oeuvre. « C'est pourquoi Jésus ne se montrait plus en public parmi les Juifs
(54) ». Ici encore Jésus pourvoit à sa sûreté d'une manière humaine, et souvent
il fait de même.
2. J'ai déjà dit le sujet pour lequel Jésus-Christ s'est souvent enfui
et s'est éloigné de ses ennemis. Maintenant il se retire à Ephrem, près du
désert, et s'y tient avec ses disciples. Mais quel pensez-vous, mon cher
auditeur, que fut le trouble dés disciples, voyant leur Maître s'enfuir de la
sorte, et pourvoir à sa sûreté d'une manière humaine? Personne alors
ne l'accompagna ; comme la Pâque était proche, tous les Juifs
accouraient en foule à Jérusalem. Ainsi, lorsque tous étaient dans la joie, en
fêtes et en réjouissances; alors les disciples se cachaient et se voyaient en péril;
mais néanmoins. ils demeuraient fermement attachés à leur Maître; pendant que
les Juifs célébraient la Pâque et la scénopégie, ils restaient cachés dans la
Galilée. Mais aussi c'est alors qu'était seuls avec leur Maître, et obligés de
fuir et de se cacher, ils avaient l'avantage de lui marquer tout leur
attachement et leur amour. C'est pourquoi saint Luc rapporte que Jésus leur dit
: « j'ai demeuré avec vous dans les tentations (1) » (Luc, XXII, 28) ; voulant
leur faire connaître que c'était sa grâce qui les fortifiait et les rendait si
fermes.
« Car plusieurs de ce quartier-là allèrent à Jérusalem pour se
purifier. Et les princes des prêtres et les pharisiens avaient donné ordre de
le prendre (55, 56) ». Belle manière de se purifier avec une volonté délibérée
de faire mourir Jésus, et de tremper les mains dans son sang ! « Et ils
disaient « Que vous en semble-t-il ? viendra-t-il à la fête? » (Ibid.) Au grand
jour de Pâques, ils tendaient des pièges à Jésus : d'un temps de fête et de
joie, ils faisaient un temps de meurtre et de carnage ; c'est comme s'ils
avaient dit : La fête l'appelle ici, il faut qu'il vienne tomber dans nos
piéges. O quelle impiété ! Lorsqu'il fallait donner des marques d'une plus
grande piété, et délivrer les plus grands criminels, alors même ils tâchent de
prendre l'innocent. Mais de plus, ayant tenté
1. On lit autrement ce passage, et dans le texte grec et dans le latin.
Saint Chrysostome l'a apparemment lu de même dans son manuscrit, ou bien il l'a
voulu accommoder à son sujet. Nos deux textes, le grec, et le latin disent : «
C'est vous qui rites toujours demeurés fermes avec moi dans mes tentations ».
d’autres fois de le prendre, non-seulement ils ne l'avaient pu, mais
encore ils s'étaient fait moquer d'eux. S'il s'est souvent échappé de leurs
mains, lorsqu'ils croyaient le tenir; s'il les a empêchés de le faire mourir,
et les a laissés en doute et en suspens, c'était afin de lés amener au repentir
.et à la componction, en leur faisant ainsi connaître sa vertu et sa puissance;
afin qu'ils sussent, quand ils l’auraient pris, que ce n'était point par leur
propre force qu'ils le tenaient; mais parce qu'il avait bien voulu se livrer
volontairement à eux. En effet, il leur fut alors impossible de le prendre,
quoiqu'il fût à Béthanie, proche de Jérusalem; et lors même qu'ils l'eurent
pris, il les renversa tous et les fit tomber par terre. (Jean, XVIII, 6.)
« Six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie, où était Lazare,
qu'il avait ressuscité d'entre les morts. (Chap. XII, 1.) Et il mangea chez
eux, Marthe servait et Lazare mangeait avec lui (1) (2) ». Que Lazare, beaucoup
de jours après sa résurrection, fût en vie et mangeât, c'était là un signe et
un témoignage bien sûr d'une véritable résurrection. Du texte qui précède il
résulte clairement que le repas avait lieu dans la maison de. Marthe; Lazare et
ses sueurs accueillent Jésus comme des personnes qui l'aiment et en sont
aimées. Quelques-uns disent pourtant que le souper fut préparé dans une autre
maison; Marie ne servait point, uniquement occupée à écouter Jésus-Christ.
Encore ici, elle montre des dispositions plus spirituelles. Elle s'abstient .de
servir, comme si elle n'était qu'invitée. Elle réserve pour Jésus-Christ seul
son service et ses hommages, et ne se comporte point envers lui comme envers un
homme, mais comme envers Dieu (3). Voilà pourquoi elle répandit des parfums sur
ses pieds et elle les essuya de ses cheveux ; ce qui faisait visiblement voir
qu'elle n'avait pas la même opinion de Jésus-Christ que les autres.
Mais Judas, par un feint scrupule de piété, lui en fit des reproches.
Que répondit donc Jésus-Christ ? « Marie a fait une bonne oeuvre », lorsqu'elle
a répandu des parfums sur mon corps, « elle l'a fait pour m'ensevelir (2) (7)».
Pourquoi Jésus ne reprit-il pas son disciple
1. Autrement : Lazare était un de ceux qui furent à table avec lui.
2. Le mot : entaphtasmos, que
je lis dans mon texte; ou le verbe tenphiazien,
qui est dans de Nouveau Testament grec, signifient préparer un corps pour
l'ensevelir : « Marie a fait cette action pour prévenir ma sépulture », pour
préparer mon corps à la sépulture, pour lui rendre les derniers devoirs : ou
encore, pour faire mes funérailles.
d’avoir désapprouvé l’action de cette femme, et ne dit-il point, comme
l'évangéliste, qu'il l'avait blâmée pour voler l'argent? C'est parce qu'il
voulut lui inspirer de la honte par sa patience. Mais Jésus connut Judas pour
un traître, c'est de quoi on ne peut douter, puisqu'il l'avait déjà repris bien
des fois, en disant: Tous ne croient pas, et « un de vous autres est un démon
». (Jean, VI, 71.) Jésus fit donc connaître qu'il savait que Judas était un
traître, mais il ne le réprimanda pas ouvertement; il l'épargne et le traite
avec douceur, parce qu'il voulait le détourner de son dessein. Mais pourquoi un
autre évangéliste rapporte-t-il que tous les disciples avaient parlé de même?
Il est vrai, les disciples et celui-ci se choquèrent tous de cette action, mais
non point dans une même pensée.
Que si, quelqu'un demande pourquoi Jésus-Christ confia la bourse des
pauvres à un voleur, et en commit la dispensation à un avare, nous répondrons
que Dieu seul connaît les choses secrètes. Mais de plus, s'il m'est permis de
dire mon sentiment et de hasarder une conjecture, le répondrai que le Sauveur en
usait de la sorte pour ôter à Judas tout sujet d'excuse. En effet, il ne
pouvait même pas prétexter que c'était l'amour de l'argent qui le poussait à
trahir son Maître, puisqu'ayant la bourse en sa disposition, il lui était aisé
de satisfaire sa malheureuse cupidité ; mais il fallait qu'il confessât que son
extrême méchanceté le portait à commettre ce crime, et c'est pour l'arrêter et
le corriger que Jésus-Christ usait de tant d'indulgence à son égard. C'est
encore pour cette raison qu'il ne le reprenait pas de ses larcins, quoiqu'il ne
les ignorât point, et qu'il lui laissait les moyens d'assouvir sa misérable
passion, pour lui ôter toute excuse.
« Laissez-la faire. », dit Jésus, « elle a répandu ce parfum pour
m'embaumer», elle prévient ma sépulture de quelques jours. Le Sauveur, parlant
ainsi de sa sépulture, avertit et reprend de nouveau le traître de son dessein.
Mais cet avertissement ne le toucha point, cette parole n'amollit pas son
coeur, quoiqu'elle fût pourtant capable d'inspirer de la compassion et de la
pitié; car Jésus semblait dire: Je vous suis à charge et incommode, mais
patientez un
peu et je vais m'en aller. Car, c'est ce qu’il a en en vue lorsqu'il a
dit: «Vous ne m'avez pas pour toujours». Mais rien de tout cela n'a pu fléchir
cet homme féroce, ni arrêter sa fureur; encore que Jésus eût dit et fait bien
d'autres choses, qu'il, eût lavé ses pieds dans cette nuit et qu'il l'eût fait
asseoir à sa table, ce qui aurait pu amollir le coeur même dès plus grands
voleurs, et qu'il eût dit bien des paroles capables d'attendrir une pierre
même; et de plus, ce ne fut pas longtemps avant sa mort que le Sauveur fit et
dit toutes ces choses,mais le jour même qu'il allait mourir, de peur que le
temps ne les lui fît oublier. Cependant ce traître résiste à tout et se rend
inutiles tores les bienfaits du Seigneur.
3. C'est que l'avarice est un horrible; oui, un horrible fléau : elle
ferme les yeux, elle bouche les oreilles de celui qui en est possédé et le rend
plus cruel que les bêtes féroces : elle ne lui permet d'avoir nulle attention
nulle considération pour quoi que ce soit, ni pour la conscience, ni pour
l'amitié, ni pour la société, ni pour son propre salut; elle le détache de tout
pour l'asservir au joug pesant de sa propre autorité: Et ce, qu'il y a de pire
clans cet esclavage , c'est qu'elle persuade à ceux dont elle fait ses esclaves
qu'ils sont ses obligés; c'est qu'on s'y complaît d'autant plus qu'on est plus
asservi. Voilà par où l'avarice devient une maladie incurable : voilà par où
cette bête sauvage est si difficile à prendre et à apprivoiser. Par elle,
Giézi, de disciple et de prophète, devint lépreux ; elle perdit Ananie, elle
fit un traître de Judas. L'avarice a corrompu les princes des prêtres et les
sénateurs, leur a fait recevoir des présents, et les a mis au rang des voleurs
: elle a engendré une multitude de maux, inondé les chemins de sang, rempli les
villes de pleurs et de gémissements : c'est elle qui souille les repas et y
introduit tés mets défendras. Voilà pourquoi saint Paul appelle l'avarice une
idolâtrie (Ephés. V, 5) : et encore, par cette qualification, il n'en a point
détourné les hommes.
Mais pourquoi l'apôtre appelle-t-il l'avarice une idolâtrie? C'est
parce que bien des riches n'osent se servir de leurs richesses, qu'ils les gardent
précieusement et les remettent à leurs neveux et à leurs héritiers sans y
avoir, touché , qu'ils n'osent même pas y toucher-, comme à dés offrandes
faites à Dieu. Et s'ils sont quelquefois obligés de s'en servir, ils le
font avec réserve et avec respect, comme s'ils touchaient à des choses
sacrées auxquelles il né leur serait point permis de toucher. Mais encore comme
un idolâtre garde et honore son idole, vous de même vous enfermez votre or sous
de bonnes portes et de fortes serrures; votre coffre; vous vous en faites un
temple, vous vous en faites un autel où vous déposez: votre trésor et le mettez
dans des vases d'or. Vous n'adorez pas l'idole comme lui, mais vous lui
prodiguez les mêmes soins. Un homme ainsi préoccupé de la passion d'avarice, donnera
plutôt ses yeux et sa vie que , son idole. Voilà ce que font les avares qui
sont passionnés pour ;l'or.
Mais, direz-vous, je n'adore point l'or. La gentil non plus n'adore
point l'idole, mais le démon qui demeure en elle. Vous, de même, vous n'adorez pas
votre or; mais le démon qui, par vos yeux avidement fixés sur l'or et par votre
cupidité, est entré dans votre âme, vous l'adorez. Car l'amour des richesses
est pire. que le démon : c'est un dieu à qui plusieurs obéissent avec plus de
zèle que les gentils n'obéissent à leurs idoles. Ceux-ci n'obéissent pas aux
leurs en bien des. choses, mais les autres leur sont soumis en tout, et font
aveuglément tout ce qu'elles leur prescrivent.
Que commande l'avarice? Soyez,, dit-elle, ennemi de tout le monde,
oubliiez les devoirs de la nature , négligez le service de Dieu vous-même,
sacrifiez-vous à moi : et ils lui obéissent en tout. On immole aux idoles des
boeufs et des moutons; mais l'avarice veut un autre sacrifice ; elle dit :
immolez-moi votre âme, et l'avare lui immole son âme. Ne voyez. vous pas quels
autels on élève à l’avarice, quels sacrifices elle reçoit ? Les avares ne
seront point héritiers du royaume de Dieu (I Cor. VI, 70); et ils ne craignent
et ils ne tremblent point. Mais toutefois cette passion est la plus faible de
toutes : elle n'est point nés avec nous, elle ne nous est point naturelle : si
elle venait de la nature, elle aurait établi son règne dès le commencement du
monde. Or, au commencement il n'y avait point d'or, personne n'aimait l'or.
Mais voulez-vous savoir d'où naît cette passion? comment elle a crû,
comment elle s'est étendue ? Le mal s'est propagé parce que les hommes ont
porté envie aux riches qui avaient vécu avant eux, et le spectacle de la [431]
prospérité d'autrui a stimulé jusqu'à l'indifférence. Voyant que d'autres ont
eu de magnifiques maisons, de vastes domaines; des troupes de valets, des vases
d'argent, des armoires pleines d'habits, on n'épargne rien pour les surpasser;
de sorte que les premiers venus irritent la cupidité des seconds, et ainsi de
suite. Mais, si les premiers avaient voulu vivre dans la modération et dans la
frugalité, ils n'auraient pas servi de maîtres et de modèles à ceux qui . sont
venus après eux. Toutefois, ceux qui les suivent, et qui imitent leur luxe, ne
sont pas pour cela excusables, ils ont d'autres modèles; il se trouvé encore
des gens qui méprisent les richesses. Et qui est-ce qui, les méprise ?
direz-vous. Effectivement, ce qui est le plus fâcheux, c'est que ce vice a tant
de force et d'empire qu'il semble invincible : on croit que tout est soumis à
ses lois, et qu'il n'est personne qui suie la vertu contraire, je veux dire la
modération, la tempérance. Je pourrais néanmoins en compter plusieurs, et dans
les villes et sur les montagnes : mais de quoi cela vous servirait-il? Vous ne
changeriez point, vous n'en deviendriez pas meilleurs. De plus je ne me suis
pas proposé de traiter aujourd'hui cette matière, et je ne dis pas qu'il faille
répandre ses richesses et s'en dépouiller. Je le voudrais pourtant bien, mais
parce que cela paraît trop difficile, je ne vous y obligerai pas. Seulement je
vous exhorte à ne point désirer le bien d'autrui, et à faire part aux pauvres
des biens, que vous possédez.
Au reste, quand nous voudrons faire cette recherche, nous trouverons
bien des gens qui ce contentent de ce qu’ils ont, qui ont soin de leur bien, et
qui vivent d'un honnête travail. Pourquoi ne les imitons-nous pas, et ne
suivons-nous pas leur exemple? Rappelons dans notre mémoire ceux qui ont été
avant nous. Leurs terres, leurs héritages, ne subsistent-ils pas, seuls
monuments qui rappellent encore leurs noms? Voilà, disons-nous, les bains d'un
tel , voilà sa maison. de campagne, son lieu de plaisance : aussitôt que nous
voyons ces objets, ne poussons-nous pas quelques gémissements en nous
représentant les soins et lés peines qu'il s'est données, les rapines et les
vols,dont il s'est rendu coupable? Mais cet homme à disparu d'ici-bas; d'autres
à qui il n'aurait jamais pensé , et peut-être même ses ennemis ; jouissent de
ses biens pendant qu'il souffre les plus cruels tourments: Un même sort nous
attend : nous mourrons indubitablement, et nous aurons tous une même fin.
Dites-moi, je vous prie, ces riches auxquels vous pensez maintenant; lorsqu'ils
étaient sur la .terré:, quelles- haines ne se sont-ils pas attirées, quelles
dépenses n'ont-ils pas faites, combien de, querelles et d'inimitiés n'ont-ils
pas essuyées? Et quel fruit leur en revient-il? Un supplice éternel, nul espoir
de consolation, des reproches de tout le monde, non-seulement pendant leur vie,
mais maintenant encore après leur mort.
Enfin, lorsque vous voyez dans les maisons les portraits de ces hommes
opulents, quels sont, vos sentiments et vos pensées? Admirons-nous, ou plutôt
ne versons-nous pas des larmes ? Le prophète, a bien eu raison de le dire : «
C'est en vain que se trouble et s'inquiète tout homme qui vit (Ps. XXXVIII, 9)
» sur la terre : car le soin des choses de ce monde est véritablement. un
trouble et une . inquiétude vaine et inutile, mais il en sera tout autrement
dans les demeures et les tabernacles éternels. Ici l'un a travaillé, et l'autre
jouit du fruit de son travail : mais là-haut chacun jouira de ses peines et de
ses travaux, et en recevra une ample récompensé. Faisons donc tous nos efforts,
et n'épargnons rien pour acquérir cet héritage : préparons-nous-y des maisons;
afin que nous nous reposions avec Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui appartient
la gloire, et au l'ère et du Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles.
Ainsi soit-il.
1. Comme les richesses ont coutume de perdre les hommes sans qu'ils y
pensent, les dignités de même compromettent leur salut celles-là les rendent
avares, celles-ci insolents. Chez les Juifs du moins, vous voyez le peuple
obéissant et soumis à la foi, et les sénateurs rebelles et corrompus. Que le
peuple crût en Jésus-Christ , c'est de quoi les évangélistes rendent témoignage
à tout moment : « Plusieurs du peuple », disent-ils, « crurent en lui ». Les
incrédules étaient des sénateurs. Aussi ce n'est pas le peuple, mais ce sont
eux qui disent : « Y a-t-il quelqu'un des sénateurs qui ait cru en lui? »
(Jean, VII , 48, 49:) Et que disent-ils encore? Pour cette populace qui ne
connaît point Dieu, ce sont des gens maudits. Ceux qui croient, ils les
appellent gens maudits, mais eux, qui veulent faire mourir Jésus-Christ, ils se
disent prudents et sages. Ici encore, plusieurs du peuple qui avaient vu le
miracle de la résurrection de Lazare, crurent en Jésus-Christ. Quant aux
sénateurs, non-seulement ils ne se contentaient pas des maux qu'ils
commettaient tous les jours, mais ils cherchaient aussi à faire mourir Lazare.
Qu'à cause des Romains que vous craignez, ô Juifs, vous cherchiez à faire
mourir Jésus-Christ qui ne gardait pas le sabbat, qui se faisait égal à Dieu,
cela se conçoit encore : mais dans Lazare, que trouvez-vous à reprendre, pour
vouloir le faire mourir? Quoi! est-ce un crime a lui imputer que d'avoir reçu
un bienfait? Ne voyez-vous pas que ces âmes sanguinaires ne respirent que le
carnage ? Jésus avait fait beaucoup de prodiges et de miracles, il avait guéri
le paralytique, il avait rendu la vue à l'aveugle-né; mais aucun de ces
miracles ne les avait tant mis hors d'eux-mêmes, et transportés d'une si grande
fureur que cette résurrection. En effet, elle était par sa nature beaucoup plus
admirable, et Jésus l'avait opérée après plusieurs autres; disons-le encore :
il était bien étonnant de voir parler et marcher un homme mort depuis quatre
jours.
En vérité, en un jour solennel commettre des meurtres, répandre le sang
humain, n'était-ce, pas là une belle manière de célébrer la fête et d'en
remplir les obligations? De plus, ils accusaient Jésus-Christ d'avoir violé le
sabbat, et sous ce prétexte ils excitaient le peuple contre lui; mais ici,
qu'ont-ils à dire? Ils ne peuvent objecter aucun crime à Lazare, mais Jésus l'a
ressuscité; cela leur suffit pour méditer sa mort. Du moins, dans cette [433]
résurrection, ils ne pouvaient pas alléguer que Jésus avait été contraire à son
Père , la prière qu'il avait faite les en empêchait. Ils n'ont donc plus ici ce
sujet d'accusation qu'ils faisaient tant et si souvent valoir; mais le miracle
éclate et fait grand bruit, c'est là une assez forte raison pour qu'ils se
portent au meurtre : et ils auraient fait de même à l'égard de l'aveugle, s'ils
n'avaient eu à reprendre la violation du sabbat. D'ailleurs , c'était un homme
de rien , ils se contentèrent de le chasser du temple : mais Lazare était d'une
famille distinguée , comme cela se voit par cette quantité de juifs qui étaient
allés consoler ses soeurs, et le miracle de sa résurrection avait été fait aux
yeux de tout le monde et d'une manière étonnante. Voilà pourquoi ils
accouraient tous en foule. Ce qui les piquait et les irritait, c'est que la
fête étant proche, tous quittassent la ville pour courir à Béthanie. Ils
cherchèrent donc à le faire mourir, et ils ne croyaient faire aucun mal, tant
ils étaient sanguinaires.
Voilà pourquoi la loi commence par ces paroles : « Vous ne tuerez point
(Exod. XX, 13), et néanmoins c'est de quoi le prophète les accuse. « Leurs
mains », dit-il, « sont pleines de sang ». (Isaïe, I, 15.) Comment donc Jésus,
qui ne se montrait plus en public parmi les Juifs (Jean, XI, 54) et s'était
retiré dans le désert, entre-t-il encore dans la ville avec assurance? Ayant
apaisé leur colère par sa fuite , maintenant qu'ils sont tranquilles, il va les
trouver. De plus, le peuple qui marchait devant et après lui , pouvait leur
inspirer de la crainte : car rien ne l'avait tant touché et plus attiré auprès
de Jésus, que la merveilleuse résurrection de Lazare. Enfin un autre
évangéliste rapporte «qu'ils étendirent leurs vêtements sous ses pieds (Luc,
XIX, 36), et que toute la ville fut émue » (Matth. XXI, 10), de le voir entrer
dans Jérusalem avec tant d'éclat et de pompe. Au reste, le Sauveur agissait de
la sorte pour prédire une chose et en accomplir une autre et la même action fut
le commencement d'une prédiction et la réalisation d'une autre. Ces paroles: «
Réjouissez-vous , voici votre roi qui vient à vous plein de douceur » (Isaïe,
LXII, 11; Zach. IX, 9), sont l'accomplissement d'une prophétie; mais le fait
d'être monté sur un ânon (Matth. XXI, 5), figurait et prédisait une chose qui
devait arriver; savoir, que Jésus-Christ se soumettrait les gentils qui étaient
une nation immonde.
Mais sur quoi les autres évangélistes rapportent-ils que Jésus avait
envoyé ses disciples et leur avait dit : « Déliez l'ânesse et l'ânon » (Matth.
XXI, 2 ; Marc, XI, 5) ; lorsque saint Jean ne dit rien de semblable, qu'il dit
seulement: « qu'ayant trouvé un ânon, il monta dessus (14) ? » Il est à croire
que l'un et l'autre arriva, et que les disciples amenant l'ânesse après l'avoir
déliée, Jésus trouva un ânon sur lequel il monta. Ils prirent des branches de
palmiers et d'oliviers, et ils étendirent leurs vêtements pour faire voir
qu'ils avaient une plus grande et plus haute opinion de lui que d'un prophète.
Et ils criaient : « Hosanna ! » Salut et gloire ! « Béni soit celui qui vient au
nom du Seigneur (13) ! » Faites-vous bien attention que ce qui chagrinait
surtout les chefs et les sénateurs, c'était de voir tout le peuple persuadé que
Jésus n'était point contraire à Dieu? Et d'autre part, ce qui divisait le plus
le peuple, c'était d'entendre dire à Jésus qu'il venait au nom de son Père.
Que signifient ces paroles : « Réjouissez-vous beaucoup, fille de Sion
(15) ? » C'est que pour l'ordinaire tous leurs rois étaient méchants et
ambitieux, et les livraient à leurs ennemis, ruinaient le peupla et le
mettaient sous le joug de la servitude. « Ayez confiance », dit le prophète,
celui-ci n'est pas de même, il est doux et débonnaire : vous le voyez bien,
puisqu'il monte simplement sur une ânesse. Jésus n'entre point dans Jérusalem
accompagné d'une armée, mais simplement monté sur une ânesse. « Ses disciples
ne savaient pas (1) que ces choses avaient été écrites de lui (16) ».
Remarquez-vous que les disciples ont ignoré bien des choses, parce que
Jésus-Christ ne les leur avait pas encore découvertes? Lorsqu'il dit : «
Détruisez ce temple, et je le rétablirai en trois jours » (Jean, II,19), les
disciples ne comprirent point alors ce que cela voulait dire. Et un autre
évangéliste rapporte que ce discours leur était caché (Luc, XVIII, 34), et qu'ils
ne comprenaient point que Jésus devait ressusciter d'entre les morts. Mais il
était juste que ces choses leur fussent cachées; c'est pourquoi saint Matthieu
dit, qu'entendant parler de la passion du Sauveur et de tout ce qui lui
1. « Ne savaient pas », ce sont les paroles de mon texte; pour dire
selon le texte du Nouveau Testament, il faudrait : « Ils ne firent point
d'abord attention : ils ne conçurent pas d'abord ».
devait arriver, ils en étaient Tristes et extrêmement affligés (Matth.
XVII, 32); ce qui venait de l'ignorance où ils étaient de sa résurrection. Au
reste, c'était avec raison que leur Maître ne leur révélait pas encore ces
sublimes vérités, parce qu'elles étaient au-dessus de leur portée et de leur
intelligence. Mais l'histoire de cette ânesse, pourquoi leur était-elle cachée?
Parce qu'elle renfermait aussi un grand mystère.
2. Pour vous, mon cher auditeur, admirez cette philosophie, cet esprit
de force et de sagesse, que fait paraître ici l'évangéliste, en ne rougissant
point d'avouer l'ignorance des disciples. Véritablement ils savaient que toutes
ces choses étaient écrites; mais qu'elles étaient écrites de Jésus, ils
l'ignoraient. Il n’y a nul doute que s'ils avaient su qu'étant roi, il devait
souffrir tant d'outrages, être trahi et livré à ses ennemis, ils en auraient
été choqués et scandalisés : mais alors même ils n'auraient pas aisément
compris de quel royaume Jésus était roi. Un évangéliste confesse que les
disciples avaient cru que Jésus parlait du royaume de ce monde. (Matth. XX, 21.)
« Or, le peuple rendait témoignage que Jésus avait ressuscité Lazare
(17) ». Un si grand nombre de Juifs ne seraient pas aussi promptement accourus
au-devant de lui, s'il n'avait cru au miracle. « De sorte que les pharisiens
leur dirent : voyez-vous que vous ne gagnez rien ? Voilà tout le monde qui
court à lui (19) ». Il me semble que ce sont ceux qui avaient l'esprit sain et
de bons sentiments, et qui n'osaient pas se déclarer publiquement, qui dirent
ces paroles, et que, par ce qui se passait, ils réfutaient ceux qui étaient
contraires à Jésus, leur faisant voir que c'était en vain et inutilement qu'ils
tentaient et s'efforçaient de le décrier. Au reste, ils appellent ici monde
cette multitude de peuple qui suivait Jésus. C'est la coutume de l'Ecriture d'appeler
monde et les créatures, et ceux qui vivent dans l'iniquité ; elle l'entend dans
le premier sens lorsqu'elle dit : « Qui fait marcher le monde dans un si grand
ordre », (Isaïe, XL, 26.) Et dans le second, quand elle dit : « Le monde ne
vous hait point, mais pour moi il me hait ». (Jean, VI, 7.) Il faut savoir
exactement ces choses, de peur que les hérétiques,
1. « Leur », aux sénateurs. Le texte grec et celui de mon auteur
l'insinue ainsi. Notre Vulgate dit : « Les pharisiens dirent entre eux : Vous voyez
que nous ne gagnons rien ».
abusant de la signification des noms, ne s'en servent pour soutenir
leurs erreurs.
« Or il y eut quelques gentils de ceux qui étaient venus pour adorer au
jour de la fête (20) », Ces païens étaient venus à la fête pour se faire
prosélytes, et étonnés de la grande réputation de Jésus, disaient: « Nous
voudrions bien voir Jésus (21) ». Philippe, alors, s'approche d'André, qui
marchait devant, et lui apprend ce que demandaient ces gentils; mais il le fait
avec beaucoup de circonspection et ne veut rien prendre sur lui, parce qu'il
avait entendu dire à son Maître: « N'allez point vers les gentils ». (Matth.
XX, 5.) Et c'est pour cela que, la chose une fois communiquée à André, André et
Philippe en informèrent ensemble Jésus.
Mais que leur répondit-il? « L'heure est venue que le Fils de l'homme
doit être glorifié (23). Si le grain de froment ne meurt après qu'on l'a jeté
en terre, il demeure seul (24) ». Que signifie cela: « L'heure est venue ? »
Jésus avait dit à ses disciples: « N'allez point vers les gentils », et il leur
avait fait cette défense pour ôter aux Juifs tout sujet d'obstination. Mais,
comme ils demeuraient et dans leur obstination et dans leur incrédulité, et
qu'au contraire les gentils voulaient venir et s'approcher de lui, le temps,
dit Jésus, est enfin venu qu'il faut que je me livre à la mort, puisque toutes
choses sont accomplies. Si nous nous arrêtions à attendre toujours ces
opiniâtres , et si nous refusions de recevoir ceux-ci, qui demandent de venir à
nous, nous ferions une action indigne de notre bonté et de notre providence.
Comme donc Jésus, après sa passion, devait envoyer ses disciples vers
les Gentils , les voyant déjà s'approcher eux-mêmes et venir à lui, il dit : Le
temps est venu pour moi d'aller à la croix et de me livrer à la mort. Il
n'avait pas permis auparavant à ses disciples d'aller vers les gentils, parce
qu'il voulait que sa croix leur servît de témoignage. Avant que les Juifs
l'eussent repoussé, avant qu'ils l'eussent attaché à la croix , il n'a point
dit: « Allez et instruisez tous les peuples » , mais : « N'allez point vers les
gentils ». (Matth. XXVIII,19.) Et : « Je n'ai été envoyé qu'aux brebis de la
maison d'Israël qui se sont perdues » (Id. XV, 24) ; et: « Il n'est pas juste
de prendre le pain des enfants et de le donner aux chiens « . (Ibid. 26.) Les
Juifs haïssant donc Jésus, et le [435] haïssant jusqu'à se porter à le faire
mourir, il eût été inutile de les attendre plus longtemps, eux qui le
repoussaient avec tant d'opiniâtreté lorsqu'il se présentait à eux. En effet,
ils le rejetèrent hautement, en disant: « Nous n’avons point d'autre roi que
César ». (Jean, XIX,15.) Alors enfin le Sauveur les abandonna, parce qu'ils
l'avaient abandonné les premiers. Voilà pourquoi il dit: « Combien de fois
ai-je voulu rassembler tes enfants, et tu ne l'as pas voulu? » (Matth. XXIII,
37.)
Que signifient ces paroles: « Si le grain de froment ne meurt après
qu'on l'a jeté en terre ? » Le Sauveur parle de sa croix, de sa mort. Afin que
ses disciples ne se troublassent point, voyant et pensant qu'on avait fait
mourir leur Maître, lors même que les gentils venaient à lui, il leur dit:
C'est ma mort même qui les attire et les fait plus promptement venir à moi.
C'est ma mort qui va répandre ma prédication et mon Évangile. Ensuite, comme il
ne les persuadait pas aussi bien par les paroles que par les exemples, il
recourt à une image de ce qui se passe dans la nature : Le froment, dit-il,
s'il meurt, porte plus de fruit; or, si cela arrive pour les semences, à plus
forte raison la même chose arrivera-t-elle pour moi. Mais les disciples ne
comprirent pas ces paroles. C'est pourquoi l'évangéliste répète souvent que les
disciples n'avaient point compris ce que Jésus avait dit, afin d'excuser leur
fuite au temps de la passion. Saint Paul, parlant de la résurrection des corps,
produit le même exemple de la mort et de la résurrection des semences.
3. Quelle excuse auront donc ceux qui ne croient point à la
résurrection, puisque nous pouvons tous les jours lavoir et la contempler dans
les semences, dans les plantes et même dans la propagation de notre espèce ? Il
faut premièrement que la semence se corrompe et pourrisse en terre, pour
qu'ensuite elle s'élève et produise du fruit. Mais, en général, quand Dieu fait
quelque chose, on n'a nullement besoin de la raison humaine, elle doit se
taire; et en effet, comment le Seigneur nous a-t-il tirès du néant ? C'est aux
chrétiens que je parle maintenant, aux chrétiens qui font profession de croire
aux Écritures. Mais je veux bien emprunter au raisonnement humain une autre
preuve de la résurrection. Parmi les hommes il y y en a de bons, il y en a de
méchants ; combien de ceux qui sont méchants ont vécu dans la prospérité
jusqu'à l'extrême vieillesse ; et au contraire, combien de justes ont passé
leur vie dans la misère et dans l'affliction ? Quand donc et en quel temps
chacun recevra-t-il ce qui lui revient selon son mérite , selon ses oeuvres (1)
? Cela est bon, dit-on, mais il n'y a point de résurrection des corps. Répondre
de la sorte, ce n'est point écouter saint Paul, qui dit : « Il faut que ce
corps corruptible soit revêtu de l'incorruptibilité ». (I Cor. XV, 53.)
L'apôtre ne le dit pas de l'âme, car l'âme ne se corrompt point et ne meurt
point, et la résurrection n'est que pour ce qui est mort : or le corps seul
meurt et se corrompt.
Pourquoi ne voulez-vous pas qu'il y ait une résurrection des corps ?
Est-ce que Dieu n'a pas le pouvoir de les ressusciter? Mais n'y aurait-il pas
une folie extrême à le nier? Mais, direz-vous, cette résurrection ne convient
point? Et pourquoi ne convient-il pas que ce corps corruptible, qui a essuyé
tant de peines et de travaux, pendant sa vie, qui enfin a souffert la mort,
participe un jour aux couronnes et aux récompenses de l'âme ? Si cela n'était
pas juste, Dieu ne l'aurait pas créé au commencement, et Jésus-Christ n'aurait
pas pris une chair. Or, qu'il en ait pris une et qu'il l'ait ressuscitée, ces
paroles le prouvent visiblement : « Portez ici vos doigts », dit-il à Thomas, «
voyez et considérez qu'un esprit n'a ni chair ni os ». (Luc, XXIV, 39; Jean,
XX, 27.) Pourquoi Jésus a-t-il ressuscité Lazare, s'il était mieux de
ressusciter sans corps? Pourquoi opère-t-il cette résurrection comme un miracle
et un bienfait? Pourquoi enfin nous a-t-il donné les moyens de nous nourrir?
(Marc, V, 43.) Ne vous laissez donc pas séduire par les hérétiques, mes chers
enfants; il y a une résurrection, il y a un jugement. Ce sont là des vérités
que refusent d'avouer ceux qui ne veulent. point rendre compte de leurs
oeuvres. Il faut que. notre résurrection soit semblable à celle de Jésus-Christ
(I Cor. XV, 20), car il est les prémices et le premier-né des morts. (Col. I,
18.)
Que si la résurrection consiste dans la purification de l'âme, dans la
délivrance du péché, Jésus-Christ n'ayant point commis de péché, pourquoi
est-il ressuscité? Et si lui-même a
1. Nous devons tous comparaître devant le Tribunal de Jésus-Christ, dit
saint Paul, afin que chacun reçoive ce qui est dû aux bonnes ou aux mauvaises
actions qu'il aura faites, pendant qu'il était revêtu de son corps.
péché, comment avons-nous été délivrés de la malédiction? (Gal. III,
13.) Comment dit-il « Le prince de ce monde va venir, et il n'a rien en moi »
(Jean, XIV, 30) qui lui appartienne (1)? car voilà ce qui marque son
impeccabilité. Ainsi donc, selon ces hérétiques, ou Jésus-Christ n'a point
ressuscité, ou, pour qu'il ait ressuscité, il faut qu'il ait péché avant sa
résurrection ; mais il a ressuscité et il n'a commis aucun péché; c'est donc
une vérité constante que Jésus-Christ est ressuscité, et la mauvaise doctrine
de ces hérétiques n'est qu'un fruit de leur vanité.
Evitons donc ces hommes empestés, car « les mauvais entretiens gâtent
les bonnes moeurs (2) ». (I Cor. XV, 33.) Ce ne sont point là les dogmes des
apôtres. Marcion et Valentin, voilà les inventeurs de ces nouveautés impies.
Fuyons donc ces erreurs, mes bien-aimés, la bonne vie ne sert de rien sans la
bonne doctrine, comme la bonne doctrine est inutile sans la bonne vie. Les
gentils ont inventé et semé les premiers ces erreurs; les hérétiques les ayant
reçues des philosophes païens, les ont accrues et répandues, soutenant
également avec eux que la matière est incréée, et bien d'autres semblables
extravagances. Comme donc ayant enseigné que la matière était incréée, ils en
ont conclu qu'il n'y avait point de créateur; de même, voyant la mort et la
corruption des corps, ils ont dit qu'il n'y avait point de résurrection.
Mais nous, mes frères, nous qui connaissons l'immense et souveraine
puissance de Dieu, n'écoutons point leurs rêveries; gardons-nous de leurs
entretiens, c'est pour vous que je le dis. Car pour moi je ne refuserai point
d'entrer en lice avec eux. Mais un homme nu et sans armes, encore qu'il soit en
soi plus fort que ceux qui l'attaquent , sera facilement vaincu et terrassé. Si
vous faisiez votre étude et votre méditation des saintes Ecritures, si vous
vous prépariez tous les jours au combat, je n'aurais garde de vous détourner de
combattre contre eux; au contraire, je vous conseillerais de leur livrer
bataille, parce que la vérité est forte et puissante. Mais comme vous ne savez
pas vous servir des Ecritures, je crains
1. Parce que le diable n'a droit que sur les pécheurs.
2. Selon la plupart des auteurs, ces paroles sont de Ménandre, quoique
Socrate l'historien et Nicéphore les donnent à Euripide. Saint Paul a
quelquefois cité les auteurs profanes. Saint Cyprien a dit de même : . Les
mauvais entretiens corrompent les bonnes inclinations ». (De Testim. LIII, chap. XCV.)
le combat, je crains que, vous trouvant sans armes et sans défense, ils
ne vous renversent. Rien, en effet, rien n'est plus faible que ceux qui sont
dénués du secours de l'Esprit-Saint.
Que si ces faux sages affectent de faire paraître au dehors de la
sagesse et de la gravité, vous ne devez point vous en étonner, mais plutôt vous
devez rire de les voir suivre des docteurs fous et insensés; car leurs docteurs
n'ont rien su penser de grand, de raisonnable, ni sur Dieu ni sur la créature;
ce que chez nous la moindre femme sait, Pythagore l'a parfaitement ignoré (1).
Mais ces philosophes débitent fastueusement que l'âme est changée en
arbrisseau, en poisson, en chair. Ne leur prêtez point l'oreille, je vous prie,
et serait-ce raisonnable ? Ils sont ici de grands personnages, ils laissent
croître leurs cheveux, les frisent, les ajustent et se parent d'un manteau ;
voilà en quoi consiste toute leur philosophie. Si vous les regardez de près,
ils ne sont que cendre et que poussière, il n'y a rien de sain chez eux, mais «
leur gosier est comme un sépulcre ouvert » (Ps. V, 11); en eux tout est ordure
et corruption, et leurs dogmes, tels qu'un bois pourri , fourmillent de vers.
Le premier de leurs philosophes a enseigné que Dieu était l'eau, celui qui est
venu après lui a dit que c'était le feu, un autre que c'était l'air, et tous
n'ont eu de Dieu que des idées corporelles. N'admirez donc pas, je vous prie,
ces docteurs qui n'ont pas pu s'élever à la connaissance d'un Dieu incorporel.
Que si dans la suite ils en ont eu quelque connaissance, ils la doivent aux
entretiens qu'ils ont eus dans l'Egypte avec les nôtres. Mais, pour ne pas
causer ici trop de désordre, finissons ce discours. Si nous voulions bien nous
donner la peine de vous exposer leur doctrine, ce qu'ils ont dit de Dieu, de la
matière, de l'âme et du corps, vous ne pourriez vous empêcher d'éclater de
rire. D'ailleurs ils ne méritent pas qu'on les réfute, car ils se détruisent
réciproquement eux-mêmes.
Le philosophe qui a écrit contre nous un livre sur la matière, se
réfute lui-même. Ainsi donc, pour ne pas occuper inutilement votre temps , et
ne nous pas embarquer dans un discours sales fin , laissons toutes ces choses,
et disons qu'il faut s'appliquer à la lecture de l'Ecriture sainte, au lieu de
se jeter dans des disputes de paroles dont on ne retire aucun
1. Savoir: que l'âme est spirituelle et immortelle.
fruit. C'est l'avis que saint Paul donne à Timothée, à ce cher disciple
qui était plein de sagesse, et qui avait reçu lé don des miracles. Suivons donc
le conseil du grand apôtre , fuyons, rejetons toutes ces fables et ces
puérilités (I Tim. IV, 7, VI, 20; II Tim. II, 23); mettons la main à l'oeuvre :
je veux dire, exerçons-nous aux oeuvres de charité envers nos frères, à
l'hospitalité, et attachons-nous de toutes nos forces à faire l'aumône, afin
que nous puissions acquérir les biens que Dieu nous a promis, parla grâce et la
bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, dans tous les
siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. La vie présente est agréable et douce, elle est remplie de plaisirs
et de voluptés ; non pour tous, mais seulement pour ceux-là qui s'y attachent
et y fixent leur pensée. Que si, au contraire, on regarde le ciel et les biens
qui y sont préparés, bientôt on la méprisera et l'on n'en fera aucun cas. On
admire un beau corps, jusqu'à ce qu'il s'en présente un plus beau et plus
admirable : alors, ce qui nous avait d'abord saisis et jetés dans l'admiration,
nous le méprisons. Si donc nous voulons contempler la beauté divine et la
figure du céleste royaume, nous romprons aussitôt les liens qui nous tiennent
attachés aux choses de ce monde. Car c'est une chaîne que l'amour des choses
terrestres. Jésus-Christ, voulant nous le faire entendre, nous dit : « Celui
qui aime sa vie la perdra; mais celui qui hait sa vie en ce monde, la conserve
pour la vie a éternelle. Si quelqu'un me sert, qu'il me suive : Et où je serai,
là sera aussi mon serviteur ». On dirait que ce sont là, des énigmes, mais il
n'en est rien ; au contraire, ces paroles sont pleines de lumière et de
sagesse.
Mais qui est-ce qui, aimant sa vie, la perdra? C'est celui qui cherche
à satisfaire ses coupables désirs, celui qui donne à la vie plus qu'il n'est
permis. Voilà pourquoi l'Ecriture nous donne cet avis. « Ne vous laissez point
aller à vos mauvais désirs » (Eccl. XVIII, 30); c'est par là que vous perdrez
la vie : une pareille conduite écarte du chemin qui mène à la vertu. Mais, au
contraire, celui qui hait sa vie en ce monde, la conserve. Qui est-ce qui hait
sa vie ? Celui qui résiste aux mauvais conseils qu'elle lui donne. Et
Jésus-Christ n'a point dit : Celui qui ne cède pas, mais celui qui hait. Comme,
en effet, nous ne pouvons ni écouter volontiers, ni voir tranquillement les
personnes qui nous sont odieuses ; de même aussi il faut avoir un extrême [438]
éloignement pour la vie, lorsqu'elle nous suggère des choses contraires à la
volonté de Dieu. Jésus-Christ parlait alors de la mort à ses disciples,
c'est-à-dire de sa mort; et il prévoyait bien que cette nouvelle les jetterait
dans la tristesse; c'est pourquoi il parle avec cette force Pourquoi parler,
dit-il, de là résignation que vous devez montrer au sujet de ma mort? Si
vous-mêmes vous ne mourez pas, vous n'avez aucun avantage à espérer. Remarquez,
mes chers frères, de quelle manière le Sauveur mêle les paroles de consolation
avec celles qui pouvaient paraître un peu dures. Il aurait été effectivement
dur et fâcheux pour l'homme, qui aime si fort la vie, de s'entendre dire qu'il
fallait mourir. Et pourquoi en irais je chercher des exemples dans les siècles
passés ; puisqu'aujourd'hui même nous trouvons tant de gens qui souffrent
volontiers toutes choses pour jouir de cette vie; encore qu'ils croient à un
avenir, à une autre vie plus heureuse? Voient-ils quelque édifice, quelque
machine ingénieuse, ils disent, avec des larmes aux yeux: combien l'homme
invente-t-il de choses pour mourir bientôt et être réduit en cendres ! Tant
cette vie excite de passion.
Jésus-Christ donc, pour briser tous ces liens, dit : « Celui qui hait
sa vie en ce monde, la conserve pour l'autre ». Et ce qui suit fait visiblement
connaître qu'il ne l'a dit que pour instruire ses disciples et dissiper leur
crainte; écoutez-le : « Que celui qui me sert me suive ». Parlant de sa mort il
montre qu'il exige de ses disciples qu'ils le suivent par leurs oeuvres, en
mourant aussi eux-mêmes; car un serviteur doit suivre partout le maître qu'il
sert. Considérez en quel temps le Sauveur dit ces choses : il les dit, non
quand ils étaient dans la persécution , mais lorsqu'ils étaient tranquilles et
en paix, lorsqu'ils se croyaient en sûreté. « Et qu'il se charge de sa croix,
et me suive » (Matth. XVI, 24); c'est-à-dire, soyez toujours prêts aux périls,
à la mort et à quitter la vie. Ensuite leur ayant fait envisager des choses dures
et fâcheuses, il les relève par la promesse de la récompense. Quelle est cette
récompense? C'est qu'on le suit, c'est qu'on est avec lui ; par où il leur fait
connaître que la mort sera suivie de la résurrection, car, dit-il : « Où je
serai, là sera aussi mon serviteur ». Où est Jésus-Christ? Dans le ciel.
Elevons-y donc nos coeurs et nos esprits avant même la résurrection.
«Si quelqu'un me sert, mon Père l'aimera ». Pourquoi n'a-t-il pas dit :
Je l'aimerai ? Parce que les disciples n'avaient pas encore de lui la juste
opinion qu'ils en devaient avoir, et qu'ils en avaient une plus grande du Père.
Ils ne savaient pas encore que, leur Maître ressusciterait, comment
auraient-ils eu de lui une grande opinion ? C'est pourquoi il dit aux enfants
de Zébédée : « Ce n'est point à moi à donner (1), mais ce sera ceux à qui il a
été préparé par mon Père » (Marc, X, 40) ; mais cependant c'est lui qui juge.
Jésus-Christ déclare ici qu'il est le Fils légitime du Père : car le Père les
recevra comme les serviteurs de son vrai et légitime Fils.
« Maintenant mon âme est troublée, et que dirai-je ? Mon Père,
délivrez-moi de cette heure (27) ». Mais ce n'est point là le langage de celui
qui veut persuader qu'il. faut aller volontiers à la mort? Tel est, au
contraire, le `.sens de ces paroles. Le Sauveur, afin qu'on ne dît pas qu'étant
exempt des douleurs humaines, il lui était facile de philosopher sur la mort,
et qu'il y exhortait, les autres, n'ayant rien à souffrir lui-même , fait voir
ici que quoiqu'il la craignît, il ne la refusait pourtant point, parce qu'elle
nous devait être très-utile et très-avantageuse. En un mot, ces paroles
appartiennent à lai chair qu'il a prise, et non à sa divinité. Voilà -pourquoi
il dit : « Maintenant mon âme est troublée». S'il n'en était pas ainsi, quelle
suite y aurait-il entre ces paroles et les suivantes . «Mon Père, délivrez-moi
de cette heure? » Le divin Sauveur est si troublé, qu'il demande à son Père de
le délivrer de la mort, s'il peut l'éviter.
2. Ces paroles marquent la faiblesse de la nature humaine. Mais je ne
puis rien alléguer, veut-il dire, pour demander à être délivré de la mort : «
Car c'est pour cela que je suis venu en cette heure »; c'est comme s'il disait
: quels que puissent être notre trouble et notre abattement, ne fuyons pas la
mort encore que je sois ainsi troublé, je dis qu'il ne faut point fuir la mort.
Il faut souffrir ce qui nous arrive; mais, mon « Père, glorifiez votre nom (28)
». Quoique le trouble où je suis m'ait fait prononcer ces paroles, je dis le
contraire: «Glorifiez votre nom »; c'est-à-dire, menez-moi à la croix : ce qui
montre une
1. « Ce n'est point à moi à donner », le mot « à vous », n'est ni dans
saint Chrysostome, ni dans le grec.
faiblesse humaine, et l'infirmité de la nature qui ne veut point mourir,
et fait voir que Jésus n'était pas exempt des sentiments humains. Comme on
n'impute pas à crime d'avoir faim, ou d'avoir envie de dormir, de même aussi ce
n'en est pas un de désirer la vie présente. Or, Jésus-Christ était exempt de
tout péché, mais non des instincts naturels; autrement son corps n'aurait pas
été un vrai corps. Par ces paroles, le divin Sauveur nous a encore appris une
autre chose. Et quoi? Que s'il nous arrive d'être dans l'affliction et dans la
crainte, nous ne devons pas pour cela nous laisser abattre, et changer de
résolution.
Mon « Père, glorifiez votre nom ». Jésus-Christ fait voir qu'il meurt
pour la vérité, ce qu'il appelle la gloire de Dieu, et cela est arrivé après sa
mort. Car après sa mort tout le monde devait se convertir, connaître le nom de
Dieu, l'adorer et le servir, et non-seulement le nom du Père, mais encore le
nom du Fils. Mais le Sauveur ne le dit pas ouvertement: « Au même temps on
entendit une voix du ciel » qui dit : « Je l'ai glorifié, et je le glorifierai
encore ». Quand l'a-t-il glorifié? Auparavant (1) : Et je le glorifierai encore
après qu'il aura été crucifié. « Ce n'est pas pour moi que cette voix est
venue, mais pour vous (30) ». Mais « le peuple qui était là cru que c'était un
coup de tonnerre, ou que c'était un ange qui lui avait parlé (29) ». Et sur
quoi le crurent-ils? La voix n'était-elle pas claire et intelligible? Elle
l'était, mais elle s'effaça aussitôt de leur mémoire, parce qu'ils étaient
grossiers, charnels, lâches et engourdis. Les uns n'en retinrent que le son,
les autres savaient bien que les paroles que la voix fit entendre, étaient
articulées, mais ils ne savaient pas de même ce qu'elle avait dit. Que dit donc
Jésus-Christ? « Ce n'est pas pour moi que la voix est venue, mais pour vous ».
Pourquoi le dit-il? Parce qu'ils disaient souvent qu'il n'était pas envoyé de
Dieu. Il ne se peut point que celui que Dieu glorifie ne soit pas envoyé de
Dieu, dont il fait glorifier le nom. Voilà pourquoi Jésus-Christ dit : Cette
voix s'est fait entendre : « Ce n'est pas pour « moi qu'elle est venue, mais
pour vous ». Ce n'est pas pour m'apprendre quelque chose
1. Auparavant : Dans son baptême, le Père fit entendre cette voix du
ciel : C'est mon Fils bien-aimé, dans lequel j'ai mis toute mon affection.
que j'ignorasse auparavant, car je connais parfaitement mon Père : mais
c'est pour vous qu'elle est venue. Comme ils disaient que c'était un ange qui
liai avait parlé, ou que c'était un coup de tonnerre qui s'était fait entendre,
et qu'ils n'y faisaient pas plus d'attention, Jésus-Christ leur dit : C'est
pour vous que cette voix est venue du ciel, afin de vous exciter à demander ce
qu'elle a dit. Mais ils sont si stupides et si étourdis, que, quoiqu'on leur
apprenne que ce qu'a dit la voix les regarde, ils ne demandent point encore ce
que c'est. Cette voix pouvait ne point paraître bien distincte à des gens qui
ignoraient pour qui elle se faisait, entendre, et ce qu'elle annonçait. Voilà
donc pourquoi Jésus-Christ leur dit : C'est pour vous que cette voix est venues
ale remarquez-vous pas, mes frères, que c'est pour eux, que c'est à cause de
leur faiblesse, que, se font ces choses basses et grossières, et non pour le
Fils, qui n'avait nullement besoin de ce secours?
« C'est maintenant que le monde va être jugé : c'est maintenant que le
prince de ce monde va être chassé dans l'enfer (31) »: Ces paroles, comment
s'accordent-elles avec celles-ci : « Je l'ai glorifié, et je le glorifierai?»
Parfaitement; et elles sont tout à fait d'accord. Comme le Père a dit : « Je le
glorifierai », le Fils fait connaître de quelle sorte de gloire le Père le
glorifiera. Et quelle est cette gloire? Le prince de ce monde va être chassé
dehors. Que veut dire ceci : c'est maintenant que le monde va être jugé? C'est
comme s'il disait : Le jugement et la vengeance vont arriver comment? Le
diable, qui est le prince du monde, a fait mourir le premier homme, qu'il a
trouvé coupable de péché; car c'est par le péché que la mort est entrée dans le
monde (Rom. V, 12). En moi il n'a trouvé aucun péché. Pourquoi s'est-il donc
jeté sur moi, et m'a-t-il livré à la mort ? pourquoi est-il entré dans l'âme de
Judas pour me faire mourir? Ne venez pas maintenant me dire que Dieu a
-dispensé ces choses de cette manière: car une telle dispensation ne saurait
provenir que. de -sa sagesse, et non du diable. Mais cependant examinons la
conduite de cet esprit malin. Comment le monde sera-t-il jugé en moi? On fera
comparaître en jugement ce malin esprit comme devant un tribunal, et on lui
dira : Que tu aies fait mourir tous les hommes, on te le passe; c'est parce que
tu les as trouvés [440] coupables de péché; mais Jésus-Christ, pourquoi l'as-tu
fait mourir? N'est-ce pas tout à fait injustement? Tout le monde sera donc
vengé en Jésus-Christ.
Pour vous rendre ceci plus clair et plus sensible, je me servirai d'un
exemple. Supposons un cruel tyran qui accable de mille maux et fasse mourir
tous ceux qui tombent entre ses mains : si, attaquant un roi ou le fils d'un
roi, il l'a fait mourir injustement, son supplice pourra venger aussi tous les
autres qu'il a fait mourir. Supposons encore un créancier, qui exige
impitoyablement de ses débiteurs ce qu'ils lui doivent, qui les frappe et les
jette en prison, et qu'ensuite avec la même insolence 'il fasse emprisonner un
homme qui ne lui doit rien. Alors il sera puni des mauvais traitements qu'il a
fait subir aux autres; car celui-là le fera mourir.
3. Il en arrive de même à l'égard de Dieu. Le diable sera puni de ce
qu'il a fait contre vous, par ce qu'il a osé faire contre Jésus-Christ. Faites
bien attention aux paroles du Sauveur, et vous comprendrez que c'est là ce
qu'il veut dire par ces paroles : « C'est maintenant que le prince de ce monde
sera chassé dans l'enfer (1) », par ma mort.
« Et pour moi, quand j'aurai été élevé, j'attirerai tous les hommes (2)
à moi (32) », c'est-à-dire, les gentils aussi. Et de peur que quelqu'un ne dît
: Si le prince de ce monde a la victoire sur vous, comment sera-t-il chassé
dans l'enfer? Jésus prévient cette objection, et dit : Il ne me vaincra point;
car comment vaincrait-il celui qui attire les autres? Et il ne parle point là
de la résurrection, mais de ce qui est plus grand que la résurrection : «
J'attirerai tous les hommes à moi ». Si le Sauveur eût dit : Je ressusciterai,
il n'aurait pas fait connaître que tous croiront en lui. Mais en disant : Tous
croiront, il déclare l'un et l'autre, et il assure qu'il ressuscitera. S'il
était demeuré dans la mort, et s'il n'eût été qu'un homme, personne n'aurait
cru en lui.
«J'attirerai tous les hommes à moi ». Pourquoi Jésus-Christ dit-il donc
que le Père attire? Parce que le Fils attirant, le Père attire aussi. Je les
attirerai, dit-il, parce qu'ils sont tellement arrêtés par le tyran, qu'ils ne
peuvent venir d'eux-mêmes, ni s'échapper des mains
1. « Dans l'enfer ». C'est ce que porte mon texte.
2. « Tous les hommes ». Le texte grec et mon auteur lisent de même. La
Vulgate dit . « Tout ».
de celui qui les retient. En un autre endroit le Seigneur appelle cela
un pillage : « Personne », dit-il, « ne peut piller les armes du fort, si
auparavant il ne lie le fort, pour pouvoir ensuite piller ce qu'il possède ».
(Matth. XI, 29.) Et par ces expressions il marque sa violence. Ce qu'il appelle
donc là « piller », ici il l'appelle « attirer ».
Instruits de ces vérités, réveillons-nous, sortons de notre
engourdissement , glorifions Dieu, non-seulement par la foi, mais encore par la
bonne vie. Autrement ce ne serait point lui rendre gloire, mais blasphémer
contre lui. Le saint nom de Dieu n'est point tant blasphémé par la perversité
d'un gentil que par la corruption d'un chrétien. C'est pourquoi je vous en
conjure, mes chers frères, faisons tout notre possible pour que Dieu soit
infiniment glorifié. Car il dit : Malheur à ce serviteur par qui le nom de Dieu
est blasphémé ! Or, quand Dieu dit : Malheur, il déclare que celui contre qui
il prononce cette parole, sera condamné aux tourments et aux supplices les plus
rigoureux. Mais aux contraire : Bienheureux est celui par qui son nom est
honoré! Ne vivons donc pas comme si nous étions encore dans les ténèbres, mais
fuyons toutes sortes de péchés, et surtout ceux qui tendent à la perte commune
: car c'est par ceux-là principalement que Dieu est blasphémé.
En effet, quel pardon obtiendrons-nous, si le Seigneur nous ayant fait
un précepte de donner de notre propre bien aux autres, nous ravissons le bien
d'autrui? Quelle espérance de salut aurons-nous? Vous serez puni, si vous ne
donnez point à manger à celui qui a faim; si vous allez jusqu'à dépouiller
celui qui est vêtu, quel pardon obtiendrez-vous? Nous ne cesserons point de
vous répéter souvent ces vérités; peut-être que ceux qui ne les écoutent pas
aujourd'hui, les écouteront demain; ceux qui n'y sont point attentifs
aujourd'hui, demain pourront y faire attention. Que s'il se trouve parmi vous
quelqu'un d'incorrigible, du moins, il n'y aura pas de notre faute, et nous ne
serons point responsable, puisque nous aurons rempli notre ministère. Fasse le
ciel, et que nous ne soyions pas remplis de confusion au sujet de nos paroles,
et que vous ne soyiez pas couverts de honte, mais que nous puissions tous
paraître avec confiance devant le tribunal de Jésus-Christ, de telle sorte que
nous puissions nous-mêmes nous glorifier de [441] vous, et recevoir une
consolation de nos peines ; je veux dire, vous voir glorifiés et couronnés par
Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui appartient la gloire, et au Père et au
Saint-Esprit, dans tous les siècles! Ainsi soit-il.
1. Le mensonge est faible et facile à démasquer, quand bien même il se
couvre au dehors de mille couleurs. Comme ceux qui crépissent des murs ruineux,
ne les rendent pas pour cela plus solides ; de même les menteurs sont aisément
confondus. Voilà précisément ce qui arrive ici aux Juifs. Jésus-Christ leur
disant : « Quand j'aurai été élevé de la terre, j'attirerai a tous les hommes à
moi»; ils répondent «Nous avons appris de la loi que le Christ demeure
éternellement. Comment donc dites-vous qu'il faut que le Fils de l'homme soit
élevé en haut ? Qui est ce Fils de l'homme? » Donc ils savaient que le Christ
était immortel, et que sa vie n'aurait point de fin; donc ils comprenaient ce
que disait Jésus-Christ. En effet, on trouve en mille endroits des Ecritures et
la passion et la résurrection. Isaïe les met ensemble: « Il a été mené à la
mort », dit-il, « comme une brebis qu'on va a égorger » (Luc, 7), et tout le
reste. David les joint dans le second psaume, et souvent aussi dans les autres.
Le patriarche de même, lorsqu'il dit : « En se couchant, il s'est reposé comme
un lion», et il a ajouté: « Il est comme un jeune lion; qui osera le réveiller?
» (Gen. XLIX, 9.) Par où il marque en même temps la passion et la résurrection.
Mais ils n'avouent et ne confessent que le Christ doit demeurer éternellement,
que dans la fausse confiance qu'ils ont, de lui imposer silence, et de faire
manifestement voir qu'il n'est pas le Christ.
Et remarquez, mes frères, avec quelle malignité ils font cet aveu. Ils
n'ont pas dit : Nous avons appris que le Christ ne doit point souffrir, ne doit
point être crucifié, mais qu'il doit demeurer éternellement. Mais cette
prédiction même n'était point contraire au Christ; la passion, en effet, n'a
point été un obstacle à l'immortalité. Par là, on peut voir que les Juifs
comprenaient bien des choses en apparence douteuses, et qu'ils les ont
volontairement altérées et corrompues. Comme le Sauveur avait auparavant parlé
de sa mort, lui entendant dire ici qu'il devait être élevé, ils jetèrent
adroitement ces paroles de défiance. Ensuite ils ajoutent : « Qui est ce Fils
de [442] l'homme? » Et cela malicieusement. Ne croyez pas, disent-ils, que ce
soit de vous que nous voulions parler, et ne dites pas que nous vous
contredisons par animosité : nous ne savons pas de qui vous parlez, mais nous
nous croyons bien fondés à vous représenter ce que la loi nous a appris. Que
leur répond donc Jésus-Christ? Il les réfute, et leur fait voir que sa passion,
que sa mort n'empêche pas qu'il ne demeure éternellement.
« La lumière », dit-il, « est encore avec vous pour un peu de temps
(35) », montrant par ces paroles que sa mort n'est: qu'une translation; car la
lumière du soleil ne s'éteint point, et si elle se retire pour un peu de temps,
elle reparaît de nouveau. « Marchez pendant que vous avez la lumière » Quel
temps cela marque-t-il? Est-ce toute la vie présente? est-ce le temps qui
devait s'écouler jusqu'à sa mort? Je crois que c'est l'un et l'autre. Car, par
sa bonté ineffable, plusieurs, même après sa mort, ont cru en lui. Au reste, le
divin Sauveur leur dit ces choses pour lest exciter à croire, comme il l'a déjà
fait auparavant, en disant: « Je suis encore avec vous un a peu de temps ».
(Jean, VII, 3.)
« Celui qui marche dans les ténèbres ne sait où il va ». Combien de
peines se donnent maintenant les Juifs sans savoir ce qu'ils font ! de même que
s'ils marchaient dans les ténèbres, ils croient suivre le droit chemin, pendant
qu'ils vont à l'opposé : ils gardent le sabbat et la loi, et les observances
des viandes, et ils ne savent où ils vont. Voilà pourquoi Jésus leur disait : «
Marchez dans la lumière, afin que vous soyez des enfants de lumière (36) » ;
c'est-à-dire, mes enfants. Saint Jean dit, au commencement de son évangile :
les enfants « ne sont point nés du sang ni de la volonté de la chair, mais de
Dieu même» (Jean, I, 3); c'est-à-dire, de mon Père. Mais ici il est marqué que
c'est le Fils qui les engendre, pour vous apprendre que l'oeuvre du Père et
celle du Fils sont la même; oeuvre et une seule opération.
« Jésus parla de la sorte, et, se retirant, il se cacha d'eux ». Pour
quelle raison se cacha-t-il alors? Ils ne jetèrent point de pierres sur lui,
ils ne blasphémèrent point, comme ils l'avaient fait auparavant. Pourquoi donc
se cacha-t-il ? Voyant ce qu'il y avait de plus secret dans leurs coeurs, il
savait qu'ils s'irritaient contre lui, quoiqu'ils ne dissent mot : il savait
qu'ils étaient en fureur et qu'ils ne respiraient que le meurtre : et il
n'attendit point qu'ils éclatassent au dehors, mais il se cacha pour apaiser
leur envie par son absence. Faites attention au grand soin qu'a l'évangéliste
de l'insinuer, en ajoutant aussitôt : « Mais quoi qu'il eût fait tant de
miracles devant eux, ils ne croyaient point en lui (37) ». Quel est ce grand
nombre de miracles? Ceux dont l'évangéliste n'a point parlé, comme on le voit
par ce qui suit. Car s'étant d'abord retiré, il revient auprès d'eux, et leur
parle avec douceur en ces termes : « Celui qui croit en moi, ne a croit pas en
moi, mais en celui qui m'a envoyé ». (Jean, XII, 44) Observez ce que fait. 1e,
Sauveur : il commence à s'insinuer dans leur esprit par des- expressions
grossières, s'appuyant dû Père : après il relève encore son discours, et
lorsqu'il les voit s'animer et s'irriter, il se retire; puis il reparaît de
nouveau, et recommençant dans un langage encore approprié à leur faiblesse.
Et où Jésus-Christ fait-il cela? Disons plutôt : où ne le fait-il pas?
Ecoutez ce qu'il dit au commencement : « Je juge selon ce que j'entends ».
(Jean, V, 30.) Après quoi, parlant, d'une manière plus élevée, il dit : « Car,
comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la
vie à qui il lui plaît ». (Ibid. 21.) Ensuite, se rabaissant encore, il dit: «
Pour moi, je ne vous « juge point, un autre me fera justice ». (Jean, VIII, 15,
50.) Et il se retire derechef, et après, se faisant voir à eux en Galilée : «
Travaillez », pour avoir, leur dit-il, « non la nourriture qui périt ». (Id.
VI, 27.) Et après avoir parlé de soi d'une manière grande et élevée, avoir dit
qu'il est descendu du ciel (Ibid. 41), qu'il donne la vie éternelle (Id. X,
28), il se retire encore. A la fête, dite des Tabernacles, il fait la même
chose. (Id. VII, 2.)
2. Faites-y attention, mes frères : vous verrez que le Sauveur varie
continuellement ses discours et ses instructions par des expressions tantôt
humaines, tantôt sublimes; et que tantôt il se retire et se cache, tantôt il
reparaît et se fait voir publiquement : il en usa de même en cette occasion. «
Mais quoiqu'il eût fait tant de miracles devant eux, ils ne croyaient point en
lui », dit l'évangéliste. « Afin que cette parole du prophète Isaïe fût
accomplie: Seigneur, dit-il, qui a cru à la parole qu'il a entendue de nous, et
à qui le bras du [443] Seigneur a-t-il été révélé (38) ? » Et encore «Ils ne
purent croire », dit l'évangéliste, « parce qu'Isaïe a dit : Vous écouterez de
vos oreilles, et vous n'entendrez point. Isaïe a dit ces choses lorsqu'il a vu
sa gloire , et qu'il a parlé de lui (41) ». Remarquez encore ici, comme nous
vous l'avons fait observer ailleurs, que ces mots: « Parce que » , et : « Il a
dit », ne sont pas des particules causales, mais qu'ils marquent seulement
l'événement, ou ce qui est arrivé. Car ce n'est pas parce qu'Isaïe l'a prédit,
que les Juifs n'ont point cru, mais comme il devait arriver qu'ils ne
croiraient point, Isaïe l'a prédit. Pourquoi donc l'évangéliste, ne
s'explique-t-il pas de cette manière et laisse-t-il entendre que l'incrédulité
des Juifs vient de la prédiction qui en a été faite, et non pas de la
prédiction de l'incrédulité? pourquoi s'exprime-t-il même dans la suite en des
termes plus expressifs, et dit-il : « C'est pour cela qu'il ne pouvaient
croire, parce qu'Isaïe a dit?» C'est parce qu'il veut, par plusieurs exemples ,
faire parfaitement connaître la vérité de l'Ecriture et montrer que les choses
qu'elle a prédites ne sont point arrivées d'une autre manière qu'il ne les a
rapportées. Afin qu'on ne dît pas : Pourquoi Jésus-Christ est-il venu ? Est-ce
qu'il ne savait pas que les Juifs ne croiraient point? il apporte le témoignage
des prophètes, qui ont prédit leur incrédulité. Mais si Jésus-Christ est venu,
c'est afin que les Juifs n'eussent aucune excuse de leur péché.
Le prophète n'a prédit ces choses que parce quelles devaient
infailliblement s'accomplir, et il ne les aurait point prédites, si
l'accomplissement n'en eût été sûr et infaillible. Or, ces choses devaient
sûrement arriver, parce que les Juifs étaient incorrigibles. Ce mot : « Ils
n'ont pas pu», signifie: ils n'ont pas voulu. Et n'en soyez pas surpris, car
Jésus-Christ dit encore dans un autre endroit : « Qui peut comprendre ceci, le
comprenne ». (Matth. XIX,12.) Il a coutume de mettre ainsi souvent le pouvoir
pour la volonté. Et encore : « Le monde ne peut vous haïr ; mais pour moi, il
me hait ». (Jean, VII, 7.)
Et même parmi nous, cette coutume où l'on est de dire : je ne puis
aimer un tel; cet homme ne peut devenir bon, ne marque que la force et l'empire
qu'a sur nous la volonté. Et encore : que dit le prophète ? « Si un Ethiopien
peut changer sa peau , et un léopard la variété de ses couleurs, ce peuple
aussi pourra faire le bien, lui qui n'a appris qu'à faire le mal ». (Jérém.
XIII, 23.) Ce n'est pas qu'ils ne pussent point embrasser la vertu et faire le
bien, mais c'est parce qu'ils ne le voulaient point , que le prophète dit
qu'ils ne le pouvaient pas. Au reste, l'évangéliste, veut dire ici que le
prophète ne pouvait point mentir; ce n'est pas à dire qu'il leur fût impossible
de croire. Il pouvait arriver que, quoiqu'ils crussent, le prophète fût
véritable : car s'ils eussent dû croire, alors il n'aurait pas prédit qu'ils ne
croiraient point. Pourquoi donc, direz-vous, ne s'est-il pas expliqué en ces
termes? Parce que l'Ecriture a certaines façons de parler qui lui sont propres,
et c'est à quoi il faut avoir égard. Enfin Isaïe a dit ces choses, lorsqu'il a
vu sa gloire. La gloire de qui ? Du Père.
Pourquoi saint Jean parle-t-il du Fils, et saint- Paul du Saint-Esprit?
Ce n'est pas pour confondre les personnes, mais c'est pour montrer que leur
dignité est égale et la même. Ce qui est au Père , est au Fils , et ce qui est
au Fils, est au Père. (Jean, XVII , 10.) Cependant Dieu a dit bien des choses par
ses anges, et néanmoins personne ne dit : Comme- a dit l'ange; mais bien : Dieu
a dit; parce que ce que Dieu a dit par ses anges, appartient à Dieu , et que ce
qui est à Dieu n'appartient pas de même aux anges. Mais l'apôtre dit que les
paroles qu'il prononce sont du Saint-Esprit.
« Isaïe a parlé de lui ». Qu'a-t-il dit? « Je suis le Seigneur assis
sur un trône sublime », etc. (Isaïe, VI, 1.) II appelle donc ici cette vision
une gloire : il a dit qu'il a vu de la fumée, qu'il a entendu de profonds
mystères, qu'il a vu des séraphins sortir du trône, des éclairs que ces
puissances mêmes ne pouvaient fixement regarder. « Et il a parlé de lui ».
Qu'a-t-il dit? Qu'il a entendu une voix qui disait : « Qui enverrai-je, et qui
ira? « Me voici, dis-je alors, envoyez-moi. Le Seigneur me dit: Vous écouterez
de vos oreilles, et vous n'entendrez point, et voyant, vous verrez, et vous ne
discernerez point. Car le Seigneur a. aveuglé ses yeux et endurci son coeur, de
peur que ses yeux ne voient, et que son coeur ne comprenne ». (Ibid. 8, 9, 10.)
Il se présente ici une difficulté apparente , qui pourtant, si l'on y fait bien
attention, n'en est point une. Car, ainsi que le soleil,.s'il fait fermer les
yeux à ceux qui les ont [444] faibles, ne les leur fait pas fermer par sa
propre nature, mais parce qu'ils les ont faibles; de même Dieu ne rend pas
sourds ceux qui n'écoutent point sa parole. C'est ainsi, c'est en ce sens qu'il
est dit que le Seigneur a endurci le coeur de Pharaon, et cela arrive également
à ces esprits indociles et rebelles qui résistent à la parole de Dieu. Au
reste, c'est là une façon de parler de l'Ecriture, comme celles-ci : « Dieu les
a livrés à un sens dépravé (Rom. 1, 28) » ; et ces paroles : « Le Seigneur
votre Dieu a distribué aux nations » (Deut. IV, 19; LXX) : c'est-à-dire, a
permis, a laissé. L'Ecriture, en cet endroit, ne fait point agir Dieu, mais
elle marque que c'est par leur méchanceté que les nations ont fait le mal. Car,
lorsque nous sommes abandonnés de Dieu, nous sommes livrés au diable; étant
livrés au diable, nous sommes accablés de toutes sortes de maux. C'est donc
pour remplir l'auditeur d'effroi, que l'Ecriture dit : « Le Seigneur a endurci
», et : « il a livré ».
En effet, que non-seulement Dieu ne livre point, mais encore qu'il
n'abandonne point, si nous ne voulons nous-mêmes être abandonnés, en voici la
preuve; écoutez ce qu'il dit : « Ne sont-ce pas vos péchés qui font une
séparation entre vous et moi? » (Is. LIX, 2.) Et encore : « Ceux qui
s'éloignent de vous périront ». (Ps. LXXII, 26.) Osée dit : « Vous avez oublié
la loi de votre Dieu, et je vous oublierai aussi » . (Osée, IV, 6.) Et
Jésus-Christ dit lui-même dans son Evangile : « Combien de fois ai-je voulu
rassembler tes enfants, et tu ne l'as pas voulu ! » (Luc, XIII, 34.) Isaïe dit
encore : « Je suis venu, et je n'ai trouvé personne; j'ai appelé, et personne
ne m'a a entendu ». (Isaïe, L, 2.) L'Ecriture dit ces choses, pour nous montrer
que c'est nous-mêmes qui sommes les premiers auteurs et de notre abandon et de
notre perte. Dieu non-seulement ne veut point nous abandonner, mais encore il
ne veut pas nous punir; et quand il punit, il ne faut point s'en prendre à sa
volonté : « Je ne veux point la mort du pécheur, dit le Seigneur, mais qu'il se
convertisse et qu'il vive ». (Ezéch. XVIII, 32.) Jésus-Christ a versé des
larmes sur la ruine de Jérusalem, de même que nous pleurons nos amis.
3. Ces vérités nous sont parfaitement connues, mes frères: faisons donc
tous nos efforts pour ne nous point séparer de Dieu. Appliquons-nous à prendre
soin de nos âmes, à exercer la charité fraternelle, et ne déchirons point nos
membres: car déchirer ses membres , c'est l'action d'un furieux et d'un fou. Au
contraire , ayons-en d'autant plus de soin que nous les voyons dans un état
plus triste et plus fâcheux. Souvent, en effet, nous voyons des personnes
attaquées de maladies douloureuses et incurables; mais alors nous ne cessons
point d'appliquer des remèdes à leurs maux. Et qu'y a-t-il de pire que d'avoir
la goutte aux mains et aux pieds? Coupons-nous pour cela ces membres? Non
certes: mais il n'est rien que nous ne fassions pour soulager du moins la
douleur, si nous ne pouvons guérir le mal. Conduisons-nous de même à l'égard de
nos frères dans les maladies spirituelles : sont-ils possédés d'une passion
dangereuse, donnons-leur tous nos soins, et ne nous lassons pas : portons les
fardeaux les uns des autres; c'est ainsi que nous accomplirons la loi de
Jésus-Christ (Gal. VI, 2), et que les biens qui nous sont promis, nous les
obtiendrons, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la
gloire appartient, et au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des
siècles. Ainsi soit il.
1. Sans doute nous devons pareillement fuir toutes les passions qui
corrompent l'âme; mais, par-dessus tout, celles qui donnent en outre naissance
à une foule d'autres péchés comme l'avarice qui, étant par elle-même une grande
maladie, devient encore plus dangereuse, en ce qu'elle est la racine et la mère
de tous les maux (1).Telle est aussi la vaine gloire. En voici un exemple: Les
Juifs, dont nous parlons maintenant, se sont égarés de la foi par cette passion
de la gloire. Notre évangéliste dit: « Plusieurs des sénateurs mêmes crurent
«en lui; mais, à cause des pharisiens, ils n'osaient le reconnaître
publiquement, de crainte d'être chassés de la synagogue ». C'est là le reproche
que leur avait déjà fait Jésus-Christ, en leur disant: « Comment pouvez-vous
croire , vous qui recherchez la gloire que vous vous donnez les uns les autres,
et qui ne recherchez point la gloire qui vient de Dieu seul ? » (Jean , V, 44.)
Ils n'étaient donc pas des sénateurs et des princes , mais des esclaves plongés
dans la plus affreuse servitude. Au reste , cette crainte fut dissipée dans la
suite. Et nous ne trouvons pas, qu'au temps des apôtres, ils aient été possédés
de cette maladie: car alors on vit croire en Jésus-Christ et les princes et les
prêtres. La grâce du Saint-Esprit descendant en eux, les rendit plus fermes et
plus forts que le diamant.
Comme donc la crainte était ce qui les empêchait de croire,
Jésus-Christ leur dit: « Celui qui croit en moi ne croit pas en moi , mais en
celui qui m'a envoyé (44) » . Et c'est comme s'il disait: Pourquoi
craignez-vous de croire en moi? La foi passe par moi pour aller à Dieu, comme
aussi l'incrédulité. Observez que Jésus-Christ déclare que sa substance est en
tout la même que la substance de son Père. Le Sauveur n'a point dit: Celui qui
croit en moi , de peur qu'on ne crût qu'il avait en vue seulement ses paroles,
et disait une chose également vraie des hommes. Car celui qui croit aux apôtres
ne croit point à eux, mais à Dieu. Afin donc de vous faire connaître qu'il
parle ici de la foi en sa substance, il ne dit point Celui qui croit à mes
paroles, mais celui qui croit en moi. Pourquoi, direz-vous, n'affirme-t-il
jamais la réciproque : celui qui croit au Père ne croit point au Père, mais en
moi? Parce qu'ils auraient reparti : Nous croyons au Père et nous ne croyons
point en vous,
1. La passion pour le bien, dit saint Paul, est la racine de tous les
maux, et quelques-uns en étant possédés, se sont égarés de la foi, et se sont
embarrassés en une infinité d'afflictions et de peines. (I Tim. VI, 10.)
car ils étaient encore trop faibles et trop grossiers. Mais, lorsqu'il
adressait la parole à ses disciples, il disait : « Vous croyez en Dieu , croyez
aussi en moi ». (Jean, XIV, 1.) Il instruisait autrement ceux-là, parce qu'ils
étaient trop faibles et trop grossiers pour entendre ces paroles. Jésus-Christ
fait donc voir gaie ceux qui ne croient point en lui ne peuvent point croire au
Père. Et afin que vous ne pensiez pas qu'il dit cela comme s'il parlait d'un
homme , il ajoute: « Celui qui me voit, voit celui qui m'a envoyé (45) ».
Quoi donc? est-ce que Dieu a un corps? Nullement. Jésus-Christ parle
ici de la vision spirituelle, et par là il manifeste la consubstantialité. Que
veut. dire ceci : « Celui qui croit en moi? » C'est de même que si quelqu'un
disait : Celui qui prend de l'eau d'un fleuve, ne l'ôte pas du fleuve, mais de
la source. Disons mieux : cette comparaison est trop faible pour expliquer une
chose si grande et si relevée. « Je suis venu dans le monde, moi qui suis la
lumière(46) ». Comme le Père est appelé de ce nom de Père, et dans l'ancienne
loi et dans la nouvelle, et qu'il se le donne lui-même, saint Paul ayant appris
de là à connaître le Fils, l'appelle la splendeur. Jésus-Christ, par ces
paroles, fait certainement voir qu'il est dans une grande union avec le Père,
ou plutôt qu'il n'y a aucune différence entre le Père et lui; car il dit que la
foi qu'on a en lui, on ne l'a point en lui, mais qu'elle va et passe jusqu'à
son Père. Au reste, il s'est appelé la lumière, parce qu'il délivre de l'erreur,
et qu'il dissipe les ténèbres spirituelles. « Que si quelqu'un ne m'écoute pas,
je ne le « juge point; car je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour
sauver le monde ». Jésus-Christ a dit : « Je ne suis pas venu pour juger le
monde (47) », afin qu'ils ne crussent pas que c'était par faiblesse et par
impuissance qu'il laissait impunis ceux qui le méprisaient.
2. Ensuite, de peur qu'ayant appris que celui qui croit sera sauvé, et
que celui qui ne croit pas n'est point puni (1), ils n'en devinssent plus
nonchalants et plus lâches, voyez combien est redoutable le tribunal dont le
Seigneur les menace, en ajoutant : « Celui qui e me méprise et qui ne reçoit
point mes paroles d’un juge (48) ». Si le Père ne juge personne, et si vous
n'êtes pas venu pour juger le monde, qui le jugera? « La parole que j'ai
annoncée sera elle-même le juge qui le jugera ». Comme les Juifs disaient : Il
n'est point envoyé de Dieu, Jésus leur parle de la sorte, pour leur faire
entendre qu'au dernier jour ils ne tiendront pas ce même langage. Les paroles
mêmes, leur dit-il, que je vous annonce maintenant, tiendront lieu
d'accusateurs, elles vous convaincront et vous ôteront tout moyen d'excuse et
de justification.
« La parole que je vous ai annoncée » quelle parole? « Que je ne suis
pas venu de moi-même, que mon Père qui m'a envoyé est celui qui m'a prescrit
par son commandement ce que je dois dire, et comment je dois parler: (49) », et
tontes les autres choses. Jésus-Christ ne leur a donc parlé en ces termes,
qu'afin qu'ils n'eussent aucun sujet d'excuse. Si cela n'était pas ainsi,
qu'aurait-il de plus qu'Isaïe? Car Isaïe dit la même chose : « Le Seigneur m'a
donné une langue bien instruite, pour savoir quand il faut parler (19 ». (L. 4;
LXX.) Qu'aurait-il de plus que Jérémie, qui n'était inspiré et ne recevait ce
qu'il devait dire qu'au moment que Dieu l'envoyait? Qu'aurait-il de plus
qu'Ezéchiel? car ce prophète n'annonça la parole de Dieu aux enfants d'Israël
qu'après qu'il eût mangé le livre. (Ezéch. III, 1.) Et encore, si cela n'était
pas ainsi, il se trouverait que les Juifs, qui devaient écouter ses paroles,
auraient été eux-mêmes la cause de la connaissance et de la science qu'avait
Jésus-Christ. Si le Père ne lui a prescrit par son commandement ce qu'il devait
dire, qu'en l'envoyant, vous direz aussitôt que Jésus-Christ ne savait rien,
avant que le Père l'envoyât. Et quoi de plus impie qu'un pareil sentiment, que
de prendre ces paroles à la lettre, au sens que leur donnent les hérétiques, et
de ne pas reconnaître la raison pour
1. « N'est point puni » Je lis ici avec Savil : où koladzetai, non puniri, n'est point puni, et je m'écarte un peu
de mon texte, parce qu'en lisant sans la négation où, il n'y a ni suite ni sens dans ce que dit ici saint Chrysostome
: 1° Il n'y a point de suite, parce que kolazetai
est puni . , ne peut se lier avec ces paroles qui précèdent immédiatement :
Je ne suis pas venu pour juger le monde ». — 2° Il n'y a ni sens ni raison,
parce que si ceux qui ne croient pas sont punis., ce n'est pas sûrement là de
quoi devenir plus paresseux et plus lâches et encore la menace d'un jugement
redoutable, et le verset suivant deviennent fort inutiles. Mais en admettant la
négation, le sens est clair et naturel. Il faut donc la recevoir comme en
conviendront facilement ceux qui voudront bien jeter les yeux sur cet endroit
de mon texte, etc.
2. C'est ainsi que lisent les Septante, et par conséquent aussi saint
Chrysostome. La Vulgate dit : « Le Seigneur m'a donné une langue savante, afin
que je puisse soutenir par la parole celui qui est abattu », etc.
laquelle le divin Sauveur s'est servi de ces expressions basses et
populaires; à savoir, pour s'accommoder à la faiblesse de ses auditeurs?
Mais saint Paul dit que ses disciples mêmes comprennent «quelle est la
volonté de Dieu», et reconnaissent «ce qui est bon, ce qui est agréable à ses
yeux, et ce qui est parfait» (Rom. XII, 2); et le Fils de Dieu ne l'aura pas
connu, jusqu'à ce qu'il ait reçu du Père le commandement de ce qu'il devait
dire? Et comment cela se peut-il? Ne voyez-vous pas que Jésus-Christ ne dit des
choses si basses que pour attirer les Juifs, et pour imposer silence à ceux qui
devaient venir après eux? Le Sauveur parle donc ainsi d'une manière humaine,
pour mettre, par cette façon même de parler, ceux qui l'entendent dans la
nécessité d'en rejeter le sens littéral, sachant bien que ce n'est point sa
nature qui le fait parler ainsi, mais uniquement la nécessité de se
proportionner à la portée et à la faiblesse de ses auditeurs : « Je sais que
son commandement est la vie éternelle; ce que je dis donc, je le dis selon que
mon Père me l'a ordonné (50) ».
Faites-vous attention, mon cher auditeur, à la bassesse et à la
grossièreté de ces paroles ; car celui qui reçoit un commandement n'est point
maître de soi-même, et cependant il dit: « Comme le Père ressuscite les morts
et leur c rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît». (Jean,
V, 21.) Est-ce donc qu'il ale pouvoir de ressusciter ceux qu'il lui plaît, et
qu'il n'a pas le pouvoir de dire ce qu'il veut?
Au reste; voici ce que Jésus-Christ veut dire par ces paroles : Il
n'est pas naturel que le Père dise une chose et moi une autre : « Et je sais
que son commandement est la vie éternelle». Il parle à ceux qui l'appelaient un
séducteur, et qui disaient qu'il était venu pour les perdre. Mais quand il dit
: « Je ne juge point », il fait voir qu'ils sont eux-mêmes la cause de leur
perte. Et il leur déclare presque qu'il les va quitter, et qu'il ne demeurera
plus avec eux. Je ne vous ai rien dit comme de moi-même, mais je vous ai
toujours parlé comme de la part de mon Père; s'il descend à des choses basses
et grossières, et s'il termine par là son discours, c'est pour arriver à dire :
Jusqu'à la fin je vous ai enseigné cette parole; quelle parole ? « Ce que je
vous dis, je vous le dis selon que mon Père me l'a ordonné ». Si j'étais
contraire à Dieu, certainement je vous aurais parlé un autre langage, je vous
aurais dit qu'il n'y a rien dans mes paroles qui plaise à Dieu, pour m'en
rapporter la gloire; mais je rapporte si bien et si véritablement toutes choses
à mon Père, que je ne m'attribue rien en propre. Pourquoi donc ne me
croyez-vous pas, moi qui vous dis que j'ai reçu de mon Père ce commandement,
moi qui m'attache avec tant de force à détruire la fausse opinion. que vous
avez de notre antagonisme ? Et comme il est impossible que ceux qui ont reçu un
ordre fassent ou disent autre chose que ce que leur a prescrit celui qui les a
envoyés, pour exécuter ponctuellement le commandement qu'il leur a fait; moi de
même je ne puis rien faire ou dire autre chose que ce que veut mon Père. « Car
ce que je fais, il le fait aussi parce qu'il est avec moi, et mon Père ne m'a
point laissé seul ». (Jean, VIII, 29.)
Ne voyez-vous pas que le Fils déclare sans cesse qu'il est
immédiatement uni à son Père ? Quand il dit : « Je ne suis pas venu de moi«
même », il ne détruit point sa puissance, mais il montre seulement qu'il n'est
pas contraire à son Père. Si les hommes sont maîtres de soi, à plus forte
raison le Fils unique l'est de lui-même. Ce que dit saint Paul prouve
manifestement que cela est véritable, écoutez-le : « Il s'est anéanti lui-même
», et: « Il s'est livré pour nous ». (Philip. II, 7.) Mais enfin, comme je l'ai
dit, la vaine gloire est une passion forte et dangereuse, sûrement elle l'est;
car c'est elle qui a été cause que les uns n'ont point cru, et que les autres
ont mal cru, et ont trouvé un prétexte d'impiété dans ce que le Sauveur avait
dit à cause d'eux par pure bonté.
3. Fuyons donc la vaine gloire : c'est un monstre qui prend toutes
sortes de formes et de figures, qui répand son poison partout, sur les
richesses, sur les délices, sur la beauté du corps. C'est elle qui nous fait
franchir les bornes du nécessaire. De là ce luxe dans les habits, cette multitude
de valets; de là ce grand mépris du nécessaire, dans nos maisons, dans nos
meubles, dans nos tables ; partout le faste règne. Voulez-vous jouir de la
gloire? Faites l'aumône; alors les anges vous applaudiront, alors vous serez
agréables à Dieu. Mais maintenant nous n'avons pour admirateurs que les
ouvriers qui travaillent en or, en soie, en laine. Et vous, femmes, ce ne sont
point des couronnes que vous emportez, mais des outrages et des malédictions.
Cet argent que vous prodiguez à orner votre corps, [448] si vous le distribuiez
aux pauvres, quelles louanges, quels applaudissements ne vous attireriez-vous
pas? Vous serez applaudies et louées lorsque vous donnerez aux autres ; mais
tant que vous garderez tout pour vous, vous serez dans le mépris. Votre trésor
n'est point en sûreté chez vous : mettez-le entre les mains des pauvres, alors
il sera à couvert et en toute sûreté. Pourquoi parez-vous votre corps, tandis
que votre âme est toute souillée? Pourquoi n'avez-vous pas autant de soin de
votre âme que de votre corps, quand vous devriez en avoir un plus grand soin,
ou tout au moins, mes chers frères, un soin pareil ?
Dites-moi, je vous prie, si quelqu'un vous demande ce que vous aimeriez
mieux, ou que votre corps fût vigoureux, beau et bien fait et simplement
couvert d'étoffes communes et de bas prix, ou qu'il fût estropié , malsain,
mais couvert d'étoffes d'or. Ne répondrez-vous pas que vous préféreriez au
faste des habits un corps sain, bien fait et bien proportionné? Quoi ! pour
votre corps vous feriez ce choix et pour votre âme vous ne le ferez pas? Quoi !
votre âme est laide, noire, hideuse, et vous croyez vous embellir, vous relever
et vous illustrer par des ornements d'or ? Quelle folie !
Attachez-vous à orner votre intérieur; ces colliers, faites-en un
meilleur usage ; qu'ils servent à parer votre âme. Les parures que vous mettez
sur votre corps ne lui servent de rien, ni pour la santé, ni pour la beauté :
s'il est noir, elles ne le blanchiront pas; s'il est laid, elles ne le rendront
pas beau. Mais si vous en revêtez votre âme, de noire qu'elle était, elle
deviendra aussitôt blanche; de laide et hideuse, vous la rendrez belle et
agréable. Ce n'est point moi qui vous le dis , c'est le Seigneur: « Quand vos
péchés seraient comme l'écarlate », vous dit-il, « je les rendrai blancs comme
la neige » (Isaïe, I, 18) ; et encore : « Donnez l'aumône et toutes choses vous
seront pures ». (Luc, XI, 41.)
Si vous êtes dans ces bonnes dispositions, vous ne vous rendrez pas
belle vous seule, mais encore vous rendrez beau votre mari. Quand vous
quitterez le luxe, il n'aura pas de grandes dépenses à faire : alors il perdra
cette envie qu'il avait d'amasser, et il sera plus porté à faire l'aumône, et
vous pourrez avec confiance lui conseiller de faire ce qui convient. Mais à
présent, vous n'en avez pas le pouvoir. Auriez-vous l'assurance et la hardiesse
d'exhorter vos maris à faire l'aumône, vous qui consumez la plus grande partie
de vos richesses à orner votre corps ? Quittez ce faste, cessez de porter des
habits enrichis d'or, et alors vous pourrez hardiment parler de l'aumône à vos
maris. Et quand vous ne gagneriez rien, vous aurez du moins la consolation
d'avoir entièrement fait de votre côté ce que vous deviez.
Mais, que dis-je? Il est impossible que vous ne les touchiez pas,
lorsque vous les prêcherez d'exemple : « Car, que savez-vous, ô femme, si vous
ne sauverez point votre mari? » (I Cor. VII, 16.) Comme, si vous continuez à
vivre de la sorte, vous aurez à rendre compte à Dieu, et pour vous et pour lui
; de même, si vous renoncez à ce vain appareil, vous obtiendrez une double
couronne, vous serez couronnée et comblée de gloire avec votre mari, pendant
des siècles infinis, et vous jouirez des biens éternels, que je vous souhaite,
par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient
la gloire, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. « Soyez mes imitateurs », dit saint Paul, « comme je le suis
moi-même de Jésus-Christ». (1 Cor. XI, 1.) Car il à pris une chair de notre
nature afin de nous enseigner la vertu par la chair, « semblable », dit
l’apôtre, « à la chair de péché; et par le péché même, il a condamné le péché
dans la chair ». (Rom. VIII, 3.) Et Jésus-Christ dit lui-même : a Apprenez ode
moi que je suis doux et humble de cœur ». (Matth. xi, 29.) Il nous l'a appris
non-seulement par ses paroles, mais encore par ses exemples. Les Juifs
l'appelaient samaritain, possédé du démon, séducteur, et lui jetaient des
pierres. Tantôt les pharisiens ont envoyé des archers pour le prendre, tantôt
ils lui ont fait tendre des piéges par d'autres; souvent ils font eux-mêmes
outragé, quoique néanmoins ils n'eussent aucun reproche à lui faire, et qu'au
contraire il leur fit fréquemment du bien. Et cependant, après tant d'insultes
et d'outrages, il ne cesse point de les assister par ses paroles et par ses
oeuvres. Un valet le frappe, et il répond : « Si j'ai mal parlé, faites avoir
le mal que j'ai dit; mais si j'ai bien t parlé, pourquoi me frappez-vous ? »
(Jean, XVIII, 23.)
Mais c'est à ses ennemis, c'est à ceux qui lui dressaient des embûches
que Jésus a parlé de la sorte; voyons maintenant comment il en use à l'égard de
ses disciples, ou plutôt ce qu'il fait pour un traître. Judas, le plus indigne
et le plus détestable de tous les hommes, est reçu au nombre des disciples,
mange à la table de son Maître, voit les miracles qu'il opère, en reçoit mille
bienfaits, et il commet l'action la plus noire et la plus horrible qu'on puisse
imaginer. Il ne lui jette pas de pierres, il ne lui dit point d'injures, mais
il le trahit ; voyez cependant avec quelle douceur, avec quelle bonté
Jésus-Christ le reçoit; il lave ses pieds pour le détourner d'une si grande
perfidie par ce bon office. Toutefois, s'il l'eût voulu, il pouvait le faire
sécher de même que le figuier (Matth. XXI, 19); il pouvait le fendre en deux ,
de même qu'il fendit les pierres et déchira le voile du temple. (Id. XXVIII,
51.) Mais le Sauveur ne voulut point user de violence, il ne voulut pas le
tirer par force du dessein qu'il avait conçu de le trahir; voilà pourquoi il
lava les pieds de ce malheureux, de ce misérable, que cela ne fit pourtant
point rentrer en lui-même.
« Avant la fête de Pâques», dit l'évangéliste, « Jésus sachant que son
heure était venue ». Ce ne fut pas seulement alors que Jésus le sut, entendez
que c'est alors qu'il fit ce qui va suivre, mais il était instruit depuis
longtemps. « De passer». L'évangéliste appelle la mort de [ 450] Jésus-Christ
un passage. Cette expression est magnifique. Faites-vous attention, mes frères,
que le divin Sauveur étant sur le point de se séparer de ses disciples, leur
donne des marques d'un plus grand et plus violent amour? Ces paroles : « Comme
il avait aimé les siens, il les aima jusqu'à la fin », signifient : il n'a rien
omis de ce que doit faire celui qui aime ardemment. Pourquoi dès le
commencement Jésus-Christ n'a-t-il pas témoigné à ses disciples cet ardent
amour? Il leur en donne de plus grands témoignages à la fin de sa vie, pour
augmenter leur charité et leur inspirer plus de fermeté et de courage à
souffrir les maux qui leur devaient arriver. Au reste, saint Jean dit : « Les
siens », par rapport à leur union et leur attachement à Jésus-Christ, car il
donne aussi le même nom aux autres hommes par rapport à la création , comme
quand il dit : « Les siens ne l'ont point reçu ». (Jean, I, 11.)
Pourquoi ces mots : « Qui étaient dans le monde? » Parce qu'il y avait
aussi des siens qui étaient morts, Abraham, Isaac, Jacob, et plusieurs autres
qui n'étaient point dans le monde. Ne remarquez-vous pas que Jésus-Christ est
Dieu de l'Ancien et du Nouveau Testament? Que signifie cette parole: « Il les
aima jusqu'à la fin? » C'est-à-dire, il a persévéré à les aimer, et
l'évangéliste dit que c'est là un témoignage d'un grand amour. (Jean, x, 15.)
Ailleurs il en produit un autre, à savoir, que Jésus-Christ a donné sa vie pour
ses amis, mais cela n'était point encore arrivé. Pourquoi donne-t-il maintenant
à ses disciples ces marques de son ardent amour? Parce que de pareils témoignages
dans un temps où il était si illustre et dans une si haute réputation, étaient
plus touchants et beaucoup plus admirables, et aussi parce que se séparant
d'eux, il a voulu leur laisser un plus grand sujet de consolation. Cette
séparation ne pouvait manquer de jeter les disciples dans une profonde
tristesse, le Sauveur a la bonté de leur donner une consolation proportionnée.
« Et après le souper, le diable ayant déjà a mis dans le coeur de Judas
le dessein de le trahir (2) ». L'évangéliste rapporte cette circonstance, tout
étonné que son Maître lave les pieds de celui qui a résolu de le trahir. Il
fait connaître l'extrême méchanceté de ce perfide, que ne purent retenir ni un
repas pris en commun, ce qui est la chose du monde la plus
capable de changer un cœur et d'étouffer tous les mauvais sentiments,
ni la douceur d'un Maître qui se possède si bien.
« Jésus, qui savait que son Père lui avait « mis toutes choses entre
les mains, qu'il était « sorti de Dieu , et qu'il s'en retournait à « Dieu (3)
». C'est encore avec admiration que saint Jean mentionne ceci. Quoi ! Jésus est
si grand et d'une nature si relevée et si excellente, qu'il est sorti de Dieu,
qu'il retourne à Dieu, et qu'il commandé à toutes choses; et néanmoins il lavé
les pieds d'un traître, et néanmoins il s'abaisse à une action si humiliante et
si disproportionnée à sa dignité !
Quand l'évangéliste dit que le Père a mis toutes choses entre les mains
de Jésus, je pense qu'il a en vue le salut des fidèles; car lorsque
Jésus-Christ dit : « Mon Père m'a mis a toutes choses entre les mains » (Matth.
II, 27), il parlé de cette sorte de don; comme aussi quand il dit ailleurs. «
Ils étaient à vous, et vous mêles avez donnés » (Jean, XVII, 6); et derechef :
« Personne ne peut venir à moi, si mon Père ne l’attire » (Jean, VI, 44); et: «
S'il ne lui a été donné du ciel ». (Jean, III, 27.) Voilà ce qu'il veut dire,
ou encore qu'il ne doit rien perdre pour cela de son élévation, lui qui est
sorti de Dieu, qui retourne à Dieu (Sag, I), et qui tient tout sous son
pouvoir.
Lorsque vous entendez ce mot: « remettre», ne vous figurez rien
d'humain : l'évangéliste ne fait qu'indiquer par là l'honneur que Jésus Christ
rend à son Père, et son union avec lui, Comme son Père lui remet, de même aussi
il remet à son Père : saint Paul le déclare en disant : « Lorsqu'il aura remis
son royaume à son Dieu et au Père v,. (I Cor. XV, 21.) Le Sauveur parle donc
ici d'une manière humaine ; il fait connaître à ses disciples qu'il a pour eux
une charité ineffable, qu'il a soin d'eux comme d'un héritage qui lui
appartient, et il leur apprend que l'humilité, qu'il dit être aussi le
commencement et la fin de la vertu, est la source de tous les biens. Et ce
n'est pas en vain que l'évangéliste a mis ces mots : « Il est sorti de Dieu, et
il retourne à Dieu »; c'est pour nous apprendre que Jésus-Christ n'a rien fait
qui ne fût digne de celui qui est sorti de Dieu et qui y retourne; et qu'il a
foulé aux pieds le faste et toutes les vanités de ce monde.
2. « Et s'étant levé de table, et ayant quitté [451] ses vêtements (4)
». Remarquez, mes frères, jusqu'où va l'humilité du divin Sauveur: il ne la
borne point à laver les pieds de ses disciples, mais il l'étend aussi à bien
d'autres choses; car, c'est après s'être assis, après que tous s'étaient assis,
qu'il se leva de table. Ensuite, non-seulement il lava leurs pieds, mais il
quitta ses vêtements. Et il ne se contenta pas de cela, mais il mit un linge
autour de lui, et ce ne fut pas encore assez pour lui; il remplit lui-même le
bassin d'eau, et ne le donna point à un autre à remplir. Il fait tout lui-même;
en quoi il montre et nous apprend que, quand nous faisons ces petites choses en
manière de bonnes oeuvres, nous ne les devons point faire négligemment ni par
manière d'acquit, mais avec beaucoup de zèle.
Il me semble que Jésus-Christ lava premièrement les pieds de Judas,
d'après ce que dit l'évangéliste : « Jésus commença à laver les pieds de ses
disciples (5) », et sur ce qu'il ajoute : « Il vint à Simon Pierre; qui lui dit
: « Quoi ! vous me laveriez les pieds (6)? » Avec ces mêmes mains, dit-il, avec
lesquelles vous avez ouvert les yeux des aveugles, vous avez guéri les lépreux,
vous avez ressuscité les morts? Ces paroles ont un grand, sens et une grande
force. C'est pourquoi il n'a eu besoin que de ce mot : Vous, qui seul exprime
et signifie tout.
On peut ici justement demander pourquoi nul n'a fait de difficultés, si
ce n'est Pierre seul, quand cette résistance n'eût pas été un médiocre
témoignage d'amour et de respect quelle en est donc la raison? Il me semble que
le Sauveur commença par laver les pieds du traître, avant de venir à Pierre, et
que les autres après furent avertis. Car par ces paroles : « Il vint donc à
Pierre », il est visible que Jésus ne lava les pieds d'aucun autre avant ceux
de Judas. Mais l'évangéliste n'est pas un violent accusateur; il se borne à une
insinuation, en disant : « Il commença ». Quoique Pierre fût le premier, il y a
toute apparence que le traître , qui était hardi et effronté, s'assit avant son
chef. Et, en effet, son insolence s'était déjà fait connaître par d'autres
traits, comme lorsqu'il mit la main au plat avec son Maître (Matth. XXVI, 23),
et lorsqu'ayant été repris de ses vices, il n'en fut point touché de
componction : bien différent de Pierre, qu'une seule réprimande que lui avait
faite son Maître longtemps auparavant,
pour lui avoir indiscrètement parlé, quoique par un excès d'amour,
retint et intimida si fort, qu'ayant quelque chose à lui demander dans la
suite, il n'osa lui-même l'interroger, et dans sa crainte s'adressa à un autre.
Mais le traître Judas fut souvent réprimandé, et il ne le sentit, et il ne s'en
aperçut même pas.
« Jésus étant donc venu à Pierre, Pierre lui dit: Quoi ! Seigneur, vous
me laveriez les pieds ? Jésus lui répondit: Vous ne savez pas maintenant ce que
je fais, mais vous le saurez ensuite (6 , 7) » , c'est-à-dire , vous ne
connaissez pas le fruit, l'utilité , l'abondante instruction qui revient de cet
exemple, ni à quelle humilité il peut porter les hommes. Que répondit Pierre ?
II résiste , il s'oppose encore, et il dit. « Vous ne me laverez jamais les
pieds (8) ». Pierre, que faites-vous? Vous ne vous souvenez pas de ce que vous
a déjà répondu votre Maître, lorsque vous lui avez dit: « Epargnez-vous à
vous-même tous ces maux (1) ? » (Matth. XVI , 22.) N'avez-vous pas ouï qu'il
vous a répondu: « Retirez-vous de « moi, Satan ? » (Ibid. 23.) Vous ne vous
corrigez pas, et vous vous laissez encore aller à votre humeur vive et
bouillante? Oui , dit-il, car ce que je vois m'étonne et me surprend
prodigieusement. Mais Jésus-Christ reprend encore Pierre , et, pour cela, il se
sert justement du violent amour qui lui suggérait cette résistance. Comme donc
la première fois il lui fit une forte réprimande et lui dit : « Vous « m'êtes
un sujet de scandale » (Matth. Ibid.); de même à présent il lui parle en ces
termes « Si je ne vous lave, vous n'aurez point de « part avec moi ». Que
répond donc cet homme vif et bouillant? « Seigneur, non-seulement « les pieds,
mais aussi les mains et la tête (9) ». II est prompt, il est vif dans sa
résistance, il est encore plus vif et plus prompt dans sa soumission. Mais l'un
et l'autre part de son amour.
Mais pourquoi Jésus-Christ ne lui a-t-il pas expliqué la raison qu'il
avait de laver ainsi les pieds, et lui a-t-il fait des menaces? Parce
qu'autrement Pierre n'aurait point obéi. Si Jésus-Christ avait dit :
Laissez-moi faire, je vous apprendrai par cette action à être humble , Pierre
aurait mille fois protesté qu'il serait humble, pour empêcher le Seigneur de
s'humilier à ce point. Mais maintenant, que dit Jésus-Christ? Il le menace de
ce que Pierre
1. Dans la traduction de ce passage je suis la force du terme grec.
craignait le plus: savoir, d'être séparé de son Maître. C'est lui qui
lui demandait souvent où il irait, et lui disait pour cette raison: « Je
donnerai ma vie pour vous ». Si, ayant entendu dire à son Maître: « Vous ne
savez pas maintenant ce que je fais, mais vous le saurez ensuite » , il ne
cessa pas de résister; bien moins aurait-il cédé, s'il avait déjà su de quoi il
s'agissait. Voilà pourquoi Jésus lui dit: « Vous le saurez ensuite » ; sachant
bien que si Pierre avait connu son intention, il aurait encore résisté
davantage. Et Pierre ne dit point : Apprenez-le-moi maintenant, afin que je vous
laisse faire; mais, ce qui marquait plus de vivacité, il n'eut même pas la
patience de l'apprendre , et continua à résister. Non , dit-il, « vous ne me
laverez point les pieds ». Mais lorsque Jésus l'eût menacé de n'avoir point de
part avec lui, il se rendit et obéit sur-le-champ.
Maintenant, que signifie cette parole: « Vous le saurez ensuite? » En
quel temps ? Lorsque vous chasserez les démons en mon nom, lorsque vous me
verrez m'élever dans le ciel, lorsque vous aurez appris du Saint-Esprit que je
suis assis à la droite de mon Père: vous saurez alors ce que je fais
maintenant. Que répondit donc Jésus-Christ? Comme Pierre avait dit. «
Non-seulement les pieds, mais aussi les « mains et la tête » , le Sauveur lui
dit: « Celui qui a déjà été lavé n'a plus besoin que de se laver les pieds , et
il est pur dans tout » le reste (10). a Et pour vous aussi, vous êtes purs, «
mais non pas tous. Car il savait qui était « celui qui le devait trahir (11) ».
S'ils sont purs, pourquoi lavez-vous leurs pieds? C'est pour vous apprendre à
vous abaisser et à vous humilier. Voilà pourquoi le Sauveur a lavé seulement
celui des membres qui paraît le plus vil de tous.
Et que signifient ces paroles: « Celui qui a été lavé? » C'est-à-dire :
Celui qui est pur. Mais les disciples étaient-ils purs, eux qui n'étaient point
encore délivrés de leurs péchés , qui n'avaient pas encore reçu le
Saint-Esprit? Etaient-ils purs, lorsque le péché dominait encore dans le monde,
lorsque l'arrêt de notre condamnation subsistait, lorsque la victime n'avait
point encore été offerte ? Comment donc Jésus-Christ les dit-il purs ? Il les
dit purs: mais afin que vous ne croyiez pas que, pour être purs, ils fussent
entièrement affranchis du péché, il a ajouté. « Vous êtes déjà purs à cause des
instructions que je vous ai données » (Jean, XV, 3) ; c'est-à-dire, vous êtes
purs, en ce sens que vous avez reçu ma parole: vous avez déjà reçu la lumière:
déjà vous êtes délivrés des erreurs et des superstitions juives. Le prophète
dit: « Lavez-vous, purifiez-vous, chassez la malice de vos coeurs». (Isaïe , I,
16.) C'est pourquoi , celui qui a fait ces choses, est lavé et pur. Les
disciples ayant donc renoncé à toutes sortes de malices, et vivant avec leur
Maître dans une grande pureté d'esprit et de tueur, Jésus-Christ les dit purs,
selon la parole du prophète: Celui quia été lavé est déjà pur. Car le Sauveur
n'a point en vue ici la pureté légale qui s'acquiert par l'eau et les
cérémonies judaïques: il parle de la pureté de conscience.
3. Soyons donc purs nous-mêmes aussi: apprenons a faire le bien. Et
qu'est-ce que faire le bien? « Faites justice à l'orphelin, défendez la veuve »
; et, après cela: « Venez, et disputons (1) , dit, le Seigneur ». L'Ecriture
fait souvent mention des veuves et des orphelins: mais nous n'y avons nul
égard. Pensez pourtant à la récompense promise. « Quand vos péchés », dit le
Seigneur, « seraient comme l'écarlate, je les rendrai blancs comme la neige; et
quand ils seraient rouges comme le vermillon, je les rendrai blancs comme la
neige la plus blanche ». Une veuve n'a personne pour la défendre et la
protéger; voilà pourquoi lé Seigneur en prend un grand soin, Une veuve est une
femme qui, pouvant se remarier, souffre, par crainte de Dieu, les peines et les
afflictions de la viduité. Tendons-leur donc la main, nous tous, et hommes et
femmes, de peur que nous ne soyons un jour dans la même peine. Que si nous
devons y tomber, assurons-nous par là à nous-mêmes la charité d'autrui.
Les larmes des veuves n'ont pas peu de force et de vertu, elles peuvent
ouvrir le ciel même. Gardons-nous bien de les insulter, d'augmenter leurs
peines et leurs calamités: mais au contraire assistons-les de toutes manières.
Si nous le faisons, nous nous procurerons un asile bien sûr, et dans ce monde
et clans l'autre. Ce n'est pas ici-bas seulement que ces
1. « Disputons ». Saint Chrysostome, saint Cyprien, et quelques autres
Pères lisent de même : Disputemus,
disputons, plaidons,c'est-à-dire : « Voyons qui de nous aura tort ». L'hébreu
et les Septante lisent : « Accusons-nous l'un l'autre ». Notre Vulgate dit : «
Accusez-moi » : c'est-à-dire, accusez-moi d'injustice, si je vous punis, lors.
que vous vivrez dans la justice et dans l'innocence,
femmes nous seront d'un grand secours, c'est encore en l'autre vie ;
puisque le bien que nous leur aurons fait retranchera et effacera la plus
grande partie de nos péchés, et nous fera comparaître avec confiance devant le
tribunal de Jésus-Christ. Puissions-nous jouir tous de ce bonheur, par la grâce
et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire
dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
1. Tomber dans l'abîme des péchés, c'est, mes très-chers frères, c'est
sûrement un terrible malheur (1). Il est bien difficile alors que le coeur
change et se convertisse. Voilà pourquoi il faut, dès le commencement, faire
tous ses efforts pour ne pas se laisser tomber dans les piéges du péché (2). Il
est plus aisé de n'y pas tomber que d'en sortir , lorsqu'une fois on S est
tombé. Voyez Judas : une fois qu'il fut jeté, tous les secours que lui a
offerts son Maître sont devenus inutiles et il ne s'est point relevé. Jésus a
dit devant lui : « Un de vous autres est un démon » (Jean, VI, 71) ; il a dit :
« Je ne dis pas ceci de vous tous » (Id . XIII,18) ; il a dit : « Je connais
ceux que «j'ai choisis ». (Ibid.) Et Judas n'y a point fait attention.
Après donc qu'il leur eût lavé les pieds, il
1. Lorsque le méchant est parvenu au plus profond des péchés, dit la
sage, il méprise tout . mais l'ignominie et l'opprobre le suivent. (Prov.
XVIII.)
2. Car celui qui néglige les petites choses, tombe peu à peu. (Eccli.
XIX, 1) Une âme attachée à Jésus-Christ, dit saint Jérôme, est attentive et aux
plus grandes et aux plus petites choses, sachant qu’il lui faudra rendre compte
même d'une parole oiseuse. Ad Heliodor.
reprit ses vêtements, et s'étant remis à table, il leur dit : «
Savez-vous ce que je viens de faire?» Le Sauveur ne parle plus à Pierre seul,
mais à tous. « Vous m'appelez votre Maître et votre Seigneur, et vous avez rai«
son, car je le suis (13). Vous m'appelez ». Jésus-Christ approuve le sentiment
qu'ils ont de lui. Ensuite, de peur qu'ils ne croient que c'est par
complaisance pour eux qu'il l'approuve, il ajoute : « Car je le suis ». En
citant ainsi leurs paroles, il ôte à l'affirmation ce qu'elle pouvait avoir de
choquant, car leur emprunter leurs expressions et se borner à les confirmer,
cette conduite n'était pas propre à inspirer de mauvaises pensées; « car je le
suis », dit-il. Ne voyez-vous pas, mes frères, que Jésus-Christ parle plus
ouvertement de soi, lorsqu'il s'entretient seul avec ses disciples? Comme donc
il dit : « N'appelez personne sur la terre votre maître, parce que [454] vous
n'avez qu'un seul Maître » (Matth. XXII, 8); il dit de même: « N'appelez aussi
personne sur la terre votre père ». Au reste, cette parole : un seul maître et
un seul père, n'est pas seulement dite du Père, mais encore du Fils; si
Jésus-Christ ne parlait pas de soi, comment aurait-il dit : « Afin que vous
soyez enfants de la lumière ? » (Jean, XII, 36.) Et encore, s'il appelait
Maître le Père seul, comment parlerait-il en ces termes : « Car je le suis? »
Comment dirait-il : « Le Christ (1) est votre seul docteur, votre seul Maître?
»
« Si donc, » dit-il, « je vous ai lavé les pieds, moi qui suis votre
Seigneur et votre Maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres.
Je vous ai donné l'exemple, afin que, pensant à ce que je vous ai fait, vous
fassiez aussi de même (14) ». Mais ce n'est point là une même chose, il est le
Maître et le Seigneur, et vous, vous êtes tous des serviteurs les uns des
autres. Que veut donc dire ce mot : « De même? » Avec le même soin et la même
affection. Voilà pourquoi le Sauveur nous donne de grands exemples, afin que
nous fassions du moins les petites choses. Les exemples que donnent les maîtres
aux enfants qu'ils instruisent sont de même écrits dans les plus beaux
caractères, afin qu'ils tâchent de les imiter, quoiqu'imparfaitement.
Où sont-ils maintenant ceux qui ne font aucun cas de leurs frères en
servitude? Où sont-ils ceux qui veulent être honorés? Jésus-Christ a lavé les
pieds d'un traître, d'un sacrilège et d'un larron, lors même qu'il allait le
trahir; il le fait asseoir et manger à sa table, lorsqu'il n'y avait nulle
espérance d'amendement et de repentir, et vous, vous avez de hauts sentiments
de vous-mêmes et vous vous enflez d'orgueil? Lavons-nous les pieds les uns aux
autres,dit le Sauveur, lavons même ceux de nos serviteurs. Et qu'y a-t-il de si
grand à laver même les pieds de nos serviteurs? Parmi nous toute la différence
entre le libre et l'esclave n'est que de nom, mais à l'égard de Jésus-Christ,
elle est réelle et véritable. Il est le Seigneur par nature, et nous, par
nature, nous sommes des serviteurs et des esclaves, et cependant celui qui est
le vrai Seigneur n'a pas dédaigné de faire une action si basse et si humiliante.
Mais aujourd'hui il faut se tenir pour content si nous traitons des hommes
libres comme des serviteurs et des esclaves achetés au marché.
Que répondrons-nous un jour, nous qui, ayant devant les yeux de si
grands exemples de modération et de patience, ne les imitons pas, nous qui en
sommes totalement éloignés, nous qui sommes si hauts et si enflés d'orgueil,
qui ne rendons pas aux autres ce que nous leur devons ? Dieu nous a faits
débiteurs les uns des autres, il a commencé par payer le premier nos grandes
dettes, et il ne nous a laissé que la charge d'acquitter les plus petites. En
effet, quand il nous a lavé les pieds, il était notre Seigneur; mais nous, si
nous faisons de même, c'est à nos compagnons que nous le faisons. Jésus-Christ
nous le fait clairement entendre en disant : « Si donc je vous ai lavé les
pieds ; moi qui suis votre Seigneur et votre Maître ». Et encore : « Vous
fassiez aussi de même ». On devait s'attendre à ce que le Seigneur dît : A
combien plus forte raison devez-vous en faire de même, vous qui n'êtes que des
serviteurs; mais il laisse le soin de tirer la conclusion à la conscience de
ceux qui l'écoutent. Mais pourquoi le Sauveur lava-t. il alors les pieds de ses
disciples? Parce qu'ils devaient recevoir des honneurs, les uns plus grands,
les autres moins considérables.
2. Afin donc que les disciples ne s'élèvent pas au-dessus des autres,
et qu'ils ne disent pas comme auparavant : « Qui est le plus grand? » (Matth.
XVIII, 1), et aussi qu'ils ne conçoivent pas d'indignation les uns contre les
autres (Matth. XX, 24), Jésus-Christ réprime toutes ces pensées d'orgueil, en
disant: Quelque grand que vous soyez, vous ne devez pas vous élever au-dessus
de votre frère. Le Sauveur n'a point dit, ce qui était et plus grand et plus
fort : Si j'ai lavé les pieds d'un traître, est-ce quelque chose de si
admirable que vous laviez les pieds de vos compagnons? Mais, comme il venait de
laver réellement les pieds d'un traître, il laisse cela au jugement de ceux qui
en avaient été les témoins. C'est aussi pour cette raison qu'il a dit : « Celui
qui fera et enseignera, sera grand dans le royaume des cieux ». (Matth. V, 19.)
Car c'est véritablement enseigner, que d'enseigner par les oeuvres. En effet,
quel faste, ce que venait de faire le Seigneur, n'aurait-il pas abattu, quelle
ostentation cet acte n'aurait-il pas étouffée?
Celui qui est assis sur les chérubins lave les pieds d'un traître; et
vous, d homme, vous
1. Le Christ : on lit ce mot dans le Nouveau Testament grec, dans mon
Auteur et dans quelques manuscrits.
qui n'êtes que cendre, que terre, que poussière, vous vous élevez
d'orgueil, et vous avez une haute opinion de vous-même? Que si vous voulez vous
élever, venez, je vous montrerai le chemin; car vous ne le connaissez pas.
S'attacher aux choses présentes comme à de grandes choses, c'est avoir l'esprit
petit et l'âme basse Comme les petits enfants n'ont de désirs et d'ardeur que
pour des bagatelles, pour des boules,: des toupies, des osselets, et qu'ils ne
sont même pas capables de penser à rien de sérieux; à rien de grand; de même
celui qui s'adonne à la vraie, philosophie ne fera nul cas des choses
présentes. Il ne désirera donc pas de les acquérir, ou que d'autres les lui
donnent. Mais l'homme qui ne s'applique pas à cette étude, s'attachera d'affection
et de coeur à des toiles d'araignées, à des ombres, à des songes, et aux choses
les plus viles et les plus abjectes.
«En vérité, en vérité, je vous le dis : Le serviteur n'est pas plus
grand que le maître et l'envoyé n'est pas plus grand que celui a qui l'a envoyé
(16). Si vous savez ces choses, q vous serez heureux, pourvu que vous les
pratiquiez (17). Je ne dis pas ceci de vous tous : mais il faut que, cette
parole de l'Ecriture soit accomplie : Celui qui mange, du pain avec moi; lèvera
le pied contre moi (18)». Jésus-Christ répète encore ici ce qu'il a dit
auparavant : Si le serviteur, dit-il, n'est pas plus grand que son maître, si
l'envoyé n'est pas plus grand que. celui qui l'a envoyé, et si j'ai fait cette
action, si j'ai lavé vos pieds, à plus forte raison il faut que vous fassiez de
même. Ensuite, de peur que quelqu'un ne repartît : Pourquoi parlez-vous de la
sorte maintenant, nous n'en voyons pas la raison? il a ajouté : Je ne vous dis
pas ceci, comme si vous ne le saviez pas; mais c'est afin que vous montriez par
vos oeuvres que vous le savez. Véritablement tous savent, mais tous ne font
pas. Voilà pourquoi le Sauveur dit : « Vous serez heureux, pourvu que vous
pratiquiez ces choses ». Encore que vous les sachiez, je vous les répète
très-souvent, pour vous porter à les mettre . en pratique. Les Juifs les savent
aussi, mais ils ne sont pas heureux, parce que ce qu'ils savent, ils ne le font
pas.
« Je ne dis pas ceci, de vous tous ». Ah ! quelle patience ! Le Sauveur
ne fait point encore des reproches à ce traître, mais il couvre son crime, pour
lui donner le temps de faire pénitence ! Et il le reprend, sans néanmoins
paraître le reprendre, en disant : « Celui qui mange du pain avec moi, lèvera
le pied contre moi ». Il me semble que Jésus-Christ a dit : « Le serviteur
n'est pas plus grand que son maître », afin que si un serviteur, ou quelque
autre, vile personne, outrage et offense quelqu'un, celui-ci ne se trouble
point, considérant ce qu'a fait Judas : Judas, qui, ayant reçu de si grands
biens de son Maître, le paie de tant d'ingratitude ! Voilà pourquoi
Jésus-Christ a ajouté : « Celui qui mange du pain avec moi ». Et passant sur
tous les autres bienfaits, il ne lui reproche que ce qui pouvait l'arrêter et
le couvrir de confusion. Celui que je nourrissais, celui qui mangeait à ma
table, dit-il, c'est celui-là même qui me trahit. En un mot, le Sauveur disait
ces choses afin d'apprendre à ses disciples à faire du bien à ceux qui leur
feraient du mal, ceux-ci demeurassent-ils incorrigibles.
Au reste, après avoir dit : « Je ne dis pas ceci de vous tous » ; pour
ne les pas jeter tous dans la crainte et dans l'effroi, Jésus-Christ sépare
enfin Judas des autres, et le désigne par ces paroles : « Celui qui mange du
pain avec moi ». Car ces mots : « Je ne dis pas ceci de vous tous », ne
désignaient absolument personne en particulier; c'est pourquoi il a ajouté : «
Celui qui mange du pain avec moi », déclarant à ce malheureux que sa trahison
lui était parfaitement connue : et rien n'était plus capable de le détourner de
son dessein. Le divin Sauveur n'a point dit Judas me trahit, mais : « Il a levé
le pied contre moi », pour faire connaître sa fourberie et les piéges qu'il lui
tendait secrètement.
3. Enfin, mes frères, ces choses sont écrites pour notre instruction,
afin que nous ne nous mettions point en colère contre ceux qui nous font une
injure, et que nous nous bornions à les reprendre et à les plaindre. Car ce ne
sont pas ceux qui sont offensés, mais ceux qui offensent, qui sont dignes de
larmes. Un ravisseur du bien d'autrui, un calomniateur, et tous ceux qui font
du mal, se font un très-grand tort à eux-mêmes. Mais à nous, ils nous procurent
de très-grands biens, si nous ne nous vengeons point. Par exemple, un voleur
vous a ravi votre bien, vous en avez rendu grâces à Dieu, et vous lui avez
rapporté toute la gloire de votre patience : par cette action [456] de grâces,
vous avez mérité une infinité de récompenses, de même que ce malheureux s'est
préparé un feu immense et éternel.
Mais si quelqu'un dit : Où est mon mérite? Je n'ai pu me venger par
faiblesse et par impuissance, je lui répondrai : Vous auriez pu vous fâcher,
vous mettre en colère : il est en notre pouvoir de maudire celui qui nous a
offensé, celui qui nous a fait du mal; il est en notre pouvoir de lancer mille
imprécations contre lui, d'en parler mal, et de le perdre de réputation. Vous
n'en avez rien fait, vous avez su vous posséder, vous aurez la récompense que
mérite celui qui ne s'est point vengé : car il est constant que, eussiez-vous pu
le faire, vous ne l'auriez point fait. Un homme qui se sent offensé, se fait
des armes de tout ce qui se présente; s'il ne souffre pas patiemment l'injure
qu'on lui a faite, il s'en venge par des malédictions, par des paroles
injurieuses et outrageantes, par des embûches. Si donc vous ne vous abstenez
pas seulement de toutes ces choses, mais encore si vous priez Dieu pour celui
qui vous a offensé, par cette conduite vous devenez semblable à Dieu, qui vous
dit : « Priez pour ceux qui vous persécutent, afin que vous soyez semblables à
votre Père qui est dans les cieux ». (Matth. V, 44, 45.)
Ne voyez-vous pas, mes frères, quel gain, quel profit nous retirons des
injures? Rien ne plaît tant à Dieu que de ne point rendre le niai pour le mal,
que dis-je, le mal pour le mal (1)? Il nous est ordonné de faire tout le
contraire, d'obliger ceux qui nous offensent, de prier pour eux. Voilà pourquoi
Jésus-Christ comblait de bienfaits celui qui le devait trahir, il lui lavait
les pieds, il lui faisait des reproches en secret, il le réprimandait avec
modération et avec douceur, il l'honorait de ses services, de sa table, de son
baiser. Et néanmoins Judas n'en est pas devenu meilleur; Jésus-Christ n'a
pourtant pas cessé de faire ce qui était en lui.
Mais, je le vois, mes frères : vous présenter l'exemple du Maître,
c'est vous proposer un trop grand modèle: passons à l'exemple des serviteurs,
tirons-en notre instruction ; et ce qui aura plus de force, servons-nous ici de
l'Ancien Testament, de telle sorte que vous voyiez bien que la rancune est un
crime sans excuse. Voulez-vous que je vous propose Moïse pour
1. Ne vous laissez point vaincre par le mal, dit l'Apôtre, mais
travailla à vaincre le mal par le bien. (Rom. XLI, 21.)
modèle, ou que je remonte encore plus haut? Plus les exemples sont
anciens, et plus ils nous accablent. Pourquoi? Parce qu'alors il était plus
difficile de pratiquer la vertu. Les hommes alors n'avaient point de lois
écrites, ils n'avaient pas les exemples des anciens, mais la nature humaine,
nue et sans armes, combattait par elle-même, par ses propres forces; elle était
obligée de naviguer sans lest sur la vaste mer de ce monde. Voilà pourquoi
l'Ecriture, faisant l'éloge de Noé, ne dit pas simple. ment qu'il était
parfait, mais elle ajoute : «Au a milieu des hommes qui vivaient alors ». (Gen.
VI, 9.) Par là, elle fait voir que c'était dans un temps où il y avait bien des
obstacles à surmonter; d'autres, dans la suite, se sont signalés; Noé pourtant
sera honoré à l'égal des plus grands, vu le temps où il était parfait.
Qui donc avant Moïse a été doux et patient? Le bienheureux Joseph, ce
brave et généreux athlète, qui ayant brillé par sa chasteté, ne se signala pas
moins par sa patience. Joseph fut vendu par ses frères, à qui il n'avait fait
aucun mal; ou plutôt il avait été pour eux le serviteur le plus empressé, et
ils l'outragèrent par un blâme injurieux; mais Joseph ne se vengea point,
quoiqu'il eût toute l'affection de son père : et il fut leur porter du pain
dans le désert; ne les trouvant pas, il ne s'impatienta point, il ne s'en
retourna pas. S'il eût voulu se venger, l'occasion était belle : mais au con.
traire, il eut toujours un coeur de frère pour ces bêtes féroces, pour ces âmes
barbares et inhumaines. Puis, jeté dans une prison, lorsqu'on lui en demanda le
sujet, il ne dit aucun mal de ses frères, mais seulement : je n'ai rien fait;
et « j'ai été enlevé par fraude de la terre des Hébreux » . (Gen. XL,15.) Et
dans la suite, aussitôt qu'il fut. élevé en dignité et en puissance, il leur
donna du pain, les tira de leur misère, les arracha à une infinité de maux: car
si nous veillons, si nous sommes attentifs sur nous-mêmes, la méchanceté du
prochain n'est point capable de nous détourner de la vertu. Mais ses frères en
avaient usé à son égard d'une manière bien différente : ils l'avaient dépouillé
de sa robe, ils avaient voulu le faire mourir, et ils lui avaient reproché le
songe qu'il leur avait raconté; et encore qu'il leur eût apporté de quoi
manger, ils cherchaient à lui ôter la vie ou la liberté. (Gen. XXXVII.) Ils
mangeaient et laissaient mourir de faim leur frère, qu'ils avaient dépouillé et
jeté dans une [457] citerne: est-il rien de plus barbare et de plus inhumain?
N'étaient-ils pas plus cruels que des assassins? Ils le tirèrent ensuite de la
citerne, mais ce fut pour l'exposer à mille morts, en le vendant à des hommes
barbares et féroces, qui devaient l'emmener chez un peuple barbare.
Elevé sur le trône, Joseph, non-seulement ne se vengea point de ses
frères, mais encore il excusa leur crime, autant qu'il le pouvait, attribuant
tout ce qu'ils avaient fait, non à leur méchanceté, mais à un ordre particulier
de la divine Providence. Et s'il fit quelque chose contre eux, ce ne fut point
par un dessein de vengeance, mais par feinte, pour les sonder et découvrir
leurs sentiments pour son frère Benjamin. Et dès qu'il a reconnu qu'ils le
défendent et le protégent, son coeur ne pouvant plus se déguiser, les larmes
lui coulent aussitôt des yeux, il embrasse ses frères, comme s'il en eût reçu
de grands bienfaits, lui à qui ils avaient voulu jadis ôter la vie : et il les
fait tous venir dans l'Egypte, où il les comble de toutes sortes de biens.
Quelle excuse aurons-nous donc un jour, nous qui, vivant après la loi,
après la grâce, après de si grandes et si nouvelles leçons de vertu, n'aurons
pas même imité celui qui a vécu avant la loi et avant la grâce ? Qui nous
délivrera du supplice? Car rien n'est pire ni plus dangereux que le souvenir
des injures. Celui qui devait dix mille talents en est une preuve manifeste :
on lui avait d'abord remis sa dette; mais après, on le força de la payer.
(Matth. XVIII, 24.) Dieu lui avait remis sa dette par compassion et par
miséricorde; mais sa propre méchanceté, mais sa dureté envers son compagnon,
furent cause que le Seigneur lui fit tout payer. Considérons ces choses, mes
frères, et pardonnons à notre prochain ses fautes et ses offenses, ou plutôt
répondons à ces offenses par des bienfaits, afin que nous puissions obtenir la
miséricorde de Dieu, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à
qui la gloire et l'empire appartiennent dans tous les siècles des siècles !
Ainsi soit-il
1. Dieu octroie de grandes récompenses à ceux qui protègent ses
serviteurs et qui leur font du bien; et le profit que nous retirons d'une telle
conduite est immédiat. Car Jésus-Christ dit : « Celui qui vous reçoit, me
reçoit; et qui me reçoit, reçoit celui qui m'a envoyé ». Recevoir Jésus-Christ,
recevoir son Père, qu'y a-t-il de comparable à ce bonheur?
Mais quel rapport ont ces paroles avec celles [458] qui les précèdent?
qu'ont-elles de commun avec ce qu'a dit auparavant Jésus-Christ ? « Vous serez
heureux si vous pratiquez ces choses : celui qui vous reçoit? » Toutes ces
paroles s'accordent fort bien, mais voyez comment. Les disciples devaient
sortir de leur patrie, se répandre dans le monde, et souffrir de grands maux ;
le divin Sauveur les console par deux arguments : l'un qu'il tire de lui-même,
l'autre qu'il emprunte aux autres. Si vous vous appliquez à votre ministère, si
vous pensez sagement, dit-il, si vous vous souvenez de moi, et si vous
considérez ce que j'ai souffert et tout ce que j'ai fait, vous souffrirez plus
facilement le travail et les afflictions; et non-seulement vous vous consolerez
par ces réflexions, mais encore par les hommages que vous recevrez de tout le
monde. Jésus-Christ marque le premier de ces points, en disant : « Si vous
pratiquez ces choses, vous serez heureux » ; l'autre, par ces paroles : « Celui
qui vous reçoit, me reçoit ». Il leur a fait ouvrir les maisons de tout le
monde, en sorte qu'ils ont été doublement consolés et par la fermeté de leur
caractère, et par le zèle de ceux qui les ont honorés.
Jésus-Christ, après avoir donné ces instructions à ses disciples comme
devant parcourir le monde entier, pensant que le traître serait privé de l'un
et de l'autre, et qu'il ne recevrait aucun de ces avantages ; qu'il serait
privé, et de la patience dans les épreuves et des bons offices de ceux qui
devaient recevoir ses apôtres, se troubla de nouveau (1). C'est pour marquer ce
trouble, et déclarer quelle en fut la cause, que l'évangéliste ajoute : « Jésus
ayant dit ces choses, troubla son esprit, et se déclara ouvertement, en disant
: Un d'entre vous me trahira (21) ». Le Sauveur ne le nommant point, les jette
tous encore dans la crainte et dans l'effroi (22). Les disciples sont inquiets
et en peine, quoiqu'ils ne se sentent coupables d'aucun mal, parce que le
jugement de Jésus-Christ leur parait plus sûr que l’opinion qu'ils peuvent avoir
d'eux-mêmes; c'est pourquoi ils se regardaient l'un l'autre. Le Sauveur
diminuait la crainte en restreignant la trahison à un seul, mais en disant : «
Un
1. C.-à-d. il eut de
l'horreur pour, l'action que Judas méditait, et fut en même temps ému, envisageant
sa mort qui n'était pas éloignée. Jésus se troubla à la vue de sa mort, et à la
présence de Judas mais ce trouble fut volontaire, de même que celui qu'il
excita dans lui-même à l'approche du tombeau de Lazare, et ensuite dans le
jardin des Oliviers.
d'entre vous », il les troublait et les effrayait tous. Quoi donc? Ils
se regardaient tous l'un l'autre; mais Pierre, toujours vif et bouillant, « fit
signe à Jean (24) ». Car, comme peu de temps auparavant il avait été
réprimandé, et avait voulu empêcher son Maître de lui laver les pieds; comme il
est partout entraîné par son amour, et partout; censuré, voilà .pourquoi .il
est timide et craintif, il ne peut se retenir; il n'ose point davantage
ouvrir,la bouche, mais il cherche à s'éclairer par le ministère de Jean.
Il se présente ici une question digne de notre attention et de nos
recherches; pourquoi, tous étant dans l'inquiétude et dans la crainte, et le
chef lui-même dans le trouble et dans la terreur, Jean, comme s'il eût été dans
la joie, se couche sur le sein de Jésus, et non-seulement il s'y repose, mais
aussi il y laisse tomber sa tête; et ce n'est point là seulement' la question
qui est digne de nos recherches, mais encore ce qui suit. Quoi? ce que Jean dit
tee lui-même : « Le disciple que Jésus aimait». Pourquoi aucun autre n'a parlé
de lui en ces termes? et d'ailleurs les autres aussi étaient aimés? Mais
celui-ci l'était plus que tous les autres. Que si nul autre n'a parlé de lui en
ces termes, et si Jean lui-même est le seul qui l'ait fait, il n'est rien en
cela qui nous doive surprendre. Saint Paul, dans l'occasion, en a usé de même,
il a dit : « Je connais un homme , « qui fut ravi il y a quatorze ans ». (II
Cor. XXII, 2.) Et encore le saint apôtre a raconté beaucoup de choses qui ne
lui font pas médiocrement honneur.
Jean entend cette parole : « Suivez-moi » (Matth. IV, 21) ;
sur-le-champ il quitte ses filets et son père, et il suit : croyez-vous que ce
soit là peu de chose ? Et que Jésus l'ait pris avec Pierre, et l'ait mené à
l'écart sur une montagne (Id. XVII,1); selon vous, est-ce là peu de chose? Et
encore qu'il soit entré avec son Maître dans la maison du grand prêtre (1)?
Mais Jean lui-même, quel éloge n'a-t-il pas fait de Pierre ? Il n'a point passé
sous silence ces paroles de Jésus-Christ: « Pierre, m'aimez-vous plus que ne
font ceux-ci ? » (Jean, XXI, 15.) Partout il le représente vif et bouillant, et
1. Saint Chrysostome, saint Jérôme, Théophilacte ; et plusieurs autres,
ont cru que lorsque saint Jean dit : « Un autre disciple, qui était connu du
grand-prêtre », il parle de soi, et que, par conséquent, il veut dire qu'il
entra avec le Sauveur dans la maison du grand-prêtre. Plusieurs commentateurs
en doutent, et combattent ce sentiment. Il serait trop long de rapporter les
raisons de part et d'autre, et de les discuter. Ce qu'on peut dire de plus
juste sur ces sortes de questions douteuses, sur lesquelles on a peu de
lumières, c'est ce que dit saint
Augustin, qu' « on ne doit pas témérairement prononcer sur une chose
dont l'Ecriture ne dit rien ». In Joan
Tract. CXIII.,
sincèrement attaché à son Maître. Au reste, c'est par un grand amour
pour Jean que Pierre fit cette demande : « Et celui-ci, Seigneur, que
deviendra-t-il ? » (Jean, XXI, 21.)
Nul autre n'a parlé de Jean de la sorte, et Jean lui-même ne l'aurait
point fait si l'occasion présente ne l'y eût engagé. Si, après avoir rapporté
que Pierre avait fait signe à Jean de demander « qui était le traître », il
n'eût rien ajouté, sûrement il nous aurait jeté dans l'inquiétude et dans le doute,
et nous aurait mis dans la nécessité d'en chercher la raison; voilà pourquoi il
l'apporte lui-même, en disant : « Il se reposa sur le sein de Jésus».
Lorsque vous entendez que Jean était couché sur le sein de Jésus, et
qu'il était si familier avec son Maître, croyez-vous avoir appris peu de chose?
Mais si vous demandez ce qui lui procurait cet honneur et cet avantage, je vous
dirai que c'est l'amour que Jésus avait pour lui ; c'est pourquoi il dit : «
Celui que Jésus aimait ». Pour moi, je pense que Jean eut un autre sujet de
faire cette question, et que c'était pour se montrer innocent du crime dont le
Maître accusait l'un d'entre eux. Voilà pourquoi il interroge hardiment et avec
confiance ; et en effet, pour quelle autre raison ne fait-il cette demande que
lorsque le chef des apôtres lui fait signe? C'est afin que vous ne croyiez pas
que Pierre s'adresse préférablement à lui, comme étant plus grand que les
autres, aussi Jean déclare que c'est à cause que Jésus l'aimait beaucoup.
Pourquoi Jean se reposa-t-il sur le sein de Jésus-Christ? C'est parce
qu'en général les disciples n'avaient pas encore une digne opinion de lui, et à
l'égard de Jean, il soulageait par là son affliction. Il y a toute apparence
qu'ils avaient tous le visage fort triste; car si leur âme était pleine de
trouble et de tristesse, leur visage sans doute l'était beaucoup plus encore.
Jésus-Christ les console donc et par ses paroles, et par la réponse qu'il fait
à cette demande, et il invite Jean à reposer sa tête sur son sein. Mais remarquez
que cet évangéliste est très-éloigné du faste et de l'ostentation; il ne se
nomme pas, mais il dit : « Celui que Jésus aimait ». De même que fait saint
Paul, lorsqu'il dit : « Je connais un homme qui fut ravi il y a quatorze ans ».
Voici enfin la première fois que Jésus désigne ouvertement le traître,
sans toutefois le nommer. Comment? En disant: « C'est celui à qui je
présenterai du pain que je vais tremper (26) ». Cela même est un reproche de la
perfidie de Judas, traître envers celui dont il partageait la table et le pain.
Que ce repas, pris en commun, n'ait pas eu le pouvoir de le retenir, je le
passe; mais quel homme n'aurait pas été fléchi par ce morceau de pain présenté
de la main d'un tel Maître? Eh bien ! son coeur n'en est point attendri. Voilà
pourquoi Satan entra aussitôt dans lui (27), se riant , se jouant de son
impudence. Tant qu'il a été du nombre et dans la société des apôtres, Satan n'a
osé entrer en lui, et il s'est contenté de l'attaquer du dehors. Mais aussitôt
que Jésus-Christ l'a fait connaître et l'a exclu du sacré collège, le démon
s'est librement jeté sur lui, et s'en est mis en possession. Judas étant si
méchant et si incorrigible, il ne convenait pas qu'il demeurât davantage dans
la maison de son Maître. Voilà pourquoi Jésus le chassa; Satan s'empare alors
de ce membre retranché , et le traître quittant les apôtres , sortit de nuit.
Jésus lui dit : « Mon ami , faites au plus tôt ce que vous faites (27) ; mais
nul de ceux qui étaient à, table ne comprit cela (28) ».
2. Quelle insensibilité 1 Comment ne s'est-il pas laissé fléchir, et
n'a-t-il pas été couvert de honte et de confusion ? comment est-il devenu. plus
hardi et plus impudent? comment est-il sorti? Au reste, cette parole de Jésus :
« Faites au plus tôt » , n'est point un ordre ni un conseil; c'est un reproche,
c'est une marque du désir qu'il a que ce malheureux change et se convertisse;
mais son coeur s'étant endurci, le Seigneur l'a abandonné. « Mais », dit
l'évangéliste, « nul de ceux qui étaient à table n'a compris cela ». Sur quoi
on peut agiter une grande question : comment les disciples ayant demandé : «
Qui est-ce? » Et Jésus ayant répondu : « C'est celui à qui je donnerai le
morceau de pain trempé », ils ne comprirent pas encore pourquoi leur Maître
avait dit cela. Peut-être répondit-il si bas que personne ne l'entendit. Jean
ayant sa tête inclinée sur le sein de son Maître, lui parla peut-être à
l'oreille, en sorte que le traître ne fut point découvert peut-être Jésus
répondit de manière qu'il ne [460] se fit point entendre. Et alors, malgré ces
paroles significatives de Jésus : « Mon ami, faites au plus tôt ce que vous
faites », ils ne comprirent point ce qu'il voulait dire.
Jésus-Christ parlait de la sorte , pour faire voir que ce qu'il avait
dit aux Juifs sur sa mort, était véritable, savoir : « J'ai le pouvoir de
quitter la vie, et j'ai le pouvoir de la reprendre; et personne ne me la
ravit». (Jean, X, 18.) Donc, tant que Jésus-Christ a voulu conserver la vie,
personne n'a pu la lui ravir; mais lorsqu'il a permis qu'on la lui ôtât, alors
il a été facile de la lui ôter. C'est aussi pour insinuer toutes ces choses
qu'il a dit : « Faites au plus tôt ce que vous faites ». Et à ces paroles, les
disciples ne connurent point encore le traître; ils l'auraient peut-être mis en
pièces, s'ils l'avaient connu; peut-être Pierre l'aurait tué. Voilà pourquoi
nul de ceux qui étaient à table ne comprit ce que Jésus avait dit. Quoi ! Jean
ne le comprit pas? Non, Jean ne le comprit pas lui-même; il ne put penser qu'un
disciple fût capable d'une si grande méchanceté et d'une si noire perfidie.
Comme ils étaient bien éloignés de se porter à un si grand crime, ils ne
pouvaient soupçonner que d'autres en fussent capables. Comme aussi le Maître
leur avait dit auparavant : « Je ne dis pas ceci de vous tous (18) », et
n'avait jamais dénoncé le coupable; maintenant, de même, ils ont cru qu'il
parlait de quelqu'autre.
« Il était nuit », dit l'évangéliste, « lorsque Judas sortit (30) ».
Pourquoi me marquez-vous la nuit? C'est afin que vous connaissiez la hardiesse
et l'effronterie de cet homme, dont le temps même de la nuit n'a pu arrêter la
violence. Mais cette circonstance ne le fit point connaître encore. Les
disciples donc, saisis de crainte et d'une grande frayeur, étaient dans le
trouble, et ils n'avaient point compris le vrai sens de ces paroles : mais «
ils pensaient que Jésus avait dit cela à Judas, afin qu'il donnât quelque chose
aux pauvres ». Car le divin Sauveur avait grand soin des pauvres, pour nous
apprendre à montrer un grand zèle pour le même objet. Et ils avaient raison de
penser de la sorte, puisque Judas avait la bourse.
Mais, dira quelqu'un : nulle part il n'est dit qu'on ait donné de
l'argent à Jésus-Christ. Seulement l'évangéliste rapporte que des femmes qui
lui étaient attachées, et qui le suivaient pour écouter sa doctrine ,
fournissaient de leurs biens de quoi subvenir à sa nourriture et à ses besoins;
mais il ne laisse nullement penser qu'on lui ait jamais donné de l'argent.
Pourquoi donc celui qui défend à ses disciples de ne porter avec eux dans leurs
voyages, ni sac, ni argent, ni bâton, faisait-il lui-même porter une bourse
pour le service des pauvres ? C'est pour vous apprendre que celui même qui n'a
rien et qui porte sa croix, doit sur toutes choses avoir un grand soin
d'assister les pauvres. Car le Seigneur faisait bien des choses uniquement pour
notre instruction.
Les disciples crurent donc que Jésus avait dit cela à Judas, afin qu'il
donnât quelque argent aux pauvres. Et néanmoins que le Sauveur ait patienté
jusqu'au dernier jour, et qu'il n'ait pas voulu le diffamer, ni le faire
connaître jusqu'à ce moment, ce traître n'en a point été touché ni amolli.
Notas devons imiter, mes frères, cette douceur et cette charité : quelque
grands et énormes que soient les péchés de nos frères, nous ne devons pas les
divulguer. Encore plus tard, notre divin Maître donna un baiser à Judas,
lorsque celui-ci venait pour le trahir, lorsqu'il se présentait à lui pour
commettre l'action la plus noire et la plias horrible; lorsqu'il venait le
prendre pour le livrer à la croix et à la mort la plus ignominieuse ; c'est
alors même qu'il lui donne de nouveaux témoignages de sa bonté et de sa
miséricorde. Et il appelle cela gloire, pour nous apprendre que ce qui paraît
le plus honteux et le plus ignominieux, nous illustre et nous couvre de gloire,
lorsque c'est pour Dieu que nous le faisons.
Après donc que Judas fut sorti pour accomplir sa' trahison, Jésus dit :
« Maintenant le Fils de l'Homme est glorifié (31) ». Relevant par ces paroles
l'esprit des disciples, qui était dans l'abattement et dans la consternation,
il leur fait voir et les convainc que non-seulement ils n'ont pas lieu de
s'affliger, mais qu'ils doivent même se réjouir. C'est pour cela qu'au
commencement, Pierre « ne connaissant point
1. Il est à observer que c'est ici une objection que se propose, en
passant, notre saint Docteur, et à laquelle il ne répond que par rapport à la
vue et au dessein qu'il avait d'exhorter ses auditeurs d'être attentifs et
soigneux à faire l'aumône, et il le fait par ces paroles : « C'est pour vous
apprendre, etc...» L'éditeur de saint Chrysostome dit que cet endroit est un
peu obscur, et difficile à comprendre. — La supposition que je fais de
l'objection qui se montre pour ainsi dire d'elle-même me parait l'éclaircir.
J'ai seulement suppléé quelques mots qu'attirent nécessairement le sens et la
suite du discours.
encore cette véritable gloire » (Matth. XVI, 22), ne craignit pas de
reprendre son Maître. Car, vaincre la mort par la mort même, c'est une grande
gloire, et c'est là ce que dit Jésus-Christ de lui-même: « Quand j'aurai été
élevé, alors vous connaîtrez qui je suis » (Jean, VIII, 28); et encore : «
Détruisez ce temple » (Id. XII, 33); et derechef : « Il ne leur sera point
donné d'autre signe que celui de Jonas ». (Luc, XI, 29.) Après sa mort, pouvoir
faire de plus grandes choses qu'avant sa mort, comment ne serait-ce point là
une très-grande gloire? En effet, afin que les peuplés crussent à la
résurrection, les disciples et les prédicateurs de la résurrection ont fait de
plus grands prodiges. Disons-le : si Jésus-Christ n'était pas ressuscité, s'il
n'avait pas vécu après sa mort, s'il n'eût pas été Dieu, comment ses disciples
auraient-ils fait en son nom de si grandes couvres et de si grands miracles?
« Et Dieu le glorifiera (32) ». Que veut dire cela : « Dieu le
glorifiera en lui-même? » C'est-à-dire : Il le glorifiera par lui-même et non
par une autre; et il le glorifiera aussitôt, il le glorifiera en même temps
avec la croix. Non, dit-il, il ne tardera pas, et ce ne sera pas longtemps
après sa résurrection qu'il fera éclater sa gloire ; mais. dès qu'il sera
attaché à la croix, des signes éclatants et des prodiges paraîtront, et dans le
ciel, et sur la terre. On les vit, ces signes éclatants et ces prodiges :1e
soleil fut obscurci, les pierres se fendirent, le voile du temple se déchira en
deux, plusieurs corps de saints qui étaient dans le sommeil de la mort,
ressuscitèrent (Luc, XXVI, 45; Matth. XXVII, 54., 52; Idem, ibid. 66) ; les
Juifs, pour s'assurer du sépulcre, scellèrent la pierre et y mirent des gardes;
et quoiqu'on eût fermé avec une grosse pierre le tombeau où était le corps, ce
corps ressuscita et sortit du tombeau. Quarante jours après, les disciples
reçurent le Saint-Esprit, et aussitôt ils prêchèrent Jésus ressuscité. Voilà ce
que signifie cette parole : « Dieu le glorifiera en lui-même » ; et il le
glorifiera incontinent, non par les anges, non par quelque autre puissance,
mais par lui-même.
3. Comment Dieu l'a-t-il glorifié par lui-même? En faisant tout pour la
gloire de son Fils. Mais le Fils a fait toutes choses. Ne le voyez-vous pas,
mes frères, que Jésus rapporte au Père les couvres du Fils?
«Mes petits enfants, je n'ai plus que peu de temps à être avec vous.
Vous me chercherez, et comme j'ai dit aux Juifs qu'ils ne pourraient venir où
je vais, je vous dis aussi à « vous autres» que vous ne le pouvez «
présentement (33) ». Jésus-Christ commence maintenant, après le souper, à
entretenir ses disciples de choses tristes : car, lorsque Judas sortit, ce
n'était pas le soir, mais la nuit. Comme ceux qui le venaient prendre allaient
incessamment arriver, il fallait qu'il leur donnât ses ordres et toutes ses
instructions , afin qu'ils n'oubliassent et n'omissent rien de ce qu'ils devaient
faire; ou plutôt le Saint-Esprit les faisait ressouvenir de tout ce que leur
Maître leur avait dit (Jean, XIV, 26) ; il y a même beaucoup d'apparence que
plusieurs choses se perdirent alors de leur mémoire , et parce qu'ils les
entendaient pour la première fois, et parce qu'ils avaient bien des traverses
et des afflictions à essuyer. Ils se laissèrent aller au sommeil, comme le
rapporte un autre évangéliste ; et ils étaient en proie à la tristesse, comme
le leur dit Jésus-Christ lui-même
« Mais parce que je vous ai dit ces choses, votre coeur a été rempli de
tristesse » (Matth. XXVI, 40, 43, 45; Jean, XVI , 6) ; comment donc
auraient-ils pu retenir exactement toutes ces choses ?
Mais pourquoi, dans cet état de tristesse et d'accablement,
Jésus-Christ les leur disait-il ? C'est parce qu'ils en tiraient un grand
profit et un grand avantage qui tournait à sa gloire, lorsque, dans la suite,
les voyant visiblement arriver, ils se rappelaient qu'il les leur avait toutes
prédites. Mais encore, pourquoi le Sauveur abat-il ainsi l'esprit de ses
disciples, en disant : Je n'ai plus que peu de temps à être avec vous? Ils
auraient bien pu répliquer Vous avez raison de dire cela aux Juifs, mais
pourquoi nous confondez-vous avec ces ingrats? Non, il ne les confond point. Pourquoi
dit-il donc : « Comme j'ai dit aux Juifs ? » C'est pour les faire souvenir que
ce n'est point l'approche du danger qui lui dicte ce langage, et que dès
longtemps il est averti; eux-mêmes en sont témoins, eux qui ont entendu faire
ces prédictions aux Juifs. C'est pourquoi il a ajouté : « Mes petits enfants »,
afin qu'entendant ces paroles : « Comme j'ai dit aux Juifs», ils ne crussent
pas qu'il les leur disait de la même manière et dans le même sens, Ce n'a donc
point été pour jeter ses disciples dans l'abattement et dans la tristesse , que
leur Maître leur a dit cela, mais pour les consoler [462] et les prévenir, de
peur qu'ils ne fussent un jour troublés des calamités qui fondraient sur eux à
l'improviste.
« Vous ne pouvez venir où je vais ». Par ces paroles, le Sauveur fait
connaître que sa mort est une translation et un passage à un meilleur état, en
un lieu où les corps périssables ne sont point reçus. Il dit aussi ces choses
pour exciter leur amour et le rendre plus vif et plus ardent. Vous le savez,
mes frères, lorsque nous voyons partir quelques-uns de nos plus grands amis,
l'amour que nous avons pour eux s'enflamme davantage , et surtout si nous les
voyons aller dans un pays où nous ne saurions aller nous-mêmes. Encore une
fois, Jésus-Christ a dit ces choses, et pour effrayer les Juifs, et pour
allumer l'amour de ses disciples. Le lieu où je vais est tel, dit-il, que ni
eux, ni vous autres, qui êtes mes plus grands amis, vous n'y pouvez venir; en
quoi il fait aussi connaître sa dignité. « Et je vous le dis présentement »,
mais différemment à eux, différemment à vous ; c'est-à-dire, je ne vous le dis
pas comme à eux, ni pour vous confondre avec eux.
Quand les Juifs ont-ils cherché Jésus? Quand l'ont cherché les
disciples? Les disciples l'ont cherché lorsqu'ils fuyaient de tous côtés; les
Juifs, lorsqu'ils tombèrent dans une extrême calamité, dans des malheurs
inouïs, lorsque leur ville fut prise et plue la colère de Dieu les environnant
de toutes parts, s'appesantit entièrement sur eux. Jésus-Christ parla donc
autrefois de la sorte aux Juifs, à cause de leur incrédulité; maintenant il
parle à vous, disciples, afin de vous préparer aux malheurs qui vous sont
réservés.
« Je vous fais un commandement nouveau (34) ». Comme il était
vraisemblable que les disciples, entendant ces choses, seraient saisis de peur
et d'effroi, ainsi que des gens près d'être absolument abandonnés, leur Maître
les console, et, pour les rassurer et les fortifier, il implante dans leur
coeur la racine de toutes sortes de biens, savoir, la charité; comme s'il
disait : parce que je m'en vais, vous êtes tristes et abattus; mais si vous
vous aimez les uns les autres, vous serez plus forts et plus courageux.
Pourquoi donc ne le leur a-t-il pas dit en ces termes? Parce que la manière dont
il le leur a dit était beaucoup plus utile et plus avantageuse.
« C'est en cela que tous connaîtront que vous êtes mes disciples (33)
». Par ces paroles Jésus-Christ leur déclare que les ayant fondés dans la
charité, et marqués de ce signe, rien ne pourra dissiper ceux qu'il s'est ainsi
réunis. Au reste, le Sauveur leur a fait cette prédiction après que le traître
est sorti et s'est séparé d'eux. Mais pourquoi appelle-t-il nouveau un
commandement inscrit dans l'ancienne loi? C'est parce qu'il l'a rendu nouveau
par la manière dont il l'a promulgué; qu'ayant dit : « Vous vous aimerez les
uns les autres », il a ajouté : « Comme je vous ai aimés ». Je n'ai point
acquitté une dette, je ne vous ai point aimés en récompense de vos mérites
précédents, mais j'ai commencé moi-même le premier à vous aimer, dit-il, et à
vous faire du bien; ainsi il faut que vous, de même, vous fassiez du bien à vos
amis, même sans avoir vis-à-vis d'eux aucune obligation. Et sans parler des
miracles qu'il leur devait donner le pouvoir de faire, il les distingue par la
charité. Pourquoi ? Parce que c'est là principalement ce qui fait, ce qui
caractérise les saints; car la charité est la base de toute vertu. C'est
principalement par la charité que nous acquérons tous le salut. C'est là, dit
Jésus-Christ, c'est là être mon disciple, et tous vous loueront s'ils vous
voient imiter mon amour et ma charité.
Quoi donc? Ne sont-ce pas plutôt les miracles qui font connaître les
disciples de Jésus-Christ? Nullement. « Car plusieurs diront Seigneur,
n'avons-nous pas chassé les démons en votre nom? » (Matth. VII, 22.) Et encore
: Les disciples étant dans la joie de ce que les démons obéissaient à leur
commandement, Jésus leur dit : « Ne vous réjouissez pas de ce que les démons
vous sont soumis, mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans le
ciel ». (Luc,X, 20.) Si les miracles ont converti le monde, c'est que la
charité préexistait; sans la charité il n'y aurait pas eu de miracles. C'est la
charité, c'est l'union de tous les coeurs qui a fait la vertu des disciples.
S'il y avait eu de la division parmi les disciples, tout aurait été perdu. Et
le Sauveur n'a point dit cela seulement pour ses disciples, mais encore pour
tous ceux qui croiraient en lui dans la suite, car aujourd'hui même rien ne
scandalise tant les gentils que de voir qu'il n'y a point de charité parmi
nous; mais, direz-vous, ils nous reprochent aussi qu'il ne se fait plus de
miracles. Il est vrai, mais pas si fortement.
En quoi les apôtres ont-ils fait paraître leur charité? Ne voyez-vous
pas que Pierre et Jean ne se séparent jamais lorsqu'ils vont au temple? Ne
voyez-vous pas quelle affection Paul avait pour ses frères? et vous doutez
encore? Si les apôtres ont été ornés des autres vertus, ils ont possédé, à plus
forte raison, celle qui est la source de tous les biens; car la charité croît
dans l'âme qui est douée de la vertu, elle sèche et périt dans celle où règne
l'iniquité. « Lorsque l'iniquité sera très-grande », dit Jésus-Christ, « la
charité de plusieurs se refroidira ». (Matth. XXIV, 12.) Sûrement les gentils
ne sont pas autant gagnés par les miracles que de la vie que nous menons, et
rien ne perfectionne la vie comme la charité. Ils ont souvent appelé fourbes
ceux qui faisaient (les miracles; riais ils n'ont pas de prise sur une vie pure
et sainte. Avant que la prédication de l'Evangile eût fait de si grands
progrès, on avait raison d'admirer les miracles, mais maintenant c'est la vie
qui nous doit rendre admirables. Rien ne touche et ne persuade tant les gentils
que la vertu ; rien aussi ne leur est un plus grand sujet de scandale que la
méchanceté, et cela se conçoit.
Lorsqu'un gentil voit qu'un avare, qu'un ravisseur du bien d'autrui
prêche les vertus contraires à ces vices et enseigne ce qu'il ne pratique point
lui-même, lorsqu'il voit que celui à qui la loi commande d'aimer ses ennemis se
déchaîne contre ses concitoyens comme une bête féroce , il traite nos préceptes
de contes et de sottises. Quand il voit qu'aux approches de la mort un chrétien
est saisi de crainte et d'effroi, comment recevra-t-il le dogme de
l'immortalité ? Quand il verra parmi nous des hommes ambitieux ou possédés
d'autres vices et d'autres passions, il demeurera plus ferme dans son sentiment
et n'aura que du mépris pour notre religion, car c'est nous, mes frères, c'est
nous qui sommes la cause qu'ils persistent dans leur erreur. Depuis longtemps
ils n'ont que du mépris pour leurs dogmes et une égale admiration pour les
nôtres; fiais aujourd'hui notre vie et nos moeurs les écartent et les font fuir.
En effet, il est aisé de philosopher en paroles, et plusieurs parmi eux ont
philosophé de la sorte; mais ils demandent quelque chose de plus, ils demandent
la pratique. Qu'on leur dise : Rappelez-vous nos anciens, ils ne nous écoutent
point, ils ne veulent point remonter si haut, ils nous regardent, nous, et ils
examinent ce que nous sommes présentement; montrez-nous, disent-ils,
montrez-nous votre foi par vos oeuvres (1). Et c'est ce que nous ne saurions
faire. Au contraire, ils nous voient nous acharner contre notre prochain, et le
traiter plus cruellement que ne font les bêtes féroces, et ils nous appellent
le fléau du. monde.
Voilà ce qu'allèguent les gentils pour se défendre d'entrer parmi nous.
Aussi nous en porterons la peine, nous serons punis non-seulement d'avoir fait
le mal, mais aussi d'être cause que le saint nom de Dieu est blasphémé. Jusques
à quand serons-nous passionnés pour les richesses, pour les délices? jusques à
quand serons-nous livrés aux autres passions ? Mettons fin à ces désordres, il
est temps. Ecoutez ce que le prophète dit de quelques insensés. « Mangeons et
buvons, car nous mourrons de« main ». (Isaïe, XXII, 13.) Véritablement nous ne
pouvons pas dire cela de ceux qui vivent aujourd'hui, puisque quelques-uns
dévorent eux seuls les biens de tous les autres, comme le leur reproche le même
prophète, en disant « Serez-vous donc les seuls qui habiterez sur « la terre? »
(Id. V, 8.) C'est pourquoi je crains qu'il ne vous arrive quelque grand
malheur, et que nous ne nous attirions les plus terribles vengeances du
Seigneur. Dieu veuille nous en préserver ! détournons-les donc en nous exerçant
à toutes sortes de vertus, pour acquérir les biens futurs, par la grâce et la
bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père
et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles ! Ainsi
soit-il.
1. La foi qui n'a point les ouvres, dit saint Jacques, est morte sa
elle-même. On pourra donc dire à celui-là : vous avez la foi, et moi j'ai les
oeuvres : montrez-moi votre foi, qui est sans ouvres, et moi je vous montrerai
ma foi par mes oeuvres. (Ch. II, 17, 18.)
1. L'amour est un grand bien: c'est quelque chose de plus impétueux que
le feu, qui s'élève jusqu'au ciel même, et dont rien ne peut arrêter la
violence. Pierre, cet homme vif et bouillant, ayant entendu dire à son Maître :
« Vous ne pouvez pas venir où je vais », que répond-il? « Seigneur, où
allez-vous? » Il ne le dit pas tant pour être instruit que par le désir qu'il a
de le suivre. il n'ose pas dire : Je vais, je vous suis, mais il dit : « Où
allez-vous? » Jésus-Christ ne répond point à ses paroles, mais à sa pensée,
comme sa réponse le fait connaître. Et que lui répond-il? « Vous ne pouvez
maintenant me suivre où je vais ». A ces paroles, ne voyez-vous pas que Pierre
désirait de suivre son Maître, et que c'est pour cela qu'il lui a demandé où il
allait? Et, chose étonnante , cette réponse : « Vous me suivrez après », ne lui
suffit pas pour le retenir, ni pour réprimer la violence de son désir, encore
qu'il entende qu'il a lieu d'espérer, mais il se laisse emporter jusqu'à dire :
« Pourquoi ne vous puis-je pas suivre maintenant? Je donnerai ma vie pour vous
(37) ». Comme il n'avait plus la crainte d'être le traître, et qu'il était
regardé comme un bon et fidèle disciple, il interroge
enfin hardiment et avec confiance lorsque tous les autres gardent le
silence.
Ah ! Pierre, que dites-vous? Votre Maître vous dit : « Vous ne pouvez
pas », et vous répondez : Je puis ! Vous apprendrez donc, par votre propre
expérience, que votre amour n'est rien sans la grâce d'en-haut. Et par là on
voit clairement que ce fut pour l'utilité de Pierre; que le Sauveur permit sa
chute. Pierre ayant dit avec trop de confiance et de hardiesse : « Je vous
suivrai », Jésus-Christ voulut l'instruire en lui faisant connaître sa
faiblesse. Or, comme il persévérait dans sa véhémence, Jésus-Christ, à la
vérité, ne le porta point, ni le poussa point à le renoncer, mais il
l'abandonna, afin qu'il connût sa faiblesse.
Jésus prédit qu'il serait livré et mis à mort. Pierre répondit : «
Epargnez-vous à vous-même tous ces maux, cela ne vous arrivera point » (Matth.
XXVI, 22); il en fut repris, et il ne se corrigea point; Jésus voulant lui
laver les pieds, il s'y opposa et dit : « Vous ne me laverez jamais les pieds !
» (Jean, XIII, 8.) Et encore, son Maître lui dit : « Vous ne pouvez maintenant
me suivre », et il répond « Quand même tous vous renonceraient, je [465] ne
vous renoncerai point ». (Jean, XIII, 35.) Comme donc il était visible que
Pierre tombait dans l'arrogance et ne cherchait qu'à contester, son Maître
l'avertit enfin de ne plus disputer ni s'opposer à ce qu'il veut. Saint Luc
nous insinue ces choses, en rapportant que Jésus-Christ dit : « J'ai prié pour
vous, afin que votre foi ne vienne point à manquer » (Luc, XXII, 32) ;
c'est-à-dire, afin que vous ne périssiez pas entièrement et jusqu'à la fin. Le
Sauveur nous apprend aussi qu'il faut pratiquer l'humilité en toutes choses, et
il nous fait connaître que la nature humaine n'est rien par soi, « qu'elle
n'est en soi que faiblesse et qu'infirmité ». Comme Pierre était toujours prêt
à disputer, se laissant emporter à la violence de son amour, Jésus-Christ
l'avertit de s'en corriger, de peur que, dans la suite, lorsqu'il aura reçu le
gouvernement de tout le monde, il ne tombe dans la même faute ; et il permet sa
chute, afin qu'il se connaisse bien lui-même par le souvenir de ce qui lui est
arrivé.
Mais voyez combien est grande cette chute Pierre ne renonça pas une ou
deux fois son Maître, mais il s'oublia au point de le renoncer trois fois en
peu de temps, afin qu'il connût qu'il m'avait point tant aimé son Maître qu'il
n'en avait été aimé. Et néanmoins, à celui-là même qui avait fait une si grande
chute, Jésus dit encore : « M'aimez-vous plus que ne font ceux-ci ? » (Jean,
XXI, 15.) Ce n'est donc pas pour avoir été froid que Pierre est tombé, mais
c'est pour avoir été privé du secours d'en-haut : Jésus reçoit son amour, mais
l'esprit de contradiction qui naît de cet amour, il le retranche et le rejette
: Pierre, si vous m'aimez, vous devez vous soumettre et obéir à celui que vous
aimez.
Jésus-Christ vous a dit, et à vous et à vos compagnons : « Vous ne
pouvez pas »; pourquoi disputez-vous? Quoi ! Vous ne concevez pas ce que c'est
qu'une négation que Dieu prononce ? Eh bien ! puisque cela ne suffit point à
vous convaincre que ce que je déclare impossible ne saurait arriver, vous
l'apprendrez par votre renoncement, qui vous a paru d'abord incroyable. L'une de
ces choses vous était inconnue : de l'autre, vous aviez une connaissance au
fond de votre âme : néanmoins, vous voyez se réaliser cela même à quoi vous ne
vous attendiez pas.
« Je donnerai ma vie pour vous ». (Jean, XIII, 37.) Comme Pierre avait
entendu dire à son Maître que personne ne peut montrer un plus grand amour
qu'en donnant sa vie (Jean, XV, 13), aussitôt cet homme plein de feu, dont
l'amour est insatiable , saisit cette, parole et croit pouvoir atteindre à ce
qu'il y a de plus élevé. Mais Jésus-Christ, pour lui montrer qu'il n'appartient
qu'à lui seul de promettre avec infaillibilité un pareil sacrifice, lui
repartit : « Le coq ne chantera point que vous ne m'ayiez renoncé trois fois
(38) »; c'est-à-dire, tout à l'heure. Et, en effet, le moment n'était plus
très-éloigné. C'était fort avant dans la nuit que Jésus disait ces choses, et
déjà la première et la seconde veille étaient passées.
« Que votre coeur ne se trouble point. (Ch. XIV, 1.) » Jésus-Christ le
dit, parce qu'il y avait toute apparence que ses paroles avaient troublé ses
disciples. Si le chef, qui était si zélé et si plein d'ardeur, s'entendit faire
cette terrible prédiction , qu'il renoncerait son Maître avant que le coq eût
chanté trois fois, il était bien croyable que les disciples devaient être dans
une grande affliction, et dans une tristesse capable de briser même des coeurs
de diamant. Comme donc la pensée de ces choses ne pouvait manquer de troubler
les disciples, et de les jeter dans l'effroi, leur Maître les console en leur
disant : « Que votre coeur ne se trouble point » : commençant à montrer par là
la vertu et la puissance de sa divinité; puisque ce qu'ils ont dans le coeur il
le connaît, et il le leur découvre publiquement.
« Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi (1) »; c'est-à-dire, toutes
vos afflictions passeront: car, croire en moi et en mon Père, c'est quelque
chose de plus fort que toutes les afflictions, et cette foi ne vous laissera
point succomber aux épreuves. Le Sauveur ajoute ensuite : « Il y a plusieurs
demeures dans la maison de mon Père.(2) ». Comme il a consolé Pierre dans sa
tristesse, en disant : « Mais « vous me suivrez après » , il console de même
ses autres disciples en leur donnant la même espérance. Car, de peur qu'ils ne
croient que la promesse qu'il fait, ne regarde que Pierre seul, il dit : « Il y
a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. Si cela n'était, je vous
l'aurais dit, car je m'en vais vous préparer le lieu ». Et c'est comme s'il
disait vous serez reçus dans la même maison que Pierre. Il y a là un grand
nombre de demeures, [466] et on ne peut pas dire qu'il y ait besoin de
préparatifs. Et encore, comme Jésus avait dit « Vous ne pouvez maintenant me
suivre », de peur qu'ils ne pensent qu'ils étaient exclus de cette maison, il
ajoute : « Afin que là où je suis, vous y soyez aussi (3) ». J'ai, dit-il, un
si grand soin de vos demeures, que je les aurais déjà préparées, si elles ne
l'étaient depuis longtemps : par là, le divin Sauveur leur fait connaître
qu'ils doivent avoir en lui une grande confiance.
2. Ensuite, afin que ses paroles ne leur paraissent pas une flatterie,
et qu'ils croient que la chose est réellement telle qu'il la dit, il ajoute : «
Vous savez bien où je vais, et vous en savez la voie (4) ». Ne voyez-vous pas,
mes frères, de quelle manière Jésus-Christ leur montre qu'il n'a point dit ces
choses vainement et témérairement ? Ces paroles: « Vous savez où je vais »,
Jésus les dit, parce qu'il voyait qu'ils avaient un grand désir de savoir où il
allait. En effet, Pierre ne lui avait point demandé « où il allait », pour être
instruit, mais pour le suivre. Et comme il avait été repris, comme Jésus-Christ
avait montré la possibilité de ce qui paraissait impossible : et aussi
l'apparente impossibilité ayant inspiré aux disciples le désir d'apprendre où
il allait, Jésus leur dit : « Et vous en savez la voie ». Car, comme au moment
où il a dit à Pierre : « Vous me renoncerez », sans que personne en eût dit une
seule parole, parce qu'il sonde et qu'il voit ce qui se passe dans les coeurs,
il ajoute : « Ne vous troublez point »; de même ici, en disant : « Vous savez
», il a découvert et déclaré le désir de leur coeur, , et il leur donne lieu de
l'interroger. Mais cette demande: « Où allez-vous ? » Pierre l'a faite par un
violent amour, et Thomas, au contraire, dit par crainte : « Seigneur, nous ne
savons où vous allez (5) ». Nous ne connaissons pas ce lieu, dit-il, a et
comment pouvons-nous en « savoir la voie? »
Remarquez, mes frères, avec quel respect Thomas parle à son Maître. Il
n'a point dit Faites-nous connaître ce lieu, mais « nous ne savons où vous
allez: » car c'est là ce qu'ils désiraient tous d'apprendre depuis longtemps.
Si les Juifs, lorsqu'ils entendaient ainsi parler Jésus, étaient en peine du
lieu où il irait, encore qu'ils souhaitassent être délivrés de lui, à combien
plus forte raison ceux qui ne voulaient jamais se séparer de lui devaient-ils
désirer de l'apprendre? Mais quoique le respect qu'ils ont pour lui les
retienne, cependant leur amour et leur inquiétude l'emportent, et ils font leur
demande, Que leur répond donc Jésus-Christ? « Je suis la voie,. la vérité et la
vie; personne ne vient au Père que par moi (6) ». Pourquoi donc, Pierre ayant
demandé à son Maître où il allait, ne lui a-t-il pas aussitôt répondu : Je m'en
vais à mon Père ; pour vous, vous ne pouvez pas maintenant y venir? pourquoi
fait-il un si long circuit de paroles, pourquoi tant de questions et de
réponses? On comprend qu'il n'ait point découvert la vérité aux Juifs; mais à
ses disciples, pourquoi ne l'a-t-il pas déclarée? Il a déclaré et à ses
disciples et aux Juifs, qu'il était sorti de Dieu, et qu'il retournait à Dieu.
(Jean, XIII, 3; XVI, 27.) Et maintenant il le dit plus clairement
qu'auparavant. A la vérité, aux Juifs, il ne s'est pas si ouvertement expliqué.
S'il eût dit : vous ne pouvez pas venir à mon Père, ils auraient cru qu'il le
disait par vanité et par ostentation. Mais, leur parlant d'une manière obscure,
il les tient dans le doute.
Mais, direz-vous, pourquoi a-t-il répondu de même à ses disciples et à
Pierre? Comme il connaissait son esprit vif et bouillant, et qu'il était
toujours prêt à presser et à interroger, il lui a fait une réponse obscure pour
l'arrêter et pour détourner ses questions. Mais l'obscurité de sa réponse ayant
produit l'effet qu'il voulait, il lui découvre de nouveau et plus clairement ce
qu'il demandait, car ayant répondu: « Personne ne peut venir où je vais », il
ajoute: « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père ». Et encore: «
Personne ne vient au Père que par moi ». Jésus-Christ ne voulait pas au
commencement découvrir ces choses à ses disciples, pour rie les pas jeter dans
une trop grande tristesse. Mais après les avoir consolés, il les leur déclare.
Car il à beaucoup diminué leur tristesse par la réprimande qu'il a faite à
Pierre; et la crainte qu'ils avaient de s'en attirer une pareille, les rendait
alors plus retenus et plus circonspects.
« Je suis la voie ». C'est l'explication de la phrase : « Personne ne
vient au Père que par moi »; et ces paroles : « Je suis la vérité et a la vie
», marquent que tout ce qu'il a prédit arrivera infailliblement. Si je suis la
vérité, il ne sortira point de mensonge de ma bouche; si je suis aussi la vie,
la mort même ne pourra [467] point vous empêcher d'entrer dans la maison de mon
Père. Mais de plus, « si je suis la voie», vous n'aurez pas besoin de
conducteur; si je suis la vérité, je ne dis rien de faux; si je suis la vie,
encore que vous mouriez, vous posséderez les biens que je vous ai promis. Ce
que Jésus disait de la voie, les disciples l'ont compris et l'ont confessé;
mais les autres choses, ils ne les comprenaient point; cependant ils ne lui en
ont pas osé demander l'explication , et néanmoins ils ont reçu beaucoup de
consolation de l’intelligence de cette parole : « Je suis la voie ». Puis donc
qu'il est en mon pouvoir de mener au Père, sûrement vous y viendrez; car il n'y
a point d'autre voie qui vous y puisse mener. Jésus-Christ ayant donc dit
auparavant : et Personne ne peut venir à moi, si mon Père ne l'attire » (Jean,
VI, 44) ; et encore : « Pour moi, quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai
tous les hommes à moi » (Id. XII, 32); et derechef maintenant : « Personne ne
vient au Père que par moi » ; il montre qu'il est égal au Père.
Comment donc Jésus-Christ, après avoir dit « Vous savez où j'irai, et
vous en savez la voie (4) », ajoute-t-il: « Si vous m'aviez connu, vous auriez
aussi connu mon. Père, et vous le connaîtrez bientôt , et vous l'avez déjà vu
(7) ? » Dans ces paroles le Sauveur ne se contredit point : les disciples le
connaissaient, mais non pas comme il fallait le connaître. Ils connaissaient
Dieu, mais ils ne connaissaient point encore le Père. Ils ne l'ont connu que
dans la suite, lorsque le Saint-Esprit, descendant sur eux, leur en a donné toute
la connaissance. Au reste, voici ce que veut dire Jésus-Christ : Si vous
connaissiez mon essence et ma dignité, vous connaîtriez aussi celle de mon
Père. « Et vous le connaîtrez bientôt, et vous l'avez déjà vu » ; c'est-à-dire
: « Vous le connaîtrez » dans la suite, « vous l'avez vu », vous le voyez par
moi, en me voyant.
Jésus-Christ appelle ici vision la connaissance intérieure et
spirituelle de l'âme, car ceux que l'on voit « extérieurement », nous pouvons
en même temps les voir et ne les pas connaître, mais ceux que l'on connaît,
nous ne pouvons pas les connaître et ne pas savoir ce qu'ils sont. C'est
pourquoi le Sauveur dit : « Et vous l'avez vu », comme, dit-il, il a été vu des
anges mêmes.; mais nul n'a vu sa propre substance, et néanmoins Jésus-Christ
dit que les disciples l'ont vue; entendez; au degré où ils pouvaient la voir.
Il a parlé de la sorte pour vous apprendre que celui qui l'a vu, connaît aussi
le Père. En un mot, les disciples le voyaient, non à la vérité dans sa
substance pure et simple, mais revêtu de la chair. Ailleurs encore Jésus-Christ
appelle la vision la connaissance, comme lorsqu'il dit : « Bienheureux ceux qui
ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu ! » (Matth. V, 8.) Or, le Sauveur
appelle purs, non ceux qui s'abstiennent seulement de la fornication, mais ceux
qui s'abstiennent de tous péchés, car tout péché souille l'âme.
3. Faisons donc tout ce que nous pouvons pour laver nos souillures. En
premier lieu, le baptême les efface, ensuite, beaucoup d'autres différents
moyens. Dieu, qui est la clémence et la bonté mêmes, nous a ouvert bien ries
différentes voies pour nous purifier. L'aumône est la première. « La foi et
l'aumône », dit l'Ecriture, « expient les péchés (1) » (Eccli. III, 33) ; je
dis l'aumône qui n'est point faite d'un bien mal acquis, car celle-ci n'est
point une aumône, mais une inhumanité et une cruauté. En effet, que peut-on
gagner à dépouiller l'un pour vêtir l'autre? Il faut commencer par la
miséricorde, et c'est là de l'inhumanité. Quand même nous donnerions tout le
bien d'autrui, nous n'en retirerions aucun fruit. Zachée nous l'apprend, il dit
qu'il apaise la colère de Dieu en restituant au quadruple tout le bien qu'il a
pris. (Luc, XIX, 8.) biais nous, qui commettons mille rapines, nous croyons,
par quelques aumônes, apaiser la colère de Dieu, et nous ne voyons pas que nous
l'irritons davantage.
Dites-moi, je vous prie, si, prenant dans un carrefour un âne mort et
puant, vous le traîniez à l'autel pour en faire un sacrifice, tout le monde ne
vous lapiderait-il pas comme un impie et un sacrilège? Eh bien ! si je prouve
qu'un sacrifice fait d'un bien volé est plus exécrable, quelle excuse
aurons-nous? Supposons un bijou , un meuble dérobé n'est-il pas plus infect que
cet âne mort? Voulez-vous l'apprendre, combien est grande l'infection du péché?
Ecoutez ce que dit le prophète : « Mes plaies ont été remplies de corruption et
de pourriture ». (Ps. XXVII, 5.) Pour vous, vous priez Dieu des lèvres
1. Ce passage n'est pas tout à fait de même, ni dans les Septante ni
dans la Vulgate. Saint Chrysostome en a seulement pris 10 sens.
d’oublier vos crimes, et par vos fraudes et vos rapines vous faites
qu'il s'en souvient toujours, mettant votre péché sur l'autel (1).
Mais ce n'est point là le seul péché que vous commettez; ce qui est
pire, c'est que vous souillez les âmes des saints (2). L'autel est de pierre,
et il est sanctifié : les âmes des saints portent continuellement Jésus-Christ,
et vous ne craignez pas d'offrir des oblations si impures? Nullement,
direz-vous : ce n'est point de cet argent que je les offre, mais d'un autre.
Excuse absurde et ridicule. Eh ! ne savez-vous pas encore que si une goutte
d'injustice tombe sur une masse d'argent, elle la corrompt entièrement? Comme,
si l'on jette du fumier dans une fontaine d'eau pure, on gâte toute l'eau; de
même si, dans les richesses, il se mêle de la rapine, cette rapine les infecte
totalement.
Quoi donc? nous nous lavons les mains en entrant dans l'église, et nous
ne purifions pas notre coeur? Sont-ce les mains qui parlent, qui prononcent les
cantiques de louanges? c'est au coeur à proférer ces saintes paroles, c'est lui
que Dieu regarde : s'il est souillé, la pureté du corps ne sert de rien. Quel
fruit, quel avantage retirerons-nous de laver les mains du corps, si nous
laissons dans l'impureté les mains de l'âme? Voici ce qui est étonnant, et à
quoi vous devez faire attention voici ce qui renverse tout, et met tout dans la
confusion : c'est que, nous attachant scrupuleusement à faire avec soin les
petites choses, nous négligeons les plus grandes. Prier, sans avoir lavé ses
mains, certes, cela est indifférent : mais prier, sans avoir purifié sa
conscience, c'est le plus horrible de tous les maux. Ecoutez ce que dit le
prophète aux Juifs, qui étaient fort soigneux de laver ces sortes de souillures
corporelles : « Purifiez votre coeur « de sa corruption. Jusques à quand les
pensées de vos travaux a demeureront-elles en
1. « Mettant votre péché sur l'autel », parce que l'offrande que vous
nous présentez pour être mise sur l'autel, et offerte à Dieu, est une offrande
de rapine et de péché : offrir de pareilles hosties, c'est offrir à Dieu son
péché ; quel sacrilège, quelle abomination !
2. C'est-à-dire : Vous souillez les reliques des saints, vous
déshonorez les saints, dont les reliques sont sur l'autel.
3. « De vos travaux ». C'est la leçon des Septante et de mon texte.
Aquila dit : « De votre perte , de votre malheur ». Et saint Jérôme l'a suivi.
Symmaque traduit : « De votre injustice », ce qui vient à notre Vulgate, qui dit
: « Vos mauvaises pensées ».
vous? » (Jérém. IV, 14.) Purifions-nous ainsi nous-mêmes, non avec la
boue, mais avec l'eau pure; par l'aumône, non par l'avarice. Commencez par vous
abstenir de toute rapine, et alors vous ferez l'aumône. « Détournons« nous du
mal, et faisons le bien a. (Ps. XXXVI, 28.) Retenez vos mains loin de la
rapine, et ensuite étendez-les, ouvrez-les pour faire l'aumône. Mais si des
mêmes mains avec lesquelles nous dépouillons les uns, nous revêtons les autres,
quand bien même nous n'userions pas pour cela des biens que nous avons pillés,
nous n'éviterons point pour cela le supplice. Car, de cette façon, la matière
du sacrifice de propitiation devient matière d'iniquité.
Sûrement il vaut mieux ne point faire d'oeuvres de miséricorde, que de
les faire de cette sorte. Il eût été plus avantageux à Caïn de ne rien offrir
du tout. Or, si Caïn, pour avoir offert ce qu'il avait de moindre prix, a
offensé Dieu, celui qui fait l'aumône du bien d'autrui, comment n'irritera-t-il
pas sa colère? Je vous ai défendu, dit le Seigneur, de ravir le bien d'autrui,
et vous voulez m'honorer en m'offrant vos rapines? Quels sentiments avez-vous
de moi ? Croyez-vous que de pareilles offrandes me puissent être agréables? Le
Seigneur vous dira donc : « Vous avez cru, ô homme plein d'iniquité, que je
vous serai semblable. Je vous reprendrai sévèrement, et je mettrai vos péchés
devant vos yeux (1) ». (Ps. XLIX, 22.) Mais à Dieu ne plaise qu'aucun de vous
entende une parole si terrible ? fasse plutôt le ciel, qu'après avoir distribué
aux pauvres des aumônes pures et saintes, portant dans nos mains des lampes
brillantes, nous entrions tous dans la chambre nuptiale, par la grâce et la
bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, dans tous les
siècles l Ainsi soit-il.
1. « De propitiation ». C'est-à-dire, du sacrifice que vous offrez pour
vous rendre Dieu propice.
2. « Je mettrai vos péchés devant vos yeux ». Saint Chrysostome,
Théodoret , et plusieurs bibles grecques et latines, lisent de même. Saint
Jérôme, sur Isaïe, dit : « J'exposerai devant vos yeux tous vos crimes ». La
Vulgate : « Je vous exposerai vous-même devant votre face ».
1. Le prophète disait aux Juifs : « Vous avez pris le visage d'une
prostituée, vous avez été sans pudeur envers tous ». (Jérém. III, 3, LXX.)
Comme on le voit, ces paroles s'appliquent justement, non-seulement à la ville
de Jérusalem, mais à tous ceux encore qui résistent impudemment à la vérité.
Car Philippe ayant dit à Jésus-Christ : « Seigneur, montrez-nous votre Père »,
Jésus-Christ lui répondit : « Philippe, il y a si longtemps que je «suis avec
vous, et vous ne me connaissez pas encore? » Et cependant il se trouve des gens
qui, après ces paroles, séparent encore le Fils du Père. Mais , ô hérétiques ,
quelle plus grande et plus étroite union pourriez-vous demander? Sur cette
réponse du. Sauveur, quelques-uns sont tombés dans l'hérésie de Sabellius. Mais
laissons-là les sabelliens et les autres hérétiques, comme étant, par une
impiété détestable, diamétralement opposés à la vérité, et attachons-nous à examiner
avec exactitude le vrai sens de ces paroles.
« Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez
pas encore, Phi«lippe? » Quoi? Etes-vous le Père que je cherche à connaître?
Non, répond Jésus-Christ. C'est pourquoi il n'a point dit : Vous ne l'avez pas
connu, mais «vous ne me connaissez pas « encore n . Par où il déclare
uniquement que le Fils n'est autre chose que ce qu'est le Père, demeurant
néanmoins lui-même toujours le Fils.
Qu'est-ce qui porta Philippe à faire cette question? C'est cette parole
de son Maître « Si vous m'aviez connu, vous auriez aussi connu mon Père »
(Jean, XIV, 7) ; c'est aussi que le Sauveur avait souvent dit la même chose aux
Juifs. Comme donc Pierre, les Juifs, ainsi que Thomas, ayant souvent demandé à Jésus
qui était son Père, ni les uns ni les autres n'en avaient pas été mieux
renseignés, et qu'ils étaient tous demeurés dans l’ignorance : Philippe, qui ne
veut point paraître importun, en se joignant aux Juifs pour faire la même
question, dit : « Montrez-nous votre Père », mais aussitôt il ajoute : « Et il
nous suffit » : Seigneur, nous ne vous demandons rien de plus. Jésus-Christ
avait dit : « Si vous m'aviez connu, vous auriez aussi connu mon Père », et il
faisait connaître son Père par lui-même. Philippe, au contraire, change cet
ordre, en disant : Montrez-nous votre Père, comme s'il eût parfaitement connu
Jésus-Christ. Mais le Sauveur ne se rendit pas à sa demande; le remettant dans
la voie, il lui fit entendre que c'était par lui-même qu'il devait connaître
son Père. Philippe voulait voir le Père avec les yeux de la chair, peut-être
parce [470] qu'il avait entendu dire que les prophètes avaient vu Dieu. Mais,
Philippe, c'est par condescendance que l'Écriture s'exprime ainsi. Aussi
Jésus-Christ disait-il : « Nul n'a jamais vu Dieu » (Jean, I, 18); et encore «
Tous ceux qui ont ouï la voix de Dieu, et ont été enseignés de lui, viennent à
moi. Vous n'avez jamais entendu sa voix, ni vu son visage ». (Jean, VI, 45.) Et
dans l'Ancien Testament il est écrit : « Nul ne verra ma face sans mourir ».
(Exod. XXXIII, 20.)
Que répond donc Jésus-Christ? Il lui fait cette forte réprimande : « Il
y a si longtemps « que je suis avec vous, et vous ne me connaissez pas encore,
Philippe? » (Jean, XIV, 9) Le Sauveur n'a point dit : Vous ne m'avez pas vu,
mais «vous ne me connaissez pas encore? » Mais est-ce vous que je demande à
connaître? c'est votre Père que je cherche à voir maintenant; et vous me
répondez : Vous ne me connaissez pas : quel rapport y a-t-il entre cette réponse
et la demande que Philippe, a faite? Il y en a un très-grand. Comme le Fils est
une même chose que le Père, tout en demeurant le Fils, c'est avec raison qu'il
montre et fait connaître le Père en lui-même. Et ensuite il distingue et sépare
les personnes, disant : « Celui qui me voit, voit mon Père », de peur que
quelqu'un ne dît que le Père et le Fils étaient le même. Si le Père était le
même que le Fils, le Fils ne dirait pas: « Celui qui me voit, voit mon Père ».
Mais pourquoi Jésus,-Christ n'a-t-il pas répondu à Philippe : Vous
demandez une chose impossible, et qui est au-dessus de la nature humaine: il
n'y a que moi seul qui aie le pouvoir de voir mon Père? C'est parce que cet
apôtre avait dit : « Il nous suffit », comme s'il l'avait vu lui-même. Mais Jésus-Christ
lui fait connaître qu'il se trompe, et, qu'il n'a pas vu le Fils lui-même; car
il aurait vu le Père, s'il avait pu voir le Fils. C'est pourquoi il dit : «
Celui qui me voit, voit mon Père ». Quiconque m'a vu, verra aussi mon Père;
c'est-à-dire, nul ne peut voir ni moi, ni mon Père. En effet, Philippe
cherchait â voir de ses yeux et comme il croyait avoir vu le Fils, et qu'il
voulait voir de même le Père, Jésus-Christ lui montre qu'il n'a vu ni l'un ni
l'autre. Que si quelqu'un prétend qu'ici la vision doit s'entendre de la
connaissance, je ne m'y opposerai pas : car celui qui me connaît, dit-il,
connaît aussi mon Père. Mais ce n'est point là ce que dit Jésus-Christ; il veut
montrer sa consubstantialité, et dit: Celui qui connaît ma substance, connaît
aussi celle de mon Père.
Qu'est-ce que cela signifie? Ne suffit-il pas même de connaître la
créature pour connaître aussi Dieu? Non, il n'en est point de la sorte tous les
hommes connaissent la créature et la voient, mais tous les homme ne connaissent
point Dieu. De plus, examinons ce que Philippe voulait connaître :Était-ce la
sagesse du Père? était-ce sa bonté? Nullement, mais il voulait connaître ce que
c'est que Dieu, il voulait connaître sa substance. C'est pour cela que
Jésus-Christ répond : « Celui qui me voit ». Mais celui qui voit la créature,
ne voit point la substance de Dieu. « Celui qui me voit, voit aussi mon Père »,
dit Jésus-Christ; ce qu'il n'aurait point dit, s'il eût été d'une autre
substance. Mais, pour me servir d'un exemple plus grossier, je dis : Celui qui
n'a jamais vu d'or, ne peut point connaître sa substance en voyant l'argent;
car on ne connaît pas une nature par une autre: Voilà pourquoi Jésus-Christ a
justement repris Philippe par ces paroles : « Il y a si longtemps que, je suis
avec vous ». Quoi ! J'ai eu la bonté dé vous enseigner une si grande et si
sublime doctrine, vous avez vu les miracles que j'ai faits, avec autorité et
avec une puissance absolue, vous avez vu tout ce qui est propre et n'appartient
qu'à la divinité, et ce que le Père seul peut faire, vous me l'avez vu faire à
moi : vous m'avez vu remettre les péchés, découvrir et relever ce qu'il y a de
plus caché dans le coeur chasser la mort, ressusciter les morts, vous m'avez vu
créer des yeux avec de la terre, « et vous ne me connaissez pas encore? »
2. Si Jésus-Christ a dit : « Vous ne me connaissez, pas encore » ,
c'est parce qu'il était revêtu, de la chair. Vous avez vu mon Père, n'en
demandez pas davantage : en me voyant, vous l'avez vu. Si vous m'avez vu, ne cherchez
pas curieusement à connaître mon Père; car vous l'avez connu en moi-même. « Ne
croyez-vous pas que je suis dans mon Père (10) ? » C'est-à-dire , je parais
dans cette même substance. « Ce que je vous dis, je ne le vous dis pas de
moi-même ». (Ibid.) Ne voyez-vous pas , mes frères , combien est grande et
excellente l'union qui est entre le Père et le Fils ? ne remarquez-vous pas la
preuve d'une seule et même substance? «Mais mon Père, qui demeuré en moi, fait
[471] lui-même les oeuvres » (Ibid.) que je fais. Comment donc le Sauveur,
ayant commencé sa preuve par les paroles, passe-t-il aussitôt aux oeuvres? Car
ce qu'il voulait prouver demandait qu'il dît: Le Père dit les paroles que je
dis: c'est qu'ici il présente en même temps deux choses, et la doctrine et les
miracles: ou encore, il en use de la sorte, parce qu'en Dieu les paroles sont
aussi les couvres. Comment le Père fait-il donc les œuvres ? En effet, le Fils
dit en un autre endroit : « Si je ne fais pas les oeuvres de mon Père , ne me
croyez pas ». (Jean, X, 37.) Comment, dis-je , Jésus-Christ, après avoir dit
qu'il fait les oeuvres, dit-il ici que le Père les fait? Il le dit, pour
montrer qu'il n'y a point de milieu ou d'intervalle entre le Père et le Fils :
et c'est comme s'il disait: Le Père ne fait pas une chose, et moi une autre
(1). Car il est écrit ailleurs que le Père agit également : « Mon Père ne cesse
a point d'agir jusqu'à présent, et j'agis aussi a incessamment ». (Jean, V ,
17.) Là, Jésus-Christ fait voir qu'entre les couvres du Père et les oeuvres du
Fils , il n'y a nulle différence; ici il déclare que le Père et le Fils sont
une même chose.
Que si ces paroles présentent d'abord quelque chose de bas, ne vous en
étonnez point. Le Sauveur ayant dit auparavant: « Vous ne croyez pas » , il a
parlé ensuite dans ces termes, pour vous faire connaître qu'il n'a tempéré ses
paroles de cette manière, qu'afin d'amener ses disciples à la foi. Jésus-Christ
était dans leur coeur, il voyait tout ce qui s'y passait. « Ne croyez-vous pas
que je suis dans mon Père, et que mon Père est dans moi (11) ? » Sûrement il
fallait, dit le Sauveur, qu'ayant entendu nommer le Père et le Fils, vous
n'allassiez rien chercher de plus : il fallait aussitôt reconnaître que la
substance est égale et la même. Que si cela n'est pas pour vous une suffisante
démonstration de l'égalité de rang et de la consubstantialité, apprenez-le
encore par les oeuvres, que la substance et la dignité sont égales. Et si
Jésus-Christ , en disant « Celui qui me voit, voit » mon « Père », avait voulu
parler des oeuvres, il n'aurait pas ensuite ajouté : « Croyez-le au moins à
cause des oeuvres » que je fais. Après quoi , voulant montrer que ,
non-seulement il pouvait faire
1. Le Père n'agit pas séparément de moi, il ne fait pas une autre ouvre
que celle que je fais : ce qu'il fait, je le fais ; ce que je fais, il le fait
: Car Nous sommes une même chose.
ces choses , mais aussi de beaucoup plus grandes , il s'élève et parle
hyperboliquement. Car il ne dit pas: Je puis faire de plus grandes oeuvres,
mais, ce qui est beaucoup plus admirable: Je puis, dit-il, je puis donner aux
autres le pouvoir d'en faire de plus grandes.
« En vérité, en vérité, je vous le dis: Celui « qui croit en moi, fera
lui-même les oeuvres que je fais, et en fera encore de plus grandes, parce que
je m'en vais à mon Père (12) ». C'est-à-dire, ce sera à vous désormais à faire
les miracles, car je m'en vais. Ensuite, ayant fini d'expliquer ce que
demandait la suite de son discours, le Sauveur dit: « Quoi que ce soit que vous
demandiez en mon nom, vous l'obtiendrez, et je le ferai , afin que mon Père
soit glorifié en moi (13) ». Ne le remarquez-vous pas, mes frères, que c'est
encore le Fils qui fait les couvres? Je le ferai, dit-il; et il n'a point dit:
« Je prierai mon Père »; mais: « Afin que le Père soit glorifié en moi ». Et
cependant il avait dit ailleurs: « Dieu glorifiera son Fils en lui-même »
(Jean, VIII, 54) ; mais ici il dit : Le Fils glorifiera le Père. Comme on verra
que le Fils a le pouvoir de faire de grandes couvres, son Père en sera
glorifié.
Que veut dire cette parole: « En mon nom? » Ce que disaient les
apôtres: « Au nom de Jésus-Christ, levez-vous et marchez ». (Act. III, 6.) Car
tous les miracles que faisaient les apôtres, c'était lui-même qui les opérait.
Et « La main du Seigneur était avec eux ». (Art. XI , 21.) « Je le ferai »,
dit-il. Ne voyez-vous pas son autorité? Ce que font les autres, c'est lui-même
qui le fait; et ce qu'il voudra faire par lui-même, il ne le pourra pas, si le
Père ne lui en donne la vertu et le pouvoir? Qui oserait proférer une pareille
absurdité? « Je le ferai » : pourquoi ne le dit-il qu'après? C'est afin de
confirmer ce qu'il a dit d'abord, et de faire connaître qu'il a parlé d'abord
le langage de la condescendance. « Je m'en vais à mon père ». Par ces paroles,
Jésus-Christ veut faire entendre ceci à ses disciples : Je ne mourrai point,
mais je demeure dans toute ma dignité, et je suis dans le ciel. Au reste, le
Sauveur disait toutes tels choses à ses apôtres pour leur consolation. Comme il
était vraisemblable que, n'ayant pas encore une pleine connaissance de la
résurrection, il leur venait dans l'esprit bien des idées tristes et
[472]affligeantes, leur Maître leur promet qu'ils auront le pouvoir de faire à
d'autres les mêmes choses qu'il a faites lui-même, qu'il aura toujours soin
d'eux; il leur fait connaître qu'il demeure toujours, et que non-seulement il
demeure, mais encore qu'il leur donnera des marques sensibles d'une plus grande
vertu et d'un plus grand pouvoir.
3. Suivons donc Jésus-Christ et portons sa croix. Encore qu'aujourd'hui
il n'y ait point de persécution, nous avons en perspective un autre genre de
mort. « Faites mourir », dit l'apôtre, « les membres de l'homme terrestre qui
est en vous ». (Col. III, 5.) Faisons donc mourir la concupiscence, la colère,
l'envie. C'est là le vivant sacrifice : et un sacrifice qui ne se réduit point
en cendres, qui ne se dissipe point en fumée, qui n'a besoin ni de bois, ni de
feu, ni d'épée: le feu et l'épée, il les a en soi; et c'est le Saint-Esprit.
Servez-vous de cette épée pour couper, pour retrancher tout ce qu'il y a
d'étranger et de superflu dans votre coeur, et pour ouvrir vos oreilles qui
sont bouchées. Les maladies de l'âme, les passions et les mauvais désirs
ferment l'entrée à la divine parole. Le désir des, richesses ne nous permet pas
d'entendre la parole qui nous excite à faire l'aumône, l'envie étouffe la
parole qui nous exhorte à la charité : d'autres maladies encore rendent notre
âme lâche et paresseuse en tout. Arrachons donc de nos coeurs les mauvais
désirs : il suffit de vouloir, et tout s'éteint.
En effet, ne considérons pas, je vous prie, que l'amour des richesses
est un tyran : n'imputons cette tyrannie qu'à notre lâcheté. Bien des gens
disent qu'ils ne savent pas ce que c'est que l'argent. Ce désir ne nous est pas
naturel : les désirs naturels sont nés avec nous dès le commencement, et on a
longtemps ignoré ce que sont l'or et l'argent. D'où s'est-il donc produit en
nous ce désir des richesses? De la vaine gloire et de notre extrême paresse.
Parmi les désirs qui se trouvent dans l'homme, les uns sont nécessaires,
d'autres sont naturels : et il y en a qui ne sont ni l'un ni l'autre. Par
exemple : il y a des désirs qui, s'ils ne sont remplis, font mourir l'animal,
et ceux-là sont naturels et nécessaires, comme le désir de manger, de boire, de
dormir. La concupiscence de la chair est naturelle, mais n'est point nécessaire
: plusieurs l'ont maîtrisée et domptée et n'en sont point morts. L'amour des
richesses n'est ni naturel, ni nécessaire, mais superflu. Si nous le voulons,
nous secouerons le joug de sa tyrannie.
Et certes, Jésus-Christ, parlant de la virginité, dit : « Qui peut
comprendre ceci, le comprenne ». (Matth. XIX, 12.) Mais sur les richesses, il
ne parle pas de même; et que dit-il? « Quiconque d'entre vous ne renonce pas à
tout ce qu'il a, ne peut être mon disciple». (Luc, XIV, 33.) A l'égard de ce
qui est facile, le Sauveur use d'exhortation tout en laissant à la volonté ce
qui surpasse les forces de plusieurs. Pourquoi nous rendons-nous donc
inexcusables? Celui qui est attaqué d'une forte et violente maladie, ne sera
pas rigoureusement puni; mais celui qui n'est atteint que d'une faible et
légère infirmité, reste sans excuse. Qu'aurons-nous à répondre à Jésus-Christ,
quand il nous dira : « Vous m'avez vu avoir faim, et vous ne m'avez pas donné à
manger?» (Matth. XXV, 42.) Quelle excuse aurons-nous? Prétexterons-nous notre
pauvreté ? Mais nous ne sommes pas plus pauvres que cette veuve de l'Evangile,
qui, pour avoir donné deux oboles (Marc, XII, 42), surpassa tout le monde. Dieu
n'exige pas de nous de grandes offrandes ni de grandes aumônes; il ne mesure
que notre bonne volonté. Et en cela même éclate sa providence. Admirons donc
cette infinie bonté du Seigneur, et offrons-lui ce que nous pouvons, afin que
dans cette vie et dans l'autre, nous puissions attirer sur nous sa grande
miséricorde, et obtenir les biens qu'il nous a promis, par la grâce et la bonté
de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, dans tous les
siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
1. Il faut des couvres, et non de vaines et fastueuses paroles: c'est
là de quoi nous avons un besoin continuel. Il est aisé à chacun de dire et de
promettre: mais de faire, il ne l'est pas de même. Pourquoi dis-je cela? C'est
parce qu'aujourd'hui nous entendons dire à bien des gens, qu'ils craignent le
Seigneur et qu'ils l'aiment; et nous voyons qu'ils démentent leurs paroles par
leurs couvres. Or, Dieu veut être aimé par les oeuvres. C'est pour cela qu'il
disait à ses disciples: « Si vous m'aimez, vous garderez mes commandements ».
Ayant dit: « Quoi que vous me demandiez, je le ferai » : de peur que ses
disciples ne crussent qu'il leur suffisait de demander, il a ajouté : si vous
m'aimez, alors je le ferai. Et comme ces paroles : « Je m'en vais à mon Père »,
les avaient sans doute jetés dans le trouble, Jésus leur dit . ce n'est point
m'aimer que de vous troubler de la sorte : pour m'aimer, il faut être soumis et
obéissant à ma volonté. Je vous ai fait un commandement, c'est de vous aimer
les uns les autres (Jean, XIII, 33); c'est de faire les uns aux autres ce que
je vous ai fait (Ibid. 15) : votre amour consiste à faire toutes ces choses, et
à être soumis à celui que vous aimez.
«Et je prierai mon Père, et il vous donnera un autre consolateur ». Ce
sont là les paroles d'un Maître charitable qui veut bien s'abaisser pour
s'accommoder à la faiblesse de ses disciples. Comme il n'y avait nullement à
douter, que, ne le connaissant pas bien encore, ils désireraient et
rechercheraient avec une ardeur extrême sa compagnie, ses entretiens, sa
présence corporelle, et qu'ils seraient inconsolables de son absence, il leur
dit : « Je prierai mon Père, et il vous donnera un autre paraclet » ;
c'est-à-dire, un autre, tel que je suis moi-même.
Que les sectateurs de Sabellius et ceux qui nient la divinité du
Saint-Esprit soient couverts de honte et de confusion en entendant ces paroles.
Car il est admirable et tout à fait étonnant que, dans ce peu de paroles,
Jésus-Christ ait renversé d'un seul coup toutes les hérésies qui sont opposées
à l'existence du Saint-Esprit. En effet, quand il dit « un autre» [474] il
marque la distinction et la différence de son «hypostase », ou de sa personne,
et lorsqu'il dit « paraclet » , il montre que la substance est la même.
Pourquoi le Sauveur dit-il : « Je prierai mon Père? » C'est parce que,
s'il avait dit : Je l'enverrai, ils ne l'auraient pas si bien cru. Maintenant,
il veut seulement qu'on croie au Saint-Esprit; et c'est à quoi il s’attache
dans la suite, il déclare que c'est lui qui l'envoie : « Recevez », dit-il, «
le Saint-Esprit ». Mais il dit ici qu'il priera son Père de l'envoyer, afin que
sa parole leur parût plus digne de foi , et qu'ils la crussent plus fermement.
Jean-Baptiste dit de lui : « Nous avons tous reçu de sa plénitude ». (Jean, 1,
16.) Or, ce qu'il avait en soi, comment l'aurait-il reçu d'un autre? Et encore
: « C'est lui qui vous baptisera dans « le Saint-Esprit et dans le feu »:
(Matth. (III, 11.) Mais Jésus-Christ, qu'aurait-il eu de plus que les apôtres,
s'il avait dû prier son Père pour leur donner le Saint-Esprit, eux qu'on a
souvent vu le donner sans prier auparavant ? Comment le Saint-Esprit se
répand-il de lui-même, si c'est par l'effet d'une prière que le Père J'envoie?
Comment est-il envoyé par un autre, cet Esprit-Saint, qui est présent partout,
qui distribue à chacun ses dons, selon qu'il lui plait (1 Cor. XII, 11); qui
dit avec autorité : « Séparez-moi Paul et Barnabé ? » (Act. XIII, 11.) Mais ces
ministres, Paul et Barnabé, étaient actuellement appliqués au service de Dieu,
et néanmoins, le Saint-Esprit les a appelés pour les faire travailler à son
oeuvre; véritablement, ce n'était pas pour les tirer de leur fonction et les
appliquer à tune oeuvre différente, mais c'était pour montrer sa puissance et son
autorité.
Que signifie donc, direz-vous, cette parole « Je prierai mon Père? »
Que le temps de l'avènement du Saint-Esprit était arrivé. Jésus-Christ ayant
purifié ses disciples par le sacrifice de la croix, le Saint-Esprit est
incontinent descendu sur eux. Pourquoi ne descendit-il pas lorsque Jésus était
avec eux ? Parce que le sacrifice n'avait pas encore été offert. Mais
maintenant que le péché est effacé, et que les disciples, se préparant à
combattre, allaient être exposés à de grands périls, il a fallu leur envoyer le
Saint-Esprit pour les encourager et les animer aux combats. Et pourquoi
n'est-il pas descendu aussitôt après la résurrection? C'est afin que, par le
retard même , les disciples en ayant un plus grand désir, le reçussent avec
plus de fruit et avec une plus grande abondance de grâces. Tant que
Jésus-Christ a demeuré avec eux, ils n'ont point ressenti de peines ni
d'afflictions; mais sitôt qu’il s'est retiré, cette séparation les jetant dans
une grande crainte et dans l'effroi, a allumé leur amour et excité en eux un
violent désir de recevoir l'Esprit consolateur.
« Il demeure avec vous » ; c'est-à-dire, il ne se retire même pas après
la mort. Mais, de peur que les disciples, entendant parler d'un consolateur, ne
pensent à une nouvelle incarnation, et ne se flattent de le voir avec les yeux
de la chair, le Sauveur les détourne de cette grossière pensée, en disant : «
Que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit point ». Le Saint-Esprit
ne demeurera point avec vous comme moi, mais il habitera dans vos âmes; c'est
là ce que signifie ce mot : « Il sera en vous ». Jésus-Christ l'appelle
l'Esprit de vérité , et par ces figures il marque, il découvre les figures de
l'ancienne loi. « Afin qu'il soit avec vous »; que veut dire cela : « Avec vous?
» Ce qu'il dit lui-même : « Je suis avec vous ». Et il insinue encore ceci il
n'aura pas à souffrir ce que j'ai souffert, et il ne se séparera point de vous.
« Que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit point ». Quoi donc?
Est-ce que le Saint-Esprit était du nombre des choses visibles ? Nullement :
mais ici Jésus-Christ, par le mot de vision , entend la connaissance, car il
ajoute : « Et qu'il ne le connaît point ». Et il l'ajoute , parce qu'il a
coutume d'appeler vision l'exacte connaissance. Comme, de tous les sens, 1'œil
est celui qui fait le mieux connaître les choses, c'est aussi par ce sens que
Jésus-Christ marque l'exacte connaissance. Au reste, le Sauveur appelle ici le
monde les méchants, et il console ses disciples, en leur faisant connaître
qu'il leur apporte un don excellent.
Voyez, mes frères; combien il relève la grandeur et l'excellence de ce
don. Il dit : « C'est un autre » ; il ajoute : « Il ne vous laissera point »;
il dit : « Il sera avec vous, de même que moi » ; il dit encore : « Il demeure
avec vous ». Mais par toutes ces promesses il n'a point chassé leur tristesse,
ils le voulaient lui-même, et ils demandaient encore qu'il demeurât avec eux.
Pour les consoler donc pleinement, il leur dit : « Je ne [475] vous laisserai point
orphelins, je viens (1)à vous (18) ». Ne craignez point, dit-il, ne vous
abattez point : je ne vous ai pas dit que je vous enverrai un autre consolateur
pour vous laisser toujours. Je ne vous ai pas dit : Il demeure avec vous pour
ne vous plus voir sûrement, je viens aussi à vous, « je ne vous laisserai point
orphelins » . Les ayant d'abord appelés : « Mes petits enfants », il leur dit
maintenant : « Je ne vous laisserai point orphelins ».
2. Au commencement donc, Jésus-Christ a dit à ses disciples : « Vous
viendrez où je vais »; et : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon
Père ». Mais comme il y avait longtemps à attendre, maintenant il leur donne le
Saint-Esprit. Et comme ils ne comprirent point ce qu'il leur disait, ils n'en
reçurent pas une assez grande consolation; c'est pourquoi le Sauveur ajoute : «
Je ne vous laisserai point orphelins : » et c'est là ce qu'ils désiraient le
plus. Mais encore ce mot : « Je viens à vous », marquant sa présence, de peur
qu'ils ne demandent encore une présence sensible, telle qu'ils l'avaient eue
auparavant, Jésus-Christ, à la vérité, ne leur explique pas clairement de
quelle manière il leur sera présent, mais il le leur insinue. Après avoir dit :
« Encore un peu de temps, et le monde ne me verra plus (19) », il ajoute : Mais
pour vous, vous me verrez ». C'est comme s'il disait : véritablement, je viens
à vous, mais non pour demeurer toujours avec vous comme auparavant. Et de peur
qu'ils ne lui fissent cette objection : Pourquoi donc avez-vous dit aux Juifs :
« Vous ne me verrez plus? » il la prévient et la résout, en disant : « Je viens
à vous » seulement. L'Esprit-Saint sera aussi de même.
« Parce que je vis, et que vous vivrez aussi ». La croix, ma mort ne
nous séparera pas pour toujours, mais elle ne me cachera que pour un temps fort
court. Il me semble que le Sauveur ne parle pas seulement ici de la vie
présente, mais encore de la vie future. « En ce jour-là vous connaîtrez que je
suis en mon Père, et vous en moi, et moi en vous ». En mon Père, par ma substance;
en vous, par mon union avec vous et par le secours que vous recevrez d'en-haut.
Comment, et de quelle manière, je vous prie, Jésus-Christ sera-t-il avec ses
disciples? Comment et de quelle
1. Je viens, texte grec. Le latin dit : Je viendrai.
manière dès choses contraires peuvent-elles convenir et s'allier
ensemble? Car il y a une grande, ou plutôt une infinie distance entre
Jésus-Christ et ses disciples. Ne vous étonnez pas d'entendre les mêmes paroles
et les mémés expressions. L'Ecriture, en parlant de Dieu et des hommes, a
coutume de se servir des mêmes paroles et des mêmes termes, mais elle en fait
une application très-différente; elle nous donne le nom de dieux et d'enfants
de Dieu (1), mais ces noms et ces titres n'ont pas, quand on nous les applique,
la même force et le même sens que quand on les donne à Dieu. L'Ecriture appelle
aussi le Fils image et gloire comme nous, mais il y a une grande différence
entre l'une et l'autre. Et elle dit encore : « Et vous, vous êtes à
Jésus-Christ, et Jésus-Christ est à Dieu ». (I Cor. III, 23.) Mais toutefois
Jésus-Christ n'est pas de même à Dieu que nous sommes à Jésus-Christ.
Enfin, quel est le sens de ces paroles? Le voici : Lorsque je serai
ressuscité, alors vous saurez que je ne suis jamais séparé de mole Père, et que
j'ai la même vertu et le même pouvoir; vous connaîtrez que je suis toujours
avec vous, les œuvres mêmes que vous ferez rendront un témoignage public et de
mon secours, et de mon assistance continuelle vous le connaîtrez, que je suis
toujours avec vous, parce que vous verrez vos ennemis renversés et humiliés;
parce que vous agirez avec confiance et parlerez avec liberté, parce que je
vous délivrerai dé ceux qui vous chagrineront et vous affligeront ; vous le
connaîtrez, que je suis avec vous, parce que vous verrez la prédication tous
les jours plus florissante et que tout le monde se soumettra à la sainte et
pieuse doctrine que vous répandez. « Comme mon Père m'a envoyé , je vous ai
aussi envoyés ». (Jean, XVII, 18.) Ne remarquez vous pas encore ici, mes
frères, que la même expression n'a pas, dans ces deux membres, la même force ni
la même signification ? Si nous la prenions dans le même sens, il n'y aurait
point clé différence entre les apôtres et Jésus-Christ. Et enfin, pourquoi le
Sauveur dit-il : « Vous connaîtrez alors? » C'est parce qu'alors ils ont vu que
leur Maître était ressuscité, et qu'il demeurait avec eux c'est parce qu'alors
ils ont reçu la plénitude de la foi, ils ont appris la véritable doctrine,
1. J'ai dit : Vous êtes des Dieux, et vous êtes tous enfants du
Très-Haut. (Ps. LXXXI, 6.)
car la vertu du Saint-Esprit était grande et puissante en eux; c'était
elle qui leur enseignait toutes choses.
« Celui qui a mes commandements et qui les garde, c'est celui-là qui
m'aime (21) ». Il ne suffit pas seulement de les avoir, mais il faut encore les
garder exactement. Mais pourquoi Jésus-Christ répète-t-il cela si fréquemment à
ses disciples, comme quand il leur dit: « Si vous m'aimez , gardez mes
commandements (15) » ; et : « Celui qui a mes commandements et qui les garde »
; et: Si quelqu'un écoute ma parole et la garde, c'est a celui-là qui m'aime.
Celui qui ne m'écoute pas ne m'aime point ? » Je crois qu'il fait allusion à
leur tristesse. Comme il leur avait fait de longs discours sur la mort, disant
: « Celui qui hait sa vie en ce monde, la conserve pour la vie éternelle »
(Jean, XII, 25) ; et: « Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas,
n'est pas digne de moi » (Matth. X, 38) ; et qu'il devait beaucoup encore leur
en parler, il leur fait cette réprimande : Vous croyez que c'est votre amour
pour moi qui vous rend tristes; ne vous point attrister, ce serait m'en donner
un plus grand témoignage et une plus grande preuve. Voulant donc produire cet
effet dans leur coeur, il résume par là ce qu'il leur a dit. « Car si vous
m'aimiez», leur dit-il, « vous vous réjouiriez de ce que je m'en vais à mon
Père (28) ». Maintenant donc, ce n'est point l'amour, c'est la crainte qui vous
rend tristes. Vous abattre et vous attrister de la sorte, est-ce me marquer que
vous vous souvenez de mes commandements? Si vous m'aimiez véritablement, vous
courriez de vous-mêmes à la croix et à la mort, puisque ma doctrine vous
exhorte à ne rien craindre de la part de ceux qui tuent le corps. (Matth. X,
28.) Voilà ceux que mon Père aime et que j'aime aussi. « Et je me découvrirai
moi-même à eux (22) ». Alors « Jude » lui dit: « D'où a vient que vous vous
découvrirez vous-même à nous? »
3. Ne le voyez-vous pas, mes chers frères, que l'âme des disciples
était accablée de crainte et de frayeur? Jude est tout ému et tout troublé ; il
s'imagine qu'il verra son Maître comme nous voyons les morts, en songe.
Jésus-Christ donc, pour effacer de son esprit ces sortes d'idées, lui répond :
« Mon Père et moi nous a viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure
(23) ». C'est comme s'il disait : Ainsi que mon Père se découvre lui-même,
ainsi, je me découvrirai moi-même. Et le Sauveur ne se contente pas de tirer
Jude de ses fausses idées par cette parole : « Mon Père et moi nous viendrons
»; mais en ajoutant encore : « Et nous ferons en lui notre demeure», il les
chasse absolument. En effet, ce séjour exclut l'idée d'un songe.
Pour vous, mon cher auditeur, considérez, je vous prie, ce disciple
qui, dans son agitation et son trouble, n'ose pas ouvertement déclarer ce qu'il
pense et ce qu'il aurait bien voulu demander. Il n'a point dit : Malheur à nous
! vous allez mourir, et vous vous ferez voir à nous, comme les morts
apparaissent. Non, il ne s'est pas expliqué de cette manière, ruais il a dit :
« D'où vient que vous vous découvrirez vous-même à nous, et non pas au monde? »
Jésus-Christ leur dit donc: «Je vous aime, parce que vous gardez mes
commandements ». Il les prévient et leur prédit ces choses, afin qu'ils ne
croient pas voir un fantôme, lorsqu'ils le verront dans la suite; et de peur
qu'ils ne s'imaginent qu'il leur apparaîtra de la manière que j'ai dit, il leur
explique la raison pour laquelle il demeurera avec eux. C'est, dit-il, parce
que vous gardez mes commandements; il leur prédit encore que le Saint-Esprit se
fera voir à eux, et demeurera avec eux de la même manière que lui. Que si les
apôtres, après avoir si longtemps demeuré et conversé avec Jésus-Christ, ne
peuvent pas le voir sans effroi dans sa substance spirituelle, ni même
comprendre ce que c'est, ils en auraient été bien plus en peine, et dans une
plus grande terreur, si au commencement il leur avait apparu de même et dans
cette forme spirituelle? Voilà pourquoi il mange avec eux, de peur qu'ils ne le
prennent pour un fantôme. Si, le voyant marcher sur les eaux, ils crurent que
c'était un fantôme (Marc, VI, 49), encore qu'il eût le même visage et la même
figure, et qu'il ne fût pas bien loin d'eux; dans quels soupçons et quelles
imaginations ne seraient-ils pas tombés, s'ils l'avaient vu ressusciter
aussitôt après qu'ils l'avaient vu prendre et ensevelir? Si donc il leur dit
souvent qu'il leur apparaîtra, et comment, et pour quelle raison; c'est afin
qu'ils ne regardent pas sa résurrection comme une illusion, et qu'ils ne le
prennent pas pour un fantôme.
« Celui qui ne m'aime point, ne garde point [477] mes paroles : et la
parole que vous avez en« tendue, n'est point ma parole, mais celle de celui qui
m'a envoyé (24) ».C'est pourquoi celui qui ne garde point ces paroles, n'aime
ni mon Père, ni moi; si l'observance des commandements est le témoignage et la
preuve de l'amour, et si ces commandements sont de mon Père, celui qui les
garde n'aime pas seulement le Fils, mais encore le Père. Mais comment la parole
peut-elle être votre parole et ne l'être point ? Cela signifie : Je ne dis rien
sans mon Père; je ne dis rien quine soit conforme à sa volonté.
« Je vous ai dit ceci, demeurant encore avec vous (25) ». Ces paroles
étaient obscures; les disciples ne comprenaient point les unes, et doutaient
sur le plus grand nombre. Jésus-Christ, pour les empêcher de se troubler
encore, et de dire : Quels sont ces commandements que vous nous donnez? les
tire de toute inquiétude, en ajoutant : « Mais le Consolateur que mon Père
enverra en a mon nom, sera celui qui vous enseignera « (26).» Peut-être, ce que
je vous dis maintenant est obscur; mais ce docteur vous enseignera clairement
toutes choses. Et ce mot: «L'Esprit-Saint demeurera avec vous », leur insinue
qu'il doit s'en aller. Après, de peur qu'ils ne s'attristent, il leur dit que
tant qu'il demeurera avec eux, et que le Saint-Esprit ne viendra point, ils ne
pourront s'élever à rien de grand et de sublime.
Jésus-Christ leur dit ces choses pour les disposer à supporter courageusement
son départ et une absence qui leur doit procurer de si grands biens. Il nomme
souvent le Consolateur, à cause de la tristesse et de l'affliction où il les
voit maintenant. Comme donc ce qu'ils ont entendu, comme la pensée de tant
d'afflictions, de guerres et du départ de leur Maître les agite et les trouble,
voyez, mes frères, voyez comment le divin Sauveur les console de nouveau, en
disant : « Je vous laisse la paix (27) ». Et c'est de même que s'il leur disait
: Quelle perte, quel dommage peuvent vous causer les guerres et les troubles de
ce monde, si vous avez ma paix? Cette paix est bien différente des autres. La
paix du monde est souvent inutile et pernicieuse, elle ne nous apporte aucun
bien. Mais moi, je vous en donne une qui vous fera vivre dans une concorde
mutuelle, une paix qui vous rendra plus fermes et plus courageux. Et encore
comme cette expression : « Je vous donne la paix», marquait son départ, et
pouvait les troubler, il leur dit de nouveau: « Que votre coeur ne se trouble
point, et qu'il ne soit point saisi de frayeur ». Vous le voyez bien, mes
frères, que le trouble des disciples venait en partie de leur amour et en
partie aussi de leur crainte. « Vous m'avez ouï dire: Je m'en vais à mon Père,
et je reviens à vous. Si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je m'en
vais à mon Père, parce que mon Père « est plus grand que moi (28) ». Quelle
joie, quelle consolation cette parole ne devait-elle pas répandre dans leur
coeur?
4. Que veut dire cette parole : « Mon Père est plus grand que moi? »
Elle nous apprend que les disciples n'avaient nulle connaissance encore de la
résurrection, et qu'ils n'avaient point de Jésus-Christ l'opinion qu'il en
fallait avoir. Et comment auraient-ils eu cette opinion, eux qui ne savaient
même pas qu'il ressusciterait? Mais, au contraire, ils croyaient que le Père
était grand. Voici donc ce que veut dire le Sauveur à ses disciples: Si vous
craignez pour moi, comme si je ne pouvais pas seul me défendre et me soutenir
contre mes ennemis, et si vous n'espérez pas que je puisse me faire voir à vous
après mon crucifiement, après ma mort, néanmoins m'entendant dire que je vais à
mon Père, vous devez enfin vous réjouir, puisque je vais à celui qui est plus
grand, et capable de porter remède à tous les maux que je vous ai prédits. «
Vous avez ouï que je vous ai dit» : Pourquoi Jésus-Christ a-t-il ajouté ces
paroles ? Pour dire : J'ai tant de confiance à mes oeuvres, que je ne crains
pas de vous faire ces prédictions.
« Je vous dis ceci dès maintenant, et je vous l'ai prédit avant qu'il
arrive, afin que lors« qu'il arrivera, vous » me « reconnaissiez » pour « ce
que je suis (1) (29) ». C'est comme s'il disait : Le sauriez-vous, si je ne
vous le disais pas? Et je ne vous le dirais pas, si je n'avais confiance (2). Ne
le voyez-vous pas, que ce discours est accommodé à la portée des auditeurs?
Lorsque Jésus-Christ dit: « Croyez-vous que je ne puisse pas prier mon Père, et
qu'il ne m'enverrait pas ici en même temps plus de
1. Ce passage est composé et de ce verset 29, chap. XIV, et du verset
29 du chap. XIII: 2. Si je n'avais de la confiance en vous, c'est-à-dire : Si
je ne sa. vais que mes œuvres vous ont fait connaître qui je suis.
douze légions d'anges? » (Matth. XXVI, 53), il parle selon l'opinion de
ses auditeurs. Il faudrait avoir perdu l'esprit, pour dire que Jésus-Christ
n'aurait pas pu se secourir lui-même, et qu'il avait besoin des anges. Mais
comme ils le croyaient un, homme, il a dit que son Père lui enverrait douze
légions d'anges. Et cependant, par une seule question qu'il a faite à ceux qui
étaient venus pour le prendre, il les a tous fait tomber à la renverse.
Si quelqu'un dit que le Père est plus grand, comme principe du Fils
(1), nous ne le contredirons point : mais cela ne dit pas que le Fils soit
d'une autre substance. Quand le Fils dit : « Mon Père est plus grand que moi
»,voici ce qu'il nous veut faire entendre; tant que je serai ici avec vous,
vous pouvez raisonnablement croire que nous sommes en péril; mais si je m'en
vais, ayez cette confiance que nous sommes en sûreté: car personne ne peut ni
surmonter, ni vaincre celui à qui je vais. Jésus-Christ disait tontes ces
choses, pour se proportionner à la faiblesse de ses disciples. Pour moi,
dit-il, je suis dans une pleine assurance, je ne crains rien, je ne me soucie
point de la mort. Voilà pourquoi il ajoute : « Je vous dis maintenant ces
choses avant qu'elles arrivent (30) ». Comme vous ne pouvez point encore
comprendre le discours que je vous tiens là-dessus, je vous console par mon
Père, que vous appelez grand.
Le Sauveur, après avoir donc consolé ses disciples, va encore les
entretenir de choses tristes et affligeantes. Je ne vous parlerai plus guère.
Pourquoi? « Car le prince du monde va venir, et il n'a rien en moi » qui lui
appartienne (2). Jésus-Christ appelle le diable le prince du monde , et par
monde il entend les méchants. Le prince du monde ne commandé pas dans le ciel
ni sur la terre; s'il y régnait, il renverserait tout, il mettrait tout dans le
désordre et dans la confusion. Il domine seulement sur ceux qui se sont livrés
à lui : c'est pourquoi le Sauveur l'appelle le prince des ténèbres de ce
siècle, et ici il appelle ténèbres les mauvaises oeuvres.
1. Comme principe du Fils. C'est là la seule raison et le seul endroit
par lequel on peut dire le Père plus grand, ou plutôt, ou pas plus grand, mais
Premier, comme chacun le voit visiblement. Le Père n'est pas par sa nature plus
grand que son Fils, mais il est seulement Premier. Voilà le sentiment de saint
Chrysostome, et ce qu'il veut nous faire entendre, dit ici le R. P. Dom Bernard
de Montfaucon.
2. Il n'a rien en moi : c'est-à-dire : Il n'a aucun droit sur moi,
n'ayant droit que sur les pécheurs.
Quoi donc ! Est-ce le diable qui vous fait mourir? Non: il ne peut rien
sur moi. Pourquoi donc les Juifs voua font-ils mourir? Parce que je le veux
bien: « Et afin que le monde connaisse que j'aime mon Père (31) ». Je souffre
la mort, non que j'y sois sujet, non que je doive quelque chose au prince du
monde; mais à cause de l'amour que j'ai pour mon Père. Jésus-Christ dit ces
choses, afin de relever le tueur de ses disciples et de les encourager dé
nouveau, afin qu'ils sachent qu'il ne va point à la mort malgré lui, mais
volontairement, mais parce qu'il méprise le diable. Il ne lui suffit pas d'avoir
dit: « Je suis encore avec vous un peu de temps » (Jean, VII, 33); mais il le
répète souvent, quoique ce discours fût triste et affligeant. D'ailleurs ,
comme de juste , jusqu'à ce qu'il les y ait habitués, il y mêle des choses plus
douces et plus agréables ; c'est pourquoi tantôt il dit: « Je m'en vais et je
viens » ; tantôt: « Afin que là où je suis, vous y soyez aussi » ; tantôt: «
Vous ne pouvez maintenant me suivre, mais vous me suivrez après ». Et encore: «
Je m'en vais à mon Père » ; et: « Mon Père est plus grand que moi » ; et aussi:
« Je vous le dis maintenant avant que cela arrive » ;et derechef: « Je ne
souffre point la mort par nécessité, mais pour l'amour de mon Père». Le Sauveur
dit donc toutes ces choses, pour faire connaître à ses disciples que la mort
n'a rien de fâcheux pour lui , rien de nuisible, puisque son Père veut qu'il
meure, quoiqu'il l'aime et qu'il en soit aimé. Il fait souvent mention de sa
passion, de sa mort, de ces tristes objets, en y mêlant des idées consolantes,
pour préparer leur esprit. Ces paroles: « L'Esprit-Saint demeurera avec vous »
; et: « Il vous est utile que je m'en aille », sont de vraies paroles de
consolation. C'était encore pour consoler ses disciples qu'il leur avait dit
auparavant bien des choses touchant le Saint-Esprit , savoir: « Il est dans
vous » ; et: « Le monde ne peut le recevoir » ; et: « Il vous fera ressouvenir
de toutes choses ». Et: « C'est l'Esprit de vérité, c'est l'Esprit-Saint, et le
Consolateur ». Et encore: « Il vous est utile que je m'en aille », afin qu'ils
ne tombassent point dans l'abattement, comme des gens délaissés et dépourvus de
toute aide et de tous secours. Jésus-Christ dit qu'il leur est utile qu'il s'en
aille, et par là il leur fait connaître qu'il les rendra spirituels.
5. Et certes, nous le voyons de nos yeux, ce prodigieux changement :
ces disciples , qui étaient auparavant si timides et si craintifs, ayant dans
la suite reçu le Saint-Esprit, se jetaient au milieu des périls, des épées, des
bêtes féroces, des mers, et s'exposaient hardiment à toutes sortes de supplices
; des gens sans littérature ni étude, des hommes du commun du peuple parlaient
avec tant de constance et de fermeté, qu'ils étonnaient leurs auditeurs. (Act.
IV, 13.) En effet, de floue qu'ils étaient auparavant, l'Esprit-Saint les
rendit de fer, en fit des aigles, et ne permit pas que rien d'humain fût
capable de les renverser.
Telle est la grâce de l'Esprit-Saint: telle est sa force et son
efficace. Si dans un coeur elle trouve de la tristesse , elle la dissipe ; si
elle y trouve de mauvais désirs, elle les consume et les éteint. Elle bannit la
pusillanimité, et ne soutire pas que nous ayons désormais la moindre crainte,
mais elle nous élève jusqu'au ciel, pour ainsi dire , en rendant toutes les
choses célestes présentes à nos regards. Voilà pourquoi les disciples disaient
qu'ils n'avaient rien (Act. II , 41 et suiv.) : voilà pourquoi ils possédaient
toutes choses en commun, ils persévéraient dans les prières avec joie et
simplicité de coeur : c'est là surtout ce que demande le Saint-Esprit. Car «
les fruits de l'Esprit sont la joie, la paix, la foi, la douceur ». (Gal. V, 22
.)
Cependant, direz-vous, souvent les hommes spirituels sont dans la
tristesse : mais cette tristesse est plus douce et plus agréable que la joie.
Caïn a été attristé, mais la tristesse qu'il a eue était toute mondaine. Paul
aussi a été attristé, mais la tristesse qu'il a eue a été selon Dieu. Tout ce
qui est spirituel produit de grands biens; tout ce qui est terrestre cause de
très-grands dommages.
Attirons donc sur nous, mes frères, la grâce invincible et
toute-puissante du Saint-Esprit. Nous l'attirerons en nous par l'observation
des commandements, et nous ne serons en rien inférieurs aux anges; les anges,
quoiqu'incorporels, ne sont point invincibles; s'ils l'étaient, aucune nature
incorporelle n'eût été méchante. Mais partout , et parmi les anges comme parmi
les hommes, la volonté et le libre arbitre sont la cause du dérèglement et de
tous les désordres. Voilà pourquoi , parmi même les natures incorporelles , il
s'en est trouvé de pires et de plus méchantes que les hommes, et que les brutes
mêmes (1). Voilà pourquoi, parmi les natures corporelles , il s'en est trouvé
plusieurs meilleures que les incorporelles. Tous les justes habitaient la terre,
vivaient dans des corps, quand ils ont fait leurs bonnes oeuvres; c'est qu'ils
habitaient la terre comme étrangers , et le ciel comme citoyens.
Ne dites donc pas : Je suis environné de chair, je ne puis vaincre, je
ne puis entreprendre des travaux pour la vertu : gardez-vous d'accuser le
Créateur; si la chair rend la vertu impossible, nous ne sommes point coupables;
mais que la chair ne rend point la vertu impossible, la multitude des saints le
démontre visiblement. La nature charnelle n'a point empêché Paul d'être aussi
grand et aussi vertueux qu'il l'a été, ni Pierre de recevoir les clefs du ciel.
Enoch , malgré la chair dont il était revêtu, a été transporté et n'a plus
reparu. Elie a aussi été enlevé de même en dépit de la chair; Abraham, Isaac et
Jacob ont brillé dans la chair ; Joseph , revêtu d'une chair, a vaincu une
femme impudique. Et que dis-je, la chair ? Les chaînes mêmes qui peuvent la
garrotter ne sont point un obstacle. « Encore que je sois dans les chaînes »,
dit saint Paul, « la parole de Dieu n'est point enchaînée ». (II Tim. II, 9.)
Mais, que dis-je encore, les liens et les chaînes? Ajoutez encore les prisons,
les clefs et les verroux, rien de tout cela n'est un obstacle à la vertu :
l'apôtre nous l'apprend par son exemple. Le lien qui lie l'âme, ce n'est point
une chaîne de fer, c'est la crainte, c'est le désir des richesses, et une
infinité d'autres maladies. Voilà ce qui nous enchaîne , notre corps fût-il en
liberté.
Mais , direz-vous, ces maladies, ces sortes de chaînes, c'est le corps
qui les produit: frivoles excuses, vains prétextes. Si ces maladies venaient du
corps, tous en seraient infectés. Comme nous ne pouvons éviter la lassitude ,
le sommeil, la faim, la soif, parce que ces choses sont naturelles ; de même,
si ces sortes de maladies étaient véritablement telles que vous le prétendez,
personne ne serait exempt de leur tyrannie. Que si plusieurs s'en garantissent,
il est évident que ces vices naissent de la lâcheté de l'âme. Arrachons-les
donc, et n'accusons point la chair, mais soumettons-la à l'empire de l'âme,
afin que , l'ayant
1. Ceux mêmes qui servent Dieu ne sont pas stables, et il a trouvé du
dérèglement jusque dans ses anges. (Job, IV, 18.)
accoutumée à obéir, nous acquérions les biens éternels, parla grâce et
la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans tous
les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
1. L'ignorance rend l'âme timide et lâche la doctrine des choses du
ciel lui donne de la force et de l'élévation : une âme qu'on laisse privée de
soins est craintive, non par sa nature, mais par la disposition de sa volonté.
Quand je vois un homme, tantôt courageux, tantôt timide, je dis : ce n'est
point là un vice de nature, ce qui est naturel n'est point sujet au changement;
de même, lorsque je vois des gens aujourd'hui craintifs, et demain hardis, je
porte le même jugement, et je rejette tout sur la volonté. Ainsi les disciples,
avant d'avoir appris ce qu'ils devaient savoir, avant d'avoir reçu le don du
Saint-Esprit, étaient extrêmement timides ; mais après ils furent plus
courageux que des lions. Pierre lui-même, que les seules menaces d'une servante
avaient été capables d'effrayer, exposé dans la suite à mille périls, chargé de
coups de fouets, attaché à une croix la tête en bas, ne garde point le silence
; et comme si ç'eût été en songe qu'il souffrait tous ces tourments, il parle
avec toute sorte de liberté et d'assurance , mais non pas avant la croix, avant
la mort du divin Sauveur.
Voilà pourquoi Jésus-Christ disait: « Levez-vous, sortons d'ici ». Pour
quelle raison, je vous prie? Ignorait-il l'heure à laquelle Judas devait venir?
Craignait-il qu'en arrivant il ne se saisît aussitôt de ses disciples, et que
ses ennemis, qui l'épiaient pour le prendre, ne se jetassent sur eux, avant
qu'ils eussent prêché et répandu dans le monde l'excellente doctrine qu'il leur
avait enseignée? Loin de nous cette pensée tout à fait indigne de sa Majesté.
S'il ne craignait rien de tout cela, pourquoi les fait-il sortir de ce lieu, et
les mène-t-il, seulement après avoir fini son discours, au jardin que Judas
connaissait? Et, quoique Judas fût venu en personne, ne pouvait-il pas aveugler
les soldats, comme il l'avait déjà fait en son absence? Pourquoi sort-il donc?
C'était pour donner à ses disciples un peu de temps pour respirer. Il était
bien vraisemblable qu'étant dans un lieu ouvert à tout le monde, ils devaient
trembler de peur et de frayeur, tant à cause de l'heure qu'à cause du lieu. La
nuit était déjà avancée et fort obscure, et ils ne pouvaient guère être
attentifs aux paroles de leur Maître, ayant [481] continuellement présents à
l'esprit ceux qui allaient venir pour les enlever, et de plus, le discours qu'il
leur tenait ne leur faisait prévoir que des maux et des souffrances : « Je n'ai
plus qu'un peu de temps à être avec vous », leur disait-il, « et le prince de
ce monde va venir ».
Toutes ces choses et ces paroles les jetant donc dans le trouble et
dans l'effroi, comme s'ils allaient être pris sur-le-champ , leur Maître les
conduisit en un autre lieu afin que, se croyant alors en sûreté, ils
l'écoutassent avec plus d'assurance et de liberté d'esprit, car ils devaient
entendre une grande et sublime doctrine. Voilà pourquoi il dit : « Levez-vous,
sortons d'ici». Il ajoute ensuite : «Je suis la vigne, vous êtes les branches
». Que veut nous faire entendre le Sauveur par cette parabole? Que. celui qui
n'écoute point sa parole ne peut vivre, et que c'est par sa vertu et par sa
puissance que s'opéreront les miracles et les prodiges qui doivent arriver. «
Mon Père est le vigneron ». Quoi donc? Le Fils a besoin du secours de son Père?
A Dieu ne plaise ! ce n'est point là ce qu'insinue cette parabole.
Remarquez, mes frères, avec quelle exactitude Jésus-Christ l'explique.
Il ne dit pas que le vigneron a soin de la racine, mais des branches; il ne
fait point mention de la racine; c'est pour apprendre à ses disciples que,
séparés de lui, et sans sa vertu et son assistance, ils ne peuvent rien faire,
et qu'ils doivent se joindre et s'unir à lui par la foi, de même que la branche
est jointe, et unie à la vigne : « Le Père retranchera toutes les branches qui
ne portent point de fruit en moi (2) ». Jésus-Christ parle ici de la vie, et
déclare que nul ne peut demeurer en lui sans les oeuvres. « Et il émondera
toutes celles qui portent du fruit »; en d'autres termes, il en aura grand
soin.
Cependant la racine a besoin d'être cultivée avant les branches : le
vigneron doit bêcher tout autour, et la découvrir un peu. Mais le Sauveur ne
dit rien ici de la racine, il ne parle que des branches ; faisant voir que s'il
se suffit à lui-même, ses disciples, de quelque vertu qu'ils soient doués, ont
besoin que le vigneron prenne d'eux un grand soin. C'est pour cette raison
qu'il dit : il émonde la branche qui porte du fruit. Celle qui n'en porte point
ne peut même plus rester attachée à la vigne. Mais la branche qui porte du
fruit, il la rend plus féconde. Ce qui doit s'entendre des afflictions qui
devaient bientôt leur arriver. Ce mot: « Il l'émondera », signifie : il
taillera la branche pour la rendre plus fertile. Il montre donc que les
tentations raffermiront les disciples.
Ensuite, de peur qu'ils ne lui demandent de qui il parle, et aussi pour
ne pas les jeter de nouveau dans le trouble et dans l'inquiétude, il dit : «
Vous êtes déjà purs, à cause des instructions que je vous ai données (3) ». Ne
voyez-vous pas, mes frères, que Jésus-Christ fait connaître que c'est lui qui
prend soin des branches? C'est moi, dit-il, qui vous ai émondés, quoiqu'il ait
auparavant déclaré que le Père a fait la même chose. Mais la raison pour
laquelle Jésus-Christ parle de la sorte, c'est qu'il n'y a aucune différence
entre le Père et le Fils. Il faut ici, leur insinue-t-il, que vous apportiez
vos soins.
Ensuite, pour leur faire connaître qu'il les a émondés, sans avoir eu.
besoin de leur ministère, et seulement en vue de leur avancement, il ajoute : «
Comme la branche ne saurait porter du fruit d'elle-même, de même aussi celui
qui ne demeure pas en moi n'en saurait porter ». De peur que la crainte
n'éloigne ses disciples, le Sauveur fortifie leur âme que la frayeur a
affaiblie, et il se l'attache étroitement; il la relève par les bonnes
espérances qu'il leur donne. Car, dit-il, la racine demeure, mais il dépend des
branches d'être retranchées, ou laissées sur la tige. Poursuivant ensuite son
discours à la fois par des choses consolantes et par des choses tristes, il
commence par exiger notre concours : « Celui qui demeure en moi, et en qui je
demeure, porte beaucoup de fruit (5) ». Ne voyez-vous pas que le Fils, ne
contribue pas moins que le Père au soin et au salut dés disciples? Le Père
émonde, le Fils est la vigne qui contient les branches. Or, demeurer attaché à
la racine, c'est ce qui fait que les branches portent du fruit. La branche qui
n'est point émondée, demeurant attachée à la racine, porte du fruit, encore
qu'elle, n'en produise pas autant qu'elle devrait : mais celle qui n'y demeure
pas ne porte aucun fruit. D'ailleurs on a fait voir qu'il appartient également
au Fils d'émonder, et au Père, qui a engendré la racine, de. faire qu'on y
reste attaché.
2. Vous le remarquez sans doute, mes frères, tout est commun, émonder
comme jouir de la vertu de la racine. C'est sûrement une grande perte et un
grand malheur de ne pouvoir rien faire, de ne pouvoir porter aucun fruit; mais
la peine ne se termine point ici, elle va plus loin. « Il sera », dit-il, «
jeté dehors », il ne sera plus cultivé , « et il séchera (6) », c'est-à-dire,
s'il a tiré quelque fruit de la racine, il le perd; s'il en a reçu quelque
grâce, quelques biens, il en est dépouillé, et par là il est privé de, tout
secours et de la vie. Et quelle sera la fin de tout cela? « Il sera jeté au feu
». Mais il n'en est pas de même de celui qui demeure étroitement attaché au cep
de la vigne.
Le Sauveur nous apprend ensuite ce que c'est que demeurer, et dit : «
Si mes paroles demeurent en vous (1) ». Vous le voyez bien maintenant, mes
chers frères; que j'ai eu raison de dire que Jésus-Christ demande le témoignage
des oeuvres. Car, ayant dit : Tout ce que vous demanderez; je le ferai, il a
ajouté : « Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, vous
demanderez tout ce que vous voudrez, et il vous sera accordé ». (Jean, XIV, 13,
14,15.) Jésus-Christ disait ces choses pour apprendre à ses disciples que ceux
qui lui dressaient dés embûches seraient jetés au feu, et qu'eux au contraire
porteraient du fruit. Ainsi, ayant fait passer dans les autres la crainte qui
était en eux, et leur ayant fait connaître qu'ils seraient invincibles, il dit
: « C'est la gloire de mon Père que vous rapportiez beaucoup de fruits, et que
vous deveniez mes disciples (8) ». Par là ce que dit le Sauveur se montre
visiblement digne de foi; si porter du fruit c'est une chose qui tourne à la
gloire du Père, le Père ne négligera point sa gloire, « et vous deviendrez mes
« disciples ». Remarquez bien, mes frères, que celui qui porte du fruit est
disciple de Jésus-Christ. Que signifie cela : « C'est la gloire de mon Père ? »
Le voici : Mon Père a de la joie lorsque vous demeurez en moi, lorsque vous
portez du fruit.
« Comme mon Père m'a aimé, je vous ai « aussi aimés (9) ». Ici enfin
Jésus-Christ parle d'une manière plus humaine. Comme cette parole est adressée
à des hommes, elle a une vertu et une force toute particulière. Celui qui a
bien voulu mourir pour ses serviteurs et pour ses ennemis et ses persécuteurs,
qui leur a fait la grâce de les élever à de si grands honneurs, à une si haute
dignité, qui les a menés au ciel, quel excès-d'amour n'a-t-il pas montré en
faisant toutes ces choses? Puis donc que je vous aime si fort, ayez une pleine
confiance; puis donc que c'est la gloire de mon Père que vous rapportiez du
fruit, ne craignez aucun mal. Ensuite, de peur de les rendre lâches et
paresseux, il les excite de nouveau et se les attache plus étroitement; voyez
bien de quelle manière, c'est eu leur disant : « Demeurez « dans mon amour »,
cela est en votre pouvoir. Mais comment demeurerez-vous dans mon amour? C'est :
« Si vous gardez mes commandements comme j'ai moi-même gardé les commandements
de mon Père(10) ». Le Sauveur continue encore à parler humainement : étant le
législateur, il né devait nullement être soumis aux lois. Vous le voyez ici,
mes frères, ce que je vous répète à tout moment, que le Sauveur parle en ces
termes, pour s'accommoder à la faiblesse de ses auditeurs. Il dit bien des
choses en se plaçant à leur point de vue; et toutes ses paroles tendent à leur
faire connaître qu'ils sont en sûreté, et qu'ils renverseront et fouleront aux
pieds leurs ennemis; et encore, que tout ce qu'ils ont, ils le tiennent du
Fils, et que, s'ils mènent une vie pure et sainte, nul ne pourra les vaincre ni
leur résister.
Mais observez, mes frères, avec quelle autorité Jésus-Christ parle à
ses disciples. Il n'a point dit : Demeurez dans l’amour de mon Père, mail dans
mon amour. Ensuite, de peur qu'ils ne disent : maintenant que vous nous avez
attiré la haine de tout le monde, vous vous en allez. et vous nous laissez; il
leur montre qu'il ne les laisse point, et qu'au contraire il, s'attachera aussi
étroitement à eux, s'ils le veulent véritablement, que la branche est attachée
au cep de la vigne. De peur encore que trop de confiance ne les rende
nonchalants, il leur dit que s'ils sont lâches et paresseux, les grâces qu'ils
auront reçues ne sont point inamissibles. Et aussi pour ne se pas rapporter
tout à lui-même et les exposer par là à une plus grande chute, il dit : « C'est
la gloire de mon Père ». Partout il leur. fait connaître et, son amour pour eux
et celui de son Père. Les oeuvres des Juifs n'étaient donc point la gloire de
son Père, mais celles qu'ils devaient faire par sa grâce.
Mais encore, de peur qu'ils ne vinssent à [483] dire : Nous avons perdu
notre patrimoine, nous sommes abandonnés, dépouillés et privés de tout, il leur
dit: Jetez vos regards sur moi, voyez : mon Père m'aime, et néanmoins je
souffre maintenant tous ces maux et tous ces outrages; ce n'est donc pas que je
ne vous aime, si présentement je vous laisse; car moi-même, que mes ennemis me
fassent mourir, je ne le prends pas pour une marque que mon Père ne m'aime
point; vous donc aussi, vous ne devez pas vous troubler. Si vous demeurez dans
mon amour, tous les maux de la vie-présente ne pourront nullement vous nuire,
en ce qui concerne l'amour.
3. Puis donc que l'amour est quelque chose de grand et d'invincible :
puisqu'il n'est pas un vain mot, montrons notre amour, faisons le paraître par
nos oeuvres. Jésus-Christ nous a réconciliés avec lui, lorsque nous étions ses
ennemis : maintenant nous sommes ses amis, demeurons dans son amour : il a
commencé le premier à nous aimer, aimons-le du moins après qu'il nous a tant
aimés. Il ne nous aime pas pour son propre intérêt, il n'a besoin de rien,
aimons-le au moins pour notre utilité et notre avantage. Lorsque nous étions
ses ennemis, il nous a prévenus de son amour, aimons du moins cet ami qui nous
donne tant de témoignages de sa tendresse. Mais, hélas ! nous faisons tout le
contraire ! par nos rapines et par notre avarice, tous les jours nous sommes
cause que Dieu est blasphémé.
Mais peut-être quelqu'un dira : quoi ! Tous les jours vous prêchez sur
l'avarice. Hé, plût à Dieu que je puisse aussi prêcher contre elle toutes les
nuits ! Plût à Dieu qu'il me fût permis de vous suivre et quand. vous allez
dans les places publiques, et quand vous vous mettez à table ! Plût à Dieu que
vos femmes, que vos amis, que vos enfants, que vos serviteurs, que vos
laboureurs, que vos voisins, que même ce pavé, ces pierres pussent tous rompre
le silence, si notre mal pouvait recevoir de là quelque soulagement! Cette
maladie s'est répandue dans lotit le monde, et elle possède le coeur de tous
les hommes : tant est grande la tyrannie des richesses !
Jésus-Christ nous a rachetés, et nous servons les richesses: c'est d'un
autre maître que nous proclamons la suprématie, c'est à un autre maître que
nous obéissons, soigneusement attentifs à tout ce qu'il nous commande : notre
origine, les droits de la nature, de l'amitié, les lois, nous négligeons tout
pour ce maître, et nous sacrifions tout à lui. Personne ne regarde le ciel, nul
ne pense aux biens à venir. Mais, hélas! le temps viendra que ces paroles et
nos regrets seront inutiles; car l'Ecriture dit: « Qui est celui qui vous
louera dans l'enfer? » (Ps.,VI, 5.) L'or est désirable, il nous procure de
grandes délices et nous attire des honneurs, mais non point comme le ciel. Le
riche, plusieurs le haïssent et l'ont en horreur : mais l'homme qui est orné
de1a vertu, tous l'honorent et le respectent,
Mais , direz-vous, on rit du pauvre, on le méprise, même vertueux ;
mais ce n'est pas parmi les hommes que cela arrive, c'est parmi les brutes qui
sont privées de raison; c'est pourquoi il ne faut nullement s'est soucier. Si
des ânes braient, si des geais croassent, lorsque tous les sages nous louent
et. nous applaudissent, nous ne perdrons point de vue un tel public pour nous
inquiéter des cris de ces animaux. Or, tous ceux qui admirent et recherchent
les biens de la vie présente, sont pires que des geais, pires que des ânes. Si
un des rois d'ici-bas faisait votre éloge, sûrement vous ne vous mettriez point
en peine dé ce que dirait la multitude du peuple, encore qu'on rie de vous. Et
lorsque le Maître de l'univers vous loue, vous recherchez encore les louanges
des escargots et des moucherons. Car tels sont ces hommes, si vous les comparez
avec Dieu, out plutôt ils sont encore plus vils et plus méprisables.
Jusques à quand demeurerons-nous couchés dans la boue? Jusques à quand
rechercherons-nous les éloges et les applaudissements des fainéants et des
hommes sensuels ? Il est de leur ressort de se connaître en joueurs, en
ivrognes, en goinfres : mais de la vertu et du vice ils n'en ont même pas la
moindre connaissance; c'est aussi de quoi ils ne sont nullement capables de
juger. Et certes, si quelqu'un vous raillait de ne savoir point tracer des
rigoles, vous ne, vous en offenseriez pas, ou plutôt vous le railleriez à votre
tour de vous avoir reproché une pareille ignorance, et cependant lorsque vous
voulez ..exercer la vertu, vous prenez pour arbitres et pour juges ces sortes
de gens qui n'en ont aucune idée? Voilà pourquoi nous n'atteignons point à la
perfection de cet art. En effet, nous ne consultons pas les personnes habiles;
mais les ignorants, qui jugent de la vertu non selon les [484] règles de l'art,
mais selon leur propre ignorance.
C'est pourquoi, je vous en conjure, mes chers frères, méprisons la
multitude, ou plutôt ne désirons point les louanges, ne recherchons ni l'argent
ni les richesses: et ne regardons point la pauvreté comme un mal. La pauvreté
est une grande maîtresse qui nous rend prudents et patients, qui nous élève à
la plus haute et à la plus sublime philosophie. Lazare a vécu dans la pauvreté,
et il a été récompensé d'une couronne : Jacob ne désirait que d'avoir du pain :
Joseph s'est trouvé dans une même indigence; il s'est vu non-seulement esclave,
mais encore prisonnier; et c'est pour cela que nous lui donnons de plus grands
éloges. Oui, nous n'admirons point tant Joseph dispensateur des blés de
l'Égypte, que Joseph renfermé dans une prison : nous n'admirons point tant
Joseph, couronné d'un diadème, que Joseph chargé de chaînes : nous ne
l'admirons point tant lorsqu'il est assis sur le trône, que lorsqu'on lui
dressait des embûches et qu'on le vendait.
Considérant donc toutes ces choses, et les couronnes qui sont préparées
à ces combats, ne louons ni les richesses, ni les honneurs, ni les dignités, ni
les délices, ni la puissance lotions au contraire la pauvreté, les chaînes, les
liens, et les travaux et les afflictions que l'on souffre pour la vertu.
Celles-là finissent par le tumulte et le trouble, et se terminent à cette vie;
mais celles-ci nous procurent le royaume des cieux et les biens célestes, que a
l'œil n'a point vus, et l'oreille n'a point en« tendus (I Cor. II, 9) : fasse
le ciel que nous les obtenions tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, dans tous les siècles des siècles !
Ainsi soit-il.
1. Toutes les bonnes oeuvres obtiennent leur récompense après leur
plein accomplissement : si elles restent en chemin, tout fait naufragé. Et
comme un vaisseau chargé de toutes sortes de marchandises, qui n'arrive point
au port, mais que les flots engloutissent [485] en pleine mer, ne retire aucun
profit de sa longue navigation, si ce n'est un manieur proportionné aux
épreuves qu'il a bravées; de même aussi les âmes, qui, avant d'arriver au but,
s'arrêtent au milieu de la carrière, et succombent dans les combats, perdent la
couronne et périssent misérablement. C'est pourquoi saint Paul déclare que ce
sont,ceux qui auront couru jusqu'à la fin (Rom. II, 7) et persévéré dans les
bonnes oeuvres, qui obtiendront la gloire, l'honneur et la paix. Et c'est là aussi
ce qu'insinue maintenant Jésus-Christ à ses disciples. Comme. ils s'étaient
d'abord réjouis d'avoir été choisis, et qu'ensuite tout ce qu'il leur avait
annoncé de triste sur sa passion, sur sa mort, avait interrompu et troublé leur
joie, le Sauveur, après leur avoir tenu de longs discours, pleins de
consolation, ajoute encore : « Je vous ai dit ces choses, afin que ma joie
demeure en vous, et que votre joie soit pleine et. parfaite ». C'est-à-dire :
Ne vous séparez pas de moi, et ne vous arrêtez point dans votre course : vous
vous êtes réjouis en moi, et vous vous êtes extrêmement réjouis; mais la
tristesse s'est mêlée dans votre joie, et l'a interrompue. Je chasse cette
tristesse, afin que votre joie arrive à terme; je la chasse, en vous faisant
voir que les souffrances et les afflictions de cette vie ne méritent pas que
vous vous attristiez, et que vous devez plutôt vous en réjouir. Je vous ai vus
dans le trouble, et je ne vous ai pas négligés, et je ne vous ai point dit :
Pourquoi n'avez-vous pas plus de fermeté et de courage? mais, au contraire, je
vous ai dit tout ce qui était le plus capable de vous consoler. C'est ainsi que
je vous veux toujours garder dans mon amour. Vous m'avez entendu parler du
royaume, vous vous en êtes réjouis. Je vous ai donc dit ces choses afin que
votre joie soit pleine et parfaite.
« Le commandement que je vous donne est de vous aimer les uns les
autres, comme je vous ai aimés ». Vous le voyez, mes frères, l’amour de Dieu
est mêlé et confondu dans celui du prochain : ces deux amours sont liés
ensemble , comme avec une chaîne. Voilà pourquoi le Sauveur en fait quelquefois
deux préceptes, et quelquefois il n'en fait qu'un seul;. car ces deux amours
sont inséparables. On ne peut avoir l'un sans l'autre. Voilà pourquoi tantôt il
dit : « Toute la loi et les prophètes sont renfermés dans ces deux
commandements ». (Matth. XXII, 40.) Tantôt « Faites aux hommes tout ce que vous
voulez qu'ils vous fassent » (Matth. VII, 12); c'est là en quoi consistent
toute la loi et les prophètes, « et ainsi l'amour est l'accomplissement de la
loi ». (Rom. XIII, 10.)
Jésus-Christ le déclare ici de même; car si « demeurer » renferme
l'amour, si l'amour renferme l'observance des commandements, et si le
commandement est de nous aimer les uns les autres, c'est par cet amour mutuel
que nous avons les uns pour les autres, que nous demeurons en Dieu. Le Sauveur
ne nous donne pas seulement le commandement de l'amour, mais il nous en
prescrit aussi la mesure, en disant : « Comme je vous ai aimés». Il fait connaître
encore à ses disciples que ce n'est point par haine qu'il se sépare d'eux, mais
par amour. C'est donc pour cela que vous deviez m'admirer davantage, et plutôt
vous réjouir que vous affliger. Je meurs pour vous. Jésus-Christ ne le dit pas
ouvertement, mais il l'indique, lorsqu'il fait ci-dessus la description du bon
pasteur; et ici en donnant ses instructions, en montrant la grandeur et la
puissance de l'amour, en déclarant et faisant connaître ce qu'il est. Mais
pourquoi le Sauveur relève-t-il partout l'amour? Parce que l'amour est la
marque des disciples; parce que l'amour forme et entretient la vertu. C'est
pour cette raison que saint Paul, lui qui était un véritable disciple de
Jésus-Christ, lui qui avait éprouvé et senti en lui-même les effets de l'amour,
en dit tant de grandes choses, et le proclame « l'accomplissement de la loi ».
« Vous êtes mes amis (14). Je ne vous appellerai plus mes serviteurs,
parce que le serviteur ne sait ce que fait son maître : mais je vous ai appelés
mes amis, parce que je vous ai fait savoir tout ce que j'ai appris de mon Père
(15) ». Pourquoi dit-il donc : « J'ai beaucoup de choses à vous dire, mais vous
ne pouvez les porter présentement ? » (Jean, XVI, 12.) Quand le Sauveur dit : «
Tout ce que j'ai appris », il ne veut dire autre chose, sinon qu'il ne dit rien
de contraire à son Père, mais uniquement ce qu'il a appris de lui. Or, comme
c'est un très-grand témoignage d'amitié que de confier à quelqu'un ses secrets,
il dit à ses disciples : J'ai bien voulu vous faire aussi cette grâce, et vous
donner cette marque de mon amour : mais quand il dit : « Tout », entendez ce
qu'ils devaient savoir.
Ensuite il leur découvre une chose qui n'est point une légère, ni une
commune marque d'amitié : Laquelle ? La voici : « Ce n'est pas vous qui m'avez
choisi, mais c'est moi qui vous ai choisis (16) ». C'est moi qui ai ardemment
recherché votre amitié. Et je ne me suis point contenté de cela, mais : « Je
vous ai établis », c'est-à-dire, je vous ai plantés. Le Seigneur continue
encore la métaphore de la parabole, de la vigne, « afin que vous marchiez » ;
c'est-à-dire, afin que vous vous étendiez, « et que vous rapportiez du fruit,
et que votre fruit demeure » toujours. Que si votre, fruit demeure, à plus
forte raison demeurerez-vous vous-mêmes. Non-seulement, dit-il, je vous ai
aimés, mais je vous ai aussi comblés de toutes sortes de biens, en étendant et,
multipliant vos branches dans tout le monde.
2. Remarquez-vous, mes frères, en combien de manières le Sauveur
déclare son amour à ses disciples : il le déclare en leur découvrant ses
secrets et ses mystères. Il le déclare en les prévenant de son amour et de son
affection, en les choisissant le premier; il le déclare parles bienfaits dont
il les comble, et partout ce qu'il a souffert pour. eux. Par là il leur fait
connaître qu'il demeurera toujours avec eux, afin qu'ils portent du fruit; car
pour en porter, ils ont besoin de son secours. « Afin que mon Père vous donne
tout ce que vous lui demanderez en mon nom ». Mais c'est à celui à qui on demandé
de faire porter le fruit, et ce que l'on demande au Père, pourquoi le Fils le
fait-il? Pour vous apprendre que le Fils n'est ni moins grand, ni moins
puissant que le Père.
« Je vous ai dit ces choses, afin que vous vous aimiez les uns les
autres (17) »; c'est-à-dire, ce n'est pas pour vous en faire un reproche que je
vous dis que je donne ma vie pour vous; que je vous dis que je vous ai
prévenus, que je vous ai choisis les premiers; mais c'est pour vous engager à
m'aimer. Ensuite, comme d'être rejetés de bien des gens, d'avoir à souffrir
d'eux et des injures et des outrages, c'était une chose très-dure et
insupportable, capable même d'abattre l'âme la plus grande et la plus
courageuse, le Sauveur les a prévenus, et les a préparés à supporter courageusement
ces insultes et ces affronts; il les y a préparés en gagnant leur coeur et leur
affection, et de plus en leur montrant et leur faisant connaître que ces
choses, comme toutes celles dont il leur avait déjà parlé auparavant, ne se
faisaient que pour eux, pour leur utilité et leur avantage. Car comme il leur a
dit que non-seulement il ne faut point s'attrister, mais qu'il faut même se
réjouir de ce qu'il va à son Père, puisque ce n'était pas pour les laisser
qu'il y allait, mais parce qu'il les aimait beaucoup : de même il leur fait
voir maintenant ici qu'ils doivent se réjouir, et ne point s'affliger. Et voyez
de quelle manière il le prouve. Il n'a point dit : Je sais qu'il est fâcheux
d'avoir tant à souffrir; irais soutirez ces choses pour l'amour de moi; mais
considérez que c'est pour moi que vous souffrez.
Ce n'était point encore là une suffisante consolation, c'est pourquoi
Jésus-Christ, sans s'y arrêter, en propose une autre; laquelle? Souffrir de la
sorte, ce sera une preuve et un témoignage certain de votre première vertu, et,
au contraire, ce serait pour vous un sujet de douleur et d'affliction, non que
le monde vous haït maintenant, mais qu'il dût vous aimer; ce que le Sauveur
leur fait entendre en disant : « Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce
qui serait à lui ». Si donc vous étiez aimés, vous feriez penser que vous êtes
méchants. Après, voyant que ces paroles n'avaient rien avancé, il poursuit
encore, et dit : « Le serviteur n'est pas plus grand que son Maître : s'ils
m'ont persécuté, ils vous persécuteront aussi (20) ». Par là, le Sauveur montre
expressément qu'ils seront ses imitateurs. Car tant que Jésus-Christ a été dans
la chair, on l'a persécuté et outragé; mais après qu'il est monté au ciel, on
s'est tourné contre ses disciples, et on les a maltraités. Et. encore : comme
ils se troublaient, parce qu'étant en petit nombre, ils auraient à combattre
contre une si grande multitude de peuple, le Sauveur leur relève le coeur et
les encourage, en disant que d'être haïs du monde, ce doit être pour eux un
très-grand sujet de joie; par là, dit-il, vous aurez part à mes souffrances.
Vous ne devez donc pas vous troubler, puisque vous n'êtes pas plus grands que
moi, comme je l'ai dit : « Le serviteur e n'est pas plus grand que son Maître
». D'où il naît un troisième sujet de consolation, c'est que lorsqu'on vous
déshonore et qu'on vous outrage, on outrage et on déshonore aussi mon Père.
« Ils vous feront tous ces mauvais [487] traitements » , dit-il, « à
cause de mon nom, parce qu'ils né connaissent point celui qui m'a envoyé (21) »
; c'est-à-dire, ils traitent aussi mon Père outrageusement. De plus, faisant
voir qu'ils sont indignes de tout pardon, il leur donne un autre sujet de
consolation par ces paroles : « Si je n'étais point venu, et que je ne leur
eusse point parlé, ils n'auraient point le péché (22) » qu'ils ont, leur
montrant qu'ils le maltraiteront , lui et ses disciples. Pourquoi nous
avez-vous donc attiré tous ces mauvais traitements? Est-ce pour n'avoir pas
prévu ces haines et ces guerres? c'est pour cela qu'il ajoute : « Celui qui me
hait, hait aussi mon Père (23) ». Par ces paroles, Jésus-Christ prédit a ses
persécuteurs les terribles supplices auxquels ils seront condamnés. Comme en
toute occasion ils prétextaient l'amour et la gloire du Père, et alléguaient
que c'était à cause de lui qu'ils persécutaient Jésus-Christ, le Sauveur a dit
ces choses pour leur ôter toute excuse. Car, dit-il, ils n'ont point d'excuse.
Je leur ai donné mes instructions, je leur ai enseigné ma doctrine, que j'ai
confirmée par mes oeuvres, selon la loi de Moïse, qui ordonne d'écouter celui
qui fait et qui dit, et de lui obéir lorsque ses paroles les mènent à la piété,
et sont appuyées de grands miracles; non, dit-il, de miracles communs et
ordinaires, mais de miracles inouïs; et de ceux-là, ils en ont eux-mêmes rendu
témoignage, en disant: «On n'a jamais rien vu de semblable dans Israël »
(Matth. IX, 33) ; et : « Depuis que le monde est, on n'a jamais ouï que
personne ait ouvert les yeux à un aveugle-né» ; et encore la résurrection de
Lazare et tant d'autres prodiges, et la manière aussi dont ils ont été opérés,
en sorte que tout est certainement nouveau et étonnant.
Mais pourquoi nous persécutent-ils, et vous et nous? « Parce que vous
n'êtes pas du monde; si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui serait à
lui ». (Jean, VII, 7.) Premièrement, Jésus-Christ leur rappelle les paroles
qu'il avait dites à ses. frères , mais alors d'une manière véritablement plus
couverte, de peur de les offenser, et maintenant, au contraire, il leur parle
ouvertement et il leur découvre tout. Et d'où paraît-il que c'est là le sujet
pour lequel ils nous haïssent? Cela est évident par ce qu'ils m'ont fait à
moi-même. Car, soit dans mes paroles, soit dans mes oeuvres, qu'ont-ils trouvé
à reprendre pour ne
pas me recevoir? Et comme on pouvait s'étonner de ce refus., il en
donne aussi la raison, savoir: leur méchanceté. Mais cela ne lui suffit pas, il
apporte encore le témoignage du prophète, faisant voir qu'il l'avait prédit
depuis longtemps par ces paroles : « Ils m'ont haï sans « aucun sujet ». (Ps
XXXIX, 22, et LXVIII, 5 v. 25.)
Saint Paul le déclare de même. Comme plusieurs s'étonnaient de ce que
les Juifs ne croyaient point , il cite les prophètes qui l'avaient prédit
auparavant, et qui révèlent la cause de leur incrédulité ; à savoir: leur
malice et leur arrogance. Mais quoi ? Ils n'ont point gardé votre parole, ils
ne garderont donc pas la nôtre; ils vous ont persécuté, ils vous persécuteront
donc aussi ; s'ils ont vu des miracles, tels que nul autre n'en a fait de
semblables, s'ils ont ouï des paroles qu'on n'avait point encore entendues et
n'en ont point profité, s'ils ont haï votre Père et vous aussi, pourquoi nous
exposez-vous au milieu d'eux? Comment pourront-ils nous juger dignes de foi?
Qui de nos compatriotes nous écoutera?
3. Voyez, mes frères, la consolation que le divin Sauveur donne à ses
disciples, de peur que ces pensées ne les agitent et ne les troublent. « Mais
», leur dit-il , « lorsque le Consolateur, l'Esprit de vérité, qui procède du
Père, que je vous enverrai de la part de mon Père, sera venu, il rendra
témoignage de moi (26.) Et vous en rendrez aussi témoignage, parce que vous
êtes dès le commencement avec. moi (27) ». Ce Consolateur sera digne de foi ;
il est l'Esprit de vérité. C'est pourquoi Jésus-Christ ne l'a point appelé le
Saint-Esprit, mais l'Esprit de vérité. Ce mot : « Qui procède du Père », montre
qu'il connaît exactement toutes choses , ce que Jésus-Christ dit aussi de
lui-même : « Je sais d'où je viens et où je vais» : passage où il parle aussi
de la vérité. « Que je vous enverrai » ; vous le voyez : le Père n'envoie pas
seul, mais le Fils envoie aussi. Vous-mêmes vous serez dignes de foi, vous qui
avez toujours été élevés avec moi, et qui avez appris de moi , et non des
autres : les apôtres s'appuient là-dessus, lorsqu'ils disent : « Nous qui avons
mangé et bu avec lui ». (Act. X, 41.) Et le Saint-Esprit rend aussi témoignage
lui-même , que ces choses n'ont point été dites par complaisance ou par flatterie.
« Je vous ai dit ces choses afin que vous ne [489] soyez point
scandalisés ». A savoir, lorsque vous trouverez bien des incrédules, et que
vous aurez à essuyer de grands travaux et de grandes afflictions. « Ils vous
chasseront de la synagogue (2) ». Car les Juifs avaient déjà arrêté entre eux
que, si quelqu'un reconnaissait Jésus pour le Christ, il serait chassé de la
synagogue (1). (Jean, IX, 22.) « Et le temps vient que quiconque vous fera
mourir, croira faire une chose agréable à Dieu ». Ils machinent votre mort,
comme s'ils faisaient une œuvre pieuse et agréable à Dieu. Ensuite, le divin
Sauveur console encore ses disciples par ces paroles : « Ils vous traiteront de
la sorte, parce qu'ils ne connaissent ni » mon « Père, ni moi (3) ». C'est un assez
grand sujet de consolation pour vous que de souffrir ces choses pour mon Père
et pour moi. Ici Jésus-Christ rappelle encore à leur mémoire cette béatitude,
dont il leur avait parlé au commencement: «Vous êtes heureux, lorsque les
hommes vous chargeront de malédictions , et qu'ils vous persécuteront, et
qu'ils diront faussement toute sorte de mal contre vous à cause de moi.
Réjouissez-vous alors, et tressaillez de joie, parce qu'une grande récompense
vous est réservée dans les cieux ». (Matth. VII, 12.)
« Je vous ai dit ces choses, afin que, lorsque ce temps-là sera venu,
vous vous en souveniez (4) », et que vous regardiez tout le reste, d'après
cela, comme digne de foi. Car vous ne pourrez point dire que je vous aie
annoncé ces choses par flatterie, ou par adulation , ni aussi que mes paroles
soient fausses et trompeuses. En effet, celui qui aurait le dessein de vous
tromper ne vous annoncerait pas ce qui est capable de vous détourner de lui.
C'est pourquoi je vous ai prédit ces choses afin que, lorsqu'elles arriveront,
vous n'en soyiez point surpris, ni troublés, et encore pour une autre raison, à
savoir, afin que vous ne disiez point que je n'ai pas prévu qu'elles devaient
arriver. Souvenez-vous donc que je vous les ai dites. Car les Juifs alléguaient
toujours de mauvaises raisons et de méchants prétextes, pour les persécuter et
les chasser comme des impies et des scélérats; mais les disciples ne s'en
troublaient point, parce qu'ils avaient appris qu'il n'arrivait rien qui n'eût
été prédit, et qu'ils savaient pourquoi ils étaient maltraités : ce qui était
très-capable
1. Chassé de la synagogue: C'est ce que nous appelons excommunié.
d'élever leur esprit et de les rendre fermes et courageux. Voilà
pourquoi Jésus-Christ répète souvent ces paroles: ils ne m'ont point connu, et
ils vous traiteront de la sorte à cause de moi, à cause de mon nom, à cause de
mon Père, et j'ai été persécuté et maltraité le premier; et encore : ils me
haïssent, ils me maltraitent sans aucun sujet.
4. Faisons aussi nous-mêmes, mes frères, de sérieuses réflexions sur
ces vérités dans les afflictions qui nous arrivent, lorsque les méchants nous
persécutent et nous maltraitent. Jetons les yeux sur notre chef, sur l'auteur
et le consommateur de notre foi (Héb. XII, 2) ; considérons que ce sont les
méchants qui nous font souffrir ; considérons que c'est pour la vertu, que
c'est pour Jésus-Christ que nous souffrons : pesons ces choses, et tout nous
paraîtra aisé et supportable. Que si lorsqu'on souffre pour ceux que l’on aime,
on s'en glorifie; lorsque c'est pour Dieu que l'on souffre, doit-on sentir
encore ses maux et ses souffrances ? Si une chose ignominieuse, telle que la
croix, Jésus-Christ l'appelait pour l'amour de nous, une gloire : à combien
plus forte raison devons-nous être nous-mêmes dans ces sentiments et ces
dispositions ! Et si nous pouvons ainsi mépriser les tourments, nous pouvons, à
plus forte raison, mépriser les richesses et l'avarice. Donc , quand il nous
arrive de grandes afflictions, il ne faut pas seulement regarder les peines et
les travaux, mais il faut encore envisager les couronnes et les récompenses.
Comme les marchands ne pensent pas seulement aux mers qu'ils ont à
traverser, mais encore au gain et au profit qui leur en doit revenir, nous
devons de même penser au ciel et à l'accès qui nous sera donné auprès de Dieu.
Que s'il vous paraît doux de s'enrichir par des rapines, souvenez-vous que
Jésus-Christ vous le défend, et incontinent cela vous deviendra désagréable et
amer. Et encore, si vous avez de la peine à faire part de vos biens aux
pauvres, ne pensez pas seulement à ce qu'il vous en coûte, mais oubliez la
semence et tournez toutes vos pensées vers la moisson. S'il vous paraît
difficile de vous abstenir d'aimer la femme d'autrui, envisagez la couronne que
vous procurera ce combat, et vous remporterez facilement la victoire. Car si la
crainte des hommes vous peut retenir, et vous détourner des mauvaises actions,
à [489] combien plus forte raison l'amour de Jésus-Christ doit-il avoir cet
empire sur vous?
La vertu est pénible; il faut en déguiser l'aspect sous la grandeur des
récompenses qui lui sont promises : les gens de bien, sans aucun autre motif,
l'aiment pour elle-même; ils l'honorent par cette seule raison qu'ils la
trouvent belle et agréable; ils l'exercent et la pratiquent pour l'amour de
Dieu, et non pour l'amour de la récompense; ils regardent la continence comme
une grande vertu, non par la crainte du supplice, mais par le précepte que Dieu
en a fait : mais, si l'on est faible, qu'on se représente aussi les
récompenses.
Usons-en de même à l'égard de l'aumône, ayons compassion de nos
compatriotes, ayons pitié de nos frères, ne les laissons pas mourir de faim. Ne
serait-il pas honteux d'être commodément assis à table au milieu des ris et des
délices, tandis qu'au coin de cette rue, d'autres personnes se lamentent et
jettent des cris; de ne courir pas promptement au secours de celui qui gémit et
qui pleure, et, au contraire, de ne le pouvoir souffrir et l'appeler fourbe et
imposteur? O homme, que dites-vous? Trompe-t-on pour un pain? Oui, direz-vous.
Voilà donc pourquoi le pauvre vous doit plus toucher de compassion, voilà
pourquoi vous devez plus vous bâter de le tirer de sa misère. Mais si vous ne
lui voulez rien donner, du moins ne l'outragez pas : si vous ne le voulez pas
retirer du naufrage, ne l'y poussez point, et ne l'enfoncez pas dans le
précipice. Lorsqu'il se présente à vous, et que vous le rejetez, pensez en
vous-même à ce que vous voulez demander à Dieu, à ce que vous désirez obtenir
de lui : « On se servira envers vous », dit le Seigneur, « de la même mesure
dont vous vous serez servis envers les autres ». (Matth. VII, 2.) Examinez de
quelle manière le pauvre se retire après votre refus; il s'en va humilié, la
tête baissée, les yeux trempés de larmes, portant en même temps et la plaie de
sa pauvreté, et la plaie que votre outrage vient de lui faire. Si mendier vous
semble une malédiction; ne rien recevoir après en avoir subi la honte, être
renvoyé avec des injures, considérez quelle affreuse tempête cela doit exciter
dans son âme.
Jusques à quand serons-nous semblables aux bêtes féroces? jusques à
quand notre avarice nous fera-t-elle oublier la nature? Bien des gens gémissent
de nous voir si durs et si
impitoyables : mais je veux aujourd'hui vous prêcher la miséricorde, et
non-seulement aujourd'hui, mais toujours. Pensez à ce redoutable jour auquel
nous paraîtrons tous devant le tribunal de Jésus-Christ. Lorsque nous
demanderons miséricorde, et que Jésus-Christ, ayant fait avancer les pauvres au
milieu, nous parlera de la sorte: Pour un pain ou pour une obole, vous avez
excité une très-grande tempête dans le coeur de ceux-ci, que répondrons-nous?
quelle sera notre excuse? Car le Seigneur nous doit amener les pauvres au
milieu et nous lés présenter; c'est ce que nous apprennent ses propres paroles
; écoutez-le : « Autant de fois que vous avez manqué de rendre ces assistances
à l'un de ceux-ci, vous avez manqué à me les rendre à moi-même». (Matth. XXV,
45.) Les pauvres alors ne nous diront pas un seul mot, mais Dieu nous fera
lui-même les reproches pour eux.
Le riche vit Lazare, et si Lazare ne lui dit rien, Abraham parla pour
lui. Il en arrivera de même à l'égard des pauvres que nous méprisons maintenant
: nous ne les verrons pas nous tendre la main, ni vêtus de sales et misérables
habits ; nous les verrons dans le repos et dans la gloire; mais nous, nous
prendrons leurs habits et leur figure. Et plût à Dieu que nous ne prissions que
la figure et l'habit; et que, ce qui est pire et bien plus terrible, nous ne
fussions pas jetés dans le lieu des supplices ! Le riche, dans le lieu où il
était, ne demandait pas de se rassasier des miettes, mais il était dans. le feu
et dans les rigoureux tourments; et cette voix se fit entendre à lui : « Vous
avez reçu vos biens dans votre vie, et Lazare n'y a eu que du mal ». (Luc, XVI,
25.)
N'estimons donc pas les richesses comme quelque chose de grand. Elles
serviront à nous conduire au supplice, si nous ne sommes pas attentifs sur
nous-mêmes; mais, au contraire, si nous le sommes, la pauvreté sera pour nous
un accroissement de repos et de délices; car elle efface nos péchés, si nous la
souffrons avec actions de grâces, et savons nous procurer un grand crédit
auprès de Dieu.
5. Ne cherchons pas à jouir du repos sur la terre, afin que nous en
jouissions dans le ciel; combattons courageusement pour la vertu; retranchons
tout ce qu'il y a chez nous de superflu et d'inutile; contentons-nous du
nécessaire, et répandons nos biens dans le sein des [490] pauvres. Jésus-Christ
lui-même nous promet le ciel pour récompense, et nous ne lui donnons même pas
du pain ; sur quoi nous excuserons-nous? Il fait lever son soleil sur vous, il
met à votre service toute la création (Matth. V, 45); et vous, vous ne lui
donnez pas seulement un habit; et vous, vous ne lui donnez pas le moindre
logement dans votre maison? Et que dis-je, son soleil et les créatures? Il vous
a donné son corps et son sang précieux, et vous ne lui donnez même pas un verre
d'eau; peut-être cela vous est-il arrivé une fois? mais ce n'est point là
exercer la miséricorde ; si, tant que vous avez de quoi donner, vous ne donnez
pas, vous n'accomplissez pas tout le devoir de miséricorde. Les vierges, qui
avaient des lampes, avaient aussi de l'huile; mais ce qu'elles en avaient n'était
pas suffisant. Quand même vous donneriez du vôtre, vous ne devriez pas être si
avare, mais comme vous ne donnez que ce qui appartient au Seigneur, pourquoi
êtes-vous si tenace?
Voulez-vous que je vous découvre d'où vient une si grande inhumanité ?
Ceux qui amassent par avarice sont durs et paresseux à donner l'aumône, celui
qui a appris à s'enrichir de la sorte ne sait ce que c'est que la répandre.
Comment, en effet, celui qui est prêt aux rapines pourrait-il se résoudre à
donner? Celui qui ravit le bien d'autrui, comment donnerait-il du sien à un
autre? Un chien qui s'est accoutumé à vivre de carnage, ne peut plus garder le
troupeau ; c'est pourquoi les bergers tuent ces sortes de chiens.
Abstenons-nous donc d'une pareille nourriture, si nous ne voulons pas qu'on
nous tue de même. Et sachons que c'est vivre de carnage que de faire mourir les
autres de faim.
Ne voyez-vous pas, mes frères, que Dieu nous adonné toutes choses en
commun? S'il a permis qu'il y eût des pauvres, il l'a permis pour l'amour des
riches, afin qu'ils pussent effacer leurs péchés par l'aumône. Mais vous êtes
en cela même cruel et inhumain; d'où il paraît évidemment que, si votre pouvoir
était plus grand et plus étendu, vous commettriez une infinité de meurtres, et
vous prive. riez tous les hommes de la lumière et de là vie. Voilà pourquoi
Dieu a prescrit des bornes à votre cupidité. Que si ce que je vous dis
maintenant, vous pique et vous offense, je dois bien plus m'offenser moi-même
de voir toutes ces choses. Jusques à quand serez-vous riche, et celui-ci
sera-t-il pauvre? Jusqu'au soir: après, tout prendra une nouvelle face, tant la
vie est courte. Déjà on est à la porte; tout va arriver, encore une petite
heure. A quoi bon ces greniers, cette abondante provision de toutes choses; de quoi
vous servira cette foule d'esclaves, de valets, d'officiers? pourquoi ne vous
faites-vous pas plutôt mille témoins de vos aumônes? Votre trésor est muet, et
il vous attirera bien des voleurs. Mais le trésor qui est répandu sur les
pauvres monte jusqu'à Dieu, il rend la vie douce et agréable, il vous obtiendra
la rémission de tous vos péchés, et vous couvrira de gloire devant Dieu, et
d'honneur devant les hommes. Pourquoi vous privez-vous donc de si grands biens?
en donnant vous vous faites plus de bien à vous-même qu'aux pauvres. Vous leur
donnez les biens périssables de cette vie, mais vous vous procurez la gloire
future et la confiance. Dieu veuille que nous l'obtenions tous, par la grâce et
la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire et l'empire
appartiennent dans tous les siècles ! Ainsi soit-il.
1. Grand est l'empire de la tristesse: c'est une maladie d'esprit qui
demande beaucoup de force pour lui résister courageusement, et pour rejeter ce
qu'elle a de mauvais, après en avoir pris ce qu'elle a d'utile, car elle a son
utilité. En effet, lorsque nous avons péché, ou que quelqu'un pèche, alors
seulement la tristesse est bonne et. utile; mais elle est inutile lorsqu'elle
est causée par des calamités humaines. Jésus-Christ voyant donc qu'elle
s'emparait du coeur de ses disciples encore imparfaits, les reprend comme on le
voit. Ces disciples, qui auparavant avaient fait à leur Maître mille questions,
comme lorsque Pierre lui dit : « Où allez-vous? » Et Thomas: « Nous ne savons
où vous allez; et comment pouvons-nous en savoir la voie? » Et Philippe : «
Montrez-nous votre Père » ; ces mêmes disciples, lui entendant dire maintenant
: Ils vous chasseront de la synagogue, et ils vous haïront, et ils croiront
faire une chose agréable à Dieu, en furent si abattus et si consternés, qu'ils
ne purent même ouvrir la bouche, ni prononcer une seule parole ; et voilà ce
que Jésus-Christ leur reproche par ces paroles: « Je ne vous ai pas dit ces
choses dès le commencement, parce que j'étais avec vous. Mais maintenant je
m'en vais à celui qui m'a envoyé, et aucun de vous ne me demande où je vais.
Mais parce que je vous ai dit ces choses, votre coeur a été rempli de tristesse
». Le Sauveur leur fait ce reproche, parce qu'une trop grande tristesse est
dangereuse , et si dangereuse même qu'elle peut causer la mort; c'est pourquoi
saint Paul disait : « De peur qu'il ne soit accablé par un excès de tristesse
». (II Cor. II, 7.)
« Je ne vous ai pas dit ces choses dès le commencement ». Pourquoi le
Seigneur ne les a-t-il pas dites dès le commencement? De peur qu'on ne dît
qu'il les prédisait par conjecture sur ce qui arrive souvent. Et pourquoi donc
entreprend-il une chose aussi difficile? Je savais ces choses, dit-il, dès le
commencement, et ce n'est pas pour les avoir ignorées que je ne vous les ai
point dites ; mais c'est « parce que j'étais avec vous ». Jésus-Christ parle
encore ici d'une manière humaine : « Parce que j'étais avec vous » ;
c'est-à-dire, parce que vous étiez en sûreté, parce que vous pouviez me faire
les demandes que vous vouliez; et que toute la guerre, toute la haine [492] se
tournait contre moi; et encore: Parce qu'il eût été inutile de vous les dire
dès le commencement.
Mais est-ce qu'il ne les leur a point dites? Ayant appelé ses douze
disciples, ne leur dit-il pas : « Vous serez présentés aux gouverneurs et aux
rois, et ils vous feront fouetter dans leurs synagogues? » (Matth. X, 18.)
Pourquoi dit-il donc : « Je ne vous ai pas dit ces choses dès le commencement?
» Parce qu'il leur avait seulement prédit qu'on les ferait fouetter, et qu'ils
seraient obligés de se cacher; mais qu'il ne leur avait point découvert que
leurs ennemis auraient leur mort tant à coeur, qu'ils croiraient rendre un
service à Dieu et lui offrir un sacrifice en les faisant mourir. C'est là
précisément ce qui pouvait le plus les effrayer, que d'être jugés et traités
comme des impies et des scélérats. De plus, alors il ne leur prédisait que ce
que les gentils leur devaient faire souffrir; mais maintenant il leur déclare
et avec plus de force., ce que les Juifs doivent faire contre eux, et il leur
apprend que déjà leurs ennemis sont à la porte, et toutes ces calamités près de
fondre sur eux.
« Mais maintenant je m'en vais à celui qui m'a envoyé, et aucun de vous
ne me demande où je vais. Mais parce que je vous ai dit ces choses, votre coeur
a été rempli de tristesse ». Ce n'était pas une faible consolation pour les
disciples de voir que leur Maître connaissait toute la grandeur de leur
tristesse. L'inquiétude et le chagrin de son départ, et la vue des maux qui
allaient fondre sur eux, tels qu'ils ne savaient pas s'ils les pourraient
supporter, les accablaient et les jetaient dans cette profonde tristesse.
Pourquoi. le Sauveur n'a-t-il pas attendu qu'ils eussent reçu le Saint-Esprit,
pour leur prédire ces choses? C'est pour vous apprendre qu'ils étaient déjà
établis dans la vertu. Si, avant même que le Saint-Esprit fût descendu sur eux,
ils ne se sont point retirés, encore qu'ils fussent accablés de tristesse,
quelle pensez-vous qu'a dû être leur force et leur vertu, après qu'ils ont été
remplis de cette grâce? Mais s'ils n'avaient appris ce qui leur devait arriver
qu'après la descente de l'Esprit-Saint, nous lui attribuerions tout ; au lieu
que maintenant nous voyons que tout le fruit qu'ils portent vient de la bonne
disposition de leur coeur, et c'est une preuve manifeste de l'ardent amour
qu'ils
ont pour Jésus-Christ, amour qui dévore leur âme encore dénuée
d'assistance.
« Cependant je vous dis la vérité (7)». Voyez comment le Sauveur
console de nouveau ses disciples. Je ne vous parle point par flatterie, dit-il,
mais quoique vous vous attristiez extrêmement, je dois néanmoins vous apprendre
ce qui vous est avantageux. Vous désirez que je demeure avec vous, mais il est
de votre intérêt que je vous quitte. Or, il est d'un bon curateur de ne pas
faire ce que désirent de lui ses amis, lorsqu'ils se veulent priver d'un bien
et d'un avantage : « Si je ne m'en vais point, le Consolateur ne viendra point
».
Que disent de ces paroles ceux qui combattent la divinité du
Saint-Esprit (1)? Est-il avantageux que le Maître s'en aille et que le
serviteur vienne à la place? Ne voyez-vous pas combien est grande la dignité du
Saint-Esprit? « Mais si je m'en vais, je vous l'enverrai ». Et quel bien cela
nous procurera-t-il ? « Lorsqu'il sera venu, il convaincra le monde (8) »;
c'est-à-dire, vos ennemis ne feront pas impunément ces choses, si le Saint-Esprit
vient. Les oeuvres que j'ai déjà faites suffisaient pour leur imposer silence ;
mais, lorsque le Saint-Esprit aura opéré les oeuvres et les prodiges que je
vous ai prédits, lorsque ma doctrine sera plus parfaitement répandue, et qu'on
aura fait de plus grands miracles, ils subiront un jugement plus rigoureux et
une plus grande condamnation , ayant vu tant et de si grands prodiges que vous
opérerez en mon nom, preuves et témoignages certains de ma résurrection.
Maintenant ils peuvent dire : c'est le Fils d'un charpentier dont nous
connaissons le père et la mère. (Matth. XIII, 55.) Mais quand ils verront la
mort détruite, l'injustice bannie, les boiteux marchant droit , les démons
chassés, les dons immenses du Saint-Esprit et toutes ces merveilles opérées par
l'invocation de mon nom, que répondront-ils? Mon Père m'a rendu témoignage, le
Saint. Esprit me le rendra aussi : il me l'a rendu dès le commencement, et
maintenant encore il me le rendra.
2. Au reste, ce mot : « Il convaincra touchant le péché (9) » ,
signifie : il leur ôtera toute excuse, et il fera voir que leurs crimes
1. Les Valentiniens, les Marcionites, et les autres gnostiques furent
appelés Pneumatomaques, parce qu'ils combattaient la divinité du Saint-Esprit,
qu'ils mettaient au nombre des créatures.
493
sont impardonnables. « Et touchant la justice, parce que je m'en vais à
mon Père, et que vous ne me verrez plus (10) »; c'est-à-dire, j'ai mené une vie
irréprochable, et en voici la preuve: je m'en vais à mon Père. Comme les Juifs
lui reprochaient continuellement de n'être point envoyé de Dieu, et que pour
cela ils publiaient qu'il était un pécheur et un méchant; Jésus-Christ dit
qu'il leur ôtera ce sujet de reproche. Si la pensée qu'ils ont que je ne suis
point envoyé de Dieu, leur fait croire que je suis un méchant, lorsque le
Saint-Esprit leur aura appris que je suis allé à mon Père, et que je n'y suis
point allé pour une heure, mais pour y demeurer toujours; car c'est là ce que
signifie ce mot : « Vous ne me verrez plus » , qu'auront-ils encore à alléguer?
Observez, mes frères, que Jésus-Christ détruit la mauvaise opinion qu'on avait
de lui par ces deux arguments : il n'est pas d'un pécheur de faire des
miracles, car un pécheur ne peut pas faire ces sortes d'oeuvres, et aussi il
n'est pas d'un pécheur d'être envoyé de Dieu: donc vous ne pouvez pas dire que
Jésus est un pécheur, ni qu'il n'est pas envoyé de Dieu.
«Et touchant le jugement, parce que le prince de ce monde est déjà jugé
(11) ». Jésus-Christ parle encore ici du jugement, parce qu'il a vaincu
l'ennemi, le prince de ce monde; ce qu'un pécheur ne peut faire, ni aucun juste
d'entre les hommes. Que c'est à cause de moi, dit le Sauveur, qu'il est jugé et
condamné: ceux qui dans la suite le fouleront aux pieds, et qui verront
manifestement les signes de ma résurrection, le sauront, et ils reconnaîtront
que c'est là la marque de sa condamnation : et en effet, il n'a pu me tenir.
Les Juifs m'ont accusé d'être possédé du démon et d'être un séducteur : mais
toutes ces accusations se montreront vaines et frivoles. Aurais-je terrassé le
prince du monde, si j'étais coupable de péché? Le voilà cependant condamné et
chassé.
«J'ai encore beaucoup de choses à vous dire; mais vous ne pouvez les
porter présentement (12) ». Il vous est donc utile que je m'en aille; lorsque
je m'en serai allé, alors cous pourrez les porter. Et qu'est-il arrivé? Le
Saint-Esprit est donc plus grand que vous, puisque maintenant nous ne pouvons
porter ces choses, et qu'il nous rendra capables de les porter? Sa vertu
a-t-elle plus de force et d'efficace que la vôtre? Nullement. Car il vous
enseignera ce qui est de moi. C'est pourquoi il dit : « Il ne parlera pas de
lui-même; mais il dira tout ce qu'il aura entendu (13). Il me glorifiera, parce
qu'il recevra de moi, et il vous l'annoncera (14). Tout ce qui est à mon Père
est à moi (15) ». Jésus-Christ avait dit : le Saint-Esprit vous enseignera et
vous fera ressouvenir, et il vous consolera dans vos afflictions, (ce qu'il
n'avait pas fait lui-même). Et : il vous est utile que je m'en aille , afin
qu'il vienne; et : maintenant encore, vous ne pouvez pas porter ces choses,
mais alors vous le pourrez. Et : il vous introduira dans toute vérité. De peur
que de ces paroles les disciples ne prissent occasion de croire que le
Saint-Esprit était plus grand que le Fils, et qu'ils ne tombassent par là dans
une extrême impiété, il ajoute : « Il recevra de ce qui est à moi » ;
c'est-à-dire, ce que j'ai enseigné, il t'enseignera aussi lui-même, il ne dira
rien de contraire, rien qui lui soit propre, rien d'étranger à ma doctrine.
Comme donc le Sauveur, parlant de soi, dit : je ne parle point de moi-même :
c'est-à-dire, je ne dis que ce que j'ai reçu de mon Père; je ne dis rien qui me
soit propre ou qui lui soit étranger, il faut entendre de même ce qu'il dit du
Saint-Esprit. « De ce qui est à moi » ; c'est-à-dire, de ce que j'ai appris, de
ce que je sais; car la science du Saint-Esprit et la mienne sont la même
science.
«Et il vous annoncera les choses à venir ». Par cette promesse,
Jésus-Christ élève l'esprit de ses disciples, puisque l'homme ne désire rien
tant que d'apprendre ce qui doit arriver. C'est là sur quoi ils faisaient de
fréquentes questions, disant à leur Maître : « Où allez- vous? » Quelle est la
voie? Le Sauveur voulant donc les tirer de cette inquiétude, leur dit :
l'Esprit-Saint vous instruira de toutes choses, de peur que vous ne tombiez
inconsidérément.
« Il me glorifiera ». Comment? Il fera les oeuvres en mon nom. Comme
après la venue du Saint-Esprit les disciples devaient faire de plus grands
miracles, Jésus-Christ montre de nouveau son égalité, en disant : « Il me
glorifiera ». Mais qu'est-ce qu'il appelle : « Toute vérité? » Car il assure
que le Saint-Esprit les introduira dans toute vérité. Jésus-Christ, soit à
cause de l'infirmité de la chair dont il était revêtu, ou pour ne paraître
point parler [494] de soi; et aussi parce que ses disciples ne connaissaient
pas la résurrection, et qu'ils étaient encore trop imparfaits; enfin, pour que
les Juifs ne parussent pas avoir puni en lui un violateur de la loi; ménageait
le plus souvent ses termes et ne s'éloignait pas ouvertement de la loi. Mais
une fois les disciples séparés, les Juifs rejetés, alors que beaucoup allaient
croire et obtenir rémission de leurs péchés, alors que le soin de .parler de
lui était confié à d'autres, ce n'était plus à lui, comme de juste, de se
célébrer lui-même. Ainsi donc, semble-t-il dire, si je n'ai pas enseigné ce que
je devais enseigner, il ne faut pas l'imputer à mon ignorance, mais à la
faiblesse de mes auditeurs. Voilà pourquoi, ayant dit : « Le Saint-Esprit vous
introduira dans toute vérité », il a ajouté : « Il ne parlera pas de lui-même
». Mais que le Saint-Esprit n'ait pas besoin d'apprendre, saint Paul le déclare
formellement. « Nul ne connaît », dit-il, « ce qui est en Dieu, que l'Esprit de
Dieu ». (I Cor. II, 11.) De même donc que l'esprit de l'homme connaît sans
avoir appris d'un autre, ainsi le Saint-Esprit « recevra de ce qui est à moi »,
c'est-à-dire, il ne vous apprendra rien qui ne soit Conforme à ma doctrine (1).
« Tout ce qui est à mon Père est à moi ». Puis donc que ces choses sont à moi,
et que le Saint-Esprit vous enseignera ce qu'il a appris de mon Père, il dira
ce qui est de moi.
3. Mais pourquoi le Saint-Esprit n'est-il pas venu avant que
Jésus-Christ s'en allât? Parce que, tant que la malédiction subsistait, que le
péché n'était point détruit et que les hommes étaient condamnés et destinés au
supplice, le Saint-Esprit ne pouvait point venir. Il faut donc, dit-il, que
l'inimitié soit détruite, et que nous soyons réconciliés avec Dieu (Ephés. II,
14, 16), pour que nous puissions recevoir ce don. Et pourquoi le Sauveur
dit-il: « Je vous l'enverrai? » C'est comme s'il disait: je vous préparerai ,
afin que vous puissiez le recevoir. Car comment pourrait-on envoyer celui qui
est partout? Mais de plus , en disant cela, Jésus-Christ marque la distinction
des personnes: voilà pourquoi il parle de la sorte. Et comme le Fils et le
Saint-Esprit ne peuvent se séparer, le Sauveur persuade à ses disciples de
s'attacher à lui, de l’honorer et de l'adorer.
1. « Conforme à ma doctrine », ou « qui ne vienne de ma part » . Etant
comme mon envoyé et mon ambassadeur, l'interprète et l'exécuteur de mes
volontés.
Il pouvait lui-même opérer toutes ces choses, mais il lui laisse faire
des miracles, afin qu'ils connaissent sa dignité. Comme le Père a pu produire
tout ce qui existe, et que le Fils a créé pareillement, pour nous montrer sa
puissance ; le Saint-Esprit de même est venu pour se faire connaître. C'est pour
cette raison que le Fils s'est incarné, laissant à l'opération du Saint-Esprit
l'occasion de s'exercer, pour fermer la bouche à ceux qui voudraient se servir
de ce témoignage de son ineffable bonté pour favoriser leurs sentiments impies.
Effectivement, s'ils disent: Le Fils s'est incarné, parce qu'il est
inférieur au Père, nous leur répondrons : Que direz-vous donc du Saint-Esprit ?
Quoiqu'il n'ait pas pris une chair, vous ne direz pas néanmoins qu'il est plus
grand que le Fils, ni que le Fils lui est inférieur. Voilà pourquoi , dans le
baptême, on nomme la Trinité : car le Père peut tout faire, tout accomplir, et
le Fils aussi, et le Saint-Esprit de même. Mais comme, à l'égard du Père,
personne ne le révoque en doute, et que le doute tombe sur le Fils et sur le
Saint-Esprit; dans le sacrement du baptême on nomme la Trinité, afin que vous
reconnaissiez la communion et l'unité d'essence et de dignité dans le don des
biens ineffables qui nous y est fait en commun par les trois Personnes. Que le
Fils puisse faire par lui-même dans le baptême ce qu'il fait en commun avec le
Père et avec le Saint-Esprit, la preuve en est claire dans ce qu'il disait
parlant aux Juifs; écoutez-le : « Afin que vous sachiez que le Fils de «
l'homme a le pouvoir dans la terre de remettre les péchés ». (Marc, II, 10.)
Et: «Afin que vous soyez des enfants de lumière ». (Jean, XII, 36.) Et encore :
« Je leur donne la vie éternelle ». (Id. X, 28.) Et derechef: « Afin que les
brebis aient la vie, et qu'elles l'aient abondamment ». (Ibid. 10.)
Maintenant, voyons à l'égard du Saint-Esprit, nous lui verrons faire la
même chose: « Les dons du Saint-Esprit », dit l'apôtre, « qui se font connaître
au dehors, sont donnés à chacun pour l'utilité». (I Cor. XII, 7.) Celui donc
qui fait ces choses peut, à plus forte raison, remettre les péchés. Et encore:
« C'est l'Esprit qui vivifie ». (Jean, VI, 64.) Et: «il vous donnera la vie par
son Esprit qui habite en vous ». (Rom. VIII, 11.) Et: « L'Esprit est à cause de
la justice » (Ibid. 10) qu'il produit en vous. Et encore: « Si vous êtes [495]
poussés par l'Esprit, vous n'êtes point sous la loi. (Gal. V,18.) Car vous
n'avez point reçu l'Esprit de servitude, pour vous conduire encore par la
crainte: mais vous avez reçu l'Esprit de l'adoption des enfants ». (Rom. VIII,
l5.) Mais, dé plus, les miracles que faisaient alors les apôtres, ils les
opéraient par le Saint-Esprit, qui était descendu sur eux. Et saint Paul, dans
son épître aux Corinthiens, dit: « Mais vous avez été lavés, vous avez été
sanctifiés, vous avez été justifiés au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ , et
par l'Esprit de notre Père (VI, 11) ». Comme donc les disciples et les Juifs
avaient beaucoup entendu parler du Père; comme ils avaient vu les grandes
oeuvres que le Fils avait opérées , et qu'ils n'avaient rien encore appris de
bien clair du Saint-Esprit, le Saint-Esprit fait des miracles, et par là il se
fait parfaitement connaître. Mais, de peur qu'ils n'en prissent occasion, comme
j'ai dit, de le croire plus grand que le Fils, Jésus-Christ ajoute : « Il dira
tout ce qu'il aura entendu, et il vous annoncera les choses à venir ». Si ce
n'était pas dans cette vue que le Sauveur a ajouté ces paroles, ne serait-il
pas bien absurde de dire que le Saint-Esprit n'a entendu qu'alors, et en vue
des disciples? En effet, selon vous, l'Esprit-Saint n'aurait dû alors même
entendre, que pour répéter aux disciples ce qu'il aurait appris. Est-il rien de
plus misérable,et de plus détestable que, cette idée? Mais , de plus, que
devait-il entendre? Tout ce que, selon vous, il devait entendre, ne l'avait-il
pas déjà annoncé parla bouche des prophètes? Soit qu'il dût parler de la
destruction de la loi, ou parler de Jésus-Christ, de sa divinité et de son
incarnation, toutes ces choses n'avaient-elles pas déjà été annoncées depuis
longtemps? Que pouvait-il dire de plus clair dans la suite ? « Et il vous
annoncera les choses à venir ». Par ces paroles, le divin Sauveur fait
évidemment connaître la nature et là dignité du Saint-Esprit, parce qu'il
n'appartient qu'à Dieu seul de prédire l'avenir. Que si l'Esprit-Saint
l'apprend d'un autre , il n'aura rien de plus que les prophètes. Mais,encore
une fois, Jésus-christ montre par ces paroles la connaissance très-exacte et
très-parfaite que le Saint-Esprit a de Dieu, puisqu'il ne peut dire autre
chose. Au reste, ce mot: « Il recevra ce qui est à moi » , veut dire de la
grâce dont ma chair a reçu la plénitude, ou de cette connaissance que j'ai, non
par octroi, ni pour l'avoir reçue d'autrui; mais parce que la science du Père,
du Fils et du Saint-Esprit est une seule et même science. Mais pourquoi
Jésus-Christ s'est-il expliqué en ces termes, et non autrement? Parce que les
disciples n'avaient pas encore reçu la connaissance du Saint-Esprit : c'est
pour cela qu'il ne s'attache qu'à une seule chose; à savoir, qu'ils le croient
et qu'ils le reçoivent, et qu'ils ne se scandalisent point; car comme il avait
dit: « Le Christ est votre seul chef » (Matth. XXIII, 8) et conducteur de peur
qu'on ne crût qu'ils n'ajoutaient point foi à la parole de Jésus-Christ, s'ils
croyaient au Saint-Esprit, il dit: « Ma doctrine et sa doctrine » sont la même
doctrine. Ce que dira l'Esprit-Saint viendra de la même source que mes propres
paroles. Ne croyez pas qu'il en dise d'autres; les choses qu'il dira sont à moi
et me glorifieront : la volonté du Père, du Fils et du Saint-Esprit est la même
volonté. Et Jésus-Christ veut que nous n'ayions tous aussi qu'une seule et même
volonté disant: «Afin qu'ils soient un, comme vous et moi nous sommes un ».
(Jean, XVII, 11, 21.)
4. Rien n'est égal à l'union et à la bonne intelligence; par elle un
homme isolé devient partie d'un grand tout. Si deux ou dix personnes sont unies
ensemble de coeur, chacune d'elles n'est plus une seule, mais elle se décuple,
pour ainsi dire; dans ses dix vous ne trouverez qu'un, et dans un vous
trouverez dix. S'ils ont un ennemi, comme alors il ne s'attaque pas à un seul,
mais à dix, il faut qu'il succombe, puisqu'il n'est pas repoussé par un seul,
mais par dix. Qu'un soit dans le besoin, il n'est pas' pour cela dans
l'indigence; il est riche par sa plus grande partie, savoir: parles neuf
autres; et la partie qui tombe est aussitôt soutenue, la plus faible par la
plus forte. Chacun d'eux a vingt mains, vingt yeux et autant de pieds; il ne voit
pas seulement par` ses yeux, mais encore par ceux des autres; il ne marche pas
seulement par ses pieds, mais encore par ceux des autres; il n'agit pas
seulement par ses mains, mais encore parcelles des autres. Chacun d'eux a dix
âmes; car il n'a pas seul le soin de ses affaires, les autres en ont soin
pareillement. Et s'ils étaient cent ainsi unis ensemble, il en serait de même,
et la force s'augmenterait à proportion du nombre.
Ne voyez-vous pas, mes frères, l'excellence [496] de la charité? Elle
rend l'homme invincible, elle le multiplie; d'un seul elle fait plusieurs.
Comment un seul :homme pourrait-il être en même temps et en Perse et à Rome? Ce
que la nature ne peut point, la charité le peut; une partie de lui-même sera
ici et l'autre là, ou plutôt il sera tout entier là, et tout entier ici. Mais
s'il a mille ou dix mille amis, considérez quelle sera sa force, quel sera son
pouvoir. Voyez-vous quel pouvoir de multiplication possède la charité ? En
effet, qu'un devienne mille, c'est quelque chose d'étonnant et d'admirable.
Pourquoi donc n'acquérons-nous pas une si grande puissance, et ne nous
mettons-nous pas en sûreté? Cela vaut mieux que toutes les dignités, et les
richesses, et la santé, et que la lumière même. C'est la source de la joie.
Jusques à quand bornerons-nous notre charité à un seul et à deux?
Apprenez à connaître par le contraire les avantages de cette vertu.
Supposons quelqu'un qui n'ait point d'amis, ce qui est la marque d'une extrême
folie, car il n'y a qu'un insensé qui puisse dire : je n'ai point d'amis. Un
homme de cette espèce, quelle vie mènera-t-il ? Fût-il très-riche, fût-il dans
l'abondance de toutes choses et dans les délices, possédât-il de grandes terres
et de gros revenus, il est pauvre, il est nu, il est solitaire et isolé. Il
n'en est pas de même de celui qui a des amis; fût-il pauvre, il vit dans une
plus grande opulence que les riches; et ce qu'il n'oserait dire pour soi, un
autre le dira; ce qu'il ne peut pas se donner lui-même, un autre le lui
procurera, ou même beaucoup plus. Ainsi l'union est pour nous un sujet de joie
et un port sûr et tranquille. Il ne peut rien arriver de funeste à celui qui
est environné de tant de satellites; les gardes mêmes, qui veillent à la sûreté
du prince, n'ont ni tant de vigilance ni tant d'attention. Ceux-ci gardent leur
roi par nécessité, ceux-là gardent leur ami par affection et par amour. Or,
l'amour a beaucoup plus de force et de pouvoir que la crainte. Le roi est en
crainte et en défiance de ses gardes, l'ami se confie à ses amis plus qu'à
lui-même, et avec cet appui il ne craint les embûches de personne.
Faisons donc ce marché : le pauvre, pour avoir une consolation dans sa
pauvreté; le riche, pour assurer ses richesses; le prince, pour régner en
sûreté; le sujet, pour gagner la bienveillante du prince. Ce commerce lie les
coeurs et rend la vie douce et agréable. Ainsi, parmi les bêtes, celles qui ne
s'unissent pas au troupeau sont les plus cruelles et les plus féroces. Voilà
pourquoi nous habitons dans des villes, nous avons des places publiques; c'est
afin de nous voir et de vivre ensemble. Saint Paul ordonne cette société, quand
il dit : « Ne nous retirant point des assemblées des fidèles ». (Héb. X, 25.)
Il n'est rien de pire que d'être seul et privé de la société.
Quoi donc! direz-vous, et les moines et ceux qui habitent sur les
sommets des montagnes? Les moines- ne sont point sans amis, mais en fuyant le
tumulte des villes et des places publiques, ils trouvent dans la solitude
beaucoup de compagnons que la charité unit et lie étroitement ensemble, et
c'est pour se procurer cette douce société qu'ils se retirent. C'est parce que
les affaires suscitent toutes sortes de querelles, qu'ils s'en écartent pour
donner tous leurs soins à l'exercice de la charité. Mais le solitaire,
direz-vous encore, aura-t-il, lui aussi, un si grand nombre d'amis? Pour moi, à
la vérité, je le voudrais bien, que l'on pût vivre tous ensemble, et que la
charité se conservât toujours dans toute sa force et sa vigueur, car ce n'est
pas le lieu qui fait les amis. Les moines ont bien des gens qui les louent, qui
ne les loueraient point s'ils ne les aimaient pas. Et, de leur côté, ils prient
pour tout le monde: ce qui est un grand témoignage de leur charité. C'est pour
cela que nous nous embrassons mutuellement les uns les autres dans la
célébration des saints mystères, afin de ne faire tous qu'un seul corps,
quoique nous soyons plusieurs. C'est pour cela que nous prions en commun pour
les catéchumènes, pour les malades, pour les fruits de la campagne, pour les
habitants de la terre et des mers. Vous voyez que la charité fait paraître sa
force et sa vertu dans les prières, dans la participation des saints mystères
et dans les exhortations. Elle est la source de tous les biens; si nous nous y
attachons avec zèle et avec ardeur, nous nous conduirons bien en cette vie, et
nous obtiendrons le royaume qui nous est promis; je prie Dieu, de nous
l'accorder à tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par
qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit. Ainsi soit-il.
1. Rien n'abat une âme accablée de douleur et de tristesse comme
d'entendre souvent répéter les paroles qui causent sa tristesse et sa douleur.
Pourquoi donc Jésus-Christ, ayant dit: « Je m'en vais », et : « Je ne vous
parlerai plus », répète-t-il souvent ces paroles: « Encore un peu de temps, et
vous ne me verrez il plus » ; et : « Je m'en vais à celui qui m'a envoyé ? »
Après avoir consolé et réjoui ses disciples par la promesse du Saint-Esprit, il
les jette encore dans l'abattement. Pourquoi le Sauveur fait-il donc cela ? Il
sonde leur coeur et les met à une plus grande épreuve, et il les accoutume
sagement à entendre dans la paix et la docilité les paroles tristes et
affligeantes, afin qu'ils supportent ensuite son départ avec courage et avec
fermeté. Les disciples ayant eu tout le temps de réfléchir sur ce que leur
Maître leur avait prédit, devaient véritablement ensuite souffrir la séparation
avec plus de facilité. Que si l'on examine avec soin ses paroles, on y trouvera
une consolation en ce qu'il dit « Je m'en vais à mon Père ». Il leur fait
connaître qu'il ne périra point, mais que sa mort sera seulement un passage,
une translation. Le Seigneur leur donne encore une autre consolation, car il ne
dit pas simplement : « Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus » ;
mais il a ajouté aussi : « Encore un peu de temps, et vous me verrez » ;
marquant qu'il reviendrait, que la séparation ne serait pas longue, et
qu'ensuite il demeurerait toujours avec eux; mais certainement ils ne le
comprirent pas. Et on a raison de s'étonner, qu'ayant souvent entendu ces
choses, ils ne les aient pas plus comprises que si on ne leur en avait jamais
parlé.
Mais pourquoi les disciples ne les ont-ils pas comprises? C'est, ou à
cause de leur tristesse, comme je le pense, car la tristesse effaçait toutes
ces paroles de leur mémoire, ou à cause de leur obscurité; de sorte que ce qui
[498] véritablement ne se contredisait point en soi, leur paraissait se
contredire. Où allez-vous, disent-ils, pour que nous vous puissions voir? Si vous
vous en allez, comment vous verrons-nous? Voilà pourquoi ils disaient : « Nous
ne savons ce qu'il veut dire (18) ». Ils savaient qu'il devait s'en alter, mais
qu'il dût revenir peu après, c'est là ce qu'ils ignorent. Voilà pourquoi le
Sauveur les reprend de ne l'avoir pas compris; et, voulant leur inculquer dans
l'esprit la foi dans sa mort, il leur dit : « En vérité, en vérité, je vous le
dis : vous pleurerez et vous gémirez », à savoir: sur ma croix, sur ma mort; «
mais le monde se réjouira (20) ». Comme les disciples, ne voulant point que
leur Maître mourût, se portaient facilement à croire qu'il ne mourrait point,
et comme ils étaient dans le doute, ne sachant pas ce que voulait dire cette
parole : « Encore un peu de temps », Jésus-Christ dit : « Vous pleurerez et
vous gémirez, mais votre tristesse se changera en joie ».
Jésus-Christ ensuite, après avoir déclaré à ses disciples que la joie
succéderait à leur tristesse, que de leur affliction naîtrait leur consolation,
qu'il ne serait absent que pour un peu de temps, et que leur joie serait
perpétuelle, passe à un exemple commun et trivial. Et que dit-il? « Une femme,
lorsqu'elle en« tante, est dans la douleur (21) ». Les prophètes aussi se sont
souvent servis de cet exemple, comparant la tristesse aux douleurs de
l'enfantement. Mais voici ce que veut dire le Sauveur : Vous serez comme
attaqués des douleurs de l'enfantement, mais la douleur de l'enfantement est un
sujet de joie; par cette comparaison il confirme sa prochaine résurrection, et
il montre que mourir, c'est la même chose que sortir du sein d'une femme pour
entrer dans une brillante lumière; c'est comme s'il disait : Ne vous étonnez
pas que par cette tristesse je vous amène à une heureuse issue, puisqu'une
femme ne devient mère que par la douleur.
Le Seigneur nous découvre encore ici un mystère, à savoir: qu'il a
détruit la mort, qu'il lui a ôté tout ce qu'elle avait d'âpre et d'amer, et
qu'il a régénéré l'homme et en a fait un homme nouveau. Au reste, il n'a pas
seulement dit que la tristesse passerait, il n'en fait même pas mention, tant
sera grande la joie qui lui doit succéder : c'est là aussi ce qui arrivera aux
saints. Mais encore: une femme ne se réjouit point de ce qu'il est venu un
homme au monde, elle se réjouit seulement quand c'est elle qui a mis un homme
au monde. Si une femme se réjouissait de ce qu'il est venu un homme au monde,
rien n'empêcherait que celles qui n'enfantent point ne se réjouissent de la
fécondité de celles qui enfantent. Pourquoi donc Jésus-Christ s'est-il servi de
cet exemple? Parce qu'il a seulement voulu montrer que la douleur ne durerait
qu'un peu de temps; mais que la joie serait perpétuelle, que la mort n'était
qu'un passage à la vie, et que les douleurs de l'enfantement produiraient un
grand fruit et un grand avantage. Et le Sauveur n'a point dit : Il est né un
enfant, mais : Il est né un homme; voulant, par cette façon de s'exprimer, nous
faire entendre qu'il parle de sa résurrection et que le nouvel homme ne serait
point sujet à la mort, mais qu'il naîtrait pour vivre et pour régner
éternellement. Voilà donc pourquoi il n'a point dit : Il est né un enfant, mais
: Il est né un homme au monde.
« C'est ainsi que vous serez maintenant dans la tristesse, mais je vous
verrai de nouveau, et votre tristesse se changera en joie (22) ». Ensuite, pour
faire voir qu'il ne mourra plus (1), il dit: « Et personne ne vous ravira votre
joie. En ce jour-là vous ne m'interrogerez plus sur rien (23) ». Jésus-Christ,
par ces paroles, ne déclare autre chose, sinon qu'il est envoyé de Dieu; alors
vous saurez toutes choses. Mais que veut dire ceci : « Vous ne m'interrogerez
point ? » Vous n'avez pas besoin de médiateur, mais il vous suffira de
prononcer seulement mon nom pour obtenir tout ce que vous demanderez; en quoi
Jésus-Christ fait connaître la vertu et la puissance de son nom, puisque, sans
qu'on le voie, sans qu'on le prie, la seule invocation de son nom met les
hommes en crédit auprès du Père. Mais quand cela est-il arrivé? Lorsque les
apôtres disaient : « Seigneur, considérez leurs menaces, et donnez à vos
serviteurs la force d'annoncer votre parole avec une entière liberté, et le
pouvoir de faire des merveilles et des prodiges en votre nom; et le lieu où ils
étaient trembla ». (Act. IV, 29.)
« Jusques ici , vous n'avez rien demandé (24) ». Le Sauveur fait de
nouveau connaître
1. Saint Paul dit de même : Nous savons que Jésus-Christ étant
ressuscité d'entre les morts ne mourra plus. et que la mort n'aura plus
d'empire sue lui. Car, quant à ce qu'il est mort , il est mort seulement une
fois pour le pécha; mais quant à la vie qu'il a maintenant, il vit pour Dieu.
(Rom. VI, 9, 10.)
à ses disciples qu'il leur est utile qu'il s'en aille, puisque jusqu'à
ce temps ils n'ont rien demandé, et que quand il se sera en allé, ils
obtiendront tout ce qu'ils demanderont. Encore que désormais je ne doive plus
demeurer avec vous, ne vous croyez pas pour cela abandonnés; mon nom vous
donnera une plus grande confiance et un plus grand pouvoir.
2. Et comme ces paroles étaient un peu obscures, il y ajoute: « Je vous
ai dit ces choses en paraboles. L'heure vient en laquelle je ne vous
entretiendrai plus en paraboles (25) ». Il viendra un temps auquel vous
entendrez tous clairement toutes ces choses (ce temps, c'est celui de sa
résurrection). Alors je vous parlerai ouvertement de mon Père. (Act. I, 3.) Et
en effet, Jésus-Christ a demeuré quarante jours avec ses apôtres, conversant,
mangeant avec eux, et leur expliquant ce qui regarde le royaume de Dieu.
Maintenant, la crainte dont vous êtes prévenus ne vous permet pas de faire
attention à ce que je vous dis, mais alors, tue voyant ressuscité et au milieu
de vous, vous pourrez apprendre toutes choses avec une entière liberté, parce
que mon Père lui-même vous aimera, lorsque vous aurez en moi une foi plus vive
et plus ferme.
« Et je ne prierai point mon Père (26) ». L'amour que vous avez pour
moi suffit pour vous obtenir sa protection. « Car mon Père a vous aime
lui-même, parce que vous m'avez aimé, et que vous avez cru que je suis sorti de
mon Père (27). Et je suis venu dans le monde, maintenant je laisse le monde, et
je m'en retourne à mon Père (28) ». Comme le seul mot de résurrection, et ainsi
cette parole de leur Maître, qu'il était sorti du Père et qu'il y retournerait;
comme, dis-je, ces choses ne consolaient pas peu les disciples, le divin
Sauveur les leur répète souvent; il leur assurait l'une parce qu'ils croyaient
sincèrement en lui, et l'autre pour leur montrer qu'ils devaient être en repos
et ne. rien craindre. Lors donc qu'il leur disait : « Encore un peu de « temps,
et vous ne me verrez plus, et encore « un peu de temps, et vous me verrez », il
était naturel qu'ils ne comprissent pas ce qu'il voulait dire; mais, à l'égard
de ces dernières paroles . « Qu'il ressusciterait, qu'il était sorti du Père,
qu'il y retournerait », il n'en était pas de même, ils les comprenaient fort
bien.
Que signifient ces mots : « Vous ne m'interrogerez plus? » C'est comme
s'il disait
Vous ne me direz plus: « Montrez-nous votre Père ». Et : « Où
allez-vous? » parce que vous serez remplis de toutes sortes de connaissances,
et que mon Père vous aimera comme je vous aime. C'est principalement cette
promesse de l'amour et de l'affection du Père qui leur donna une bonne
espérance et les fortifia; voilà pourquoi ils disent : « Nous voyons bien à
présent que vous savez toutes choses (30) ». Ne le remarquez-vous pas, mes
frères, que le Sauveur parlait à ses disciples selon les sentiments et les
dispositions qu'il voyait dans leur coeur ? « Et que vous n'avez pas besoin que
personne vous interroge » ; c'est-à-dire, vous voyez ce qui nous trouble, avant
même que nous ouvrions la bouche pour vous le déclarer, et vous nous avez tous
réjouis et consolés, en nous disant : « Mon Père vous aime lui-même parce que
vous m'avez aimé ». Après tant et de si grandes choses, qu'ils ont vues ou
entendues, ils disent donc enfin : « Nous voyons ». Vous le voyez aussi, mes
frères, combien ils étaient grossiers.
Ensuite, comme c'est par forme d'action de grâces qu'ils disent : «
Nous voyons », le Sauveur leur réplique : Vous êtes encore bien éloignés de la
perfection ; pour y atteindre, vous avez besoin de beaucoup d'autres choses, il
ne sort de votre bouche encore rien de parfait. Et maintenant, vous allez
m'abandonner à mes ennemis, et vous serez saisis d'une si grande peur, que vous
n'oserez même pas vous en aller ensemble; mais cela ne me fera aucun tort ni
préjudice. Ne voyez-vous pas combien le Sauveur tempère encore son discours,
pour le proportionner à leur faiblesse ? Aussi leur reproche-t-il d'avoir
constamment besoin d'excuse et d'indulgence. Comme ils lui disaient : « Vous
parlez maintenant tout ouvertement, et vous n'usez d'aucunes paraboles, c'est
pour cela que nous vous croyons»; il leur fait voir que lors même qu'ils
s'imaginaient croire, ils ne croyaient point encore; il leur déclare qu'ils ne
recevaient point leur confession de foi ; il dit cela pour les renvoyer à un
autre temps.
« Mon Père est avec moi (32) ». C'est encore pour ses disciples que le
Sauveur le dit. Et il a toujours eu une grande attention à le leur apprendre et
à le leur bien inculquer. Ensuite , pour leur montrer qu'en disant ces choses
il ne leur a pas encore donné cette [500] parfaite connaissance, « qu'ils
n'auront que dans la suite », et qu'il ne leur a parlé de la sorte que pour les
empêcher de se tourmenter l'esprit par des raisonnements, car il y a apparence
qu'ils avaient quelques pensées humaines et qu'ils craignaient de ne recevoir
aucun secours de lui, il dit : « Je vous ai dit ces choses, afin que vous trouviez
la paix en moi » (33) ; c'est-à-dire, afin que je ne sois pas effacé de votre
coeur, mais qu'au contraire j'y demeure toujours profondément gravé. Qu'aucun
de vous ne prenne donc ces choses pour des dogmes, je ne les ai dites que pour
votre consolation et pour vous exhorter à la fidélité et à l'amour. Vous
n'aurez pas toujours à souffrir, vos afflictions s'apaiseront enfin. Mais tant
que vous serez dans le monde, vous aurez à supporter bien des peines et des
travaux, non-seulement à présent que je vais être livré à mes ennemis, mais
encore dans la suite. Prenez courage et ayez confiance. Vos souffrances seront
légères; le Maître ayant vaincu les ennemis, les disciples ne doivent point
désespérer. Mais permettez-nous, Seigneur, de vous le demander, comment avez-vous
vaincu le monde? Je vous l'ai déjà dit, que j'en ai précipité le prince dans
l'abîme, et vous le connaîtrez dans la suite, lorsque tout le monde vous sera
soumis et vous obéira.
3. Nous pouvons nous-mêmes aussi, mes frères, nous pouvons vaincre le
monde, si nous voulons jeter les yeux sur l'auteur de notre foi, et marcher
dans le chemin qu'il nous a frayé. Marchons-y, et la mort même ne nous vaincra
point. Quoi donc ! direz-vous, est-ce que nous ne mourrons point? C'est alors
qu'il serait évident que la mort ne nous vaincra point. Un guerrier se rend
illustre, non en ne combattant point son ennemi, mais en le terrassant dans le
combat. Donc, ce n'est pas à cause du combat qu'on est mortel, mais c'est à
cause de la victoire qu'on devient immortel. C'est si nous demeurions toujours
sous l'empire de la mort que nous serions mortels. Comme je ne dirai point
immortels les animaux qui ont une très-longue vie, encore qu'avant que de
mourir ils vivent longtemps, de même aussi je ne dirai point mortel celui qui
doit ressusciter après sa mort. Dites-moi , je vous prie, si quelqu'un rougit
un moment, dirons-nous pour cela qu'il est toujours rouge ? Non, certes, car ce
n'est point là une rougeur habituelle et permanente. Si quelqu'un pâlit,
dirons-nous pour cela qu'il ait la jaunisse? Nullement: car sa maladie est
passagère. Ne dites donc pas mortel celui qui n'est mort que pour un peu de
temps. Si vous le dites mort, ceux qui dorment, dites-les aussi morts : ils
sont, pour ainsi dire, morts, puisqu'ils n'agissent point; mais la mort
corrompt les corps. Et que fait cela? Ils ne meurent pas pour demeurer dans la
corruption, mais pour devenir incorruptibles.
Vainquons donc le monde; courons à l'immortalité. Suivons notre roi;
dressons-lui des trophées, méprisons les voluptés : ce n'est point là un grand
travail. Elevons nos esprits et nos coeurs au ciel, et dès lors nous aurons
vaincu le monde. Ne le désirez point, et vous l'avez vaincu : riez-en, vous
êtes victorieux. Nous sommes des voyageurs et des étrangers que rien ne nous
inquiète donc, que rien ne nous afflige. En effet, si étant sorti d'une patrie
florissante, et d'illustres parents, vous étiez allé dans un pays éloigné, ou
inconnu à tout le inonde, sans enfants, sans richesses, quelqu'un vous fit un
affront, vous n'auriez point tant de peine à le souffrir, que si vous étiez
chez vous dans votre famille. Considérant alors que vous êtes dans une terre
étrangère et éloignée, cela seul vous persuaderait aisément que vous devez tout
souffrir, tout mépriser, et la, faim et la soif, et tous les autres accidents.
Maintenant de même , faites cette réflexion, que vous êtes ici un étranger et
un voyageur, afin que, vous regardant comme dans une terre étrangère, rien ne
soit capable de vous troubler.
Et certes, vous avez une cité dont Dieu est lui-même le créateur et
l'architecte : ce monde-ci n'est qu'un lieu de pèlerinage, et où vous n'avez
que très-peu de temps à demeurer. Nous frappe, nous charge d'injures et
d'outrages qui voudra, nous sommes dans une terre étrangère, où nous vivons à
peu de frais. Véritablement il nous serait dur d'avoir à souffrir de même dans
notre patrie, et parmi nos concitoyens; alors cela nous ferait un grand tort,
et nous couvrirait d'infamie. Mais si, au contraire, l'on se trouve en un lieu
où on ne soit connu de personne, on souffre tout facilement. Car l'outrage
aggrave la volonté de celui qui le fait; par exemple : offenser un magistrat
qu'on connaît pour tel, c'est une mortelle offense; mais l'outrager en le
croyant un particulier, [501] c'est à peine s'il serait sensible à une offense
de ce genre.
Pensons qu'il en est ainsi à notre égard: ces méchants qui nous
outragent ignorent ce que nous sommes; ils ne savent pas que nous sommes
citoyens du ciel, que nos noms sont écrits dans la céleste patrie, et parmi
ceux des chérubins. Ne nous affligeons donc pas, et ce qu'ils font contre nous
ne le considérons donc pas comme injure : ils se garderaient bien de rien faire
qui nous pût offenser, s'ils nous connaissaient : mais ils nous prennent pour des
pauvres et des malheureux; ne regardons donc pas comme une injure ce qu'ils
font. Dites-moi : si dans un voyage quelqu'un étant arrivé à l'hôtellerie avant
ses gens et toute sa suite, l'hôte, ou un des voyageurs, ne sachant qui il est,
se déchaînait en invectives contre lui, ne rirait-il pas de son ignorance, et
ne badinerait-il pas de sa méprise? Ne s'en divertirait-il pas, comme si ces
outrages tombaient sur quelqu'autre, et non pas sur lui? Usons-en de même :
nous sommes dans une hôtellerie, où nous attendons nos compagnons de voyage.
Lorsqu'ils seront arrivés, et que nous serons tous réunis ensemble, alors ils
connaîtront qui sont ceux qu'ils ont offensés. Alors, la tête baissée, ils
diront : « Insensés que nous étions ! c'est là celui qui a été autrefois
l'objet de nos railleries ». (Sag. V, 3.)
4. Deux choses doivent donc nous consoler: l'une, que ce n'est pas nous
que cette injure attaque, puisque ceux qui nous la font ne savent pas qui nous
sommes; l'autre, que si nous voulions nous venger, ce serait ajouter notre
vengeance aux rigoureux supplices auxquels ils seront un jour condamnés. Mais,
à Dieu ne plaise qu'il se trouvât parmi nous quelqu'un de si cruel et de si
inhumain ! Que si c'est d'un de nos compatriotes que nous recevons une injure,
en ce cas cela paraît plus dur et plus fâcheux, ou plutôt cette offense est
encore très-légère. Pourquoi? Parce que l'injure que nous dit une personne que
nous aimons ne nous blesse et ne nous offense point tant que celle d'un
inconnu. Souvent, pour exhorter à la patience et au pardon ceux qu'on a
injuriés, nous leur disons : souffrez patiemment cette injure : celui qui vous
a offensé est votre frère, c'est votre père, c'est votre oncle. Que si vous
respectez ces noms de père et de frère, j'invoquerai une parenté encore plus
intime : car nous ne sommes pas seulement tous frères, mais nous sommes tous
aussi membres les uns des autres, et un seul corps (Rom. XII, 5). Or, si nous
avons du respect pour le nom de frère, à plus forte raison devons-nous en avoir
pour celui de membre. Ignorez-vous ce proverbe (1) : Il faut supporter ses amis
avec leurs défauts (2)? Ne vous a-t-on pas appris ce précepte de saint Paul : «
Portez les fardeaux les uns des autres? » (Gal. VI, 2.) Ne voyez-vous pas tous
les jours ce que font les amants? Car je me vois obligé de recourir à cet
exemple, puisqu'il ne m'est pas donné de trouver parmi vous celui de
l'affection dont je parle : et c'est ainsi qu'en use le saint apôtre, lorsqu'il
dit : « Que si nous avons eu du respect pour les pères de notre corps,
lorsqu'ils nous ont châtiés ». (Héb. XII, 9.) Ou plutôt ce qu'il écrit aux
Romains est plus propre à notre sujet : « Comme », dit-il, « vous avez fait
servir les membres de votre corps à l'impureté et à l'injustice, pour commettre
l'iniquité , faites-les servir maintenant à la justice ». (Rom. VI, 19.) Vous
le voyez : ce discours de l'apôtre nous autorise à vous produire l'exemple des
amants, et nous donne la hardiesse d'entrer dans ce détail.
Ne savez-vous donc pas ce que font les amants qui aiment avec passion
une femme prostituée, et quels maux ils endurent? Ils sont souffletés, frappés,
raillés; ils endurent de sa part mille impertinences, encore qu'elle les
haïsse, qu'elle ne puisse les voir, qu'elle leur fasse toutes sortes
d'outrages. S'il lui échappe une fois de leur dire quelque douceur, quelque
tendre parole, ils se croient au comble de la fortune, ils oublient le passé ;
ce ne sont plus que ris, que joie, ils se regardent comme les plus heureux de
tous les hommes, soit qu'ils tombent dans la pauvreté, soit qu'il leur
survienne quelque maladie, ou quelque autre fâcheux accident. Selon que les
traite leur maîtresse, ils se croient heureux ou malheureux, ils ne tiennent
compte ni d'une bonne réputation ni de l'ignominie : s'ils reçoivent une
injure, un affront, la joie qu'ils
1. « Ce proverbe ». Le texte ajoute : « Etranger ». Je passe ce mot, il
ne me paraît pas nécessaire, ni figurer ici . « Etrangers », parce qu'il vient
de quelque auteur païen. Car les Pères grecs appellent a étrangers, les païens,
et ce qui vient d'eux.
2. Ce proverbe convient à ce que dit Erasme : « Connaissez les moeurs
et les défauts de votre ami, mais ne le baissez pas; parce que, comme le
remarque notre saint Docteur : « Nous ne sommes pas seulement frères; mais aussi
les membres les uns des autres, et un seul corps ».
ont d'être bien avec leur maîtresse leur fait tout souffrir sans peine.
Si elle les injurie, si elle leur crache au visage, ils croient que ce sont des
roses qu'elle leur jette. Et ne vous étonnez pas qu'ils aient ces sentiments
pour elle : sa maison même ils la regardent comme la plus belle et la plus
brillante de toutes les maisons, quand elle ne serait qu'une masure de terre,
et quand elle tomberait en ruines. Et pourquoi parler de leur maison? La vue
seule des lieux où elles passent la soirée, les réjouit et les embrase d'amour.
Permettez-moi donc de vous citer les paroles de l'apôtre a Comme vous avez fait
servir les membres a de votre corps à l'impureté et à l'injustice, a pour
commettre l'iniquité, faites-les servir a maintenant à la justice ». Je vous le
dis moi aussi : comme vous avez aimé vos maîtresses, aimez-vous de même
réciproquement les uns les autres; et quelqu'injure qu'on vous fasse, vous ne
croirez pas souffrir grand'chose. Mais que dis-je? Aimez-vous mutuellement,
aimez Dieu de même.
Vous frissonnez, vous frémissez, mes frères, de m'entendre demander
autant d'amour pour Dieu que vous en avez eu pour votre maîtresse, pour une
femme prostituée? Mais moi, je frémis ale voir que vous n'avez même pas pour
votre Dieu un égal amour. El, si vous le voulez bien, examinons-le, quoi qu'il
puisse y avoir de choquant dans une pareille matière. Une maîtresse ne promet
aucun bien à ses amants, mais elle leur attire l'ignominie, la honte, le
mépris, les outrages; car c'est là ce que produit le commerce d'une femme
débauchée. Ce commerce rend l'homme ridicule, le couvre de honte et d'infamie.
Mais Dieu vous promet le ciel et les biens célestes, il vous fait ses enfants
et les frères de son Fils unique; pendant votre vie il vous donne une infinité
de choses; après votre mort il vous ressuscite, et vous comble de tant et de si
grands biens, que vous ne sauriez même les concevoir, ni les imaginer; il vous
rend honorables et respectables. Une maîtresse engloutit tout votre bien , vous
ruine et vous fait tout dépenser pour votre perte. Dieu vous commande de semer
dans le ciel même, et il vous donne le centuple et la vie éternelle. Une
maîtresse se sert de son amant comme d'un esclave, et le traite plus durement
que ne peut faire le tyran le plus cruel, mais Dieu dit : « Je ne vous
appellerai plus serviteurs, mais : mes amis ». (Jean, XV, 15.)
5. Avez-vous fait attention, mes frères, et à la grandeur des maux que
vous attirent ces sortes de femmes, et à l'immensité des biens que produit
l'amour de Dieu? Qu'ajouterons-nous encore? Plusieurs veillent nuit et jour
pour l'amour de leur maîtresse, et se soumettent de bon coeur à son empire; ils
désertent leur maison , ils quittent leur père, leur mère, leurs amis ; ils
négligent leurs biens, leurs protecteurs, abandonnent tout et laissent tout
dépérir et tomber en ruine mais, pour l'amour de Dieu, ou plutôt pour
nous-mêmes, pour notre propre intérêt, souvent nous ne voulons pas même donner
la troisième partie de nos biens. Nous négligeons, nous méprisons le pauvre qui
meurt de faim, nous le voyons nu, nous passons sans le regarder et sans daigner
même lui dire un seul mot. Mais qu'un amant rencontre sur la place publique la
servante de sa maîtresse, quoiqu'elle suit étrangère, ils s'arrêtent devant
tout le monde pour s'entretenir longuement, comme s'ils s'en faisaient une fête
et un sujet d'orgueil. La passion qu'il a pour elle fait qu'il ne compte pour
rien ni la vie, ni ses supérieurs, ni le royaume éternel. Certes, ceux qui ont
éprouvé cette maladie m'entendent et savent bien ce que je dis : ils le savent,
(lue les amants se croient plus obligés à la plus impérieuse maîtresse qu'à
tous ceux qui leur obéissent et les servent. L'enfer n'est-il pas justement
préparé pour ces gens-là? mille supplices ne leur sont-ils pas justement
réservés?
Réveillons-nous donc, et faisons pour Dieu autant qu'on fait pour une
maîtresse; donnons-lui seulement la moitié, le tiers, de ces biens que les
amants prodiguent sans peine à une femme débauchée. Peut-être frémissez-vous
encore comme je frémis aussi moi-même ? Mais je voudrais que ce ne fût pas
seulement ce que je dis, mais l'action même qui vous remplit d'horreur et
d'effroi. Ici maintenant votre coeur est touché, mais êtes-vous sorti de ce
temple, vous effacez tout, vous chassez tout de votre mémoire. Quel fruit
retirez-vous donc de mes sermons? Si je disais : dissipez, consumez vos
richesses et vos biens auprès de cette femme, nul de vous ne craindrait la
pauvreté et ne s'en plaindrait. On ouvrirait ses coffres, on irait jusqu'à
emprunter de l'argent, quoique souvent on y ait [503] été pris; mais, que je
nomme l'aumône, aussitôt vous m'alléguez mille prétextes, des enfants, une
femme, une maison, des clients.
Mais, direz-vous, l'amour a des, charmes et cause de grands plaisirs?
Voilà justement ce qui m'accable de douleur, voilà ce qui m'afflige au dernier
point. Mais si je vous montre qu'à donner aux pauvres, qu'à les servir, il y a
et plus de plaisir et plus de joie, que me répondrez-vous? En effet, là
l'infamie, la honte, la dépense; et encore, les piques, les querelles, les
inimitiés diminuent beaucoup le plaisir; ici il n'y a rien de tout cela.
Dites-moi, je vous prie, est-il rien d'égal au plaisir d'attendre en repos et
en paix le royaume des cieux, la splendeur des saints, la vie éternelle? Mais,
répliquerez-vous, il faut attendre, au lieu qu'ici nous jouissons. Et comment,
et de quoi? Voulez-vous que je vous fasse voir que, dans la vie que je vous
propose, on jouit aussi? Pensez à la grande, à l'heureuse liberté qu'on y
goûte. Faites attention qu'en pratiquant la vertu, vous ne craignez ni
n'appréhendez personne, ni ennemi, ni traître, ni sycophante, ni envieux, ni
rival, ni jaloux, ni la pauvreté, ni la maladie, ni aucun autre accident humain
; mais dans l'amour, encore qu'une infinité de choses succèdent à souhait, et
que les richesses coulent comme une source intarissable, la guerre des rivaux
et leurs embûches rendent la vie de ceux qui s'y livrent la plus misérable de
toutes. Car, nécessairement, pendant qu'une misérable créature se prélasse dans
le luxe et les délices, il faut que la guerre s'allume pour lui complaire: ce
qui est plus dur que mille morts et plus insupportable que tous les supplices
qu'on pourrait imaginer.
Ici, au contraire, avec l'aumône, il n'arrive rien de pareil : « Les
fruits de l'esprit », dit l'apôtre, « sont la charité, la joie, la paix ».
(Gal. V, 22.) Il n'y a ni guerres, ni dépenses fuites mal à propos; et après
avoir distribué son bien, on n'a à craindre ni la honte, ni aucun fâcheux
retour; si vous donnez une obole, si vous donnez un peu de pain et un verre
d'eau froide, on vous en aura beaucoup d'obligation, et, loin de rien faire
pour vous chagriner ou vous affliger, on fera tout pour votre gloire et pour
vous épargner tout affront. Quelle excuse aurons-nous donc, quel pardon
pouvons-nous espérer, nous qui abandonnons la vertu pour nous livrer au vice et
nous précipiter volontairement dans la fournaise du feu ardent?
C'est pourquoi j'exhorte ceux qui sont possédés de cette maladie, de
rentrer en eux-mêmes, de travailler fortement à leur guérison, et de ne point
se laisser aller au désespoir. L'enfant prodigue (Luc, XV, 11) avait été bien
plus malade encore; mais il ne fut pas plutôt retourné dans la maison de son
père, qu'il fut rétabli dans ses premiers honneurs et dans sa première dignité,
et il parut plus grand et plus illustre que celui qui s'était toujours bien
conduit. Imitons-le nous-mêmes, et allons enfin trouver notre Père , quoique
tardivement ; rompons nos chaînes, sortons de ce malheureux esclavage, rentrons
dans notre première liberté, afin que nous possédions un jour le royaume des
cieux, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la
gloire appartient, et au Père, et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des
siècles. Ainsi soit-il.
1. « Celui qui fera et enseignera », dit Jésus-Christ, « sera grand
dans le royaume des cieux » (Matth. V, 19) ; et c'est avec raison. Il est aisé
de philosopher en paroles, mais mettre en pratique les règles de la sagesse,
c'est là ce qui est grand et d'une âme forte et généreuse. Voilà pourquoi
Jésus-Christ, parlant de la patience, se propose lui-même pour exemple et nous
ordonne de le prendre pour notre modèle. Voilà pourquoi , après nous avoir
donné cet avis et cette instruction, il se met à prier, pour nous apprendre que
clans les tentations et les afflictions il faut se détacher de tout et mettre
en Dieu son refuge et sa confiance. Car, après avoir dit à ses disciples : «
Vous aurez à souffrir bien des afflictions dans le monde », et avoir ébranlé
leur âme, il la relève par une prière, attendu qu'ils le regardaient encore
comme une homme. C'est aussi pour condescendre à leur faiblesse qu'il fait
cette prière, de même qu'il en avait fait une dans la résurrection de Lazare,
pour la raison qu'il indique en ces termes : « Je dis ceci pour a ce peuple qui
m'environne, afin qu'il croie a que c'est vous qui m'avez envoyé ». (Jean,
XI,42.)
C'est fort bien, direz-vous; il était à propos que Jésus-Christ agît de
la sorte devant les Juifs ; mais pourquoi fait-il de même pour ses disciples?
Il convenait encore qu'il en usât ainsi à l'égard de ses disciples. Des gens
qui, après avoir vu tant et de si grands miracles, disaient : « Nous voyons
bien à présent que vous savez toutes choses » (Jean, XVI, 30), avaient plus
besoin d'instructions et de preuves que tous les autres. Mais faites attention,
mes frères, que l'évangéliste n'appelle pas cette action une prière, il dit : «
Jésus leva les yeux au ciel ». Par où il fait entendre que c'était là plutôt un
entretien que le Fils avait avec son Père, qu'une prière. Que si ailleurs il
parle de prière, s'il représente le Seigneur, tantôt se mettant à genoux,
tantôt levant les yeux au ciel, ne vous en troublez point; c'est pour nous
apprendre que nous devons persévérer dans la prière, que, nous tenant debout,
nous devons regarder le ciel, non-seulement avec les yeux de la chair, mais
encore avec ceux de l'esprit; et aussi que nous devons nous mettre à genoux et
briser nos coeurs. Car Jésus-Christ n'est pas seulement venu pour se faire voir
à nous, mais aussi pour nous enseigner l'ineffable vertu. Un maître ne doit pas
se contenter d'enseigner du bout des lèvres, [505] il doit enseigner aussi
d'exemple et par ses oeuvres.
Ecoutons donc ce qu'il dit maintenant « Mon Père, l'Heure est venue,
glorifiez votre Fils, afin que votre Fils vous glorifie ». Par ces paroles, le
divin Sauveur nous montre encore qu'il ne va point à la mort malgré lui.
Comment irait-il malgré lui à la mort et involontairement, lui qui la demande
et prie pour cela, lui qui l'appelle la gloire, non-seulement de celui qui doit
être crucifié, mais encore de son Père? Car c'est là ce qui est arrivé :
non-seulement le Fils a été glorifié, mais encore le Père. Avant la croix, les
Juifs ne connaissaient même pas le Père : « Israël », dit le Seigneur, « ne m'a
point connu » (Isaïe I, 3); mais après la croix, tout l'univers a accouru.
Jésus-Christ nous apprend ensuite de quel genre de gloire et de quelle
manière il glorifiera son Père : « Comme vous lui avez donné puissance sur tous
les hommes, afin que nul de tous ceux que vous lui avez donnés ne périsse (2)
». Faire continuellement du bien, c'est là en quoi Dieu fait consister sa
gloire (1). Que veut dire ceci : « Comme vous lui avez donné puissance sur tous
les hommes? » Par là, le Sauveur montre que la prédication ne sera point
renfermée dans la Judée seulement, mais qu'elle se répandra dans tout le monde;
et il jette les premiers fondements de la vocation des gentils. Comme il avait
dit : « N'allez « point vers les gentils (Matth. X, 5), et comme il devait dire
dans la suite : « Allez et instruisez tous les peuples (Matth. XXVIII, 19), il
fait voir que c'était aussi la volonté de son Père, attendu que cela choquait
et scandalisait extrêmement les Juifs et même les disciples. En effet, quand
dans la suite les gentils se joignaient à eux, ils ne les souffraient pas
patiemment, « et ils ne les reçurent de bon coeur et avec joie », que
lorsqu'ils eurent reçu la grâce et les instructions du Saint-Esprit; car cette
union déplaisait fort aux Juifs. Après donc que le Saint-Esprit fut descendu
sur les disciples avec tant d'éclat et de célébrité , Pierre, de retour à
Jérusalem, eut bien de la peine à éviter les reproches des Juifs, lorsqu'il
leur fit le récit de ce qui lui était arrivé et de cette nappe qu'il avait vue.
(Act. X.)
Mais que signifient ces paroles : « Vous
1. « Dieu fait consister sa gloire ». (Act. XIV, 16.) Le Seigneur, dit
l’Ecriture, n'a point cessé de rendre toujours témoignage de ce qu'il est, en
faisant da bien aux hommes, en dispensant les pluies du ciel, et les saisons
favorables pour les fruits, en nous donnant la nourriture avec abondance, et
remplissant nos coeurs de joie.
lui avez donné puissance sur tous les hommes ? » Je ferai cette
question aux hérétiques : Quand est-ce que Jésus-Christ a reçu cette puissance
sur tous les hommes? Est-ce avant de les avoir formés ou après? Car c'est après
avoir été crucifié et s'être ressuscité qu'il a dit : « Toute puissance m'a été
donnée. Allez et instruisez tous les peuples ». (Matth. XXVIII, 18, 19.) Quoi
donc? Il n'avait pas en son pouvoir ses ouvrages? II avait fait les hommes, et,
après les avoir faits, il n'avait point d'autorité sur eux? Mais, dès le
commencement, l'Ecriture nous le représente comme faisant toutes choses ; on
l'y voit punir les uns comme pécheurs, corriger, châtier les autres, afin
qu'ils s'amendent et se convertissent. Il dit : « Je ne cacherai point à mon
serviteur Abraham ce que je vais faire ». (Gen. XVIII, 17.) A d'autres, il
donne des louanges et des récompenses pour avoir fait le bien. Est-ce donc
qu'alors le Fils avait cette puissance, qu'ensuite il l'a perdue, et que
maintenant il la reçoit de nouveau ? et quel démon oserait parler de la sorte?
Mais si, et alors, et à présent, il a toujours une égale et même puissance (car
il dit : « Comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le «
Fils donne ta vie à qui il lui plaît) » (Jean, V, 21) ; que signifie cette
parole? Le voici : Il devait envoyer ses disciples vers les gentils; de peur
donc qu'ils ne crussent qu'il innovait, à cause de ce qu'il avait dit
auparavant : « Je « n'ai été envoyé qu'aux brebis de la maison d'Israël qui se
sont perdues » (Matth. XV, 24), il montre que c'est aussi la volonté de son
Père. Que si le divin Sauveur parlé avec tant de modestie et d'humilité, vous
ne devez pas vous en étonner, parce que c'est de cette manière qu'il
instruisait alors ses disciples, et ceux aussi qui devaient venir après eux. Et
encore, comme je l'ai dit, par ces expressions si basses et si humbles, il
faisait sensiblement connaître qu'il ne s'abaissait si fort que pour
proportionner ses discours à la portée et à la faiblesse de ses auditeurs.
2. Mais que veut dire cela : « Sur tous les hommes? » Tous les hommes
n'ont pas cru. Mais Jésus-Christ a fait pour eux tout ce qu'il a pu, afin
qu'ils crussent tous. Que s'ils n'ont pas tous reçu sa parole, ce n'était point
la faute du Maître, c'est la faute de ceux qui n'ont pas [506] voulu la
recevoir, « Afin qu'il donne la vie a éternelle à tous ceux que vous lui avez
donnés ». Si le Sauveur se sert encore ici d'expressions humaines, n'en soyez
point surpris; il en use de la sorte pour les raisons que nous avons déjà
expliquées ailleurs. et pour éviter de parler magnifiquement de soi : ce qui
aurait choqué ses auditeurs, qui n'avaient pas encore de lui une grande
opinion. Saint Jean, néanmoins, quand il parle en son propre nom, n'en use pas
de la sorte, il se sert de termes plus relevés et plus sublimes : « Toutes
choses ont été faites par lui » ; et: «Il était la lumière » ; et : « Il est
venu chez soi ». (Jean, I, 3 et suiv.) Où l'on voit, non qu'il n'aurait point
eu la puissance, s'il ne l'avait reçue, mais qu'il donnait aussi aux autres «
le pouvoir d'être faits enfants de Dieu ». Saint Paul de même le déclare égal à
Dieu.
Mais le Sauveur fait sa demande d'une manière plus humaine en ces
termes: «Afin qu'il donne la vie éternelle à tous ceux que vous lui avez
donnés. Or la vie éternelle consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul
Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (3) ». Jésus-Christ dit :
« Le seul Dieu véritable », à la différence de ces dieux qui ne sont point de
véritables dieux; et il fait cette observation à ses disciples, parce qu'il les
allait envoyer vers les gentils.
Que si les hérétiques n'admettent pas cette explication, et s'ils
persistent à nier que Jésus-Christ soit vrai Fils de Dieu, à cause de ce terme,
« seul»; en raisonnant de la sorte, ils arrivent à nier aussi qu'il soit Dieu;
car Jésus-Christ dit : « Vous ne rechercherez point la gloire qui vient de Dieu
seul ». (Jean, V, 44.) Quoi donc ! le Fils ne sera point Dieu? Mais si le Fils
est Dieu, et le Fils du seul Père, il est évident, et qu'il est vrai Dieu, et
qu'il est Fils de celui qui est dit seul vrai Dieu. Quoi donc ! lorsque saint Paul
dit : « Serais-je seul, et Barnabé (1) » (I Cor. IX, 6,) est-ce qu'il exclut
Barnabé ? Nullement, ce mot n'est mis que par opposition à ce que font les
autres. Que si le Fils n'est pas vrai Dieu, comment est-il la vérité? car dire
« la vérité», c'est dire beaucoup plus que « vrai ». Celui qui n'est pas vrai
homme, due dirons-nous, je vous
1. « Serais-je seul et Barnabé ? » La suite du discours de mon auteur,
et l'application qu'il fait de ce passage, m'obligent de traduire ainsi
littéralement. Il faut traduire : « Serions-nous les seuls, Barnabé et moi ? »
prie, qu'il est? ne dirons-nous pas qu'il n'est point homme? De même,
si le Fils n'est point vrai Dieu, comment est-il Dieu? comment nous fait-il
dieux, et fils de Dieu, n'étant point vrai Dieu (1) ? Mais nous avons traité
plus exactement ailleurs (2) cette matière; c'est pourquoi poursuivons notre
sujet.
« Je vous ai glorifié sur la terre (4) ». Jésus-Christ dit fort bien :
« Sur la terre », car le Père était glorifié dans le ciel, ayant la gloire que
sa nature lui donne, et étant adoré des anges. Le Sauveur ne parle donc pas de
la gloire qui est propre à son essence. Cette gloire, encore que personne ne le
glorifie, il l'a toute pleine et entière; mais il parle de la gloire que lui
doivent rendre les hommes par leur culte et leurs adorations. C'est pourquoi ce
mot : glorifiez-moi, doit être entendu de même.
Pour vous montrer qu'il parle de cette sorte de gloire, écoutez ce
qu'il dit ensuite : « J'ai achevé l'ouvrage que vous m'aviez donné à faire ».
Mais il en était encore au commencement , ou même, à peine l'avait-il commencé.
Comment dit-il donc : « J'ai achevé l'ouvrage? » Il le dit : ou parce qu'il
avait fait tout ce qu'il lui appartenait de faire, ou parce qu'il parle de ce
qui doit arriver, comme étant déjà arrivé ; ou plutôt disons que tout était
déjà fait, du moment qu'il avait planté la racine du bien, d'où devait
nécessairement naître le fruit; et qu'il assistait, qu'il secondait ceux qui
viendraient dans la suite. Voilà pourquoi il dit encore dans des termes de
condescendance: « Que vous m'avez donné à faire (3) ». Si ç'eût été en écoutant
et en apprenant que le Fils eût achevé l'ouvrage, son
1. Les Ariens abusaient de ces paroles du divin Sauveur : « Seul vrai
Dieu » et « Que vous avez envoyé », pour l'exclure de la vraie divinité,
prétendant que véritablement « il était Dieu et Fils de Dieu », mais non pas «
vrai Dieu, ni vrai Fils de Dieu par nature », mais seulement par grâce et par
adoption. C'est sur quoi le saint Docteur. pousse ces hérétiques, leur faisant
voir que si, selon eux, le mot : SEUL exclut Jésus-Christ de la vraie divinité
et filiation du Père, il l'exclut aussi de toute divinité; ce qui était contre
leurs principes et leurs opinions. Il les réfute encore en disant que Jésus-Christ
« est la vérité » : s'il n'est pas vrai Dieu, dit-il, il ne peut pas être la
vérité s'il est la vérité, comme il l'est véritablement, il est donc vrai Dieu.
Quand Paul a dit : moi seul, et Barnabé , il n'a point exclu Barnabé ;
car ce mot . SEUL n'est pas employé à ce dessein, mais pour faire voir qu'il
avait avec Barnabé le même privilégie que les autres apôtres : de même
Jésus-Christ, en nommant le Père SEUL vrai Dieu, ne s'est point exclu de la
divinité, mais il en a seulement exclu les faux dieux, vers lesquels il
envoyait les apôtres, en les envoyant vers les gentils. Le Sauveur dit donc :
Seul vrai Dieu, pour prémunir ses apôtres contre les idoles, ou contre les faux
dieux.
2. Ailleurs : dans ses premières Homélies, comme on peut le voir.
3. L'ouvrage que vous m'avez donné à faire : c'est-à-dire, la
prédication, dont vous m'aviez chargé pour faire connaître votre nom.
ouvrage aurait été beaucoup au-dessous de la gloire qu'il devait
procurer à son Père. Mais, un grand nombre de témoignages démontrent d'une
manière visible et manifeste que Jésus-Christ s'est volontairement porté à
faire tout ce qu'il a fait. Ecoutez, par exemple, ce que saint Paul déclare : «
Il nous a tant aimés, «qu'il s'est livré lui-même pour nous ». (Gal. II, 20.)
Et : « Il s'est anéanti lui-même, en prenant la forme de serviteur ». (Philip.
XV, 9.) Et encore ce que dit saint Jean : « Comme mon Père m'a aimé, je vous ai
aussi aimés ».
Mon Père, « glorifiez-moi en vous-même de a cette gloire que j'ai eue
en vous, avant que le monde fût (5) ». Et où est cette gloire? Qu'il ait été
sans gloire devant les hommes à cause de la chair dont il s'était revêtu, soit;
cela n'est point étonnant - mais pourquoi demande-t-il à être glorifié devant
Dieu? Le Sauveur parle ici de son incarnation, et il veut dire que sa nature
charnelle n'a point encore été glorifiée, qu'elle n'a point encore acquis
l'incorruptibilité, qu'elle n'a point encore participé au trône royal. Voilà
pourquoi il n'a pas dit : Glorifiez-moi sur la terre, mais « en vous-même ».
3. Nous aussi nous participerons à cette gloire selon la mesure qui
nous est propre (Ephés. IV, 16), si nous sommés vigilants. Voilà pourquoi saint
Paul dit: « Pourvu toutefois que nous souffrions avec lui, afin que nous soyons
glorifiés avec lui ». (Rom. VIII, 17.) Donc ils sont dignes de toutes nos
larmes, ceux qui, ayant en perspective une si grande gloire, se dressent à
eux-mêmes des embûches par, leur lâcheté et leur assoupissement. Et, n'y eût-il
point d'enfer, ils seraient encore les plus misérables de tous les hommes,
puisque pouvant régner avec le Fils de Dieu et jouir de sa gloire, ils se
privent volontairement eux-mêmes d'un bien si grand et si excellent. Et, en
effet, fallût-il subir mille morts, livrer tous les jours mille corps et mille
vies, ne devrions-nous pas souffrir toutes ces choses pour acquérir une gloire
si brillante et si immense?
Mais maintenant nous ne méprisons même pas les richesses : ces
richesses, qu'un jour enfin il nous faudra quitter, même malgré nous. Nous ne
méprisons point les richesses, lui nous accablent d'une infinité de maux et les
multiplient chaque jour; qui resteront ici, et qui ne sont point à nous. Nous
ne faisons que gérer des biens dont nous n'avons pas la propriété, encore que
nous les tenions de nos pères. Mais lorsque l'enfer s'ouvrira sous nos pieds,
comment pourrons-nous supporter ce ver qui ne meurt point, ce feu qui ne
s'éteint point, et ce grincement de dents? Jusques à quand différerons-nous
d'ouvrir les yeux? Jusques à quand passerons-nous nos jours dans des querelles,
dans des contestations et des guerres, dans des entretiens vains et inutiles ?
Nous cultivons la terre, nous engraissons nos corps, et nous négligeons notre
âme nous n'avons aucun soin du nécessaire, et nous nous inquiétons pour des choses
frivoles et superflues. Nous construisons de magnifiques mausolées, nous
achetons de superbes palais, nous nous faisons accompagner d'un grand cortége
de domestiques de toute nation ; nous préposons des intendants et des
surintendants à la garde de nos terres, de nos maisons, de nos trésors; et nous
n'avons aucun soin de notre âme, et nous la laissons dans l'abandon! Quelle
sera la fin de toutes ces choses ? Avons-nous plus d'un ventre à remplir?
Avons-nous à entretenir plus d'un corps? Pourquoi donc tant de tracas et de
tumulte? Cette âme, que le Seigneur nous a donnée, pourquoi la divisons-nous,
pourquoi la partageons-nous entre tant d'offices et de ministères , nous créant
à nous-mêmes de cruelles servitudes ? Celui qui a besoin de beaucoup de choses
est esclave de beaucoup de choses, quoiqu'il semble être au-dessus : il est
lui-même serviteur de ses serviteurs, et il en dépend plus qu'ils ne dépendent
de lui, se faisant un autre genre de servitude plus dure que la leur. Il est
esclave d'une autre manière, n'osant aller ni à la place ni au bain sans ses
domestiques et ses serviteurs ; mais eux, ils vont souvent de tous côtés sans
leur maître. Celui qui semble être le maître n'ose sortir de sa maison, s'il
n'a son monde avec lui; et s'il parait même un instant hors de chez lui sans
son cortége, il se croit ridicule.
Peut-être quelques-uns rient de nous, cri nous entendant parler de la
sorte : mais c'est en cela même qu'ils sont plus dignes de nos pleurs. Et pour
vous montrer que c'est là une véritable servitude, je veux vous faire une
question : voudriez-vous avoir besoin de quelqu'un pour vous mettre les
morceaux à la bouche ou la coupe aux lèvres ? Ne vous [508] regarderiez-vous
pas alors comme digne de pitié? Que si, pour faire un pas, vous aviez toujours
besoin d'aide et de porteurs, ne vous croiriez-vous pas le plus malheureux de
tous les hommes? Voilà les sentiments que vous devriez avoir : voilà ce que
vous devriez penser de votre faste. Car, que ce soient des hommes ou des
animaux qui vous portent, cela ne fait rien, c'est toujours une égale
servitude. Dites-moi, je vous prie, qu'est-ce qui distingue les anges de nous,
sinon qu'ils ne sont pas pressés de besoins comme nous? Ainsi, moins on en a,
plus on approche de leur état, plus on en a, plus on est éloigné d'eux et
plongé dans cette vie périssable. Et pour savoir si je dis vrai, interrogez les
vieillards, demandez-leur quelle époque de leur vie ils estiment heureuse, ou
celle dans laquelle ils étaient follement esclaves de tous ces besoins ; ou celle
dans laquelle ils en sont heureusement affranchis? Si nous vous les citons,
c'est que les jeunes gens, enivrés de leurs passions, ne sentent point le poids
de la servitude. Interrogez ceux qui sont sujets à la fièvre, demandez-leur
quand ils se croient heureux, si c'est lorsqu'étant altérés , ils boivent
beaucoup , lorsqu'ils ont besoin de beaucoup de choses; ou lorsqu'ayant repris
leur santé, ils n'ont plus ces pressants besoins? Ne voyez-vous pas qu'en
quelque état que l'on soit, c'est être malheureux que d'avoir beaucoup de
besoins, et que la misérable servitude et la violente cupidité nous éloignent
fort de la vraie philosophie et de la vertu ?
Pourquoi donc augmentons-nous volontairement notre misère ? Dites-moi,
je vous prie, si vous pouviez commodément vivre sans maison, ne
préféreriez-vous pas cet état à l'assujettissement d'une maison ? Pourquoi donc
multipliez-vous à plaisir les marques de votre infirmité? Ne disons-nous pas
Adam heureux, pour n'avoir eu besoin de personne, ni de maisons, ni d'habits?
Oui, certes, me répondrez-vous ; mais maintenant nous sommes dans cette
nécessité. Et pourquoi donc l'augmentons-nous? Si plusieurs se retranchent
beaucoup de choses et de celles même qui sont nécessaires, comme domestiques,
argent, maison , quelle excuse aurons-nous, nous qui passons bien au delà du
nécessaire? Plus vous accroissez votre cortége, plus vous vous enfoncez dans la
servitude : plus vous vous créez de besoins, plus vous diminuez votre liberté.
N'avoir besoin de personne, c'est en quoi consiste la véritable liberté
: et n'avoir besoin que de peu de chose, c'est ce qui en approche le plus ;
telle est la liberté dont jouissent les anges et ceux qui les imitent. Pensez
donc combien il est louable de se procurer cette liberté dans un corps mortel.
Saint Paul y exhortait les Corinthiens, en disant: « Or, je voudrais vous les
épargner » ; et : « De peur que ces personnes ne souffrent dans leur chair des
afflictions et des peines (1) ». (I, VII, 28.) La raison pour laquelle on
appelle l'argent « bien », c'est afin que nous nous en servions dans nos
besoins, et non afin que nous le gardions et nous le cachions en terre : car ce
n'est point là posséder, mais c'est être possédé. Si nous cherchons à entasser
les richesses, et non à les mettre à profit , nous renversons l'ordre. Nos
richesses nous possèdent, et ce n'est point nous qui les possédons.
Délivrons-nous donc de cette cruelle servitude, et mettons-nous enfin
en liberté. Pourquoi nous faisons-nous tant de chaînes et de tant d'espèces?
N'êtes-vous pas déjà assez enchaînés par les liens de la nature, par les
nécessités de la vie, par une foule d'affaires? Faut-il que vous vous tendiez
encore des filets, pour vous y prendre les pieds? Et comment pourrez-vous vous
élever au ciel et vous tenir dans une si grande élévation? Ce serait déjà un
grand point de gagné que d'avoir rompu tous ces liens, afin de pouvoir entrer
dans la céleste cité d'en-haut. Tant d'autres obstacles s'y opposent : mais
voulons-nous les surmonter et les vaincre tous, et tout à la fois, embrassons
la pauvreté. C'est la voie pour obtenir la vie éternelle, par la grâce et la
bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, dans tous les
siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Saint Chrysostome accommode ce passage à son sujet. Le voici tel
qu'on le lit dans le texte sacré : Que si vous épousez une femme, vous ne
péchez point : et si une fille se marie , elle ne pèche pas aussi. Mais ces
personnes souffriront dans leur chair des afflictions et des peines. Or, je
voudrais vous tes épargner. (1 Cor. VII, 28.)
1. Le Fils de Dieu est appelé l'ange du Grand Conseil (1) : et à cause
de la doctrine qu'il a enseignée, et surtout parce qu'il a fait connaître le
Père aux hommes; c'est ce qu'il dit maintenant: « J'ai fait connaître votre nom
aux hommes (4) ». Ayant dit qu'il avait achevé l'ouvrage, il déclare ensuite
quel est cet ouvrage. Ce n'est pas que le nom de Dieu ne fût connu; Isaïe dit:
« Vous avez juré au nom du vrai Dieu (2) ». (XXV, 16.) Mais comme je l'ai dit
et je le répète encore, le nom de Dieu était connu des Juifs, et non de tous
les peuples. Or, le Sauveur parle maintenant des gentils, et il marque qu'ils
ne le connaissent pas seulement comme Dieu, mais aussi comme Père savoir qu'il
est le Créateur, et savoir qu'il a un Fils, ce n'est point là une même chose.
Jésus-Christ a fait connaître le nom de son Père, et par ses paroles et par ses
oeuvres.
1. « L'Ange du Grand Conseil ». (Isaïe, IX, 6.) Cette dénomination et
se trouve pas dans notre Vulgate, où on lit « un petit enfant ». Mais elle est
dans les Septante de l'édition de Rome et de Complute. Celle-ci porte : « Il
sera appelé Ange du Grand Conseils Admirable, Conseiller, Dieu fort, Puissant,
Prince de paix, Père du siècle futur. » On lit les mêmes mots dans saint
crénée, Eusèbe, saint Ignace, Epître au peuple d'Antioche, et dans plusieurs
anciens manuscrits des Septante, etc.
2. Au nom du vrai Dieu ; ou bien : Au nom du vrai Dieu de vérité.
C'est-à-dire, on ne prendra à témoin que le Dieu de vérité, on ne reconnaîtra
que ce Dieu ; il n'y aura plus ce partage de culte qui faisait qu'on jurait au
nom de Baal et de Melohem, aussi bien qu'au nom du Seigneur. Le Seigneur sera
seul connu pour le vrai Dieu, etc.
« Que vous avez pris du monde pour me les donner ». Comme le Sauveur a
dit auparavant : « Personne ne peut venir à moi, s'il ne lui est donné, et si
mon Père ne l'attire » ; de même il dit ici : « Que vous m'avez donné » .
(Jean, VI, 66.) Or, il a dit qu'il était la voie (Ibid. 44); d'où il paraît
clairement que par ces paroles il veut marquer deux choses : l'une qu'il n'est
point contraire au Père, l'autre que c'est la volonté du Père qu'ils croient en
son Fils. « Ils étaient à vous, et vous me les avez donnés ». Par là
Jésus-Christ veut nous apprendre qu'il est beaucoup aimé de son Père car qu'il
n'ait pas eu besoin que le Père les donnât, cela est visible, et parce que
c'est lui qui les a créés, et parce que c'est lui qui en a continuellement soin
par sa divine providence. Comment lui ont-ils été donnés? Mais, comme j'ai dit,
cela montre son union avec son Père.
Que si cette donation que le Père a faite à son Fils, on veut la
prendre au sens littéral et d'une manière humaine, il se trouvera que ceux que
le Père a donnés ne lui appartiennent plus. Car si, lorsque le Père les avait,
le Fils ne les avait point, il est évident qu'en donnant à son Fils, il s'est
démis de sa propriété : et il suit de là quelque chose de plus absurde : c'est
que, quand ils appartenaient au Père, ils étaient imparfaits, et que quand ils
[510] sont tombés entre les mains du Fils, ils sont devenus parfaits. Mais vous
sentez bien le ridicule de ce discours. Que veut donc dire Jésus-Christ par ces
paroles? Il veut montrer que c'est la volonté du Père même qu'ils croient au
Fils.
« Et ils ont gardé votre parole. Et ils savent présentement que tout ce
que vous m'avez donné vient de vous (7) ». Comment ont-ils gardé votre parole?
En croyant en moi, et non pas aux Juifs. « Celui qui croit en lui », dit
l'Ecriture, « a attesté que Dieu est véritable ». (Jean, III, 33.) Quelques-uns
tournent et expliquent ainsi ce passage : je sais présentement que tout ce que
vous m'avez donné vient de vous ; mais cette explication est contraire à la
raison. Comment, en effet, le Fils aurait-il pu ignorer ce qui venait de son
Père? Ces paroles regardent les disciples. Aussitôt que j'ai dit ces choses,
dit le Sauveur, mes disciples ont appris que tout ce que vous m'avez donné
vient de vous. Je n'ai rien qui ne soit en même temps à vous, je n'ai rien de
propre et de particulier. Car dire que l'on a quelque chose en propre et eu particulier,
cela marque une possession distincte.
Mes disciples ont donc appris que ma doctrine et mes instructions
viennent de vous. Et d'où l'ont-ils appris? De mes paroles : voilà comment je
les ai instruits, et non-seulement je leur ai appris cela, mais encore que je
suis sorti de vous. En effet, c'est là à quoi le Sauveur s'est le plus attaché
dans tout son Evangile.
« C'est pour eux que je prie (9) ». Que dites-vous, Seigneur? Vous
instruisez votre Père comme s'il ignorait quelque chose? Vous lui parlez comme
à un homme qui ne sait point? Que signifie donc cette différence que vous
mettez là? Ne voyez-vous pas, mes frères, que le Sauveur ne prie qu'afin de
montrer à ses disciples l'amour qu'il a pour eux? Car celui qui non-seulement
fait ce qu'il peut, mais qui invite encore un autre à faire de même, donne
sûrement en cela un témoignage d'un plus grand amour. Que signifie donc cette
parole : « Je prie pour eux? » Je prie, dit-il, non pour tout le monde, mais
pour ceux que vous m'avez donnés. Jésus-Christ emploie très-souvent ces termes
: « Vous m'avez donnés», pour apprendre à ses disciples que telle est la
volonté de son Père. Ensuite, comme il avait dit souvent . « Ils étaient à vous
et vous me les avez donnés » ; pour effacer la mauvaise impression que cela
pouvait faire sur leur esprit, et les empêcher (le croire que son empire sur
eux fût tout nouveau, et qu'ils venaient seulement de lui être donnés, écoutons
ce qu'il dit : « Tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous
est à moi, et j'ai été glorifié en eux (l0) ».
Dans ces paroles ne remarquez-vous pas, mes chers frères, l'égalité qui
est entre le Père et le Fils ? Car, de peur qu'entendant ces mots: « Vous
m'avez donnés », vous ne crussiez que ceux qui avaient été donnés étaient
séparés du Père et n'étaient plus sous sa dépendance; ou qu'auparavant ils
n'étaient point sous la puissance du Fils et ne lui appartenaient point, il a
écarté ces deux soupçons tout à la fois par ce qu'il a dit, comme s'il fût
parlé de la sorte: Quand vous m'entendez dire à mon Père « Vous me les avez
donnés », ne croyez pas pour cela que ceux qu'il m'a donnés soient séparés de
mon Père et ne soient plus sous sa dépendance: ce qui est à moi est à lui; et
de même, quand vous m'entendez dire : « Ils étaient à vous », ne croyez pas
qu'ils fussent séparés de moi ; ce qui est à lui est à moi. Donc ces mots: «
Vous m'avez donnés», ne sont dits de cette manière que par condescendance,
puisque tout ce qui est au Père est au Fils, et que tout ce qui est au Fils est
au Père. Mais cela ne peut se dire du Fils en tant qu'homme, mais seulement du
Fils d'un être plus grand, « du Fils de Dieu » : car personne n'ignore que ce
qui est au moins grand appartient aussi au plus grand; mais la réciproque n'est
pas vraie. Or, il y a ici une conversion: « Ce qui est au Père est au Fils, ce
qui est au Fils est au Père », et c'est cette conversion qui marque l'égalité «
du Père et du Fils (1) ». Jésus-Christ,
1. Dans ce raisonnement notre saint Docteur fait allusion à ces paroles
du divin Sauveur que vient de rapporter notre évangéliste : « Tout ce qui est à
moi est à vous; et tout ce qui est à vous est à moi ». Par où Jésus-Christ
établit et confirme l'égalité qui est entre le Père et le Fils. Mais, dit saint
Chrysostome, ces paroles : Tout ce qui est, etc.., ne peuvent point s’appliquer
au Fils en tant qu'homme, mais seulement en tant que plus grand , c'est-à-dire,
en tant que Dieu : car il n'y a personne qui ne sache que ce qui est au
moindre, est aussi au plus grand, et qu’il n'en est pas ainsi du con. traire,
ou de ce qui est au plus grand. On dit du Christ-Dieu, qu'il est homme, qu'il a
été crucifié, qu'il a souffert : mais on ne dira pas que le Christ-Homme soit
égal au Père. Or, dans ces paroles : « Tout ce qui est à moi est à vous ; et tout
ce qui est à vous est à moi, on voit. une conversion des choses, une pleine
communication et communauté , qui marque et désigne l'égalité du Fils et du
Père. Je crois que c'est là le sentiment et la pensée de saint Chrysostome,
quoiqu'il reste encore quelque difficulté dans les paroles du texte du saint
Docteur, dit le Révérend Père Dom Bernard de Montfaucon.
parlant de la connaissance du Père et du Fils, nous a déclaré encore
ailleurs cette vérité par ces paroles: « Tout ce qui est à mon Père est à moi
». (Jean, XVI, 15.)
Enfin ces mots : « Vous m'avez donnés », et les autres semblables,
déclarent que le Fils n'a pas reçu ceux que le Père lui a donnés comme une
chose étrangère, mais comme un bien qui lui était propre « et qui lui
appartenait également ». Il en apporte ensuite la raison et la preuve, en
disant : « Et j'ai été glorifié en eux », c'est-à-dire, ou j'ai un pouvoir sur
eux, ou ils me glorifieront lorsqu'ils croiront en vous et en moi , et ils nous
glorifieront également. Que si le Fils n'est pas également glorifié en eux, ce
qui est au Père n'est plus au Fils. Personne n'est glorifié en ceux sur
lesquels il n'a point de pouvoir.
2. Mais comment est-il également glorifié ? Il l'est, parce que tous
meurent pour lui , comme pour le Père, et que tous le prêchent ainsi que le
Père, et encore, parce qu'en disant que tout se fait au nom du Père, ils
(lisent aussi de même que tout se fait au nom du Fils. « Je ne suis plus dans
le monde, mais » pour eux, « ils sont» encore « dans le monde (11)». C'est-à-dire,
quoiqu'on ne me voie plus dans la chair, je serai glorifié en eux. Pourquoi
répète-t-il souvent : Je ne suis plus dans le monde et je les laisse, je vous
les recommande; et, lorsque j'étais dans le monde, je les ai conservés? Si l'on
prend ces paroles à la lettre, il s'ensuivra bien des absurdités. Comment
n'est-il plus dans le monde, et, lorsqu'il en sort, les recommande-t-il à un
autre? Ce sont là les paroles d'un pur homme qui se séparerait des siens pour
toujours.
Ne voyez-vous pas que le Sauveur parle d'une manière humaine, et pour
s'accommoder à la portée et au génie de ceux qui croyaient que sa présence leur
était nécessaire, pour être plus en sûreté? Voilà pourquoi il dit : « Lorsque
j'étais avec eux, je les conservais ». Et néanmoins, il ajoute : « Je reviens à
vous ». (Jean , XIV, 28.) Et : « Je suis moi-même toujours avec vous jusqu'à la
fin du monde». (Matth. XXVIII, 20.) Comment donc parle-t-il de même que s'il
allait partir? Ainsi que je l'ai dit, le Sauveur parle de la sorte pour se conformer
à la pensée de ses disciples, et afin qu'ils respirent et prennent courage en
lui entendant dire ces choses, et les recommander à son Père. Ils ne se
rendaient point à toutes ces paroles de consolation qu'ils avaient entendues,
le Sauveur les recommande enfin à son Père, et montre ainsi l'amour qu'il a
pour eux; c'est comme s'il disait : Mon Père, puisque vous m'appelez à vous,
mettez-les en sûreté, car je retourne à vous.
Que dites-vous, Seigneur? Ne pouvez-vous pas vous-même les conserver?
Je le puis. Pourquoi parlez-vous donc de la sorte? C'est « afin qu'ils aient en
eux-mêmes la plénitude de ma joie », c'est afin qu'étant encore bien faibles et
bien imparfaits, ils ne se troublent pas néanmoins. Le Sauveur fait voir par
ces paroles qu'il n'a parlé en ces termes que pour les consoler, les mettre en
repos et leur donner de la joie : autrement, il paraîtrait se contredire.
« Je ne suis plus dans le monde, mais pour eux, ils sont» encore « dans
le monde (11) ». C'était là leur pensée , et le divin Sauveur a la bonté de
s'accommoder à leur faiblesse. S'il eût dit : Je les conserve moi-même, ils ne
l'auraient point cru; c'est pourquoi il dit : « Père saint, conservez-les en
votre nom (11) », c'est-à-dire, par votre secours. « Lorsque j'étais avec eux
dans le monde , je les conservais en votre nom (12) ». Jésus-Christ parle
encore comme homme et comme prophète. Et même il ne paraît jamais clairement
qu'il ait fait quelque chose au nom de Dieu. Il dit : « J'ai conservé ceux que
vous m'avez donnés, et nul d'eux ne s'est perdu ; il n'y a eu de perdu que
celui qui était enfant de perdition, afin que l'Ecriture fût accomplie (12) ».
Et ailleurs : « Je ne laisserai perdre aucun de ceux que vous m'avez donnés ».
(Jean, XVIII, 9.) Mais toutefois, non-seulement l'enfant de perdition s'est
perdu, mais bien d'autres encore se sont perdus dans la suite; comment dit-il
donc : « Je ne laisserai point perdre? » Autant que je le pourrai, je ne les
laisserai point perdre; et c'est ce qu'il dit plus clairement ailleurs : « Je ne
les jeterai point dehors ». (Jean, VI, 37.) Il ne se perdra point par ma faute,
il ne se perdra point pour avoir été poussé ou abandonné. Que s'ils se retirent
volontairement, je ne les attirerai point par force.
« Mais maintenant, je viens à vous (13) ». Ne voyez-vous pas que
Jésus-Christ tempère son discours d'une manière humaine? C'est pourquoi, si
l'on veut se servir (le ces paroles, pour diminuer la grandeur du Fils, on
[512] diminuera aussi celle du Père. Car vous avez à observer que dès le commencement
Jésus-Christ a parlé , tantôt comme pour enseigner et instruire, tantôt comme
pour faire une recommandation ; il enseigne, il instruit par ces paroles : « Je
ne prie point pour le monde » ; il recommande par celles-ci : « Je les ai
conservés jusqu'à présent , et nul ne s'est perdu » ; et : «vous, mon Père,
conservez-les » ; et encore : « Ils étaient à vous, et vous me les avez donnés
» ; et derechef : « Lorsque j'étais dans le monde, je les conservais ». Mais on
résout toutes ces difficultés en disant que le Sauveur a parlé de la sorte,
pour s'accommoder à la faiblesse de ses auditeurs. Au reste, quand il a dit: «
Il n'y a eu de perdu que celui qui était enfant de perdition », il a ajouté : «
Afin que l'Ecriture fût accomplie ». Quelle Ecriture ? Celle qui avait prédit
bien des choses de lui. Mais, néanmoins, Judas ne s'est pas perdu, afin que
l'Ecriture fût accomplie. Nous avons expliqué cela au long ci-dessus : Nous
avons dit que c'est une façon de parler de l'Ecriture, que de se servir
d'expressions qui semblent marquer la cause, lorsqu'elles marquent seulement
l'issue. Or, pour bien entendre l'Ecriture, il faut faire attention à tout,
examiner exactement toutes choses, et le caractère de la personne qui parle, et
le sujet, l'idiome et l'usage de l'Ecriture, sans quoi on tombe dans de grandes
absurdités. « Mes frères, ne soyez point enfants en ce qui regarde la sagesse
». (I Cor. XIV, 20.)
3. Il faut le suivre, cet avis de l'apôtre, non-seulement pour acquérir
l'intelligence des Ecritures, mais encore pour bien régler sa vie. Les petits
enfants ne sont pas curieux des grandes choses, mais ils admirent ce qui n'est
d'aucun prix. Ils regardent avec un eeil avide et plein de joie un char, des
chevaux, un cocher, des roues, le tout en argile. Mais si l'empereur vient à
passer sur un chariot d'or, attelé de mulets blancs, et pompeusement orné, ils
ne le regardent même pas. Ils habillent et parent avec soin des poupées; mais
qu'une belle personne se présente à leurs yeux, ils ne savent pas l'admirer :
et ils font de même à l'égard de plusieurs autres choses.
Beaucoup de gens ne sont pas plus sages que ces enfants : parlez-leur
des choses célestes, ils ne vous écouteront pas; présentez-leur des objets de
terre et de boue , ils les saisissent curieusement et avidement, comme les
enfants ; ils admirent les richesses terrestres et s'y attachent; ils font
grand cas de la gloire et des délices de cette vie. Mais ce sont là de purs
jouets, de vraies puérilités : au lieu que les choses célestes nous procurent
véritablement la vie , la gloire et le repos. Et encore , comme les enfants
pleurent, lorsqu'on leur ôte leurs poupées et leurs jouets, comme ils ne sont
même pas capables de désirer les biens réels et véritables ; ainsi font et se
conduisent beaucoup de ceux qui se croient des hommes. Voilà pourquoi l'apôtre
dit : « Ne soyez pas enfants en sagesse ».
Vous aimez les richesses, dites-moi, et vous n'aimez pas celles qui
sont stables et permanentes, mais de frivoles jouets d'enfants ? Ainsi , si
vous voyez quelqu'un convoiter une pièce de monnaie de plomb (1), et se baisser
pour la ramasser, vous jugez que c'est un homme bien pauvre? Et vous, qui
amassez des choses plus viles encore, vous vous mettez au rang des riches. Cela
ne répugne-t-il pas à la raison? Le vrai riche, c'est l'homme qui méprise
toutes les choses présentes. Personne, en effet, non, personne ne se portera à
rire et à se moquer de ces choses viles et abjectes, de l'argent, de l'or, et
de tout ce qui n'a qu'un prix vain et imaginaire, s'il n'est embrasé de l'amour
de ce qui est plus grand et plus relevé; comme l'on ne méprisera point la
monnaie de plomb, si l'on n'a des pièces d'or. Vous donc, lorsque vous voyez un
homme passer, sans le regarder, devant toutes les choses d'ici-bas, croyez que
ce dédain lui vient de ce qu'il a les yeux dirigés vers un monde supérieur. De
même, si le laboureur sacrifie de bon coeur une petite portion de son blé, ce
n'est que dans l'espérance d'une riche et abondante moisson. Si donc nous
sacrifions ainsi ce que nous possédons, lors même que l'espérance du fruit est
encore bien incertaine, nous devons à plus forte raison faire de même, lorsque
le profit est assuré.
C'est pourquoi, je vous en prie et je vous en conjure, mes frères, ne
nous faisons pas tort à nous-mêmes, et ne nous privons point, pour un peu de
terre et de boue, des trésors du ciel, en amenant au port un vaisseau chargé de
chaume et de paille. Blâme et censure qui voudra nos fréquentes exhortations :
qu'on
1. On trouve encore dans les cabinets des curieux de ces monnaies de
plomb des anciens.
nous appelle bavards, ennuyeux, importuns, nous ne cesserons point pour
cela de vous avertir, et de vous prêcher ces mêmes vérités, ni aussi de vous
répéter à vous tous cette parole du prophète : « Rachetez vos péchés par les aumônes,
et vos iniquités par les oeuvres de miséricorde envers les pauvres, et
attachez-les à votre cou (1) ». (Dan. IV, 24.) Ne faites pas aujourd'hui des
aumônes , pour cesser d'en faire demain : le corps a tous les jours besoin de
nourriture, et l'âme de même; ou plutôt l'âme en a encore plus de besoin, et si
elle ne donne, et si elle ne fait des couvres de miséricorde, elle devient et
plus infirme et plus hideuse.
Ne la négligeons donc pas dans ses maux, dans sa détresse : tous les
jours la cupidité , la colère, la paresse, les injures, la vengeance, l'envie,
font de grandes blessures à l'âme; il faut donc lui appliquer (les remèdes; et
l'aumône est un grand remède qu'on peut appliquer à toutes sortes de plaies. «
Donnez l'aumône », dit Jésus-Christ, « et toutes choses vous seront pures ».
Donnez l'aumône de vos biens, et non de vos rapines : ce qui vient de rapine ne
demeure, ne subsiste point, lors même qu'on le donne aux pauvres. La véritable
aumône est celle qui n'est souillée d'aucune injustice : cette aumône purifie
tout ; c'est une chose plus excellente que de jeûner
1. Attachez-les à votre cou : c'est-à-dire, ayez-les toujours présentes
: soyez toujours prête à exercer la charité.
et de coucher sur la dure : quoique cela soit plus pénible et plus laborieux,
l'aumône cependant est d'un plus grand prix et d'un plus grand profit. Elle
éclaire, elle nourrit et embellit l'âme. L'huile ne fortifie point tant les
athlètes, que celle-ci donne de force et de vigueur à ceux qui s'exercent aux
oeuvres de piété et de miséricorde.
Frottons donc nos mains de cette huile, afin que nous puissions les
lever courageusement contre notre ennemi. Celui qui prend la ferme résolution
d'assister les pauvres , écartera bientôt de lui l'avarice : celui qui
persévère dans l'assistance de l'indigent, chassera bientôt la colère, et ne
s'enflera jamais d'orgueil. Comme le médecin habitué à soigner des malades, se
soumet aisément à un régime, instruit par la vue d'autrui des infirmités
auxquelles la nature humaine est sujette; nous, de même, si nous nous
consacrons au soulagement des pauvres, nous nous exercerons plus volontiers à
l'étude de la sagesse, nous ne regarderons pas les richesses avec des yeux
d'admiration, nous n'estimerons pas les choses présentes comme quelque chose de
grand. Mais, méprisant tout ce qui est terrestre, et nous élevant au ciel, nous
obtiendrons facilement les biens éternels, par la grâce et la bonté de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire et au Père, et au
Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
1. Lorsque les gens de bien sont persécutés par les méchants, lorsque
ceux qui exercent la vertu et la recherchent sont l'objet des dérisions et des
railleries de ces hommes, ils ne doivent nullement s'en offenser ni s'en
affliger. C'est le propre de la vertu d'attirer de toutes parts la haine des
méchants. Comme ils portent envie à ceux qui vivent bien, et qu'ils croient se
couvrir et se cacher en ternissant la gloire d'autrui; ils les haïssent et
n'épargnent rien pour les déshonorer, parce qu'ils marchent par une autre voie,
parce qu'ils mènent une vie toute différente de la leur. Mais ne nous en
affligeons point, mes chers frères, c'est là un des signes auxquels se
reconnaît la vertu. Voilà pourquoi Jésus-Christ dit : « Si vous étiez du monde,
le monde aimerait ce qui serait à lui » (Jean, XV, 19); et en un autre endroit
: « Malheur à vous lorsque tous les hommes diront du bien de vous ! » (Luc, VI,
26.) Voilà pourquoi il dit encore ici : « Je leur ai donné votre parole et le
monde les a haïs ». Et il explique pour quelle raison ils sont dignes que le
Père ait d'eux un si grand soin ; c'est pour vous, dit-il, c'est parce qu'ils
gardent votre parole qu'ils sont haïs; ils sont donc tout à fait dignes de
votre providence et de votre protection.
« Je ne vous prie pas de les ôter du monde, mais de les garder du mal
(15) ». Le Sauveur explique encore sa parole et la rend plus claire et plus
intelligible. Par là il veut déclarer simplement qu'il a un grand soin de ses
disciples, puisqu'il les recommande avec tant de zèle et d'ardeur. Mais
cependant il leur avait dit que tout ce qu'ils demanderaient à son Père, son
Père le leur donnerait (Jean, XVI, 23); pourquoi donc prie-t-il pour eux? Il ne
prie, comme j'ai dit, que pour leur montrer son amour.
« Ils ne sont point du monde, comme je ne suis point moi-même du monde
(16) ». Pourquoi a-t-il donc dit ailleurs : « Ceux que vous avez pris du monde
pour les donner étaient à vous? » (Id. XVII, 6.) Là, le Sauveur parlait de leur
nature; ici, sous le nom de monde, il parle des mauvaises couvres que font les
méchants, et il fait un grand éloge de ses disciples; premièrement, il dit
qu'ils ne sont point du monde; en second lieu, que le monde les hait parce que
c'est lui qui les lui a donnés, et qu'ils gardent sa parole. Que si
Jésus-Christ dit : « Comme je ne suis point moi-même du monde », ne vous
troublez point. Ce mot « Comme », ne marque pas ici une similitude exacte. Si
le mot « comme », dit du Père et du Fils, marque alors une grande égalité, à
cause de l'unité de nature, c'est bien différent [515] quand il est dit du Fils
et de nous, parce qu'alors, entre les deux natures mêmes, il y a une infinie
distance. En effet, « Jésus-Christ n'ayant point commis d'iniquités, et le
mensonge n'ayant jamais été dans sa bouche » (Isaïe, LIII, 9), comment lui
pourrait-on comparer les apôtres? Que veut donc dire ceci : « Ils ne sont point
du monde? » Ils ont d'antres vues, d'autres désirs, ils n'ont rien de commun
avec la terre, ils sont devenus citoyens du ciel. Le Sauveur louant ainsi ses
disciples devant son Père, et les lui recommandant, leur témoigne son amour.
Mais quand il dit : « Conservez-les », il ne prie pas seulement son
Père de les délivrer des périls et du mal, il demande encore qu'ils demeurent
fermes dans la foi ; c'est pourquoi il a ajouté : « Sanctifiez-les dans votre
vérité (27) », rendez-les saints par l'infusion du Saint-Esprit et par la
vérité de l'Evangile et la certitude de votre parole. Comme il a dit : « Vous
êtes purs à cause des instructions que je vous ai données » (Jean, XV, 3),
maintenant il dit de même : instruisez-les, enseignez-leur la vérité. Mais
Jésus-Christ avait déjà dit que le Saint-Esprit le ferait; pourquoi prie-t-il
donc son Père de le faire ? Pour vous montrer encore l'égalité des personnes.
Jésus-Christ dit enseignez-leur la vérité , parce que la saine doctrine et les
justes sentiments qu'on a de Dieu sanctifient l'âme. Ne vous étonnez donc point
qu'il dise qu'on est sanctifié par la parole. Au reste, que ce soit de la
doctrine qu'il parle ici, on n'en peut douter, ce qui suit l'insinue : « Votre
parole est la vérité » ; c'est-à-dire, il n'y a point de mensonge en elle, la
parole de Dieu ne passe point, elle s'accomplit infailliblement. Le Sauveur
montre encore qu'il n'y a en elle rien de figuré ou de corporel, ainsi que
saint Paul dit de l'Eglise : « Le Seigneur l'a sanctifiée par la parole ».
(Ephés. V, 26.) Car la parole de Dieu a coutume de purifier.
Pour moi, il me semble que ce mot : « Sanctifiez-les », signifie encore
une autre chose, à savoir : séparez-les et préparez-les pour l’oeuvre de la
parole et de la prédication. Ce qui se voit clairement par ce qui suit : « Car
comme vous m'avez envoyé dans le monde», dit-il, « je les ai aussi envoyés dans
le monde (18) ». Saint Paul le dit de même. « C'est lui qui a mis en nous la
parole de réconciliation ». (II Cor. V, 19.) C'est pour cette parole que
Jésus-Christ a quitté la terre et est monté au ciel ; c'est aussi pour cette
même parole que les apôtres ont parcouru toute la terre. Mais ce mot « comme »
ne marque pas une égalité entre Jésus-Christ et les apôtres ; autrement,
comment aurait-il pu les envoyer? Jésus-Christ a coutume de parler de ce qui
doit arriver comme d'un fait déjà accompli.
« Et je me sanctifie moi-même pour eux, afin qu'ils soient aussi
sanctifiés dans la vérité (19) ». Que veut dire : « Je me sanctifie ? » Je vous
offre un sacrifiée. Or, tous les sacrifices sont appelés saints, les choses
saintes étant proprement celles qui sont consacrées à Dieu. Et comme, dans l'Ancien
Testament, les hommes étaient sanctifiés en figure par l'immolation d'une
brebis , maintenant dans le Nouveau ils ne le sont plus en figure, mais en
réalité ; c'est pourquoi le Sauveur dit : « Afin qu'ils soient sanctifiés dans
votre vérité ». Je vous les consacre, dit-il, et je vous en fais une oblation ;
soit qu'il entende cela de l'oblation du chef ou de celle des membres, car ils
devaient aussi s'immoler. «Offrez vos corps à Dieu », dit l'Ecriture, « comme
une hostie vivante, sainte ». (Rom. XII, 1.) Et : « Nous sommes regardés comme
des brebis destinées à la boucherie ». (Ps. XLIII, 24) Ainsi le Seigneur fait
des siens une hostie et une oblation , sans les immoler. La suite montre
évidemment que Jésus-Christ parlait de son immolation et de sa mort, en disant
: « Je me sanctifie. Je ne prie pas seulement pour eux, mais encore pour ceux
qui doivent croire en moi par leur parole ». En effet, comme c'était pour eux
qu'il mourait, il a dit : « Je me sanctifie moi-même pour eux »; de peur qu'on
ne crût qu'il mourait seulement pour les apôtres, il a ajouté : « Je ne prie
pas seulement pour eux, mais encore pour ceux qui doivent croire en moi par
leurs paroles (20) ».
2. Jésus-Christ faisant ainsi connaître à ses apôtres que beaucoup se
convertiraient et deviendraient ses disciples, relève encore leur esprit et les
encourage. Car en cela même qu'il rend commun ce qui leur était particulier, il
leur donne un nouveau sujet de consolation, leur montrant qu'ils seront
eux-mêmes la cause du salut des autres. Et après leur avoir parlé de leur
salut, leur avoir appris qu'ils se sanctifieraient par la foi, par les
souffrances et par l'immolation de leurs corps, il les entretient enfin de
l'union qui doit être entre eux, [516] et par là il termine son discours, le
finissant par où il l'avait commencé.
Il l'avait commencé par ces paroles : « Je vous fais un commandement
nouveau » (Jean, XIII, 34), il le continue par celles-ci « Afin qu'ils soient
un tous ensemble, comme vous, mon Père, vous êtes en moi et moi en vous, qu'ils
soient de même un en nous (21) ». Observez encore que le mot « comme » ne
marque pas ici une exacte égalité, car ils ne pouvaient pas être un de même,
mais autant qu'il est possible aux hommes, comme lorsqu'il dit : « Soyez pleins
de miséricorde , comme votre Père ». (Luc, VI, 36.) Que veut dire cela : « en
nous? » Dans la foi en nous. Comme rien ne trouble tant les hommes que la
désunion , Jésus-Christ fait en sorte qu'ils soient un. Quoi donc ? le Sauveur
ne l'a-t-il pas fait? Oui, sûrement, il l'a fait., Tous ceux qui ont cru par la
parole des apôtres sont un, quoique quelques-uns d'entre eux se soient séparés.
Et Jésus-Christ ne l'a point ignoré, il l'a prédit et il a déclaré que cela
viendrait de leur lâcheté.
« Afin que le monde croie que vous m'avez a envoyé ». Le Seigneur
l'avait dit au commencement de son discours: « C'est en cela que tous
connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour
les autres ». (Jean, XIII , 35.) Et comment était-ce par là que les hommes
devaient croire? Parce que, dit-il, vous êtes le Dieu de paix. S'ils gardent
donc la doctrine qu'ils ont apprise, par les disciples les auditeurs
connaîtront le Maître. Mais au contraire, s'ils sont désunis, les hommes ne les
diront pas les disciples du Dieu. de paix. Si je ne suis pas pacifique, les
hommes ne reconnaîtront pas que vous m'avez envoyé. Ne voyez-vous pas, mes
frères, que, jusqu'à la fin, le divin Sauveur déclare et montre son union avec
son Père?
« Et je leur ai donné la gloire que vous m'avez donnée (22) ».
C'est-à-dire, par le don des miracles, par ma doctrine et par l'union que j'ai
mise entre eux. Car la gloire consiste à être un , et cette gloire est plus
grande et plus excellente que celle des miracles. Comme nous admirons Dieu de
ce que dans cette divine nature, il n'y a nulle désunion, nulle dissension;
comme c'est là la plus grande gloire: de même il faut, dit-il, que mes
disciples se rendent illustres par cette sorte de gloire. Et pourquoi,
direz-vous, Jésus-Christ prie-t-il son Père de leur donner cette gloire,
puisqu'il prétend la, leur donner lui-même? Qu'il parle des miracles, de
l'union ou de la paix, on voit que c'est lui qui leur donne ces choses. Tout
cela vous prouve évidemment qu'il n'a fait cette prière à son Père: « Afin que
je sois en eux comme vous êtes en moi (21) », que pour consoler ses disciples.
Comment leur a-t-il donné la gloire? En venant en eux, et ayant son Père avec
lui, pour les unir ensemble. Mais ailleurs il ne parle pas de la même manière;
il ne dit pas que le Père soit venu par lui; il dit qu'il est venu lui-même
avec le Père, et qu'il demeure avec le Père: par où il réfute d'une part
l'hérésie de Sabellius, et de l'autre celle d'Arius (1).
« Afin qu'ils soient consommés en l'unité, afin que le monde connaisse
que vous m'avez envoyé (23) ». Le Sauveur répète souvent ces paroles pour
montrer que la paix et l'union attirent plus les hommes que les miracles mêmes.
Comme les contestations désunissent, ainsi la concorde et la paix lient les
coeurs et les unissent. « Et je les ai aimés comme vous m'avez aimé ». Avec le
mot: « comme », il faut sous-entendre encore ici autant que les hommes peuvent
être aimés: or, que Jésus-Christ se soit livré lui-même pour eux, c'est là le
témoignage et la marque assurée de son amour. Le Sauveur ayant donc déclaré à
ses disciples qu'ils seraient en sûreté, que rien ne pourrait ni les abattre ni
les renverser, qu'ils seraient saints, que beaucoup croiraient par eux, et
encore qu'ils jouiraient d'une grande gloire; qu'il ne les avait pas aimés lui
seulement, mais que son Père les aimait aussi; le Sauveur, dis-je, leur déclare
enfin maintenant ce qui leur doit arriver après leur sortie de ce monde , après
cette vie; il leur parle des couronnes et des récompenses qui leur sont
réservées, et il dit :
« Mon Père, je désire que là où je suis, ceux que vous m'avez donnés y
soient aussi avec , moi (24) ». C'est donc là ce que les disciples demandaient
continuellement, en disant: Où allez-vous? Mais, Seigneur, que dites-vous? Ce
royaume que vous promettez, vous ne l'avez
1. Jésus-Christ réfute l'hérésie de Sabellius, en disant qu'il est Venu
avec le Père , par où il montre qu'il a son hypostase , qu'il est une personne
distincte du. l'ère; ce que Sabellius confondait, soutenant que le Père, et le
Fils, et le Saint-Esprit, n'était que la même personne sous ces différentes
dénominations : et ne reconnaissant en Dieu. qu'une seule personne, il réfute
Arius, en disant qu'il demeure avec son Père : ce qui marque l'égalité des
personnes, et la consubstantialité que cet hérésiarque combattait, etc.
point encore ; vous l'obtenez par la prière. Pourquoi donc leur
disiez-vous : « Vous serez assis sur douze trônes? » (Matth. XIX, 28.) Pourquoi
leur avez-vous fait d'autres promesses et plus grandes et plus considérables ?
Ne voyez-vous pas, mes frères, que Jésus-Christ dit toutes ces choses par
condescendance , et pour s'accommoder à la portée de ses auditeurs? Si cela
n'était pas ainsi, comment aurait-il répondu affirmativement à Pierre : « Vous
me suivrez après ? (Jean, XIII , 30.) Mais, en un mot, le Sauveur n'a fait
cette prière et cette réponse, que pour donner à Pierre et à tous ses disciples
un plus grand et plus authentique témoignage de son amour (1).
« Afin qu'ils contemplent ma gloire que vous m'avez donnée (34) ».
C'est encore ici une preuve de l'union du Fils avec son Père, et une preuve
véritablement plus relevée et plus sublime que la première. « Vous m'avez aimé
», dit-il, AVANT LA CRÉATION DU MONDE, mais néanmoins empreinte encore de
condescendance, témoin ces mots : « Vous m'avez donnée». Sinon, que nos
adversaires, que les hérétiques qui prétendent le contraire, me répondent:
Celui qui donne, donne certainement à quelqu'un qui préexistait ; donc le Père,
ayant auparavant engendré son Fils, lui aurait donné ensuite la gloire, et
l'aurait laissé sans gloire jusqu'alors, jusqu'au moment qu'il la lui a donnée?
Mais cela peut-il être? Cela peut-il se soutenir? Convenez donc que le mot:
«Vous m'avez donnée », signifie: vous m'avez engendré.
3. Mais pourquoi le Sauveur n'a-t-il pas dit Afin qu'ils participent;
mais seulement: «Afin a qu'ils voient ma gloire? » C'est qu'il a voulu
1. Les apôtres, en disant : « Où allez-vous »? voulaient savoir quel
était le but des paroles de Jésus-Christ. Et saint Chrysostome veut prouver ici
que, quoique le Sauveur désire que les apôtres soient avec lui où il sera
lui-même, et qu'il semble l'ignorer en faisant cette prière pour eux, néanmoins
il ne l'a fait que pour leur donner un témoignage plus authentique de son
amour, sans qu'on puisse inférer de cette prière , qu'il ait ignoré que ses
apôtres seraient avec lui, et pendant cette vie, et dans les siècles à venir.
En un mot, Jésus-Christ prie pour ses apôtres. A l'occasion de cette
prière, le saint Docteur apostrophe Jésus-Christ, et fait voir que les
hérétiques ne peuvent point se prévaloir de cette prière pour nier la divinité
de Jésus-Christ ; puisqu'elle ne peut prouver que le témoignage de son amour à
leur égard, et non qu'il ait rien ignoré ; au lieu que les apôtres, en
demandant « Où allez-vous ? » faisaient voir le désir qu'ils avaient de
connaître ce que Jésus-Christ leur disait mais en même temps ils montraient
leur ignorance ; ce qu'on ne peut dire de Jésus-Christ. Et le saint Docteur
répond par là à cet argument implicite ; la prière de Jésus-Christ suppose de
l'ignorance en lui; car pourquoi prierait-il, s'il savait que Dieu le Père
mettra ses apôtres avec lui? Saint Chrysostome répond : Cette prière ne suppose
aucune ignorance, mais elle marque seulement l'amour de Jésus-Christ pour ses
apôtres, et qu'il leur parle humainement et selon leur portée, etc.
leur faire entendre que la félicité, que la gloire parfaite consiste à
contempler le Fils de Dieu, et que c'est là ce qui rend illustre et heureux,
comme le dit saint Paul . « Pour nous, n'ayant point de voile qui nous couvre
le visage, et contemplant la gloire du Seigneur , nous sommes transformés en la
même image ». (II Cor. III, 18.) Comme ceux qui , dans un temps serein,
contemplant la brillante lumière du soleil, ont du plaisir par les yeux , ainsi
nous serons heureux dans l'autre vie: ou plutôt cette contemplation leur
procurera un plaisir bien plus grand. Le Sauveur leur fait aussi connaître
qu'il n'est pas ce qu'ils voient au dehors, mais qu'il est une substance
redoutable , une majesté qui fait trembler.
« Père juste , le monde ne vous a point connu (25) ». Que veut dire
cela ? Quelle suite y a-t-il ici? Le Sauveur déclare que nul ne connaît Dieu ,
sinon ceux qui connaissent le Fils; c'est comme s'il disait: Je voudrais que
tous vous connussent, mais ils ne vous ont point connu , quoiqu'ils ne vous
puissent faire aucun reproche. Car c'est ce que signifie ce mot: « Père juste
». Et l'on voit qu'il dit cela avec peine, songeant qu'ils n'ont pas voulu
connaître celui qui est si bon et si juste. Comme les Juifs disaient qu'ils
connaissaient Dieu et que Jésus ne le connaissait point, le Sauveur les. a en
vue, en disant: « Vous m'avez aimé avant la création du monde » : et par là il
se justifie de leurs accusations. Comment Jésus-Christ serait-il contraire au
Père, lui qui en a reçu toute sa gloire, lui qui en a été aimé avant la
création du monde, lui qui a voulu les rendre témoins et participants de cette
même gloire? Il n'est donc pas vrai, comme le prétendent les Juifs, que ce sont
eux qui vous connaissent, et que je ne vous connais point; mais c'est tout le
contraire . je vous connais, et ils ne vous connaissent point mais « ceux-ci
ont connu que vous m'avez envoyé ». Vous le voyez , mes frères : le Sauveur
fait allusion ici à ceux qui disaient qu'il n'était point envoyé de Dieu, et il
les a uniquement en vue dans tout ce qu'il dit ici.
« Je leur ai fait connaître votre nom , et je le leur ferai connaître
(26) » encore. Vous avez pourtant dit que la parfaite connaissance vient du
Saint-Esprit. Oui, mais tout ce qui est au Saint-Esprit est à moi. « Afin que
l'amour [518] dont vous m'avez aimé demeure en eux, et que je demeure moi-même
en eux ». S'ils apprennent qui vous êtes, alors ils sauront que je ne suis
point séparé de vous, que je suis votre bien-aimé, votre Fils, uni étroitement
à vous. Ceux qui croiront cela, comme il est juste de le croire, auront une
véritable foi en moi, et m'aimeront d'un véritable amour. S'ils m'aiment comme
il faut, je demeurerai en eux. Ne remarquez-vous pas bien, mes frères , que le
divin Sauveur finit son discours par ce qu'il y a de plus excellent: Par
l'amour, qui est la source de toutes sortes de biens?
Croyons donc en Dieu, mes chers frères, croyons en Dieu, et aimons-le,
de peur qu'on ne dise de nous : « Ils font profession de connaître Dieu, mais
ils le renoncent par leurs oeuvres » (Tit. I, 16); et encore : « Il a renoncé à
la foi, et est pire qu'un infidèle ». (I Tim. V, 8.) L'infidèle assiste ses
serviteurs, ses proches, et même les étrangers; mais vous, vous n'avez même pas
le moindre soin de votre famille. Quelle excuse aurez-vous un jour, vous qui
êtes cause qu'on blasphème et qu'on outrage Dieu? Considérez, examinez
sérieusement, combien. le Seigneur vous a donné d'occasions de faire le bien :
ayez pitié de celui-ci, vous dit-il, comme de votre sang; ayez pitié de
celui-là, comme de votre ami; de celui-là, comme de votre voisin; de l'autre,
comme de votre concitoyen; et de cet autre, parce qu'il est homme. Que si rien
de tout cela n'est capable de vous toucher, ni de vous faire remplir votre
devoir; que si vous rompez tous ces liens, écoutez saint Paul qui vous dit que
vous êtes pire qu'un infidèle; puisque l'infidèle, encore qu'il n'ait pas
entendu parler de l'aumône, ni des choses célestes, vous a surpassé en
humanité. Il vous est ordonné d'aimer vos ennemis, et vous regardez vos proches
comme vos ennemis, et vous ménagez plus votre argent que le corps de vos
frères.. Toutefois ces richesses, quand vous les aurez dispersées et consumées,
ne souffriront aucun dommage; mais celui-ci périt, parce que vous l'avez
négligé, parce que vous lui avez refusé votre secours. Quelle est donc cette
manie d'épargner ainsi votre bien, et de ne tenir nul compte de vos parents?
Comment cette passion pour les richesses s'est-elle si fortement allumée dans
votre coeur? D'où vous vient tant d'inhumanité et aine si grande cruauté?
4. Supposons ici, mes frères, qu'un homme assis sur un trône
extrêmement élevé, découvre de là tout-le monde; ou plutôt, si vous le voulez,
considérons seulement ce qui se passe dans cette ville: supposons quelqu'un
assis sur une haute éminence, d'où il verrait et contemplerait toutes les
actions des hommes. Quels excès, quelles folies ne découvrirait-il pas en eux!
que de larmes il verserait, que d'éclats de rire . Il jetterait! quelle haine
ne concevrait-il pas? de quelle horreur son âme ne serait-elle pas saisie? Car
nous faisons des choses qui sont dignes de risée, de colère, de larmes,
d'indignation et de haine. Celui-ci nourrit des chiens pour prendre des bêtes
sauvages, et il se rend sauvage lui-même : celui-là nourrit des ânes et des
taureaux pour transporter des pierres, tandis qu'il refuse du pain à des hommes
qui meurent de faim. Tel autre dépense un argent immense à faire des hommes de
pierre; et les véritables hommes, qu'il délaisse, deviennent aussi des hommes
de pierre dans leur détresse profonde. Cet autre amasse à grands frais des
lames d'or, pour en couvrir ses murailles, et voit-il un pauvre tout nu, il n'en
est nullement touché. D'autres ajoutent habits sur habits, en inventent tous
les jours de nouveaux, pendant que ce malheureux n'a pas de quoi couvrir sa
nudité.
Les tribunaux sont pleins de gens qui se dévorent les uns les autres.
Celui-ci dissipe son bien avec des femmes débauchées et des parasites, celui-là
avec des comédiens et dés danseurs; un autre se ruine à bâtir de superbes
édifices; un autre, à acheter des terres et des maisons. Celui-ci suppute des
intérêts, celui-là des intérêts d'intérêts. Celui-là rédige des contrats
homicides, il passe les nuits sans dormir, et ne veille qu'à la destruction et
à la ruine des autres. Le jour venu, l'un court à un trafic injuste, un autre à
des débauches et à des dissolutions; un autre à des concussions et à des rapines.
Nous sommes vifs et ardents pour les choses inutiles ou défendues, et pour les
choses nécessaires nous n'avons ni âme ni sentiment.
Les juges n'ont que le nom de juges; au fond ils sont des voleurs et
des homicides. Si l'on examine les procès et les testaments, on y trouve mille
injustices, fraudes, vols, perfidies. Tout le temps se passe à ces sortes
d'occupations. On n'en a point à donner aux choses spirituelles, dont on ne
fait aucun cas. [519] On n'encombre nos églises que par curiosité. fiais est-ce
là ce que nous vous demandons? Nous vous demandons de bonnes oeuvres et un
coeur pur. Que si après avoir passé toute la journée à un commerce d'avarice et
d'usures, vous entrez sur le soir à l'église pour y faire quelques courtes
prières, certainement vous n'apaisez point la colère de Dieu; vous ne faites,
au contraire, que l'irriter davantage. Si vous voulez apaiser le Seigneur et
vous le rendre propice, produisez des oeuvres; informez-vous de la misère et du
nombre des misérables , ayez des yeux charitables pour ceux qui sont nus, pour
ceux que la faim dévore, pour ceux qu'on outrage et qu'on opprime: le Seigneur
vous a donné bien des moyens d'exercer l'humanité.
Ne nous trompons donc pas nous-mêmes en menant une vie oisive et
inutile; et ne nous négligeons pas aujourd'hui , parce qu'aujourd'hui nous nous
portons bien. Mais, nous souvenant que nous sommes souvent tombés dans de
grosses maladies , et que, nous étant vus à la dernière extrémité , nous sommes
presque morts d'effroi à la pensée de notre sort à venir, songeons encore
aujourd'hui que le même avenir nous attend , vivons dans la même crainte , et
devenons meilleurs ; car notre conduite actuelle mérite la condamnation la plus
sévère. Ceux qui sont établis pour juger les autres , sont semblables aux lions
et aux chiens, les marchands sont semblables aux renards. Quant à ceux qui
n'ont ni charges ni affaires, ceux-là mêmes n'usent pas bien de leur loisir:
ils passent tout leur temps au théâtre et à d'autres amusements non moins
criminels.
Et, ce qui est étonnant, personne ne les reprend et ne les corrige de
ces désordres; mais plusieurs leur portent envie et sont au désespoir de n'en
pouvoir faire autant, en sorte que ceux-ci sont aussi punissables que les
autres , quoiqu'ils ne fassent pas le mal; car, dit l'apôtre : « Non-seulement
ceux qui les font sont « dignes de mort, mais aussi quiconque approuve ceux qui
les font » . (Rom. I, 32.) En effet, leur coeur est également corrompu. D'où
l'on voit que la volonté même peut être punissable. Tous les jours je vous dis
ces choses, et je ne cesserai point de vous les redire. Si quelques-uns les
écoutent, ils en profiteront , et si vous ne les écoutez pas maintenant,
sûrement vous les entendrez au jour du jugement, lorsque vous n'en pourrez plus
profiter , et alors vous vous condamnerez vous-mêmes ; mais nous, nous serons
exempt de blâme et de tout reproche. Mais, à Dieu ne plaise que nous ne
rapportions pour tout fruit de nos discours que notre unique justification !
Fasse plutôt le ciel que vous soyez notre gloire et notre couronne devant le
tribunal de Jésus-Christ, afin que nous jouissions tous ensemble des biens
éternels, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ , à qui
soit la gloire, et au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des
siècles ! Ainsi soit-il.
1. La mort est quelque chose de redoutable et d'effrayant; mais non
pour une âme nourrie de la céleste philosophie. Celui qui n'a nulle idée des
choses futures, et qui regarde la mort comme la dissolution de son être, la fin
et le terme de sa vie, a raison de la craindre et d'en avoir de l'horreur,
croyant qu'il va cesser d'être. Mais nous, à qui Dieu fait la grâce de révéler
les secrets et les mystères de la sagesse (Ps. L, 7), nous qui regardons la
mort comme un passage, nous n'avons nulle raison de la craindre ; au contraire,
à ses approches nous devons nous réjouir et avoir du courage , parce que de
cette vie périssable nous passons à une vie meilleure et plus glorieuse, qui
n'aura point de fin. C'est là ce que nous apprend Jésus-Christ par son exemple;
il va à la passion et à la mort, non par force et par nécessité, mais
volontairement et de bon gré.
« Jésus parla de la sorte », dit l'évangéliste, « et s'en alla avec ses
disciples au delà du torrent de Cédron, où il y avait un jardin, dans lequel il
entra, lui et ses disciples. Judas, qui le trahissait, connaissait aussi ce
lieu-là, parce que Jésus y avait souvent été avec ses disciples (2) ». Le
Sauveur se met en marche vers le milieu de la nuit; il passe le torrent, il se
hâte d'arriver à ce lieu que le traître connaissait, pour exempter ceux qui lui
dressent des embûches de la peine et de la fatigue du chemin ; il fait voir à
ses disciples qu'il marche volontairement à la mort, ce qui devait beaucoup les
consoler; et il se constitue comme en prison dans ce jardin.
« Jésus dit ces choses ». Jean, que dites-vous? le Sauveur avait prié
son Père, il lui avait fait sa prière? Pourquoi ne dites-vous donc pas que
l'ayant finie, il vint en ce lieu? Parce que ce n'était point là une prière,
mais un entretien qu'il eut avec son Père, au sujet de ses disciples. Et ses
disciples entrèrent dans le jardin; ainsi il les délivra de la crainte où ils
étaient, de sorte qu'ils ne refusèrent pas d'aller au jardin, et qu'ils y entrèrent
sans difficulté. Qu'est-ce qui porta Judas à y venir? ou d'où apprit-il qu'il y
fallait aller ? Par là on voit que Jésus passait souvent les nuits dehors; s'il
les eût passées dans la maison, Judas ne le serait pas venu chercher dans ce
désert, mais il serait allé à la maison pour le trouver endormi.
Mais de peur qu'entendant parler de jardin, vous ne croyiez que Jésus
avait voulu se cacher, l'évangéliste ajoute : « Judas connaissait [521] ce
lieu-là». Et il ne se contente pas de vous le faire remarquer; mais il dit
encore que Judas le connaissait, « parce que Jésus y avait souvent été avec ses
disciples ». Il y allait souvent avec ses disciples, pour les entretenir en
particulier de choses nécessaires, que nul, excepté eux, ne devait entendre. Jésus
se retirait sur des montagnes et dans des jardins, cherchant toujours les lieux
éloignés du bruit et du tumulte, afin que rien ne pût distraire ses auditeurs
de sa doctrine et de ses instructions.
« Judas ayant donc pris » avec lui « une compagnie de soldats, et des
gens envoyés par les princes des prêtres et par les pharisiens, il vint en ce
lieu (3) ». Plus d'une fois déjà, les princes des prêtres et les pharisiens
avaient envoyé des gens pour le prendre, mais ils ne l'avaient pu. D'où il est
visible que c'est volontairement qu'il se livra. Et comment purent-ils engager
cette cohorte à faire une pareille action? C'étaient des soldats toujours prêts
à tout faire pour de l'argent. « Mais Jésus, qui savait tout ce qui lui devait
arriver, vint au-devant d'eux, et leur dit : Qui cherchez-vous (4) ? »
C'est-à-dire, ce n'est point par l'arrivée de ces gens-là, que Jésus apprit ce
qu'on voulait faire de lui ; mais, sans se troubler, comme sachant tout, il
s'avança, et leur parla, se comporta de la sorte. Pourquoi vinrent-ils avec des
armes pour le prendre ? Ils craignaient le peuple qui avait coutume de le
suivre ; et c'est aussi pour cela qu'ils vinrent de nuit. « Etant venu
au-devant d'eux, il leur dit : Qui cherchez-vous ? Ils lui répondirent : Jésus
de Nazareth ». Ne voyez-vous pas cette puissance invincible ? il est au milieu
d'eux, ils ne peuvent pas le voir, il les rend tous aveugles.
Que cela ne vint point des ténèbres de la nuit, l'évangéliste le montre
assez, en disant qu'ils avaient des flambeaux ; mais quand même ils n'en
auraient point eu, ils auraient pu le reconnaître à sa voix. Que si elle était
inconnue aux soldats, comment l'aurait-elle été à Judas, qui était
continuellement avec lui? En effet, Judas était avec eux, et ne reconnut pas
plus Jésus que les autres, il tomba avec eux à la renverse. Or, Jésus fit cela
pour montrer que, quoiqu'il fût au milieu d'eux, non-seulement ils ne pouvaient
le prendre, mais même le voir, s'il ne le permettait.
« Il leur demanda encore une fois : Qui cherchez-vous (7) ? » O folie!
Jésus les a tous renversés par une seule parole, ils viennent d'éprouver sa
redoutable puissance, et ils ne rentrent point en eux-mêmes, ils ne s'amendent
point, ils poursuivent encore leur entreprise. Mais quand Jésus a fait ce qui
était en lui, pour les détourner de leur dessein , alors, enfin il se livre à
eux et leur dit : « Je vous ai déjà dit que c'est moi. Or, Judas qui le
trahissait, était aussi là présent avec eux (8) ». Remarquez, mes frères, la
modération de l'évangéliste : il ne maudit point le traître, il fait simplement
le récit de ce qui s'est passé, ne s'attachant qu'à faire connaître qu'il n'est
rien arrivé que par la permission, de Jésus. Mais, de peur qu'on ne prît de là
occasion de dire que Jésus-Christ s'étant lui-même fait connaître et livré à
eux, les avait poussés à commettre ce crime, il a fait d'abord tout ce qui les
en pouvait détourner; et comme ils persévéraient dans leur méchanceté, et
qu'ils étaient sans excuse, alors seulement il s'est livré lui-même et il leur a
dit : « Si c'est donc moi que vous cherchez, laissez aller ceux-ci », leur
donnant jusqu'à la dernière heure des témoignages et des marques de sa bonté.
Si c'est de moi que vous avez besoin, dit-il, qu'il n'y ait rien de commun avec
'ceux-ci; je me livre moi-même à vous. « Afin que cette « parole qu'il avait
dite fût accomplie : il n'a « perdu aucun d'eux (9) ». Au reste, cette perte,
Jésus-Christ l'entendait, non de la mort du corps, mais de celle de l'âme, mais
de la mort éternelle. L'évangéliste a en vue, en même temps, celle du corps.
Mais il y a lieu de s'étonner qu'ils ne se soient pas saisis aussi des
disciples, et qu'ils ne les aient pas tous massacrés; surtout Pierre les ayant
fortement irrités, en blessant un des serviteurs. Qui les a retenus, qui les en
a empêchés, sinon cette même puissance qui les a renversés et jetés par terre?
C'est pour montrer que ce n'est point par leur volonté, mais par la volonté et
la vertu de celui même qu'ils ont réussi à prendre , que l'évangéliste ajoute :
« Afin que cette parole qu'il avait dite fût accomplie: Nul d'eux ne s'est
perdu».
2. Pierre donc se sentant encouragé et par cette parole, et par ce
qu'il vient de voir, s'arme contre ceux qui se jetaient sur son Maître. Mais
comment, direz-vous, celui à qui il avait été ordonné de n'avoir ni sac, ni
deux habits, a-t-il eu une épée? Sans doute Pierre [522] avait pressenti ce qui
allait se passer, et pour cela même il s'était longtemps à l'avance muni d'une
épée. Que si vous dites encore comment celui à qui il était défendu de donner
un soufflet, se porte-t-il à commettre un homicide? Sans doute il lui était
défendu de se venger; mais en cette occasion Pierre ne se venge point, il venge
son Maître. A quoi on peut ajouter que les apôtres n'étaient pas encore parfaits,
ni consommés dans la vertu. Pour vous, si vous voulez voir Pierre dans cette
haute et sublime philosophie, suivez-le; vous le verrez dans la suite déchiré
de coups de fouets, et accablé de mille maux, sans ouvrir la bouche, sans même
s'émouvoir. Mais Jésus fait encore ici un miracle, pour vous apprendre qu'il
faut faire du bien à ceux qui nous font du mal, et pour manifester sa vertu et
sa puissance, il rétablit donc l'oreille de ce serviteur, et dit à Pierre: «
Tous ceux qui se serviront de l'épée, périront par l'épée » . (Matth. XXVI,
52.) Comme dans le lavement des pieds, Jésus-Christ arrêta son esprit vif et
bouillant par des menaces, il fait de même présentement. L'historien ajoute le
nom du serviteur, parce que c'était là une grande chose, non-seulement de
l'avoir guéri , mais encore d'avoir guéri un homme qui peu après lui devait
donner un soufflet ; et aussi d'avoir par là tout à coup éteint la guerre qui
allait s'allumer contre ses disciples. L'historien a donc mis son nom , afin
que ceux qui liraient son histoire pussent s'informer du fait et en découvrir
la vérité; et ce n'est pas sans raison qu'il marque que Pierre abattit
l'oreille droite; mais, comme je le crois, c'est pour montrer l'emportement de
cet apôtre, puisque peu s'en fallut qu'il ne portât le coup sur la tête.
Mais Jésus ne se contenta pas de retenir Pierre par ses menaces, il le
consola aussi par ces autres paroles : « Ne faut-il pas que je boive le calice
que mon Père m'a donné (11) ? » Par où il fait voir que ce qu'ils faisaient, il
ne fallait pas l'attribuer à leur puissance, mais à sa permission; et il
déclare qu'il n'est point contraire à Dieu, mais qu'il lui est obéissant
jusqu'à la mort. « Alors ils prirent Jésus et le lièrent (12), et ils
l'amenèrent chez Anne (13) ». Pourquoi chez Anne? ils se réjouissaient et ils
exaltaient leur action, comme s'ils eussent remporté une grande victoire . «
Parce qu'il était beau-père de Caïphe, et Caïphe était celui qui avait donné ce
conseil aux Juifs, qu'il était utile qu'un seul homme mourût (14) ».
L'évangéliste nous rappelle la prophétie et la produit, afin de nous faire
connaître que tout cela s'est fait pour notre salut; et cette vérité, qui est
si grande et si importante, nous est prédite par nos ennemis mêmes. De peur
donc qu'on ne fût scandalisé d'entendre parler de liens, l'historien fait
aussitôt mention de 1a prophétie, qui nous apprend que la mort de Jésus-Christ
était le salut de tout le monde.
« Cependant Simon Pierre suivit Jésus, comme aussi un autre disciple
(15) ». Quel est cet autre disciple? C'est celui qui a écrit cet évangile. Et
pourquoi ne se nomme-t-il pas? Lorsqu'il dit qu'il s'est reposé sur le sein de
Jésus (Jean, XXI, 20), il a raison de taire son nom, mais maintenant, pourquoi
le supprime-t-il? C'est sûrement pour le même sujet, puisqu'il raconte encore
ici une belle action qui lui est glorieuse, qu'il suivait son Maître, tous les
autres disciples ayant pris la fuite. Voilà pourquoi il tait son nom et met
Pierre le premier. Il est cependant forcé de se faire connaître, pour vous
apprendre qu'il a raconté avec plus d'exactitude que les autres ce qui s'est
passé dans la maison du grand prêtre, puisque y étant entré, il avait tout vu.
Voyez sa modestie et avec quelle adresse il écarte ce qui est à sa louange.
Afin qu'on ne dise pas: Comment tous les autres s'étant enfuis, Jean est-il
entré plus avant dans la maison que Pierre même? il ajoute : « Il était connu
du grand-prêtre ». Et il a soin de le marquer, afin que personne ne s'étonne
qu'il ait suivi son Maître et ne loue son courage et sa fermeté.
Mais ce qui est surprenant, c'est que Pierre, qui était timide et
craintif, soit entré dans la maison, lors même que ses collègues s'étaient tous
retirés. L'amour de son Maître l'a attiré et l'a fait entrer. La crainte et la
frayeur l'ont empêché d'entrer plus avant. L'évangéliste a marqué ces
circonstances, pour nous préparer au renoncement de Pierre et nous donner plus
de raisons de l'excuser. Ce n'est pas pour se relever ni pour se faire valoir
que Jean a rapporté qu'il était connu du grand prêtre, c'est seulement parce
qu'il avait dit qu'il était entré dans la maison seul avec Jésus, et afin que
vous ne crussiez point qu'il avait fait une action d'un grand courage. Puis il
montre par ce qui suit que Pierre serait aussi entré si cela lui [523] eût été
permis, puisque, lorsqu'il fut sorti pour dire à la portière de le faire
entrer, Pierre entra sur-le-champ. Pourquoi ne le fit-il pas entrer lui-même ?
Parce qu'il s'attachait à la personne de Jésus-Christ et qu'il ne le quittait pas
d'un pas. Voilà pourquoi il dit à la servante de le faire entrer.
Que dit donc à Pierre cette servante? « N'êtes-vous pas aussi des
disciples de cet homme? « Il lui répondit : Je n'en suis point (17) ».. Que
dites-vous, Pierre? Ne répondites-vous pas dernièrement que s'il vous fallait
donner votre vie pour Jésus, vous la donneriez? Qu'est-il donc arrivé de
nouveau pour que vous ne puissiez même pas soutenir l'interrogation d'une
servante? Quoi donc? Est-ce un soldat qui vous interroge? Est-ce un de ceux qui
ont pris Jésus? C'est une femme de basse condition, et la demande qu'elle vous
fait n'a rien qui sente l'impudence. Elle ne vous a point dit : Etes-vous le
disciple de ce fourbe, de ce séducteur, de ce méchant? Mais : « De cet homme ».
Ce qui marque plutôt la compassion et la pitié que le mépris. Ainsi Pierre
n'entendit rien dire à cette servante qui pût l'intimider et l'effrayer. Si
elle lui dit: « N'êtes-vous pas aussi des disciples ? » c'est parce que Jean
était dans la maison; on voit combien le langage de cette femme avait de
retenue et de douceur. Mais Pierre ne sentit rien de cela, il n'y comprit rien,
ni à la première, ni à la seconde, ni à la troisième demande, mais seulement
lorsque le coq chanta ; et cela même ne le fit pas réfléchir, jusqu'au moment
où Jésus-Christ le regarda avec indignation. Pierre était donc auprès du feu où
il se chauffait avec les serviteurs du grand prêtre ; et Jésus-Christ, lié et
garrotté, était gardé dans l'intérieur de la maison. Au reste, nous n'entrons
pas dans ce détail pour accuser Pierre et vous faire connaître toute l'énormité
de son péché, mais seulement pour vous montrer la vérité des paroles de
Jésus-Christ.
3. « Cependant le grand prêtre interrogea Jésus touchant ses disciples
et touchant sa doctrine (19) » . O quelle malice et quelle méchanceté ! Ce
grand prêtre a souvent entendu dans le temple Jésus-Christ prêcher, enseigner
publiquement, et maintenant il veut apprendre de lui ce qu'il a dit, ce qu'il a
enseigné. Comme ils n'avaient aucun reproche à lui faire, ni aucun sujet
d'accusation contre lui, ils l'interrogeaient touchant ses disciples. Peut-être
lui demandaient-ils où ils étaient, pourquoi il les avait assemblés, quel était
son projet, son dessein. Le grand prêtre faisait toutes ces questions parce qu'il
le voulait convaincre d'être un séducteur et un novateur, comme si ses
disciples eussent été les seuls qui crussent en lui, comme si l'école de
Jésus-Christ eût été un atelier de crimes.
Que répond donc Jésus-Christ? Il réfute toutes ces choses, toutes ces
fausses accusations par un seul mot : «J'ai parlé publiquement à tout le monde
(20) », je n'ai point parlé en particulier avec mes disciples : « J'ai enseigné
publiquement dans le temple ». Quoi donc? N'a-t-il rien dit en secret?
Assurément il a dit des choses en secret, mais non comme les Juifs le
pensaient, par crainte, ou pour exciter des séditions, mais ,parce que ce qu'il
avait à dire était au-dessus de la portée du peuple. « Pourquoi
m'interrogez-vous ? Interrogez ceux qui m'ont entendu (21) ». Ce n'est point là
une réponse d'homme fier et orgueilleux, c'est celle d'un homme qui se confie à
la vérité de ses paroles. Au commencement que Jésus a enseigné, qu'a-t-il donc
dit? « Si je rends témoignage de moi-même, mon témoignage n'est pas véritable »
(Jean, V, 31); et c'est là ce qu'il insinue maintenant , voulant leur donner le
témoignage le plus digne de foi. Car, interrogé sur ses disciples comme étant
ses disciples, il dit : Vous m'interrogez moi-même touchant mes disciples.
Interrogez mes ennemis, ceux qui me dressent des embûches, ceux qui m'ont pris
et m'ont lié. « Ce sont ceux-là qui savent ce que j'ai enseigné ». Qu'ils
parlent. En effet, ce n'est point un témoignage douteux de la vérité qu'on
atteste que de prendre ainsi pour témoins ses propres ennemis.
« Que fit donc le grand prêtre ? » Il aurait dû sur ces paroles
interroger ces gens et faire des perquisitions ; il n'en fit rien. « Mais comme
il eut dit cela, un des officiers qui était là présent, donna un soufflet à
Jésus (22) ». Est-il rien de plus insolent? O ciel, frémissez d'étonnement ! ô
terre, tremblez, voyant la patience du Seigneur et l'endurcissement de ces
serviteurs ! Mais qu'avait dit Jésus-Christ? Il n'avait point dit : Pourquoi
m'interrogez-vous ? comme pour ne vouloir pas répondre, mais pour ôter toute
occasion de malice et de méchanceté. Et pouvant, pour avoir été frappé à ce
sujet, pouvant tout [524] renverser, tout perdre, tout exterminer, il ne le fit
point, mais il dit des choses qui auraient pu amollir le coeur le plus féroce.
« Si j'ai mal parlé, faites voir le mal que j'ai dit (23) » ;
c'est-à-dire, si vous pouvez trouver à reprendre dans mes paroles, montrez-le ;
« si vous ne le pouvez pas, pourquoi me frappez-vous? » Vous voyez ce jugement,
mes frères, vous voyez ce tumulte, cette agitation, cette colère. Le grand
prêtre interroge captieusement et avec fourberie. Jésus-Christ répond juste et
sans détours. Quel parti fallait-il donc prendre? Il fallait réfuter ou
acquiescer. Mais on fait tout le contraire, et un ;valet frappe Jésus. Ainsi,
ce n'était point là un jugement, c'était une émeute, une scène de violence.
Ensuite, comme ils ne trouvent rien à reprendre en lui, « ils l'envoient lié à
Caïphe (24). Cependant Pierre était debout près du feu et se chauffait (25) ». Ah
! combien peu a duré cette ardeur, cet emportement qu'il avait fait paraître au
moment qu'on amenait Jésus ! Maintenant il ne bouge plus, il se chauffe ; cela
vous montre, mes frères, que notre nature est bien faible et bien infirme,
lorsque Dieu nous laisse à nous-mêmes. Et étant interrogé, il nie encore.
Ensuite « un des gens du grand prêtre, parent de celui à qui Pierre avait coupé
l'oreille » , indigné de cette réponse, lui dit : « Ne vous ai-je pas vu dans
le jardin (26)? » Ce jardin ne lui rappela pas la mémoire de ce qu'il y avait
fait, non plus que les témoignages d'amour qu'il y avait prodigués en paroles à
son Maître : la crainte lui fit tout oublier.
Mais pourquoi les évangélistes s'accordent-ils tous dans le récit
qu'ils font de ce renoncement? Ce n'est point pour en faire un reproche à
Pierre, mais pour nous apprendre que c'est un grand mal de ne mettre pas toute
sa confiance en Dieu et de se confier en soi-même. Pour vous, mon cher frère,
admirez la providence du Maître; quoiqu'il soit arrêté et lié, il prend un
grand soin de son disciple, puisque, par son seul regard, il le relève de sa
chute et le porte à répandre des larmes.
« Ils menèrent donc Jésus de chez Caïphe à Pilate ». Et ils en usèrent,
de cette manière, afin que la multitude des juges fît croire au peuple, même
malgré lui, qu'ils avaient examiné et reconnu la vérité. « C'était le matin».
Avant le chant du coq, on le mena chez Caïphe, le matin chez Pilate; par ces
paroles, l'évangéliste fait voir que Caïphe, ayant interrogé Jésus depuis
minuit jusqu'au matin, n'avait pu le convaincre d'aucun crime ; et c'est pour
cela qu'il le renvoya à Pilate. Mais saint Jean, laissant aux autres ces
circonstances, nous fait le récit dé ce qui suivit.
Remarquez, mes frères, la ridicule conduite des Juifs : ils ont pris un
homme innocent, ils le conduisent avec des armes, et ils n'osent entrer dans le
palais du gouverneur de peur de se souiller. Mais quelle est cette souillure
d'entrer dans un palais où l'on punit les méchants? « Ceux qui payaient la dîme
de la menthe et de l'aneth » (Matth. XXIII, 23; Luc, XI, 42) ne croient pas se
souiller en faisant mourir injustement l'innocent, et ils croient au contraire
se rendre impurs, s'ils entrent dans un tribunal. Mais pourquoi ne le
firent-ils pas mourir eux-mêmes et l'envoyèrent-ils à Pilate ? Leur puissance
et leur autorité étaient déjà beaucoup diminuées, les Romains s'étant tous
soumis. Et de plus, ils craignaient que Jésus ne les accusât d'injustice et
qu'ils ne fussent punis.
Que veut dire ceci : « Afin de pouvoir manger la pâque? » Jésus-Christ
ne l'avait-il pas déjà célébrée un des jours des pains sans levain ? Ou
l'évangéliste appelle la pâque toute la fête, ou bien ce jour-là les Juifs
faisaient leur pâque ; mais Jésus-Christ l'avait faite le jour d'auparavant,
destinant pour le jour de sa mort celui de la veille et de la préparation,
auquel on célébrait autrefois la pâque. Mais taudis qu'ils portent des armes,
ce qui n'était point permis, et qu'ils répandent le sang, ils se gardent
soigneusement d'entrer dans ce lieu, et ils font appeler Pilate, qui, les étant
venu trouver dehors, dit : « Quel est le crime a dont vous accusez cet homme
(29) ? ».
4. Ne remarquez-vous pas, mes chers frères, combien ce gouverneur était
étranger à leurs sentiments d'ambition et d'envie? Voyant Jésus lié et traduit
à son tribunal, il ne crut pas pour cela qu'on eût contre lui des chefs
d'accusations certains et indubitables; voilà pourquoi il interroge, pensant
bien qu'il était absurde, qu'après l'avoir jugé eux-mêmes les premiers, ils ne
vinssent à lui que pour lui demander le supplice et son arrêt de mort, sans
nouveau jugement. Que répondirent donc les Juifs? « Si ce n'était point un
méchant, nous ne vous l'aurions pas livré entre les mains (30) ». O folie !
Pourquoi donc ne [525] déclarez-vous pas son crime au lieu de le cacher?
Pourquoi ne découvrez-vous pas le mal qu'il a fait? Vous le voyez : ils
refusent obstinément de procéder selon les règles de la justice, et ils ne
sauraient se justifier. Anne a interrogé Jésus touchant sa doctrine, et après
l’avoir ouï, il l'a envoyé chez Caïphe. Caïphe l'ayant interrogé, et n'ayant
trouvé en lui aucun crime, l'a renvoyé à Pilate. Pilate dit
« Quel est le crime dont vous accusez cet homme ? » Et ils n'ont rien à
lui répondre, mais ils usent encore de détours, et ils allèguent quelques
soupçons.
Pilate donc, incertain et irrésolu sur ce qu'il doit faire, leur dit :
« Prenez-le vous-mêmes, et le jugez selon votre loi. Mais les Juifs lui «
répondirent : Il ne nous est pas permis de faire mourir personne (31) ». Et ils
disaient cela, « afin que ce que Jésus avait dit, lorsqu'il avait marqué de
quelle mort il devait mourir, fût accompli (32) ». Et comment ces paroles : «
Il ne nous est pas permis de faire mourir personne » , le marquaient-elles?
L'évangéliste dit cela, ou parce que Jésus-Christ ne devait pas seulement
mourir pour les Juifs, mais encore pour les gentils; ou parce qu'il n'était pas
permis aux Juifs de le crucifier. Mais s'ils disent : « Il ne nous est pas
permis de faire mourir personne », ils veulent dire : « présentement ». Car ils
ont fait mourir, et encore d'une autre manière Etienne, qu'ils ont lapidé, en
est une preuve. Au reste, ils voulaient crucifier Jésus-Christ, afin de pouvoir
se glorifier d'une mort si ignominieuse.
Pilate donc, voulant se débarrasser de leurs importunités, ne tira
point le jugement en longueur. Etant rentré dans le palais, il interrogea
Jésus, et lui dit : « Etes-vous le roi des Juifs (33) ? Jésus lui répondit :
Dites-vous cela de vous-même, ou d'autres vous l'ont-ils dit de moi (34) ? »
Pourquoi Jésus-Christ lui fit-il cette question ? Pour découvrir la malignité
des Juifs, car Pilate en avait déjà beaucoup entendu parler. Comme ils
n'avaient donc rien de nouveau à dire contre Jésus, Pilate, pour ne pas entrer
dans de longues discussions, expose à Jésus ce que les Juifs lui objectaient
éternellement. Et comme il avait dit aux Juifs : « Jugez-le selon votre loi »;
eux, pour montrer que le crime dont ils accusaient Jésus ne regardait point
leur religion ni leur loi, répondent : « Cela ne nous est pas permis ». Il n'a
point péché contre notre loi, son crime est un crime public. Voyant cela,
Pilate, comme s'il eût été lui-même en péril, dit: « Etes-vous le roi des
Juifs?» Sur quoi Jésus-Christ, qui connaissait sa crainte, l'interroge à son
tour : mais comme il voulait que Pilate accusât lui-même les Juifs, il dit : «
D'autres vous l'ont-ils dit de moi? » Et Pilate déclare que les Juifs sont les
auteurs de cette accusation, en disant : «Ne savez-vous pas bien que je ne suis
pas Juif? Ceux de votre nation, et les princes des prêtres, vous ont livré
entre mes mains qu'avez-vous fait (35)? » Pilate fait cette réponse pour
s'excuser. Ensuite, Jésus-Christ le reprenant de lui avoir dit : « Etes-vous
roi? » lui réplique : Ce sont les Juifs qui vous l'ont dit? Pourquoi ne
faites-vous pas une enquête exacte? Les Juifs vous ont dit que je suis un
méchant; informez-vous, recherchez quel est le mal que j'ai fait. Mais vous ne
le faites pas; et vous m'exposez seulement leur accusation : « Le dites-vous de
vous-même, ou d'ailleurs? » Après quoi Pilate, ne pouvant répondre sur-le-champ
aux répliques que lui fait Jésus-Christ, se borne à alléguer ce qu'a fait le
peuple: « Ils vous ont livré entre mes mains », dit-il, il faut donc que je
vous interroge sur ce que vous avez fait.
Que lui repartit Jésus-Christ ? « Mon royaume n'est pas de ce monde
(36) ». Le Sauveur relève l'esprit de Pilate, qui n'était ni aussi méchant que
les Juifs, ni semblable à eux, et il veut lui montrer qu'il n'est pas un pur
homme, mais qu'il est Dieu et Fils de Dieu. Et que dit-il? « Si mon royaume
était de ce monde, mes gens auraient combattu pour m'empêcher de tomber entre
les mains des Juifs ». Par cette réponse Jésus dissipe le soupçon de rébellion
et de tyrannie que Pilate avait gardé jusqu'à ce moment.
Mais est-ce que le royaume de Jésus-Christ n'est pas de ce monde?
Certes, il en est. Comment alors expliquer ces paroles : « Il n'en est pas?»
Cela ne signifie pas que Jésus-Christ ne commande point en ce monde, mais qu'il
a aussi son royaume dans le ciel : et ce royaume n'est point humain, mais il
est beaucoup plus grand et plus brillant. Si donc ce royaume est plus grand,
comment a-t-il été pris par les gens du royaume de ce monde? C'est en se
livrant lui même volontairement a eux: mais il ne le cache point. Et que
dit-il? [526] « Si j'étais de ce monde, mes gens auraient combattu pour
m'empêcher de tomber entre les mains des Juifs ». Par où Jésus-Christ fait
connaître la faiblesse du royaume terrestre, qui tire toute sa force et sa
puissance de ses sujets. Mais le royaume céleste se, suffit à lui-même et n'a
besoin de personne.
Les hérétiques saisissent ces paroles et s'en servent pour appuyer leur
erreur : ils disent que Jésus-Christ n'a rien de commun avec le Créateur. Mais
que répondront-ils à ce que l'Ecriture dit de ce même Jésus-Christ: « Il est
venu chez soi? » (Jean, I, 11.) Que répondront-ils à ce qu'il dit lui-même ; «
Ils ne sont point du monde, comme je ne suis point » moi-même « du monde? »
(Jean, XVII, 14.) C'est ainsi, c'est en ce sens qu'il dit que son royaume n'est
point d'ici. En quoi il n'exclut pas le monde de son royaume, mais il montre,
comme je l'ai dit, que son royaume n'est point humain , ni passager, ni
périssable.
Que répliqua Pilate ? « Vous êtes donc roi ? Jésus lui repartit : Vous
le dites, que je suis roi. C'est pour cela que je suis né (37) ». Donc s'il est
né roi, il est également né avec toutes les dépendances de la royauté; et il
n'a rien qu'il ait reçu, mais il possède tout par lui-même. Lors donc que vous
entendez ces paroles : « Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné
au Fils d'avoir la vie » (Jean, V, 26), ne les entendez d'aucune autre chose
que de la génération. Entendez et expliquez de même tous les autres endroits de
l'Ecriture, qui sont semblables à celui-là. « Et je suis venu afin de rendre
témoignage à la vérité »; c'est-à-dire afin d'enseigner la vérité à tous les
hommes, et de la leur persuader.
5. Pour vous, mes chers frères, vous qui avez entendu ce récit, vous
qui voyez qu'on a lié le Seigneur, qu'on l'a mené de côté et d'autre, et
traduit de tribunaux en tribunaux, ne faites aucun cas des choses présentes. Eh
! comment ne serait-il pas déraisonnable et absurde, Jésus-Christ ayant souffert
pour vous tant et de si grands tourments, de ne pouvoir même pas supporter pour
lui des paroles ? On crache sur son visage, et vous vous parez de riches
habits, de bijoux et de pierreries. Et si tout le monde ne vous donne pas des
marques de vénération et de respect, vous ne croyez pas vivre. Jésus-Christ est
outragé, moqué, reçoit de honteux soufflets sur la joue; et vous voulez qu'on
vous honore toujours, et vous ne voulez point participer aux opprobres de
Jésus-Christ. Vous n'écoutez pas ce que vous dit saint Paul: « Soyez mes
imitateurs, comme je le suis moi-même de Jésus-Christ ». (I Cor. X, 1.) Lors
donc que quelqu'un vous déshonore, souvenez-vous de votre Seigneur, que les
Juifs adoraient par dérision, en se jouant de lui; qu'ils déshonoraient par leurs
actions et par leurs paroles et dont ils faisaient mille railleries et mille
moqueries, lorsque non-seulement il ne leur rendait point la pareille, ni le
mal pour le mal, mais leur donnait au contraire des témoignages de sa douceur
et de sa clémence.
Imitons-le donc, ce divin Sauveur; par là nous pourrons nous délivrer
de toutes sortes d'ignominies. Car ce n'est pas celui qui injurie, mais c'est
celui qui s'abat et s'afflige, qui rend l'injure sensible. Si vous n'étiez pas
impatient, vous ne recevriez point d'injures. La peine que cause une injure, ne
vient pas de celui qui la fait, mais de celui qui la reçoit. Pourquoi vous
affligez-vous? Si c'est injustement que cet homme vous injurie, vous ne devriez
point vous fâcher, mais plutôt le prendre en compassion. Si c'est justement,
vous devez à plus forte raison demeurer tranquille. Si étant pauvre, vous vous
entendiez appeler riche, cette louange ne vous toucherait point, mais vous la
prendriez plutôt pour une plaisanterie; de même si celui qui vous injurie, dit
des faussetés de vous, cela ne vous regarde point; vous ne devez nullement vous
en émouvoir. Que si la conscience vous fait des reproches, ne vous troublez
point de ce que l'on dit de vous; mais amendez votre vie, mais corrigez-vous
réellement de vos défauts. Je dis cela au sujet des injures véritables. Si l'on
vous reproche votre pauvreté et votre basse naissance, vous en devez rire. Ces
sortes d'injures ne déshonorent pas celui qui les reçoit, mais celui qui les
dit, comme incapable de philosopher ou de raisonner.
Mais, direz-vous, quand on tient ces discours en présence de beaucoup.
de personnes qui ignorent la vérité, alors la blessure devient insupportable.
C'est tout le contraire, alors elle est très-supportable , lorsqu' étant
environné d'un grand nombre de témoins, tous vous louent et vous applaudissent,
blâment celui qui n'a su ce qu'il disait, et se [527] rient de lui. Les
personnes censées ne louent pas celui qui se venge, mais celui qui garde le
silence. Si, parmi ceux qui sont présents, il ne se trouve personne de
raisonnable, c'est alors surtout que vous devez braver l'injure et vous en
prévaloir devant l'assemblée céleste. Là , tous vous loueront, tous vous
applaudiront et vous approuveront; or, un seul ange vaut tout l'univers. Et pourquoi
parler des anges? Le Seigneur lui-même vous louera.
Occupons-nous de ces pensées, et persuadons-nous que garder le silence,
lorsqu'on nous dit une injure, ce n'est pas se faire tort, mais que c'est s'en
faire véritablement un grand que de se venger. Si c'était se faire du tort que
d'écouter dans le silence des mots satiriques et piquants , Jésus-Christ
n'aurait pas dit : « Si quelqu'un vous a frappé sur la joue droite,
présentez-lui encore l'autre ». (Matth. V, 39.) Si donc ce que cet homme dit de
nous est faux, ayons-en pitié, parce qu'il s'attire le supplice de ceux qui
injurient (Ibid. 22), et se rend indigne de lire les saintes Ecritures. « Car
Dieu a dit au pécheur : Pourquoi prononcez-vous les paroles de mon alliance? »
(Ps. XLIX, 17.) « Et étant assis, vous parliez contre votre frère ». (Ibid.
21.) Et si ce qu'il a dit est vrai, il est encore digne de compassion. Le
pharisien disait la vérité, en parlant mal du publicain (Luc, XVIII, 10), et il
ne lui fit aucun tort : au contraire, il lui fut utile ; mais il se priva
lui-même de grands biens, et son accusation lui fit faire naufrage et le
perdit. Ainsi, celui qui vous injurie se blesse de toutes parts, se punit
lui-même, et il ne vous fait aucun mal.
Pour vous sûrement si vous veillez, si vous êtes attentifs sur
vous-mêmes, vous faites un double gain et un double profit, et parce que, par
votre silence, vous vous rendez Dieu propice, et parce que vous en devenez plus
modéré, et encore, parce que ce qu'on a dit de vous vous sert à vous corriger
de vos défauts et à mépriser la gloire humaine. C'est pour nous un grand sujet
d'affliction et de douleur de voir que la plupart des hommes recherchent
avidement la gloire et la renommée. Si nous voulons philosopher, nous
comprendrons aisément et parfaitement que les choses humaines ne sont qu'une
ombre, et n'ont rien de réel. Apprenons-le donc, et faisant un examen exact de
nos vices et de nos défauts, corrigeons-les peu à peu; ce mois, celui-là, le
mois suivant, cet autre, et de même proposons-nous d'en corriger un troisième
le mois d'après. De cette sorte, nous élevant comme par degrés, nous arriverons
au ciel par l'échelle de Jacob. Car il me semble que cette échelle que Jacob
vit en songe (Gen. XXVIII, 12), marque le progrès dans la vertu, ce progrès qui
nous élève de la terre au ciel, non par des degrés sensibles, mais par la
correction et la réformation des moeurs et par l'accroissement de la vertu.
Entreprenons donc ce voyage, travaillons à monter par cette échelle, afin
qu'étant arrivés au ciel, nous y jouissions de toutes sortes de biens, par la
grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire
dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. La patience est une vertu admirable, qui délivre l'âme des flots de
cette mer orageuse et des malins esprits. Pendant toute sa vie Jésus-Christ
nous l'a enseignée, et il nous l'enseigne surtout maintenant qu'on le traîne
devant les juges et qu'on le traduit de tribunaux en tribunaux. Il est mené
chez Anne, où il répond avec une grande douceur, et au serviteur qui l'a
frappé, il fait une réponse capable de réprimer tout faste et tout orgueil. De
là on le conduit chez Caïphe, ensuite chez Pilate ; il y passe toute la nuit et
ne cesse de faire paraître une extrême douceur. Lorsque les Juifs l'accusaient
d'être un méchant, ce qu'ils ne pouvaient point prouver, il resta silencieux.
Mais lorsque Pilate l'interrogea sur son royaume, alors il lui répondit, et en
l'instruisant, il l'éleva à la plus haute et à la plus sublime théologie.
Mais pourquoi Pilate n'examine-t-il pas cette affaire en présence des
accusateurs, et pourquoi entre-t-il dans le prétoire ? Parce qu'il avait une
grande estime et une haute opinion de Jésus, et qu'il voulait, loin des
clameurs des Juifs, s'informer exactement de tout. Ensuite, lorsqu'il eut dit à
Jésus : Qu'avez-vous fait? Jésus-Christ, à la vérité, ne lui répondit point sur
cette question, mais il l'instruisit de ce qu'il tenait le plus à savoir, de
son royaume; c'est sur quoi il lui a répondu par ces paroles: « Mon royaume
n'est point de ce monde », c'est-à-dire, véritablement je suis roi, mais non
pas tel que vous le soupçonnez; mon royaume est infiniment plus glorieux. Par
là et par ce qui suit, le divin Sauveur déclare qu'il n'a fait aucun mal. Car
celui qui dit : « Je suis né pour cela, et je suis venu pour rendre témoignage
à la vérité », déclare qu'il n'a fait aucun mal.
Ensuite, quand Jésus dit : « Quiconque appartient à la vérité, écoute
ma voix », il attire Pilate et l'engage à écouter attentivement ce qu'il lui
dit; si quelqu'un, dit-il, est vrai , désire , aime la vérité , sûrement il
m'écoutera. De cette manière, et avec ce peu de paroles, il l'attire et
l'engage à lui dire : « Qu'est-ce que la vérité (38) ? » Mais cependant Pilate
poursuit l'affaire qui le presse, car il vit bien que la question qu'il venait
d'entamer demandait du temps, et il voulait délivrer Jésus de la fureur des
Juifs. C'est pour cela qu'il sortit du palais; et que dit-il? « Je ne trouve
aucun crime en cet homme ». Mais remarquez avec quelle prudence il parle. Il
n'a [529] point dit: puisqu'il est coupable et digne de mort, accordez-lui sa
grâce en faveur de la fête; mais d'abord il le purge de tout crime et le montre
innocent; et alors, par surcroît, il prie, il demande que s'ils ne le veulent
pas renvoyer comme innocent, ils l'accordent du moins comme criminel à la fête
qui le réclame; c'est pourquoi il dit : « Comme c'est la coutume que je vous
délivre un criminel à la fête de Pâques (39) » ; et après, comme suppliant pour
lui, il ajoute : « Voulez-vous donc que je vous délivre le roi des Juifs? alors
ils se mirent à crier tous ensemble : « Nous ne voulons point celui-ci, mais
Barabbas (40) ? » O sentiments, ô coeurs exécrables ! Ils délivrent ceux qui
leur sont semblables par la dépravation et la corruption de leurs moeurs, ils
délivrent les criminels, et ils demandent la mort de l'innocent, car depuis
longtemps c'était là leur coutume.
Mais vous, mon cher frère, considérez la bonté du Seigneur. « Pilate le
fit fouetter (1) », peut-être pour apaiser la fureur des Juifs et le délivrer
ensuite. Comme effectivement partout ce qu'il avait fait jusqu'alors il n'avait
pu le délivrer, il le fit fouetter, pour les toucher et arrêter le mal, et il
permit tout le reste, savoir, que les soldats le revêtissent d'un manteau
d'écarlate, et lui missent sur la tête une couronne d'épines (2, 3), pour
calmer-1eur colère. Il le leur mena dehors, afin que, le voyant traité si
outrageusement et si ignominieusement, ils répandissent toute leur bile et
apaisassent leur fureur. Et comment les soldats se seraient-ils portés à tous
ces excès et auraient-ils osé commettre toutes ces insolences, si le préteur ne
lé leur avait ordonné pour complaire aux Juifs? Que s'ils furent d'abord sans
son ordre prendre Jésus de nuit, ce fut par complaisance pour les Juifs, et
parce que l'argent qu'ils leur avaient donné était capable de leur faire tout
entreprendre. Cependant lorsqu'on lui faisait tant et de si grands outrages,
Jésus restait dans le silence, de même que lorsqu'on l'interrogeait et qu'il ne
répondit rien.
Ne vous contentez pas, mes chers frères, d'écouter le triste récit de
cette horrible tragédie; mais ayez toujours présent à l'esprit tout ce qui s'y
passa : et voyant le roi du monde et des anges, dont des soldats se moquent, et
en actions et en paroles , souffrir tout sans se plaindre, sans dire un seul
mot, sachez-le prendre pour modèle. Car lorsque Pilate eût dit: Voilà le roi
des Juifs ! les soldats le revêtirent, par dérision, d'un manteau d'écarlate.
Pilate, ensuite, l'amenant dehors, dit aux Juifs: « Je ne trouve en lui aucun
crime (4) ». Jésus parut donc devant eux avec cette couronne sur la tête , et
ce spectacle né fut point capable d'apaiser leur colère, mais ils st; mirent à
crier:« Crucifiez-le ! crucifiez-le! (6) » Voyant donc que tout ce qu'il
faisait pour délivrer Jésus était inutile, Pilate dit : « Prenez-le vous-mêmes,
et le crucifiez ». D'où il est visible que c'était uniquement pour céder à leur
fureur qu'il avait permis tout ce qu'on avait fait auparavant : pour moi ,
dit-il: « Je ne trouve en lui aucun crime ».
2. Remarquez, mes frères, en combien de manières le juge justifie
Jésus-Christ, et comme il s'attache à repousser les fausses accusations des
Juifs; mais rien ne put apaiser ces chiens furieux. Car, quand il leur dit:
Prenez-le vous-mêmes et le crucifiez, c'est pour dégager sa responsabilité, et
pour les pousser à faire ce qui ne leur était point permis. Ils menèrent donc
Jésus au gouverneur, afin qu'après qu'il l'aurait jugé , ils le pussent
crucifier: mais il arriva au contraire que, par la sentence du juge, il se
trouva complètement absous. Sur quoi, se voyant couverts de honte, ils dirent:
« Nous avons une loi , et, selon notre loi , il doit mourir, parce qu'il s'est
fait Fils de Dieu (7) ». Pourquoi donc, le juge vous ayant dit: « Prenez-le
vous-mêmes, et le jugez selon votre loi », avez-vous répondu : Il ne « nous est
pas permis de faire mourir personne?» (Jean, XVIII, 31); et maintenant, vous
vous appuyez de votre loi , et vous prétendez que selon votre loi il doit
mourir?
Mais considérez leur accusation : « Il s'est fait Fils de Dieu ».
Dites-moi, je vous prie Est-ce là un sujet d'accusation ? est ce un crime que
celui qui fait les oeuvres du Fils de Dieu se dise Fils de Dieu ? Que fait donc
Jésus-Christ? Comme ils parlaient ensemble de ce chef d'accusation, il gardait
le silence, accomplissant cette parole du prophète: « Il n'ouvrira point la
bouche, à cause de l'abaissement et de la douleur où il sera (1) ». (Isaïe,
LIII, 70.) Pilate donc, sur cette accusation « de s'être fait Fils de Dieu (8 )
» , eut peur que ce qu'on disait ne fût vrai, et qu'il
1. J'ai traduit ce passage, partie de mon texte, partie sur celui des
Septante.
ne parût lui-même mal faire s'il le délivrait. Mais les Juifs, à qui
les couvres et les paroles de Jésus manifestaient la vérité, n'ont point
d'horreur de leurs accusations et dé leurs poursuites; et ils font mourir Jésus
pour la même raison qui aurait dû les déterminer à l'adorer. Pilate ne lui
demande donc plus : « Qu'avez-vous fait? » Mais, saisi de crainte et de peur,
il prend l'enquête de plus haut, et dit : « Etes-vous le Christ (9) ? » Mais
Jésus ne lui fait aucune réponse, parce que, ayant déjà entendu sa réplique à
la même question : « C'est pour cela que je suis né et que je suis venu » ; et
: « Mon royaume n'est point d'ici » : Pilate, au lieu de s'opposer alors à la
fureur des Juifs et de la réprimer, au lieu de le délivrer et le renvoyer
absous, avait suivi l'élan donné par eux.
Les Juifs, se voyant réfutés, et toutes leurs accusations repoussées
par de fortes. raisons, ont recours à un autre artifice, et accusent Jésus d'un
crime public (1). « Quiconque se fait roi », disent-ils, « se déclare contre
César ». Il fallait donc alors exactement et rigoureusement informer sur une
accusation si grave et si importante ; il fallait examiner si véritablement
Jésus aspirait à la tyrannie, s'il cherchait à détrôner César. Mais le juge ne
fait aucune recherche ni information, voilà pourquoi Jésus ne lui répondit
point, sachant que ses questions n'étaient point sérieuses. De plus, ses
couvres lui ayant rendu un témoignage suffisant, . il ne voulait pas repousser
leurs accusations, ni se. justifier par des paroles, pour faire connaître à
tout le monde qu'il s'était volontairement livré à la mort.
Comme Jésus gardait le silence, « Pilate lui dit : Ne savez-vous pas
que j'ai le pouvoir de vous faire attacher à une croix (10) ? » Ne voyez-vous
pas, mes frères, comment ce juge se condamne lui-même par ses paroles? Car on
pouvait lui objecter : Si vous avez ce pouvoir absolu, pourquoi, ne trouvant
aucun crime en cet homme , ne le renvoyez-vous pas absous? Lors donc qu'il eut
prononcé sa sentence contre Jésus, alors lé Sauveur lui dit : « Celui qui. m'a
livré à vous est coupable d'un plus grand péché (11) », lui montrant par là
qu'il était aussi lui-même
1. Un crime public : Les Romains distinguaient deux sortes de crimes :
les crimes privés, qui ne regardaient que les particuliers, dont la poursuite
n'était permise par lés lois qu'à ceux qui y étaient intéressés; et les crimes
publics, dont la poursuite était permise à toutes sortes de personnes, quoique
non intéressées.
coupable de péché. Ensuite, pour rabattre son faste et sa fierté, il
ajoute, : « Vous n'auriez aucun pouvoir, s'il ne vous avait été donné »; par où
le Seigneur déclare que ce n'est point par hasard, ni selon l’usage commun que
cela s'est fait, mais qu'il y a là dedans un mystère caché. Et de peur
qu'entendant ces paroles : « S'il ne vous avait été donné», il ne se crût
exempt de tout crime, Jésus-Christ ajoute : « Celui qui m'a livré à vous est
coupable d'un plus grand péché ».
Mais si ce pouvoir lui avait été donné, ni lui, ni les Juifs, n'étaient
coupables. C'est là parler en vain, car le mot: « donné », est mis ici pour
permis; c'est comme si le Sauveur eût dit : Dieu a permis que cela arrivât.
Mais vous n'êtes pas pour cela exempt de péché. Jésus-Christ effraya Pilate par
ces paroles, et se justifia clairement et pleinement. C'est pourquoi le juge
cherchait un moyen de le délivrer, mais les Juifs crièrent, encore : « Si vous
délivrez cet homme, vous n'êtes point ami de César (12) ». Comme il ne leur
avait servi de rien d'imputer à Jésus des crimes contre la loi, ils se
tournèrent perfidement du côté des lois publiques, disant : «Quiconque se fait
roi, se déclare contre César ». Et en quoi Jésus vous a-t-il paru être un
usurpateur ? Par quoi pouvez-vous le prouver ? Est-ce par la pourpre, par le
diadème, par le manteau, par ce qu'ont fait les soldats ? Ne marchait-il pas
toujours seul avec ses douze disciples, n'usait-il. pas dans sa nourriture,
dans ses vêtements, dans son logement, de tout ce qu'il y a de plus commun et
de plus vil? Mais, ô impudence, ô crainte bien mal placée ! En effet, Pilate,
craignant le péril auquel il s'exposerait en négligeant une accusation si importante,
sortit véritablement du prétoire, comme pour. l'examiner; car c'est ce que
marque l'évangéliste, et disant: « Il s'assit », mais il n'en fit rien, et,
sans autre information ni examen, il livra Jésus aux Juifs s'imaginant qu'il
les fléchirait par cette conduite. Que ce fût là sa pensée et son intention;
.vous vous en convaincrez si vous. écoutez ce qu'il dit,: « Voilà votre roi
(14) ». Les Juifs ayant crié : « Crucifiez-le », il ajouta encore: «
Crucifierai-je votre roi (15) ? » Mais les princes des prêtres se mirent à
crier : « Nous n'avons point d'autre roi que César». Par où l'on voit qu'ils se
livrent eux-mêmes volontairement à la vengeance divine. C'est [531] pourquoi
Dieu les abandonna lorsqu'ils s'étaient eux-mêmes soustraits les premiers à sa providence
et à sa protection; et les laissa se conduire à leur sens, et se précipiter à
leur ruine, lorsque, tout d'une voix et d'un commun accord, ils l'eurent refusé
pour leur roi.
Et certes, ce que venait de dire Pilate aurait dû étouffer toute leur
colère : mais ils craignirent que si Jésus-Christ était renvoyé, il n'assemblât
de nouveau le peuple, et ils n'épargnaient rien pour l'empêcher. L'amour du
pouvoir est une dangereuse passion, et si dangereuse, qu'elle perd l'âme : et
c'est cette passion qui a détourné les Juifs d'écouter Jésus-Christ. Pilate
veut délivrer Jésus, mais où il devait agir par autorité, il n'emploie que des
paroles ; de leur côté, les Juifs pressent et crient . « Crucifiez-le ». Et
pourquoi s'acharnent-ils si âprement à poursuivre sa mort? Parce que mourir sur
une croix, c'était mourir d'une mort ignominieuse. Craignant donc qu'on ne
conservât dans la suite la mémoire de Jésus, ils s'attachent à lui faire
infliger ce honteux, cet infâme supplice, ne sachant point que la vérité franchit
tous les obstacles qu'on lui oppose et;s'élève au-dessus. Pour vous convaincre
que c'est là ce qu'ils, pensaient et ce qu'ils craignaient, écoutez ce qu'ils
disent : «Nous avons entendu dire à ce séducteur : Dans trois jours je
ressusciterai ». (Matth. XXVII, 63.) Voilà pourquoi ils confondaient, ils
renversaient tout afin de le diffamer, de noircir et d'éteindre sa mémoire à
perpétuité. Voilà pourquoi, ils ne cessaient point de crier « Crucifiez-le » ;
c'est-à-dire, la grossière populace que les princes des prêtres avaient gagnée
et corrompue.
3. Mais nous, mes frères, ne nous contentons pas de lire l'histoire de
la passion du Sauveur ; portons-la continuellement dans notre esprit et dans
-notre coeur; ayons toujours présents à nos yeux la couronne d'épines, le
manteau, le roseau, les soufflets, les coups qu'on lui a portés aux yeux, les
crachats, les dérisions, les moqueries. La fréquenté méditation de ces
ignominie s’apaisera toute notre colère. Si l'on se moque de nous, si l'on nous
maltraite injustement, disons alors : « Le serviteur n'est pas plus grand que
le maître ». (Jean, XV, 20.) Et rappelons-nous les paroles des Juifs, lorsque
ces furieux disaient à notre divin Maître : « Vous êtes possédé du démon», et :
« Vous êtes un samaritain » (Jean, VIII, 48) ; et encore : « Cet homme chasse
les démons par Belzébuth ». Si Jésus-Christ a souffert toutes ces choses, c'est
afin que nous suivions ses pas (I Pierre, II, 21) et que nous supportions avec
fermeté les mots piquants et les railleries qui ont coutume de nous émouvoir et
d'allumer le plus notre colère. Et non-seulement notre divin Sauveur a souffert
tous ces outrages, mais encore il a fait tout ce qu'il a pu, pour délivrer du
supplice qui leur était préparé, ceux qui s'étaient rendus si coupables car il
a, envoyé les apôtres pour leur salut. Voilà pourquoi vous entendez les apôtres
dire ces peuples : « Nous savons que vous avez agi par ignorance » (Act. III ,
17) ; et par ces ménagements et cette douceur, ils les engagent à faire
pénitence.
Imitons ces exemples, mes frères; rien n'est plus propre à apaiser la
colère de Dieu que d'aimer nos ennemis et de faire du bien à ,ceux qui non font
du mal. Lorsque quelqu'un vous a causé du chagrin, ce n'est pas sur lui que
vous devez porter vos regards, mais sur le démon, qui l'a ému et excité.
Répandez toute votre colère sur le démon et ayez pitié de celui qu'il égare. Si
le mensonge vient du diable, à plus forte raison est-ce aussi par son influence
qu'on se met en colère sans sujet; lorsque quelqu'un vous raille , pensez que
c'est le diable qui. l'animé; ces sortes de paroles ne peuvent sortir de la
bouche d'un chrétien. Un chrétien, à qui-il est ordonné dé pleurer et qui a
entendu ces paroles : « Malheur à vous qui riez » (Luc, VI, 25), s'il raille,
s'il profère des outrages, s'il se met en colère, sûrement il ne mérite pas nos
reprochés, mais il est digne de nos larmes. Jésus-Christ lui-même s'est troublé
en pensant à Judas.
Méditons donc toutes ces choses, mes chers frères, mais méditons-les en
les mettant en pratique. Si nous ne les pratiquons pas, nous sommes vainement
et inutilement venus en ce monde, ou plutôt nous y sommes venus pour notre,
perte. La foi toute seule ne nous peut pas faire entrer dans le ciel, mais elle
ne servira même qu'à attirer une plus grande et plus rigoureuse condamnation à
ceux qui vivent mal. « Car le serviteur qui aura su la volonté de son maître et
n'aura pas fait ce qu'il désirait de lui, sera battu rudement » (Luc, XIII, 47)
; et encore : « Si je n'étais point venu et que je ne leur eusse point parlé,
ils n'auraient point le péché » (Jean , XV, 22) qu'ils ont.
Quelle excuse aurons-nous donc, nous qui étant élevés dans le palais du
roi, qui ayant le bonheur d'entrer dans son sanctuaire et de participer aux
saints mystères, sommes pires que les gentils, qui n'ont reçu aucun de ces
avantages? Si les gentils par vaine gloire ont montré tant de philosophie, à
combien plus forte raison est-il juste que nous nous exercions à toutes sortes
de vertus, uniquement parce que cela est agréable à Dieu. Nous, nous ne
méprisons même pas les richesses, mais eux, ils sont allés souvent jusqu'à
mépriser leur vie; dans la guerre, ils ont sacrifié leurs enfants à la folie
des démons (IV Rois, III, 27); et pour les démons, ils ont méprisé leur propre nature.
Nous, au contraire, pour Jésus-Christ, nous ne méprisons pas même l'argent;
pour plaire à Dieu, nous n'apaisons pas notre colère; au contraire, nous nous y
abandonnons, et nous ne différons en rien de ceux qui ont la fièvre. De même
que ceux qui sont attaqués de cette maladie, sont tout bouillants et pleins de
feu; nous aussi, comme si un feu violent nous dévorait, nous ne mettons jamais
de fin à notre cupidité, nous attisons nous-mêmes le feu de notre colère et de
notre avarice.
C'est pourquoi je rougis et je suis interdit, lorsque je vois que,
parmi les gentils, il y a des gens qui méprisent les richesses, et que parmi
nous, tous en sont épris jusqu'au délire. Et s'il se trouve quelqu'un parmi
vous qui les méprise, il est possédé d'autres vices de la colère ou de l'envie;
c'est une chose très-rare et très-difficile de trouver une véritable
philosophie, une vertu bien épurée. Voici quelle en est la cause : nous ne nous
attachons pas à chercher des remèdes dans les saintes Ecritures, nous ne les
lisons pas avec un esprit de componction, avec douleur, avec gémissement; nous
les lisons en passant et par manière d'acquit; nous les lisons, si par hasard
il nous reste un moment de loisir. C'est pourquoi un torrent d'affaires
inondant tout, emporte le peu de fruit que nous avons ou recueillir. Si celui
qui a reçu une blessure, et y applique des remèdes, ne bande point sa plaie
avec soin; si, laissant tomber l'appareil, il expose sa blessure à l'eau, à la
poussière, au feu, et à une infinité d'autres influences délétères, sûrement il
ne la guérira point; et cela, non par l'impuissance du remède, mais par sa pure
négligence. Voilà ce qui nous arrive aussi, lorsque, ne donnant que peu de
temps, et qu'une légère attention aux divins oracles, nous nous livrons entièrement
aux choses de ce monde. Ce sont en effet les sollicitudes de ce siècle qui
étouffent la semence, et qui sont . cause que nous ne recueillons aucun fruit
de notre lecture.
De crainte donc qu'il ne nous arrive un semblable malheur, ne lisons
pas légèrement les saintes Ecritures. Levons les yeux au ciel, et abaissons-les
ensuite, pour regarder les sépulcres et les tombeaux des morts. Un même sort
nous attend, nous mourrons comme eux et peut-être avant le soir. Préparons-nous
donc à ce voyage, nous avons besoin de grandes provisions; dans ce pays-là il y
a de grands feux, de grandes chaleurs, une vaste solitude; nous n'y trouverons
ni hôtellerie, ni marché, il faut tout apporter d'ici. Ecoutez ce que disent
les vierges sages : « Allez à ceux qui vendent » (Matth. XXV, 9), et les
vierges folles y ayant été, ne trouvent rien. Ecoutez ce que dit Abraham : « Il
y a pour jamais un grand abîme entre nous et vous ». (Luc, XVI, 26.) Ecoutez ce
qu'Ezéchiel raconte de ce jour: « Noé, Job, et Daniel ne délivreront ni leurs
fils, ni leurs filles (1) ». (Ezéch. XIV, 14.) Mais à Dieu ne plaise que nous
nous entendions dire de semblables paroles ! fasse plutôt le ciel, qu'ayant
fait les provisions nécessaires pour la vie éternelle , nous comparaissions
sans crainte devant Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent, ainsi
qu'au Père et au Saint-Esprit, la gloire; l'empire, l'honneur, maintenant. et
toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
1. Dieu veut marquer par là qu'il traitera chacun selon ses œuvres.
1. La prospérité perd et égare facilement ceux qui ne sont pas
vigilants et attentifs sur eux-mêmes; ainsi les Juifs, sur qui Dieu régnait (I
Rois, VIII, 7), voulurent se gouverner selon les moeurs et les coutumes des
gentils; et, après avoir mangé la manne dans le désert, se souvenant encore des
oignons de l'Égypte, ils les regrettaient; de même maintenant ils refusent
Jésus-Christ pour leur roi, et ils demandent César avec instance et à grands
cris. C'est pourquoi le Seigneur leur donna un roi selon leurs désirs. Pilate
ayant entendu leur demande et leurs cris, leur abandonna Jésus pour être
crucifié, mais par la plus grande injustice qui fût jamais. Il devait
s'informer si Jésus avait aspiré à la royauté; la terreur toute seule lui fait
prononcer sa sentence, lors même que Jésus-Christ, pour l'en empêcher, l'avait
prévenu en lui déclarant que « son royaume n'était pas de ce monde ». Ce juge
se livre entièrement aux choses présentes et sa philosophie n'allant pas plus
loin; il ne pense, il ne voit rien au-dessus; cependant le songe de sa femme
aurait .dû l'épouvanter. (Matth. XXVII, 19.) Mais rien de tout cela ne put le
changer; il ne leva point les yeux au ciel, et il abandonna Jésus.
Les Juifs voyant donc Jésus condamné le chargèrent de la croix; ayant
ce bois en abomination, ils ne voulurent même pas y toucher. Mais ce que nous
voyons aujourd'hui, une figure l'avait prédit et annoncé ; Isaac avait porté le
bois pour son sacrifice. (Gen. XXII, 6.) Ce sacrifice alors n'a eu son
accomplissement que dans la volonté du Père, parce qu'il était seulement la
figure de ce qui devait arriver; mais aujourd'hui la chose s'accomplit , comme
la réalisation de la figure. « Et il vint au lieu appelé du calvaire ».
Quelques-uns disent que c'est là qu'Adam est mort et repose, et que Jésus-Christ
a élevé un trophée sur le lieu même où la mort a régné et exercé son empire ;
car Jésus portait sa croix en trophée contre la tyrannie de la mort. De [534]
même que les vainqueurs portent les marques de leur victoire, ainsi le Sauveur
portait sur ses épaules le symbole de son triomphe. Et qu'importe à la vérité
que ce soit dans d'autres vues que les Juifs aient chargé Jésus-Christ de la
croix? cela n'y change rien.
Ils le crucifièrent avec deux voleurs; accomplissant malgré eux la
prophétie, car ce que faisaient les Juifs pour couvrir Jésus d'ignominie,
servait à montrer la vérité et à vous faire mieux connaître et sa force et sa
vertu. En effet, longtemps auparavant le prophète avait prédit ces choses : «
Il a été mis », dit-il, « au nombre des scélérats ». (Isaïe, LIII, 12.) Le
démon a donc voulu obscurcir le triomphe du Sauveur, mais il ne l'a pu; des
trois qui ont été crucifiés en même temps, Jésus seul a brillé, pour vous
apprendre que c'est sa vertu qui a tout fait. Trois on été crucifiés, il s'est fait
des miracles, mais nul de ces miracles n'a été attribué à d'autre qu'à Jésus ;
tant étaient faibles les embûches et les artifices du diable, qui se sont
entièrement tournés à sa honte et à sa confusion ; puisqu'un de ceux mêmes qui
ont été crucifiés avec Jésus-Christ a obtenu le salut ! Donc, non-seulement le
crucifiement de ces voleurs n'a point terni la gloire de Jésus crucifié avec
eux, mais au contraire il n'a pas peu contribué à la relever. Il n'était ni
moins grand ni moins admirable de convertir un voleur, étant attaché sur une
croix, et de le faire entrer dans le paradis, que de faire trembler le sol et
de briser les pierres.
« Pilate fit une inscription (19) ». Il la fit tant pour punir les
Juifs, que pour justifier Jésus-Christ. Les Juifs l'avaient livré entre ses
mains comme un méchant, et s'étaient efforcés de faire prévaloir cette idée, en
mettant Jésus-Christ dans la compagnie de ces voleurs. De peur que personne ne
pût faire à Jésus ce reproche, et le traiter comme un méchant et un scélérat,
Pilate par cette inscription leur ferma la bouche, ainsi qu'à tous ceux qui
voudraient mal parler de lui; et pour montrer qu'ils s'étaient soulevés contre
leur propre roi, il fit écrire des paroles sur la croix comme sur un trophée,
et des paroles qui se faisaient clairement entendre, qui publiaient hautement
sa victoire et sa royauté, quoiqu'elles ne la fissent pas connaître tout
entière. Au reste, cette inscription, Pilate ne la fit pas mettre en une, mais
en trois différentes langues; parce que, ne doutant point que la fête de Pâques
n'eût attiré à Jérusalem des gens de toutes les nations, il voulut que personne
n'ignorât cette justification; et pour cela il flétrit la fureur des Juifs dans
toutes les langues. Car les Juifs portaient encore envie à Jésus-Christ, après
même qu'ils l'eurent fait crucifier.
Mais, ô Juifs, en quoi cette inscription pouvait-elle vous blesser ou
vous nuire? En rien. Si Jésus était mortel, faible, impuissant, et si la mort
devait l'anéantir, pourquoi craigniez-vous une inscription portant qu'il était
roi des Juifs? Mais que disent-ils à Pilate? « Ne mettez pas dans l'inscription
: roi des Juifs, mais qu'il s'est dit roi des Juifs (21) ». Maintenant tout le
monde pense et croit communément qu'il est roi des Juifs, mais ajoutez « Il
s'est dit », ce sera l'accuser d'effronterie et d'insolence : et néanmoins
Pilate ne changea point, mais il demeura ferme. Cette dispensation
providentielle eut un effet d'une importance incomparable. Le bois de la croix
fut caché dans la terre, et personne alors ne songeait à l'en tirer, soit par
crainte, soit parce que les fidèles étaient occupés à d'autres affaires
pressantes: cependant on devait un jour chercher cette croix, et les trois
croix devaient être vraisemblablement enterrées ensemble; de peur donc qu'on ne
fût dans le doute et qu'on ne s'y méprît, la croix du Seigneur a été reconnue,
premièrement, parce qu'elle était au milieu ; en second lieu, grâce à
l'inscription, les croix des voleurs n'en ayant point.
Les soldats se partagèrent les vêtements, mais non pas la tunique.
Remarquez encore ici, mes frères, que la méchanceté des Juifs et des soldats
sert partout à l'accomplissement des prophéties. Ce qui se passe ici avait été
prédit longtemps auparavant : d'ailleurs ils étaient trois crucifiés , mais les
prédictions trouvent leur accomplissement en Jésus-Christ seul. Et, en effet,
pourquoi les soldats et les Juifs ont-ils fait à Jésus-Christ, uniquement, ce
qu'ils n'ont point fait aux autres? Pour vous, mes frères, je vous prie de
considérer l'exactitude de la prophétie. Le prophète ne dit pas seulement ce
qu'ils ont divisé, mais encore ce qu'ils n'ont point divisé : ils ont divisé
les vêtements, ils n'ont point divisé la tunique, mais ils l'ont jetée au sort.
2. Ce n'est pas sans raison qu'il est marqué que la tunique « était
d'un seul tissu depuis [535] le haut jusqu'en bas (23) ». Les uns disent que
c'est une allégorie, parce que ce crucifié n’ était pas purement homme, mais
qu'il était Dieu avant de s'être revêtu de l'humanité d'autres, que l'évangéliste
décrit la forme de cette robe, et que, comme il était d'usage dans la
Palestine; de composer les tuniques de deux pièces jointes ensemble, saint Jean
voulant marquer que celle de Jésus-Christ était le même, dit : « Elle, était,
d'un seul tissu depuis le haut jusqu'en, bas ». Pour moi; il me semble que
l'évangéliste fait cette remarque pour faire connaître que les vêtements de
Jésus-Christ étaient de fort bas prix; et que, comme il recherchait en toutes
choses ce qu'il y avait de plus commun et de plus vil, il en usait de même pour
ses vêtements.
Voilà ce que firent les soldats (24). Mais Jésus-Christ, crucifié
recommande sa mère à son disciple, pour nous apprendre que, jusqu'au dernier
soupir, nous devons avoir un grand soin de notre père et de notre mère. Lorsque
sa mère vint à contre-temps demander un miracle; Jésus lui répondit : « Femme,
qu'y a-t-il de commun entre vous et moi ? » (Jean, II, 3.) Et : « Qui est ma
mère? » (Matth. III, 48. ) Mais maintenant il lui témoigne un grand amour et il
la recommande au disciple qu'il aimait. Saint Jean cache encore ici son nom par
modestie : s'il eut voulu se glorifier, il aurait dit la raison pour laquelle
il était aimé, raison qui ne pouvait .être que grande et admirable. Pourquoi
Jésus-Christ ne dit-il que cette seule parole à Jean et ne le console-t-il pas,
le voyant si triste. et si afflige? Parce que ce n'était point là le temps
défilé consoler. Et. de plus, ce n'était pas peu de, chose que l'honneur qu'il
recevait, d'être dès lors récompense de sa persévérance.
Mais vous, mes, chers frères, considérez ce divin crucifié, voyez
gomment il fait toutes choses sans se troubler, voyez. avec quelle tranquillité
il parle à son disciple de sa mère, il accomplit les prophéties, il donne de
bonnes espérances au larron, quoique, avant d'être attaché à la croix, il parût
suer, tomber en agonie, craindre. Qu'est-ce, donc que ceci, quel est ce
prodige. Nul doute, nulle incertitude avant le crucifiement, l'infirmité de la
nature s'est montrée, maintenant éclate la grandeur de sa puissance. Ajoutons
que, par ces deux choses, par sa faiblesse et par sa puissance, il nous apprend
qu'encore que nous, nous troublions avant que le mal arrive, il ne faut pas
pour cela' reculer et fuir, et que, lorsqu'une fois entrés dans la carrière,
nous sommes en plein combat, alors il faut tout regarder comme aisé et facile,
et ne penser qu'à la victoire.
Ne craignons donc point la mort; l'amour de la vie est né avec nous, il
est fortement attaché à notre nature, mais il est en notre pouvoir, ou de
rompre cette chaîne et d'affaiblir ce .désir, ou de serrer ce lien et de rendre
cet amour plus fort et plus violent. Nous portons en nous la concupiscence de
la chair, mais si noms sommes sages, nous' savons en réprimer la tyrannie; il
en est de même du désir de la vie. Comme la concupiscence charnelle a été mise,
en nous pour la conservation de notre espèce, parce que Dieu a établi la
propagation sans nous empêcher néanmoins de suivre une voie plus élevée et plus
excellente, celle de la continence ; de même , il a mis en nous l'amour de la
vie, nous défendant de nous tuer nous-mêmes, et ne nous défendant pourtant, pas
de mépriser la vie présente. Cette connaissance, mes frères, 'doit régler notre
conduite ; nous ne devons pas volontairement nous précipiter à la mort, encore
que nous soyons accablés de mille maux; et aussi nous ne durons point la
craindre ni la refuser, lors; qu'il plaît à Dieu de nous ôter la vie pour des
raisons qui lui sont connues. Il faut alors marcher au-devant de la mort avec
confiance, et préférer la vie future à la vie présente.
« Cependant des femmes se tenaient auprès de la croix:(25) ». Le sexe
le plus faible se montra le plus fort; ainsi alors tout était renversé. Mais
Jésus, recommandant sa mère, dit : « Voilà votre fils (26) ». Oh! quel honneur
ne fait-il pas à son disciple? Comme il s'en allait, il charge son disciple du
soin de sa mère. Comme il n'y avait nul doute qu'étant mère, elle était
accablée de douleur, et qu'elle avait besoin de secours et de protection ; comme;
de juste, ce divin Fils la recommande à son disciple, en disant : « Voilà votre
mère (27) ». Par là, il les unit et les lie d'un amour tendre et mutuel; le
disciple le comprenant bien, prit Marie chez lui, et la regarda comme sa mère.
Mais pourquoi le Sauveur ne fit-il mention d'aucune autre femme,
quoiqu'il y en eût encore auprès de sa croix ? Pour nous apprendre à avoir un
soin particulier de nos [536] mères. Comme nous ne devons même pas connaître
nos pères et nos mères, lorsqu'ils nous nuisent dans les choses spirituelles,
et nous empêchent d'avancer dans la vertu; de même, lorsqu'ils n'y mettent
aucun obstacle, il faut leur rendre tous nos devoirs et les préférer à toute
autre personne, parce qu'ils nous ont donné la vie, qu'ils nous ont élevés, et qu'ils
ont souffert pour nous bien des peines et des incommodités. Par ce soin et
cette recommandation, Jésus-Christ réprime l'impudence de Marcion: S'il n'était
pas né de Marie selon la chair, si elle n'était pas sa mère, pourquoi a-t-il eu
un si grand soin d'elle seule
« Après cela, Jésus sachant que toutes choses étaient accomplies (28) »
; C'est-à-dire, qu'il ne manquait rien à la dispensation de l'Incarnation, le
Sauveur prenait grand soin de faire connaître, par tout ce qu'il faisait et ce
qu'il disait, que sa mort était une mort tonte nouvelle. En effet, celui qui
mourait tenait tout en son pouvoir, et la mort n'est advenue à son corps que
lorsqu'il l'a voulu; or, il l'a voulu, lorsqu'il a accompli toutes choses.
C'est pour cela qu'il avait dit : « J'ai le pouvoir de quitter la vie, et j'ai
le pouvoir de la reprendre » (Jean, X, 18.) « Jésus, sachant donc que toutes
choses étaient accomplies, dit : J'ai soif ». En quoi il accomplit encore une
prophétie.
Pour vous, considérez, je vous prie , mes frères, la barbarie et la
scélératesse de ceux qui sont autour de Jésus. Nous, quelque grand nombre
d'ennemis que nous ayons, quelques outrages et quelques maux qu'ils nous aient
fait subir, si nous voyons qu'on les fasse mourir, nous les plaignons et nous
les pleurons; mais ces misérables, rien n'a pu les fléchir : les douleurs, les
tourments qu'endure Jésus ne les ont point attendris ; au contraire, toujours
plus cruels, plus furieux, ils inventent de nouvelles moqueries, ils emplissent
une éponge de vinaigre et la lui présentent à la bouche; ils lui donnent à
boire, comme on le faisait pour ceux qui étaient condamnés à mort, car c'est
pour cela qu'ils lui présentent ce bâton d'hyssope.
« Jésus ayant donc pris le vinaigre, dit :
1. Sur ces paroles de Jésus-Christ : « Femme, qu'y a-t-il de commun
entre vous et moi? . Marcion, les Montanistes, les Manichéens, les
Valentiniens, et leurs sectateurs, soutenaient que la sainte Vierge n'était pas
la mère de Jésus-Christ, et qu'il ne s'était pas véritablement incarné; mais
que tout ne s'était [ait qu'en apparence, etc.
« Tout est accompli ». Vous le voyez, mes frères., Jésus, sans se
troubler, sans s'émouvoir, fait tout avec autorité, ce qui suit le montre
évidemment : « Car toutes choses étant accomplies, baissant la tête » (car il
n'y avait point de clous qui la retinssent), « il rendit l'esprit»,
c'est-à-dire, il expira. Cependant, ce n'est pas après qu'on a baissé la tête
qu'on expire ; mais ici, c'est tout le contraire : Jésus n'a pas baissé la tête
après avoir expiré, comme cela se voit généralement ; mais après avoir baissé
la tête, il a expiré. Par toutes ces circonstances, l'évangéliste montre que ce
crucifié était le Seigneur et le Maître de l'univers.
3. Mais les Juifs qui filtraient un moucheron et qui avalaient un
chameau (Matth. XXIII , 24), ces Juifs qui n'ont pas craint de commettre un
sacrilège si énorme, sont inquiets sur la fête, et se consultent sur ce qu'ils
feront , pour n'en pas violer la sainteté. « Or, de peur que les corps ne
demeurassent à la croix le jour du sabbat, parce que c'en était la veille et la
préparation, les Juifs prièrent Pilate qu'on leur rompit les jambes (31) ».
Remarquez-vous combien la vérité est forte et puissante? Le soin et la
précaution des Juifs servent à l'accomplissement de la prophétie, et une autre
prédiction s'accomplit aussi. « Car il vint des soldats qui rompirent les
jambes des autres (32) », mais celles de Jésus, ils ne les rompirent pas (33).
Cependant ces mêmes soldats, par complaisance pour les Juifs, ouvrirent son côté.
avec une lance (34), et ne craignirent point d'outrager jusqu'à son cadavre. O
action infâme et exécrable ! Mais, mes chers frères, ne vous troublez point, ne
vous abattez point. Ce que viennent de faire les Juifs, par une mauvaise
intention et une horrible méchanceté, établit et confirme la vérité de la
prophétie, qui disait : « Ils verront celui qu'ils ont percé (37, et Zach. XII,
10) ». Et cette action impie a servi non-seulement à l'accomplissement de la
prophétie, mais encore à prouver dans la suite aux incrédules, comme à Thomas
et à d'autres, la vérité du crucifiement et de la résurrection de Jésus. De
plus encore , par là s'accomplit un grand et ineffable mystère : car « il en
sortit du sang et de l'eau (34) ». Ce n'est point sans sujet ou par hasard que
ces deux sources ont coulé de l'ouverture du sacré côté du Sauveur : c'est
d'elles que l'Eglise a été formée. Ceux qui [537] sont initiés, ceux qui ont
reçu le saint baptême, entendent bien ce que je dis : eux qui ont été régénérés
par l'eau, et qui sont nourris de ce sang et de cette chair. C'est de cette
heureuse et féconde source que coulent nos mystères et nos sacrements, afin
que, lorsque vous approcherez de notre redoutable coupe, vous y veniez de même
que si vous deviez boire à ce sacré flanc.
« Celui qui l'a vu en rend témoignage, et a son témoignage est
véritable (35) ». C'est-à-dire, je ne l'ai pas appris des autres, mais je l'ai
vu de mes yeux, étant présent, et mon témoignage est véritable. Rien. de plus
juste : ce disciple raconte l'outrage qu'on a fait à son Maître; il ne vous
rapporte pas quelque chose de grand et d'admirable que vous puissiez révoquer
en doute et soupçonner de faux; mais, considérant le trésor que renferment. et
produisent ces sources, il fait en détail le récit de ce qui s'est passé : par
où il ferme la bouche aux hérétiques; il prédit et annonce les mystères qui
doivent s'opérer dans la suite.
De même, cette prophétie : « Ils ne briseront aucun de ses os (36;
Exod. XII, 46) », a trouvé son accomplissement. Car, quoique cela ait été dit
de l'agneau de la pâque des Juifs, ce n'était là pourtant qu'une figure
destinée à précéder la vérité , à la prédire, et qui a eu son parfait
accomplissement en Jésus-Christ : c'est pourquoi l'évangéliste cite la
prophétie. Dans la crainte que s'il s'était donné partout pour témoin, il n'eût
pas paru digne de foi, il apporte le témoignage de Moïse, pour insinuer que
cela ne s'est point fait par hasard , mais que longtemps auparavant il avait
été prédit dans l'Ecriture, où il est dit : « Vous ne briserez aucun de ses os
». Et en même temps il donne une autorité nouvelle à la parole du prophète :
j'ai rapporté ces choses, dit-il, pour vous apprendre et vous faire connaître
qu'il y a un grand rapport et une grande liaison entre la figure et la vérité.
Ne voyez-vous pas, mes frères, quelles mesures, quelles précautions prend ici
l'évangéliste, pour faire croire ce qui paraît honteux. et ignominieux? Car,
qu'un soldat eût fait un outrage à ce corps , c'était quelque chose de pire et
de beaucoup plus infamant que de l'avoir attaché à une croix; et néanmoins, je
l'ai rapporté, et avec beaucoup de soin, « afin que vous le croyiez ». Que
personne donc ne refuse de le croire; que la honte ne pousse personne à rejeter
ce témoignage, au détriment de notre cause. Car ce qui paraît le plus honteux
et le plus ignominieux, est ce qui nous élève à une plus grande gloire, et la,
source de tous les biens que nous recevons.
« Après cela vint Joseph d'Arimathie, qui était disciple de Jésus (33)
». Non des douze, mais peut-être des soixante-dix. Ces disciples, croyant que
la croix avait apaisé la haine et la colère des Juifs, furent librement
demander le corps à Pilate, et eurent soin de l'ensevelir. Joseph fut donc
trouver Pilate; il le pria de lui permettre d'enlever le corps de Jésus, et
Pilate lui accorda cette grâce ; pourquoi la lui aurait-il refusée? Alors
Nicodème se joignit à Joseph d'Arimathie , et l'aida à détacher et à porter le
corps , et ils l'ensevelirent avec magnificence. Car ils ne voyaient encore en
Jésus-Christ rien autre chose qu'un homme. Ils mirent le corps dans des
linceuls avec des aromates des plus forts et des plus précieux, tels qu'ils
pouvaient sûrement le conserver longtemps , et l'empêcher de se corrompre
aussitôt; en quoi ils montraient bien qu'ils n'avaient pas de lui cette haute
opinion qu'ils en devaient avoir; mais, néanmoins, ils lui donnaient des
marques d'un grand amour.
Mais pourquoi aucun des douze ne fut-il à cette sépulture, ni Jean, ni
Pierre, ni aucun autre des plus remarquables? Le disciple qui a écrit cette
histoire ne le cache point. Si l'on dit que c'est par crainte des Juifs, on
répondra que ceux-ci les craignaient aussi : l'évangéliste rapporte de Joseph
qu'il était disciple de Jésus, mais en secret, parce qu'il craignait les Juifs.
Et l'on ne saurait dire qu'il agit de la sorte par mépris pour les Juifs,
puisque nous voyons au contraire qu'il ne vint pas sans crainte. Mais Jean
lui-même, qui s'était tenu debout auprès de la croix de son Maître, et qui
l'avait vu expirer, ne parut point et ne fit rien de semblable : que faut-il
donc dire? 11 me semble que Joseph était des plus qualifiés et des plus
illustres d'entre les Juifs, comme il y paraît par la dépense qu'il fit pour
ces funérailles : qu'il était connu de Pilate, et que c'est pour cela qu'il
obtint le corps et qu'il l'ensevelit, non comme un condamné, mais comme les
Juifs avaient coutume d'ensevelir un grand et une personne de considération.
4. Et comme le temps les pressait (Jésus étant mort vers la neuvième heure
(1)), Joseph ensuite ayant été chez Pilate, de là lui et Nicodème étant allés
détacher et prendre le corps, il y a toute apparence que le soir approchait; et
alors, la fête commençant, il n'était point permis de travailler : comme donc
le temps les pressait, ils déposèrent le corps dans le tombeau le plus proche.
Et il arriva, par une disposition de la divine Providence, que ce corps fut
déposé dans un sépulcre tout neuf , où personne n'avait encore été mis, afin
qu'on ne crût pas que c'était un autre mort enseveli avec lui qui était
ressuscité : et afin que les disciples pussent facilement y aller et assister à
l'événement, ce lieu étant proche de la ville : et encore, afin que
non-seulement les disciples de Jésus, mais aussi ses ennemis fussent témoins de
sa résurrection. En effet; la précaution qu'avaient prise les Juifs de
s'assurer du sépulcre, d'en sceller la pierre et d'y mettre des soldats pour le
garder (Matth. XXVII, 66), était un témoignage bien sûr que Jésus y était
enseveli. Jésus-Christ n'eut pas moins de soin que sa sépulture fût
publiquement reconnue que sa résurrection. Les disciples aussi s'attachent
fortement à établir et à confirmer cette vérité, que Jésus était véritablement
mort; car,-dans la suite des temps la résurrection devait être suffisamment
prouvée. Mais si l'on eût pu répandre des doutes et des ténèbres sur la mort,
et même si elle n'eût été tout à fait certaine et évidente, les preuves de la
résurrection auraient été obscurcies. Ce n'est donc pas pour ces raisons
seulement que le corps fut enseveli dans ce lieu voisin de la ville, mais
encore afin que le bruit, que les disciples l'avaient furtivement enlevé, se
montrât absolument faux.
« Le premier jour de la semaine», c'est-à-dire le dimanche, « au
premier point du jour et dès le matin, Marie Madeleine vint au sépulcre, et
elle vit que la pierre avait été ôtée du sépulcre ». (Chap. XX, 1.)
Jésus-Christ était ressuscité, et la pierre et les sceaux étaient là exposés
aux yeux du public. Et comme il fallait que les autres aussi fussent persuadés
de la résurrection, le sépulcre fut ouvert, et par là on reconnut ce qui venait
d'arriver. La vue de ce sépulcre ainsi ouvert toucha Marie, qui aimait si
ardemment son
1 C'est-à-dire, sur les trois heures après midi.
Maître : le jour du sabbat étant passé, elle n'eut point de repos
qu'elle n'eût été au sépulcre, et elle y vint au point du jour, pour recevoir
quelque consolation du lieu : et l'ayant vu, et ta pierre renversée, elle
n'entra point, elle ne regarda point dedans, mais brûlant d'amour, elle courut
vers les disciples, parce qu'elle avait un très-grand désir d'apprendre au plus
tôt ce qu'était devenu le corps. Sa course et ses paroles le marquaient et le
déclaraient hautement.
« On a enlevé mon Maître, et je ne sais où on l'a mis ». Ne voyez-vous
pas que Marie n'avait point encore une claire connaissance de la résurrection,
et qu'elle pensait qu'on, avait transporté le corps die son Maître?
n'entendez-vous pas aussi avec. quelle ingénuité elle raconte aux disciples ce
qu'elle vient de voir ? Mais l'historien n'a pas manqué de lui donner toutes
les louanges qu'elle méritait, et n'a pas cru se déshonorer en faisant
connaître que c'était d'elle, qui avait été de nuit au sépulcre, qu'ils avaient
appris les premières nouvelles de la résurrection : ainsi se montre ,et éclate
en tout on amour pour la vérité. Marie étant donc venue et ayant rapporté ces
choses, les disciples courent aussitôt au sépulcre, et ils voient les linceuls
qui y étaient, comme une marque et un témoignage de la résurrection (3, 4, 5,
6). Si l'on eût, emporté le corps, on ne l'aurait pas dépouillé; auparavant; et
si on l'avait dérobé, on ne se serait pas donné le soin ni la peine d'ôter le
linceul, de le plier et de le mettre en un endroit, mais on l'aurait emporté
comme il était. C'est pourquoi l'évangéliste n'a tant d'empressement et de soin
de marquer que le corps avait été enseveli avec beaucoup de myrrhe, substance
qui colle et attache le linge au corps comme le plomb, qu'afin qu'ayant appris
que les linceuls étaient pliés en un lieu, il part, vous n'écoutiez pas ceux
qui disent qu'on avait enlevé le corps par. fraude. Un voleur n'aurait pas été
assez fou pour employer tant de temps à une chose inutile. Pour quelle raison
aurait-il laissé les linceuls? Comment se serait-il arrêté à les détacher du.
corps, sans qu'on s'en fût aperçu? Il fallait pour cela bien du temps, et s'il
eût ainsi tardé, il n'aurait guère pu manquer d'être pris sur le fait.
Mais pourquoi les linceuls. étaient-ils là séparément, et le suaire
plié en un lieu à part? Peut vous montrer que, cela ne s'était pas fait [539] à
la hâte et tumultueusement, puisque les linceuls et le suaire étaient séparés
et pliés à part : en un mot, cela s'est fait ainsi, afin que les disciples
crussent la résurrection. C'est pourquoi Jésus-Christ leur apparut ensuite,
comme étant déjà persuadés de la résurrection par ce qu'ils avaient vu.
Considérez ici, je vous prie, mes frères, combien l'évangéliste est
éloigné du faste et de la vanité : examinez le soin qu'il a de certifier que
Pierre fit une exacte recherche. Etant arrivé le premier au sépulcre et ayant
vu les linceuls qui y étaient, il ne chercha rien de plus, et il se retira.
Mais Pierre, qui était vif et bouillant, entra dans le sépulcre, examina tout
avec attention, et fit une nouvelle découverte; alors il appela Jean, afin
qu'il vînt aussi voir. Jean étant donc entré après Pierre, vit de même les
linges qui avaient servi à ensevelir le corps, séparés et pliés en un lieu à
part. Or, ces linges ainsi séparés, pliés et mis en un lieu à part, prouvent
visiblement que celui qui les avait rangés de cette manière n'était ni pressé
ni troublé, mais qu'il était tranquille et attentif à ce qu'il faisait.
5. Vous l'avez entendu, mes frères : le Seigneur est ressuscité nu;
gardez-vous donc de ces folles dépenses qu'on fait aux enterrements. A quoi
sert une vaine et folle dépensé, dommageable aux parents du mort, sans être
d'aucun avantage au mort lui-même; ou plutôt qui, si l'on veut avouer la
vérité, est très-ruineuse pour ceux-là et très-dommageable pour ceux-ci.
Souvent la magnificence,. la somptuosité. avec laquelle on ensevelit les morts,
a été cause que les voleurs lés ayant déterrés et dépouillés, les ont laissés
nus et sans sépulture : mais, ô vaine gloire t tu portes ta tyrannie jusques
sur les deuils et les enterrements, et quelle folie n'inspires-tu pas?
Plusieurs, en effet, pour empêcher ce .malheur, découpent et déchirent de
très-belles et très-précieuses toiles, et, après les avoir remplies de beaucoup
d'aromates, ils les enterrent, afin que de cette manière elles soient inutiles
aux voleurs. N'est-ce pas là l'action d'un furieux et d'un insensé; faire
éclater son faste et sa vanité, et en détruire aussitôt la matière? Oui,
disent-ils, c'est l'expédient que nous avons trouvé, afin que nos morts soient
en sûreté, et que ce que nous leur donnons leur demeure. Quoi donc ! Si les
voleurs n'emportent pas ces draps, les teignes et les vers ne les mangeront-ils
pas? Et si les vers et les teignes les épargnent, le temps et la pourriture ne
les détruiront-ils pas?
Mais supposons que ni les vers, ni les teignes, ni le temps, ni aucun
autre accident ne détruise ces choses, qu'on ne touche point au corps, et que
tout se conserve dans sa fraîcheur, sa solidité, sa finesse, les morts en
seront-ils plus avancés et plus riches? Le corps ressuscitera nu , ces
dépouilles resteront dans le sépulcre , et ne nous serviront de rien pour
rendre notre compte. Pourquoi donc, direz-vous, a-t-on enseveli le corps de
Jésus-Christ dans ces linceuls pleins de précieux aromates? Ah ! gardez-vous de
mêler les choses saintes avec les choses profanes: gardez-vous de confondre ce
qu'on a fait pour le Seigneur avec ce que l'on fait pour des hommes: témoin les
parfums répandus par la femme débauchée sur lés pieds sacrés du Sauveur. S'il
en faut parler, nous dirons d'abord que ceux qui ont fait ces choses n'avaient
point encore de connaissance de la résurrection; c'est pourquoi l'évangéliste
dit : « Selon que les Juifs ont accoutumé d'ensevelir ». (Jean, XIX, 41.) Ceux
qui. honoraient ainsi Jésus-Christ n'étaient pas de ses douze disciples, mais
de ceux qui ne l'honoraient qu'à moitié : ce n'est pas de cette sorte que les
douze apôtres font honoré, mais en souffrant la mort. pour lui, en s'exposant
pour lui à mille périls et à mille morts. L'honneur que lui ont rendu ceux dont
je parle, était véritablement un honneur, mais de beaucoup inférieur à
celui-ci. Dé plus, comme j'ai dit, nous parlons maintenant des hommes, et c'est
du Seigneur qu'il s'agissait alors.
Mais afin que vous sachiez qu'il ne se souciait pas de ces choses ,
écoutez ce qu'il dit « Vous m'avez vu avoir faim , et vous m'avez donné à
manger: avoir soif, et vous m'avez donné à boire : nu, et vous m'avez revêtu ».
(Matth. XXV, 35, 36, 37.) Jamais il n'a dit: vous m'avez vu mort, et vous
m'avez enseveli. Je ne vous dis pas ceci pour vous détourner de .rendre aux
morts les devoirs de la sépulture. A Dieu ne plaise! mais afin que vous
proscriviez le luxe et les dépenses fastueuses et mal placées.
Ce sont là, direz-vous, des témoignages de notre douleur, de notre
affection pour le mort. Non, ne vous y trompez pas, mes frères; non, ce n'est
point là de l'affection pour le mort, [540] mais de la vanité. Vous voulez lui
marquer votre compassion? Je vais vous montrer des funérailles d'une autre
espèce, et vous apprendre comment vous le couvrirez de vêtements qui le
rendront illustre : de vêtements que ni les vers, ni le temps ne consumeront
point, et que les voleurs n'emporteront point. Quels sont-ils? C'est le manteau
de l'aumône; ce manteau ressuscitera avec lui : l'aumône demeure imprimée comme
un sceau. Ils brilleront par leurs vêtements, ceux à qui, en ce jour
redoutable, on dira: « J'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger ». Ce sont
là les vêtements qui rendent célèbres et illustres ceux qui en sont revêtus: ce
sont là les vêtements qui nous mettent en sûreté. Ceux que l'on fait maintenant
sont une vaine et folle dépense, qui ne sert qu'à nourrir les teignes et les
vers.
Encore une fois, je ne dis point ces choses pour empêcher les
funérailles, mais seulement je veux que vous n'excédiez point les bornes, que
vous vous contentiez de couvrir le corps et de ne point le mettre nu en terre.
S'il est prescrit à ceux mêmes qui vivent d'avoir uniquement de quoi se
couvrir, c'est la même chose, à plus forte raison, pour les morts. En effet, un
mort n'a pas tant de besoin de vêtements qu'un homme qui vit et qui respire.
Lorsque nous vivons, les habits nous sont nécessaires , tant pour le froid que
pour la pudeur : les morts, exempts de ces nécessités, demandent seulement que
leur corps ne soit pas mis nu dans la terre: sans compter qu'ils sont déjà
très-bien couverts par la terre elle-même, linceul parfaitement approprié à
leur nature. Si donc , ici -bas même , où nous sommes sujets à tant de besoins
et de nécessités , il ne faut rien rechercher de superflu ; à bien plus forte
raison, là où il n'y en a point autant, la vanité et le faste sont-ils
blâmables et hors de propos.
6. Mais, direz-vous, si on le voit, si on le sait, on rira, on se
moquera de nous. Certes, il ne faut point tant se soucier de ces ris, que de
l'extrême folie des rieurs. Et croyez-moi, il se trouvera plutôt bien des gens
qui nous admireront, et qui loueront notre philosophie et notre vertu. Ce n'est
point là ce qui est digne de risée, mais c'est ce que nous faisons: nos excès,
nos pleurs, nos gémissements, s'ensevelir avec les morts, voilà ce qui est
digne des ris et du supplice. Mais philosopher, mais se conduire par la raison
et dans le deuil et dans la manière de vêtir les morts, c'est sûrement ce qui
nous procurera des couronnes et des louanges. Tous nous applaudiront, tous
admireront la vertu de Jésus-Christ, et diront: Ah! combien est grand le
pouvoir de Jésus-Christ ! Il a persuadé à ceux qui doivent nécessairement
mourir que la mort n'est point une mort voilà pourquoi ils n'agissent point
comme créatures périssables , mais comme s'ils envoyaient les leurs les
précéder dans un meilleur séjour. Il leur a persuadé que ce corps corruptible
et terrestre sera revêtu de l'incorruptibilité, parure bien plus précieuse que
les habits d'or et de soie. Et c'est pour cela qu'ils ne s'attachent pas à
faire de si pompeuses funérailles, regardant une bonne vie comme le plus
somptueux des enterrements.
Voilà ce qu'ils diront , s'ils nous voient philosopher de la sorte et
nous conduire avec sagesse : mais s'ils nous voient tristes et abattus, s'ils
apprennent que nous menons autour du corps une troupe de pleureuses, ils se
riront de nous, ils nous diffameront, ils nous diront des injures, et ils
blâmeront la vaine et superflue dépense que nous faisons. Car c'est là sur quoi
tous s'écrient et nous font des reproches, et certes ils ont raison. En effet,
où peut être notre excuse , quand nous parons un corps que la pourriture et les
vers vont consumer, et qu'au contraire nous négligeons, nous méprisons
Jésus-Christ qui a soif, qui est nu dans ces rues , et sans logement? Cessons
donc de nous donner ces soins et ces peines superflues: ensevelissons les
morts, mais de manière que, et dans eux et dans nous, cela tourne à la gloire
de Dieu. Répandons pour eux de grandes aumônes, munissons-les de bonnes
provisions pour leur voyage. Si la mémoire des grands hommes qui sont morts est
utile et avantageuse à ceux qui vivent (car le Seigneur dit: « Je protégerai
cette ville à cause de moi et de mon serviteur David ») (IV Rois, XIX, 34), à
plus forte raison l'aumône attirera-t-elle ces avantages et cette protection
aux morts. En effet, l'aumône, oui, l'aumône ressuscite les morts : c'est elle
qui a ressuscité Dorcas (Act. IX, 36, 39), lorsque les veuves, entourant saint
Pierre, lui montrèrent les habits que ses mains leur avaient faits.
Lors donc que quelqu'un est près de mourir, que son plus proche parent
prenne soin de ses funérailles; qu'il conseille au mourant [541] de laisser
quelque chose aux pauvres; qu'il l'envoie dans l'autre monde avec ces
vêtements, qu'il l'engage à constituer Jésus-Christ son héritier. Si les rois,
en instituant des héritiers, créent à leur famille une forte garantie ; celui
qui laisse Jésus-Christ héritier avec ses enfants, quelle bienveillance
n'attire-t-il pas, et sur lui-même , et sur toute sa famille ? Telles sont les
belles funérailles : voilà celles qui sont profitables et aux vivants et aux
morts. Si nous avons de pareilles funérailles, nous sortirons du tombeau, au
jour de la résurrection , tout brillants et couverts de gloire. Mais si, ayant
soin de notre corps , nous négligeons noire âme, nous aurons beaucoup à
souffrir dans l'autre monde , et nous nous attirerons de grandes risées et de
grandes moqueries. Ce n'est pas une petite infamie que de sortir de ce monde
dénué de vertu : un corps privé de la sépulture et jeté par terre n'est pas si
déshonoré que l'est une âme qui n'est point parée de vertu.
Revêtons-nous donc de la vertu, couvrons-nous de ce manteau. Si, par
malheur, nous l'avons négligée durant notre vie , soyons sages du moins à la
mort, et ayons grand soin de nous faire des amis et des protecteurs par nos
aumônes. Forts de ces secours réciproques , puissions-nous comparaître au divin
Tribunal avec cette pleine confiance que je vous souhaite, mes frères, par la
grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire,
l'empire, l'honneur, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, maintenant et
toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
l. Les femmes sont naturellement tendres et portées à la compassion. Je
dis cela afin que vous ne vous étonniez pas de voir Marie fondre en larmes
devant le sépulcre, et Pierre ne point pleurer, car l'évangéliste dit : « Les
Disciples s'en retournèrent ensuite chez eux, mais Marie se tint dehors,
pleurant près du sépulcre » . Elle était d'un sexe faible, et elle n'avait pas
encore une claire connaissance de la résurrection. De même aussi les disciples
n'étaient pas encore bien persuadés de cette vérité; ayant vu les linceuls, ils
crurent et ils s'en retournèrent chez eux frappés d'étonnement. Et pourquoi ne
s'en allèrent-ils pas aussitôt en Galilée, comme il leur avait été ordonné
avant la passion? peut-être ils attendaient les autres. Et de plus, ils étaient
fort incertains et fort embarrassé.
Les disciples s'en retournèrent donc chez eux, et Marie demeura auprès
du sépulcre : la seule vue du tombeau la consolait, comme je l'ai dit. Vous
voyez de même qu'elle se baissait pour regarder dedans, et que de voir
seulement le lieu où avait été le corps, c'était pour elle un surcroît de consolation;
c'est pourquoi son ardeur et son zèle furent bien récompensés. Elle eut
l'avantage de voir la première ce que les disciples ne virent point, de voir
deux anges vêtus de blanc assis au lieu où avait été le corps de Jésus, l'un à
la tête et l'autre aux pieds; la seule vue de ce vêtement lui inspirait de la
joie et du plaisir. Et comme cette femme n'avait pas l'intelligence assez
élevée pour tirer des linceuls et du suaire là preuve de la résurrection, le
Seigneur fit quelque chose de plus, il lui fit voir des anges assis, vêtus
d'habits de fête et de réjouissance, pour la consoler et l'encourager par ce
spectacle.
Ces anges ne lui parlent point de la résurrection, mais elle est peu à
peu amenée à la connaissance de cette vérité. Elle vit un vêtement brillant,
elle entendit une voix consolante; et que dit cette voix? « Femme, pourquoi
pleurez-vous (13) ? » Toutes ces circonstances furent pour elle comme une porte
ouverte, par où elle en vint insensiblement à parler de la résurrection. La
posture même de ces anges assis la portait à les interroger, car ils
paraissaient savoir ce qui s'était passé. Voilà pourquoi ils n'étaient point
assis ensemble,, mais à quelque distance l'un de l'autre. Et comme il n'était
pas croyable qu'elle les eût osé interroger la première, les anges la
prévinrent et l'invitèrent à s'entretenir avec eux et par leur interrogation et
par leur attitude. Que répondit donc Marie ? Elle dit avec autant d'ardeur que
d'amour: « Ils ont enlevé mon Seigneur, et je ne sais où ils l'ont mis ».
Marie, que dites-vous ? Vous ne savez rien encore de la résurrection; vous vous
imaginez qu'on a pris le corps, qu'on l'a caché? Ne voyez-vous pas bien, mes
frères, que cette femme n'était point encore initiée à ce dogme sublime?
« Ayant dit cela, elfe se retourna (14) ». Quelle est la suite de tout
cela? Marie parlé avec les anges, elle n'en a rien appris encore, et
incontinent elle se retourne. Pour moi, il me semble que comme elle prononçait
ces paroles Jésus-Christ apparut tout à coup derrière elle , que les anges
eurent quelque frayeur, et qu'ayant reconnu le Seigneur ils marquèrent
aussitôt, et par leur regard et par leur mouvement, qu'ils le voyaient, ce qui
fit que Marie se tourna. Le Seigneur apparut donc visiblement aux anges, mais
il ne se montra pas de même à cette femme, de peur de l'effrayer dans cette
première vision. Il ne se fit voir que sous un habit fort vil et fort commun;
ce qui le prouve, c'est qu'elle le prit pour un jardinier. Au reste, il n'était
pas à propos d'élever tout à coup à la sublime connaissance de la résurrection
une femme qui avait l'esprit et des sentiments si bas et si grossiers; il
fallait l'y amener peu à peu. Jésus-Christ l'interrogea donc de nouveau, et lui
dit : « Femme, pourquoi pleurez-vous? Qui cherchez-vous (15) ? » Cela lui
montra que Jésus-Christ savait qu'elle voulait l'interroger, et l'engagea à le
faire. Comprenant cela, Marie ne nomma plus Jésus; mais comme si cet homme eût
connu celui dont elle s'informait, elle répondit: « Si c'est vous qui l'avez enlevé,
dites-moi où vous l'avez mis, et je l'emporterai ». Marie dit encore : « Où
vous l'avez mis, si vous l'avez enlevé », comme si Jésus était entre les morts.
Mais voici ce qu'elle veut dire : Si par la crainte que vous avez des Juifs
vous l'avez ôté d'ici, dites-le-moi et je l'emporterai.
Cette femme a une grande affection et un grand amour, mais elle n'a
encore rien de grand dans l'esprit; c'est pourquoi Jésus se fait connaître à
elle, non au visage, mais au son de la voix. Comme quelquefois il se faisait
connaître aux Juifs, et quelquefois aussi il ne se faisait point connaître,
quoique présent à leurs yeux; de même, quand il parlait, il dépendait de lui de
se rendre reconnaissable. Ainsi lorsqu'il a dit aux Juifs: « Qui
cherchez-vous?» il ne s'est fait connaître ni au visage ni à la voix, que
lorsqu'il l'a bien voulu; et c'est ce qu'il fait encore ici, où il se contente
d'appeler Marie par son nom, lui reprochant les sentiments qu'elle a de sa
personne, et la reprenant de le croire mort, lui qui est vivant. Mais comment
dit-elle « s'étant tournée (16) »; car c'est à elle que Jésus parlait? Je pense
que lorsqu'elle disait : « Où l'avez-vous mis? » elle s'était tournée vers les
anges pour leur demander le sujet de leur frayeur; qu'ensuite Jésus l'appelant,
elle se tourna vers lui, et qu'il se fit reconnaître d'elle au son de la voix.
[543] Car c'est lorsqu'il l'appela « Marie» qu'elle le reconnut. Ainsi elle le
reconnut, non au visage, mais à la voix.
Mais, direz-vous, d'où paraît-il que les anges aient eu de la frayeur,
et que ce soit pour cela que Marie se tourna vers eux? Vous aurez ici la même
raison pour dire : par où voit-on que Marie toucha Jésus et se jeta à ses
pieds? Mais si l'une dé ces choses résulte évidemment de ces paroles de Jésus :
« Ne me touchez pas (47) » ; de même, ce que rapporte l'évangéliste, qu'elle se
tourna, prouve clairement l'autre.
2. Pourquoi Jésus dit-il : « Ne me touchez pas?» Quelques-uns répondent
que Marie demandait la grâce spirituelle, « le don du Saint-Esprit », parce qu'elle
lui avait entendu dire à ses disciples : « Si je m'en vais à mon Père, je le
prierai, et il vous donnera un autre Consolateur ». (Jean, XIV, 16.) Et comment
Marie, qui n'était point avec les disciples, aurait-elle pu entendre ces mots?
Mais de plus, c'est là une pure imagination qui est fort éloignée du vrai sens
de ces paroles. Comment demanderait-elle cette grâce, Jésus n'étant pas encore
allé à son Père? Que faut-il donc répondre? Je crois que Marie voulait encore
demeurer avec Jésus comme auparavant, et que dans sa joie elle n'atteignait
point à la hauteur de la vérité, quoique, Jésus fût, selon la chair, ans un
état beaucoup plus parfait. Le Seigneur corrige donc son erreur et réprime cet
excès d'assurance; et, en effet, on ne voit pas qu'il ait conversé sur ce ton
avec ses disciples eux-mêmes : il élève son esprit afin qu'elle approche de lui
avec plus de respect et de vénération.
Si donc Jésus avait dit : N'approchez pas de moi comme auparavant, les
choses ne sont plus dans le même état, et je ne dois pas converser de la même
manière avec vous dans la suite; cette réponse aurait paru vaine et fastueuse.
Mais celle-ci : « Je ne suis pas encore monté vers mon Père (17) »; quoique
plus douce, signifie là même chose, car en disant : « Je ne suis pas, encore
monté », il déclare qu'il se hâte d'y monter et que c'est ce qu'il prétend
faire incessamment ; or il ne fallait pas regarder du même oeil qu'auparavant
celui qui aller monter au ciel et qui ne devait plus demeurer avec les hommes.
Ce qui suit fait voir qu'en effet c'est là le vrai sens de ces paroles : «
Allez, ne vous arrêtez pas à me toucher, dites à mes frères que je vais monter
vers mon Père qui est votre Père, vers mon Dieu qui est votre Dieu ». Cependant
il n'allait pas sitôt y monter, mais seulement après quarante jours. Pourquoi
lui parle-t-il donc de la sorte? C'est pour élever son esprit et lui donner la
certitude qu'il devait monter au ciel. Et ces mots: « Vers mon Père et votre
Père; vers mon Dieu et votre Dieu », regardent l'incarnation : comme quand il
dit monter, c'est de sa chair qu'il le dit. Et Jésus parle ainsi à Marie, parce
qu'elle n'avait pas encore de lui des sentiments dignes de sa majesté. Dieu
est-il donc le Père de Jésus d'une manière, et notre Père d'une autre manière ?
Sûrement. S'il est d'une autre manière le Dieu des justes, qu'il ne l'est du
reste des hommes, à plus forte raison est-il le Dieu du Fils d'une manière, et
d'une autre notre Dieu. Ainsi quand il a dit : « Dites à mes frères », de peur
qu'ils ne concluent de là à quelque égalité, il met une différence; car
Jésus-Christ doit s'asseoir sur le trône de son Père, et eux doivent se tenir
debout devant ce trône. C'est pourquoi, encore que, selon sa substance
charnelle, il soit devenu notre frère, il est pourtant bien différent de nous
en dignité, et on ne peut même exprimer la grandeur de cette différence.
« Marie vint donc dire aux disciples qu'elle avait vu le Seigneur et
qu'il lui avait dit ces choses (18) »: Tant est grand le bien que produit
l'assiduité et la persévérance ! Mais pourquoi les disciples,ne
s'affligèrent-ils pas en- apprenant que leur Maître s'en irait bientôt et ne
dirent-ils pas les mêmes choses qu'ils avaient dites auparavant? Alors ils
s'attristaient et ils pleuraient parce qu'il allait mourir ; maintenant qu'ils
apprennent qu'il est ressuscité, de quoi s'affligeraient-ils? Marie annonça aux
disciples. qu'elle avait vu le Seigneur; elle leur rapporta ses paroles qui
étaient bien propres à les consoler. Mais comme il était à présumer que les
disciples, entendant ce rapport, ou ne croyaient point cette femme, ou, s'ils
la croyaient, verraient avec peine que Jésus ne les eût pas honorés de sa
vision, après la promesse qu'il leur avait faite de se faire voir à eux en
Galilée (Matth. XXVIII, 10) ; de peur donc que, repassant ces choses dans leur
esprit, ils ne tombassent dans la tristesse et dans l'affliction, le divin
Sauveur ne laisse même pas passer le jour : mais, par la nouvelle de la
résurrection et par le récit de cette femme, [545] ayant allumé dans leur coeur
le désir de le voir, lorsqu'ils brûlaient de ce désir, que la crainte des Juifs
augmentait encore, alors il leur apparut sur le soir et d'une manière
merveilleuse et admirable (19).
Et pourquoi leur apparut-il sur le soir ? Parce qu'il était apparent
qu'alors leur crainte avait redoublé et qu'ils étaient dans une terrible
frayeur. Mais ce qui est étonnant, c'est qu'ils ne l'aient pas pris pour un
fantôme; car il entra, les portes étant fermées et tout à coup; mais sûrement
Marie les avait prévenus et leur avait inspiré une grande foi; de plus, il se
montra à eux avec un visage brillant et plein de douceur. Il ne vint pas de
jour, afin qu'ils fussent tous assemblés; car ils étaient dans un grand
étonnement et dans un grand effroi. Il ne frappa point à la porte, mais tout à
coup il parut au milieu d'eux et il leur montra son flanc et ses mains, et en
même temps il calma par sa voix les pensées tumultueuses qui les agitaient,
leur disant : « La paix soit avec vous (19) », c'est-à-dire : Ne vous troublez
point; et il leur rappelle ces paroles qu'il leur avait dites avant d'aller à
la croix : « Je vous laisse la paix » (Jean, XIV, 27); et encore : « Ayez la
paix en moi, vous aurez à souffrir bien des afflictions dans le monde ». (Jean,
XVI, 33.)
« Les disciples eurent donc une grande joie de voir le Seigneur (20) ».
Ne remarquez-vous pas, mes frères, que le Seigneur confirme sa parole par ses
oeuvres ? Car ce qu'il a prédit à ses disciples avant d'aller -à la croix,
avant sa mort : « Je vous verrai de nouveau, et votre coeur se réjouira, et
personne ne vous ravira votre joie » (Jean, XVI, 22), il le réalise maintenant.
Au reste, toutes ces choses servirent beaucoup à leur inspirer une foi ferme et
constante. Comme les Juifs leur devaient faire une guerre implacable, le
Sauveur leur répète souvent : « La paix soit avec vous », leur donnant par là
une consolation proportionnée à la guerre et aux combats qu'ils auraient à
soutenir.
3. Telle est la première parole que le Seigneur a dite à ses disciples
après sa résurrection. Voilà pourquoi saint Paul fait ce souhait ,aux fidèles
dans ses épîtres : « Que Dieu notre Père et Jésus-Christ Notre-Seigneur, vous
donnent la grâce et la paix ». Mais aux femmes, Jésus-Christ leur promet la
joie , parce qu'elles étaient plongées dans la tristesse, et aussi elles ont eu
les premières la joie et la consolation de le voir. C'est donc à propos et avec
raison que le divin Sauveur annonce la paix aux hommes, parce qu'on leur devait
déclarer la guerre ; et la joie aux femmes, parce qu'elles étaient dans la
douleur et dans la tristesse; et qu'ayant dissipé tout sujet de tristesse , il
fait connaître les fruits de la croix, à savoir : la paix. Après donc qu'il a
levé tous les obstacles, remporté son éclatante victoire, et tout consommé, il
dit : « Comme mon Père m'a envoyé, je vous envoie aussi de même (21) ». N'ayez
aucun doute, ni sur ce qui s'est passé, ni sur le caractère de celui qui vous
envoie. Ici, il relève leur coeur et leur courage et leur inspire une grande
confiance, afin qu'ils se portent courageusement à entreprendre son oeuvre ; il
ne prie plus son Père, mais il leur donne de sa propre autorité la vertu et la
puissance d'agir. Car « il souffla sur eux, et leur dit : Recevez le
Saint-Esprit (22). Les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez, et
ils seront retenus à ceux à qui vous les retiendrez ». De même qu'un roi qui
envoie ses lieutenants et ses généraux, leur donne le pouvoir d'emprisonner et
d'élargir les criminels, ainsi Jésus-Christ, envoyant ses apôtres, leur donne
la même autorité et la même puissance.
Comment donc Jésus-Christ, après avoir dit: « Si je ne m'en vais point,
le Saint-Esprit ne « viendra point à vous » (Jean, XVI, 7), maintenant
donne-t-il le Saint-Esprit ? Quelques-uns répondent qu'il n'avait point donné
le Saint-Esprit, et que, soufflant sur eux, il les avait seulement préparés à
le recevoir. Si l'apparition d'un ange frappa Daniel et le fit tomber le visage
contre terre (Dan. VIII, 17), que ne serait-il pas arrivé aux apôtres, recevant
un don si ineffable sans que le Sauveur les y eût auparavant préparés, eux qui
n'étaient encore que des disciples? C'est pourquoi il n'a point dit : Vous avez
reçu, mais : « Recevez le Saint-Esprit ». Néanmoins ce ne serait pas une erreur
de dire qu'ils reçurent alors une certaine puissance spirituelle et une grâce;
une grâce, non assez puissante, à la vérité, pour ressusciter les morts et
opérer des miracles; mais capable de remettre les péchés; car il y a des
différences entre les dons du Saint-Esprit, c'est pourquoi le Seigneur ajoute :
« Les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez », leur faisant
connaître la nature [545] du don qu'il leur communique. Mais après quarante
jours ils reçurent la puissance de faire des miracles. Voilà pourquoi
Jésus-Christ dit : « Vous recevrez la vertu du Saint-Esprit qui descendra sur
vous, et vous me rendrez témoignage dans Jérusalem et dans la Judée (Act. I,
8.) ». Ce témoignage, ils l'ont rendu par les miracles, car la grâce du
Saint-Esprit est ineffable, et ses dons sont de plusieurs sortes.
La sagesse de Dieu en a ainsi disposé pour vous apprendre que les dons
du Père, du. Fils et du Saint-Esprit, sont un seul et même don, et leur
puissance une seule et même puissance. Les choses qui paraissent être propres
au Père, et lui appartenir uniquement, appartiennent également au Fils et au
Saint-Esprit. (Jean, VI, 44.) Comment donc personne ne vient au Fils si le Père
ne l'attire? Mais cette puissance se montre aussi dans le Fils, car il dit : «
Je suis la voie. Personne ne vient au Père que par moi ». (Id. XIV, 6.)
Observez qu'il en est de même pour le Saint-Esprit. L'apôtre dit: « Nul ne peut
confesser que «Jésus est le Seigneur, sinon par le Saint-Esprit ». Et encore,
le don que Dieu a, fait à l'Eglise de ses apôtres, l'Ecriture l'attribue tantôt
au Père, tantôt au Fils, tantôt au Saint-Esprit ; nous voyons aussi dans ces
livres saints qu'il y a diversité de dons spirituels du Père, du Fils et du
Saint-Esprit.
4. Faisons donc tous nos efforts, et n'omettons rien pour avoir avec
nous le Saint-Esprit et honorons infiniment ceux qu'il a chargés de son
opération, car la dignité des prêtres est grande. « Les péchés seront remis »,
dit Jésus-Christ, « à ceux à qui vous les remettrez » ; c'est pourquoi saint
Paul disait : « Obéissez et soyez soumis à vos pasteurs, et portez-leur un très
grand honneur et un très-grand respect ». (Héb. XIII, 17.) Vous n'avez soin que
de vous-mêmes, et si vous vous conduisez bien, vous n'avez point à rendre
compte pour les autres. biais un prêtre, mais un pasteur, s'il se contente de
bien vivre lui-même, s'il n'a pas en même temps un grand soin de vous et de
tous ceux qui lui sont confiés, il ira en enfer avec les méchants ; souvent il
périt, non pour ses propres fautes et ses propres péchés , mais pour ceux
d'autrui, s'il n'a fait tout ce qui était en son pouvoir pour les corriger.
Voyant donc à quels périls sont exposés vos pasteurs, ayez pour eux une
affection tendre et respectueuse; saint Paul vous fait connaître ce que vous
leur devez, en disant : « Ils veillent pour le bien de vos âmes», et ils ne
veillent pas simplement, mais comme en devant rendre compte », c'est pourquoi
on doit beaucoup les honorer et les respecter.
Que si vous vous joignez à ceux qui les insultent et les outragent, c'est
à vous-même que vous ferez tort en même temps. Tant que le pilote est
tranquille et dans la joie, les matelots et tout l'équipage sont en sûreté,
mais si, par leurs injures et leurs mauvais traitements, ils lui rendent la vie
dure et misérable, s'ils l'empêchent de veiller et d'exercer son art, il ira
même malgré lui les jeter sur des écueils; ainsi vos pasteurs, si vous leur
rendez l'honneur que vous leur devez, pourront, en veillant sur eux-mêmes,
veiller aussi à votre garde et à votre salut; mais si vous les accablez
d'ennuis, si vous les empêchez d'agir, vous vous exposerez à périr avec eux
dans les flots, encore qu'ils soient actifs et vigilants.
Ecoutez ce que Jésus-Christ dit aux Juifs, et donnez-y toute votre
attention. « Les scribes et les pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse,
faites donc tout ce qu'ils vous disent de faire ». (Matth. XXIII, 2, 3.)
Maintenant il ne faut point dire : Les prêtres sont assis dans la chaire de
Moïse; nous devons dire: ils sont assis dans la chaire de Jésus-Christ, car ils
ont reçu sa doctrine. C'est pourquoi saint Paul dit: « Nous remplissons donc la
charge d'ambassadeurs pour Jésus-Christ, et c'est Jésus-Christ même qui vous
exhorte par notre bouche ». (II Cor. V, 20.) Ne voyez-vous pas que tous sont
soumis aux puissances séculières et aux magistrats, et souvent ceux mêmes qui
les surpassent en naissance, en probité et en prudence ? La soumission qu'on a
pour le prince qui les a établis et leur a confié son autorité, fait que l'on
ne pense point à toutes ces choses, et que l'on ne considère que sa volonté,
quel que soit celui qu'il a élevé à la magistrature. Nous qui avons une si
grande crainte de celui qu'un homme a établi en autorité, quand c'est Dieu qui
établit, quand c'est lui qui commande, nous ne craignons pas de mépriser,
d'insulter, de couvrir de mille opprobres celui qu'il a choisi; nous à qui il
est défendu de juger nos frères, nous aiguisons nos langues contre les prêtres.
Et de quel pardon serons-nous dignes, nous qui, ne voyant pas une poutre dans
notre oeil, cherchons [546] durement et sévèrement à découvrir une paille dans
l'œil d'autrui? Ignorez-vous que, lorsque vous jugez de la sorte, vous vous
préparez un jugement plus rigoureux?
Je ne dis pas ceci, mes frères, pour excuser les méchants prêtres, ni
pour approuver ceux qui exercent indignement leur ministère; loin de là, je les
plains, je gémis sur leur sort, mais encore qu'ils soient méchants et indignes
de leur caractère, il n'est point permis à ceux qui sont sous leur conduite, et
surtout au peuple et aux simples de les juger. Quelque infâme que soit leur
vie, si vous êtes attentifs à vos devoirs, vous ne recevrez aucun préjudice
dans ce qui est du ministère que Dieu leur a confié. (Nombres XXII, 28.) Si le
Seigneur a fait parler une ânesse, s'il a donné des bénédictions spirituelles
par les mains d'un devin; si, par la bouche d'un animal et par la langue impure
de Balaam, il a opéré un miracle en faveur des Juifs qui étaient méchants; à
plus forte raison pour vous , dont la vie et les moeurs sont bonnes et bien
réglées, quand bien même les prêtres seraient méchants et très-corrompus,
accomplira-t-il toute son oeuvre, et enverra-t-il son Saint-Esprit? Non, ce
n'est point l'âme pure qui attire et fait descendre le Saint-Esprit par sa
propre pureté, mais c'est la grâce qui opère tout (1). « Car tout est pour vous
», dit l'apôtre, « soit Paul, soit Apollon, soit Céphas ». (I Cor. III, 22.) Et
en effet, tout
1. Ces paroles du saint Docteur paraissent d'abord un peu obscures,
mais la suite les éclaircit. On doit les entendre des ministres, et de la
vertu, et de l'efficace des sacrements de Jésus-Christ. Nos sacrements ne
requièrent que les dispositions de celui qui les reçoit ; ils opèrent par
eux-mêmes et indépendamment de la pureté et de l'intention du ministre.
ce que le prêtre a en son pouvoir est un don qui n'appartient qu'à Dieu
seul, et quelque grande et élevée que soit la sagesse de l'homme, elle sera et
paraîtra toujours au-dessous de la grâce.
Enfin, je dis ceci, mes frères, non pour vous autoriser à mener une vie
lâche et paresseuse, mais afin que, s'il se trouve que quelques-uns de vos
prélats négligent leurs devoirs, vous ne vous en prévaliez pas pour faire votre
propre malheur. Et que dis-je, les prélats ou les prêtres? Non, ni un ange, ni
un archange ne peuvent rien contre les dons et les grâces de Dieu; le Père et
le Fils et le Saint-Esprit fait tout (1); le prêtre, le ministre prête
seulement sa langue et sa main. Il n'aurait pas été juste que dans ce qui
concerne les gages de notre salut (2), la méchanceté d'autrui pût nuire à ceux
qui ont embrassé la foi. Pesons et considérons bien toutes ces vérités;
craignons Dieu, respectons ses prêtres, rendons-leur toutes sortes d'hommages,
afin que nos bonnes Oeuvres et l'honneur et le respect que nous leur aurons
porté, nous fassent obtenir de Dieu une grande récompense, parla grâce et la
bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire; l'empire,
l'honneur, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans
tous les siècles des siècles ! Ainsi-soit-il.
1. Fait tout, au lieu de font tout. Cette expression est grande et
très-remarquable : elle montre parfaitement bien l'unité de substance, de
puissance, de vertu et d'autorité; car ces trois sont une même chose, comme
l'Ecriture nous l'enseigne si formellement. (Jean, X, 30, et XVII, 22, et 1
Jean, V. 7.)
2. Dans les symboles de notre salut, c'est-à-dire, dans les signes,
dans l'administration des sacrements.
1. Si c'est être trop facile et trop complaisant que de croire à ta
légère, c'est aussi être bien dur et bien grossier que de vouloir curieusement
tout voir et tout examiner à la rigueur. Voilà de quoi on a lieu d'accuser
Thomas, quand les apôtres disaient : « Nous avons vu le Seigneur » ; il ne crut
point, moins par défiance à leur égard que par doute au sujet de la possibilité
du fait, je veux dire d'une résurrection. Car il n'a pas dit : Je ne vous crois
point, mais : « Si je ne mets ma main dans la plaie, je ne le croirai point ».
Comment les autres apôtres étant tous ensemble au même lieu, Thomas seul n'y
était-il pas? Il est vraisemblable qu'il n'était pas encore de retour de la
précédente dispersion et de sa fuite.
Pour vous, mes chers frères, voyant ce disciple incrédule, pensez à la
clémence du Seigneur, à la bonté avec laquelle, dans l'intérêt d'une seule âme,
il montre les plaies qu'il a reçues, et vient au secours d'un seul disciples
d'esprit plus grossier que les autres. Voilà pourquoi Thomas voulait établir sa
fol sur le témoignage du plus grossier de tous les sens, et il ne s'en
rapportait pas même à ses yeux. Car il n'a pas dit seulement : si je ne vois,
mais encore : si je ne touche; de peur que ce qui paraissait ne fût qu'un
fantôme et une illusion. Mais cependant les disciples qui annonçaient cette
résurrection étaient dignes de foi, et aussi le Seigneur qui l'avait promise.
Et néanmoins , quoiqu'il demandât beaucoup de choses, Jésus-Christ voulut bien
le satisfaire en tout.
Et pourquoi Jésus-Christ n'apparut-il pas sur-le-champ à Thomas, mais
seulement huit jours après? Afin que les disciples l'ayant auparavant instruit,
et ayant eu tout le temps de lui faire le récit de tout ce qu'ils avaient vu et
entendu, son ardeur s'en accrût, et qu'il fût dans la suite plus ferme dans la
foi. D'où avait-il appris que le côté avait été ouvert? Des disciples. Pourquoi
crut il à une chose sans croire à l'autre? Parce que cette seconde chose était,
de beaucoup, ce qu'il y avait de plus surprenant. Mais , mes frères, considérez
ici avec quelle vérité les apôtres parlent; voyez comment ils ne cachent ni
leurs défauts ni ceux des autres, et rapportent tout avec une très-grande
sincérité.
Jésus-Christ se fait voir encore à ses disciples; il n'attend pas que
Thomas l'en prie, ni rien de pareil; mais, de lui-même, il [548] prévient et
comble ses désirs, lui faisant connaître qu'il était présent lorsqu'il avait
dit ces choses aux disciples : car il se sert des mêmes paroles, comme pour lui
faire une vive et forte réprimande, et l'instruire en même temps pour l'avenir;
il lui dit : « Portez ici votre doigt, et considérez mes mains, et mettez votre
main dans mon côté »; et il ajoute : « Et ne soyez plus incrédule, mais fidèle
(27) ». Ne voyez-vous pas que Thomas doutait par incrédulité ? Mais c'était
avant que les disciples eussent reçu le Saint-Esprit; après, ils ne furent plus
incrédules, ils furent parfaits. Jésus-Christ ne reprit pas Thomas seulement
par ces paroles, mais encore par les suivantes. Thomas, aussitôt qu'il eut été
éclairci de ses doutes, revint, et croyant, il s'écria : « Mon Seigneur et mon
Dieu (28) ! » Et Jésus lui dit : « Vous avez cru, Thomas, parce que vous avez
vu : Heureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru (29) ! » C'est le propre de la
foi de croire les choses mêmes que l'on n'a point vues. « La foi est le
fondement des choses a que l'on doit espérer, et une pleine conviction de
celles qu'on ne voit point ». (Héb. XI, 1.) Au reste, le Sauveur ne déclare pas
seulement ici les disciples heureux, mais encore ceux qui croiront dans la
suite.
Cependant, direz-vous, les disciples ont vu avant de croire. — Oui,
mais ils n'ont point cherché à voir et à toucher comme Thomas. Aussitôt qu'ils
ont vu les linceuls et1e suaire, sur ce témoignage ils ont reçu la doctrine de
la résurrection; et avant de voir Jésus-Christ ressuscité, ils ont montré une
foi pleine et entière. S'il vous vient donc dans l'esprit de dire : je voudrais
avoir été en ce temps, je voudrais voir Jésus-Christ opérer des miracles,
rappelez-vous alors cette parole . « Heureux ceux qui sans avoir vu ont cru ».
Il est maintenant à propos d'examiner comment un corps incorruptible a retenu
les cicatrices des clous, et a bu être touché de la main d'un homme : cela ne
doit point vous ébranler Jésus-Christ le voulut ainsi par condescendance. Ce
corps, qui était si subtil et si léger, qu'il entra dans la salle où étaient
les apôtres, les portes étant fermées, n'avait rien de grossier. Mais le
Sauveur se montra sous cet aspect, afin de persuader sa résurrection à ses
apôtres, et de leur faire connaître qu'il avait été véritablement crucifié,
qu'un autre n'était tuas ressuscité pour lui. Voilà pourquoi il ressuscita,
portant sur son corps les marques de la croix, et c'est encore pour cette
raison qu'il mangea. Car les apôtres faisaient souvent valoir cette preuve dans
les prédications, disant « Il s'est montré à nous, qui avons mangé et bu avec
lui ». (Act. X, 41.) De même donc que, quand nous le voyons avant sa mort
marcher sur les flots, nous ne disons pas que son corps est d'une autre nature
que le nôtre; ainsi, le voyant après sa résurrection avec les cicatrices de ses
plaies, nous ne dirons pas pour cela que son corps soit corruptible. Le Sauveur
ne fait paraître ces cicatrices que pour guérir la maladie de son disciple.
2. « Jésus a fait beaucoup d'autres miracles (3) ». Saint Jean, qui
raconte moins de miracles que les autres évangélistes, déclare aussi que
ceux-ci mêmes ne les ont pas tous rapportés; mais seulement autant qu'il était
nécessaire pour attirer les auditeurs à la foi. « Car », dit-il, « si l'on
rapportait tout en détail, je ne crois pas que le monde même pût contenir les
livres qu'on en écrirait». (Jean, XXI, 25.) Par où l'on voit évidemment que les
évangélistes n'ont pas écrit ces faits par vanité, par ostentation, mais
uniquement pour notre avantage et notre utilité. En effet, comment des
écrivains qui ont omis beaucoup de choses, auraient-ils rapporté celles-ci par
ostentation?
Pourquoi les évangélistes n'ont-ils pas tout rapporté en détail? C'est
principalement à cause du grand nombre des choses qu'il y aurait eu à raconter;
et encore, parce qu'ils pensaient bien que celui qui ne croirait pas ce qu'ils
rapportaient de Jésus, ne croirait pas non plus, quand bien même ils en
diraient davantage; enfin, que celui qui croirait à ces faits n'aurait plus
besoin d'autrui pour croire. Mais il me semble que l'évangéliste parle ici des
miracles que le Seigneur fit après sa résurrection, puisqu'il ajoute : « A la
vue de ses disciples ». Comme avant la résurrection il était nécessaire que
Jésus-Christ fit bien des oeuvres et des miracles, afin qu'ils crus. sent qu'il
était Fils de Dieu, il a fallu de même qu'il en fît beaucoup après, afin qu'ils
fussent pleinement persuadés qu'il était ressuscité. C'est pour cette raison
que l'historien sacré a ajouté : « A la vue de ses disciples ». En effet, le
Seigneur séjourna seul avec eux après sa résurrection. Voilà aussi pourquoi le
Sauveur disait : « Le monde ne me verra plus ». (Jean, XIV, 19.) [549]
L'évangéliste, voulant ensuite vous révéler que Jésus n'avait fait ces miracles
qu'en faveur de ses disciples, a encore ajouté « Afin qu'en croyant, vous ayez
la vie éternelle a en son nom (31) »; parlant généralement à tous les hommes,
pour vous faire connaître que ce n'est pas lui, mais nous qui profitons de la
foi qu'il nous inspire en lui-même. « En son nom », c'est-à-dire par lui; car
il est lui-même la vie.
« Jésus se fit voir encore depuis à ses disciples sur le bord de la mer
de Tibériade ». (Chap. XXI, 1.) Ne voyez-vous pas, mes frères, que Jésus-Christ
n'est pas longtemps avec ses disciples, et qu'il ne demeure pas avec eux comme
auparavant? Il leur apparut le soir, et aussitôt il disparut : huit jours après
il leur apparaît encore et disparaît de nouveau. Ensuite il se fit voir sur le
bord de la mer, et les disciples eurent une grande frayeur. Que signifie ce mot
: « Il se fit voir? » Par là on connaît parfaitement que ce n'est que par bonté
et par condescendance que Jésus se fit voir, son corps étant alors incorruptible
et immortel. Mais pourquoi l'évangéliste a-t-il nommé le lieu? C'est pour
montrer que le Seigneur avait déjà en grande partie dissipé la crainte de ses
disciples; en sorte qu'ils commençaient à sortir de leur- maison. Mais ils
étaient allés en Galilée, pour éviter le péril, pour se soustraire à la fureur
des Juifs.
« Simon Pierre fut donc pêcher (3) ». Comme Jésus-Christ n'était pas
souvent avec ses disciples, comme les disciples n'avaient pas encore reçu le
Saint-Esprit, ni aucune fonction , ni aucun ministère, ni rien à faire, ils
étaient retournés à leur profession. « Simon Pierre, et Thomas, et Nathanaël
que Philippe avait appelé, et les fils de Zébédée, et deux autres étaient
ensemble (2) ». N'ayant donc rien à faire, ils furent pêcher, et de nuit, parce
qu'ils étaient toujours dans la crainte et dans la frayeur. Saint Luc marque la
même chose : il ne la rapporte pas dans les mêmes termes, mais il l'insinue par
ce qu'il dit. Les autres disciples les suivaient, étant inséparablement unis
ensemble et voulant aussi voir la pêche et jouir agréablement de ce moment de
loisir et de repos. Ils se mettent donc à travailler, et comme ils étaient dans
l'embarras, Jésus parut. Il ne se fit point connaître d'abord, pour les engager
à lui parler plus librement, et il leur dit : « N'avez-vous rien à manger (5) ?
» Le Seigneur parle encore d'une manière humaine, comme s'il eût voulu acheter
d'eux quelques poissons. Les disciples ayant répondu non, Jésus leur dit :
jetez le filet au côté droit : ils le jetèrent, et ils prirent beaucoup de
poissons. Mais l'ayant reconnu, ses disciples, Pierre et Jean, reprirent alors
chacun son propre caractère. Pierre était plus bouillant, Jean, avait l'esprit
plus élevé : celui-là était plus prompt, celui-ci plus éclairé. C'est pourquoi
Jean reconnut le premier Jésus; Pierre vint à lui le premier; et en effet, ils
avaient sous les yeux de grands prodiges; lesquels? Premièrement, cette
prodigieuse quantité de poissons qu'ils avaient pris; en second lieu, la
résistance du filet qui ne s'était pas rompu; et encore : qu'avant d'être
descendus à terre, ils trouvèrent des charbons allumés, et du poisson mis
dessus, et du pain (9). Car en cette occasion Jésus-Christ ne se servit pas de
matière toute créée, comme il avait coutume de le faire avant sa mort, par une
certaine condescendance.
Aussitôt donc que Pierre eut reconnu son Maître, il laissa tout, et les
poissons et les filets, et remit promptement sa ceinture : vous voyez son
respect, son amour. Et quoiqu'ils fussent éloignés de terre de deux cents
coudées, son impatience ne lui permit pas d'aller le trouver avec sa barque,
mais il vint à la nage. Que dit donc Jésus à ses disciples? « Venez, dînez. Et
nul d'eux n'osait lui demander : qui êtes-vous (12) ? » Ils n'osaient pas alors
lui parler avec cette assurance, et cette même liberté qu'ils avaient
auparavant, ils ne lui adressaient pas de questions ; mais ils restaient assis
en silence avec beaucoup de crainte et de respect, et écoutaient attentivement
ce qu'il disait : « Car ils savaient que c'était le Seigneur ». C'est pourquoi
ils ne lui demandaient pas : « Qui êtes-vous? » Et voyant une autre forme qui
les remplissait de terreur, ils étaient extrêmement étonnés; ils auraient bien
voulu lui faire quelques questions à ce sujet : mais, et parce qu'ils
craignaient, et parce qu'ils savaient que ce n'était point un autre que
lui-même, ils ne l'interrogèrent point, et ils mangeaient seulement ce qu'il
avait créé pour eux avec un surcroît de puissance. En effet, dans cette
création , le Seigneur ne leva point lés yeux au ciel, il ne descendit pas
comme auparavant à des démarches humaines, montrant par là qu'il ne les avait
faites [550] que parce qu'il avait bien voulu s'abaisser. Au reste, ,que le
Seigneur n'apparut pas souvent à ses disciples, et qu'il ne demeurât pas avec
eux comme avant sa mort et sa résurrection, l'évangéliste nous l'apprend par
ces paroles : « Ce fut là la troisième fois que Jésus a apparut à ses
disciples, depuis qu'il fut ressuscité d'entre les morts (14) ». Et il leur
ordonne d'apporter de ces poissons, qu'ils viennent de prendre, pour leur
montrer que celui qu'ils voient n'est point un fantôme. Saint Jean ne dit pas
qu'il mangea avec eux, mais saint Luc le dit ailleurs : « Et mangeant « avec
eux ». (Act. I, 4.) Mais comment? Cela nous surpasse, et il ne nous appartient
pas de l'expliquer : tout ce que nous pouvons dire, c'est que la manière dont
le Seigneur a fait ces choses, est très-admirable ; et qu'il a mangé, non pour
satisfaire un besoin naturel qu'il ne pouvait plus ressentir, mais pour prouver
et confirmer sa résurrection par bonté et par condescendance.
3. Peut-être, mes frères, entendant ce récit, vos coeurs se sont-ils
enflammés d'amour pour Jésus-Christ? Peut-être vous êtes-vous écriés Heureux
ceux qui étaient alors avec le Seigneur; heureux encore ceux qui seront avec
lui dans la résurrection générale ! N'épargnons donc rien pour voir un jour ce
merveilleux visage. Si maintenant le seul récit de ces prodiges allume chez
nous un si grand feu, et cet ardent désir d'avoir été au monde, lorsqu'il était
lui-même sur la terre, d'avoir entendu sa voix, vu son visage, d'avoir approché
de lui, de l'avoir touché, de l'avoir servi; pensez, considérez ce que c'est
que de le voir, non plus dans un corps mortel et faisant des choses humaines,
mais environné de ses anges, mais dans un corps immortel, immortels nous-mêmes;
et de jouir de ce bonheur, de cette gloire qui surpasse toutes nos paroles et
toute notre intelligence. C'est pourquoi, je vous en conjure, mes chers frères,
n'oublions, n'omettons rien pour nous procurer cette gloire.
Il n'est rien en cela de difficile, si nous le voulons bien ; il n'est
rien de pénible, si nous sommes vigilants et actifs. « Si nous souffrons avec
lui », dit l'apôtre, « nous régnerons aussi avec lui ». (II Tim. II, 12.) Que
veut dire saint Paul : « Si nous souffrons?» C'est comme s'il disait : Si nous
souffrons les afflictions et les persécutions, si nous marchons dans la voie
étroite. Véritablement la voie étroite est de sa nature une voie pénible, mais
la bonne volonté, mais l'espérance des biens futurs la rendent plus douce et
plus aisée. « Car le moment si court et si léger des afflictions que nous
souffrons en cette vie, produit en nous le poids éternel d'une souveraine et
incomparable gloire; tandis que nous ne considérons point les choses visibles,
mais les invisibles ». (II Cor. IV, 17, 18.) Levons donc nos yeux de la terre
vers le ciel, et regardons, contemplons continuellement les choses célestes. Si
nous établissons là-haut notre demeure, nous n'aurons aucun goût pour les
délices de cette vie; nous souffrirons avec joie les peines et les afflictions,
et même nous en rirons, comme de toutes les choses semblables. Si nos désirs
tendent de ce côté-là, si nos regards se tournent vers cet aimable objet, rien
ne pourra ou nous abattre et nous asservir, ou nous élever et nous enfler le
cœur. Et que dis-je? nous ne nous affligerons pas des maux de cette vie , nous
ne croirons même pas les voir et les sentir. En effet, tel est l'amour: il nous
rend continuellement présents ceux de nos amis qui sont absents; son empire est
si grand, qu'il nous sépare de tout, et qu'il nous attache étroitement à
l'objet que nous aimons.
Ah ! si nous aimions de même Jésus-Christ, tout nous paraîtrait ici-bas
une ombre, une vision, et un songe. Nous dirions aussi avec l'apôtre: « Qui
nous séparera de l'amour de Jésus-Christ ? Sera-ce l'affliction ou les
déplaisirs? » Saint Paul n'a point dit : Sera-ce l'argent, ou les richesses, ou
la beauté; car ces choses sont très-viles et très-ridicules? Mais il a proposé
ce qui paraît le plus redoutable : la faim , les persécutions, la mort. (Rom.
VIII, 35.) Et néanmoins le saint apôtre a méprisé toutes ces choses comme un
rien; mais nous, pour un peu d'argent, nous nous séparons de notre vie et de
notre lumière. Et certes, ni la mort, ni la vie, ni les choses présentes, ni
les futures, ni quelque créature que ce fût, n'ont pu séparer saint Paul de
Jésus-Christ Mais nous, si nous voyons une peu d’or, nous courons ardemment après,
et nous foulons aux pieds les commandements du Seigneur.
Que si le seul récit de ces choses est insupportable, ne pas tenir la
conduite opposée est chose bien plus insupportable encore : car le [551] pire
est que nous n'avons point horreur de faire ce que nous frémissons d'entendre.
Nous jurons à la légère, nous nous parjurons, nous ravissons le bien d'autrui,
nous prêtons à usure, nous négligeons la continence, nous nous dispensons des
règles prescrites a la prière, nous transgressons la purs grande partie des
commandements, il n'est rien que nous ne tentions pour amasser de l'argent;
nous n'y épargnons ni notre corps, ni notre santé. Celui qui aime l'argent,
l'avare, fera toutes sortes de maux à son prochain, et il s'en fera à lui-même.
Facilement il se mettra en colère, il dira des injures, il appellera son frère
fou, il jurera, il se parjurera; il n'observera ni règles ni mesure, il ne
gardera .même pas les préceptes, de l'ancienne loi; celui, qui aime l'or mimera
point son prochain. Et cependant, pour acquérir le royaume des cieux, il faut
que nous aimions même nos ennemis. Si donc pour entrer dans ce royaume, il ne
nous suffit pas de garder les anciens préceptes, s'il faut que notre justice
soit plus abondante que celle des Juifs (Matth. V, 20); nous qui violons, et
nos commandements et les anciens, quelle excuse aurons-nous, sur quoi nous
justifierons-nous? Celui qui aime l'argent, non-seulement n'aimera point ses
ennemis, mais encore il traitera ses amis comme ses ennemis.
4. Et que dis-je; ses amis? Souvent l'avare méconnaît et méprisé
jusqu'aux droits de la nature; la parenté, les liens du sang, il n'en connaît
point; l'amitié, il l'oublie; l'âge, il ne le respecte point; l'ami, il n'en a
point; mais il est ennemi de tout le monde, et principalement de soi ;
non-seulement parce qu'il perd son âme, mais encore parce qu'il est son propre
bourreau, qu'il se livre à mille inquiétudes, à mille peines, à mille
afflictions. Il entreprendra de longs voyages, il s'exposera aux périls, aux
embûches, à. tout, pour fomenter et accroître son mal, pour avoir à compter
beaucoup d'or et d'argent. Est-il rien de pire, est-il une :plus. cruelle
maladie? Il se prive de boire et de manger, il se prive de tous ces plaisirs et
de toutes ces voluptés pour lesquelles les hommes ont coutume de commettre tant
d'excès et de péchés; et il se prive encore de la gloire et de l'honneur. En
effet, l'avare tient presque tous les hommes pour suspects, il est environné
d'un nombre considérable d'accusateurs, d'envieux, de calomniateurs, et de gens
qui lui dressent des embûchés. Ceux qu'il maltraite injustement le haïssent
pour le tort et le mal qu'il leur a fait; ceux qui n'ont pas à se plaindre de
lui craignent de devenir ses victimes à leur tour et touchés de compassion pour
ceux qu'il a endommagés et ruinés, ils entrent dans leurs plaintes et leurs
querelles. Les grands, ceux qui lui sont supérieurs en puissance, et parce
qu'ils ont pitié des petits, et parce qu'ils lui portent envie, le haïssent et
lui font la guerre. Et pourquoi parler des hommes? quelle espérance, quelle
consolation, quelle ressource peut rester à celui qui s'attire l'inimitié et la
colère de Dieu?
De plus, celui qui aime l'argent né pourra jamais se résoudre à s'en
servir; il en sera le gardien et l'esclave, et non le maître. S'étudiant à en
amasser toujours davantage, il craindra de sacrifier la plus petite somme; il
se refusera: la moindre dépense, et il sera le plus pauvre de tous les pauvres;
car rien ne saurait arrêter sa cupidité. Mais l'argent n'est point fait pour
être gardé dans un coffre, il est fait pour que l'on s'en serve. Si, pour lé
cacher aux autres, nous l'enfouissons en terre, est-il rien de plus misérable
que nous, qui courons de côté et d'autre pour amasser cet argent, afin de
l'enfermer ensuite et de le soustraire à l'usage commun?
Mais il y a encore
une autre grande maladie qui ne cède point à celle-là. Si ces hommes
enfouissent leur argent dans la terre, il en est d'autres qui l'engloutissent
dans leur ventre , dans la bonne chère, dans l'ivrognerie et se préparent un
double châtiment par l'injustice mêlée à la débauche. Les uns mangent leurs
biens avec les parasites et avec les flatteurs; les autres le dissipent au jeu
et avec les femmes de mauvaise vie; d'autres en de semblables dépenses; par là,
s'étant une fois écartés du droit chemin, et .ayant abandonné la voie qui mène
au ciel, ils s'ouvrent mille portes qui les conduisent dans l'enfer. Et
cependant celui qui y entre, dans cette voie qui mène au ciel, ne se procure
pas seulement un plus grand bien, mais encore de plus grands plaisirs que les
autres. Car celui qui donne son bien aux femmes débauchées se rend ridicule et
infâme, il s'attire bien des guerres et jouit d'un plaisir fort court; ou
plutôt il n'en jouit même pas, de ce court plaisir, puisque quelque argent
qu'il [552] leur donne, elles n'en auront aucune reconnaissance. « Car la
maison étrangère est comme un tonneau percé ». (Prov. XXIII, 27; XXX, 16.) De
plus, les femmes de cette espèce ont l'humeur insupportable, et Salomon a comparé
leur amour à l'enfer (Cant. VIII, 6) ; elles ne laissent ni paix ni repos à
leurs amants, qu'elles ne les voient entièrement ruinés. Et alors même elles ne
cessent point encore de les tourmenter, elles cherchent à leur arracher le peu
qui leur reste, et quand elles les ont réduit à la plus extrême indigence,
elles les insultent, en font des objets de risée, et les accablent de tant de
maux, qu'on ne saurait en donner une idée.
Mais l'homme qui veut faire son salut goûte d'autres plaisirs; il n'est
point inquiété par des rivaux. Tous, au contraire, tous se réjouissent de sa
félicité; non-seulement ceux qu'il oblige, mais encore tous ceux qui le voient.
Il n'est agité d'aucune passion: ni la colère, ni la tristesse, ni la honte ne
viennent assaillir son âme : grande est la satisfaction de sa conscience; grand
son espoir dans les biens futurs; sa gloire est éclatante, et plus grand encore
l'appui que lui prête la bienveillance du Seigneur. Il ne craint nul piége, nul
précipice, il n'a nulle défiance ; mais il est dans un port tranquille et
assuré, où il respire un air doux et serein. Pesons donc, et considérons toutes
ces choses, mes chers frères, comparons ces différents plaisirs l'un avec
l'autre , et choisissons le genre de félicité qui vaut le mieux, afin que nous
obtenions les biens futurs, parla grâce et la bonté de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et l'empire, dans tous les siècles
des siècles. Ainsi soit-il.
1. Il y a bien des moyens propres à nous mettre en crédit auprès de
Dieu, et à nous rendre illustres et agréables à ses yeux. Mais c’est la
sollicitude à l'égard du prochain qui l'emporte sur tout, et qui nous attire le
plus sûrement la bienveillance et la protection du Seigneur; c'est là aussi ce
que le Christ exige de Pierre, car, après le dîner, « Jésus dit à [553] Simon
Pierre: Simon, fils de Jean, m'aimez-vous plus que ne font ceux-ci? Il lui
répondit : Oui, Seigneur, vous savez que je vous aime. Jésus lui dit : Paissez
mes agneaux ». Et pourquoi Jésus-Christ, laissant là les autres apôtres,
parle-t-il à Pierre seul de ce soin et de cet amour? Entre les apôtres, Pierre
était le plus grand et le plus éminent; il était la langue et le chef du
collège : c'est pour cela que Paul le fut voir préférablement aux autres. En
même temps, Jésus-Christ voulait rassurer Pierre, et lui montrer que la
souillure de son renoncement était effacée : c'est pourquoi il lui confie le
gouvernement de ses frères, et il ne lui rappelle, il ne lui reproche point son
renoncement, mais il lui dit : Si vous m'aimez , recevez le gouvernement de vos
frères : montrez maintenant l'ardent amour que vous avez toujours fait
paraître, et dont vous vous glorifiiez; la vie que vous vouliez donner pour
moi, donnez-la pour mes brebis.
Le Seigneur ayant donc interrogé Pierre par deux fois, Pierre prit pour
témoin celui-là même qui connaît ce qu'il y a de plus caché dans le coeur;
mais, comme il s'entend interroger encore une troisième fois, il en est
troublé, le souvenir de ce qui s'était passé auparavant, l'ayant rendu plus
timide et plus circonspect : car alors il avait répondu d'un ton ferme et
assuré, ce qui ne l'avait pas préservé de la chute : il s'en rapporte à
Jésus-Christ même, en lui disant : « Vous savez toutes choses (17) » ,
c'est-à-dire, le présent et l'avenir. Remarquez-vous, mes frères, combien
Pierre est changé, combien il est plus circonspect et plus modeste? Il n'a plus
cette arrogance qu'il avait auparavant, vous ne l'entendez plus contredire :
ces interrogations réitérées le troublent. Est-ce que par hasard, dit-il en
lui-même, je croirais aimer sans aimer réellement? En serait -il de même
qu'auparavant ? j'avais une bonne opinion de moi, j'ai répondu avec beaucoup
d'assurance et de fermeté, et ensuite j'ai succombé. Le Seigneur interroge
Pierre trois fois, trois fois il lui fait le même commandement, pour montrer
combien il fait cas du soin des brebis, et que ce soin est le plus grand
témoignage d'amour qu'on lui puisse donner.
Le Sauveur parlant à son disciple de l'amour du à lui-même , lui prédit
le martyre qu'il devait souffrir : il lui déclare qu'il ne l'a pas interrogé
trois fois par défiance, et qu'il se croit véritablement aimé de lui : et
ensuite, pour lui donner un exemple du vrai et sincère amour, et nous enseigner
de quelle manière nous devons l'aimer, il dit : « Lorsque vous éliez plus
jeune; vous vous ceigniez vous-même, et vous alliez où vous vouliez; mais
lorsque vous serez vieux, d'autres vous ceindront et vous mèneront où vous ne
voulez pas (18) ». Mais c'est là ce que Pierre demandait et ce qu'il désirait.
Voilà aussi pourquoi Jésus-Christ lui déclare ouvertement qu'il donnera sa vie
pour son Maître. Comme il avait souvent dit : « Je donnerai ma vie pour vous »
(Jean, XIII, 37), et : « Quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous
renoncerai point» (Matth. XXVI, 35), le Sauveur lui accorda ce qu'il désirait.
Que signifient donc ces paroles : « Où vous ne voulez pas? » Elles font
allusion à l'instinct de la nature, aux attaches de la chair, à la répugnance
qu'éprouve l'âme à se séparer du corps. Si donc la volonté de Pierre était
ferme et consolante, la nature en lui était faible. C'est que personne ne
quitte son corps sans douleur et sans peine, Dieu, comme je l'ai dit, l'ayant
ainsi sagement ordonné pour notre utilité, de peur qu'on ne se tuât soi-même.
Si, malgré cette admirable disposition de la divine Providence, le diable a pu
pousser bien des hommes à se donner la mort, à se jeter dans des gouffres et
des précipices; sans ce désir de la vie, cet amour et cette attache que l'âme a
naturellement pour son corps, plusieurs, pour la moindre affliction , mettraient
fin à leurs jours. Cette parole donc : « Où vous ne voulez pas », marque
l'instinct de la nature.
Mais pourquoi le Seigneur ayant dit: « Lorsque vous étiez jeune »,
a-t-il ajouté : « Mais lorsque vous serez vieux ? » Ces paroles montrent, ce
que nous savons d'ailleurs, que Pierre n'était alors ni jeune ni vieux, mais
homme fait. Pourquoi lui a-t-il rappelé sa vie passée? Pour lui montrer quelles
avaient été ses premières dispositions. Car, dit-il, quant aux choses du monde,
un jeune homme est utile, un vieillard est inutile, mais quant à moi et à mon
service, il n'en est pas ainsi dans la vieillesse, la force est plus grande, la
valeur plus éclatante , l'âge n'y met aucun obstacle. Au reste, le Sauveur a
parlé de la .sorte à Pierre et lui a marqué sa mort, non [554] pour l'effrayer,
mais pour l'encourager. Il connaissait son amour, et qu'il se porterait de bon
coeur à la mort ; mais en même temps, il lui déclare de quelle manière il
mourra. Pierre désirant continuellement de s'exposer au péril et de donner sa
vie pour Jésus-Christ, le Sauveur lui dit : ayez confiance, je remplirai votre
désir de manière que la mort que vous n'avez point soufferte étant jeune, vous
la souffrirez lorsque vous serez vieux.
L'évangéliste ensuite, pour réveiller l'auditeur et le rendre plus
attentif, a ajouté « Or, il disait cela pour marquer par quelle mort il devait
glorifier Dieu (19) ». Il n'a point dit : Il devait mourir, mais : « Il devait
glorifier Dieu », afin de vous apprendre que de souffrir pour Jésus-Christ,
c'est une gloire et un honneur. « Et après « avoir ainsi parlé , il lui dit :
Suivez-moi ». Par ces paroles, saint Jean fait connaître que le Sauveur avait
un grand soin de Pierre, et un grand amour pour lui. Que si quelqu'un dit :
Pourquoi donc saint Jacques a-t-il été élevé sur la chaire de Jérusalem? Je
répondrai que si Pierre ne fut point élevé sur cette chaire, c'est que
Jésus-Christ l'établit pour être le docteur de tout le monde. « Pierre s'étant
retourné, vit venir après lui le disciple que Jésus aimait, qui , pendant la
cène, s'était reposé sur son sein (20) », et dit à Jésus : « Et celui-ci,
Seigneur, que deviendra-t-il (21)? »
2. Pour quelle raison l'évangéliste rappelle-t-il qu'il s'était reposé
sur le sein du Seigneur? Ce n'est pas sans sujet , c'est pour montrer combien
était grande la confiance que Pierre, après son renoncement, avait en son
Maître. Car c'est Pierre, celui-là même qui n'osait alors interroger, et qui
faisait signe à un autre de le faire pour lui, qui reçoit alors le gouvernement
de ses frères, et qui non-seulement ne confie plus ses intérêts à un autre,
mais qui même interroge son Maître sur le sort d'autrui. Jean reste dans le
silence; lui il parle, il interroge. Enfin, l'évangéliste fait aussi connaître
l'amour que Pierre avait pour lui, car Pierre aimait beaucoup Jean, comme la
suite de l'histoire le fait voir : et cette étroite amitié se montre à
découvert et dans tout l'Evangile, et dans les actes des Apôtres.
Comme donc le Seigneur avait annoncé de grandes choses à Pierre, comme
il lui avait confié le gouvernement du monde, lui avait prédit le martyre qu'il
devait souffrir, lui avait donné: de plus grands témoignages d'amour qu'à ses
autres disciples, Pierre désirant de faire participer Jean à toutes ces grâces,
dit : « Et celui-ci, Seigneur, que deviendra-t-il ? » Ne marchera-t-il pas dans
la même voie que nous? Et de même que dans le temps qu'il n'osait interroger,
il avait engagé Jean à le faire pour lui, ainsi maintenant il lui rend la
pareille ; et, pensant bien que ce disciple aurait voulu demander à son Maître
ce. qu'il deviendrait et qu'il ne l'osait pas, il le demande lui-même. Que
répondit dons Jésus-Christ? « Si je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je
vienne, que vous importe (22) ? » Pierre faisait cette demande par le grand
amour qu'il avait pour Jean, et parce qu'il souhaitait de ne point se séparer
de lui; et Jésus-Christ, pour lui faire connaître que quelque grand que fût son
amour pour son confrère, il ne pouvait pas néanmoins atteindre au sien , lui
répond : « Si je veux qu'il demeure, que vous importé? » Par là le Seigneur
nous apprend que nous ne devons nous inquiéter, ni curieusement chercher à
pénétrer au delà de ce qu'il lui plaît de nous découvrir. Il fit donc cette
réponse à Pierre pour réprimer son feu, parce qu'il était toujours ardent,
toujours prêt à faire de semblables questions; et pour nous montrer aussi que
nous ne devons point tant interroger, ni tenter de connaître ses desseins et de
les approfondir.
« Il courut sur cela un bruit parmi les frères » , c'est-à-dire, parmi
les disciples, « que celui-ci ne mourrait point. Jésus, néanmoins, n'avait pas
dit : Il ne mourra point, mais : si je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je
vienne, que vous importe (23) ? » Ne pensez pas, dit le Seigneur, que je
veuille disposer de vous tous d'une même manière; il avait en vue, en disant
cela, leur attachement mutuel. Comme ils devaient bientôt être chargés du soin
de toute la terre, il ne fallait pas qu'ils s'attachassent ainsi les uns aux
autres, ce qui aurait été très-préjudiciable au monde. C'est pourquoi le
Sauveur dit à Pierre : Je vous ai confié une grande charge, donnez-y tous vos
soins, remplissez-en les devoirs, combattez, luttez. Et que vous importe, si je
veux que
1. « Si je veux » C'est la leçon grecque confirmée par plusieurs
manuscrits, et suivie de beaucoup de Pères et d'interprètes. La Vulgate dit : «
Je veux qu'il demeure ainsi, etc. »
Jean demeure? Pour vous, attachez-vous à ce qui vous regarde, et
appliquez-y toute votre attention. Considérez ici, je vous prie , mes frères,
combien l'évangéliste est exempt de vanité. Après avoir rapporté l'opinion des
disciples, il la corrige, comme s'ils n'avaient point compris les paroles de
Jésus-Christ, et dit. « Jésus, néanmoins, n'avait pas dit : Il ne mourra point,
mais : si je veux qu'il a demeure ».
« C'est ce même disciple qui rend témoignage de ces choses et qui a
écrit ceci, et nous savons que son témoignage est véritable (24) ». Pourquoi
Jean se sert-il lui seul de termes dont aucun, autre évangéliste ne s'est servi,
et parle-t-il avec cette fermeté et cette assurance? Pourquoi se rend-il un
second témoignage à lui-même? Pourquoi paraît-il vouloir d'abord prévenir ses
auditeurs? Pour quelle raison en use-t-il de la sorte? On rapporte que cet
évangéliste a écrit le dernier son évangile, induit à cela par une impulsion
divine : c'est pour cette raison qu'il fait souvent mention de son amour,
insinuant par là le motif qui l'a porté à écrire; et il répète souvent la même
chose pour rendre son histoire digne de foi, et montrer qu'il ne s'est porté à
l'écrire que par l'effet d'une impulsion d'en-haut. Je sais, dit-il, je sais
que les choses que Jean a écrites, sont véritables : Que si bien des gens n'y
croient point, voici une preuve qui doit les convaincre. Laquelle? Ce que je
dis ensuite.
« Jésus a fait encore beaucoup de choses, et si on les rapportait en
détail, je ne crois pas que le monde même pût contenir les livres qu'on en
écrirait (25) ». De là, il résulté évidemment que je n'ai point écrit par
flatterie. Moi qui, dans un sujet riche et abondant, où il y a une multitude de
choses à dire, n'en rapporte même pas autant que ceux qui ont écrit les
premiers, et omets la plupart des événements pour raconter de préférence
comment les Juifs ont dressé des embûches à Jésus, lui ont jeté des pierres,
l'ont haï, chargé d'injures et d'outrages, appelé possédé du démon et
séducteur: moi, dis-je, qui ai publié toutes ces choses, je ne puis être accusé
d'avoir écrit mon histoire par flatterie. En effet, pour être historien complaisant,
il aurait fallu s'y prendre tout autrement; à savoir : cacher tous les sujets
de honte et ne rapporter que les faits illustres et glorieux.
L'évangéliste ayant donc écrit ce qu'il savait sûrement et exactement,
ne refuse et ne craint pas de produire aussi son témoignage, comme pour nous
inviter à vérifier en détail tout ce qu'il raconte. C'est notre coutume , à
nous aussi , d'appuyer de notre témoignage une assertion dont nous sommes
parfaitement sûrs. Or, si nous en lisons de la sorte, à plus forte raison saint
Jean a-t-il pu le faire de même, lui qui écrivait par l'inspiration du
Saint-Esprit, et c'est ce qu'ont fait aussi les autres apôtres lorsqu'ils
prêchaient , disant : « Nous sommes nous-mêmes les témoins de ce que nous vous
disons, et le Saint-Esprit que Dieu a donné à tous ceux qui lui obéissent l'est
aussi» (Act. V, 32) avec nous. Saint Jean, dis-je, a pu donner son témoignage,
lui qui était présent à tout, qui n'avait point quitté Jésus, même sur la croix
, et à qui le divin Sauveur avait recommandé sa mère. Toutes ces choses sont
autant de marques de l'amour de Jésus pour son disciple, et des témoignages
sûrs de l'exacte connaissance qu'avait celui-ci de tout ce qu'il a écrit.
Que si cet évangéliste attribue à Jésus de si nombreux miracles, n'en
soyez pas surpris, mais, pensant à l'ineffable vertu de celui qui les opérait,
recevez avec foi ce que dit l'historien sacré. Et certes, autant il nous est
facile de parler, autant et beaucoup plus encore il était facile à Jésus de
faire ce qu'il voulait, car il n'avait qu'à vouloir, et l'effet aussitôt
suivait sa volonté (1).
3. Méditons donc, mes chers frères, méditons soigneusement ces divines
paroles; ne cessons point d'en faire notre étude, travaillons à en acquérir
l'intelligence. Le fréquent usage que nous en ferons ne sera point perdu pour
nous; par là, nous pourrons corriger nos moeurs, purifier notre vie, et
arracher les épines qui étouffent la divine semence. Car ce sont de vraies
épines que le péché et les sollicitudes de ce siècle, qui sont si stériles et
si douloureuses. Et comme les épines, par quelque côté qu'on les prenne,
piquent celui qui les saisit; de même les choses de ce siècle, de quelque
manière qu'on y touche , nuisent et font du tort à celui qui les prend et les
serre
1. Dieu dit que la lumière soit faite, et la lumière fut faite, etc. il
a parlé, et ces choses ont été faites ; il a commandé, et elles ont été créées.
Il appelle ce qui n'est point, comme ce qui est.
556
dans ses mains. Mais il n'en est pas ainsi des biens spirituels:
semblables à une pierre précieuse, de quelque côté qu'on les tourne et qu’on
les regarde, ils réjouissent la vue.
Donnons-en un exemple : quelqu'un a fait l'aumône, non-seulement il
s'entretient de l'espérance des biens futurs, mais encore jouit des biens de
cette vie, toujours plein de confiance et d'assurance dans toutes ses actions.
Les mauvais désirs de la concupiscence ont perdu tout empire sur lui : avant
même d'être mis en possession du royaume éternel, dès ce monde il recueille le
fruit de son aumône, dans le bien qu'on dit de lui, dans les louanges qu'on lui
donne, et surtout dans le bon témoignage que lui rend sa propre conscience. Et
il en est ainsi de toutes les autres bonnes oeuvres; au contraire, les
mauvaises, avant de nous précipiter dans l'enfer, font le supplice de notre
conscience. Si, lorsque vous avez péché, vous pensez à l'avenir, encore que
personne ne punisse votre faute, vous êtes dans des alarmes et des frayeurs
perpétuelles; si vous pensez au présent, vous ne voyez que des ennemis: mille
soupçons vous agitent, vous vivez dans la défiance, et vous n'osez plus
regarder en face ceux qui vous ont fait du mal : que dis-je? ceux mêmes qui ne
vous en ont pas fait. Vous n'avez pas tant de plaisir à voir les hommes que de
chagrin et de peine : au dedans, les reproches et les cris de la conscience ;
au dehors, les hommes qui vous condamnent : la colère d'un Dieu, un enfer
ouvert, prêt à vous engloutir : ces pensées ne vous laissent aucun repos.
Oui, c'est un
lourd, un lourd et incommode fardeau que le péché : le plomb même est moins
fatigant à porter. Celui que sa conscience accuse, quelque endurci qu'il soit,
ne peut pas même lever les yeux. Ainsi Achab, ce prince impie (III Rois, XXI,
27), pour avoir senti l’amertume et le poids du crime, marchait la tête
baissée, extrêmement contrit et humilié; voilà pourquoi il se couvrait d'un sac
et versait des torrents de larmes. Si nous faisons de même, si nous pleurons
comme lui, comme Zachée nous nous dépouillerons de nos injustices et de nos péchés,
nous en obtiendrons le pardon. Comme c'est en vain qu'on applique des remèdes
aux tumeurs et aux fistules, si l'on n'arrête l'épanchement de l'humeur, qui
cause la plaie et l'augmente tous les jours; nous, de même, si nous n'écartons
pas nos mains de l'avarice, si nous n'arrêtons pas le cours de cette cruelle
maladie, quand bien même nous ferions l'aumône, tous nos efforts demeureront
inutiles : parce que l'avarice étouffe et détruit tout le bien que l'aumône a
produit, et fait à l'âme une blessure plus grande et plus dangereuse que la
première.
Mettons fin d'abord à nos rapines, et alors nous ferons l'aumône. Si
nous nous jetons nous-mêmes dans les précipices , comment pourrons-nous ensuite
nous en tirer? Si nous sommes sur le point de tomber, et que d'un côté
quelqu'un nous retienne (telle est la vertu de l'aumône), tandis qu'un autre
bras nous entraînera dans l'abîme, quelle sera l'issue de ce combat? Que nous
serons déchirés et mis en pièces. Pour éviter un pareil malheur, et de peur que
le poids de l'avarice, en nous entraînant dans le gouffre, ne réduise l'aumône
à nous abandonner, déchargeons-nous de tout ce qui nous peut embarrasser, afin
que, parvenus à la perfection par les bonnes oeuvres et la fuite du mal, nous
obtenions les biens éternels, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit , appartiennent la gloire,
l'honneur, l'empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des
siècles. Ainsi soit-il.
FIN DU COMMENTAIRE SUR L'ÉVANGILE DE SAINT JEAN.